Socrate (VOLTAIRE)
Ouvrage dramatique en trois actes.
Traduit de l’anglais de feu M. Thomson, par feu M. Fatema, comme on sait.
Représenté pour la première fois en 1759.
Personnages
SOCRATE
ANITUS, grand-prêtre de Cérès
MÉLITUS, un des juges d’Athènes
XANTIPPE, femme de Socrate
AGLAÉ, jeune Athénienne élevée par Socrate
SOPHRONIME, jeune Athénien élevé par Socrate
DRIXA, marchande, attachée à Anitus
TERPANDRE, attaché à Anitus
ACROS, attaché à Anitus
JUGES
DISCIPLES DE SOCRATE
NONOTI, pédant protégé par Anitus
CHOMOS, pédant protégé par Anitus
BERTIOS[1], pédant protégé par Anitus
PRÉFACE[2] DE M. FATEMA, TRADUCTEUR
On a dit dans un livre, et répété dans un autre, qu’il est impossible qu’un homme simplement vertueux, sans intrigue, sans passions, puisse plaire sur la scène. C’est une injure faite au genre humain : elle doit être repoussée, et ne peut l’être plus fortement que par la pièce de feu M. Thomson[3]. Le célèbre Addison avait balancé longtemps entre ce sujet et celui de Caton. Addison pensait que Caton était l’homme vertueux qu’on cherchait, mais que Socrate était encore au-dessus. Il disait que la vertu de Socrate avait été moins dure, plus humaine, plus résignée à la volonté de Dieu, que celle de Caton. Ce sage Grec, disait-il, ne crut pas, comme le Romain, qu’il fût permis d’attenter sur soi-même, et d’abandonner le poste où Dieu nous a placés. Enfin Addison regardait Caton comme la victime de la liberté, et Socrate comme le martyr de la sagesse. Mais le chevalier Richard Steele lui persuada que le sujet de Caton était plus théâtral que l’autre, et surtout plus convenable à sa nation dans un temps de trouble.
En effet, la mort de Socrate aurait fait peu d’impression peut-être dans un pays où l’on ne persécute personne pour sa religion, et où la tolérance a si prodigieusement augmenté la population et les richesses, ainsi que dans la Hollande, ma chère patrie. Richard Steele dit expressément, dans le Tatler, « qu’on doit choisir pour le sujet des pièces de théâtre le vice le plus dominant chez la nation pour laquelle on travaille. » Le succès de Caton ayant enhardi Addison, il jeta enfin sur le papier l’esquisse de la Mort de Socrate, en trois actes. La place de secrétaire d’état, qu’il occupa quelque temps après, lui déroba le temps dont il avait besoin pour finir cet ouvrage. Il donna son manuscrit à M. Thomson, son élève : celui-ci n’osa pas d’abord traiter un sujet si grave et si dénué de tout ce qui est en possession de plaire au théâtre.
Il commença par d’autres tragédies : il donna Sophonisbe,
Coriolan, Tancrède, etc., et finit sa carrière par la Mort de Socrate, qu’il écrivit en prose, scène par scène, et qu’il confia à ses illustres amis M. Doddington et M. Littleton, comptés parmi les plus beaux génies d’Angleterre. Ces deux hommes, toujours consultés par lui, voulurent qu’il renouvelât la méthode de Shakespeare, d’introduire des personnages du peuple dans la tragédie ; de peindre Xantippe, femme de Socrate, telle qu’elle était en effet, une bourgeoise acariâtre, grondant son mari, et l’aimant ; de mettre sur la scène tout l’aréopage, et de faire, en un mot, de cette pièce une de ces représentations naïves de la vie humaine, un de ces tableaux où l’on peint toutes les conditions.
Cette entreprise n’est pas sans difficulté ; et, quoique le sublime continu soit d’un genre infiniment supérieur, cependant ce mélange du pathétique et du familier a son mérite. On peut comparer ce genre à l’Odyssée, et l’autre à l’Iliade. M. Littleton ne voulut pas qu’on jouât cette pièce, parce que le caractère de Mélitus ressemblait trop à celui du sergent de loi Cathrée, dont il était allié. D’ailleurs ce drame était une esquisse, plutôt qu’un ouvrage achevé.
Il me donna donc ce drame de M. Thomson, à son dernier voyage en Hollande. Je le traduisis d’abord en hollandais, ma langue maternelle. Cependant je ne le fis point jouer sur le théâtre d’Amsterdam, quoique, Dieu merci, nous n’ayons parmi nos pédants aucun pédant aussi odieux et aussi impertinent que M. Cathrée. Mais la multiplicité des acteurs que ce drame exige m’empêcha de le faire exécuter ; je le traduisis ensuite en français, et je veux bien laisser courir cette traduction, en attendant que je fasse imprimer l’original.
À Amsterdam, 1755.
Depuis ce temps on a représenté la Mort de Socrate à Londres, mais ce n’est pas le drame de M. Thomson.
N.B. Il y a eu des gens assez bêtes pour réfuter les vérités palpables qui sont dans cette préface. Ils prétendent que M. Fatema n’a pu écrire cette préface en 1755, parce qu’il était mort, disent-ils, en 1754. Quand cela serait, voilà une plaisante raison ! Mais le fait est qu’il est décédé en 1757. – Ce N. B. a été ajouté en 1761. Personne n’avait fait le reproche dont y parle Voltaire.
ACTE I
Scène première
ANITUS, DRIXA, TERPANDRE, ACROS
ANITUS.
Ma chère confidente, et mes chers affidés, vous savez combien d’argent je vous ai fait gagner aux dernières fêtes de Cérès. Je me marie, et j’espère que vous ferez votre devoir dans cette grande occasion.
DRIXA.
Oui, sans doute, monseigneur, pourvu que vous nous en fassiez gagner encore davantage.
ANITUS.
Il me faudra, madame Drixa, deux beaux tapis de Perse : vous, Terpandre, je ne vous demande que deux grands candélabres d’argent, et à vous une demi-douzaine de robes de soie brochées d’or.
TERPANDRE.
Cela est un peu fort ; mais, monseigneur, il n’y a rien qu’on ne fasse pour mériter votre sainte protection.
ANITUS.
Vous regagnerez tout cela au centuple. C’est le meilleur moyen de mériter les faveurs des dieux et des déesses. Donnez beaucoup, et vous recevrez beaucoup ; et surtout ne manquez jamais d’ameuter le peuple contre tous les gens de qualité qui ne font point assez de vœux, et qui ne présentent point assez d’offrandes.
ACROS.
C’est à quoi nous ne manquerons jamais ; c’est un devoir trop sacré pour n’y être pas fidèles.
ANITUS.
Allez, mes chers amis, les dieux vous maintiennent dans des sentiments si pieux et si justes ! et comptez que vous prospérerez, vous, vos enfants, et les enfants de vos petits-enfants.
TERPANDRE.
C’est de quoi nous sommes sûrs ; car vous l’avez dit.
Scène II
ANITUS, DRIXA
ANITUS.
Eh bien ! ma chère madame Drixa, je crois que vous ne trouverez pas mauvais que j’épouse Aglaé ; mais je ne vous en aime pas moins, et nous vivrons ensemble comme à l’ordinaire.
DRIXA.
Oh ! monseigneur, je ne suis point jalouse ; et, pourvu que le commerce aille bien, je suis fort contente. Quand j’ai eu l’honneur d’être une de vos maîtresses, j’ai joui d’une grande considération dans Athènes. Si vous aimez Aglaé, j’aime le jeune Sophronime ; et Xantippe, la femme de Socrate, m’a promis qu’elle me le donnerait en mariage. Vous aurez toujours les mêmes droits sur moi. Je suis seulement fâchée que ce jeune homme soit élevé par ce vilain Socrate, et qu’Aglaé soit encore entre ses mains. Il faut les en tirer au plus vite. Xantippe sera charmée d’être débarrassée d’eux. Le beau Sophronime et la belle Aglaé sont fort mal entre les mains de Socrate.
ANITUS.
Je me flatte bien, ma chère madame Drixa, que Mélitus et moi nous perdrons cet homme dangereux, qui ne prêche que la vertu et la divinité, et qui s’est osé moquer de certaines aventures arrivées aux mystères de Cérès ; mais il est le tuteur d’Aglaé. Agathon, père d’Aglaé, a laissé, dit-on, de grands biens ; Aglaé est adorable ; j’idolâtre Aglaé : il faut que j’épouse Aglaé, et que je ménage Socrate, en attendant que je le fasse pendre.
DRIXA.
Ménagez Socrate, pourvu que j’aie mon jeune homme. Mais comment Agathon a-t-il pu laisser sa fille entre les mains de ce vieux nez épaté[4] de Socrate, de cet insupportable raisonneur, qui corrompt les jeunes gens, et qui les empêche de fréquenter les courtisanes et les saints mystères ?
ANITUS.
Agathon était entiché des mêmes principes. C’était un de ces sobres et sérieux extravagants, qui ont d’autres mœurs que les nôtres, qui sont d’un autre siècle et d’une autre patrie ; un de nos ennemis jurés, qui pensent avoir rempli tous leurs devoirs quand ils ont adoré la Divinité, secouru l’humanité, cultivé l’amitié, et étudié la philosophie ; de ces gens qui prétendent insolemment que les dieux n’ont pas écrit l’avenir sur le foie d’un bœuf ; de ces raisonneurs impitoyables qui trouvent à redire que les prêtres sacrifient des filles, ou passent la nuit avec elles, selon le besoin : vous sentez que ce sont des monstres qui ne sont bons qu’à étouffer. S’il y avait seulement dans Athènes cinq ou six sages qui eussent autant de considération que lui, c’en serait assez pour m’ôter la moitié de mes rentes et de mes honneurs.
DRIXA.
Diable ! voilà qui est sérieux cela.
ANITUS.
En attendant que je l’étrangle, je vais lui parler sous ces portiques, et conclure avec lui l’affaire de mon mariage.
DRIXA.
Le voici : vous lui faites trop d’honneur. Je vous laisse, et je vais parler de mon jeune homme à Xantippe.
ANITUS.
Les dieux vous conduisent, ma chère Drixa ; servez-les toujours, gardez-vous de ne croire qu’un seul dieu, et n’oubliez pas mes deux beaux tapis de Perse.
Scène III
ANITUS, SOCRATE
ANITUS.
Eh ! bonjour, mon cher Socrate, le favori des dieux, et le plus sage des mortels. Je me sens élevé au-dessus de moi-même toutes les fois que je vous vois, et je respecte en vous la nature humaine.
SOCRATE.
Je suis un homme simple, dépourvu de sciences, et plein de faiblesses comme les autres. C’est beaucoup si vous me supportez.
ANITUS.
Vous supporter ! je vous admire : je voudrais vous ressembler, s’il était possible ; et c’est pour être plus souvent témoin de vos vertus, pour entendre plus souvent vos leçons, que je veux épouser votre belle pupille Aglaé, dont la destinée dépend de vous.
SOCRATE.
Il est vrai que son père Agathon, qui était mon ami, c’est-à-dire beaucoup plus qu’un parent, me confia par son testament cette aimable et vertueuse orpheline.
ANITUS.
Avec des richesses considérables ? car on dit que c’est le meilleur parti d’Athènes.
SOCRATE.
C’est sur quoi je ne puis vous donner aucun éclaircissement ; son père, ce tendre ami dont les volontés me sont sacrées, m’a défendu, par ce même testament, de divulguer l’état de la fortune de sa fille.
ANITUS.
Ce respect pour les dernières volontés d’un ami, et cette discrétion, sont dignes de votre belle âme. Mais on sait assez qu’Agathon était un homme riche.
SOCRATE.
Il méritait de l’être, si les richesses sont une faveur de l’Être suprême.
ANITUS.
On dit qu’un petit écervelé, nommé Sophronime, lui fait la cour à cause de sa fortune ; mais je suis persuadé que vous éconduirez un pareil personnage, et qu’un homme comme moi n’aura point de rival.
SOCRATE.
Je sais ce que je dois penser d’un homme comme vous : mais ce n’est pas à moi de gêner les sentiments d’Aglaé. Je lui sers de père, je ne suis point son maître : elle doit disposer de son cœur. Je regarde la contrainte comme un attentat. Parlez-lui ; si elle écoute vos propositions, je souscris à ses volontés.
ANITUS.
J’ai déjà le consentement de Xantippe votre femme ; sans doute elle est instruite des sentiments d’Aglaé ; ainsi je regarde la chose comme faite.
SOCRATE.
Je ne puis regarder les choses comme faites que quand elles le sont.
Scène IV
SOCRATE, ANITUS, AGLAÉ
SOCRATE.
Venez, belle Aglaé, venez décider de votre sort. Voilà un monseigneur, prêtre d’un haut rang, le premier prêtre d’Athènes, qui s’offre pour être votre époux. Je vous laisse toute la liberté de vous expliquer avec lui. Cette liberté serait gênée par ma présence. Quelque choix que vous fassiez, je l’approuve. Xantippe préparera tout pour vos noces.
Il sort.
AGLAÉ.
Ah ! généreux Socrate, c’est avec bien du regret que je vous vois partir.
ANITUS.
Il paraît, aimable Aglaé, que vous avez une grande confiance dans le bon Socrate.
AGLAÉ.
Je le dois : il me sert de père, et il forme mon âme.
ANITUS.
Eh bien ! s’il dirige vos sentiments, pourriez-vous me dire ce que vous pensez de Cérès, de Cybèle, de Vénus ?
AGLAÉ.
Hélas ! j’en penserai tout ce que vous voudrez.
ANITUS.
C’est bien dit : vous ferez aussi tout ce que je voudrai.
AGLAÉ.
Non : l’un est fort différent de l’autre.
ANITUS.
Vous voyez que le sage Socrate consent à notre union ; Xantippe, sa femme, presse ce mariage. Vous savez quels sentiments vous m’avez inspirés. Vous connaissez mon rang et mon crédit ; vous voyez que mon bonheur, et peut-être le votre, ne dépendent que d’un mot de votre bouche.
AGLAÉ.
Je vais vous répondre avec la vérité que ce grand homme qui sort d’ici m’a instruite à ne dissimuler jamais, et avec la liberté qu’il me laisse. Je respecte votre dignité, je connais peu votre personne, et je ne puis me donner à vous.
ANITUS.
Vous ne pouvez ! vous qui êtes libre ! Ah ! cruelle Aglaé, vous ne le voulez donc pas ?
AGLAÉ.
Il est vrai, je ne le veux pas.
ANITUS.
Songez-vous bien à l’affront que vous me faites ? Je vois trop que Socrate me trahit ; c’est lui qui dicte votre réponse ; c’est lui qui donne la préférence à ce jeune Sophronime, à mon indigne rival, à cet impie...
AGLAÉ.
Sophronime n’est point impie ; il lui est attaché dès l’enfance ; Socrate lui sert de père comme à moi. Sophronime est plein de grâces et de vertus. Je l’aime, j’en suis aimée : il ne tient qu’à moi d’être sa femme ; mais je ne serai pas plus à lui qu’à vous.
ANITUS.
Tout ce que vous me dites m’étonne. Quoi ! vous osez m’avouer que vous aimez Sophronime ?
AGLAÉ.
Oui, j’ose vous l’avouer, parce que rien n’est plus vrai.
ANITUS.
Et quand il ne tient qu’à vous d’être heureuse avec lui, vous refusez sa main ?
AGLAÉ.
Rien n’est plus vrai encore.
ANITUS.
C’est sans doute la crainte de me déplaire qui suspend votre engagement avec lui ?
AGLAÉ.
Non assurément ; car n’ayant jamais cherché à vous plaire, je ne crains point de vous déplaire.
ANITUS.
Vous craignez donc d’offenser les dieux, en préférant un profane comme Sophronime à un ministre des autels ?
AGLAÉ.
Point du tout ; je suis persuadée que l’Être suprême se soucie fort peu que je vous épouse ou non.
ANITUS.
L’Être suprême ! ma chère fille, ce n’est pas ainsi qu’il faut parler; vous devez dire les dieux et les déesses. Prenez garde, j’entrevois en vous des sentiments dangereux, et je sais trop qui vous les a inspirés. Sachez que Cérès, dont je suis le grand-prêtre, peut vous punir d’avoir méprisé son culte et son ministre.
AGLAÉ.
Je ne méprise ni l’un ni l’autre. On m’a dit que Cérès préside aux blés ; je le veux croire : mais elle ne se mêlera pas de mon mariage.
ANITUS.
Elle se mêle de tout. Vous en savez trop : mais enfin j’espère vous convertir. Êtes-vous bien résolue à ne point épouser Sophronime ?
AGLAÉ.
Oui, j’y suis très résolue ; et j’en suis très fâchée.
ANITUS.
Je ne comprends rien à toutes ces contradictions. Écoutez : je vous aime ; j’ai voulu faire votre bonheur, et vous placer dans un haut rang. Croyez-moi, ne m’offensez pas, ne rejetez point votre fortune ; songez qu’il faut sacrifier tout à un établissement avantageux ; que la jeunesse passe, et que la fortune reste ; que les richesses et les honneurs doivent être votre unique but ; que je vous parle de la part des dieux et des déesses. Je vous conjure d’y faire réflexion. Adieu, ma chère fille : je vais prier Cérès qu’elle vous inspire, et j’espère encore qu’elle touchera votre cœur. Adieu encore une fois : souvenez-vous que vous m’avez promis de ne point épouser Sophronime.
AGLAÉ.
C’est à moi que je l’ai promis, non à vous.
Anitus sort. Aglaé seule.
Que cet homme redouble mon chagrin ! je ne sais pourquoi je ne vois jamais ce prêtre sans frémir. Mais voici Sophronime : hélas ! tandis que son rival me remplit de terreur, celui-ci redouble mes regrets et mon attendrissement.
Scène V
AGLAÉ, SOPHRONIME
SOPHRONIME.
Chère Aglaé, je vois Anitus, ce prêtre de Cérès, ce méchant homme, cet ennemi juré de Socrate, sortir d’auprès de vous, et vos yeux semblent mouillés de quelques larmes.
AGLAÉ.
Lui ! il est l’ennemi de notre bienfaiteur Socrate ? Je ne m’étonne plus de l’aversion qu’il m’inspirait avant même qu’il m’eût parlé.
SOPHRONIME.
Hélas ! serait-ce à lui que je dois imputer les pleurs qui obscurcissent vos yeux ?
AGLAÉ.
Il ne peut m’inspirer que des dégoûts. Non, Sophronime, il n’y a que vous qui puissiez faire couler mes larmes.
SOPHRONIME.
Moi, grands dieux ! moi qui voudrais les payer de mon sang ! moi, qui vous adore, qui me flatte d’être aimé de vous, qui ne vis que pour vous, qui voudrais mourir pour vous ! moi, j’aurais à me reprocher d’avoir jeté un moment d’amertume sur votre vie ! Vous pleurez, et j’en suis la cause ! qu’ai-je donc fait ? quel crime ai-je commis ?
AGLAÉ.
Vous n’en pouvez commettre. Je pleure, parce que vous méritez toute ma tendresse, parce que vous l’avez, et qu’il me faut renoncer à vous.
SOPHRONIME.
Quels mots funestes avez-vous prononcés ! Non, je ne puis le croire ; vous m’aimez, vous ne pouvez changer. Vous m’avez promis d’être à moi, vous ne voulez point ma mort.
AGLAÉ.
Je veux que vous viviez heureux, Sophronime, et je ne puis vous rendre heureux. J’espérais, mais ma fortune m’a trompée : je jure que, ne pouvant être à vous, je ne serai à personne. Je l’ai déclaré à cet Anitus qui me recherche, et que je méprise ; je vous le déclare, le cœur pénétré de la plus vive douleur, et de l’amour le plus tendre.
SOPHRONIME.
Puisque vous m’aimez, je dois vivre ; mais si vous me refusez votre main, je dois mourir. Chère Aglaé, au nom de tant d’amour, au nom de vos charmes et de vos vertus, expliquez-moi ce mystère funeste.
Scène VI
SOCRATE, SOPHRONIME, AGLAÉ
SOPHRONIME.
Ô Socrate ! mon maître, mon père ! je me vois ici le plus infortuné des hommes, entre les deux êtres par qui je respire : c’est vous qui m’avez appris la sagesse ; c’est Aglaé qui m’a appris à sentir l’amour. Vous avez donné votre consentement à notre hymen : la belle Aglaé, qui semblait le désirer, me refuse ; et, en me disant qu’elle m’aime, elle me plonge le poignard dans le cœur. Elle rompt notre hymen, sans m’apprendre la cause d’un si cruel caprice : ou empêchez mon malheur, ou apprenez-moi, s’il est possible, à le soutenir.
SOCRATE.
Aglaé est maîtresse de ses volontés ; son père m’a fait son tuteur, et non pas son tyran. Je faisais mon bonheur de vous unir ensemble : si elle a changé d’avis, j’en suis surpris, j’en suis affligé ; mais il faut écouter ses raisons : si elles sont justes, il faut s’y conformer.
SOPHRONIME.
Elles ne peuvent être justes.
AGLAÉ.
Elles le sont, du moins à mes yeux : daignez m’écouter l’un et l’autre. Quand vous eûtes accepté le testament secret de mon père, sage et généreux. Socrate, vous me dîtes qu’il me laissait un bien honnête, avec lequel je pourrais m’établir. Je formai dès-lors le dessein de donner cette fortune à votre cher disciple Sophonime, qui n’a que vous d’appui, et qui ne possède pour toute richesse que sa vertu : vous avez approuvé ma résolution. Vous concevez quel était mon bonheur de faire celui d’un Athénien que je regarde comme votre fils. Pleine de ma félicité, transportée d’une douce joie, que mon cœur ne pouvait contenir, j’ai confié cet état délicieux de mon âme à Xantippe votre femme, et aussitôt cet état a disparu. Elle m’a traitée de visionnaire. Elle m’a montré le testament de mon père, qui est mort dans la pauvreté, qui ne me laisse rien, et qui me recommande à l’amitié dont vous fûtes unis. En ce moment, éveillée après mon songe, je n’ai senti que la douleur de ne pouvoir faire la fortune de Sophronime : je ne veux point l’accabler du poids de ma misère.
SOPHRONIME.
Je vous l’avais bien dit, Socrate, que ses raisons ne vaudraient rien : si elle m’aime, ne suis-je pas assez riche ? Je n’ai subsisté, il est vrai, que par vos bienfaits ; mais il n’est point d’emploi pénible que je n’embrasse pour faire subsister ma chère Aglaé. Je devrais, il est vrai, lui faire le sacrifice de mon amour, lui chercher moi-même un parti avantageux : mais j’avoue que je n’en ai pas la force ; et par là je suis indigne d’elle. Mais si elle pouvait se contenter de mon état, si elle pouvait s’abaisser jusqu’à moi ! Non, je n’ose le demander, je n’ose le souhaiter ; et je succombe à un malheur qu’elle supporte.
SOCRATE.
Mes enfants, Xantippe est bien indiscrète de vous avoir montré ce testament ; mais croyez, belle Aglaé, qu’elle vous a trompée.
AGLAÉ.
Elle ne m’a point trompée : j’ai vu de mes yeux ma misère ; l’écriture de mon père m’est assez connue. Soyez sûr, Socrate, que je saurai soutenir la pauvreté ; je sais travailler de mes mains : c’est assez pour vivre, c’est tout ce qu’il me faut ; mais ce n’est pas assez pour Sophronime.
SOPHRONIME.
C’en est trop mille fois pour moi, âme tendre, âme sublime, digne d’avoir été élevée par Socrate : une pauvreté noble et laborieuse est l’état naturel de l’homme. J’aurais voulu vous offrir un trône ; mais si vous daignez vivre avec moi, notre pauvreté respectable est au-dessus du trône de Crésus.
SOCRATE.
Vos sentiments me plaisent autant qu’ils m’attendrissent ; je vois avec transport germer dans vos cœurs cette vertu que j’y ai semée. Jamais mes soins n’ont été mieux récompensés ; jamais mon espérance n’a été plus remplie. Mais encore une fois, Aglaé, croyez-moi, ma femme vous a mal instruite. Vous êtes plus riche que vous ne pensez. Ce n’est pas à elle, c’est à moi que votre père vous a confiée. Ne peut-il pas avoir laissé un bien que Xantippe ignore ?
AGLAÉ.
Non, Socrate, il dit précisément dans son testament qu’il me laisse pauvre.
SOCRATE.
Et moi je vous dis que vous vous trompez, qu’il vous a laissé de quoi vivre heureuse avec le vertueux Sophronime, et qu’il faut que vous veniez tous deux signer le contrat tout-à-l’heure.
Scène VII
SOCRATE, XANTIPPE, AGLAÉ, SOPHRONIME
XANTIPPE.
Allons, allons, ma fille, ne vous amusez point aux visions de mon mari ; la philosophie est fort bonne, quand on est à son aise ; mais vous n’avez rien ; il faut vivre : vous philosopherez après. J’ai conclu votre mariage avec Anitus, digne prêtre, homme puissant, homme de crédit : venez, suivez-moi ; il ne faut ni lenteur ni contradiction ; j’aime qu’on m’obéisse, et vite ; c’est pour votre bien : ne raisonnez pas, et suivez-moi.
SOPHRONIME.
Ah ciel ! ah ! chère Aglaé !
SOCRATE.
Laissez-la dire, et fiez-vous à moi de votre bonheur.
XANTIPPE.
Comment, qu’on me laisse dire ? vraiment, je le prétends bien, et surtout qu’on me laisse faire. C’est bien à vous, avec votre sagesse et votre démon familier[5], et votre ironie, et toutes vos fadaises qui ne sont bonnes à rien, à vous mêler de marier des filles ! Vous êtes un bonhomme, mais vous n’entendez rien aux affaires de ce monde, et vous êtes trop heureux que je vous gouverne. Allons, Aglaé, venez, que je vous établisse. Et vous, qui restez là tout étonné, j’ai aussi votre affaire : Drixa est votre fait : vous me remercierez tous deux, tout sera conclu dans la minute ; je suis expéditive, ne perdons point de temps : tout cela devrait déjà être terminé.
SOCRATE.
Ne la cabrez pas, mes enfants ; marquez-lui toute sorte de déférences ; il faut lui complaire, puisqu’on ne peut la corriger. C’est le triomphe de la raison de bien vivre avec les gens qui n’en ont pas.
ACTE II
Scène première
SOCRATE, SOPHRONIME
SOPHRONIME.
Divin Socrate, je ne puis croire mon bonheur : comment se peut-il qu’Aglaé, dont le père est mort dans une pauvreté extrême, ait cependant une dot si considérable ?
SOCRATE.
Je vous l’ai déjà dit ; elle avait plus qu’elle ne croyait. Je connais mieux qu’elle les ressources de son père. Qu’il vous suffise de jouir tous deux d’une fortune que vous méritez : pour moi, je dois le secret aux morts comme aux vivants.
SOPHRONIME.
Je n’ai plus qu’une crainte, c’est que ce prêtre de Cérès, à qui vous m’avez préféré, ne venge sur vous les refus d’Aglaé : c’est un homme bien à craindre.
SOCRATE.
Eh ! que peut craindre celui qui fait son devoir ? Je connais la rage de mes ennemis, je sais toutes leurs calomnies ; mais quand on ne cherche qu’à faire du bien aux hommes, et qu’on n’offense point le ciel, on ne redoute rien, ni pendant la vie, ni à la mort.
SOPHRONIME.
Rien n’est plus vrai ; mais je mourrais de douleur, si la félicité que je vous dois portait vos ennemis à vous forcer de mettre en usage votre héroïque constance.
Scène II
SOCRATE, SOPHRONIME, AGLAÉ
AGLAÉ.
Mon bienfaiteur, mon père, homme au-dessus des hommes, j’embrasse vos genoux. Secondez-moi, Sophronime : c’est lui, c’est Socrate qui nous marie aux dépens de sa fortune, qui paie ma dot, qui se prive, pour nous, de la plus grande partie de son bien. Non, nous ne le souffrirons pas; nous ne serons pas riches à ce prix : plus notre cœur est reconnaissant, plus nous devons imiter la noblesse du sien.
SOPHRONIME.
Je me jette à vos pieds comme elle ; je suis saisi comme elle ; nous sentons également vos bienfaits. Nous vous aimons trop, Socrate, pour en abuser. Regardez-nous comme vos enfants ; mais que vos enfants ne vous soient point à charge. Votre amitié est le plus grand des biens, c’est le seul que nous voulons. Quoi ! vous n’êtes pas riche, et vous faites ce que les puissants de la terre ne feraient pas ! Si nous acceptions vos bienfaits, nous en serions indignes.
SOCRATE.
Levez-vous, mes enfants, vous m’attendrissez trop. Écoutez-moi : ne faut-il pas respecter les volontés des morts ? Votre père, Aglaé, que je regardais comme la moitié de moi-même, ne m’a-t-il pas ordonné de vous traiter comme ma fille ? je lui obéis : je trahirais l’amitié et la confiance, si je faisais moins. J’ai accepté son testament, je l’exécute : le peu que je vous donne est inutile à ma vieillesse, qui est sans besoins. Enfin, si j’ai dû obéir à mon ami, vous devez obéir à votre père : c’est moi qui le suis aujourd’hui ; c’est moi qui, par ce nom sacré, vous ordonne de ne me pas accabler de douleur en me refusant. Mais retirez-vous, j’aperçois Xantippe. J’ai mes raisons pour vous conjurer de l’éviter dans ces moments.
AGLAÉ.
Ah ! que vous nous ordonnez des choses cruelles !
Scène III
SOCRATE, XANTIPPE
XANTIPPE.
Vraiment, vous venez de faire là un beau chef-d’œuvre ; par ma foi, mon cher mari, il faudrait vous interdire. Voyez, s’il vous plaît, que de sottises ! Je promets Aglaé au prêtre Anitus, qui a du crédit parmi les grands ; je promets Sophronime à cette grosse marchande Drixa, qui a du crédit chez le peuple ; et vous mariez vos deux étourdis ensemble pour me faire manquer à ma parole : ce n’est pas assez, vous les dotez de la plus grande partie de votre bien. Vingt mille drachmes ! justes dieux, vingt mille drachmes ! n’êtes-vous pas honteux ? De quoi vivrez-vous à l’âge de soixante et dix ans ? qui paiera vos médecins, quand vous serez malade ? vos avocats, quand vous aurez des procès ? enfin que ferai-je, quand ce fripon, ce cou tors d’Anitus et son parti, que vous auriez eus pour vous, s’attacheront à vous persécuter, comme ils ont fait tant de fois ? Le ciel confonde les philosophes et la philosophie, et ma sotte amitié pour vous ! Vous vous mêlez de conduire les autres, et il vous faudrait des lisières ; vous raisonnez sans cesse, et vous n’avez pas le sens commun. Si vous n’étiez pas le meilleur homme du monde, vous seriez le plus ridicule et le plus insupportable. Écoutez : il n’y a qu’un mot qui serve : rompez dans l’instant cet impertinent marché, et faites tout ce que veut votre femme.
SOCRATE.
C’est très bien parler, ma chère Xantippe, et avec modération ; mais écoutez-moi à votre tour. Je n’ai point proposé ce mariage. Sophronime et Aglaé s’aiment, et sont dignes l’un de l’autre. Je vous ai déjà donné tout le bien que je pouvais vous céder par les lois ; je donne presque tout ce qui me reste à la fille de mon ami : le peu que je garde me suffit. Je n’ai ni médecin à payer, parce que je suis sobre ; ni avocat, parce que je n’ai ni prétentions ni dettes. À l’égard de la philosophie que vous me reprochez, elle m’enseigne à souffrir l’indignation d’Anitus, et vos injures ; à vous aimer malgré votre humeur.
Il sort.
Scène IV
XANTIPPE
Le vieux fou ! il faut que je l’estime malgré moi ; car, après tout, il y a je ne sais quoi de grand dans sa folie. Le sang froid de ses extravagances me fait enrager. J’ai beau le gronder, je perds mes peines. Il y a trente ans que je crie après lui ; et quand j’ai bien crié, il m’en impose, et je suis toute confondue : est-ce qu’il y aurait dans cette âme-là quelque chose de supérieur à la mienne ?
Scène V
XANTIPPE, DRIXA
DRIXA.
Eh bien ! madame Xantippe, voilà comme vous êtes maîtresse chez vous ! Fi ! que cela est lâche de se laisser gouverner par son mari ! Ce maudit Socrate m’enlève donc ce beau garçon dont je voulais faire la fortune ! Il me le paiera, le traître.
XANTIPPE.
Ma pauvre madame Drixa, ne vous fâchez pas contre mon mari ; je me suis assez fâchée contre lui : c’est un imbécile, je le sais bien ; mais, dans le fond, c’est bien le meilleur cœur du monde : cela n’a point de malice ; il fait toutes les sottises possibles, sans y entendre finesse, et avec tant de probité, que cela désarme. D’ailleurs il est têtu comme une mule. J’ai passé ma vie à le tourmenter, je l’ai même battu quelquefois ; non seulement je n’ai pu le corriger, je n’ai même jamais pu le mettre en colère. Que voulez-vous que j’y fasse ?
DRIXA.
Je me vengerai, vous dis-je. J’aperçois sous ces portiques son bon ami Anitus, et quelques uns des nôtres : laissez-moi faire.
XANTIPPE.
Mon dieu, je crains que tous ces gens-là ne jouent quelque tour à mon mari. Allons vite l’avertir ; car, après tout, on ne peut s’empêcher de l’aimer.
Scène VI
ANITUS, DRIXA, TERPANDRE, ACROS
DRIXA.
Nos injures sont communes, respectable Anitus : vous êtes trahi comme moi. Ce malhonnête homme de Socrate donne presque tout son bien à Aglaé, uniquement pour vous désespérer. Il faut que vous en tiriez une vengeance éclatante.
ANITUS.
C’est bien mon intention, le ciel y est intéressé : cet homme méprise sans doute les dieux, puisqu’il me dédaigne. On a déjà intenté contre lui quelques accusations ; il faut que vous m’aidiez tous à les renouveler ; nous le mettrons en danger de sa vie ; alors je lui offrirai ma protection, à condition qu’il me cède Aglaé, et qu’il vous rende votre beau Sophronime ; par là nous remplirons tous nos devoirs : il sera puni par la crainte que nous lui aurons donnée : j’obtiendrai ma maîtresse, et vous aurez votre amant.
DRIXA.
Vous parlez comme la sagesse elle-même : il faut que quelque divinité vous inspire. Instruisez-nous ; que faut-il faire ?
ANITUS.
Voici bientôt l’heure où les juges passeront pour aller au tribunal : Mélitus est à leur tête.
DRIXA.
Mais ce Mélitus est un petit pédant, un méchant homme, qui est votre ennemi.
ANITUS.
Oui, mais il est encore plus l’ennemi de Socrate : c’est un scélérat hypocrite qui soutient les droits de l’aréopage contre moi ; mais nous nous réunissons toujours quand il s’agit de perdre ces faux sages, capables d’éclairer le peuple sur notre conduite. Écoutez, ma chère Drixa, vous êtes dévote ?
DRIXA.
Oui, assurément, monseigneur : j’aime l’argent et le plaisir de tout mon cœur : mais en fait de dévotion je ne le cède à personne.
ANITUS.
Allez prendre quelque dévot du peuple avec vous ; et quand les juges passeront, criez à l’impiété.
TERPANDRE.
Y a-t-il quelque chose à gagner ? nous sommes prêts.
ACROS.
Oui ; mais quelle espèce d’impiété ?
ANITUS.
De toutes les espèces. Vous n’avez qu’à l’accuser hardiment de ne point croire aux dieux : c’est le plus court.
DRIXA.
Oh ! laissez-moi faire.
ANITUS.
Vous serez parfaitement secondés. Allez sous ces portiques ameuter vos amis. Je vais cependant instruire quelques gazetiers de controverse, quelques folliculaires qui viennent souvent dîner chez moi. Ce sont des gens bien méprisables, je l’avoue ; mais ils peuvent nuire dans l’occasion, quand ils sont bien dirigés. Il faut se servir de tout pour faire triompher la bonne cause. Allez, mes chers amis ; recommandez-vous à Cérès : vous viendrez crier, au signal que je donnerai ; c’est le sûr moyen de gagner le ciel, et surtout de vivre heureux, sur la terre.
Scène VII[6]
ANITUS, NONOTI, CHOMOS, BERTIOS
ANITUS.
Infatigable Nonoti, profond Chomos, délicat Bertios, avez-vous fait contre ce méchant Socrate les petits ouvrages que je vous ai commandés ?
NONOTI.
J’ai travaillé, monseigneur, il ne s’en relèvera pas.
CHOMOS.
J’ai démontré la vérité contre lui : il est confondu.
BERTIOS.
Je n’ai dit qu’un mot dans mon journal[7] : il est perdu.
ANITUS.
Prenez garde, Nonoti, je vous ai défendu la prolixité. Vous êtes ennuyeux de votre naturel : vous pourriez lasser la patience de la cour.
NONOTI.
Monseigneur, je n’ai fait qu’une feuille ; j’y prouve que l’âme est une quintessence infuse, que les queues ont été données aux animaux pour chasser les mouches, que Cérès fait des miracles, et que, par conséquent, Socrate est un ennemi de l’état, qu’il faut exterminer.
ANITUS.
On ne peut mieux conclure. Allez porter votre délation au second juge, qui est un excellent philosophe : je vous réponds que vous serez bientôt défait de votre ennemi Socrate.
NONOTI.
Monseigneur, je ne suis point son ennemi : je suis fâché seulement qu’il ait tant de réputation ; et tout ce que j’en fais est pour la gloire de Cérès, et pour le bien de la patrie.
ANITUS.
Allez, dis-je, dépêchez-vous. Eh bien ! savant Chomos, qu’avez-vous fait ?
CHOMOS.
Monseigneur, n’ayant rien trouvé à reprendre dans les écrits de Socrate, je l’accuse adroitement de penser tout le contraire de ce qu’il a dit ; et je montre le venin répandu dans tout ce qu’il dira.[8]
ANITUS.
À merveille. Portez cette pièce au quatrième juge : c’est un homme qui n’a pas le sens commun, et qui vous entendra parfaitement. Et vous, Bertios ?
BERTIOS.
Monseigneur, voici mon dernier journal sur le chaos. Je fais voir adroitement, en passant du chaos aux jeux olympiques, que Socrate pervertit la jeunesse.
ANITUS.
Admirable ! Allez de ma part chez le septième juge, et dites-lui que je lui recommande Socrate. Bon, voici déjà Mélitus, le chef des onze, qui s’avance. Il n’y a point de détour à prendre avec lui : nous nous connaissons trop l’un et l’autre.
Scène VIII
ANITUS, MÉLITUS
ANITUS.
Monsieur le juge, un mot. Il faut perdre Socrate.
MÉLITUS.
Monsieur le prêtre, il y a longtemps que j’y pense : unissons-nous sur ce point, nous n’en serons pas moins brouillés sur le reste.
ANITUS.
Je sais bien que nous nous haïssons tous deux : mais, en se détestant, il faut se réunir pour gouverner la république.
MÉLITUS.
D’accord. Personne ne nous entend ici : je sais que vous êtes un fripon ; vous ne me regardez pas comme un honnête homme ; je ne puis vous nuire, parce que vous êtes grand-prêtre ; vous ne pouvez me perdre, parce que je suis grand-juge : mais Socrate peut nous faire tort à l’un et à l’autre en nous démasquant ; nous devons donc commencer, vous et moi, par le faire mourir, et puis nous verrons comment nous pourrons nous exterminer l’un l’autre à la première occasion.
ANITUS.
On ne peut mieux parler.
À part.
Hom ! que je voudrais tenir ce coquin d’aréopagite sur un autel, les bras pendants d’un coté et les jambes de l’autre, lui ouvrir le ventre avec mon couteau d’or, et consulter son foie tout à mon aise !
MÉLITUS, à part.
Ne pourrai-je jamais tenir ce pendard de sacrificateur dans la geôle, et lui faire avaler une pinte de ciguë à mon plaisir ?
ANITUS.
Or ça, mon cher ami, voilà vos camarades qui avancent : j’ai préparé les esprits du peuple.
MÉLITUS.
Fort bien, mon cher ami ; comptez sur moi comme sur vous-même dans ce moment, mais rancune tenant toujours.
Scène IX
ANITUS, MÉLITUS, quelques JUGES d’Athènes qui passent sous les portiques
Anitus parle à l’oreille de Mélitus.
DRIXA, TERPANDRE, ACROS, ensemble.
Justice, justice, scandale, impiété, justice, justice, irréligion, impiété, justice !
ANITUS.
Qu’est-ce donc, mes amis ? de quoi vous plaignez-vous ?
DRIXA, TERPANDRE, ACROS.
Justice, au nom du peuple !
MÉLITUS.
Contre qui ?
DRIXA, TERPANDRE, ACROS.
Contre Socrate.
MÉLITUS.
Ah ! ah ! contre Socrate ? ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on se plaint de lui. Qu’a-t-il fait ?
ACROS.
Je n’en sais rien.
TERPANDRE.
On dit qu’il donne de l’argent aux filles pour se marier.
ACROS.
Oui, il corrompt la jeunesse.
DRIXA.
C’est un impie : il n’a point offert de gâteaux à Cérès. Il dit qu’il y a trop d’or et trop d’argent inutiles dans les temples ; que les pauvres meurent de faim, et qu’il faut les soulager.
ACROS.
Oui, il dit que les prêtres de Cérès s’enivrent quelquefois : cela est vrai, c’est un impie.
DRIXA.
C’est un hérétique ; il nie la pluralité des dieux ; il est déiste ; il ne croit qu’un seul dieu ; c’est un athée.[9]
Tous trois ensemble.
Oui, il est hérétique, déiste, athée.
MÉLITUS.
Voilà des accusations très graves et très vraisemblables : on m’avait déjà averti de tout ce que vous nous dites.
ANITUS.
L’état est en danger, si on laisse de telles horreurs impunies. Minerve nous ôtera son secours.
DRIXA.
Oui, Minerve, sans doute : je l’ai entendu faire des plaisanteries sur le hibou de Minerve.
MÉLITUS.
Sur le hibou de Minerve ! Ô ciel ! n’êtes-vous pas d’avis, messieurs, qu’on le mette en prison tout-à-l’heure ?
LES JUGES, ensemble.
Oui, en prison, vite, en prison !
MÉLITUS.
Huissiers, amenez à l’instant Socrate en prison.
DRIXA.
Et qu’ensuite il soit brûlé sans avoir été entendu.
UN DES JUGES.
Ah ! il faut du moins l’entendre : nous ne pouvons enfreindre la loi.
ANITUS.
C’est ce que cette bonne dévote voulait dire : il faut l’entendre, mais ne se pas laisser surprendre à ce qu’il dira ; car vous savez que ces philosophes sont d’une subtilité diabolique : ce sont eux qui ont troublé tous les états où nous apportions la concorde.
MÉLITUS.
En prison ! en prison !
Scène X
ANITUS, MÉLITUS, LES JUGES, XANTIPPE, SOPHRONIME, AGLAÉ, SOCRATE, enchaîné, VALETS DE VILLE
XANTIPPE.
Eh, miséricorde ! on traîne mon mari en prison : n’avez-vous pas honte, messieurs les juges, de traiter ainsi un homme de son âge ? quel mal a-t-il pu faire ? il en est incapable : hélas ! il est plus bête que méchant[10]. Messieurs, ayez pitié de lui. Je vous l’avais bien dit, mon mari, que vous vous attireriez quelque méchante affaire : voilà ce que c’est que de doter des filles. Que je suis malheureuse !
SOPHRONIME.
Ah ! messieurs, respectez sa vieillesse et sa vertu ; chargez-moi de fers : je suis prêt à donner ma liberté, ma vie pour la sienne.
AGLAÉ.
Oui, nous irons en prison au lieu de lui ; nous mourrons pour lui, s’il le faut. N’attentez rien sur le plus juste et le plus grand des hommes. Prenez-nous pour vos victimes.
MÉLITUS.
Vous voyez comme il corrompt la jeunesse.
SOCRATE.
Cessez, ma femme, cessez, mes enfants, de vous opposer à la volonté du ciel : elle se manifeste par l’organe des lois. Quiconque résiste à la loi est indigne d’être citoyen. Dieu veut que je sois chargé de fers, je me soumets à ses décrets sans murmure. Dans ma maison, dans Athènes, dans les cachots, je suis également libre : et puisque je vois en vous tant de reconnaissance et tant d’amitié, je suis toujours heureux. Qu’importe que Socrate dorme dans sa chambre ou dans la prison d’Athènes ? Tout est dans l’ordre éternel, et ma volonté doit y être.
MÉLITUS.
Qu’on entraîne ce raisonneur. Voilà comme ils sont tous ; ils vous poussent des arguments jusque sous la potence.
ANITUS.
Messieurs, ce qu’il vient de dire m’a touché. Cet homme montre de bonnes dispositions. Je pourrais me flatter de le convertir. Laissez-moi lui parler un moment en particulier, et ordonnez que sa femme et ces jeunes gens se retirent.
UN JUGE.
Nous le voulons bien, vénérable Anitus ; vous pouvez lui parler avant qu’il comparaisse devant notre tribunal.
Scène XI
ANITUS, SOCRATE
ANITUS.
Vertueux Socrate, le cœur me saigne de vous voir en cet état.
SOCRATE.
Vous avez donc un cœur ?
ANITUS.
Oui, et je suis prêt à tout faire pour vous.
SOCRATE.
Vraiment, je suis persuadé que vous avez déjà beaucoup fait.
ANITUS.
Écoutez ; votre situation est plus dangereuse que vous ne pensez : il y va de votre vie.
SOCRATE.
Il s’agit donc de peu de chose.
ANITUS.
C’est peu pour votre âme intrépide et sublime ; c’est tout aux yeux de ceux qui chérissent comme moi votre vertu. Croyez-moi ; de quelque philosophie que votre âme soit armée, il est dur de périr par le dernier supplice. Ce n’est pas tout ; votre réputation, qui doit vous être chère, sera flétrie dans tous les siècles. Non seulement tous les dévots et toutes les dévotes riront de votre mort, vous insulteront, allumeront le bûcher si on vous brûle, serreront la corde si on vous étrangle, broieront la ciguë si on vous empoisonne ; mais ils rendront votre mémoire exécrable à tout l’avenir. Vous pouvez aisément détourner de vous une fin si funeste : je vous réponds de vous sauver la vie, et même de vous faire déclarer par les juges le plus sage des hommes, ainsi que vous l’avez été par l’oracle d’Apollon ; il ne s’agit que de me céder votre jeune pupille Aglaé, avec la dot que vous lui donnez, s’entend ; nous ferons aisément casser son mariage avec Sophronime. Vous jouirez d’une vieillesse paisible et honorée, et les dieux et les déesses vous béniront.
SOCRATE.
Huissiers, conduisez-moi en prison sans tarder davantage[11].
On l’emmène.
ANITUS.
Cet homme est incorrigible : ce n’est pas ma faute ; j’ai fait mon devoir, je n’ai rien à me reprocher : il faut l’abandonner à son sens réprouvé, et le laisser mourir impénitent.
ACTE III
Scène première
LES JUGES, assis sur leur tribunal, SOCRATE, debout
UN JUGE, à Anitus.
Vous ne devriez pas siéger ici ; vous êtes prêtre de Cérès.
ANITUS.
Je n’y suis que pour l’édification.
MÉLITUS.
Silence. Écoutez, Socrate ; vous êtes accusé d’être mauvais citoyen, de corrompre la jeunesse, de nier la pluralité des dieux, d’être hérétique, déiste, et athée[12] : répondez.
SOCRATE.
Juges athéniens, je vous exhorte à être toujours bons citoyens comme j’ai toujours tâché de l’être, à répandre votre sang pour la patrie comme j’ai fait dans plus d’une bataille. À l’égard de la jeunesse dont vous parlez, ne cessez de la guider par vos conseils, et surtout par vos exemples ; apprenez-lui à aimer la véritable vertu, et à fuir la misérable philosophie de l’école. L’article de la pluralité des dieux est d’une discussion un peu plus difficile ; mais vous m’entendrez aisément. Juges athéniens, il n’y a qu’un dieu.
MÉLITUS et UN AUTRE JUGE.
Ah ! le scélérat !
SOCRATE.
Il n’y a qu’un dieu, vous dis-je ; sa nature est d’être infini ; nul être ne peut partager l’infini avec lui. Levez vos yeux vers les globes célestes, tournez-les vers la terre et les mers, tout se correspond, tout est fait l’un pour l’autre ; chaque être est intimement lié avec les autres êtres ; tout est d’un même dessein : il n’y a donc qu’un seul architecte, un seul maître, un seul conservateur. Peut-être a-t-il daigné former des génies, des démons, plus puissants et plus éclairés que les hommes ; et, s’ils existent, ce sont des créatures comme vous ; ce sont ses premiers sujets, et non pas des dieux : mais rien dans la nature ne nous avertit qu’ils existent, tandis que la nature entière nous annonce un dieu et un père. Ce dieu n’a pas besoin de Mercure et d’Iris pour nous signifier ses ordres : il n’a qu’à vouloir, et c’est assez. Si par Minerve vous n’entendiez que la sagesse de dieu, si par Neptune vous n’entendiez que ses lois immuables, qui élèvent et qui abaissent les mers, je vous dirais : Il vous est permis de révérer Neptune et Minerve, pourvu que dans ces emblèmes vous n’adoriez jamais que l’Être éternel, et que vous ne donniez pas occasion aux peuples de s’y méprendre.
ANITUS.
Quel galimatias impie !
SOCRATE.
Gardez-vous de tourner jamais la religion en métaphysique : la morale est son essence. Adorez et ne disputez plus. Si nos ancêtres ont dit que le dieu suprême descendit dans les bras d’Alcmène, de Danaé, de Sémélé, et qu’il en eut des enfants, nos ancêtres ont imaginé des fables dangereuses. C’est insulter la Divinité de prétendre qu’elle ait commis avec une femme, de quelque manière que ce puisse être, ce que nous appelons chez les hommes un adultère. C’est décourager le reste des hommes, d’oser dire que, pour être un grand homme, il faut être né de l’accouplement mystérieux de Jupiter et d’une de vos femmes ou filles. Miltiade, Cimon, Thémistocle, Aristide, que vous avez persécutés, valaient bien, peut-être, Persée, Hercule, et Bacchus ; il n’y a d’autre manière d’être les enfants de dieu que de chercher à lui plaire, et d’être justes. Méritez ce titre, en ne rendant jamais de jugements iniques.
MÉLITUS.
Que de blasphèmes et d’insolences !
UN AUTRE JUGE.
Que d’absurdités ! On ne sait ce qu’il veut dire.
MÉLITUS.
Socrate, vous vous mêlez toujours de faire des raisonnements ; ce n’est pas là ce qu’il nous faut : répondez net et avec précision. Vous êtes-vous moqué du hibou de Minerve ?
SOCRATE.
Juges athéniens, prenez garde à vos hiboux. Quand vous proposez des choses ridicules à croire, trop de gens alors se déterminent à ne rien croire du tout ; ils ont assez d’esprit pour voir que votre doctrine est impertinente ; mais ils n’en ont pas assez pour s’élever jusqu’à la loi véritable ; ils savent rire de vos petits dieux, et ils ne savent pas adorer le dieu de tous les êtres, unique, incompréhensible, incommunicable, éternel, et tout juste, comme tout puissant.
MÉLITUS.
Ah ! le blasphémateur ! ah ! le monstre ! il n’en a dit que trop : je conclus à la mort.
PLUSIEURS JUGES.
Et nous aussi.
UN JUGE.
Nous sommes plusieurs qui ne sommes pas de cet avis ; nous trouvons que Socrate a très bien parlé. Nous croyons que les hommes seraient plus justes et plus sages, s’ils pensaient comme lui ; et pour moi, loin de le condamner, je suis d’avis qu’on le récompense.
PLUSIEURS JUGES.
Nous pensons de même.
MÉLITUS.
Les opinions semblent se partager.
ANITUS.
Messieurs de l’aréopage, laissez-moi interroger Socrate. Croyez-vous que le soleil tourne, et que l’aréopage soit de droit divin ?
SOCRATE.
Vous n’êtes pas en droit de me faire des questions ; mais je suis en droit de vous enseigner ce que vous ignorez. Il importe peu pour la société que ce soit la terre qui tourne ; mais il importe que les hommes qui tournent avec elle soient justes. La vertu seule est de droit divin ; et vous, et l’aréopage, n’avez d’autres droits que ceux que la nation vous a donnés.
ANITUS.
Illustres et équitables juges, faites sortir Socrate.
Mélitus fait un signe. On emmène Socrate. Anitus continue.
Vous l’avez entendu, auguste aréopage, institué par le ciel ; cet homme dangereux nie que le soleil tourne, et que vos charges soient de droit divin. Si ces horribles opinions se répandent, plus de magistrats, et plus de soleil : vous n’êtes plus ces juges établis par les lois fondamentales de Minerve, vous n’êtes plus les maîtres de l’état, vous ne devez plus juger que suivant les lois ; et si vous dépendez des lois, vous êtes perdus. Punissez la rébellion, vengez le ciel et la terre. Je sors. Redoutez la colère des dieux, si Socrate reste en vie.
Anitus sort, et les jugent opinent.
UN JUGE.
Je ne veux point me brouiller avec Anitus, c’est un homme trop à craindre. S’il ne s’agissait que des dieux, encore passe.
UN JUGE, à celui qui vient de parler.
Entre nous, Socrate a raison ; mais il a tort d’avoir raison si publiquement. Je ne fais pas plus de cas de Cérès et de Neptune que lui ; mais il ne devait pas dire devant tout l’aréopage ce qu’il ne faut dire qu’à l’oreille. Où est le mal, après tout, d’empoisonner un philosophe, surtout quand il est laid et vieux ?
UN AUTRE JUGE.
S’il y a de l’injustice à condamner Socrate, c’est l’affaire d’Anitus, ce n’est pas la mienne ; je mets tout sur sa conscience ; d’ailleurs il est tard, on perd son temps. À la mort, à la mort, et qu’on n’en parle plus.
UN AUTRE.
On dit qu’il est hérétique et athée ; à la mort, à la mort.
MÉLITUS.
Qu’on appelle Socrate.
On l’amène.
Les dieux soient bénis, la pluralité est pour la mort. Socrate, les dieux vous condamnent, par notre bouche, à boire de la ciguë tant que mort s’ensuive.
SOCRATE.
Nous sommes tous mortels ; la nature vous condamne à mourir tous dans peu de temps, et probablement vous aurez tous une fin plus triste que la mienne. Les maladies qui amènent le trépas sont plus douloureuses qu’un gobelet de ciguë. Au reste, je dois des éloges aux juges qui ont opiné en faveur de l’innocence ; je ne dois aux autres que ma pitié.
UN JUGE, sortant.
Certainement cet homme-là méritait une pension de l’état au lieu d’un gobelet de ciguë.
UN AUTRE JUGE.
Cela est vrai ; mais aussi de quoi s’avisait-il de se brouiller avec un prêtre de Cérès ?
UN AUTRE JUGE.
Je suis bien aise, après tout, de faire mourir un philosophe : ces gens-là ont une certaine fierté dans l’esprit, qu’il est bon de mater un peu.
UN JUGE.
Messieurs, un petit mot : ne ferions-nous pas bien, tandis que nous avons la main à la pâte, de faire mourir tous les géomètres, qui prétendent que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits ? Ils scandalisent étrangement la populace occupée à lire leurs livres.
UN AUTRE JUGE.
Oui, oui, nous les pendrons à la première session. Allons dîner.[13]
Scène II
SOCRATE
Depuis longtemps j’étais préparé à la mort. Tout ce que je crains à présent, c’est que ma femme Xantippe ne vienne troubler mes derniers moments, et interrompre la douceur du recueillement de mon âme ; je ne dois m’occuper que de l’Être suprême, devant qui je dois bientôt paraître. Mais la voilà : il faut se résigner à tout.
Scène III
SOCRATE, XANTIPPE, LES DISCIPLES DE SOCRATE
XANTIPPE.
Eh bien ! pauvre homme, qu’est-ce que ces gens de loi ont conclu ? êtes-vous condamné à l’amende ? êtes-vous banni ? êtes-vous absous ? Mon dieu ! que vous m’avez donné d’inquiétude ! tachez, je vous prie, que cela n’arrive pas une seconde fois.
SOCRATE.
Non, ma femme, cela n’arrivera pas deux fois, je vous en réponds ; ne soyez en peine de rien. Soyez les bienvenus, mes chers disciples, mes amis.
CRITON, à la tête des disciples de Socrate.
Vous nous voyez aussi alarmés de votre sort que votre femme Xantippe : nous avons obtenu des juges la permission de vous voir. Juste ciel ! faut-il voir Socrate chargé de chaînes ! Souffrez que nous baisions ces fers que vous honorez, et qui sont la honte d’Athènes. Est-il possible qu’Anitus et les siens aient pu vous mettre en cet état ?
SOCRATE.
Ne pensons point à ces bagatelles, mes chers amis, et continuons l’examen que nous faisions hier de l’immortalité de l’âme. Nous disions, ce me semble, que rien n’est plus probable et plus consolant que cette idée. En effet, la matière change et ne périt point ; pourquoi l’âme périrait-elle ? Se pourrait-il faire que, nous étant élevés jusqu’à la connaissance d’un dieu, à travers le voile du corps mortel, nous cessassions de le connaître quand ce voile sera tombé ? Non ; puisque nous pensons, nous penserons toujours : la pensée est l’être de l’homme, cet être paraîtra devant un dieu juste, qui récompense la vertu, qui punit le crime, et qui pardonne les faiblesses.
XANTIPPE.
C’est bien dit ; je n’y entends rien : on pensera toujours, parce qu’on a pensé ! Est-ce qu’on se mouchera toujours, parce qu’on s’est mouché ? Mais que nous veut ce vilain homme avec son gobelet ?
LE GEOLIER, ou VALET DES ONZE, apportant la tasse de ciguë.
Tenez, Socrate, voilà ce que le sénat vous envoie.
XANTIPPE.
Quoi ! maudit empoisonneur de la république, tu viens ici tuer mon mari en ma présence ! je te dévisagerai, monstre !
SOCRATE.
Mon cher ami, je vous demande pardon pour ma femme ; elle a toujours grondé son mari, elle vous traite de même : je vous prie d’excuser cette petite vivacité. Donnez.
Il prend le gobelet.
UN DES DISCIPLES.
Que ne nous est-il permis de prendre ce poison, divin Socrate ! par quelle horrible injustice nous êtes-vous ravi ? Quoi ! les criminels ont condamné le juste ! les fanatiques ont proscrit le sage ! Vous allez mourir !
SOCRATE.
Non, je vais vivre. Voici le breuvage de l’immortalité. Ce n’est pas ce corps périssable qui vous a aimés, qui vous a enseignés, c’est mon âme seule qui a vécu avec vous; et elle vous aimera à jamais.
Il veut boire.
LE VALET DES ONZE.
Il faut auparavant que je détache vos chaînes, c’est la règle.
SOCRATE.
Si c’est la règle, détachez.
Il se gratte un peu la jambe.
UN DES DISCIPLES.
Quoi ! vous souriez ?
SOCRATE.
Je souris en réfléchissant que le plaisir vient de la douleur. C’est ainsi que la félicité éternelle naîtra des misères de cette vie.[14]
Il boit.
CRITON.
Hélas ! qu’avez-vous fait ?
XANTIPPE.
Hélas ! c’est pour je ne sais combien de discours ridicules, de cette espèce, qu’on fait mourir ce pauvre homme. En vérité, mon mari, vous me fendez le cœur, et j’étranglerais tous les juges de mes mains. Je vous grondais, mais je vous aimais ; et ce sont des gens polis qui vous empoisonnent. Ah ! ah ! mon cher mari, ah !
SOCRATE.
Calmez-vous, ma bonne Xantippe ; ne pleurez point, mes amis : il ne sied pas aux disciples de Socrate de répandre des larmes.
CRITON.
Et peut-on n’en pas verser après cette sentence affreuse, après cet empoisonnement juridique[15], ordonné par des ignorants pervers, qui ont acheté cinquante mille drachmes le droit d’assassiner impunément leurs concitoyens ?
SOCRATE.
C’est ainsi qu’on traitera souvent les adorateurs d’un seul dieu, et les ennemis de la superstition.
CRITON.
Hélas ! faut-il que vous soyez une de ces victimes ?
SOCRATE.
Il est beau d’être la victime de la Divinité. Je meurs satisfait. Il est vrai que j’aurais voulu joindre à la consolation de vous voir celle d’embrasser aussi Sophonime et Aglaé : je suis étonné de ne les pas voir ici ; ils auraient rendu mes derniers moments encore plus doux qu’ils ne sont.
CRITON.
Hélas ! ils ignorent que vous avez consommé l’iniquité de vos juges : ils parlent au peuple ; ils encouragent les magistrats qui ont pris votre parti. Aglaé révèle le crime d’Anitus : sa honte va être publique : Aglaé et Sophonime vous sauveraient peut-être la vie. Ah ! cher Socrate, pourquoi avez-vous précipité vos derniers moments ?
Scène IV
SOCRATE, XANTIPPE, LES DISCIPLES DE SOCRATE, AGLAÉ, SOPHRONIME
AGLAÉ.
Divin Socrate, ne craignez rien ; Xantippe, consolez-vous ; dignes disciples de Socrate, ne pleurez plus.
SOPHRONIME.
Vos ennemis sont confondus : tout le peuple prend votre défense.
AGLAÉ.
Nous avons parlé, nous avons révélé la jalousie et l’intrigue de l’impie Anitus. C’était à moi de demander justice de son crime, puisque j’en étais la cause.
SOPHRONIME.
Anitus se dérobe par la fuite à la fureur du peuple, on le poursuit lui et ses complices ; on rend des grâces solennelles aux juges qui ont opiné en votre faveur. Le peuple est à la porte de la prison, et attend que vous paraissiez, pour vous conduire chez vous en triomphe. Tous les juges se sont rétractés.
XANTIPPE.
Hélas ! que de peines perdues !
UN DES DISCIPLES.
Ô ciel ! ô Socrate ! pourquoi obéissiez-vous ?
AGLAÉ.
Vivez, cher Socrate, bienfaiteur de votre patrie, modèle des hommes, vivez pour le bonheur du monde.
CRITON.
Couple vertueux, dignes amis, il n’est plus temps.
XANTIPPE.
Vous avez trop tardé.
AGLAÉ.
Comment ! il n’est plus temps ! juste ciel !
SOPHRONIME.
Quoi ! Socrate aurait déjà bu la coupe empoisonnée ?
SOCRATE.
Aimable Aglaé, tendre Sophronime, la loi ordonnait que je prisse le poison : j’ai obéi à la loi, tout injuste qu’elle est, parce qu’elle n’opprime que moi. Si cette injustice eût été commise envers un autre, j’aurais combattu. Je vais mourir : mais l’exemple d’amitié et de grandeur d’âme que vous donnez au monde ne périra jamais. Votre vertu l’emporte sur le crime de ceux qui m’ont accusé. Je bénis ce qu’on appelle mon malheur ; il a mis au jour toute la force de votre belle âme. Ma chère Xantippe, soyez heureuse, et songez que pour l’être il faut dompter son humeur. Mes disciples bien aimés, écoutez toujours la voix de la philosophie, qui méprise les persécuteurs, et qui prend pitié des faiblesses humaines ; et vous, ma fille Aglaé, mon fils Sophronime, soyez toujours semblables à vous-mêmes.
AGLAÉ.
Que nous sommes à plaindre de n’avoir pu mourir pour vous !
SOCRATE.
Votre vie est précieuse, la mienne est inutile : recevez mes tendres et derniers adieux. Les portes de l’éternité s’ouvrent pour moi.
XANTIPPE.
C’était un grand homme, quand j’y songe ! Ah ! je vais soulever la nation, et manger le cœur d’Anitus.
SOPHRONIME.
Puissions-nous élever des temples à Socrate, si un homme en mérite !
CRITON.
Puisse au moins sa sagesse apprendre aux hommes que c’est à Dieu seul que nous devons des temples !
[1] Aucune édition ne comprend dans la liste des personnages les noms des complices d’Anitus, qui paraissent dans la scène septième du second acte (ajoutée en 1761), et qui rappellent les noms de Nonotte, Chaumeix, et Berthier. Dans toutes les éditions données du vivant de l’auteur, ils sont désignés par les noms de Grafios, Chomos, et Bertillos. Les éditions de Kehl sont les premières dans lesquelles ces noms ont été changés.
[2] On ne connaît point d’auteur hollandais du nom de Fatema. Mais il a existé un Sibrand Feitama, né à Amsterdam en 1694, mort en 1758, qui a traduit en vers hollandais le Brutus de Voltaire et sa Henriade. Jean, neveu de Sibrand, avait traduit Mérope.
[3] Voltaire avait écrit Tompson ; mais le chantre des Saisons, auteur de Sophonisbe, etc., s’appelait Thomson. Il était mort en 1748.
[4] Voltaire parle ailleurs du nez épaté de Socrate.
[5] Sur le démon familier de Socrate.
[6] Cette scène, qui n’est pas dans l’édition de 1739, fut ajoutée en 1761 ; les noms de deux des interlocuteurs ont été un peu changés dans les éditions de Kehl.
[7] Bertier avait la direction du Journal de Trévoux.
[8] Dans son réquisitoire du 23 janvier 1759 contre l’Encyclopédie, l’avocat-général Joly de Fleury avait dit : que s’il n’y avait pas de venin dans certains articles de l’Encyclopédie, il y en aurait sûrement dans les articles qui n’étaient pas encore faits. Voyez la lettre de Voltaire à Dalembert du 19 octobre 1764.
[9] C’est à peu près le raisonnement qui avait été fait contre Voltaire lui-même en 1758.
[10] On prétend que la servante de La Fontaine en disait autant de son maître ; ce n’est pas la faute à M. Thomson si Xantippe l’a dit avant cette servante. M. Thomson a peint Xantippe telle qu’elle était ; il ne devait pas en faire une Cornélie. – Cette note a été ajoutée en 1761. Elle a été omise dans plusieurs éditions récentes.
[11] C’est à peu près la réponse de Philoxène à Denis le Tyran.
[12] C’est à peu près le raisonnement qui avait été fait contre Voltaire lui-même en 1758.
[13] Au seizième siècle, il se passa une scène à peu près semblable, et un des juges dit ces propres paroles : À la mort; et allons dîner. – Cette note a aussi été ajoutée en 1761. Fréron, dans l’Année littéraire, 1759, tome V, page 132, avait remarqué que le trait du juge était rapporté dans les mémoires du cardinal de Retz.
[14] J’ai pris la liberté de retrancher ici deux pages entières du beau sermon de Socrate. Ces moralités, qui sont devenues lieux communs, sont bien ennuyeuses. Les bonnes gens qui ont cru qu’il fallait faire parler Socrate longtemps ne connaissaient ni le cœur humain, ni le théâtre. Semper ad eventum festinat ; voilà la grande règle que M. Thomson a observée. Cette note est de 1760.
[15] Voltaire n’a cessé d’être blessé de la vénalité des charges en France ; cependant la fin de ce couplet depuis le mot ordonné est posthume.