Notice sur la Princesse d’Élide de Molière (Louis MOLAND)
Travail de critique et d’érudition. Aperçus d’histoire littéraire, biographie, examens de chaque pièce, commentaires, bibliographie, etc. Œuvres complètes de Molière, Granier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1863.
Lorsque vint le printemps, Louis XIV voulut donner à Versailles une fête plus fastueuse qu’aucune de celles dont il eût encore régalé sa cour. Ce prince était au plus beau moment de son règne. « Il avait remis au peuple, dit Voltaire, trois millions de tailles : nulle partie de l’administration intérieure n’était négligée ; son gouvernement était respecté au dehors ; le roi d’Espagne, obligé de lui céder la préséance ; le pape, forcé de lui faire satisfaction ; Dunkerque, ajouté à la France par un marché glorieux à l’acquéreur et honteux pour le vendeur ; enfin, toutes ses démarches depuis qu’il tenait les rênes avaient été ou nobles ou utiles. Il était beau après cela de donner des fêtes ; et la principale gloire de ces amusements, qui perfectionnaient en France le goût, la politesse et les talents, venait de ce qu’ils ne dérobaient rien aux travaux continuels du monarque. »
Les solennités brillantes qu’éclaira le soleil du mois de mai 1664 eurent lieu en l’honneur des deux reines Anne d’Autriche et Marie-Thérèse. Toutefois Mlle de La Vallière, relevée depuis cinq mois de ses premières couches, pouvait, dit-on, s’attribuer quelque part secrète dans ce splendide hommage. Les magnificences furent inouïes ; ces fêtes, supérieures à tout ce qu’inventaient les romans, se prolongèrent pendant toute une semaine.
Le duc de Saint-Aignan avait été chargé de tracer le programme de ces fêtes ; il en emprunta l’idée maîtresse aux chants VI et VII de l’Orlando furioso de l’Arioste, qui racontent le séjour de Roger dans l’île et dans le palais de l’enchanteresse Alcine. Le roi fut Roger ; les princes et les courtisans adoptèrent chacun un des personnages du poème italien. Les divertissements furent rattachés avec esprit et avec goût à ce thème romanesque, au moins pendant les trois premières journées qui formèrent ensemble ce qu’on appela les Plaisirs de l’Île enchantée. « Ce qui n’est que pompe et magnificence, dit encore Voltaire, ne charme que les yeux et les oreilles et passe en un jour ; mais ces fêtes de Louis XIV, où l’art et la poésie jouaient un rôle si considérable et où une si large satisfaction était offerte à l’intelligence, ont laissé après elles une éternelle mémoire. »
Molière et sa troupe eurent la plus grande part dans les divertissements de cette merveilleuse semaine. On lit sur le registre de La Grange : « La troupe est partie par ordre du roi pour Versailles le dernier jour de ce mois d’avril et y a séjourné jusqu’au 22 mai. On y a représenté pendant trois jours les Plaisirs de l’Île enchantée, dont la Princesse d’Élide fit une journée qui fut le
8 mai ; plus, les Fâcheux, le Mariage forcée et trois actes du Tartuffe, qui étaient les trois premiers. – Reçu 4 000 livres. »
Il peut être à propos de donner ici quelques renseignements sur le traitement que recevaient les comédiens lorsqu’ils faisaient ainsi des séjours plus ou moins longs dans les résidences royales. Voici ce que Chapuzeau nous apprend sur ce point : « Le soin principal des comédiens est de bien faire leur cour chez le roi, de qui ils dépendent, non-seulement comme sujets, mais aussi comme étant particulièrement à Sa Majesté, qui les entretient à son service et leur paye régulièrement leurs pensions. Ils sont tenus d’aller au Louvre quand le roi les mande, et on leur fournit des carrosses autant qu’il en est besoin. Mais quand ils marchent à Saint-Germain, à Chambord, à Versailles et en d’autres lieux, outre leur pension qui court toujours, outre les carrosses, chariots et chevaux qui leur sont fournis de l’écurie, ils ont de gratification en commun mille écus par mois, chacun deux écus par jour pour leur dépense, leurs gens à proportion et leurs logements par fourriers. De plus, il est ordonné de la part du roi à chacun des acteurs et des actrices, à Paris ou ailleurs, été et hiver, trois pièces de bois, une bouteille de vin, un pain et deux bougies blanches pour le Louvre ; et, à Saint-Germain, un flambeau pesant deux livres ; ce qui leur est apporté ponctuellement par les officiers de la Fruiterie, sur les registres de laquelle est couchée une collation de vingt-cinq écus, tous les jours que les comédiens représentent chez le roi, étant alors commensaux. Il faut ajouter à ces avantages qu’il n’y a guères de gens de qualité qui ne soient bien aises de régaler les comédiens qui leur ont donné quelque lieu d’estime ; ils tirent du plaisir de leur conversation, et savent qu’en cela ils plairont au roi qui souhaite que l’on les traite favorablement. Aussi voit-on les comédiens s’approcher le plus qu’ils peuvent des princes et des grands seigneurs, surtout de ceux qui les entretiennent dans l’esprit du roi, et qui, dans les occasions, savent les appuyer de leur crédit. »
La relation des Plaisirs de l’Île enchantée nous montrera parfaitement le rôle qui était fait aux comédiens dans ces fêtes royales, où ils se trouvaient mêlés à tout ce que la France comptait de plus illustre.
La Princesse d’Élide, comédie-ballet composée par Molière à la demande du roi, fut un des plus agréables plaisirs qu’offrit l’Île enchantée. Molière n’avait pu cette fois appeler à son aide la gaieté grivoise de Rabelais et des vieux conteurs. Dans un milieu si romanesque, il fallait ne pas trop s’écarter du style romanesque. Il fallait garder dans la galanterie certaine gravité, et dans la plaisanterie même certaine mesure ; Sganarelle était bon en petit comité, « dans l’appartement de la reine mère, » mais il eût fait trop piètre visage au milieu des pompes officielles, parmi les Roger, les Roland, les Astolphe, les Ariodant et tous les chevaliers de la fable héroïque et amoureuse.
Molière eut recours au théâtre espagnol ; c’était déjà rendre une sorte d’hommage aux deux reines que l’Espagne avait vues naître ; il emprunta à Don Augustin Moreto le sujet de la comédie fameuse intitulée El desden con el desden (Dédain pour dédain), où le poète a si bien retracé la lutte d’un sexe contre l’autre, lutte dans laquelle la victoire est souvent assurée à celui qui semble moins chercher la victoire. « Shakespeare, dit M. Chasles, dans deux ou trois de ses drames, avait esquissé avec une merveilleuse grâce ces caprices bizarres du cœur humain, cette guerre pleine de contradictions et d’embûches. On connaît la Béatrice de Beaucoup de bruit pour rien (Much ado about nothing), qui dépense tant d’esprit à rebuter un spirituel amant et qui finit par l’adorer. On se rappelle l’idylle amoureuse et satirique de Comme il vous plaira (As you like it), où les jeux de cette passion fantasque sont parodiés par le paysan Pierre-de-Touche et sa grossière maîtresse, ainsi que la féerie ravissante du Rêve d’une nuit d’été (A Midsummer nigth’s dream). »
Moreto, après Shakespeare, avait fait de cette même donnée, chère à l’Italie et à l’Espagne, une belle comédie pleine de vie et de passion. El desden con el desden a été récemment traduit en français par M. C. Habeneck. « On va voir, dit avec raison le traducteur dans une notice sur cette pièce, se développer une œuvre grandiose qui part du comique le plus franc et aboutit au dramatique le plus élevé. Tout est comédie dans ce qui entoure d’abord Diana (l’héroïne de Moreto), et cependant, à la fin, c’est un véritable drame qui se passe dans la conscience de la jeune fille. L’amour s’empare peu à peu de l’âme de la dédaigneuse Diana ; ses rapides progrès sont merveilleusement exprimés. À la fin elle sent qu’elle aime, qu’elle n’est plus maîtresse d’elle-même, et son orgueil succombe en s’écriant : « Moi qui ne suis plus moi ! » Voilà en trois actes une âme qui a été renouvelée entièrement[1]. »
Ce qui est remarquable en effet dans Moreto, c’est la libre énergie de la passion. Voici une analyse du chef-d’œuvre espagnol :
Carlos, comte d’Urgel, est à Barcelone avec le prince de Béarn et le comte de Foix, et il rivalise avec eux dans les fêtes, les joutes, les tournois que donnent ces deux seigneurs, et par lesquels ils s’efforcent de plaire à la princesse Diana. Carlos n’est pas amoureux comme ses concurrents, et c’est peut-être pour cela, dit-il modestement, que plus calme il emporte le prix dans toutes les épreuves et dans tous les jeux. Il se pique toutefois de la froideur de Diana, et cherche à vaincre, par de nouveaux prodiges de courage et d’adresse, cette altière indifférence. Peu à peu son amour-propre s’est irrité. Le mépris que Diana semble faire de lui la rend plus belle à ses yeux, et il s’enflamme à son tour. Carlos, aidé par son valet Polilla, le gracioso de la pièce, entreprend de cacher les tourments de son âme et de jouer de son côté la froideur et le dédain. Il se fait passer, grâce à Polilla, pour un personnage bizarre qui ne veut ni aimer ni être aimé ; et lui-même affirme à la princesse, qui l’interroge, que telle est bien son immuable et philosophique résolution. Cette profession de foi singulière, qu’elle n’est pas accoutumée d’entendre, inspire à Diana l’idée de faire subir un échec à une telle présomption, et d’humilier une telle vanité. Son attention s’éveille ; sa coquetterie, se couvrant du prétexte de réduire un impertinent rebelle, ne craint de se mettre à l’œuvre et de faire des avances à Carlos, sauf à le repousser impitoyablement lorsqu’il se déclarera vaincu. Mais celui-ci est prévenu par Polilla, qu’il a introduit chez la princesse et qui découvre ces intentions perverses ; et il agit en conséquence.
C’est au milieu d’un divertissement de carnaval que Diana et Carlos commencent à employer l’un contre l’autre leur double tactique. « Tu sais, dit Polilla à Carlos, que la noble population de Barcelone, aimant le plaisir, a institué une fête dans laquelle chaque cavalier accompagne et courtise la dame que lui assigne le sort. Voici comment les choses se passent : les dames choisissent des couleurs ; le galant arrive et en adopte une à son tour ; la dame qui la porte sort avec lui et doit en ce jour se montrer favorable à l’amoureux, lequel doit prouver sa tendresse. Et c’est un plaisir, car il arrive souvent qu’un jeune homme tombe sur une duègne. Tout cela étant bien entendu, sache donc que Diana a résolu d’être ta compagne en ce jour. » En effet, Diana s’arrange pour que le sort fasse de Carlos son galant. « Vous porterez comme moi, dit-elle à ses compagnes, des ceintures de toutes couleurs. Quand on viendra vous demander, vous pourrez vous donner le compagnon qui vous conviendra, car vous aurez toute préparée la couleur choisie. Vous me laisserez seulement la couleur que le comte d’Urgel nommera. » Carlos devient en effet son compagnon, et il lui fait vivement la cour ; déjà elle s’imagine avoir atteint son but, elle se glorifie de son triomphe et elle fait sentir la pointe de son dédain à Carlos qu’elle croit amoureux. Celui-ci s’empresse aussitôt de la détromper et lui demande pardon de s’être acquitté avec trop de zèle des devoirs du carnaval. Diana surprise, indignée, peut à peine croire « que sa beauté s’entende parler ainsi. » Elle prend la résolution de ne rien épargner pour venir à bout de ce railleur ; et, en attendant, comme dit Polilla, « Carlos lui entre plus avant dans le cœur. » Elle prépare une scène de séduction plus irrésistible encore que la précédente ; elle charge Polilla de faire entrer, par la porte laissée exprès entr’ouverte, Carlos dans les jardins secrets du palais. La belle Diana et ses compagnes « en jupes et en corsages sans manches, » forment un groupe ravissant, chantent et font une musique divine. Carlos, escorté par Polilla, qui lui tient une dague sur la joue pour l’empêcher de se détourner et de fléchir, parcourt d’un œil curieux les allées du jardin, examine les fleurs, les grottes, les fontaines, les parterres, et ne paraît accorder aucune attention aux chants ni aux chanteuses. Lorsque Diana l’interpelle avec dépit, il s’excuse simplement d’avoir pénétré dans ce parc réservé, et il ne fait aucune allusion au concert qu’on lui a fait entendre. Bien plus, quand Carlos s’est retiré, et que la princesse furieuse demande à Polilla : « Mais il ne nous a donc pas écoutées ? – Si, madame, répond Polilla ; et même il a dit que vous chantiez comme des enfants à l’école. C’est un barbare. »
Cependant le prince de Béarn et le comte de Foix, las d’inventer et de prodiguer des galanteries et des fêtes, forment un complot auquel s’associe Carlos : ils conviennent de faire semblant de tourner leurs adorations vers les compagnes de l’insensible princesse, et de la laisser seule, négligée et comme oubliée. Diana s’avise, de son côté, de soumettre Carlos à une suprême épreuve : elle a reconnu, lui dit-elle, que sa volonté a été jusqu’alors contraire à la raison, et que le devoir exige impérieusement qu’elle se marie. Le prince de Béarn est un galant et généreux chevalier, possédant les qualités les plus brillantes ; elle se sent disposée à lui accorder sa main.
C’est ainsi, Carlos, que je me suis déterminée à me marier. Mais auparavant, vous sachant prudent et loyal, j’ai voulu vous consulter sur ce projet. Ne vous semble-t-il pas que le prince de Béarn est le plus digne de devenir le maître de ma couronne ? Je le regarde comme le plus parfait de tous ceux qui m’approchent. Que pensez-vous de lui ? On dirait que vous pâlissez.
À part.
Je suis donc arrivée à le blesser : son visage me le dit, il a perdu toute couleur ; je suis parvenue à mes fins.
POLILLA.
Ah ! seigneur...
CARLOS.
Je suis sans âme.
POLILLA.
Secoue-toi, malheureux, ou tu te prends à la glu.
DIANA.
Qu’est cela ? Vous ne répondez pas ! Pourquoi vous êtes-vous troublé ?
Carlos, qui surmonte enfin les cruelles souffrances que cette feinte lui fait éprouver, répond à la princesse en s’étonnant de la conformité des sentiments et des pensers qui les animent. Il est lui-même changé ; il confesse que son aveuglement a pu seul
L’empêcher de reconnaître plus tôt les mérites de celle qu’il veut aimer. À cet aveu qu’elle prend pour elle-même, Diana est rayonnante. Mais le prince continue et déclare qu’il a fait sa dame de la charmante Cintia.
CARLOS.
N’estimez-vous pas que mon choix est heureux ? Je n’ai jamais vu femme plus belle ni plus intelligente que Cintia. Sa grâce, sa distinction, son amabilité ne disent-elles pas que je suis heureux de l’aimer ? qu’en pensez-vous ? vous ai-je déplu ?
DIANA, à part.
Un froid glacial m’enveloppe.
CARLOS.
Vous ne me répondez pas ?
DIANA.
Je suis encore toute surprise de votre peu de clairvoyance. Je n’ai pas découvert, moi, en Cintia, ces qualités supérieures : elle n’est ni belle, ni agréable, ni intelligente : la passion vous aveugle.
CARLOS.
Vraiment ! Jusqu’en cela nous sommes donc semblables.
DIANA.
Comment !
CARLOS.
Pour vos yeux la beauté de Cintia disparaît, et moi je ne vois pas ce qui vous fait aimer le prince de Béarn. Donc nous agissons de même, nous sommes également aveugles, moi pour ce que vous aimez, vous pour ce que j’aime... Tenez, madame, voyez Cintia qui passe ; regardez-la, même de loin, et vous reconnaîtrez combien de raisons j’ai pour l’aimer. Contemplez les lacs de sa belle chevelure, et dites-moi s’il n’est pas injuste que je sois libre pendant que ces beaux cheveux sont prisonniers. Voyez comme son beau front s’unit bien à son visage charmant ! Le soleil, la lune, les étoiles et le ciel empruntent leur lumière à ses yeux. Estimez si ce n’est pas une légitime et heureuse erreur qui fait mes yeux esclaves de ceux-là, quoique les siens soient noirs comme des Africains. Voyez ces lèvres de corail ; on les dirait teintes dans la blessure de mon cœur !... J’ai été aveugle, madame, jusqu’à présent comme vous-même ; et j’en ai tant de regrets que j’en deviens fou, car je me laisse entraîner à louer devant vous sa beauté. Madame, je vous en demande pardon ; veuillez toutefois me permettre de demander Cintia pour épouse à votre père, en même temps que je féliciterai le prince de Béarn d’avoir été choisi par vous.
« Ô ma fermeté ! s’écrie Diana, quand elle se retrouve seule, qu’est-ce donc que j’éprouve ? Quelle est cette flamme que j’ai dans la poitrine ? » Elle est en effet vaincue. Carlos, serrant son jeu, pour ainsi dire, avertit le comte de Béarn qu’il est préféré, et déclare son amour à Cintia qui, elle-même, va redire à sa cousine Diana sa bonne fortune. Celle-ci perd la tête, se trahit et avoue son amour pour Carlos. À la dernière scène, lorsque Carlos lui dit qu’il n’attend que son consentement pour accepter la main de Cintia que lui offre le comte de Barcelone, elle éclate :
LE COMTE DE BARCELONE.
Qui pourrait douter que Diana ne soit contente de cette union ?
POLILLA.
Son Altesse, pour me faire plaisir, voudra bien le dire elle-même.
DIANA.
Oui, je parlerai. Mais, seigneur, ne serez-vous pas content, quel que soit celui des trois prétendants que j’épouse ?
LE COMTE.
Oui, tous trois se valent.
DIANA.
Et vous, seigneurs, mon choix, quel qu’il soit, vous offensera-t-il ?
LE PRINCE DE BÉARN.
Ton plaisir est notre seule loi.
GASTON DE FOIX.
Nous vous obéirons.
DIANA.
Alors, c’est le prince qui épousera ma cousine, et ma main sera pour celui qui a su vaincre le dédain par le dédain.
CARLOS.
Et qui est celui-là ?
DIANA.
Toi seul.
Ce dénouement ne mérite pas les critiques qu’on en a faites ; il importe peu que ce cri de la passion blesse, comme on disait, « le sexe, le rang, la bienséance, » s’il est amené par tout ce qui précède ; et cette conclusion hardie termine à merveille, au contraire, cette ardente et puissante comédie.
Molière, pressé par le temps, gêné par les conditions exceptionnelles dans lesquelles son œuvre devait se produire, ne paraît pas avoir voulu sérieusement lutter avec ce grand modèle. Il lui emprunta ses principales situations : Il les simplifia et atténua. Il imposa au sentiment une réserve un peu cérémonieuse. Il transporta la scène, pour donner sans doute plus de noblesse encore à son sujet, dans l’ancienne Grèce, dans cette Élide fameuse par ses jeux olympiques ; et au comte d’Urgel, au prince de Béarn, au comte de Foix, il substitua le prince d’Ithaque, le prince de Pyle et le prince de Messène. Lorsqu’on a sous les yeux la belle planche de l’édition in-folio où Israël Silvestre a représenté le théâtre sur lequel furent joués la comédie et le ballet de la Princesse d’Élide ; lorsqu’on voit la grandeur de la scène, les acteurs empanachés, les actrices en robes traînantes dont les queues sont portées par des pages, l’auditoire dans la splendeur uniforme de ses costumes ; on se rend bien compte de la gravité galante dans laquelle le poète fut contraint de se maintenir. Le seul rôle auquel il donna du relief est celui du fou Moron dont il remplit lui-même le personnage et qu’il anima d’une certaine verve populaire affranchie de l’étiquette à laquelle tout le reste était soumis.
D’autre part, le temps lui manqua. Il ne put versifier que le premier acte et une partie de la première scène du deuxième acte ; et fut obligé d’achever le reste en prose, indiquant et ébauchant les scènes plutôt qu’il ne les exécutait. Telle qu’elle est cependant, la pièce a ces grandes qualités d’harmonie et d’élégance qui font reconnaître aussitôt la main du maître-ouvrier.
Molière révélait encore, dans le choix de ce sujet, le génie dramatique qu’il possédait à un degré si éminent. Il avait senti et deviné qu’il y avait là une idée infiniment féconde. Cette idée a, en effet, enfanté par la suite tout un genre de comédies. Le théâtre de Marivaux en est tout entier descendu ; et la grande famille des Proverbes y a pris sa principale source.
La Princesse d’Élide fut représentée de nouveau à Fontainebleau dans le courant du mois de juillet : « La troupe, dit La Grange, est partie le lundi 21 juillet pour Fontainebleau : on a joué quatre fois la Princesse d’Élide devant monsieur le légat, et une fois la Thébaïde. Reçu par ordre du roi 2 000 livres. La troupe est revenue le mercredi 13 août. »
La Princesse d’Élide parut le 9 novembre 1664 sur le théâtre du Palais-Royal et y fut bien accueillie ; elle eut vingt-cinq représentations consécutives. Elle fut publiée dans la description des fêtes de Versailles imprimée en 1665, et dont voici le titre compliqué : « Les Plaisirs de l’Isle enchantée : course de bague ; collation ornée de machines ; comédie de Molière de la Princesse d’Élide, meslée de danse et de musique ; ballet du Palais d’Alcine ; feu d’artifice, et autres festes galantes et magnifiques, faites par le roi, à Versailles, le 7 mai 1664,, et continuées plusieurs autres jours. À Paris, chez Robert Ballard, seul imprimeur du roi pour la musique, rue Saint-Jean-de-Beauvais, au Mont-Parnasse, et, au Palais, chez Thomas Jolly, à la salle des Merciers, à l’enseigne de la Palme ; chez G. de Luyne, mesme salle, à l’enseigne de la Justice ; chez Louis Billaine, dans la Grande salle, à l’enseigne de la Palme et du Grand César. 1665. – Avec privilège de Sa Majesté. » Le privilège est du 7 janvier ; l’achevé d’imprimer du dernier jour de janvier 1665.
L’auteur de cette description est inconnu ; « c’est, comme dit M. Bazin, une espèce de procès-verbal fort exact et fort détaillé, écrit en style de menus plaisirs. » Elle fut réimprimée grand in-folio, à l’Imprimerie Royale, en 1673, avec neuf planches très curieuses d’Israël Silvestre.
Elle a pris place enfin dans l’édition de 1682.
Nous la reproduisons fidèlement d’après ces trois textes. Il nous a paru impossible de détacher la Princesse d’Élide du cadre où elle figure dans les éditions originales, et qui l’explique mieux que ne saurait faire aucun commentaire. Nous suivons le texte de 1665, et nous donnons les variantes de l’édition in-folio de 1673 et de l’édition de 1682.
[1] Chefs-d’œuvre du théâtre espagnol, traduits par C. Habeneck. Paris, collection Hetzel, 1863.