À quoi rêvent les jeunes filles (Alfred de MUSSET)

Comédie en deux actes et en vers.

Publiée dans le Revue des deux mondes en 1832, et représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 29 novembre 1880.

 

Personnages

 

LE DUC LAËRTE

LE COMTE IRUS, son neveu

SILVIO

NINON, jumelle, fille du duc Laërte

NINETTE, jumelle, fille du duc Laërte

FLORA, servante

SPADILLE, domestique

QUINOLA, domestique

 

La scène est où l’on voudra.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

NINON, NINETTE

 

Une chambre à coucher.

NINETTE.

Onze heures vont sonner. – Bonsoir, ma chère sœur.

Je m’en vais me coucher.

NINON.

Bonsoir. Tu n’as pas peur

De traverser le parc pour aller à ta chambre ?

Il est si tard ! – Veux-tu que j’appelle Flora ?

NINETTE.

Pas du tout. – Mais vois donc quel beau ciel de septembre !

D’ailleurs, j’ai Bacchanal qui m’accompagnera.

Bacchanal ! Bacchanal !

Elle sort en appelant son chien.

NINON, s’agenouillant à son prie-Dieu.

O Christe ! dum fixus cruci
Expandis orbi brachia,
Amare da crucem, tuo
Da nos in amplexu mori.

Elle se déshabille.

NINETTE, rentrant épouvantée, et se jetant dans un fauteuil.

Ma chère, je suis morte.

NINON.

Qu’as-tu ? qu’arrive-t-il ?

NINETTE.

Je ne peux plus parler.

NINON.

Pourquoi ? mon Dieu ! je tremble en te voyant trembler.

NINETTE.

Je n’étais pas, ma chère, à trois pas de ta porte ;

Un homme vient à moi, m’enlève dans ses bras,

M’embrasse tant qu’il peut, me repose par terre,

Et se sauve en courant.

NINON.

Ah ! mon Dieu ! comment faire ?

C’est peut-être un voleur.

NINETTE.

Oh ! non, je ne crois pas.

Il avait sur l’épaule une chaîne superbe,

Un manteau d’Espagnol, doublé de velours noir,

Et de grands éperons qui reluisaient dans l’herbe.

NINON.

C’est pourtant une chose étrange à concevoir,

Qu’un homme comme il faut tente une horreur semblable.

Un homme en manteau noir, c’est peut-être le diable.

Oui, ma chère. Qui sait ? Peut-être un revenant.

NINETTE.

Je ne crois pas, ma chère : il avait des moustaches.

NINON.

J’y pense, dis-moi donc, si c’était un amant !

NINETTE.

S’il allait revenir ! – Il faut que tu me caches.

NINON.

C’est peut-être papa qui veut te faire peur.

Dans tous les cas, Ninette, il faut qu’on te ramène.

Holà ! Flora, Flora ! reconduisez ma sœur.

Flora paraît sur la porte.

Adieu, va, ferme bien ta porte.

NINETTE.

Et toi la tienne.

Elles s’embrassent. Ninette sort avec Flora.

NINON, seule, mettant son verrou.

Des éperons d’argent, un manteau de velours !

Une chaîne ! un baiser ! – C’est extraordinaire.

Elle se décoiffe.

Je suis mal en bandeaux ; mes cheveux sont trop courts.

Bah ! j’avais deviné ! – C’est sans doute mon père.

Ninette est si poltronne ! – Il l’aura vu passer.

C’est tout simple, sa fille, il peut bien l’embrasser.

Mes bracelets vont bien.

Elle les détache.

Ah ! demain, quand j’y pense,

Ce jeune homme étranger qui va venir dîner !

C’est un mari, je crois, que l’on veut nous donner.

Quelle drôle de chose ! Ah ! j’en ai peur d’avance.

Quelle robe mettrai-je ?

Elle se couche.

Une robe d’été ?

Non, d’hiver : cela donne un air plus convenable.

Non, d’été : c’est plus jeune et c’est moins apprêté.

On le mettra sans doute entre nous deux à table.

Ma sœur lui plaira mieux. – bah ! nous verrons toujours.

– Des éperons d’argent ! – un manteau de velours !

Mon Dieu ! comme il fait chaud pour une nuit d’automne.

Il faut dormir, pourtant. – N’entends-je pas du bruit ?

C’est Flora qui revient ; – non, non, ce n’est personne.

Tra la, tra deri da. – Qu’on est bien dans son lit !

Ma tante était bien laide avec ses vieux panaches

Hier soir à souper. – Comme mon bras est blanc !

Tra deri da. – Mes yeux se ferment. – Des moustaches...

Il la prend, il l’embrasse et se sauve en courant.

Elle s’assoupit. On entend par la fenêtre le bruit d’une guitare et une voix.

LA VOIX.

– Ninon, Ninon, que fais-tu de la vie ?

L’heure s’enfuit, le jour succède au jour.

Rose ce soir, demain flétrie.

Comment vis-tu, toi qui n’as pas d’amour ?

NINON, s’éveillant.

Est-ce un rêve ? J’ai cru qu’on chantait dans la cour ?

LA VOIX, au dehors.

Regarde-toi, la jeune fille.

Ton cœur bat et ton œil pétille.

Aujourd’hui le printemps, Ninon, demain l’hiver.

Quoi ! tu n’as pas d’étoile, et tu vas sur la mer !

Au combat sans musique, en voyage sans livre !

Quoi ! tu n’as pas d’amour, et tu parles de vivre !

Moi, pour un peu d’amour je donnerais mes jours ;

Et je les donnerais pour rien sans les amours.

NINON.

Je ne me trompe pas ; – singulière romance !

Comment ce chanteur-là peut-il savoir mon nom ?

Peut-être sa beauté s’appelle aussi Ninon.

LA VOIX.

Qu’importe que le jour finisse et recommence,

Quand d’une autre existence

Le cœur est animé ?

Ouvrez-vous, jeunes fleurs. Si la mort vous enlève,

La vie est un sommeil, l’amour en est le rêve,

Et vous aurez vécu, si vous avez aimé.

NINON, soulevant sa jalousie.

Ses éperons d’argent brillent dans la rosée ;

Une chaîne à glands d’or retient son manteau noir.

Il relève en marchant sa moustache frisée. –

Quel est ce personnage et comment le savoir ?

 

 

Scène II

 

IRUS, à sa toilette, SPADILLE, QUINOLA

 

IRUS.

Lequel de vous, marauds, m’a posé ma perruque ?

Outre que les rubans me font mal à la nuque,

Je suis couvert de poudre, et j’en ai plein les yeux.

QUINOLA.

Ce n’est pas moi.

SPADILLE.

Ni moi.

QUINOLA.

Moi, je tenais la queue.

SPADILLE.

Moi, monsieur, je peignais.

IRUS.

Vous mentez tous les deux.

Allons, mon habit rose et ma culotte bleue,

Hum ! Brum ! Diable de poudre ! – Hatsch ! Je suis aveuglé.

Il éternue.

QUINOLA, ouvrant une armoire.

Monsieur, vous ne sauriez mettre cette culotte.

La lampe était auprès ; – toute l’huile a coulé.

SPADILLE, ouvrant une autre armoire.

Monsieur, votre habit rose est tout rempli de crotte ;

Quand je l’ai déployé le chat était dessus.

IRUS.

Ciel ! de cette façon voir tous mes plans déçus !

Écoutez, mes amis ; – il me vient une idée :

Quelle heure est-il ?

SPADILLE.

Monsieur, l’horloge est arrêtée.

IRUS.

A-t-on sonné déjà deux coups pour le dîné ?

QUINOLA.

Non, l’on n’a pas sonné.

SPADILLE.

Si, si, l’on a sonné.

IRUS.

Je tremble à chaque instant que le nouveau convive

Qui doit venir dîner ne paraisse et n’arrive.

SPADILLE.

Il faut vous mettre en vert.

QUINOLA.

Il faut vous mettre en gris.

IRUS.

Dans quel mois sommes-nous ?

SPADILLE.

Nous sommes en novembre.

QUINOLA.

En août ! en août !

IRUS.

Mettez ces deux habits.

Vous vous promènerez ensuite par la chambre,

Pour que je voie un peu l’effet que je ferai.

Les valets obéissent.

SPADILLE.

Moi, j’ai l’air d’un marquis.

QUINOLA.

Moi, j’ai l’air d’un ministre.

IRUS, les regardant.

Spadille a l’air d’une oie, et Quinola d’un cuistre.

Je ne sais pas à quoi je me déciderai.

LAËRTE, entrant.

Et vous, vous avez l’air, mon neveu, d’une bête.

N’êtes-vous pas honteux de vous poudrer la tête,

Et de perdre, à courir dans votre cabinet,

Plus de temps qu’il n’en faut pour écrire un sonnet ?

Allons, venez dîner ; – votre assiette s’ennuie.

IRUS.

Vous ne voudriez pas, au prix de votre vie,

Me traîner au salon, sans rouge et demi-nu ?

Quel habit faut-il mettre ?

LAËRTE.

Eh ! le premier venu.

Allons, écoutez-moi. Vous trouverez à table

Le nouvel arrivé ; – c’est un jeune homme aimable,

Qui vient pour épouser un de mes chers enfants.

Jetez, au nom de Dieu, vos regards triomphants

Sur un autre que lui ; ne cherchez pas à plaire,

Et n’avalez pas tout comme à votre ordinaire.

Il est simple et timide, et de bonne façon ;

Enfin c’est ce qu’on nomme un honnête garçon.

Tâchez, si vous trouvez ses manières communes,

De ne point décocher, en prenant du tabac,

Votre charmant sourire et vos mots d’almanach.

Tarissez, s’il se peut, sur vos bonnes fortunes.

Ne vous inondez pas de vos flacons damnés ;

Qu’on puisse vous parler sans se boucher le nez.

Vos gants blancs sont de trop ; on dîne les mains nues.

IRUS.

Je suis presque tenté, pour cadrer à vos vues,

D’ôter mon habit vert, et de me mettre en noir.

LAËRTE.

Non, de par tous les saints, non, je vous remercie.

La peste soit de vous ! – Qui diantre se soucie,

Si votre habit est vert, de s’en apercevoir ?

IRUS.

Puis-je savoir, du moins, le nom de ce jeune homme ?

LAËRTE.

Qu’est-ce que ça vous fait ? C’est Silvio qu’il se nomme.

IRUS.

Silvio ! ce n’est pas mal. – Silvio ! – le nom est bien ;

Irus – Irus – Silvio – mais j’aime mieux le mien.

LAËRTE.

Son père est mon ami, – celui de votre mère.

Nous avons le projet, depuis plus de vingt ans,

De mourir en famille, et d’unir nos enfants.

Plût au ciel, pour tous deux, que son fils eût un frère !

IRUS.

Vrai Dieu ! monsieur le duc, qu’entendez-vous par là ?

Ne dois-je pas aussi devenir votre gendre ?

LAËRTE.

C’est bon, je le sais bien ; vous pouvez vous attendre

À trouver votre tour ; – mais Silvio choisira.

Exeunt.

 

 

Scène III

 

NINON, NINETTE, dans deux bosquets séparés

 

Le jardin du duc.

NINON.

Cette voix retentit encore à mon oreille.

NINETTE.

Ce baiser singulier me fait encor frémir.

NINON.

Nous verrons cette nuit ; il faudra que je veille.

NINETTE.

Cette nuit, cette nuit, je ne veux pas dormir.

NINON.

Toi dont la voix est douce, et douce la parole,

Chanteur mystérieux, reviendras-tu me voir ?

Ou, comme en soupirant l’hirondelle s’envole,

Mon bonheur fuira-t-il, n’ayant duré qu’un soir ?

NINETTE.

Audacieux fantôme à la forme voilée,

Les ombrages ce soir seront-ils sans danger ?

Te reverrai-je encor dans cette sombre allée,

Ou disparaîtras-tu comme un chamois léger ?

NINON.

L’eau, la terre et les vents, tout s’emplit d’harmonies.

Un jeune rossignol chante au fond de mon cœur.

J’entends sous les roseaux murmurer des génies...

Ai-je de nouveaux sens inconnus à ma sœur ?

NINETTE.

Pourquoi ne puis-je voir sans plaisir et sans peine

Les baisers du zéphyr trembler sur la fontaine,

Et l’ombre des tilleuls passer sur mes bras nus ?

Ma sœur est une enfant, – et je ne le suis plus.

NINON.

Ô fleurs des nuits d’été, magnifique nature !

Ô plantes ! ô rameaux, l’un dans l’autre enlacés !

NINETTE.

Ô feuilles des palmiers, reines de la verdure,

Qui versez vos amours dans les vents embrasés !

SILVIO, entrant.

Mon cœur hésite encor ; – toutes les deux si belles !

Si conformes en tout, si saintement jumelles !

Deux corps si transparents attachés par le cœur !

On dirait que l’aînée est l’étui de sa sœur.

Pâles toutes les deux, toutes les deux craintives,

Frêles comme un roseau, blondes comme les blés ;

Prêtes à tressaillir, comme deux sensitives,

Au toucher de la main. – Tous mes sens sont troublés.

Je n’ai pu leur parler, – j’agissais dans la fièvre ;

Mon âme à chaque mot arrivait sur ma lèvre.

Mais elles, quel bon goût ! quelle simplicité !

Hélas ! je sors d’hier de l’université.

Entrent Laërte, et Irus un cigare à la bouche.

LAËRTE.

Eh bien ! notre convive, où ces dames sont-elles ?

IRUS.

Quoi ! vous sortez de table, et vous ne fumez pas ?

SILVIO, embrassant Laërte.

Ô mon père ! ô mon duc ! Je ne puis faire un pas.

Tout mon être est brisé.

Ninon et Ninette paraissent.

IRUS.

Voilà ces demoiselles.

Ninon, ma barbe est fraîche, et je vais t’embrasser.

Ninon se sauve. Irus court après elle.

LAËRTE.

Ne sauriez-vous Irus, dîner sans vous griser ?

Ils sortent en se promenant.

 

 

Scène IV

 

NINETTE, restée seule, FLORA

 

NINETTE.

Où cours-tu donc, Flora ? Mon Dieu ! la belle chaîne !

Voyez donc ! – les beaux glands ! Qui t’a donné cela ?

NINON, accourant.

Voyons ! laisse-moi voir. – Ah ! je suis hors d’haleine.

Quel sot que cet Irus ! – Tu l’as trouvé, Flora ?

Le beau collier, ma foi ! Vraiment, comme elle est fière !

FLORA, à Ninon.

Je voudrais vous parler.

Elle l’entraîne dans un coin.

NINETTE.

Quoi donc ? c’est un mystère ?

FLORA, à Ninon.

Rentrez dans votre chambre, et lisez ce billet.

NINON.

Un billet ? d’où vient-il ?

FLORA.

Mettez-le, s’il vous plaît,

Dans ce petit coin-là, sur votre cœur, ma belle.

Elle le lui met dans son sein.

NINON.

Tu sais donc ce que c’est ?

FLORA.

Moi, non, je n’en sais rien.

Ninon sort en courant.

NINETTE.

Qu’as-tu dit à ma sœur, et pourquoi s’en va-t-elle ?

FLORA, tirant un autre billet.

Tenez, lisez ceci.

NINETTE.

Pourquoi ? Je le veux bien.

Mais qu’est-ce que c’est donc ?

FLORA.

Lisez toujours, ma chère.

Mais prenez garde à vous. – J’aperçois votre père ;

Allez vous enfermer dans votre appartement.

NINETTE.

Pourquoi ?

FLORA.

Vous lirez mieux, et plus commodément.

Elles sortent. Entrent Laërte et Silvio.

SILVIO.

Je crois que notre abord met ces dames en fuite.

Ah ! monseigneur, j’ai peur de leur avoir déplu.

LAËRTE.

Bon, bon, laissez-les fuir ; vous leur plairez bien vite.

Dites-moi, mon ami, dans votre temps perdu,

N’avez-vous jamais fait la cour à quelques belles ?

Quel moyen preniez-vous pour dompter les cruelles ?

SILVIO.

Père, ne raillez pas, je me défendrais mal.

Bien que je sois sorti d’un sang méridional,

Jamais les imbroglios, ni les galanteries,

Ni l’art mystérieux des douces flatteries,

Ce bel art d’être aimé, ne m’ont appartenu.

Je vivrai sous le ciel comme j’y suis venu.

Un serrement de main, un regard de clémence,

Une larme, un soupir, voilà pour moi l’amour ;

Et j’aimerai dix ans comme le premier jour.

J’ai de la passion, et n’ai point d’éloquence.

Mes rivaux, sous mes yeux, sauront plaire et charmer.

Je resterai muet ; – moi, je ne sais qu’aimer.

LAËRTE.

Les femmes cependant demandent autre chose.

Bien plus, sans les aimer, du moment que l’on ose,

On leur plaît. La faiblesse est si chère à leur cœur

Qu’il leur faut un combat pour avoir un vainqueur.

Croyez-moi, j’ai connu ces êtres variables.

Il n’existe, dit-on, ni deux feuilles semblables,

Ni deux cœurs faits de même, et moi, je vous promets

Qu’en en séduisant une on séduit tout un monde.

L’une aura les pieds plats, l’autre la jambe ronde,

Mais la communauté ne changera jamais.

Avez-vous jamais vu les courses d’Angleterre ?

On prend quatre coureurs, – quatre chevaux sellés ;

On leur montre un clocher, puis on leur dit : Allez !

Il s’agit d’arriver, n’importe la manière.

L’un choisit un ravin, – l’autre un chemin battu.

Celui-ci gagnera, s’il ne rencontre un fleuve ;

Celui-là fera mieux, s’il n’a le cou rompu.

Tel est l’amour, Silvio ; – l’amour est une épreuve ;

Il faut aller au but, – la femme est le clocher.

Prenez garde au torrent, prenez garde au rocher ;

Faites ce qui vous plaît, le but est immobile.

Mais croyez que c’est prendre une peine inutile

Que de rester en place et de crier bien fort :

Clocher ! clocher ! je t’aime, arrive ou je suis mort.

SILVIO.

Je sens la vérité de votre parabole,

Mais si je ne puis rien trouver même en parole,

Que pourrai-je valoir, seigneur, en action ?

Tout le réel pour moi n’est qu’une fiction ;

Je suis dans un salon comme une mandoline

Oubliée en passant sur le bord d’un coussin.

Elle renferme en elle une langue divine,

Mais si son maître dort, tout reste dans son sein.

LAËRTE.

Écoutez donc alors ce qu’il vous faudra faire.

Recevoir un mari de la main de son père,

Pour une jeune fille est un pauvre régal.

C’est un serpent doré qu’un anneau conjugal.

C’est dans les nuits d’été, sur une mince échelle,

Une épée à la main, un manteau sur les yeux,

Qu’un enfant de quinze ans rêve ses amoureux.

Avant de se montrer, il faut leur apparaître.

Le père ouvre la porte au matériel époux,

Mais toujours l’idéal entre par la fenêtre.

Voilà, mon cher Silvio, ce que j’attends de vous,

Connaissez-vous l’escrime ?

SILVIO.

Oui, je tire l’épée.

LAËRTE.

Et pour le pistolet, vous tuez la poupée,

N’est-ce pas ? C’est très bien ; vous tuerez mes valets.

Mes filles tout à l’heure ont reçu deux billets ;

Ne cherchez pas, c’est moi qui les ai fait remettre.

Ah ! si vous compreniez ce que c’est qu’une lettre !

Une lettre d’amour lorsque l’on a quinze ans !

Quelle charmante place elle occupe longtemps !

D’abord auprès du cœur, ensuite à la ceinture.

La poche vient après, le tiroir vient enfin.

Mais comme on la promène, en traîneaux, en voiture !

Comme on la mène au bal ! que de fois en chemin,

Dans le fond de la poche on la presse, on la serre !

Et comme on rit tout bas du bonhomme de père

Qui ne voit jamais rien, de temps immémorial !

Quel travail il se fait dans ces petites têtes !

Voulez-vous, mon ami, savoir ce que vous êtes,

Vous, à l’heure qu’il est ? – Vous êtes l’idéal,

Le prince Galaor, le berger d’Arcadie ;

Vous êtes un Lara ; – j’ai signé votre nom.

Le vieux duc vous prenait pour son gendre, – mais non,

Non ! Vous tombez du ciel comme une tragédie ;

Vous rossez mes valets ; vous forcez mes verrous ;

Vous caressez le chien ; vous séduisez la fille ;

Vous faites le malheur de toute la famille.

Voilà ce que l’on veut trouver dans un époux.

SILVIO.

Quelle mélancolique et déchirante idée !

Elle est juste pourtant ; – qu’elle me fait de mal !

LAËRTE.

Ah ! jeune homme, avez-vous aussi votre idéal ?

SILVIO.

Pourquoi pas comme tous ? Leur étoile est guidée

Vers un astre inconnu qu’ils ont toujours rêvé ;

Et la plupart de nous meurt sans l’avoir trouvé.

LAËRTE.

Attachez-vous du prix à des enfantillages ?

Cela n’empêche pas les femmes d’être sages,

Bonnes, franches de cœur ; c’est un goût seulement ;

Cela leur va, leur plaît, – tout cela, c’est charmant.

Écoutez-moi, Silvio : – ce soir, à la veillée,

Vous vous cuirasserez d’un large manteau noir.

Flora dormira bien, c’est moi qui l’ai payée.

Ces dames, pour leur part, descendront en peignoir.

Or vous vous doutez bien, par cette double lettre,

Que ce que vous vouliez, c’était un rendez-vous.

Car, excepté cela, que veut un billet doux ?

Vous pénétrerez donc par la chère fenêtre.

On vous introduira comme un conspirateur.

Que ferez-vous alors, vous, double séducteur ?

Vous entendrez des cris. – C’est alors que le père,

Semblable au commandeur dans le Festin de Pierre,

Dans sa robe de chambre apparaîtra soudain.

Il vous provoquera, sa chandelle à la main.

Vous la lui soufflerez du vent de votre épée.

S’il ne reste par terre une tête coupée,

Il y pourra du moins rester un grand seau d’eau,

Que Flora lestement nous versera d’en haut.

Ce sera tout le sang que nous devrons répandre.

Les valets aussitôt le couvriront de cendre ;

On ne saura jamais où vous serez passé,

Et mes filles crieront : – Ô ciel ! il est blessé !

SILVIO.

Je n’achèverai pas cette plaisanterie.

Calculez, mon cher duc, où cela mènera.

Savez-vous, puisqu’il faut enfin qu’on nous marie,

Si je me fais aimer, laquelle m’aimera ?

LAËRTE.

Peut-être toutes deux, n’est-il pas vrai, mon gendre ?

Si je le trouve bon, qu’avez-vous à reprendre ?

Ô mon fils bien-aimé ! laissons parler les sots.

SILVIO.

On a bouleversé la terre avec des mots.

LAËRTE.

Eh ! que m’importe à moi ! – Je n’ai que vous au monde

Après mes deux enfants. Que me fait un brocard ?

Vous êtes assez mûr sous votre tête blonde

Pour porter du respect à l’honneur d’un vieillard.

SILVIO.

Ah ! je mourrais plutôt. Ce n’est pas ma pensée.

LAËRTE.

Supposons que des deux vous vous fassiez aimer.

Celle qui restera voudra vous pardonner.

Votre image, Silvio, sera bientôt chassée

Par un rêve nouveau, par le premier venu.

Croyez-moi, les enfants n’aiment que l’inconnu.

Dès que vous deviendrez le bourgeois respectable

Qui viendra tous les jours s’asseoir à déjeuner,

Qu’on verra se lever, aller et retourner,

Mettre après le café ses coudes sur la table,

On ne cherchera plus l’être mystérieux.

On aimera le frère et c’est ce que je veux.

Si mon sot de neveu parle de mariage,

On l’en détestera quatre fois davantage,

C’est encor mon souhait. Mes enfants ont du cœur ;

L’une soit votre femme, et l’autre votre sœur.

Je me confie à vous, – à vous, fils de mon frère,

Qui serez le mari d’une de mes enfants,

Qui ne souillerez pas la maison de leur père,

Et qui ne jouerez pas avec ses cheveux blancs.

Qui sait ? peut-être un jour ma pauvre délaissée

Trouvera quelque part le mari qu’il lui faut.

Mais l’importante affaire est d’éviter ce sot.

Irus entre.

IRUS.

À souper ! à souper ! messieurs, l’heure est passée.

LAËRTE.

Vous avez, Dieu me damne, encor changé d’habit.

IRUS.

Oui, celui-là va mieux ; l’autre était trop petit.

Exeunt.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LE DUC LAËRTE, en robe de chambre, SILVIO, enveloppé d’un manteau

 

Le jardin. Il est nuit.

LAËRTE.

Lorsque cette lueur, que vous voyez là-bas,

Après avoir erré de fenêtre en fenêtre,

Tournera vers ce coin pour ne plus reparaître,

Il sera temps d’agir. – Elle y marche à grands pas.

SILVIO.

Je vous l’ai dit, seigneur, cela ne me plaît pas.

LAËRTE.

Eh bien ! moi, tout cela m’amuse à la folie.

Je ne fais pas la guerre à la mélancolie.

Après l’oisiveté, c’est le meilleur des maux.

En général d’ailleurs, c’est ma pierre de touche ;

Elle ne pousse pas, cette plante farouche,

Sur la majestueuse obésité des sots.

Mais la gaîté, Silvio, sied mieux à la vieillesse ;

Nous voulons la beauté pour aimer la tristesse.

Il faut bien mettre un peu de rouge à soixante ans ;

C’est le métier des vieux de dérider le temps.

On fait de la vieillesse une chose honteuse ;

C’est tout simple : ici-bas, chez les trois quarts des gens,

Quand elle n’est pas prude, elle est entremetteuse.

Cassandre est la terreur des vieillards indulgents.

Croyez-vous cependant, mon cher, que la nature

Laisse ainsi par oubli vivre sa créature ?

Qu’elle nous ait donné trente ans pour exister,

Et le reste pour geindre ou bien pour tricoter ?

Figurez-vous, Silvio, que j’ai, la nuit dernière,

Chanté fort joliment pendant une heure entière.

C’était pour intriguer mes filles ; mais, ma foi,

Je crois, en vérité, que j’ai chanté pour moi.

SILVIO.

Aussi, dans tout cela, cher duc, c’est vous que j’aime.

Il faudra pourtant bien redevenir moi-même.

Songez donc, mon ami, qu’il ne restera rien

Du héros de roman.

LAËRTE.

Mon Dieu ! Je le sais bien.

Un roman dans un lit, on n’en saurait que faire.

On réalise là tous ceux qu’on a rêvés.

Après la bagatelle il faut le nécessaire ;

Et j’espère pour vous, mon cher, que vous l’avez.

Très ordinairement, dans ces sortes de choses,

Ceux qui parlent beaucoup savent prouver très peu.

C’est ce qui montre en tout la sagesse de Dieu.

Tous ces galants musqués, fleuris comme des roses,

Qu’on voit soir et matin courir les rendez-vous,

S’assouplir comme un gant autour des jeunes filles,

Escalader les murs, et danser sur les grilles,

Savent au bout du doigt ce qui vous manque, à vous.

Vous avez dans le cœur, Silvio, ce qui leur manque.

Je me moque d’avoir pour gendre un saltimbanque,

Capable de passer par le trou d’une clef.

Si vous étiez comme eux, j’en serais désolé.

Mais la méthode existe ; – il faut songer à plaire.

Une fois marié, parbleu ! c’est votre affaire.

Permettez-moi, de grâce, une autre question.

Avez-vous jusqu’ici vécu sans passion ?

En un mot... franchement, mon cher, êtes-vous vierge ?

SILVIO.

Vierge du cœur à l’âme, et de la tête aux pieds.

LAËRTE.

Bon ! Je ne hais rien tant que les jeunes roués.

Le cœur d’un libertin est fait comme une auberge ;

On y trouve à toute heure un grand feu bien nourri,

Un bon gîte, un bon lit, – et la clef sur la porte.

Mais on entre aujourd’hui : demain il faut qu’on sorte.

Ce n’est pas ce bois-là, dont on fait un mari.

Que tout vous soit nouveau, quand la femme est nouvelle.

Ce n’est jamais un bien que l’on soit plus vieux qu’elle,

Ni du corps ni du cœur. – Tâchez de deviner.

Quel bonheur, en amour, de pouvoir s’étonner !

Elle aura ses secrets, et vous aurez les vôtres.

Restez longtemps enfants : vous vous en ferez d’autres.

Ce secret-là surtout est si vite oublié !

SILVIO.

Si ma femme pourtant croit trouver un roué,

Quel misérable effet fera mon ignorance !

N’appréhendez-vous rien de ces étonnements ?

LAËRTE.

Ceci pourrait sonner comme une impertinence.

Mes filles n’ont, monsieur, que de très bons romans.

Ah ! Silvio, je vous livre une fleur précieuse.

Effeuillez lentement cette ignorance heureuse.

Si vous saviez quel tort se font bien des maris,

En se livrant, dans l’ombre, à des secrets infâmes !

Pour le fatal plaisir d’assimiler leurs femmes

Aux femmes sans pudeur dont ils les ont appris !

Ils ne leur laissent plus de neuf que l’adultère.

Si vous étiez ainsi, j’aimerais mieux Irus.

Rappelez-vous ces mots, qui sont dans l’Hespérus :

« Respectez votre femme, amassez de la terre

« Autour de cette fleur prête à s’épanouir ;

« Mais n’en laissez jamais tomber dans son calice. »

SILVIO.

Mon père, embrassez-moi. – Je vois le ciel s’ouvrir.

LAËRTE.

Vous êtes, mon enfant, plus blanc qu’une génisse ;

Votre bon petit cœur est plus pur que son lait ;

Vous vous en défiez, et c’est ce qui me plaît.

Croyez-en un vieillard qui vous donne sa fille.

Puisque je vous ai pris pour remplir ma famille,

Fiez-vous à mon choix. – Je ne me trompe pas.

SILVIO.

La lumière s’en va de fenêtre en fenêtre.

LAËRTE.

L’heure va donc sonner. – Mon fils, viens dans mes bras.

SILVIO.

Elle se perd dans l’ombre, elle va disparaître.

LAËRTE.

Ton rôle est bien appris ? Tu n’as rien oublié ?

SILVIO.

La lumière s’éteint.

LAËRTE.

Bravo ! l’heure est venue.

Suivons tout doucement le mur de l’avenue.

Allons, mon cavalier, sur la pointe du pied.

Exeunt.

 

 

Scène II

 

NINON, NINETTE, en déshabillé

 

Une terrasse.

NINON.

Que fais-tu là si tard, ma petite Ninette ?

Il est temps de dormir. – Tu prendras le serein.

NINETTE.

Je regardais la lune en mettant ma cornette.

Que d’étoiles au ciel ! – Il fera beau demain.

NINON.

Tra deri.

NINETTE.

Que dis-tu ?

NINON.

C’est une contredanse.

Tra deri. – Sans amour... Ah ! ma chère romance !

NINETTE.

Va te coucher, Ninon ; je ne saurais dormir.

NINON.

Ma foi, ni moi non plus.

À part.

Il n’aurait qu’à venir.

NINETTE, chantant.

Léonore avait un amant
Qui lui disait : Ma chère enfant...

NINON.

Je crains vraiment pour toi que le froid ne te prenne.

NINETTE.

J’étouffe de chaleur.

À part.

Je tremble qu’il ne vienne.

NINON, continuant la chanson.

Qui lui disait : Ma chère enfant...

NINETTE.

Je crois que son dessein est de coucher ici.

NINON.

On monte l’escalier ; mon Dieu ! si c’était lui !

NINETTE, reprenant.

Léonore avait un amant...

NINON.

Elle ne songe pas à me céder la place.

S’il allait arriver !

NINETTE.

Ma chère sœur, de grâce,

Va-t’en te mettre au lit.

NINON.

Pourquoi ? Je suis très bien.

Écoute : – promets-moi que tu n’en diras rien ;

Je vais te confier...

NINETTE.

Il faut que je t’avoue...

NINON.

Jure-moi sur l’honneur...

NINETTE.

Garde-moi le secret.

NINON.

Tiens ; ouvre cette lettre.

NINETTE.

Et toi, lis ce billet.

NINON, lisant.

« Si l’amour peut faire excuser la folie, au nom du ciel, ma belle demoiselle, accordez-moi... »

NINETTE, lisant.

« Si l’amour peut faire excuser la folie, au nom du ciel, ma chère demoiselle... »

TOUTES DEUX, à la fois.

Grand Dieu ! le même nom !

NINETTE.

Ma chère, l’on nous joue !

NINON.

Quelle horreur !

NINETTE.

J’en mourrai.

NINON.

Faut-il être effronté !

NINETTE.

Flora me paiera cher pour l’avoir apporté !

NINON.

Ce beau collier sans doute était sa récompense.

Hélas !

NINETTE.

Hélas !

NINON.

Ma chère, à présent que j’y pense,

C’est lui qui t’a suivie, hier, au parc anglais.

NINETTE.

C’était lui qui chantait.

NINON.

Tu le sais ?

NINETTE.

J’écoutais.

NINON.

Je le trouvais si beau !

NINETTE.

Je l’avais cru si tendre !

NINON.

Nous lui dirons son fait, ma chère, il faut l’attendre.

NINETTE.

Je veux bien ; restons là.

NINON.

Comment crois-tu qu’il soit ?

NINETTE.

Brun, avec de grands yeux. Il n’a pas ce qu’il croit ;

Nous allons nous venger de la belle manière.

NINON.

Brun, mais pâle. Je crois que c’est un mousquetaire.

Nous allons joliment lui faire la leçon.

NINETTE.

Bien tourné, la main blanche et de bonne façon.

C’est un monstre, ma chère, un être abominable !

NINON.

Les dents belles, l’œil vif. – Un monstre véritable.

Quant à moi, je voudrais déjà qu’il fût ici.

NINETTE.

Et le parler si doux ! – Je le voudrais aussi.

NINON.

Pour lui dire en deux mots...

NINETTE.

Pour lui pouvoir apprendre...

NINON.

Et l’air si langoureux qu’on pourrait s’y méprendre !...

NINETTE.

Ah ! mon Dieu, quelqu’un vient ; j’ai cru que c’était lui.

NINON.

C’est lui, c’est lui, ma chère.

Silvio entre, le visage couvert de son manteau et l’épée à la main.

NINETTE, voyant qu’il hésite.

Entrez donc par ici !

Irus entre, l’épée à la main, d’un côté ; le duc Laërte de l’autre.

IRUS.

Holà ! quel est ce bruit ?

LAËRTE.

Holà ! quel est cet homme ?

Laërte et Silvio croisent l’épée.

IRUS, s’interposant.

Monsieur, demandez-lui s’il est bon gentilhomme.

LAËRTE, donnant dans l’obscurité un coup de plat d’épée à Irus.

Non, non, c’est un voleur !

IRUS, tombant.

Aïe ! aïe ! il m’a tué.

Flora jette par la fenêtre un seau d’eau sur la tête d’Irus.

Au secours ! on m’inonde. Ah ! je suis tout mouillé !

Laërte et Silvio se retirent.

NINON.

Qu’est devenu Silvio ?

NINETTE.

Je ne vois pas mon père.

Elles cherchent et rencontrent Irus.

TOUTES LES DEUX.

À l’assassin ! au meurtre ! un homme est là par terre.

Elles se sauvent.

IRUS, seul, couché.

Oui, oui, n’attendez pas que j’aille me lever ;

Si je disais un mot, ils viendraient m’achever.

Flora entre dans l’obscurité ; elle rencontre Irus, qu’elle prend pour Silvio.

FLORA.

Êtes-vous là, seigneur Silvio ?

IRUS, à part.

Laissons-la croire.

C’est moi ! je suis Silvio.

FLORA, reconnaissant Irus.

Vous avez donc reçu

Quelque coup de rapière ? Entrez dans cette armoire.

Elle le pousse dans une fenêtre ouverte.

NINETTE, rencontrant Silvio au fond du balcon.

Entrez dans cette chambre, ou vous êtes perdu.

Elle l’enferme dans sa chambre.

 

 

Scène III

 

IRUS, sortant d’une armoire, SILVIO, d’un cabinet

 

Une chambre. Le point du jour.

IRUS.

Je n’entends plus de bruit.

SILVIO.

Je ne vois plus personne.

IRUS.

Par la mort-Dieu ! monsieur, que faites-vous ici ?

SILVIO.

C’est une question qui m’appartient aussi.

IRUS.

Ah ! tant que vous voudrez, mais la mienne est la bonne.

SILVIO.

Je vous la laisse donc, en n’y répondant pas.

IRUS.

Eh bien ! moi, j’y réponds. – Si j’y suis, c’est ma place.

Ce n’est pas par-dessus le mur de la terrasse

Que j’y suis arrivé, comme un larron d’honneur.

J’y suis venu, cordieu ! comme un homme de cœur.

Je ne m’en cache pas.

SILVIO.

Vous sortez d’une armoire.

IRUS.

S’il faut vous le prouver pour vous y faire croire,

Je suis votre homme au moins, mon petit hobereau.

SILVIO.

Je ne suis pas le vôtre, et vous criez trop haut.

Il veut s’en aller.

IRUS.

Par le sang ! par la mort ! mon petit gentilhomme,

Il faut donc vous apprendre à respecter les gens ?

Voilà votre façon de relever les gants !

SILVIO.

Écoutez-moi, monsieur, votre scène m’assomme.

Je ne sais ni pourquoi, ni de quoi vous criez.

IRUS.

C’est qu’il ne fait pas bon me marcher sur les pieds.

Vive-Dieu ! savez-vous que je n’en crains pas quatre ?

Palsambleu ! ventrebleu ! je vous avalerais.

SILVIO.

Tenez, mon cher monsieur, allons plutôt nous battre.

Si vous continuiez, je vous souffletterais.

IRUS.

Mort-Dieu ! ne croyez pas, au moins, que je balance.

LAËRTE, dans la coulisse.

Ninette ! holà, Ninon !

IRUS.

C’est le père. – Silence.

Esquivons-nous, monsieur, nous nous retrouverons.

Il rentre dans son armoire, et Silvio dans le cabinet.

LAËRTE.

Ninon ! Ninon !

NINON, entrant.

Mon père, après l’histoire affreuse

Qui s’est passée ici, j’attends tous vos pardons.

Je n’aime plus Silvio. – Je vivrai malheureuse,

Et mon intention est d’épouser Irus.

Elle se jette à genoux.

LAËRTE.

Je suis vraiment ravi que vous ne l’aimiez plus.

Quel roman lisiez-vous, Ninon, cette semaine ?

NINETTE, entrant et se jetant à genoux de l’autre côté.

Ô mon père ! ô mon maître ! après l’horrible scène

Dont cette nuit nos murs ont été les témoins,

À supporter mon sort je mettrai tous mes soins.

Je hais mon séducteur, et je me hais moi-même.

Si vous y consentez, Irus peut m’épouser.

LAËRTE.

Je n’ai, mes chers enfants, rien à vous refuser.

Vous m’avez offensé. – Cependant je vous aime,

Et je ne prétends pas m’opposer à vos vœux.

Enfermez-vous chez vous. – Ce soir, à la veillée,

Vous trouverez en bas la famille assemblée.

Comme vous ne pouvez l’épouser toutes deux,

Irus fera son choix. Tâchons donc d’être belles ;

Il n’est point ici-bas de douleurs éternelles.

Allez, retirez-vous.

Il sort. Ninon et Ninette le suivent.

 

 

Scène IV

 

RUS, ouvrant l’armoire, SILVIO

 

IRUS.

Vous avez entendu ?

SILVIO.

À merveille, monsieur, et je suis confondu.

Laquelle prendrez-vous ?

IRUS.

Je ne rends point de compte.

SILVIO.

Vous daignerez me dire, au moins, monsieur le comte,

Laquelle des deux sœurs il me reste à fléchir.

IRUS.

Je n’en sais rien, monsieur, laissez-moi réfléchir.

SILVIO.

Ninette vous plaisait davantage, il me semble.

IRUS.

Vous l’avez dit. Je crois que je la préférais.

SILVIO.

Fort bien. Maintenant donc allons nous battre ensemble.

IRUS.

Je vous ai dit, monsieur, que je réfléchirais.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

LAËRTE, seul

 

Le jardin.

Mon Dieu ! tu m’as béni. – Tu m’as donné deux filles.

Autour de mon trésor je n’ai jamais veillé.

Tu me l’avais donné, – je te l’ai confié.

Je ne suis point venu sur les barreaux des grilles

Briser les ailes d’or de leur virginité.

J’ai laissé dans leur sein fleurir ta volonté.

La vigilance humaine est une triste affaire.

C’est la tienne, ô mon Dieu ! qui n’a jamais dormi.

Mes enfants sont à toi ; je leur savais un père,

J’ai voulu seulement leur donner un ami ;

Tu les as vu grandir, – tu les as faites belles.

De leurs bras enfantins, comme deux sœurs fidèles,

Elles ont entouré leur frère à cheveux blancs.

Aux forces du vieillard leur sève s’est unie ;

Ces deux fardeaux si doux suspendus à sa vie

Le font vers son tombeau marcher à pas plus lents.

La nature aujourd’hui leur ouvre son mystère.

Ces beaux fruits en tombant vont perdre la poussière

Qui dorait au soleil leur contour velouté.

L’amour va déflorer leurs tiges chancelantes.

Je te livre, ô mon Dieu ! ces deux herbes tremblantes.

Donne-leur le bonheur, si je l’ai mérité.

On entend deux coups de pistolet.

Qui se bat par ici ? Quel est donc ce tapage ?

Irus entre, la tête enveloppée de son mouchoir, Spadille portant son chapeau et Quinola sa perruque.

Que diantre faites-vous dans ce sot équipage,

Mon neveu ?

IRUS.

Je suis mort. Il vient de me viser.

LAËRTE.

Il était bien matin, Irus, pour vous griser.

IRUS.

Regardez mon chapeau, vous y verrez sa balle.

LAËRTE.

Alors votre chapeau se meurt, mais non pas vous.

Entrent Ninon et Ninette, toutes deux vêtues en religieuses.

Que nous veut à présent cet habit de vestale ?

Sommes-nous par hasard à l’hôpital des fous ?

NINON.

Mon père, permettez à deux infortunées

D’aller finir leurs jours dans le fond d’un couvent.

LAËRTE.

Ah ! voilà ce matin par où souffle le vent ?

NINETTE.

Mon père et mon seigneur, vos filles sont damnées.

Elles n’auront jamais que leur Dieu pour époux.

LAËRTE.

Voyez, mon cher Irus, jusqu’où va votre empire,

On prend toujours le mal pour éviter le pire.

Mes filles aiment mieux épouser Dieu que vous.

Levez-vous, mes enfants ; – je suis ravi, du reste,

De voir que vous aimez Silvio toutes les deux.

Rentrez chez moi. – Ce jour doit être un jour heureux,

Et vous, mon cher garçon, allez changer de veste.

IRUS.

Ai-je du sang sur moi ? Mon oreille me cuit.

SPADILLE.

Oui, monsieur.

QUINOLA.

Non, monsieur.

IRUS.

Je me suis bien conduit.

Exeunt.

 

 

Scène VI

 

NINON, SILVIO, sur un banc

 

La terrasse.

SILVIO.

Écoutez-moi, Ninon, je ne suis point coupable.

Oubliez un roman où rien n’est véritable

Que l’amour de mon cœur, dont je me sens pâmer.

NINON.

Taisez-vous ; – j’ai promis de ne pas vous aimer.

SILVIO.

Flora seule a tout fait par une maladresse,

Les billets d’hier soir portaient la même adresse,

C’est en les envoyant que je me suis trompé ;

Le nom de votre sœur sous ma plume est tombé.

Le vôtre de si près, comme vous, lui ressemble.

La main n’est pas bien sûre, hélas ! quand le cœur tremble.

Et je tremblais ; – je suis un enfant comme vous.

NINON.

De quoi pouvaient servir ces deux lettres pareilles ?

Je vous écouterais de toutes mes oreilles,

Si vous ne mentiez pas avec ces mots si doux.

SILVIO.

Je vous aime, Ninon, je vous aime à genoux.

NINON.

On relit un billet, monsieur, quand on l’envoie.

Quand on le recopie, on jette le brouillon.

Ce n’est pas malaisé de bien écrire un nom.

Mais comment voulez-vous, Silvio, que je vous croie ?

Vous ne répondez rien.

SILVIO.

Je vous aime, Ninon.

NINON.

Lorsqu’on n’est pas coupable on sait bien se défendre.

Quand vous chantiez hier de cette voix si tendre,

Vous saviez bien mon nom, je l’ai bien entendu.

Et ce baiser du parc que ma sœur a reçu,

Aviez-vous oublié d’y mettre aussi l’adresse ?

Regardez donc, monsieur, quelle scélératesse !

Chanter sous mon balcon en embrassant ma sœur !

SILVIO.

Je vous aime, Ninon, comme voilà mon cœur.

Vos yeux sont de cristal, – vos lèvres sont vermeilles

Comme ce ciel de pourpre autour de l’occident.

Je vous trompais hier, vous m’aimiez cependant.

NINON.

Que voulez-vous qu’on dise à des raisons pareilles ?

SILVIO.

Votre taille flexible est comme un palmier vert ;

Vos cheveux sont légers comme la cendre fine

Qui voltige au soleil autour d’un feu d’hiver.

Ils frémissent au vent comme la balsamine ;

Sur votre front d’ivoire ils courent en glissant,

Comme une huile craintive au bord d’un lac d’argent.

Vos yeux sont transparents comme l’ambre fluide

Au bord du Niémen ; – leur regard est limpide

Comme une goutte d’eau sur la grenade en fleurs.

NINON.

Les vôtres, mon ami, sont inondés de pleurs.

SILVIO.

Le son de votre voix est comme un bon génie

Qui porte dans ses mains un vase plein de miel.

Toute votre nature est comme une harmonie ;

Le bonheur vient de vous, comme il vous vient du ciel.

Laissez-moi seulement baiser votre chaussure ;

Laissez-moi me repaître et m’ouvrir ma blessure.

Ne vous détournez pas ; laissez-moi vos beaux yeux.

N’épousez pas Irus, je serai bien heureux.

Laissez-moi rester là près de vous, en silence,

La main dans votre main, – passer mon existence

À sentir jour par jour mon cœur se consumer...

NINON.

Taisez-vous ; – j’ai promis de ne pas vous aimer.

 

 

Scène VII

 

LE DUC LAËRTE, assis sur une estrade, IRUS, à sa droite, en habit cramoisi et l’épée à la main, SILVIO, à sa gauche, SPADILLE, QUINOLA, debout

 

Un salon.

LAËRTE.

Me voici sur mon trône assis comme un grand juge.

L’innocence à mes pieds peut chercher un refuge.

Irus est le bourreau, Silvio le confesseur.

Nous sommes justiciers de l’honneur des familles.

Chambellan Quinola, faites venir mes filles.

Ninon et Ninette entrent, habillées en bergères.

NINON.

C’est en mon nom, grand duc, comme au nom de ma sœur,

Que je viens déclarer à Votre Seigneurie

L’immuable dessein que nous avons formé.

LAËRTE.

Voilà l’habit claustral galamment transformé.

NINETTE.

Nous vivrons loin du monde, au fond d’une prairie,

À garder nos moutons sur le bord des ruisseaux.

Nous filerons la laine ainsi que vos vassaux.

Nous renonçons au monde, au bien de notre mère.

Il nous suffit, seigneur, qu’une juste colère

Vous ait donné le droit d’oublier vos enfants.

LAËRTE.

Vous viendrez, n’est-ce pas, dîner de temps en temps ?

NINETTE.

Nous vous demanderons un éternel silence.

Si notre séducteur vous brave et vous offense,

Notre avis, monseigneur, est d’en écrire au roi.

LAËRTE.

Le roi, si j’écrivais, me répondrait, je crois,

Que nous sommes bien loin, et qu’il est en affaire.

Tout ce que je puis donc, c’est d’en écrire au maire,

Et c’est ce que j’ai fait, car il soupe avec nous.

Il entre un maire et un notaire. À Ninon.

Allons, mon Angélique, embrassez votre époux.

À Ninette.

Il ne s’en ira point, ne pleurez pas, Ninette.

Embrassez votre frère, il est aussi le mien.

À Irus.

Et vous, mon cher Irus, ne baissez point la tête ;

Soyez heureux aussi ; – votre habit vous va bien.

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