La Folie du jour (Louis DE BOISSY)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 5 juillet 1745.

 

Personnages

 

LE MARQUIS DE VAGNOLE

LE BARON DE VAGNOLE, Fils aîné du Marquis

LÉANDRE, Fils cadet du Marquis

LE CHEVALIER PAPILLON

LA MARQUISE

HÉLOÏSE.

MADEMOISELLE DU MESNIL

LA FRANCE

 

La Scène est à la Campagne.

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, LÉANDRE

 

LE MARQUIS.

Ah ! ah ! c’est vous, mon fils ? Dites-moi, je vous prie,

Qui vous conduit dans ce séjour ?

LÉANDRE.

Puisqu’il faut vous l’avouer, mon Père, une folie.

LE MARQUIS.

Et quelle ? Il en est tant.

LÉANDRE.

Mais, celle du jour.

J’y viens jouer la Comédie.

LE MARQUIS.

Personne n’est plus à l’abri

De cette fièvre qui se gagne ;

Car je dois l’y jouer aussi.

LÉANDRE.

Mon père, j’en suis très ravi :

Je ne puis m’égarer, quand je vous accompagne.

Par le Comte d’Essex nous débutons ci :

Je dois y faire Salsburi.

LE MARQUIS.

Moi, Cécile. À cette campagne,

Un soin plus important m’a pourtant amené :

J’y viens pour marier le Baron, votre aîné.

Comme je suis ami de Cidalise,

La Maîtresse de ce Château,

Sa bonté me m’a chargé d’un emploi si nouveau,

Qui me remplit moi-même de surprise.

Mais vous, Léandre, depuis quand

La connaissez-vous donc ?

LÉANDRE.

C’est d’hier seulement.

LE MARQUIS.

Qui vous a présenté ?

LÉANDRE.

Mon père, la Marquise

Qui m’a trouvé quelque talent.

De notre Troupe elle est la Directrice ;

Elle en est aussi l’ornement.

Surtout dans le Comique elle a le jeu brillant ;

Et je ne doute pas que l’on ne l’applaudisse.

Pour moi d’un débutant, je sens toute l’ardeur.

LE MARQUIS.

Je crois que vous songez à plaire au Spectateur,

Beaucoup moins qu’à toucher l’Actrice.

Ce trouble avec cette rougeur

Me confirme...

LÉANDRE.

Mon Père...

LE MARQUIS.

Eh ! point de crainte fade ;

Nous sommes tous les deux du même corps ici :

Parlez donc hardiment ; parlez, mon camarade :

Vous ne pouvez choisir un plus discret ami.

LÉANDRE.

À ne vous rien cacher ce titre m’autorise.

L’attachement que j’ai pour la Marquise

Est moins de goût que de raison.

C’est une Veuve du bon ton :

Et ses conseils...

LE MARQUIS.

Que votre âme y réponde,

Vous deviendrez bientôt un Cavalier charmant,

Et vive une femme du grand monde

Pour bien instruire un jeune homme ignorant !

Dites-moi si, pour vous, cette Dame est sensible,

Et si l’amour...

LÉANDRE.

Non ; son cœur n’en est pas susceptible.

Le plaisir seul...

LE MARQUIS.

Tant mieux ; j’en suis charmé pour vous.

Un commerce galant est le meilleur de tous :

C’est un lien tissus d’une légère soie,

Qui, sans vous attacher, vous serre doucement.

Il tient toujours votre esprit dans la joie,

Et n’empêche jamais votre établissement ;

Bien plus, il contribue à votre avancement.

L’amitié du Beau Sexe en est la bonne voie.

Qui le sait amuser, est sûr de l’obtenir.

On peut aller à tout, dès qu’on l’a pour son guide ;

Et la fortune est douce autant qu’elle est rapide,

Quand on la tient de la main du Plaisir.

LÉANDRE.

Ce discours est très véritable :

Mais le parfait et sincère lien

D’un amour mutuel, me paraît préférable :

Lui seul peut rendre heureux un cœur comme le mien.

LE MARQUIS.

Où trouver un objet digne d’un nœud si tendre ?

LÉANDRE.

J’avais eu ce bonheur, puisqu’il faut vous l’apprendre.

LE MARQUIS.

Dans quel endroit l’avez-vous rencontré ?

LÉANDRE.

J’ai vu cette belle accomplie

Dans un Couvent voisin de notre Académie,

Et par un coup inespéré.

Comme un seul mur...

LE MARQUIS.

Eh bien ?

LÉANDRE.

Je manque d’assurance.

Mon Père, vous allez me traiter d’étourdi !

LE MARQUIS.

Non ; comme confident, je serai plus poli.

Parlez ; je vous promets une entière indulgence.

LÉANDRE.

Comme un seul mur nous séparait,

Qu’on pouvait y monter par la cour du manège,

Entraîné par un autre, un jour... Vous l’avouerai-je ?

Je me guindai sur le sommet.

Dans le jardin que ce mur dominait,

Trente jeunes Beautés faisaient leur promenade.

Je contemplais, avec mon camarade,

Ce bel essaim qui folâtrait ;

Quand tout-à-coup mon œil qui s’égarait,

En remarqua, parmi cette Troupe choisie,

Une... C’était un Astre ! Elle me regarda.

Dans le moment, un trait de sympathie

Partit comme l’éclair, et tous deux nous frappa.

Tout le reste du jour, l’image m’en resta.

Dans l’espoir de revoir l’objet qui me possède,

Sur l’aile de l’Amour qui m’inspire et qui m’aide,

Le lendemain, au soir, je regagne le mur.

Qu’il m’avait bien conduit ! Que son instinct est sûr !

Justement, elle était assise

Près de ce mur heureux. « Ah ! dit-elle, surprise :

« C’est vous, Monsieur ? Sa bouche proféra

Ces mots d’un ton si doux, qu’elle me pénétra.

Je saisis cet instant pour déclarer ma flamme :

Je portai l’embarras dans le fond de son âme.

Son trouble et mes soupirs lièrent l’entretien ;

Et je vis que son cœur était fait pour le mien.

LE MARQUIS.

Votre, témérité s’en tint là ?

LÉANDRE.

Non, mon Père.

De nous écrire, alors nous convînmes tous deux,

À l’aide d’un cordon, qui servait d’émissaire,

Nous nous faisions tenir nos billets amoureux.

Pour me donner les siens que j’aime encore à lire,

Au bout de ce lien elle les attachait.

D’une rapidité que je ne puis décrire,

Ma main, les enlevant, vite, s’en saisissent,

Et mille fois ma bouche les baisait :

Mais ce bonheur fut de courte durée.

On nous surprit la troisième soirée,

Comme j’allais prendre au filet,

Un Poulet qui venait d’éclore.

LE MARQUIS.

Le tour est noir !

LÉANDRE.

Il est désespérant.

Je n’ai vu que trois fois la Beauté que j’adore.

LE MARQUIS.

Après ce fatal incident,

Que devint-elle ?

LÉANDRE.

Je l’ignore.

On la fit changer de Couvent,

Sans lui donner le temps de m’en instruire.

Héloïse est son nom. Je ne sais que cela.

L’histoire...

LE MARQUIS.

Après ?

LÉANDRE.

L’histoire finit là.

J’ai perdu ce trésor ; je n’ai plus rien à dire.

LE MARQUIS.

Quoi ! votre amour s’est contenté d’écrire ?

LÉANDRE.

Hélas ! malgré moi.

LE MARQUIS.

Je respire.

Et quand je vous ai vu sur le mur du jardin,

J’ai frissonné, je vous l’avoue.

Le pas était glissant, et je vous loue

D’être resté, mon fils, à moitié du chemin.

Oubliez-la.

LÉANDRE.

Dans ce dessein,

J’ai fait à la Marquise une cour assidue ;

Mais ce premier objet reste victorieux.

Son image toujours est présente à ma vue ;

Et la comparaison l’y peint encore mieux.

LE MARQUIS.

Tâchez donc de savoir ce qu’elle est devenue :

Si le parti convient, je pourrai l’approuver.

LÉANDRE.

Mon Père, il conviendra, si je puis la trouver.

LE MARQUIS.

J’entends venir quelqu’un qui chante.

LÉANDRE.

C’est Papillon notre beau Chevalier.

Sa voix est légère et brillante ;

Mais il en est convaincu le premier.

Il danse, il fait des vers, il sait tout allier ;

Compose, en même temps, un Ballet, une Pièce.

LE MARQUIS.

Le voilà qui s’approche ; avec lui je vous laisse.

LÉANDRE.

Il ne faut pas vous écarter,

Mon Père, et voilà l’heure où l’on va répéter.

LE MARQUIS.

Pour presser le contrat que je veux que l’on dresse,

Je vais vite donner mes soins,

Et sur le champ, je vous rejoins.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, LÉANDRE

 

Le Chevalier entre en dansant et en chantant.

LÉANDRE.

Vous chantez avec goût, vous chantez avec grâce.

LE CHEVALIER.

C’est un nouveau Ballet qu’à par moi je repasse.

Je le donne ce soir, il sera fort joli.

Nos Dames ne sont pas ici ?

Elles sont toujours paresseuses.

LÉANDRE.

Et nos Hommes lé sont aussi.

LE CHEVALIER.

Mais la chose est des plus affreuses !

On devait s’assembler à l’heure de midi ;

Il en est trois.

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, LÉANDRE, LA FRANCE

 

LE CHEVALIER.

La France, avez-vous averti

Les Acteurs principaux ?

LA FRANCE.

Non, Monsieur.

LE CHEVALIER.

Courez-y.

 

 

Scène IV

 

LE CHEVALIER, LÉANDRE

 

LE CHEVALIER.

Toute la Troupe est à l’amende.

Par la petite Pièce il faudra commencer ;

On n’aurait pas le temps de répéter la grande.

La Marquise un peu plus aurait dû se presser.

Elle que l’on entend incessamment se plaindre

Qu’on suit mal les statuts qu’elle vient de dresser

Est la première à les enfreindre.

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, LÉANDRE

 

LA MARQUISE.

De grâce, ne me grondez pas :

On doit de l’indulgence aux femmes.

Une horrible migraine a retardé mes pas.

LE CHEVALIER.

Eh ! voilà ce que c’est, Mesdames,

Que d’être d’un si grand souper.

LA MARQUISE,

Mais on suit le courant ; il faut se dissiper.

LE CHEVALIER.

Le vin d’Aï vous rend malades,

Et la nuit dérange le jour.

LA MARQUISE.

Moi, je bois de l’eau.

LE CHEVALIER.

Des Barbades.

Pour Léandre, il ne prend que du Parfait Amour.

LÉANDRE.

C’est la liqueur que je préfère.

LA MARQUISE.

Le nom suffit pour la lui rendre chère.

LÉANDRE.

Je ne m’en défends pas ; je sens que je suis fait

Pour aimer d’un amour parfait.

LA MARQUISE.

Quelle folie ! Ah ! c’est un ridicule

Dont il le défera bientôt auprès de nous.

LÉANDRE.

Je risque bien plutôt de le prendre avec vous.

LA MARQUISE.

Non ; de vous le donner je me fais un scrupule.

Je vous veux, par pitié, détromper là-dessus.

LÉANDRE.

Mais, comme moi, chacun est idolâtre

Du sentiment.

LA MARQUISE.

Sur le Théâtre.

Mais il est, dans le monde, au rang des vieux abus.

L’Amour n’est plus un Dieu qu’on fête.

LE CHEVALIER.

Non ; ses autels sont abattus.

C’est le Plaisir qui nous arrête :

Et pour trancher les discours superflus,

On s’arrange aujourd’hui, mais on ne s’aime plus.

LÉANDRE.

On s’arrange !

LE CHEVALIER.

Oui, c’est le mot.

LÉANDRE.

Quel langage !

LE CHEVALIER.

Vous le comprendrez mieux, quand vous saurez l’usage.

Mais, attendez ; voici qui va vous mettre au fait.

C’est un Livre instructif pour les gens de votre âge.

De mes moments perdus, Monsieur, il est l’ouvrage ;

Mais il n’en est pas moins parfait.

LÉANDRE.

Ces moments font chez vous un temps considérable.

LE CHEVALIER.

Lisez ; sans flatterie, il doit être estimé ;

Et le débit en est indubitable :

Car, vrai, d’honneur, tout ce qu’un homme aimable

Peut savoir en un jour, s’y trouve renfermé.

Le titre seul est remarquable.

LÉANDRE lit.

Le Dictionnaire du jour, où l’on trouve tous les mots, toutes les Anecdotes, et tous les usages du jour, expliqués les uns après les autres ; dédié à la bonne Compagnie, et fait pour instruire singulièrement tous les jeunes Marquis qui n’ont pas encore le bon ton.

Après avoir lu.

Le Dictionnaire du jour !

On met partout ce mot du jour qui me chagrine.

LE CHEVALIER.

Mais c’est le mot en règne à la Ville, à la Cour.

Quelque part qu’on le place, ah ! sa force est divine.

L’esprit du jour est l’esprit dominant ;

Et la Pièce du jour est la pièce suivie.

L’homme du jour est le plus amusant,

Et l’Actrice du jour est la plus applaudie.

Le ton du jour est celui que l’on prend ;

Le fruit du jour est le seul que l’on, goûte ;

Et l’exemple du jour est le plus séduisant.

La nouvelle du jour est celle qu’on écoute ;

Et l’air du jour est celui qu’on apprend.

LA MARQUISE.

Papillon, attendant que tout le monde arrive,

Chantez-nous l’air du jour.

LE CHEVALIER.

Le voici tout noté.

LA MARQUISE.

J’ai fait ce choix pour vous.

LE CHEVALIER.

J’en suis au plus flatté.

Prêtez-moi l’un et l’autre une oreille attentive.

Il chante.

Volez, régnez, volez, beau Papillon du jour...

LA MARQUISE.

Beau Papillon du jour, vous vous rendez justice.

LE CHEVALIER.

Ce n’est pas moi ; souffrez que je finisse.

Il chante.

Volez, régnez, volez, beau Papillon du jour ;
Votre durée est immortelle.
Si vous mourez l’hiver, quand la Rose est nouvelle,
Vous renaissez à votre tour.
Volez, régnez, volez, beau Papillon du jour,
Votre durée est immortelle.

LA MARQUISE.

Hem, ce beau Papillon du temps,

Est-ce le Papillon de robe,

Lui qui renaît dans le printemps,

Lorsqu’à nos yeux le Guerrier se dérobe ?

LE CHEVALIER.

Oui.

LA MARQUISE.

Voyons Fontenoi, Monsieur, présentement ;

C’est l’article du jour le plus intéressant.

LE CHEVALIER.

Fontenoi n’est pas là.

LA MARQUISE.

Tant pis, cela m’étonne,

C’est peu de Fontenoi ; mais Antoin, mais Calonne,

Comme les mots du jour y doivent tous entrer ;

Et personne, ne peut, ne doit les ignorer.

Il faut que l’on en parle, ou qu’on en déraisonne.

La prise de Tournai doit s’y trouver aussi.

Tous nos Héros du jour qui viennent de combattre,

Et leur portrait en raccourci.

LE CHEVALIER.

C’est un soin que je laisse au Chantre d’Henri Quatre ;

Il me siérait très mal d’en parler après lui.

LÉANDRE.

Le Chevalier a raison en ceci.

Nous ne devons jamais, dans tous nos badinages,

Mêler les exploits de Louis,

Ni la valeur précoce de son fils ;

Et l’on sait, sans que nos ouvrages

En instruisent Paris, en informent la Cour,

On sait que les Bourbons font les Héros du jour,

Et les Héros de tous les âges.

LA MARQUISE, au Chevalier.

Quels sont donc les Héros de ce livre amusant ?

LE CHEVALIER.

Les Héros de la bagatelle ;

La Coquette du jour, ou plutôt de l’instant ;

Le petit Maître du moment.

LÉANDRE.

Plus superficiel, et plus frivole qu’elle :

Son mérite léger est composé de vent.

LE CHEVALIER.

Lisez-en le portrait, c’est-là votre modèle.

Il vous corrigera du goût d’être fidèle.

LÉANDRE lit.

L’Aimable de l’instant paraît pour s’en voler ;
C’est un éclair qui fuit, une eau qui s’évapore,
Il est uniquement la beauté qu’il adore.
L’air seul qui Le dérange a droit de le troubler :
Rien ne l’attache, et c’est un vrai phosphore,
Qui s’allume d’un rien et sans jamais brûler

Après avoir lu.

D’accord ; il brille à froid comme la lune ;

Son ton suffit pour me geler.

LA MARQUISE.

Et la femme du jour ?

LE CHEVALIER.

La touche est peu commune.

Examinez ses traits, ils ressemblent assez.

À certains que vous connaissez.

LA MARQUISE lit.

Arténice qui prône, et partout est prônée
A les dons contrastés qui donnent cette année,
De la considération.
Elle est coquette avec décence ;
Médisante, mais du hon ton ;
Et précieuse avec aisance :
Toujours fausse avec la nuance
Que demande l’occasion,
Et quelquefois perfide avec précaution.
Elle a l’avantage commode
De plaire fans attachement,
De s’attendrir fans sentiment :
C’est la femme du jour, c’est la femme à la mode.

Après avoir lu.

La voilà, je la reconnais ;

Et le portrait est des plus vrais.

Votre ouvrage prendra, c’est moi qui vous l’assure ;

De tous les gens de goût il mérite l’amour.

LÉANDRE.

Et la critique du Mercure.

LE CHEVALIER.

Je me tiendrai, d’honneur, flatté de sa censure ;

Car le livre du mois n’est pas celui du jour.

LÉANDRE.

Le vôtre est un présent dont je vous remercie :

Il servira beaucoup à mon instruction.

LE CHEVALIER.

J’ai donné le pareil...

LA MARQUISE.

À qui donc, Papillon ?

LE CHEVALIER.

À la nièce de notre Amie :

Tous les dons lui sont accordés.

Qu’elle jouera bien la Duchesse,

Ce rôle que vous lui cédez !

Elle l’a répété, tout à l’heure en Maîtresse.

Ses yeux, comme sa voix, expriment la tendresse,

Quoiqu’elle sorte à peine du Couvent,

Elle pense, Marquise, et sent plus vivement.

LÉANDRE.

Je brûle de la voir, je brûle de l’entendre,

Sur ce portrait avantageux.

LE CHEVALIER.

Il faut les mettre aux prises tous les deux.

LA MARQUISE.

La pauvre enfant ! elle est dans l’erreur de Léandre.

Elle croit que l’on doit aimer pour être heureux.

Et le sort d’Héloïse est d’avoir le cœur tendre.

LÉANDRE.

Qu’entends-je ? Ô Ciel ! quel nom flatteur !

Héloïse !

LA MARQUISE.

Oui. D’où naît cette surprise ?

Héloïse est le nom, Monsieur,

De la nièce de Cidalise.

LÉANDRE.

Si c’était elle par bonheur ?...

Je ne sais, je crains et j’espère.

LA MARQUISE, riant.

Ah ! j’espère et je crains ! le contraste est plaisant.

Est-ce la belle du Couvent,

Dont vous m’avez conté l’histoire singulière ?

LÉANDRE.

Je le voudrais, mon bonheur serait grand.

LE CHEVALIER.

D’une reconnaissance, oh ! ceci nous menace.

Et je la vois venir déjà.

Ces vieux coups de théâtre ont si mauvaise grâce !

On les amène à force.

LA MARQUISE.

Ah ! que dites-vous-là ?

Une reconnaissance est toujours à sa place :

Peut-on réussir sans cela ?

Paris jamais ne s’en rassasiera.

LÉANDRE.

Si par l’effet de ma bonne fortune,

C’était mon Héloïse, Ah ! j’en jouerais bien une.

Dans cet espoir flatteur, j’en veux être éclairci.

LE CHEVALIER.

Arrêtez. Quel est ce délire ?

LÉANDRE.

Laissez-moi, je ne puis assez tôt m’en instruire.

LA MARQUISE.

Je ne permettrai pas que vous sortiez ainsi.

C’est ici le lieu de la scène.

Il faut que vous restiez, et qu’Héloïse vienne ;

Afin que Monsieur juge, et que je voie aussi

Quel effet produiront votre approche et la sienne,

Laissez-nous du moins le plaisir,

En décidant par cette ébauche,

De rire à vos dépens, si vous paraissez gauche ;

Ou celui de vous applaudir,

Quoiqu’avec moins de zèle,

Si vous venez à réussir.

LÉANDRE.

Vous m’encouragez fort, mais je ne vois pas celle...

LA MARQUISE.

Elle ne peut tarder à venir.

La voilà. Regardez si c’est là votre Belle.

LÉANDRE.

C’est elle-même. Ah ! Ciel ! mon cœur vole vers elle.

Mais je n’ai pas la force d’approcher :

Mes pieds tremblants refusent de marcher.

 

 

Scène VI

 

HÉLOÏSE, LA MARQUISE, LÉANDRE, LE CHEVALIER

 

HÉLOÏSE, à la Marquise.

Madame...

Apercevant Léandre.

Ah !

LA MARQUISE.

Sa surprise est assez naturelle.

LÉANDRE.

Héloïse !

HÉLOÏSE.

Qu’entends-je ! Et qu’est-ce que je vois !

La parole me manque.

LÉANDRE.

Et j’ai perdu la voix.

HÉLOÏSE.

Ne me trompai-je pas ? Êtes-vous ce Léandre qui m’écrivit si tendrement,

Par le moyen...

LÉANDRE.

D’un cordon.

HÉLOÏSE.

Justement.

Et qui venait... 

LÉANDRE.

Sur le mur du Couvent.

HÉLOÏSE.

Mon amour, pour le coup, ne saurait s’y méprendre,

C’est Léandre, c’est lui, c’est mon fidèle Amant.

L’étonnement, la joie et le saisissement...

LÉANDRE.

Le trouble et le plaisir...

HÉLOÏSE.

Mes yeux, mon cœur, mon âme..

Je ne sais plus ce que je dis.

LÉANDRE.

Mon feu, ma tendresse, ma flamme...

Le même égarement règne dans mes esprits.

LA MARQUISE.

Mes yeux, mon cœur, mon feu, ma flamme !

LE CHEVALIER.

Ah ! Madame !

Ce désordre vaut mieux que des discours suivis.

Ils sont vraiment touchés.

LA MARQUISE.

Jusqu’à l’extravagance.

LE CHEVALIER.

Nos meilleurs Acteurs de Paris,

Ne frapperaient pas mieux une reconnaissance.

LA MARQUISE.

Ils l’outrent tous les deux, faute d’expérience.

HÉLOÏSE.

Mais, dires-moi, dans les lieux où je suis,

Dites-moi, quel bonheur et quelle circonstance...

LA MARQUISE.

Héloïse, tâchez de revenir à vous,

Vous devez en notre présence,

Vous livrer un peu moins à des transports si doux.

C’est oublier la bienséance.

HÉLOÏSE.

Pardonnez à mon trouble ; il est plus fort que moi.

Il vous a révélé le secret d’Héloïse :

Mais dans ces moments de surprise,

On n’est pas maîtresse de soi.

Le sentiment nous tyrannise,

Et quand un bonheur imprévu

Étonne tout d’un coup, et permet qu’on revoie

Un Amant cher, Madame, et qu’on croyait perdu,

Ah ! peut-on s’empêcher d’avoir le cœur ému,

Et de faire éclater sa joie ?

LÉANDRE.

Non, charmante Héloïse, à ce juste transport

Livrons-nous tous les deux sans crainte et sans remord.

Un amour mutuel et fondé sur l’estime.

Vient de le faire naître, il est trop légitime ;

Et loin qu’à votre gloire il puisse faire tort,

Il éclate à votre avantage :

La plus sensible est toujours la plus sage.

LA MARQUISE, au Chevalier.

Mais ils ont du talent.

LE CHEVALIER.

Ils pourront parvenir.

HÉLOÏSE, à Léandre.

Oui, votre ardeur m’éclaire et m’encourage :

D’un penchant vertueux je ne dois point rougir.

LA MARQUISE.

Vous le devez, puisqu’il choque l’usage,

Et qu’en osant le découvrir,

Vous allez contre la décence.

HÉLOÏSE.

À son voile imposteur on ne doit recourir,

Que pour cacher des feux qui blessent l’innocence,

Et qui n’osent paraître au jour.

Mais un fidèle et véritable amour

N’a pas besoin de sa vaine assistance :

Comme il est né sans honte, il paraît sans détour.

LÉANDRE.

On ne peut mieux répondre, et ce discours m’enchante.

LA MARQUISE.

Pour quelqu’un qui sort du Couvent,

Vous me paraissez bien savante !

HÉLOÏSE.

Je ne dais pas si je la suis.

Cet amour qui m’inspire une flamme sincère,

Est le seul Maître que je suis.

Marquise, son feu qui m’éclaire,

D’un jeune homme constant, me fait voir tout le prix.

C’est un trésor si rare, et quand je le retrouve,

Je ne veux pas le perdre, si je puis.

LA MARQUISE.

Voilà ce que je désapprouve.

LÉANDRE.

Et voilà ce que j’applaudis.

Ma belle, ma tendre Héloïse,

Pour me perdre jamais, je vous suis trop acquis.

Devant le Chevalier et devant la Marquise

Jurons-nous de porter jusqu’au tombeau tous deux...

LA MARQUISE.

N’achevez pas ce serment scandaleux.

HÉLOÏSE.

Scandaleux, Madame !

LE CHEVALIER.

Oui, sans doute.

Jurer d’être constant ! mais rien n’est plus affreux.

N’attendez pas qu’on vous écoute.

Des exemples du jour, c’est le plus dangereux.

LA MARQUISE.

Héloïse, votre constance

Est aujourd’hui d’autant moins de saison

Qu’on vous destine un autre Époux.

LÉANDRE.

Non, non.

Mon Père est dans ma confidence ;

Il est ami de la maison.

LE CHEVALIER.

Laissons-là ce couple fidèle,

Et répétons sans différer.

La France que je vois entrer

Nous apporte quelque nouvelle.

 

 

Scène VII

 

LA FRANCE, LA MARQUISE, HÉLOÏSE, LÉANDRE, LE CHEVALIER

 

LA MARQUISE.

Eh bien, Cidalise vient-elle ?

LA FRANCE.

Madame, avec bien du regret

Elle m’a chargé de vous dire

Qu’elle ne pourra jouer Élisabeth ;

Et son rhume est si fort qu’à peine elle respire,

Et qu’elle est hors d’état de sortir aujourd’hui.

Mais une Actrice très connue,

Pour jouer à sa place, est tout exprès venue.

Vous l’allez voir paraître : La voici.

 

 

Scène VIII

 

MADEMOISELLE DU MESNIL, LA MARQUISE, HÉLOÏSE, LÉANDRE, LE CHEVALIER

 

LA MARQUISE.

Ah ! c’est... Quelle joie imprévue !

MADEMOISELLE DU MESNIL.

Je suis charmée.

LÉANDRE.

Et moi, je suis ravi.

LE CHEVALIER.

Je suis extasié jusques au fond de l’âme.

LA MARQUISE.

On dit que vous venez pour jouer avec nous ?

MADEMOISELLE DU MESNIL.

Je compte avoir cet honneur-là, Madame.

HÉLOÏSE.

C’est pour nous-même un bonheur des plus doux.

LA MARQUISE.

Quoi ! ce rapport est donc bien véritable ?

Mais rien n’est plus charmant ! vous êtes adorable ;

Vous nous allez donner le ton à tous.

MADEMOISELLE DU MESNIL.

Je le prendrai plutôt de vous,

Et vous êtes notre modelé.

LA MARQUISE.

Oh ! pour le coup, Mademoiselle,

Vous prétendez nous plaisanter.

MADEMOISELLE DU MESNIL.

Non ; le ton du grand monde est le seul bon à suivre.

Vous voir, est un bonheur dont on doit profiter ;

On n’apprend à jouer, qu’en apprenant à vivre,

Madame ; et pour vous plaire, il faut vous imiter.

LA MARQUISE, à part.

Il en est quelque chose.

Haut.

La France ?

Éclairez le Théâtre, il est temps qu’on commence.

MADEMOISELLE DU MESNIL.

Un obstacle s’oppose à votre impatience.

LA MARQUISE.

Serait-il survenu quelqu’autre incident ?

MADEMOISELLE DU MESNIL.

Votre Comte d’Essex a manqué de parole.

LE CHEVALIER.

Palsambleu ! nous jouons d’un malheur singulier

MADEMOISELLE DU MESNIL.

Une affaire l’arrête.

LA MARQUISE.

Ah ! prétexte frivole !

Un homme quitte tout pour jouer un grand rôle.

MADEMOISELLE DU MESNIL,

Cidalise a déjà fait partir un Courrier,

Pour prier de sa part le Baron de Vagnole,

De venir en poste à l’instant

Pour réparer cet accident.

LA MARQUISE.

S’il arrivait, nous gagnerions au change.

HÉLOÏSE.

Quel est donc ce Baron ?

LA MARQUISE.

Un homme surprenant,

Au-dessus de toute louange.

LÉANDRE.

Vous faites, de mon frère, un éloge trop grand.

LA MARQUISE.

Il est peint dans le vrai.

LE CHEVALIER.

Mais le voici lui-même ;

Il paraît dans l’éclat de sa grandeur suprême.

 

 

Scène IX

 

LE BARON, en habit de Théâtre, LA MARQUISE, HÉLOÏSE, LÉANDRE, LE CHEVALIER

 

LÉANDRE.

Vous arrivez, mon frère, en habit de combat ?

LE BARON.

Sais-je ce que je fais dans mon cruel état ?

Je suis... je suis outré.

LE CHEVALIER.

C’est du plus grand tragique.

Que t’est-il arrivé ?

LE BARON.

Ce qu’on ne vit jamais.

Misérable !... Je viens... L’aventure est unique.

LE CHEVALIER.

Mais, tu viens de Paris ?

LE BARON.

Non : je viens du Marais ;

Ou plutôt, Chevalier, j’arrive de Province.

Que je sois décollé, si j’y fais plus le Prince !

Fatal Comte d’Essex, qui flattais mon orgueil,

De ma gloire, aujourd’hui, tu deviens donc l’écueil !

Ô jour ! ô jour affreux ! ô double catastrophe !

LA MARQUISE.

Vous m’effrayez, Baron.

LÉANDRE.

Et vous m’épouvantez.

MADEMOISELLE DU MESNIL.

Élisabeth, pour vous, tremble à cette apostrophe.

De grâce, instruisez-nous...

LE BARON.

Tous les cinq, écoutez,

Et vous allez pâlir, à ce récit funeste,

J’arrive à l’Arsenal, pour abréger le reste :

On sonne, je m’habille ; au foyer je descends ;

Et le premier objet qui vient frapper mes sens,

Est... J’en frissonne encor, le Baron de la Paume,

Habillé comme moi, qui fait mon second Tome.

« Quel Rôle jouez-vous, lui dis-je fièrement ?

« C’est le Comte d’Essex, répond-il froidement.

« Vous le Comte d’Essex ! où suis-je, téméraire !

Répliquai-je aussitôt à tout bouillant de colère,

« De quel front, de quel droit m’osez-vous contester ?

« Je fais plus, reprend-il, je prétends l’emporter.

Je veux lui repartir, mais à peine il achevé,

Qu’on vient nous avertir que la toile se levé :

Vers la coulisse alors, on nous voit tous les deux,

Marcher d’un pas égal et d’un front orgueilleux.

Là, nous nous disputons, dans cet étroit passage,

Des vains honneurs, du pas le frivole avantage.

Tout-à-coup il l’emporte ; et j’ai beau lui crier :

Arrête, traître, arrête ; il entre le premier.

Je marche sur ses pas, dans l’ardeur qui m’entraîne,

Et deux Comtes d’Essex paraissent sur la Scène.

Chacun, pour triompher, redouble son effort ;

C’est à qui de nous deux mugira le plus fort.

Dans un pareil combat, la poitrine décide ;

Cet avantage rend mon rival intrépide.

Je veux employer l’art... Mais, ô soins superflus !

Que me sert son secours, quand on ne m’entend plus ?

Un Acteur n’est plus rien, quand il perd la parole.

On applaudit la Paume, et l’on siffle Vagnole.

LA MARQUISE.

Quelle injustice ! Ô Ciel !

LE BARON.

Je sors désespéré.

Je traverse Paris, à pied, tout égaré.

À me percer, partout, le sifflet continue ;

Il m’attaque au Théâtre, il me suit dans la rue ;

Et, pour comble d’horreur, en rentrant au logis,

Je reçois de mon père un billet... J’en frémis !

À la Marquise.

Vous savez pour l’hymen ma terreur et ma haine ;

Il m’écrit de partir pour former cette chaîne.

Encor, si j’avais pu retarder mon arrêt !

Mais son ordre me presse, un carrosse est tout prêt ;

Et, sans changer d’habit, équipé de la sorte,

J’y monte, dans mon trouble, ou plutôt on m’y porte.

Madame, cette nuit, je serai marié :

Jugez si mon destin est digne de pitié ;

Aujourd’hui, des sifflets ; et demain... fort funeste !

Fait comme je le suis, vous devinez le reste.

LA MARQUISE.

Quel talent singulier ! Quel Acteur ! Quel récit !

A-t-il justifié tout ce que j’en ai dit ?

À Mademoiselle du Mesnil.

Je m’en rapporte à vous, Mademoiselle ;

Comment le trouvez-vous ?

MADEMOISELLE DU MESNIL.

Admirable, un modèle.

LA MARQUISE, au Baron.

Des affronts du Marais, notre applaudissement

Venge ici votre gloire, et bien parfaitement.

LE BARON.

Oui ; mais pour mon malheur, personne ne m’y dispute

Le Rôle de Mari qu’il faut que j’exécute,

Et pour lequel, au fond, j’ai le moins de talent.

Léandre, mon cadet, est fait pour le bien rendre.

LÉANDRE.

Un si grand Rôle étonne un Débutant.

LA MARQUISE.

Celle qu’on vous destine est si belle, peut-être,

Que vous l’adorerez, en voyant ses appas.

LE BARON.

Quelqu’aimable qu’elle puisse être,

Elle sera ma femme, il suffit de ce nom,

Pour m’inspirer d’avance un fond d’aversion.

HÉLOÏSE.

En vérité, Monsieur, voilà pour elle

Une heureuse disposition.

LE BARON.

Je n’en suis pas le maître ; elle m’est naturelle.

LA MARQUISE.

Apprenez-nous, du moins, comment elle s’appelle.

LE BARON.

Ce nom fatal m’est échappé déjà ;

Mais lisez ; ce billet pour moi vous le dira.

LA MARQUISE lit.

Partez sur le champ, mon fils votre présence est ici doublement nécessaire. Je vous y marie cette nuit, et l’on vous y attend cette après midi, pour y faire le Comte d’Essex. Vous aurez le plaisir de jouer en famille ; car j’y représente Cécile ; votre frère sait Salsburi, et votre prétendue joue la Duchesse. Par là, vous vous trouverez, en arrivant, à portée de faire éclater votre amour pour elle. Elle le mérite par sa beauté et par sa naissance. C’est Héloïse, la nièce de Cidalise.

HÉLOÏSE.

Qu’entends-je ? Juste Ciel ! Je me meurs !

LÉANDRE.

Et j’expire.

LE CHEVALIER.

Fort bien ; voilà qui fait tableau.

LA MARQUISE.

Je ris de l’incident.

MADEMOISELLE DU MESNIL.

Il me paraît nouveau.

LE BARON.

Qu’est-ce donc que ceci veut dire ?

LA MARQUISE.

Leur trouble vous l’explique, il dit que Salsburi

Brûle pour la Duchesse, et qu’elle l’aime aussi.

LÉANDRE.

Oui, mon frère, ce nœud qui ferait votre peine,

Peut seul assurer mon bonheur.

Et, sans lui, ma mort est certaine.

LE BARON, à Héloïse.

Je suis confus, Madame, en ce moment ;

Excusez si j’ai fait paraître

Mes sentiments ici sans nul ménagement ;

Je n’avais pas l’honneur de vous connaître ;

Vous en êtes vengée autant qu’on le peut être.

Belle Héloïse, en vous voyant,

J’en change véritablement ;

Et l’estime succède à mon antipathie.

LÉANDRE.

Je frémis de ce changement.

LA MARQUISE.

Et moi, j’en ai l’âme ravie,

Car il suspend le dénouement.

LE BARON, à Héloïse.

Je rends grâces aux miens de vous avoir choisie ;

Je vous adore, ou peu s’en faut.

HÉLOÏSE.

Ah ! ne m’adorez pas ; haïssez-moi plutôt ;

Haïssez-moi, Monsieur, je vous en prie.

LE CHEVALIER.

La prière est touchante !

LA MARQUISE.

Oui ; j’en suis attendrie.

LÉANDRE.

Je vais, dans cette extrémité,

Me jeter aux pieds de mon père,

Et j’attends tout de sa bonté.

HÉLOÏSE, au Baron.

Moi, je verrai ma tante ; elle m’aime, et j’espère

Qu’en lui peignant, Monsieur, votre effort généreux,

Elle dispensera votre cœur de ces nœuds.

LÉANDRE.

Je compte le fléchir en dépit de mon frère.

 

 

Scène X

 

LE MARQUIS, LE BARON, LÉANDRE, LA MARQUISE, HÉLOÏSE, LE CHEVALIER

 

LÉANDRE, au Marquis.

Ah ! mon père, depuis que je ne vous ai vu,

J’ai retrouvé l’objet que je croyais perdu.

Ne nous séparez pas : il y va de ma vie ;

Vous me l’avez promis.

LE MARQUIS.

Cette Beauté chérie,

Mon fils, où donc est-elle ?

LÉANDRE.

Elle est devant vos yeux.

LE MARQUIS.

C’est la nièce de Cidalise !

À votre frère elle est promise,

Je n’en suis plus le maître.

LE BARON.

Unissez-les tous deux,

Mon père, et d’un seul coup vous ferez trois heureux.

LE MARQUIS.

Votre refus, Baron, excite ma surprise.

LE BARON.

Monsieur, pour le titre d’époux,

Rien ne peut surmonter ma haine opiniâtre.

Se tournant vers Léandre.

Mon cher frère, rassurez-vous ;

Tout ce que j’en ai fait, n’est qu’un jeu de Théâtre,

Pour vous rendre à tous deux votre bonheur plus doux.

Au Marquis.

Je lui cède mon droit d’aînesse ;

Je préfère ma liberté.

LE MARQUIS.

Je vais donc sur le champ couronner leur tendresse ;

Rien ne s’oppose plus à leur félicité ;

Cidalise, en secret, penche de ce côté :

Elle a raison, leur âge est plus sortable.

LÉANDRE.

Mon père, je bénis cet arrêt favorable ;

Une seconde fois je vous dois la clarté.

Au Baron.

Mon frère, à vos refus je suis trop redevable.

HÉLOÏSE, au Baron.

Je ne dois pas, Monsieur, moins à votre bonté ;

J’étais au désespoir de vous paraître aimable.

LA MARQUISE.

Ah ! vous êtes trop bon, de tant faire pour eux.

LE BARON.

Un Héros tel que moi, sans peine est généreux,

Et préfère l’honneur, plus sage au fond peut-être,

De faire des époux à la gloire de l’être ;

Mais, pour rendre ce jour encore plus brillant,

Pour combler mes bienfaits, signalons mon talent.

Jouons...

LÉANDRE.

Non ; remettons la pièce.

Votre frère, ce soir, trop plein de la tendresse,

Court hâter le moment du nœud qui l’intéresse,

Et demain il répétera,

Jouera tout ce que l’on voudra.

MADEMOISELLE DU MESNIL.

Votre petite Comédie,

Là, qui du jour est la Folie...

LA MARQUISE.

Elle est finie, et la voilà,

Elle est toujours le fruit de notre après-dînée :

Sitôt qu’elle est conçue, elle est faite soudain ;

Elle est apprise aussitôt qu’elle est née.

Les incidents de la journée,

Font la Pièce du lendemain.

LE CHEVALIER, à Mademoiselle du Mesnil.

Joignons-y mon Ballet. Allons, soyez des nôtres.

MADEMOISELLE DU MESNIL.

Monsieur, je fais toujours ce que veulent les autres ;

Mais vos Danseurs sont-ils bons ?

LE CHEVALIER.

À peu-près

Comme ceux...

MADEMOISELLE DU MESNIL.

Oui ; j’entends du Théâtre Français.

Tant mieux, j’aurai plus d’assurance

D’être en pays, Monsieur, de connaissance.

LE CHEVALIER.

Que notre orchestre, ici, redouble son effort ;

Par un Quatuor je commence...

Non ; un Duo suffit, s’il n’est encor trop fort.

 

 

Divertissement

 

AIR.

Chantons, célébrons la gloire
De la Divinité du jour.
Le plaisir sur l’Amour remporte la victoire.
On le fête à la Ville, on l’adore à la Cour.
Chantons, etc.

DUO.

Plaisir, enchaînes nos âmes,
De tes aimables nœuds ;
N’allumes en nous des flammes
Que pour nous rendre heureux.
Plaisir, enchaînes, etc.

AIR.

Grâces du jour, jeux nouveaux,
Régnez dans nos badinages.
Prenez l’essor des Oiseaux,
Imitez, imitez leurs doux ramages.
Prenez l’essor, etc.

 

 

Vaudeville

 

Parler vers, parler toilette,
Parler guerre tour-à-tour,
Être Acteur, être Poète,
C’est l’esprit du jour,

Le grand jour est ridicule.[1]
Le beau sexe, notre amour,
Se promène au crépuscule ;
C’est le ton du jour.

En public être décente,
En secret brusquer l’Amour ;
S’applaudir d’être inconstante,
C’est le ton du jour.

Abuser l’Amant qu’on aime,
L’Époux qu’on hait, tour-à-tour,
Pour en tromper un troisième ;
C’est l’esprit du jour.

Messieurs, Papillon vous prie,
Ou par grâce, ou par amour,
De faire votre folie
De celle du jour.


[1] Les Dames se montrent tard à la promenade du Palais Royal ; ce qui fait murmurer les hommes qui les attendent.

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