Zaïre (VOLTAIRE)

Tragédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 13 août 1732.

 

Personnages

 

OROSMANE, soudan de Jérusalem

LUSIGNAN, prince du sang des rois de Jérusalem

ZAÏRE, esclave du soudan

FATIME, esclave du soudan

NÉRESTAN, chevalier français

CHATILLON, chevalier français

CORASMIN, officier du soudan

MÉLÉDOR, officier du soudan

UN ESCLAVE

SUITE

 

La scène est au sérail de Jérusalem.

 

 

ÉPÎTRE DÉDICATOIRE À M. FALKENER,

NÉGOCIANT ANGLAIS,  DEPUIS AMBASSADEUR À CONSTANTINOPLE

 

Vous êtes Anglais, mon cher ami, et je suis né en France ; mais ceux qui aiment les arts sont tous concitoyens. Les honnêtes gens qui pensent ont à peu près les mêmes principes, et ne composent qu’une république : ainsi il n’est pas plus étrange de voir aujourd’hui une tragédie française dédiée à un Anglais, ou à un Italien, que si un citoyen d’Éphèse ou d’Athènes avait autrefois adressé son ouvrage à un Grec d’une autre ville. Je vous offre donc cette tragédie comme à mon compatriote dans la littérature, et comme à mon ami intime.

Je jouis en même temps du plaisir de pouvoir dire à ma nation de quel œil les négociants sont regardés chez vous ; quelle estime on sait avoir en Angleterre pour une profession qui fait la grandeur de l’état ; et avec quelle supériorité quelques uns d’entre vous représentent leur patrie dans leur parlement, et sont au rang des législateurs.

Je sais bien que cette profession est méprisée de nos petits-maîtres ; mais vous savez aussi que nos petits-maîtres et les vôtres sont l’espèce la plus ridicule qui rampe avec orgueil sur la surface de la terre.

Une raison encore qui m’engage à m’entretenir de belles lettres avec un Anglais plutôt qu’avec un autre, c’est vôtre heureuse liberté de penser ; elle en communique à mon esprit ; mes idées se trouvent plus hardies avec vous.

Quiconque avec moi s’entretient

Semble disposer de mon âme :

S’il sent vivement, il m’enflamme ;

Et s’il est fort, il me soutient.

Un courtisan pétri de feinte

Fait dans moi tristement passer

Sa défiance et sa contrainte ;

Mais un esprit libre et sans crainte

M’enhardit et me fait penser.

Mon feu s’échauffe à sa lumière,

Ainsi qu’un jeune peintre, instruit

Sous Le Moine et sous Largillière,

De ces maîtres qui l’ont conduit

Se rend la touche familière ;

Il prend malgré lui leur manière,

Et compose avec leur esprit.

C’est pourquoi Virgile se fit

Un devoir d’admirer Homère ;

Il le suivit dans sa carrière,

Et son émule il se rendit

Sans se rendre son plagiaire.

Ne craignez pas qu’en vous envoyant ma pièce je vous en fasse une longue apologie : je pourrais vous dire pourquoi je n’ai pas donné à Zaïre une vocation plus déterminée au christianisme avant qu’elle reconnût son père, et pourquoi elle cache son secret à son amant, etc. ; mais les esprits sages, qui aiment à rendre justice, verront bien mes raisons sans que je les indique : pour les critiques déterminés, qui sont disposés à ne pas me croire, ce serait peine perdue que de les leur dire.

Je me vanterai seulement avec vous d’avoir fait une pièce assez simple, qualité dont on doit faire cas de toutes façons.

Cette heureuse simplicité

Fut un des plus dignes partages

De la savante antiquité.

Anglais, que cette nouveauté

S’introduise dans vos usages.

Sur votre théâtre infecté

D’horreurs, de gibets, de carnages,

Mettez donc plus de vérité,

Avec de plus nobles images.

Addison l’a déjà tenté ;

C’était le poète des sages,

Mais il était trop concerté ;

Et dans son Caton si vanté,

Ses deux filles, en vérité,

Sont d’insipides personnages.

Imitez du grand Addison

Seulement ce qu’il a de bon ;

Polissez la rude action

De vos Melpomènes sauvages ;

Travaillez pour les connaisseurs

De tous les temps, de tous les âges ;

Et répandez dans vos ouvrages

La simplicité de vos mœurs.

Que messieurs les poètes anglais ne s’imaginent pas que je veuille leur donner Zaïre pour modèle : je leur prêche la simplicité naturelle, et la douceur des vers ; mais je ne me fais point du tout le saint de mon sermon. Si Zaïre a eu quelque succès, je le dois beaucoup moins à la bonté de mon ouvrage qu’à la prudence que j’ai eue de parler d’amour le plus tendrement qu’il m’a été possible. J’ai flatté en cela le goût de mon auditoire : on est assez sûr de réussir quand on parle aux passions des gens plus qu’à leur raison. On veut de l’amour, quelque bon chrétien que l’on soit ; et je suis très persuadé que bien en prit au grand Corneille de ne s’être pas borné, dans son Polyeucte, à faire casser les statues de Jupiter par les néophytes ; car telle est la corruption du genre humain que peut-être

De Polyeucte la belle âme

Aurait faiblement attendri,

Et les vers chrétiens qu’il déclame

Seraient tombés dans le décri,

N’eût été l’amour de sa femme

Pour ce païen son favori,

Qui méritait bien mieux sa flamme

Que son bon dévot de mari.

Même aventure à peu près est arrivée à Zaïre. Tous ceux qui vont aux spectacles m’ont assuré que, si elle n’avait été que convertie, elle aurait peu intéressé ; mais elle est amoureuse, de la meilleure foi du monde, et voilà ce qui a fait sa fortune. Cependant il s’en faut bien que j’aie échappé à la censure.

Plus d’un éplucheur intraitable

M’a vétille, m’a critiqué :

Plus d’un railleur impitoyable

Prétendait que j’avais croqué,

Et peu clairement expliqué

Un roman très peu vraisemblable,

Dans ma cervelle fabriqué ;

Que le sujet en est tronqué,

Que la fin n’est pas raisonnable ;

Même on m’avait pronostiqué

Ce sifflet tant épouvantable,

Avec quoi le public choqué

Régale un auteur misérable.

Cher ami, je me suis moqué

De leur censure insupportable :

J’ai mon drame en public risqué ;

Et le parterre favorable,

Au lieu de siffler, m’a claqué.

Des larmes même ont offusqué

Plus d’un œil que j’ai remarqué

Pleurer de l’air le plus aimable.

Mais je ne suis point requinqué

Par un succès si désirable :

Car j’ai comme un autre marqué

Tous les déficits de ma fable.

Je sais qu’il est indubitable

Que pour former œuvre parfait,

Il faudrait se donner au diable,

Et c’est ce que je n’ai pas fait.

Je n’ose me flatter que les Anglais fassent à Zaïre le même honneur qu’ils ont fait à Brutus[1], dont on a joué la traduction sur le théâtre de Londres. Vous avez ici la réputation de n’être ni assez dévots pour vous soucier beaucoup du vieux Lusignan, ni assez tendres pour être touchés de Zaïre. Vous passez pour aimer mieux une intrigue de conjurés qu’une intrigue d’amans. On croit qu’à votre théâtre on bat des mains au mot de patrie, et chez nous à celui d’amour ; cependant la vérité est que vous mettez de l’amour tout comme nous dans vos tragédies. Si vous n’avez pas la réputation d’être tendres, ce n’est pas que vos héros de théâtre ne soient amoureux, mais c’est qu’ils expriment rarement leur passion d’une manière naturelle. Nos amants parlent en amants, et les vôtres ne parlent encore qu’en poètes.

Si vous permettez que les Français soient vos maîtres en galanterie, il y a bien des choses en récompense que nous pourrions prendre de vous. C’est au théâtre anglais que je dois la hardiesse que j’ai eue de mettre sur la scène les noms de nos rois et des anciennes familles du royaume. Il me paraît que cette nouveauté pourrait être la source d’un genre de tragédie qui nous est inconnu jusqu’ici, et dont nous avons besoin. Il se trouvera sans doute des génies heureux qui perfectionneront cette idée, dont Zaïre n’est qu’une faible ébauche. Tant que l’on continuera en France de protéger les lettres, nous aurons assez d’écrivains. Là nature forme presque toujours des hommes en tout genre de talent ; il ne s’agit que de les encourager et de les employer. Mais si ceux qui se distinguent un peu n’étaient soutenus par quelque récompense honorable, et par l’attrait plus flatteur de la considération, tous les beaux arts pourraient bien dépérir au milieu des abris élevés pour eux, et ces arbres plantes par Louis XIV dégénéreraient faute de culture : le public aurait toujours du goût, mais les grands maîtres manqueraient. Un sculpteur, dans son académie, verrait des hommes médiocres à côté de lui, et n’élèverait pas sa pensée jusqu’à Girardon et au Puget : un peintre se contenterait de se croire supérieur à son confrère, et ne songerait pas à égaler Le Poussin. Puissent les successeurs de Louis XIV suivre toujours l’exemple de ce grand roi, qui donnait d’un coup d’œil une noble émulation à tous les artistes ! Il encourageait à la fois un Racine et un Vau Robais... Il portait notre commerce et notre gloire par delà les Indes ; il étendait ses grâces sur des étrangers étonnés d’être connus et récompensés par notre cour. Partout où était le mérite, il avait un protecteur dans Louis XIV.

Car de son astre bienfaisant

Les influences libérales,

Du Caire au bord de l’occident,

Et sous les glaces boréales,

Cherchaient le mérite indigent.

Avec plaisir ses mains royales

Répandaient la gloire et l’argent :

Le tout sans brigue et sans cabales.

Guillelmini, Viviani,

Et le céleste Cassini,

Auprès des lis venaient se rendre,

Et quelque forte pension

Vous aurait pris le grand Newton,

Si Newton avait pu se prendre.

Ce sont là les heureux succès

Qui faisaient la gloire immortelle

De Louis et du nom français.

Ce Louis était le modèle

De l’Europe et de vos Anglais.

On craignait que, par ses progrès,

Il n’envahît à tout jamais

La monarchie universelle ;

Mais il l’obtint par ses bienfaits.

Vous n’avez pas chez vous des fondations pareilles aux monuments de la munificence de nos rois, mais votre nation y supplée. Vous n’avez pas besoin des regards du maître pour honorer et récompenser les grands talents en tout genre. Le chevalier Steele et le chevalier Wanbrouck étaient en même temps auteurs comiques et membres du parlement. La primatie du docteur Tillotson, l’ambassade de M. Prior, la charge de M. Newton, le ministère de M. Addison, ne sont que les suites ordinaires de la considération qu’ont chez vous les grands hommes. Vous les comblez de biens pendant leur vie, vous leur élevez des mausolées et des statues après leur mort ; il n’y a point jusqu’aux actrices célèbres qui n’aient chez vous leur place dans les temples à côté des grands poètes.

Votre Oldfield[2] et sa devancière

Bracegirdle la minaudière,

Pour avoir su dans leurs beaux jours

Réussir au grand art de plaire,

Ayant achevé leur carrière,

S’en furent avec le concours

De votre république entière,

Sons un grand poêle de velours,

Dans votre église pour toujours

Loger de superbe manière.

Leur ombre en paraît encor fière,

Et s’en vante avec les Amours.

Tandis que le divin Molière,

Bien plus digne d’un tel honneur,

À peine obtint le froid bonheur

De dormir dans un cimetière ;

Et que l’aimable Le Couvreur,

À qui j’ai fermé la paupière,

N’a pas eu même la faveur

De deux cierges et d’une bière ;

Et que monsieur de Laubinière

Porta la nuit par charité

Ce corps autrefois si vanté,

Dans un vieux fiacre empaqueté,

Vers le bord de notre rivière.

Voyez-vous pas à ce récit

L’Amour irrité qui gémit,

Qui s’envole en brisant ses armes,

Et Melpomène toute en larmes,

Qui m’abandonne, et se bannit

Des lieux ingrats qu’elle embellit

Si longtemps de ses nobles charmes ?

Tout semble ramener les Français à la barbarie dont Louis XIV et le cardinal de Richelieu les ont tirés. Malheur aux politiques qui ne connaissent pas le prix des beaux arts ! La terre est couverte de nations aussi puissantes que nous. D’où vient cependant que nous les regardons presque toutes avec peu d’estime ? c’est par la raison qu’on méprise dans la société un homme riche dont l’esprit est sans goût et sans culture. Surtout ne croyez pas que cet empire de l’esprit, et cet honneur d’être le modèle des autres peuples soit une gloire frivole : ce sont les marques infaillibles de la grandeur d’un peuple. C’est toujours sous les plus grands princes que les arts ont fleuri, et leur décadence est quelquefois l’époque de celle d’un état. L’histoire est pleine de ces exemples ; mais ce sujet me mènerait trop loin. Il faut que je finisse cette lettre déjà trop longue, en vous envoyant un petit ouvrage qui trouve naturellement sa place à la tête de cette tragédie. C’est une épître envers à celle qui a joué le rôle de Zaïre : je lui devais au moins un compliment pour la façon dont elle s’en est acquittée :

Car le prophète de la Mecque

Dans son sérail n’a jamais eu

Si gentille Arabesque ou Grecque ;

Son œil noir, tendre et bien fendu,

Sa voix et sa grâce intrinsèque,

Ont mon ouvrage défendu

Contre l’auditeur qui rebèque ;

Mais quand le lecteur morfondu

L’aura dans sa bibliothèque,

Tout mon honneur sera perdu.

Adieu, mon ami ; cultivez toujours les lettres et la philosophie, sans oublier d’envoyer des vaisseaux dans les échelles du Levant. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

VOLTAIRE.

 

 

ÉPITRE À MLLE GAUSSIN,

JEUNE ACTRICE, QUI A REPRÉSENTÉ LE RÔLE DE ZAÏRE AVEC BEAUCOUP DE SUCCÈS

 

Jeune Gaussin, reçois mon tendre hommage ;

Reçois mes vers au théâtre applaudis.

Protège-les : Zaïre est ton ouvrage.

Il est à toi, puisque tu l’embellis.

Ce sont tes yeux, ces yeux si pleins de charmes,

Ta voix touchante, et tes sons enchanteurs,

Qui du critique ont fait tomber les armes.

Ta seule vue adoucit les censeurs.

L’illusion, cette reine des cœurs,

Marche à ta suite, inspire les alarmes,

Le sentiment, les regrets, les douleurs,

Et le plaisir de répandre des larmes.

 

Le dieu des vers, qu’on allait dédaigner,

Est par ta voix aujourd’hui sûr de plaire ;

Le dieu d’amour, à qui tu fus plus chère,

Est par tes yeux bien plus sûr de régner.

Entre ces dieux désormais tu vas vivre :

Hélas ! longtemps je les servis tous deux ;

Il en est un que je n’ose plus suivre.

Heureux cent fois le mortel amoureux

Qui tous les jours peut te voir et t’entendre,

Que tu reçois avec un souris tendre,

Qui voit son sort écrit dans tes beaux yeux ;

Qui, pénétré de leurs feux qu’il adore,

À tes genoux oubliant l’univers,

Parle d’amour, et t’en reparle encore :

Et malheureux qui n’en parle qu’en vers !

 

 

SECONDE LETTRE À M. FALKENER,

ALORS AMBASSADEUR À CONSTANTINOPLE

(Tirée d’une seconde édition de Zaïre)

 

Mon cher ami (car votre nouvelle dignité d’ambassadeur rend seulement notre amitié plus respectable, et ne m’empêche pas de me servir ici d’un titre plus sacré que le titre de ministre : le nom d’ami est bien au dessus de celui d’excellence).

Je dédie à l’ambassadeur d’un grand roi et d’une nation libre le même ouvrage que j’ai dédié au simple citoyen, au négociant anglais.[3]

Ceux qui savent combien le commerce est honoré dans votre patrie n’ignorent pas aussi qu’un négociant y est quelquefois un législateur, un bon officier, un ministre public.

Quelques personnes corrompues par l’indigne usage de ne rendre hommage qu’à la grandeur ont essayé de jeter un ridicule sur la nouveauté d’une dédicace faite à un homme qui n’avait alors que du mérite. On a osé, sur un théâtre consacré au mauvais goût et à la médisance, insulter à l’auteur de cette dédicace, et à celui qui l’avait reçue : on a osé lui reprocher d’être[4] un négociant. Il ne faut point imputer à notre nation une grossièreté si honteuse, dont les peuples les moins civilisés rougiraient. Les magistrats qui veillent parmi nous sur les mœurs, et qui sont continuellement occupés à réprimer le scandale, furent surpris alors ; mais le mépris et l’horreur du public pour l’auteur connu de celte indignité sont une nouvelle preuve de la politesse des Français.

Les vertus qui forment le caractère d’un peuple sont souvent démenties par les vices d’un particulier. Il y a eu quelques hommes voluptueux à Lacédémone. Il y a eu des esprits légers et bas en Angleterre. Il y a eu dans Athènes des hommes sans goût, impolis et grossiers ; et on en trouve dans Paris.

Oublions-les, comme ils sont oubliés du public ; et recevez ce second hommage ; je le dois d’autant plus à un Anglais que cette tragédie vient d’être embellie à Londres. Elle y a été traduite et jouée avec tant de succès, on a parlé de moi sur votre théâtre avec tant de politesse et de bonté, que j’en dois ici un remerciaient public à votre nation.

Je ne peux mieux faire, je crois, pour l’honneur des lettres, que d’apprendre ici à mes compatriotes les singularités de la traduction et de la représentation de Zaïre sur le théâtre de Londres.

M. Hill, homme de lettres, qui paraît connaître le théâtre mieux qu’aucun auteur anglais, me fit l’honneur de traduire ma pièce, dans le dessein d’introduire sur votre scène quelques nouveautés, et pour la manière d’écrire les tragédies ; et pour celle de les réciter. Je parlerai d’abord de la représentation.

L’art de déclamer était chez vous un peu hors de la nature ; la plupart de vos acteurs tragiques s’exprimaient souvent plus en poètes saisis d’enthousiasme qu’en hommes que la passion inspire. Beaucoup de comédiens avaient encore outré ce défaut ; ils déclamaient des vers ampoulés, avec une fureur et une impétuosité qui est au beau naturel ce que les convulsions sont à l’égard d’une démarche noble et aisée.

Cet air d’empressement semblait étranger à votre nation ; car elle est naturellement sage, et cette sagesse est quelquefois prise pour de la froideur par les étrangers. Vos prédicateurs ne se permettent jamais un ton de déclamateur. On rirait chez vous d’un avocat qui s’échaufferait dans son plaidoyer. Les seuls comédiens étaient outrés. Nos acteurs, et surtout nos actrices de Paris, avaient ce défaut il y a quelques années : ce fut mademoiselle Le Couvreur qui les en corrigea. Voyez ce qu’en dit un auteur italien de beaucoup d’esprit et de sens :

La leggiadra Couvreur sola non trotta

Per quella strada dove i suoi compagni

Van di galoppo tutti quanti in frotta ;

Se avvien ch’ ella pianga, o che si lagni

Senza quegli urli spaventosi loro,

Ti muove si che in pianger l’accompagui.

Ce même changement que mademoiselle Le Couvreur avait fait sur notre scène, mademoiselle Cibber vient de l’introduire sur le théâtre anglais, dans le rôle de Zaïre. Chose étrange, que dans tous les arts ce ne soit qu’après bien du temps qu’on vienne enfin au naturel et au simple !

Une nouveauté qui va paraître plus singulière aux Français, c’est qu’un gentilhomme de votre pays, qui a de la fortune et de la considération, n’a pas dédaigné de jouer sur votre théâtre le rôle d’Orosmane. C’était un spectacle assez intéressant de voir les deux principaux personnages remplis l’un par un homme de condition, et l’autre par une jeune actrice de dix-huit ans, qui n’avait pas encore récité un vers en sa vie.

Cet exemple d’un citoyen qui a fait usage de son talent pour la déclamation n’est pas le premier parmi vous. Tout ce qu’il y a de surprenant en cela, c’est que nous nous en étonnions.

Nous devrions faire réflexion que toutes les choses de ce monde dépendent de l’usage et de l’opinion. La cour de France a dansé sur le théâtre avec les acteurs de l’Opéra, et on n’a rien trouvé en cela d’étrange, sinon que la mode de ces divertissements ait fini. Pourquoi sera-t-il plus étonnant de réciter que de danser en public ? Y a-t-il d’autre différence entre ces deux arts, sinon que l’un est autant au dessus de l’autre que les talents où l’esprit a quelque part sont au dessus de ceux du corps ? Je le répète encore, et je le dirai toujours : aucun des beaux arts n’est méprisable ; et il n’est véritablement honteux que d’attacher de la honte aux talents.

Venons à présent à la traduction de Zaïre, et au changement qui vient de se faire chez vous dans l’art dramatique. Vous aviez une coutume à laquelle M. Addison, le plus sage de vos écrivains, s’est asservi lui-même, tant l’usage tient lieu déraison et de loi ! Cette coutume peu raisonnable était de finir chaque acte par des vers d’un goût différent du reste de la pièce, et ces vers devaient nécessairement renfermer une comparaison. Phèdre, en sortant du théâtre, se comparait poétiquement à une biche, Caton à un rocher, Cléopâtre à des enfants qui pleurent jusqu’à ce qu’ils soient endormis.

Le traducteur de Zaïre est le premier qui ait osé maintenir les droits de la nature contre un goût si éloigné d’elle. Il a proscrit cet usage : il a senti que la passion doit parler un langage vrai, et que le poète doit se cacher toujours pour ne laisser paraître que le héros.

C’est sur ce principe qu’il a traduit, avec naïveté et sans aucune enflure, tous les vers simples de la pièce, que l’on gâterait si on voulait les rendre beaux.

On ne peut désirer ce qu’on ne connaît pas.

J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux,

Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.

Mais Orosmane m’aime, et j’ai tout oublié.

Non, la reconnaissance est un faible retour,

Un tribut offensant, trop peu fait pour l’amour.

Je me croirais haï d’être aimé faiblement.

Je veux avec excès vous aimer et vous plaire.

L’art n’est pas fait pour toi, tu n’en as pas besoin.

L’art le plus innocent tient de la perfidie.

Tous les vers qui sont dans ce goût simple et vrai sont rendus mot à mot dans l’anglais. Il eût été aisé de les orner, mais le traducteur a jugé autrement que quelques uns de mes compatriotes : il a aimé et il a rendu toute la naïveté de ces vers. En effet, le style doit être conforme au sujet. Alzire, Brutus et Zaïre demandaient, par exemple, trois sortes de versifications différentes.

Si Bérénice se plaignait de Titus, et Ariane de Thésée, dans le style de Cinna, Bérénice et Ariane ne toucheraient point.

Jamais on ne parlera bien d’amour, si l’on cherche d’autres ornements que la simplicité et la vérité.

Il n’est pas question ici d’examiner s’il est bien de mettre tant d’amour dans les pièces de théâtre. Je veux que ce soit une fauté, elle est et sera universelle ; et je ne sais quel nom donner aux fautes qui font le charme du genre humain.

Ce qui est certain, c’est que dans ce défaut les Français ont réussi plus que toutes les autres nations anciennes et modernes mises ensemble. L’amour paraît sur nos théâtres avec des bienséances, une délicatesse, une vérité qu’on ne trouve point ailleurs. C’est que de toutes les nations, la française est celle qui a le plus connu la société.

Le commerce continuel si vif et si poli des deux sexes a introduit en France une politesse assez ignorée ailleurs.

La société dépend des femmes. Tous les peuples qui ont le malheur de les enfermer sont insociables. Et des mœurs encore austères parmi vous, des querelles politiques, des guerres de religion, qui vous avaient rendus farouches, vous ôtèrent, jusqu’au temps de Charles II, la douceur de la société, au milieu même de la liberté. Les poètes ne devaient donc savoir, ni dans aucun pays, ni même chez les Anglais, la manière dont les honnêtes gens traitent l’amour.

La bonne comédie fut ignorée jusqu’à Molière, comme l’art d’exprimer sur le théâtre des sentiments vrais et délicats fut ignoré jusqu’à Racine, parce que la société ne fut, pour ainsi dire, dans sa perfection que de leur temps. Un poète, du fond de son cabinet, ne peut peindre des mœurs qu’il n’a point vues ; il aura plus tôt fait cent odes et cent épîtres qu’une scène où il faut faire parler la nature.

Votre Dryden, qui d’ailleurs était un très grand génie, mettait dans la bouche de ses héros amoureux ou des hyperboles de rhétorique, ou des indécences, deux choses également opposées à la tendresse.

Si M. Racine fait dire à Titus :

« Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,

« Et crois toujours la voir pour la première fois, »

votre Dryden fait dire à Antoine :

« Ciel ! comme j’aimai ! Témoin les jours et les nuits qui suivaient en dansant sous vos pieds. Ma seule affaire était de vous parler de ma passion ; un jour venait et ne voyait rien qu’amour ; un autre venait, et c’était de l’amour encore. Les soleils étaient las de nous regarder, et moi je n’étais point las d’aimer. »

Il est bien difficile d’imaginer qu’Antoine ait en effet tenu de pareils discours à Cléopâtre.

Dans la même pièce, Cléopâtre parle ainsi à Antoine :

« Venez à moi, venez dans mes bras, mon cher soldat ; j’ai été trop longtemps privée de vos caresses. Mais quand je vous embrasserai, quand vous serez tout à moi, je vous punirai de vos cruautés, en laissant sur vos lèvres l’impression de mes ardents baisers. »

Il est très vraisemblable que Cléopâtre parlait souvent dans ce goût, mais ce n’est point cette indécence qu’il faut représenter devant une audience respectable.

Quelques uns de vos compatriotes, ont beau dire : C’est là la pure nature ; on doit leur répondre que c’est précisément cette nature qu’il faut voiler avec soin.

Ce n’est pas même connaître le cœur humain de penser qu’on doit plaire davantage en présentant ces images licencieuses ; au contraire, c’est fermer l’entrée de l’âme aux vrais plaisirs. Si tout est d’abord à découvert, on est rassasié ; il ne reste plus rien à chercher, rien à désirer, et on arrive tout d’un coup à la langueur en croyant courir à la volupté. Voilà pourquoi la bonne compagnie a des plaisirs que les gens grossiers ne connaissent pas.

Les spectateurs, en ce cas, sont comme les amants qu’une jouissance trop prompte dégoûte : ce n’est qu’à travers cent nuages qu’on doit entrevoir ces idées qui feraient rougir présentées de trop près. C’est ce voile qui fait le charme des honnêtes gens ; il n’y a point pour eux de plaisir sans bienséance.

Les Français ont connu cette règle plus tôt que les autres peuples, non parce qu’ils sont sans génie et sans hardiesse, comme le dit ridiculement l’inégal et impétueux Dryden, mais parce que, depuis la régence d’Anne d’Autriche, ils ont été le peuple le plus sociable et le plus poli de la terre ; et cette politesse n’est point une chose arbitraire, comme ce qu’on appelle civilité ; c’est une loi de la nature qu’ils ont heureusement cultivée plus que les autres peuples.

Le traducteur de Zaïre a respecté presque partout ces bienséances théâtrales, qui vous doivent être communes comme à nous ; mais il y a quelques endroits où il s’est livré encore à d’anciens usages.

Par exemple, lorsque, dans la pièce anglaise, Orosmane vient annoncer à Zaïre qu’il croît ne la plus aimer, Zaïre lui répond en se roulant par terre. Le sultan n’est point ému de la voir dans cette posture ridicule et de désespoir, et le moment d’après il est tout étonné que Zaïre pleure. Il lui dit cet hémistiche :

Zaïre, vous pleurez !

Il aurait dû lui dire auparavant :

Zaïre, vous vous roulez par terre !

Aussi ces trois mots, Zaïre, vous pleurez, qui font un grand effet sur notre théâtre, n’en ont fait aucun sur le vôtre, parce qu’ils étaient déplacés. Ces expressions familières et naïves tirent toute leur force de la seule manière dont elles sont amenées. Seigneur, vous changez de visage, n’est rien par soi-même ; mais le moment où ces paroles si simples sont prononcées dans Mithridate fait frémir.

Ne dire que ce qu’il faut, et de la manière dont il le faut, est, ce me semble, un mérite dont les Français, si vous m’en exceptez, ont plus approché que les écrivains des autres pays. C’est, je crois, sur cet art que notre nation doit en être crue. Vous nous apprenez des choses plus grandes et plus utiles, il serait honteux à nous de ne le pas avouer. Les Français qui ont écrit contre les découvertes du chevalier Newton sur la lumière en rougissent ; ceux qui combattent la gravitation en rougiront bientôt.

Vous devez vous soumettre aux règles de notre théâtre, comme nous devons embrasser votre philosophie. Nous avons fait d’aussi bonnes expériences sur le cœur humain que vous sur la physique. L’art de plaire semble l’art des Français, et l’art de penser paraît le vôtre : heureux, monsieur, qui comme vous les réunit ! etc.

 

 

LETTRE À M. DE LA ROQUE,

SUR LA TRAGEDIE DE ZAÏRE

1732

 

Quoique pour l’ordinaire vous vouliez bien prendre la peine, monsieur, de faire les extraits des pièces nouvelles, cependant vous me privez de cet avantage, et vous voulez que ce soit moi qui parle de Zaïre. Il me semble que je vois M. Le Normand ou M. Cochin réduire un de leurs clients à plaider sa cause. L’entreprise est dangereuse ; mais je vais mériter au moins la confiance que vous avez en moi, par la sincérité avec laquelle je m’expliquerai.

Zaïre est la première pièce de théâtre dans laquelle j’aie osé m’abandonner à toute la sensibilité de mon cœur ; c’est la seule tragédie tendre que j’aie faite. Je croyais, dans l’âge même des passions les plus vives, que l’amour n’était point fait pour le théâtre tragique. Je ne regardais cette faiblesse que comme un défaut charmant qui avilissait l’art des Sophocle. Les connaisseurs qui se plaisent plus à la douceur élégante de Racine qu’à la force de Corneille me paraissent ressembler aux curieux qui préfèrent les nudités du Corrège au chaste et noble pinceau de Raphaël.

Le public qui fréquente les spectacles est, aujourd’hui plus que jamais, dans le goût du Corrège. Il faut de la tendresse et du sentiment ; c’est même ce que les acteurs jouent le mieux. Vous trouverez vingt comédiens qui plairont dans les rôles d’Andronic et d’Hippolyte, et à peine un seul qui réussisse dans ceux de Cinna et d’Horace. Il a donc fallu me plier aux mœurs du temps, et commencer tard à parler d’amour.

J’ai cherché du moins à couvrir cette passion de toute la bienséance possible ; et pour l’ennoblir, j’ai voulu la mettre à côté de ce que les hommes ont de plus respectable. L’idée me vint de faire contraster dans un même tableau, d’un côté, l’honneur, la naissance, la patrie, la religion, et de l’autre, l’amour le plus tendre et le plus malheureux, les mœurs des mahométans et celles des chrétiens, la cour d’un soudan et celle d’un roi de France, et de faire paraître pour la première fois des Français sur la scène tragique. Je n’ai pris dans l’histoire que l’époque de la guerre de saint Louis ; tout le reste est entièrement d’invention. L’idée de cette pièce étant si neuve et si fertile, s’arrangea d’elle-même ; et, au lieu que le plan d’Éryphile m’avait beaucoup coûté, celui de Zaïre fut fait en un seul jour ; et l’imagination, échauffée par l’intérêt qui régnait dans ce plan, acheva la pièce en vingt-deux jours.

Il entre peut-être un peu de vanité dans cet aveu (car où est l’artiste sans amour-propre ?), mais je devais cette excuse au public, des fautes et des négligences qu’on a trouvées dans ma tragédie. Il aurait été mieux sans doute d’attendre à la faire représenter que j’en eusse châtié le style ; mais des raisons dont il est inutile de fatiguer le public n’ont pas permis qu’on différât. Voici, monsieur, le sujet de cette pièce.

La Palestine avait été enlevée aux princes chrétiens par le conquérant Saladin. Noradin, Tartare d’origine, s’en était ensuite rendu maître. Orosmane, fils de Noradin, jeune homme plein de grandeur, de vertus et de passions, commençait à régner avec gloire dans Jérusalem. Il avait porté sur le trône de la Syrie la franchise et l’esprit de liberté de ses ancêtres. Il méprisait les règles austères du sérail, et n’affectait point de se rendre invisible aux étrangers et à ses sujets, pour devenir plus respectable. Il traitait avec douceur les esclaves chrétiens dont son sérail et ses états étaient remplis. Parmi ses esclaves il s’était trouvé un enfant pris autrefois au sac de Césarée, sous le règne de Noradin. Cet enfant ayant été racheté par des chrétiens à l’âge de neuf ans, avait été amené en France au roi saint Louis, qui avait daigné prendre soin de son éducation et de sa fortune. Il avait pris en France le nom de Nérestan ; et étant retourné en Syrie, il avait été fait prisonnier encore une fois, et avait été renfermé parmi les esclaves d’Orosmane. Il retrouva dans la captivité une jeune personne avec qui il avait été prisonnier dans son enfance, lorsque les chrétiens avaient perdu Césarée. Cette jeune personne, à qui on avait donné le nom de Zaïre, ignorait sa naissance, aussi bien que Nérestan et que tous ces enfants de tribut qui sont enlevés de bonne heure des mains de leurs parents, et qui ne connaissent de famille et de patrie que le sérail. Zaïre savait seulement qu’elle était née chrétienne ; Nérestan et quelques autres esclaves, un peu plus âgés qu’elle, l’en assuraient. Elle avait toujours conservé un ornement qui renfermait une croix, seule preuve qu’elle eût de sa religion. Une autre esclave, nommée Fatime, née chrétienne, et mise au sérail à l’âge de dix ans, tâchait d’instruire Zaïre du peu qu’elle savait de la religion de ses pères. Le jeune Nérestan, qui avait la liberté de voir Zaïre et Fatime, animé du zèle qu’avaient alors les chevaliers français, touché d’ailleurs pour Zaïre de la plus tendre amitié, la disposait au christianisme. Il se proposa de racheter Zaïre, Fatime et dix chevaliers chrétiens, du bien qu’il avait acquis en France, et de les amener à la cour de saint Louis. Il eut la hardiesse de demander au soudan Orosmane la permission de retourner en France sur sa seule parole, et le Soudan eut la générosité de le permettre. Nérestan partit, et fut deux ans hors de Jérusalem.

Cependant la beauté de Zaïre croissait avec son âge, et la naïveté touchante de son caractère la rendait encore plus aimable que sa beauté. Orosmane la vit et lui parla. Un cœur comme le sien ne pouvait l’aimer qu’éperdument. Il résolut de bannir la mollesse qui avait efféminé tant de rois de l’Asie, et d’avoir dans Zaïre une amie, une maîtresse, une femme qui lui tiendrait lieu de tous les plaisirs, et qui partagerait son cœur avec les devoirs d’un prince et d’un guerrier. Les faibles idées du christianisme, tracées à peine dans le cœur de Zaïre, s’évanouirent bientôt à la vue du soudan ; elle l’aima autant qu’elle en était aimée, sans que l’ambition se mêlât en rien à la pureté de sa tendresse.

Nérestan ne revenait point de France. Zaïre ne voyait qu’Orosmane et son amour ; elle était près d’épouser le sultan lorsque le jeune Français arriva. Orosmane le fait entrer en présence même de Zaïre. Nérestan apportait avec la rançon de Zaïre et de Fatime celle de dix chevaliers qu’il devait choisir. « J’ai satisfait à mes serment, dit-il au Soudan : c’est à toi de tenir  ta promesse, de me remettre Zaïre, Fatime et les dix chevaliers ; mais apprends que j’ai épuisé ma fortune à payer leur rançon : Une pauvreté noble est tout ce qui me reste ; je viens me remettre dans tes fers. » Le soudan, satisfait du grand courage de ce chrétien, et né pour être, plus généreux encore, lui rendit toutes les rançons qu’il apportait, lui donna cent chevaliers au lieu de dix, et le combla de présents ; mais il lui fit entendre que Zaïre n’était pas faite pour être rachetée, et qu’elle était d’un prix au dessus de toute rançon. Il refusa aussi de lui rendre, parmi les chevaliers qu’il délivrait, un prince de Lusignan, fait esclave depuis longtemps dans Césarée.

Ce Lusignan, le dernier de la branche des rois de Jérusalem, était un vieillard respecté dans l’Orient, l’amour de tous les chrétiens, et dont le nom seul pouvait être dangereux aux Sarrasins. C’était lui principalement que Nérestan avait voulu racheter ; il parut devant Orosmane, accablé du refus qu’on lui faisait de Lusignan et de Zaïre ; le soudan remarqua ce trouble ; il sentit dès ce moment un commencement de jalousie que la générosité de son caractère lui fit étouffer ; cependant il ordonna que les cent chevaliers fussent prêts à partir le lendemain avec Nérestan.

Zaïre, sur le point d’être sultane, voulut donner au moins à Nérestan une preuve de sa reconnaissance ; elle se jette aux pieds d’Orosmane pour obtenir la liberté du vieux Lusignan. Orosmane ne pouvait rien refuser à Zaïre ; on alla tirer Lusignan des fers. Les chrétiens délivrés étaient avec Nérestan dans les appartements extérieurs du sérail ; ils pleuraient la destinée de Lusignan : surtout le chevalier de Chatillon, ami tendre de ce malheureux prince, ne pouvait se résoudre à accepter une liberté qu’on refusait à son ami et à son maître, lorsque Zaïre arrive, et leur amène celui qu’ils n’espéraient plus. Lusignan, ébloui de la lumière qu’il revoyait après vingt années de prison, pouvant se soutenir à peine, ne sachant où il est et où on le conduit, voyant enfin qu’il était avec des Français, et reconnaissant Chatillon, s’abandonne à cette joie mêlée d’amertume que les malheureux éprouvent dans leur consolation. Il demande à qui il doit sa délivrance, Zaïre prend la parole en lui présentant Nérestan : « C’est à ce jeune Français, dit-elle, que vous et tous les chrétiens devez votre liberté. » Alors le vieillard apprend que Nérestan a été élevé dans le sérail avec Zaïre ; et se tournant vers eux : « Hélas ! dit-il, puisque vous avez pitié de mes malheurs, achevez votre ouvrage ; instruisez-moi du sort de mes enfants. Deux me furent enlevés au berceau, lorsque je fus pris dans Césarée ; deux autres furent massacrés devant moi avec leur mère. Ô mes fils ! ô martyrs ! veillez du haut du ciel sur mes autres enfants, s’ils sont vivants encore. Hélas ! j’ai su que mon dernier fils et ma fille furent conduits dans ce sérail. Vous qui m’écoutez, Nérestan, Zaïre, Chatillon, n’avez-vous nulle connaissance de ces tristes restes du sang de Godefroi et de Lusignan ? »

Au milieu de ces questions, qui déjà remuaient le cœur de Nérestan et de Zaïre, Lusignan aperçut au bras de Zaïre un ornement qui renfermait une croix : il se ressouvint que l’on avait mis cette parure à sa fille lorsqu’on la portait au baptême ; Chatillon l’en avait ornée lui-même, et Zaïre avait été arrachée de ses bras avant que d’être baptisée. La ressemblance des traits, l’âge, toutes les circonstances, une cicatrice de la blessure que son jeune fils avait reçue, tout confirme à Lusignan qu’il est père encore ; et la nature parlant à la fois au cœur de tous les trois, et s’expliquant par des larmes : « Embrassez-moi, mes chers enfants, s’écria Lusignan, et revoyez votre père. » Zaïre et Nérestan ne pouvaient s’arracher de ses bras. « Mais, hélas ! dit ce vieillard infortuné, goûterai-je une joie pure ? Grand Dieu, qui me rends ma fille, me la rends-tu chrétienne ? » Zaïre rougit et frémit à ces paroles. Lusignan vit sa honte et son malheur, et Zaïre avoua qu’elle était musulmane. La douleur, la religion et la nature donnèrent en ce moment des forces à Lusignan ; il embrassa sa fille, et lui montrant d’une main le tombeau de Jésus-Christ, et le ciel de l’autre, animé de son désespoir, de son zèle, aidé de tant de chrétiens, de son fils et du Dieu qui l’inspire, il touche sa fille, il l’ébranlé ; elle se jette à ses pieds, et lui promet d’être chrétienne.

Au moment arrive un officier du sérail qui sépare Zaïre de son père et de son frère, et qui arrête tous les chevaliers français. Cette rigueur inopinée était le fruit d’un conseil qu’on venait de tenir en présence d’Orosmane. La flotte de saint Louis était partie de Chypre, et on craignait pour les côtes de Syrie ; mais un second courrier ayant apporté la nouvelle du départ de saint Louis pour l’Égypte, Orosmane fut rassuré ; il était lui-même ennemi du soudan d’Égypte. Ainsi n’ayant rien à craindre ni du roi, ni des Français qui étaient à Jérusalem, il commanda qu’on les renvoyât à leur roi, et ne songea plus qu’à réparer, par la pompe et la de magnificence son mariage, la rigueur dont il avait usé envers Zaïre.

Pendant que le mariage se préparait, Zaïre désolée demanda au soudan la permission de revoir Nérestan encore une fois. Orosmane, trop heureux de trouver une occasion de plaire à Zaïre, eut l’indulgence de permettre cette entrevue. Nérestan revit donc Zaïre, mais ce fut pour lui apprendre que  son père était près d’expirer, qu’il mourait entre la joie d’avoir retrouvé ses enfants et l’amertume d’ignorer si Zaïre serait chrétienne, et qu’il lui ordonnait en mourant d’être baptisée ce jour-là même de la main du pontife de Jérusalem. Zaïre attendrie et vaincue promit tout, et jura à son frère qu’elle ne trahirait point le sang dont elle était née, qu’elle serait chrétienne, qu’elle n’épouserait point Orosmane, qu’elle ne prendrait aucun parti avant que d’avoir été baptisée.

À peine avait-elle prononcé ce serment, qu’Orosmane, plus amoureux et plus aimé que jamais, vient la prendre pour la conduire à la mosquée. Jamais on n’eut le cœur plus déchiré que Zaïre ; elle était partagée entre son Dieu, sa famille et son nom, qui la retenaient, et le plus aimable de tous les hommes qui l’adorait. Elle ne se connut plus ; elle céda à la douleur, et s’échappa des mains de son amant, le quittant avec désespoir, et le laissant dans l’accablement de la surprise, de la douleur et de la colère.

Les impressions de jalousie se réveillèrent dans le cœur d’Orosmane. L’orgueil les empêcha de paraître, et l’amour les adoucit. Il prit la fuite de Zaïre pour un caprice, pour un artifice innocent, pour la crainte naturelle à une jeune fille, pour toute autre chose enfin que pour une trahison. Il vit encore Zaïre, lui pardonna et l’aima plus que jamais. L’amour de Zaïre augmentait par la tendresse indulgente de son amant. Elle se jette en larmes à ses genoux, le supplie de différer le mariage jusqu’au lendemain. Elle comptait que son frère serait alors parti, qu’elle aurait reçu le baptême, que Dieu lui donnerait la force de résister : elle se flattait même quelquefois que la religion chrétienne lui permettrait d’aimer un homme si tendre, si généreux, si vertueux, à qui il ne manquait que d’être chrétien. Frappée de toutes ces idées, elle parlait à Orosmane avec une tendresse si naïve et une douleur si vraie qu’Orosmane céda encore, et lui accorda le sacrifice de vivre sans elle ce jour-là. Il était sûr d’être aimé ; il était heureux dans cette idée, et fermait les yeux sur le reste.

Cependant, dans les premiers mouvements de jalousie, il avait ordonné que le sérail fût fermé à tous les chrétiens. Nérestan, trouvant le sérail fermé, et n’en soupçonnant pas la cause, écrivit une lettre pressante à Zaïre : il lui mandait d’ouvrir une porte secrète qui conduisait vers la mosquée, et lui recommandait d’être fidèle.

La lettre tomba entre les mains d’un garde qui la porta à Orosmane. Le soudan en crut à peine ses yeux. Il se vit trahi ; il ne douta pas de son malheur et du crime de Zaïre. Avoir comblé un étranger, un captif, de bienfaits ; avoir donné son cœur, sa couronne à une fille esclave, lui avoir tout sacrifié, ne vivre que pour elle, et en être trahi pour ce captif même ; être trompé parles apparences du plus tendre amour ; éprouver en un moment ce que l’amour a de plus violent, ce que l’ingratitude a de plus noir, ce que la perfidie a de plus traître, c’était sans doute un état horrible : mais Orosmane aimait, et il souhaitait de trouver Zaïre innocente. Il lui fait rendre ce billet par un esclave inconnu. Il se flatte que Zaïre pouvait ne point écouter Nérestan ; Nérestan seul lui paraissait coupable. Il ordonne qu’on l’arrête et qu’on l’enchaîne, et il va à l’heure et à la place du rendez-vous, attendre l’effet de la lettre.

La lettre est rendue à Zaïre, elle la lit en tremblant ; et après avoir longtemps hésité, elle dit enfin à l’esclave qu’elle attendra Nérestan, et donne ordre qu’on l’introduise. L’esclave rend compte de tout à Orosmane.

Le malheureux soudan tombe dans l’excès d’une douleur mêlée de fureur et de larmes. Il tire son poignard, et il pleure. Zaïre vient au rendez-vous dans l’obscurité de la nuit. Orosmane entend sa voix, et son poignard lui échappe. Elle approche, elle appelle Nérestan, et à ce nom Orosmane la poignarde.

Dans l’instant on lui amène Nérestan enchaîné, avec Fatime, complice de Zaïre. Orosmane, hors de lui, s’adresse à Nérestan, en le nommant son rival : « C’est toi qui m’arraches Zaïre, dit-il ; regarde-la avant que de mourir ; que ton supplice commence avec le sien ; regarde-la, te dis-je. » Nérestan approche de ce corps expirant : « Ah, que vois-je ! ah, ma sœur ! Barbare, qu’as-tu fait... » À ce mot de sœur, Orosmane est comme un homme qui revient d’un songe funeste ; il connaît son erreur ; il voit ce qu’il a perdu ; il s’est trop abîmé dans l’horreur de son état pour se plaindre. Nérestan et Fatime lui parlent ; mais de tout ce qu’ils disent il n’entend autre chose sinon qu’il était aimé. Il prononce le nom de Zaïre, il court à elle ; on l’arrête, il retombe dans l’engourdissement de son désespoir, « Qu’ordonnes-tu de moi ? » lui dit Nérestan. Le soudan, après un long silence, fait ôter les fers à Nérestan, le comble de largesses, lui et tous les chrétiens, et se tue auprès de Zaïre.

Voilà, monsieur, le plan exact de la conduite de cette tragédie que j’expose avec toutes ses fautes. Je suis bien loin de m’enorgueillir du succès passager de quelques représentations. Qui ne connaît l’illusion du théâtre ? qui ne sait qu’une situation intéressante, mais triviale, une nouveauté brillante et hasardée, la seule voix d’une actrice, suffisent pour tromper quelque temps le public ? Quelle distance immense entre un ouvrage souffert au théâtre et un bon ouvrage ! j’en sens malheureusement toute la différence. Je vois combien il est difficile de réussir au gré des connaisseurs. Je ne suis pas plus indulgent qu’eux pour moi-même ; et si j’ose travailler, c’est que mon goût extrême pour cet art l’emporte encore sur la connaissance que j’ai de mon peu de talent.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ZAÏRE, FATIME

 

FATIME.

Je ne m’attendais pas, jeune et belle Zaïre,

Aux nouveaux sentiments que ce lieu vous inspire.

Quel espoir si flatteur, ou quels heureux destins

De vos jours ténébreux ont fait des jours sereins ?

La paix de votre cœur augmente avec vos charmes.

Cet éclat de vos yeux n’est plus terni de larmes ;

Vous ne les tournez plus vers ces heureux climats

Où ce brave Français devait guider nos pas !

Vous ne me parlez plus de ces belles contrées

Où d’un peuple poli les femmes adorées

Reçoivent cet encens que l’on doit à vos yeux,

Compagnes d’un époux et reines en tous lieux,

Libres sans déshonneur et sages sans contrainte,

Et ne devant jamais leurs vertus à la crainte !

Ne soupirez-vous plus pour cette liberté ?

Le sérail d’un soudan, sa triste austérité,

Ce nom d’esclave enfin, n’ont-ils rien qui vous gêne ?

Préférez-vous Solyme aux rives de la Seine ?

ZAÏRE.

On ne peut désirer ce qu’on ne connaît pas.

Sur les bords du Jourdain le ciel fixa nos pas.

Au sérail des soudans dès l’enfance enfermée,

Chaque jour ma raison s’y voit accoutumée.

Le reste de la terre, anéanti pour moi,

M’abandonne au soudan qui nous tient sous sa loi ;

Je ne connais que lui, sa gloire, sa puissance :

Vivre sous Orosmane est ma seule espérance,

Le reste est un vain songe.

FATIME.

Avez-vous oublié

Ce généreux Français, dont la tendre amitié

Nous promit si souvent de rompre notre chaîne ?

Combien nous admirions son audace hautaine !

Quelle gloire il acquit dans ces tristes combats

Perdus par les chrétiens sous les murs de Damas !

Orosmane vainqueur, admirant son courage,

Le laissa sur sa foi partir de ce rivage.

Nous l’attendons encor ; sa générosité

Devait payer le prix de notre liberté.

N’en aurions-nous conçu qu’une vaine espérance ?

ZAÏRE.

Peut-être sa promesse a passé sa puissance.

Depuis plus de deux ans il n’est point revenu.

Un étranger, Fatime, un captif inconnu,

Promet beaucoup, tient peu ; permet à son courage

Des serments indiscrets pour sortir d’esclavage.

Il devait délivrer dix chevaliers chrétiens,

Venir rompre leurs fers, ou reprendre les siens :

J’admirai trop en lui cet inutile zèle ;

Il n’y faut plus penser.

FATIME.

Mais s’il était fidèle,

S’il revenait enfin dégager ses serments,

Ne voudriez-vous pas...

ZAÏRE.

Fatime, il n’est plus temps.

Tout est changé...

FATIME.

Comment ? que prétendez-vous dire ?

ZAÏRE.

Va, c’est trop te celer le destin de Zaïre ;

Le secret du soudan doit encor se cacher ;

Mais mon cœur dans le tien se plaît à s’épancher.

Depuis près de trois mois qu’avec d’autres captives

On te fit du Jourdain abandonner les rives,

Le ciel, pour terminer les malheurs de nos jours,

D’une main plus puissante a choisi le secours.

Ce superbe Orosmane...

FATIME.

Hé bien ?

ZAÏRE.

Ce soudan même,

Ce vainqueur des chrétiens... chère Fatime... il m’aime...

Tu rougis... je t’entends... garde-toi de penser

Qu’à briguer ses soupirs je puisse m’abaisser ;

Que d’un maître absolu la superbe tendresse

M’offre l’honneur honteux du rang de sa maîtresse,

Et que j’essuie enfin l’outrage et le danger

Du malheureux éclat d’un amour passager.

Cette fierté qu’en nous soutient la modestie,

Dans mon cœur à ce point ne s’est pas démentie.

Plutôt que jusque-là j’abaisse mon orgueil,

Je verrais sans pâlir les fers et le cercueil.

Je m’en vais t’étonner ; son superbe courage

À mes faibles appas présente un pur hommage :

Parmi tous ces objets à lui plaire empressés,

J’ai fixé ses regards à moi seule adressés ;

Et l’hymen, confondant leurs intrigues fatales,

Me soumettra bientôt son cœur et mes rivales.

FATIME.

Vos appas, vos vertus, sont dignes de ce prix,

Mon cœur en est flatté plus qu’il n’en est surpris.

Que vos félicités, s’il se peut, soient parfaites !

Je me vois avec joie au rang de vos sujettes.

ZAÏRE.

Sois toujours mon égale, et goûte mon bonheur ;

Avec toi partagé, je sens mieux sa douceur.

FATIME.

Hélas ! puisse le ciel souffrir cet hyménée !

Puisse cette grandeur qui vous est destinée,

Qu’on nomme si souvent du faux nom de bonheur,

Ne point laisser de trouble au fond de votre cœur !

N’est-il point en secret de frein qui vous retienne ?

Ne vous souvient-il plus que vous fûtes chrétienne ?

ZAÏRE.

Ah ! que dis-tu ? pourquoi rappeler mes ennuis ?

Chère Fatime, hélas! sais-je ce que je suis ?

Le ciel m’a-t-il jamais permis de me connaître ?

Ne m’a-t-il pas caché le sang qui m’a fait naître ?

FATIME.

Nérestan, qui naquit non loin de ce séjour,

Vous dit que d’un chrétien vous reçûtes le jour.

Que dis-je ! cette croix qui sur vous fut trouvée,

Parure de l’enfance, avec soin conservée,

Ce signe des chrétiens, que l’art dérobe aux yeux

Sous le brillant éclat d’un travail précieux ;

Cette croix, dont cent fois mes soins vous ont parée,

Peut-être entre vos mains est-elle demeurée

Comme un gage secret de la fidélité

Que vous deviez au Dieu que vous avez quitté.

ZAÏRE.

Je n’ai point d’autre preuve ; et mon cœur qui s’ignore

Peut-il admettre un Dieu que mon amant abhorre ?[5]

La coutume, la loi plia mes premiers ans

À la religion des heureux musulmans.

Je le vois trop : les soins qu’on prend de notre enfance

Forment nos sentiments, nos mœurs, notre croyance

J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux,

Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.

L’instruction fait tout ; et la main de nos pères

Grave en nos faibles cœurs ces premiers caractères,

Que l’exemple et le temps nous viennent retracer,

Et que peut-être en nous Dieu seul peut effacer.

Prisonnière en ces lieux, tu n’y fus renfermée

Que lorsque ta raison, par l’âge confirmée,

Pour éclairer ta foi te prêtait son flambeau :

Pour moi, des Sarrasins esclave en mon berceau,

La foi de nos chrétiens me fut trop tard connue.

Contre elle cependant loin d’être prévenue,

Cette croix, je l’avoue, a souvent malgré moi

Saisi mon cœur surpris de respect et d’effroi :

J’osais l’invoqeur même avant qu’en ma pensée

D’Orosmane en secret l’image fût tracée.

J’honore, je chéris ces charitables lois

Dont ici Nérestan me par la tant de fois ;

Ces lois qui, de la terre écartant les misères,

Des humains attendris font un peuple de frères ;

Obligés de s’aimer, sans doute ils sont heureux.

FATIME.

Pourquoi donc aujourd’hui vous déclarer contre eux ?

À la loi musulmane à jamais asservie,

Vous allez des chrétiens devenir l’ennemie ;

Vous allez épouser leur superbe vainqueur.

ZAÏRE.

Qui lui refuserait le présent de son cœur ?

De toute ma faiblesse il faut que je convienne ;

Peut-être sans l’amour j’aurais été chrétienne ;

Peut-être ; qu’à ta loi j’aurais sacrifié :

Mais Orosmane m’aime, et j’ai tout oublié.

Je ne vois qu’Orosmane, et mon âme enivrée

Se remplit du bonheur de s’en voir adorée.

Mets-toi devant les yeux sa grâce, ses exploits ;

Songe à ce bras puissant, vainqueur de tant de rois :

À cet aimable front que la gloire environne :

Je ne te parle point du sceptre qu’il me donne.

Non, la reconnaissance est un faible retour,

Un tribut offensant, trop peu fait pour l’amour.

Mon cœur aime Orosmane, et non son diadème ;[6]

Chère Fatime, en lui je n’aime que lui-même.

Peut-être j’en crois trop un penchant si flatteur ;

Mais si le ciel, sur lui déployant sa rigueur,

Aux fers que j’ai portés eût condamné sa vie,

Si le ciel sous mes lois eût rangé la Syrie,

Ou mon amour me trompe, ou Zaïre aujourd’hui

Pour l’élever à soi descendrait jusqu’à lui.

FATIME.

On marche vers ces lieux ; sans doute c’est lui-même.

ZAÏRE.

Mon cœur, qui le prévient, m’annonce ce que j’aime.

Depuis deux jours, Fatime, absent de ce palais,

Enfin son tendre amour le rend à mes souhaits.

 

 

Scène II

 

OROSMANE, ZAÏRE, FATIME

 

OROSMANE.

Vertueuse Zaïre, avant que l’hyménée

Joigne à jamais nos cœurs et notre destinée,

J’ai cru, sur mes projets, sur vous, sur mon amour,

Devoir en musulman vous parler sans détour.

Les soudans qu’à genoux cet univers contemple,

Leurs usages, leurs droits, ne sont point mon exemple ;

Je sais que notre loi, favorable aux plaisirs,

Ouvre un champ sans limite à nos vastes désirs ;

Que je puis à mon gré, prodiguant mes tendresses,

Recevoir à mes pieds l’encens de mes maîtresses ;

Et tranquille au sérail, dictant mes volontés,

Gouverner mon pays du sein des voluptés.

Mais la mollesse est douce, et sa suite est cruelle ;

Je vois autour de moi cent rois vaincus par elle ;

Je vois de Mahomet ces lâches successeurs,

Ces califes tremblants dans leurs tristes grandeurs,

Couchés sur les débris de l’autel et du trône,

Sous un nom sans pouvoir languir dans Babylone :

Eux qui seraient encore, ainsi que leurs aïeux,

Maîtres du monde entier, s’ils l’avaient été d’eux.

Bouillon leur arracha Solyme et la Syrie ;

Mais bientôt pour punir une secte ennemie,

Dieu suscita le bras du puissant Saladin ;

Mon père, après sa mort, asservit le Jourdain ;

Et moi, faible héritier de sa grandeur nouvelle,

Maître encore incertain d’un état qui chancelle,

Je vois ces fiers chrétiens, de rapine altérés,

Des bords de l’Occident vers nos bords attirés ;

Et lorsque la trompette et la voix de la guerre

Du Nil au Pont-Euxin font retentir la terre,

Je n’irai point, en proie à de lâches amours,

Aux langueurs d’un sérail abandonner mes jours.

J’atteste ici la gloire, et Zaïre, et ma flamme,

De ne choisir que vous pour maîtresse et pour femme,

De vivre votre ami, votre amant, votre époux,

De partager mon cœur entre la guerre et vous.

Ne croyez pas non plus que mon honneur confie

La vertu d’une épouse à ces monstres d’Asie,

Du sérail des soudans gardes injurieux,

Et des plaisirs d’un maître esclaves odieux.

Je sais vous estimer autant que je vous aime,

Et sur votre vertu me fief à vous-même.

Après un tel aveu, vous connaissez mon cœur ;

Vous sentez qu’en vous seule il a mis son bonheur.

Vous comprenez assez quelle amertume affreuse

Corromprait de mes jours la durée odieuse,

Si vous ne receviez les dons que je vous fais

Qu’avec ces sentiments que l’on doit aux bienfaits.

Je vous aime, Zaïre, et j’attends de votre âme

Un amour qui réponde à ma brûlante flamme.

Je l’avouerai, mon cœur ne veut rien qu’ardemment ;

Je me croirais haï d’être aimé faiblement.

De tous mes sentiments tel est le caractère.

Je veux avec excès vous aimer et vous plaire.

Si d’un égal amour votre cœur est épris,

Je viens vous épouser, mais c’est à ce seul prix ;

Et du nœud de l’hymen l’étreinte dangereuse

Me rend infortuné, s’il ne vous rend heureuse.

ZAÏRE.

Vous, seigneur, malheureux ! Ah ! si votre grand cœur

À sur mes sentiments pu fonder son bonheur,

S’il dépend en effet de mes flammes secrètes,

Quel mortel fut jamais plus heureux que vous l’êtes !

Ces noms chers et sacrés et d’amant et d’époux,

Ces noms nous sont communs : et j’ai par dessus vous

Ce plaisir si flatteur à ma tendresse extrême,

De tenir tout, seigneur, du bienfaiteur que j’aime ;

De voir que ses bontés font seules mes destins ;

D’être l’ouvrage heureux de ses augustes mains ;

De révérer, d’aimer un héros que j’admire.

Oui, si parmi les cœurs soumis à votre empire,

Vos yeux ont discerné les hommages du mien,

Si votre auguste choix...

 

 

Scène III

 

OROSMANE, ZAÏRE, FATIME, CORASMIN

 

CORASMIN.

Cet esclave chrétien,

Qui sur sa foi, seigneur, a passé dans la France,

Revient au moment même, et demande audience.

FATIME.

Ô ciel !

OROSMANE.

Il peut entrer. Pourquoi ne vient-il pas ?

CORASMIN.

Dans la première enceinte il arrête ses pas.

Seigneur, je n’ai pas cru qu’aux regards de son maître

Dans ces augustes lieux un chrétien pût paraître.

OROSMANE.

Qu’il paraisse. En tous lieux, sans manquer de respect,

Chacun peut désormais jouir de mon aspect.

Je vois avec mépris ces maximes terribles

Qui font de tant de rois des tyrans invisibles.

 

 

Scène IV

 

OROSMANE, ZAÏRE, FATIME, CORASMIN, NÉRESTAN

 

NÉRESTAN.

Respectable ennemi qu’estiment les chrétiens,

Je reviens dégager mes serments et les tiens ;

J’ai satisfait à tout ; c’est à toi d’y souscrire ;

Je te fais apporter la rançon de Zaïre,

Et celle de Fatime, et de dix chevaliers,

Dans les murs de Solyme illustres prisonniers.

Leur liberté par moi trop longtemps retardée,

Quand je reparaîtrais leur dut être accordée :

Sultan, tiens ta parole ; ils ne sont plus à toi,

Et dès ce moment même ils sont libres par moi.

Mais, grâces à mes soins, quand leur chaîne est brisée,

À t’en payer le prix ma fortune épuisée,

Je ne le cèle pas, m’ôte l’espoir heureux

De faire ici pour moi ce que je fais pour eux.

Une pauvreté noble est tout ce qui me reste.

J’arrache des chrétiens à leur prison funeste ;

Je remplis mes serments, mon honneur, mon devoir ;

Il me suffit : je viens me mettre en ton pouvoir ;

Je me rends prisonnier, et demeure en otage.

OROSMANE.

Chrétien, je suis content de ton noble courage ;

Mais ton orgueil ici se serait-il flatté

D’effacer Orosmane en générosité ?

Reprends ta liberté, remporte tes richesses,

À l’or de ces rançons joins mes justes largesses,

Au lieu de dix chrétiens que je dus t’accorder,

Je t’en veux donner cent ; tu les peux demander.

Qu’ils aillent sur tes pas apprendre à ta patrie

Qu’il est quelques vertus au fond de la Syrie ;

Qu’ils jugent en partant qui méritait le mieux,

Des Français ou de moi, l’empire de ces lieux.[7]

Mais parmi ces chrétiens que ma bonté délivre,

Lusignan ne fut point réservé pour te suivre :

De ceux qu’on peut te rendre il est seul excepté ;

Son nom serait suspect à mon autorité :

Il est du sang français qui régnait à Solyme ;

On sait son droit au trône, et ce droit est un crime.

Du destin qui fait tout, tel est l’arrêt cruel :

Si j’eusse été vaincu, je serais criminel.

Lusignan dans les fers finira sa carrière,

Et jamais du soleil ne verra la lumière.

Je le plains, mais pardonne à la nécessité

Ce reste de vengeance et de sévérité.

Pour Zaïre, crois-moi, sans que ton cœur s’offense,

Elle n’est pas d’un prix qui soit en ta puissance ;

Tes chevaliers français, et tous leurs, souverains,

S’uniraient vainement pour l’ôter de mes mains ;

Tu peux partir.

NÉRESTAN.

Qu’entends-je ! Elle naquit chrétienne.

J’ai pour la délivrer ta parole et la sienne ;

Et quant à Lusignan, ce vieillard malheureux,

Pourrait-il...

OROSMANE.

Je t’ai dit, chrétien, que je le veux.

J’honore ta vertu ; mais cette humeur altière,

Se faisant estimer, commence, à me déplaire :

Sors, et que le soleil levé sur mes états,

Demain près du Jourdain ne te retrouve pas.

Nérestan, sort.

FATIME.

Ô Dieu, secourez-nous !

OROSMANE.

Et vous, allez, Zaïre ;

Prenez dans le sérail un souverain empire ;

Commandez en sultane, et je vais ordonner

La pompe d’un hymen qui vous doit couronner.

 

 

Scène V

 

OROSMANE, CORASMIN

 

OROSMANE.

Corasmin, que veut donc cet esclave infidèle ?

Il soupirait... ses yeux se sont tournés vers elle,

Les as-tu remarqués ?

CORASMIN.

Que dites-vous, seigneur ?

De ce soupçon jaloux écoutez-vous l’erreur ?

OROSMANE.

Moi, jaloux ! qu’à ce point ma fierté s’avilisse !

Que j’éprouve l’horreur de ce honteux supplice !

Moi, que je puisse aimer comme l’on sait haïr ![8]

Quiconque est soupçonneux invite à le trahir.

Je vois à l’amour seul ma maîtresse asservie ;

Cher Corasmin, je l’aime avec idolâtrie :

Mon amour est plus fort, plus grand que mes bienfaits.

Je ne suis point jaloux... si je l’étais jamais...

Si mon cœur... Ah ! chassons cette importune idée :

D’un plaisir pur et doux mon âme est possédée.

Va, fais tout préparer pour ces moments heureux

Qui vont joindre ma vie à l’objet de mes vœux.

Je vais donner une heure aux soins de mon empire,

Et le reste du jour sera tout à Zaïre.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

NÉRESTAN, CHATILLON

 

CHATILLON.

Ô brave Nérestan, chevalier généreux,

Vous qui brisez les fers de tant de malheureux,

Vous, sauveur des chrétiens, qu’un Dieu sauveur envoie,

Paraissez, montrez-vous, goûtez la douce joie

De voir nos compagnons pleurant à vos genoux,

Baiser l’heureuse main qui nous délivre tous.

Aux portes du sérail en foule ils vous demandent ;

Ne privez point leurs yeux du héros qu’ils attendent,

Et qu’unis à jamais sous notre bienfaiteur...

NÉRESTAN.

Illustre Chatillon, modérez cet honneur ;

J’ai rempli d’un Français le devoir ordinaire ;

J’ai fait ce qu’à ma place on vous aurait vu faire.

CHATILLON.

Sans doute ; et tout chrétien, tout digne chevalier,

Pour sa religion se doit sacrifier ;

Et la félicité des cœurs tels que les nôtres

Consiste à tout quitter pour le bonheur des autres.

Heureux à qui le ciel a donné le pouvoir

De remplir comme vous un si noble devoir.

Pour nous, tristes jouets du sort qui nous opprime,

Nous, malheureux Français, esclaves dans Solyme,

Oubliés dans les fers, où longtemps, sans secours,

Le père d’Orosmane abandonna nos jours,

Jamais nos yeux sans vous ne reverraient la France.

NÉRESTAN.

Dieu s’est servi de moi, seigneur ; sa providence

De ce jeune Orosmane a fléchi la rigueur.

Mais quel triste mélange altère ce bonheur !

Que de ce fier soudan la clémence odieuse

Répand sur ses bienfaits une amertume affreuse !

Dieu me voit et m’entend; il sait si dans mon cœur

J’avais d’autres projets que ceux de sa grandeur.

Je faisais tout pour lui : j’espérais de lui rendre

Une jeune beauté qu’à l’âge le plus tendre

Le cruel Noradin fit esclave avec moi,

Lorsque les ennemis de notre auguste foi,

Baignant de notre sang la Syrie enivrée,

Surprirent Lusignan vaincu dans Césarée.

Du sérail des sultans sauvé par des chrétiens,

Remis depuis trois ans dans mes premiers liens,

Renvoyé dans Paris sur ma seule parole,

Seigneur, je me flattais, espérance frivole !

De ramener Zaïre à cette heureuse cour

Où Louis des vertus a fixé le séjour.

Déjà même la reine, à mon zèle propice,

Lui tendait de son trône une main protectrice.

Enfin, lorsqu’elle touche au moment souhaité

Qui la tirait du sein de la captivité,

On la retient... Que dis-je... Ah ! Zaïre elle-même,

Oubliant les chrétiens pour ce soudan qui l’aime...

N’y pensons plus... Seigneur, un refus plus cruel

Vient m’accabler encor d’un déplaisir mortel ;

Des chrétiens malheureux l’espérance est trahie.

CHATILLON.

Je vous offre pour eux ma liberté, ma vie ;

Disposez-en, seigneur, elle vous appartient.

NÉRESTAN.

Seigneur, ce Lusignan, qu’à Solyme on retient,

Ce dernier d’une race en héros si féconde,

Ce guerrier dont la gloire avait rempli le monde,

Ce héros malheureux, de Bouillon descendu,

Aux soupirs des chrétiens ne sera point rendu.

CHATILLON.

Seigneur, s’il est ainsi, votre faveur est vaine :

Quel indigne soldat voudrait briser sa chaîne,

Alors que dans les fers son chef est retenu ?

Lusignan, comme à moi, ne vous est pas connu.

Seigneur, remerciez le ciel, dont la clémence

À pour votre bonheur placé votre naissance

Longtemps après ces jours à jamais détestés,

Après ces jours de sang et de calamités,

Où je vis sous le joug de nos barbares maîtres

Tomber ces murs sacrés conquis par nos ancêtres.

Ciel ! si vous aviez vu ce temple abandonné,

Du Dieu que nous servons le tombeau profané,

Nos pères, nos enfants, nos filles et nos femmes,

Au pied de nos autels expirant dans les flammes,

Et notre dernier roi, courbé du faix des ans,

Massacré sans pitié sur ses fils expirants !

Lusignan, le dernier de cette auguste race,

Dans ces moments affreux ranimant notre audace,

Au milieu des débris des temples renversés,

Des vainqueurs, des vaincus, et des morts entassés,

Terrible, et d’une main reprenant cette épée,

Dans le sang infidèle à tout moment trempée,

Et de l’autre à nos yeux montrant avec fierté

De notre sainte foi le signe redouté,

Criant à haute voix : « Français, soyez fidèles... »

Sans doute en ce moment, le couvrant de ses ailes,

La vertu du Très-Haut, qui nous sauve aujourd’hui

Aplanissait sa route, et marchait devant lui ;

Et des tristes chrétiens la foule délivrée

Vint porter avec nous ses pas dans Césarée.

Là, par nos chevaliers, d’une commune voix,

Lusignan fut choisi pour nous donner des lois.

Ô mon cher Nérestan ! Dieu, qui nous humilie,

N’a pas voulu sans doute, en cette courte vie,

Nous accorder le prix qu’il doit à la vertu ;

Vainement pour son nom nous avons combattu.

Ressouvenir affreux dont l’horreur me dévore !

Jérusalem en cendre, hélas ! fumait encore,

Lorsque dans notre asile attaqués et trahis,

Et livrés par un Grec à nos fiers ennemis,

La flamme dont brûla Sion désespérée

S’étendit en fureur aux murs de Césarée :

Ce fut là le dernier de trente ans de revers ;

Là, je vis Lusignan chargé d’indignes fers :

Insensible à sa chute, et grand dans ses misères,

Il n’était attendri que des maux de ses frères.

Seigneur, depuis ce temps, ce père des chrétiens,

Resserré loin de nous, blanchit dans ses liens,

Gémit dans un cachot, privé de la lumière,

Oublié de l’Asie et de l’Europe entière.

Tel est son sort affreux : qui pourrait aujourd’hui,

Quand il souffre pour nous, se voir heureux sans lui ?

NÉRESTAN.

Ce bonheur, il est vrai, serait d’un cœur barbare.

Que je hais le destin qui de lui nous sépare !

Que vers lui vos discours m’ont sans peine entraîné !

Je connais ses malheurs, avec eux je suis né ;

Sans un trouble nouveau je n’ai pu les entendre ;

Votre prison, la sienne, et Césarée en cendre,

Sont les premiers objets, sont les premiers revers

Qui frappèrent mes yeux à peine encore ouverts.

Je sortais du berceau ; ces images sanglantes

Dans vos tristes récits me sont encor présentes.

Au milieu des chrétiens dans un temple immolés,

Quelques enfants, seigneur, avec moi rassemblés,

Arrachés par des mains de carnage fumantes

Aux bras ensanglantés de nos mères tremblantes,

Nous fûmes transportés dansée palais des rois,

Dans ce même sérail, seigneur, où je vous vois.

Noradin m’éleva près de cette Zaïre,

Qui depuis... pardonnez si mon cœur en soupire,

Qui depuis égarée en ce funeste lieu,

Pour un maître barbare abandonna son Dieu.

CHATILLON.

Telle est des musulmans la funeste prudence.

De leurs chrétiens captifs ils séduisent l’enfance ;

Et je bénis le ciel, propice à nos desseins,

Qui dans vos premiers ans vous sauva de leurs mains.

Mais, seigneur, après tout, cette Zaïre même,

Qui renonce aux chrétiens pour le soudan qui l’aime,

De son crédit au moins nous pourrait secourir :

Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir ?

M’en croirez-vous ? Le juste, aussi bien que le sage,

Du crime et du malheur sait tirer avantage.

Vous pourriez de Zaïre employer la faveur

À fléchir Orosmane, à toucher son grand cœur,

À nous rendre un héros que lui-même a dû plaindre,

Que sans doute il admire, et qui n’est plus à craindre.

NÉRESTAN.

Mais ce même héros, pour briser ses liens,

Voudra-t-il qu’on s’abaisse à ces honteux moyens ?

Et quand il le voudrait, est-il en ma puissance

D’obtenir de Zaïre un moment d’audience ?

Croyez-vous qu’Orosmane y daigne consentir ?

Le sérail à ma voix pourra-t-il se rouvrir ?

Quand je pourrais enfin paraître devant elle,

Que faut-il espérer d’une femme infidèle,

À qui mon seul aspect doit tenir lieu d’affront,

Et qui lira sa honte écrite sur mon front ?

Seigneur, il est bien dur, pour un cœur magnanime,

D’attendre des secours de ceux qu’on mésestime ;

Leurs refus sont affreux, leurs bienfaits font rougir.

CHATILLON.

Songez à Lusignan, songez à le servir.

NÉRESTAN.

Hé bien... Mais quels chemins jusqu’à cette infidèle

Pourront...On vient à nous. Que vois-je ! ô ciel, c’est elle !

 

 

Scène II

 

ZAÏRE, CHATILLON, NÉRESTAN

 

ZAÏRE, à Nérestan.

C’est vous, digne Français, à qui je viens parler.

Le soudan le permet, cessez de vous troubler ;

Et rassurant mon cœur, qui tremble à votre approche,

Chassez de vos regards la plainte et le reproche.

Seigneur, nous nous craignons, nous rougissons tous deux ;

Je souhaite et je crains de rencontrer vos yeux,

L’un et l’autre attachés depuis notre naissance,

Une affreuse prison renferma notre enfance ;

Le sort nous accabla du poids des mêmes fers,

Que la tendre amitié nous rendait plus légers.

Il me fallut depuis gémir de votre absence ;

Le ciel porta vos pas aux rives de la France :

Prisonnier dans Solyme, enfin je vous revis ;

Un entretien plus libre alors m’était permis.

Esclave dans la foule, où j’étais confondue,

Aux regards du Soudan je vivais inconnue :

Vous daignâtes bientôt, soit grandeur, soit pitié,

Soit plutôt digne effet d’une pure amitié,

Revoyant des Français le glorieux empire,

Y chercher la rançon de la triste Zaïre :

Vous l’apportez : le ciel a trompé vos bienfaits ;

Loin de vous, dans Solyme, il m’arrête à jamais.

Mais quoi que ma fortune ait d’éclat et de charmes,

Je ne puis vous quitter sans répandre des larmes.

Toujours de vos bontés je vais m’entretenir,

Chérir de vos vertus le tendre souvenir,

Comme vous, des humains soulager la misère,

Protéger les chrétiens, leur tenir lieu de mère ;

Vous me les rendez chers, et ces infortunés...

NÉRESTAN.

Vous, les protéger ! vous, qui les abandonnez !

Vous, qui des Lusignans foulant aux pieds la cendre...

ZAÏRE.

Je la viens honorer, seigneur, je viens vous rendre

Le dernier de ce sang, votre amour, votre espoir :

Oui, Lusignan est libre, et vous l’allez revoir.

CHATILLON.

Ô ciel ! nous reverrions notre appui, notre père !

NÉRESTAN.

Les chrétiens vous devraient une tête si chère !

ZAÏRE.

J’avais sans espérance osé la demander :

Le généreux Soudan veut bien nous l’accorder :

On l’amène en ces lieux.

NÉRESTAN.

Que mon âme est émue !

ZAÏRE.

Mes larmes, malgré moi, me dérobent sa vue ;

Ainsi que ce vieillard, j’ai langui dans les fers :

Qui ne sait compatir aux maux qu’on a soufferts[9]

NÉRESTAN.

Grand Dieu ! que de vertus dans une âme infidèle !

 

 

Scène III

 

ZAIRE, LUSIGNAN, CHATILLON, NÉRESTAN, PLUSIEURS ESCLAVES CHRÉTIENS

 

LUSIGNAN.

Du séjour du trépas quelle voix me rappelle ?

Suis-je avec des chrétiens ? Guidez mes pas tremblants.

Mes maux m’ont affaibli plus encor que mes ans.

En s’asseyant.

Suis-je libre en effet ?

ZAÏRE.

Oui, seigneur, oui, vous l’êtes.

CHATILLON.

Vous vivez, vous calmez nos douleurs inquiètes.

Tous nos tristes chrétiens...

LUSIGNAN.

Ô jour ! ô douce voix !

Chatillon, c’est donc vous ? c’est vous que je revois !

Martyr, ainsi que moi, de la foi de nos pères,

Le Dieu que nous servons finit-il nos misères ?

En quels lieux sommes-nous ? Aidez mes faibles yeux.

CHATILLON.

C’est ici le palais qu’ont bâti vos aïeux ;

Du fils de Noradin c’est le séjour profane.

ZAÏRE.

Le maître de ces lieux, le puissant Orosmane,

Sait connaître, seigneur, et chérir la vertu.

En montrant Nérestan.

Ce généreux Français, qui vous est inconnu,

Par la gloire amené des rives de la France,

Venait de dix chrétiens payer la délivrance :

Le soudan, comme lui, gouverné par l’honneur,

Croit, en vous délivrant, égaler son grand cœur.

LUSIGNAN.

Des chevaliers français tel est le caractère ;

Leur noblesse en tout temps me fut utile et chère.

Trop digne chevalier, quoi ! vous passez les mers

Pour soulager nos maux et pour briser nos fers ?

Ah ! parlez : à qui dois-je un service si rare ?

NÉRESTAN.

Mon nom est Nérestan ; le sort, longtemps barbare,

Qui dans les fers ici me mit presque en naissant,

Me fit quitter bientôt l’empire du Croissant.

À la cour de Louis, guidé par mon courage,

De la guerre sous lui j’ai fait l’apprentissage ;

Ma fortune et mon rang sont un don de ce roi,

Si grand par sa valeur, et plus grand par sa foi.

Je le suivis, seigneur, au bord de la Charente,

Lorsque du fier Anglais la valeur menaçante,

Cédant à nos efforts trop longtemps captivés,

Satisfit en tombant aux lis qu’ils ont bravés.[10]

Venez, prince, et montrez au plus grand des monarques

De vos fers glorieux les vénérables marques :

Paris va révérer le martyr de la croix,

Et la cour de Louis est l’asile des rois.

LUSIGNAN.

Hélas ! de cette cour j’ai vu jadis la gloire.

Quand Philippe à Bovine enchaînait la victoire,

Je combattais, seigneur, avec Montmorenci,

Melun, d’Estaing, de Nesle, et ce fameux Couci.

Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre :

Vous voyez qu’au tombeau je suis prêt à descendre :

Je vais au Roi des rois demander aujourd’hui

Le prix de tous les maux que j’ai soufferts pour lui.

Vous, généreux témoins de mon heure dernière,

Tandis qu’il en est temps, écoutez ma prière :

Nérestan, Chatillon, et vous... de qui les pleurs

Dans ces moments si chers honorent mes malheurs,

Madame, ayez pitié du plus malheureux père

Qui jamais ait du ciel éprouvé la colère,

Qui répand devant vous des larmes que le temps

Ne peut encor tarir dans mes yeux expirants.

Une fille, trois fils, ma superbe espérance,

Me furent arrachés dès leur plus tendre enfance :

Ô mon cher Chatillon, tu dois t’en souvenir !

CHATILLON.

De vos malheurs encor vous me voyez frémir.

LUSIGNAN.

Prisonnier avec moi dans Césarée en flamme,

Tes yeux virent périr mes deux fils et ma femme.

CHATILLON.

Mon bras chargé de fers ne les put secourir.

LUSIGNAN.

Hélas ! et j’étais père, et je ne pus mourir !

Veillez du haut des cieux, chers enfants que j’implore,

Sur mes autres enfants, s’ils sont vivans encore.

Mon dernier fils, ma fille, aux chaînes réservés,

Par de barbares mains pour servir conservés,

Loin d’un père accablé, furent portés ensemble

Dans ce même sérail ou le ciel nous rassemble.

CHATILLON.

Il est vrai, dans l’horreur de ce péril nouveau,

Je tenais votre fille à peine en son berceau :

Ne pouvant la sauver, seigneur, j’allais moi-même

Répandre sur son front l’eau sainte du baptême,

Lorsque les Sarrasins, de carnage fumants,

Revinrent l’arracher à mes bras tout sanglants.

Votre plus jeune fils, à qui les destinées

Avaient à peine encore accordé quatre années,

Trop capable déjà de sentir son malheur,

Fut dans Jérusalem, conduit avec sa sœur.

NÉRESTAN.

De quel ressouvenir mon âme est déchirée !

À cet âge fatal j’étais dans Césarée :

Et tout couvert de sang, et chargé de liens,

Je suivis en ces lieux la foule des chrétiens.

LUSIGNAN.

Vous... seigneur... Ce sérail éleva votre enfance...

En les regardant.

Hélas ! de mes enfants auriez-vous connaissance ?

Ils seraient de votre âge, et peut-être mes yeux...

Quel ornement, madame, étranger en ces lieux ?

Depuis quand l’avez-vous ?

ZAÏRE.

Depuis que je respire.

Seigneur... hé quoi ! d’où vient que votre âme soupire ?

LUSIGNAN.

Ah ! daignez confier à mes tremblantes mains...

ZAÏRE.

De quel trouble nouveau tous mes sens sont atteints !

Seigneur, que faites-vous ?

LUSIGNAN.

Ô ciel ! ô Providence !

Mes yeux, ne trompez point ma timide espérance ;

Serait-il bien possible ? oui, c’est elle... je voi

Ce présent qu’une épouse avait reçu de moi,

Et qui de mes enfants ornait toujours la tête,

Lorsque de leur naissance on célébrait la fête :

Je revois... je succombe à mon saisissement.

ZAÏRE.

Qu’entends-je ? et quel soupçon m’agite en ce moment ?

Ah, seigneur...

LUSIGNAN.

Dans l’espoir dont j’entrevois les charmes,

Ne m’abandonnez pas, Dieu qui voyez mes larmes !

Dieu mort sur cette croix, et qui revis pour nous,

Parle, achève, ô mon Dieu ! ce sont là de tes coups.

Quoi : madame, en vos mains elle était demeurée ?

Quoi! tous les deux captifs, et pris dans Césarée ?

ZAÏRE.

Oui, seigneur.

NÉRESTAN.

Se peut-il ?

LUSIGNAN.

Leur parole, leurs traits,

De leur mère en effet sont les vivans portraits.

Oui, grand Dieu ! tu le veux, tu permets que je voie...

Dieu, ranime mes sens trop faibles pour ma joie !

Madame... Nérestan... Soutiens-moi, Chatillon.

Nérestan, si je dois vous nommer de ce nom,

Avez-vous dans le sein la cicatrice heureuse

Du fer dont à mes yeux une main furieuse...

NÉRESTAN.

Oui, seigneur, il est vrai.

LUSIGNAN.

Dieu juste ! heureux moments !

NÉRESTAN, se jetant à genoux.

Ah, seigneur ! ah, Zaïre !

LUSIGNAN.

Approchez, mes enfants.

NÉRESTAN.

Moi, votre fils !

ZAÏRE.

Seigneur !

LUSIGNAN.

Heureux jour qui m’éclaire !

Ma fille, mon cher fils ! embrassez votre père.

CHATILLON.

Que d’un bonheur si grand mon cœur se sent toucher !

LUSIGNAN.

De vos bras, mes enfants, je ne puis m’arracher.

Je vous revois enfin, chère et triste famille,

Mon fils, digne héritier... vous... hélas ! vous ma fille !

Dissipez mes soupçons, ôtez-moi cette horreur,

Ce trouble qui m’accable au comble du bonheur.

Toi qui seul as conduit sa fortune et la mienne,

Mon Dieu qui me la rends, me la rends-tu chrétienne ?

Tu pleures, malheureuse, et tu baisses les yeux !

Tu te tais ! je t’entends ! ô crime ! ô justes cieux !

ZAÏRE.

Je ne puis vous tromper ; sous les lois d’Orosmane...

Punissez votre fille... Elle était musulmane.

LUSIGNAN.

Que la foudre en éclats ne tombe que sur moi !

Ah, mon fils ! à ces mots j’eusse expiré sans toi.

Mon Dieu ! j’ai combattu soixante ans pour ta gloire ;

J’ai vu tomber ton temple, et périr ta mémoire ;

Dans un cachot affreux abandonné vingt ans,

Mes larmes t’imploraient pour mes tristes enfants :

Et lorsque ma famille est par toi réunie,

Quand je trouve une fille, elle est ton ennemie !

Je suis bien malheureux... C’est ton père, c’est moi,

C’est ma seule prison qui t’a ravi ta foi.

Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,

Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines :

C’est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi ;

C’est le sang des héros, défenseurs de ma loi ;

C’est le sang des martyrs... Ô fille encor trop chère !

Connais-tu ton destin ? sais-tu quelle est ta mère ?

Sais-tu bien qu’à l’instant que son flanc mit au jour

Ce triste et dernier fruit d’un malheureux amour,

Je la vis massacrer par la main forcenée,

Par la main des brigands à qui tu t’es donnée !

Tes frères, ces martyrs égorgés à mes yeux,

T’ouvrent leurs bras sanglants, tendus du haut des cieux :

Ton Dieu que tu trahis, ton Dieu que tu blasphèmes,

Pour toi, pour l’univers, est mort en ces lieux mêmes ;

En ces lieux où mon bras le servit tant de fois,

En ces lieux où son sang te parle par ma voix.

Vois ces murs, vois ce temple envahi par tes maîtres :

Tout annonce le Dieu qu’ont vengé tes ancêtres.

Tourne les yeux, sa tombe est près de ce palais ;

C’est ici la montagne où, lavant nos forfaits,

Il voulut expirer sous les coups de l’impie ;

C’est là que de sa tombe il rappela sa vie.

Tu ne saurais marcher dans cet auguste lieu,

Tu n’y peux faire un pas sans y trouver ton Dieu ;

Et tu n’y peux rester, sans renier ton père,

Ton honneur qui te parle, et ton Dieu qui t’éclaire.

Je te vois dans mes bras et pleurer et frémir ;

Sur ton front pâlissant Dieu met le repentir :

Je vois la vérité dans ton cœur descendue ;

Je retrouve ma fille après l’avoir perdue ;

Et je reprends ma gloire et ma félicité,

En dérobant mon sang à l’infidélité.

NÉRESTAN.

Je revois donc ma sœur... Et son âme...

ZAÏRE.

Ah, mon père !

Cher auteur de mes jours, parlez, que dois-je faire ?

LUSIGNAN.

M’ôter, par un seul mot, ma honte et mes ennuis,

Dire, Je suis chrétienne.

ZAÏRE.

Oui... seigneur... je le suis.

LUSIGNAN.

Dieu, reçois son aveu du sein de ton empire !

 

 

Scène IV

 

ZAÏRE, LUSIGNAN, CHATILLON, NÉRESTAN, CORASMIN

 

CORASMIN.

Madame, le soudan m’ordonne de vous dire

Qu’à l’instant de ces lieux il faut vous retirer,

Et de ces vils chrétiens surtout vous séparer.

Vous, Français, suivez-moi : de vous je dois répondre.

CHATILLON.

Où sommes-nous, grand Dieu ! Quel coup vient nous confondre !

LUSIGNAN.

Notre courage, amis, doit ici s’animer.

ZAÏRE.

Hélas, seigneur !

LUSIGNAN.

Ô vous que je n’ose nommer,

Jurez-moi de garder un secret si funeste.

ZAÏRE.

Je vous le jure.

LUSIGNAN.

Allez, le ciel fera le reste.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

OROSMANE, CORASMIN

 

OROSMANE.

Vous étiez, Corasmin, trompé par vos alarmes :

Non, Louis contre moi ne tourne point ses armes ;

Les Français sont lassés de chercher désormais

Des climats que pour eux le destin n’a point faits ;

Ils n’abandonnent point leur fertile patrie

Pour languir aux déserts de l’aride Arabie,

Et venir arroser de leur sang odieux

Ces palmes, que pour nous Dieu fait croître en ces lieux.

Ils couvrent de vaisseaux la mer de la Syrie.

Louis des bords de Chypre épouvante l’Asie ;

Mais j’apprends que ce roi s’éloigne de nos ports ;

De la féconde Égypte il menace les bords ;

J’en reçois à l’instant la première nouvelle ;

Contre les mamelus son courage l’appelle :

Il cherche Mélédin, mon secret ennemi ;

Sur leurs divisions mon trône est affermi.

Je ne crains plus enfin l’Égypte ni la France.

Nos communs ennemis cimentent ma puissance ;

Et, prodigues d’un sang qu’ils devraient ménager,

Prennent en s’immolant le soin de me venger.

Relâche ces chrétiens, ami, je les délivre ;

Je veux plaire à leur maître, et leur permets de vivre :

Je veux que sur la mer on les mène à leur roi,

Que Louis me connaisse, et respecte ma foi.

Mène-lui Lusignan ; dis-lui que je lui donne

Celui que la naissance allie à sa couronne ;

Celui que par deux fois mon père avait vaincu,

Et qu’il tint enchaîné, tandis qu’il a vécu.

CORASMIN.

Son nom cher aux chrétiens...

OROSMANE.

Son nom n’est point à craindre.

CORASMIN.

Mais, seigneur, si Louis...

OROSMANE.

Il n’est plus temps de feindre,

Zaïre l’a voulu ; c’est assez : et mon cœur,

En donnant Lusignan, le donne à mon vainqueur.

Louis est peu pour moi ; je fais tout pour Zaïre ;

Nul autre sur mon cœur n’aurait pris cet empire.

Je viens de l’affliger, c’est à moi d’adoucir

Le déplaisir mortel qu’elle a dû ressentir,

Quand sur les faux avis des desseins de la France,

J’ai fait à ces chrétiens un peu de violence.

Que dis-je ! Ces moments, perdus dans mon conseil,

Ont de ce grand hymen suspendu l’appareil :

D’une heure encore, ami, mon bonheur se diffère ;

Mais j’emploierai du moins ce temps à lui complaire.

Zaïre ici demande un secret entretien

Avec ce Nérestan, ce généreux chrétien...

CORASMIN.

Et vous avez, seigneur, encor cette indulgence ?

OROSMANE.

Ils ont été tous deux esclaves dans l’enfance ;

Ils ont porté mes fers, ils ne se verront plus ;

Zaïre enfin de moi n’aura point un refus.

Je ne m’en défends point ; je foule aux pieds pour elle

Des rigueurs du sérail la contrainte cruelle.

J’ai méprisé ces lois dont l’âpre austérité

Fait d’une vertu triste une nécessité.

Je ne suis point formé du sang asiatique :

Né parmi les rochers, au sein de la Taurique,

Des Scythes mes aïeux je garde la fierté,

Leurs mœurs, leurs passions, leur générosité :

Je consens qu’en partant Nérestan la revoie ;

Je veux que tous les cœurs soient heureux de ma joie.

Après ce peu d’instants volés à mon amour,

Tous ses moments, ami, sont à moi sans retour.

Va, ce chrétien attend, et tu peux l’introduire.

Presse son entretien, obéis à Zaïre.

 

 

Scène II

 

CORASMIN, NÉRESTAN

 

CORASMIN.

En ces lieux un moment tu peux encor rester.

Zaïre à tes regards viendra se présenter.

 

 

Scène III

 

NÉRESTAN

 

En quel état, ô ciel ! en quels lieux je la laisse !

Ô ma religion ! ô mon père ! ô tendresse !

Mais je la vois.

 

 

Scène IV

 

ZAÏRE, NÉRESTAN

 

NÉRESTAN.

Ma sœur, je puis donc vous parler ;

Ah ! dans quel temps le ciel nous voulut rassembler !

Tous ne reverrez plus un trop malheureux père.

ZAÏRE.

Dieu ! Lusignan...

NÉRESTAN.

Il touche à son heure dernière.

Sa joie, en nous voyant, par de trop grands efforts.

De ses sens affaiblis a rompu les ressorts ;

Et cette émotion dont son âme est remplie

À bientôt épuisé les sources de sa vie.

Mais, pour comble d’horreurs, à ses derniers moments,

Il doute de sa fille et de ses sentiments ;

Il meurt dans l’amertume, et son âme incertaine

Demande en soupirant si vous êtes chrétienne.

ZAÏRE.

Quoi ! je suis votre sœur, et vous pouvez penser

Qu’à mon sang, à ma loi j’aille ici renoncer ?

NÉRESTAN.

Ah, ma sœur ! cette loi n’est pas la vôtre encore ;

Le jour qui vous éclaire est pour vous à l’aurore ;

Vous n’avez point reçu ce gage précieux

Qui nous lave du crime, et nous ouvre les cieux.

Jurez par nos malheurs, et par votre famille,

Par ces martyrs sacrés de qui vous êtes fille,

Que vous voulez ici recevoir aujourd’hui

Le sceau du Dieu vivant qui nous attache à lui.

ZAÏRE.

Oui, je jure en vos mains, par ce Dieu que j’adore,

Par sa loi que je cherche, et que mon cœur ignore,

De vivre désormais sous cette sainte loi...

Mais, mon cher frère... hélas ! que veut-elle de moi ?

Que faut-il ?

NÉRESTAN.

Détester l’empire de vos maîtres,

Servir, aimer ce Dieu qu’ont aimé nos ancêtres,[11]

Qui, né près de ces murs, est mort ici pour nous,

Qui nous a rassemblés, qui m’a conduit vers vous.

Est-ce à moi d’en parler ? Moins instruit que fidèle,

Je ne suis qu’un soldat, et je n’ai que du zèle.

Un pontife sacré viendra jusqu’en ces lieux

Vous apporter la vie, et dessiller vos yeux.

Songez à vos serments, et que l’eau du baptême

Ne vous apporte point la mort et l’anathème.

Obtenez qu’avec lui je puisse revenir :

Mais à quel titre, ô ciel ! faut-il donc l’obtenir ?

À qui le demander dans ce sérail profane...

Vous, le sang de vingt rois, esclave d’Orosmane !

Parente de Louis, fille de Lusignan !

Vous chrétienne, et ma sœur, esclave d’un soudan !

Vous m’entendez... je n’ose en dire davantage :

Dieu, nous réserviez-vous à ce dernier outrage ?

ZAÏRE.

Ah, cruel ! poursuivez, vous ne connaissez pas

Mon secret, mes tourments, mes vœux, mes attentats.

Mon frère, ayez pitié d’une sœur égarée,

Qui brûle, qui gémit, qui meurt désespérée.

Je suis chrétienne, hélas... j’attends avec ardeur

Cette eau sainte, cette eau qui peut guérir mon cœur.

Non, je ne serai point indigne de mon frère,

De mes aïeux, de moi, de mon malheureux père.

Mais parlez à Zaïre, et ne lui cachez rien ;

Dites... quelle est la loi de l’empire chrétien ?...

Quel est le châtiment pour une infortunée

Qui, loin de ses parents, aux fers abandonnée,

Trouvant chez un barbare un généreux appui,

Aurait touché son âme, et s’unirait à lui ?

NÉRESTAN.

Ô ciel ! que dites-vous ? Ah ! la mort la plus prompte

Devrait...

ZAÏRE.

C’en est assez ; frappe, et préviens ta honte.

NÉRESTAN.

Qui ? vous, ma sœur !

ZAÏRE.

C’est moi que je viens d’accuser.

Orosmane m’adore... et j’allais l’épouser.

NÉRESTAN.

L’épouser ! est-il vrai, ma sœur ? Est-ce vous-même ?

Vous, la fille des rois !

ZAÏRE.

Frappe, dis-je ; je l’aime.

NÉRESTAN.

Opprobre malheureux du sang dont vous sortez,

Vous demandez la mort, et vous la méritez :

Et si je n’écoutais que ta honte et ma gloire,

L’honneur de ma maison, mon père, sa mémoire ;

Si la loi de ton Dieu, que tu ne connais pas,

Si ma religion ne retenait mon bras,

J’irais dans ce palais, j’irais, au moment même,

Immoler de ce fer un barbare, qui t’aime,

De son indigne flanc le plonger dans le tien,

Et ne l’en retirer que pour percer le mien.

Ciel ! tandis que Louis, l’exemple de la terre,

Au Nil épouvanté ne va porter la guerre

Que pour venir bientôt, frappant des coups plus sûrs,

Délivrer ton Dieu même, et lui rendre ces murs :

Zaïre, cependant, ma sœur, son alliée,

Au tyran d’un sérail par l’hymen est liée !

Et je vais donc apprendre à Lusignan trahi

Qu’un Tartare est le dieu que sa fille a choisi !

Dans ce moment affreux, hélas ! ton père expire

En demandant à Dieu le salut de Zaïre.

ZAÏRE.

Arrête, mon cher frère... arrête, connais-moi ;

Peut-être que Zaïre est digne encor de toi.

Mon frère, épargne-moi cet horrible langage ;

Ton courroux, ton reproche est un plus grand outrage,

Plus sensible pour moi, plus dur que ce trépas

Que je te demandais, et que je n’obtiens pas.

L’état où tu me vois accable ton courage ;

Tu souffres, je le vois; je souffre davantage.

Je voudrais que du ciel le barbare secours

De mon sang, dans mon cœur, eût arrêté le cours,

Le jour qu’empoisonné d’une flamme profane,

Ce pur sang des chrétiens brûla pour Orosmane,

Le jour que de ta sœur Orosmane charmé...

Pardonnez-moi, chrétiens ; qui ne l’aurait aimé !

Il faisait tout pour moi ; son cœur m’avait choisie ;

Je voyais sa fierté pour moi seule adoucie.

C’est lui qui des chrétiens a ranimé l’espoir :

C’est à lui que je dois le bonheur de te voir :

Pardonne ; ton courroux, mon père, ma tendresse,

Mes serments, mon devoir, mes remords, ma faiblesse,

Me servent de supplice, et ta sœur en ce jour

Meurt de son repentir plus que de son amour.

NÉRESTAN.

Je te blâme et te plains ; crois-moi, la Providence

Ne te laissera point périr sans innocence :

Je te pardonne, hélas ! ces combats odieux ;

Dieu ne t’a point prêté son bras victorieux.

Ce bras, qui rend la force aux plus faibles courages,

Soutiendra ce roseau plié par les orages.

Il ne souffrira pas qu’à son culte engagé,

Entre un barbare et lui ton cœur soit partagé.

Le baptême éteindra ces feux dont il soupire,

Et tu vivras fidèle, ou périras martyre.

Achève donc ici ton serment commence :

Achève, et dans l’horreur dont ton cœur est pressé,

Promets au roi Louis, à l’Europe, à ton père,

Au Dieu qui déjà parle à ce cœur si sincère,

De ne point accomplir cet hymen odieux

Avant que le pontife ait éclairé tes yeux,

Avant qu’en ma présence il te fasse chrétienne,

Et que Dieu par ses mains t’adopte et te soutienne.

Le promets-tu, Zaïre ?

ZAÏRE.

Oui, je te le promets :

Rends-moi chrétienne et libre ; à tout je me soumets.

Va, d’un père expirant va fermer la paupière ;

Va, je voudrais te suivre, et mourir la première.

NÉRESTAN.

Je pars ; adieu, ma sœur, adieu : puisque mes vœux

Ne peuvent t’arracher à ce palais honteux,

Je reviendrai bientôt par un heureux baptême

T’arracher aux enfers, et te rendre à toi-même.

 

 

Scène V

 

ZAÏRE

 

Me voilà seule, ô Dieu ! que vais-je devenir ?

Dieu, commande à mon cœur de ne te point trahir !

Hélas ! suis-je en effet Française ou Musulmane,

Fille de Lusignan, ou femme d’Orosmane ?

Suis-je amante ou chrétienne ? Ô serments que j’ai faits !

Mon père, mon pays, vous serez satisfaits !

Fatime ne vient point. Quoi ! dans ce trouble extrême,

L’univers m’abandonne ! on me laisse à moi-même !

Mon cœur peut-il porter, seul et privé d’appui,

Le fardeau des devoirs qu’on m’impose aujourd’hui ?

À ta loi, Dieu puissant ! oui, mon âme est rendue ;

Mais fais que mon amant s’éloigne de ma vue.

Cher amant ! ce matin l’aurais-je pu prévoir

Que je dusse aujourd’hui redouter de te voir ?

Moi qui, de tant de feux justement possédée,

N’avais d’autre bonheur, d’autre soin, d’autre idée,

Que de t’entretenir, d’écouter ton amour,

Te voir, te souhaiter, attendre ton retour !

Hélas ! et je t’adore, et t’aimer est un crime !

 

 

Scène VI

 

ZAÏRE, OROSMANE

 

OROSMANE.

Paraissez, tout est prêt, et l’ardeur qui m’anime

Ne souffre plus, madame, aucun retardement ;

Les flambeaux de l’hymen brillent pour votre amant :

Les parfums de l’encens remplissent la mosquée ;

Du dieu de Mahomet la puissance invoquée

Confirme mes serments, et préside à mes feux.

Mon peuple prosterné pour vous offre ses vœux,

Tout tombe à vos genoux ; vos superbes rivales,

Qui disputaient mon cœur et marchaient vos égales,

Heureuses de vous suivre et de vous obéir,

Devant vos volontés vont apprendre à fléchir.

Le trône, les festins, et la cérémonie,

Tout est prêt : commencez le bonheur de ma vie.

ZAÏRE.

Où suis-je, malheureuse ! ô tendresse ! ô douleur !

OROSMANE.

Venez.

ZAÏRE.

Où me cacher ?

OROSMANE.

Que dites-vous ?

ZAÏRE.

Seigneur !

OROSMANE.

Donnez-moi votre main ; daignez, belle Zaïre...

ZAÏRE.

Dieu de mon père, hélas ! que pourrai-je lui dire ?

OROSMANE.

Que j’aime à triompher de ce tendre embarras !

Qu’il redouble ma flamme et mon bonheur...

ZAÏRE.

Hélas !

OROSMANE.

Ce trouble à mes désirs vous rend encor plus chère ;

D’une vertu modeste il est le caractère.

Digne et charmant objet de ma constante foi,

Venez, ne tardez plus.

ZAÏRE.

Fatime, soutiens-moi...

Seigneur...

OROSMANE.

Ô ciel ! eh quoi !

ZAÏRE.

Seigneur, cet hyménée

Était un bien suprême à mon âme étonnée.

Je n’ai point recherché le trône et la grandeur.

Qu’un sentiment plus juste occupait tout mon cœur !

Hélas ! j’aurais voulu qu’à vos vertus unie,

Et méprisant pour vous les trônes de l’Asie,

Seule et dans un désert, auprès de mon époux,

J’eusse pu sous mes pieds les fouler avec vous.

Mais... seigneur... ces chrétiens...

OROSMANE.

Ces chrétiens... Quoi ! madame,

Qu’auraient donc de commun cette secte et ma flamme ?

ZAÏRE.

Lusignan, ce vieillard accablé de douleurs,

Termine en ces moments sa vie et ses malheurs.

OROSMANE.

Hé bien ! quel intérêt si pressant et si tendre

À ce vieillard chrétien votre cœur peut-il prendre ?

Vous n’êtes point chrétienne ; élevée en ces lieux,

Vous suivez dès longtemps la foi de mes aïeux.

Un vieillard qui succombe au poids de ses années

Peut-il troubler ici vos belles destinées ?

Cette aimable pitié, qu’il s’attire de vous,

Doit se perdre avec moi dans des moments si doux.

ZAÏRE.

Seigneur, si vous m’aimez, si je vous étais chère...

OROSMANE.

Si vous l’êtes, ah Dieu !

ZAÏRE.

Souffrez que l’on diffère...

Permettez que ces nœuds, par vos mains assemblés.

OROSMANE.

Que dites-vous ? ô ciel ! est-ce vous qui parlez ?

Zaïre !

ZAÏRE.

Je ne puis soutenir sa colère.

OROSMANE.

Zaïre !

ZAÏRE.

Il m’est affreux, seigneur, de vous déplaire ;

Excusez ma douleur... Non, j’oublie à la fois

Et tout ce que je suis, et tout ce que je dois.

Je ne puis soutenir cet aspect qui me tue.

Je ne puis... Ah ! souffrez que loin de votre vue,

Seigneur, j’aille cacher mes larmes, mes ennuis,

Mes vœux, mon désespoir, et l’horreur où je suis.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

OROSMANE, CORASMIN

 

OROSMANE.

Je demeure immobile, et ma langue placée

Se refuse aux transports de mon âme offensée.

Est-ce à moi que l’on parle ? Ai-je bien entendu ?

Est-ce moi qu’elle fuit ? Ô ciel ! et qu’ai-je vu ?

Corasmin, quel est donc ce changement extrême ?

Je la laisse échapper ! je m’ignore moi-même.

CORASMIN.

Vous seul causez son trouble, et vous vous en plaignez !

Vous accusez, seigneur, un cœur où vous régnez !

OROSMANE.

Mais pourquoi donc ces pleurs, ces regrets, cette fuite,

Cette douleur si sombre en ses regards écrite ?

Si c’était ce Français... quel soupçon ! quelle horreur !

Quelle lumière affreuse a passé dans mon cœur !

Hélas ! je repoussais ma juste défiance :

Un barbare, un esclave aurait cette insolence !

Cher ami, je verrais un cœur comme le mien

Réduit à redouter un esclave chrétien !

Mais, parle ; tu pouvais observer son visage,

Tu pouvais de ses yeux entendre le langage ;

Ne me déguise rien, mes feux sont-ils trahis ?

Apprends-moi mon malheur... Tu trembles... tu frémis...

C’en est assez.

CORASMIN.

Je crains d’irriter vos alarmes.

Il est vrai que ses yeux ont versé quelques larmes ;

Mais, seigneur, après tout, je n’ai rien observé

Oui doive...

OROSMANE.

À cet affront je serais réservé !

Non, si Zaïre, ami, m’avait fait cette offense,

Elle eût avec plus d’art trompé ma confiance.

Le déplaisir secret de son cœur agité,

Si ce cœur est perfide, aurait-il éclaté ?

Écoute, garde-toi de soupçonner Zaïre.

Mais, dis-tu, ce Français gémit, pleure, soupire :

Que m’importe après tout le sujet de ses pleurs ?

Qui sait si l’amour même entre dans ses douleurs ?

Et qu’ai-je à redouter d’un esclave infidèle,

Qui demain pour jamais se va séparer d’elle ?

CORASMIN.

N’avez-vous pas seigneur, permis, malgré nos lois,

Qu’il jouît de sa vue une seconde fois ?

Qu’il revînt en ces lieux ?

OROSMANE.

Qu’il revînt, lui, ce traître ?

Qu’aux yeux de ma maîtresse il osât reparaître ?

Oui, je le lui rendrais, mais mourant, mais puni,

Mais versant à ses yeux le sang qui m’a trahi,

Déchiré devant elle ; et ma main dégoutante

Confondrait dans son sang le sang de son amante...

Excuse les transports de ce cœur offensé ;

Il est né violent, il aime, il est blessé.

Je connais mes fureurs, et je crains ma faiblesse ;

À des troubles honteux je sens que je m’abaisse.

Non, c’est trop sur Zaïre arrêter un soupçon ;

Non, son cœur n’est point fait pour une trahison.

Mais ne crois pas non plus que le mien s’avilisse

À souffrir des rigueurs, à gémir d’un caprice,

À me plaindre, à reprendre, à redonner ma foi ;

Les éclaircissements sont indignes de moi.

Il vaut mieux sur mes sens reprendre un juste empire ;

Il vaut mieux oublier jusqu’au nom de Zaïre.

Allons, que le sérail soit fermé pour jamais ;

Que la terreur habite aux portes du palais ;

Que tout ressente ici le frein de l’esclavage.

Des rois de l’Orient suivons l’antique usage.

On peut, pour son esclave oubliant sa fierté,

Laisser tomber sur elle un regard de bonté ;

Mais il est trop honteux de craindre une maîtresse ;[12]

Aux mœurs de l’Occident laissons cette bassesse.

Ce sexe dangereux, qui veut tout asservir,

S’il règne dans l’Europe, ici doit obéir.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ZAÏRE, FATIME

 

FATIME.

Que je vous plains, madame, et que je vous admire !

C’est le Dieu des chrétiens, c’est Dieu qui vous inspire ;

Il donnera la force à vos bras languissants

De briser des liens si chers et si puissants.

ZAÏRE.

Eh ! pourrai-je achever ce fatal sacrifice ?

FATIME.

Vous demandez sa grâce, il vous doit sa justice :

De votre cœur docile il doit prendre le soin.

ZAÏRE.

Jamais de son appui je n’eus tant de besoin.

FATIME.

Si vous ne voyez plus votre auguste famille,

Le Dieu que vous servez vous adopte pour fille ;

Vous êtes dans ses bras, il parle à votre cœur ;

Et quand ce saint pontife, organe du Seigneur,

Ne pourrait aborder dans ce palais profane...

ZAÏRE.

Ah ! j’ai porté la mort clans le sein d’Orosmane.

J’ai pu désespérer le cœur de mon amant !

Quel outrage, Fatime, et quel affreux moment !

Mon Dieu, vous l’ordonnez... j’eusse été trop heureuse.

FATIME.

Quoi ! regretter encor cette chaîne honteuse !

Hasarder la victoire, ayant tant combattu !

ZAÏRE.

Victoire infortunée ! inhumaine vertu !

Non, tu ne connais pas ce que je sacrifie.

Cet amour si puissant, ce charme de ma vie,

Dont j’espérais, hélas ! tant de félicité,

Dans toute son ardeur n’avait point éclaté.

Fatime, j’offre à Dieu mes blessures cruelles,

Je mouille devant lui de larmes criminelles

Ces lieux où tu m’as dit qu’il choisit son séjour ;

Je lui crie en pleurant : Ôte-moi mon amour,

Arrache-moi mes vœux, remplis-moi de toi-même ;

Mais, Fatime, à l’instant les traits de ce que j’aime,

Ces traits chers et charmants, que toujours je revoi,

Se montrent dans mon âme entre le ciel et moi.

Hé bien ! race des rois, dont le ciel me fit naître,

Père, mère, chrétiens, vous mon Dieu, vous mon maître,

Vous qui de mon amant me privez aujourd’hui,

Terminez donc mes jours, qui ne sont plus pour lui !

Que j’expire innocente, et qu’une main si chère,

De ces yeux qu’il aimait ferme au moins la paupière !

Ah ! que fait Orosmane ? Il ne s’informe pas

Si j’attends loin de lui la vie ou le trépas ;[13]

Il me fuit, il me laisse, et je n’y peux survivre.

FATIME.

Quoi ! vous ! fille des rois, que vous prétendez suivre,

Vous, dans les bras d’un Dieu, votre éternel appui...

ZAÏRE.

Eh ! pourquoi mon amant n’est-il pas né pour lui ?

Orosmane est-il fait pour être sa victime ?

Dieu pourrait-il haïr un cœur si magnanime :

Généreux, bienfaisant, juste, plein de vertus ;

S’il était né chrétien, que serait-il de plus ?

Et plût à Dieu du moins que ce saint interprète,

Ce ministre sacré que mon âme souhaite,

Du trouble où tu me vois vînt bientôt me tirer !

Je ne sais ; mais enfin, j’ose encore espérer

Que ce Dieu, dont cent fois on m’a peint la clémence,

Ne réprouverait point une telle alliance :

Peut-être, de Zaïre en secret adoré,

Il pardonne aux combats de ce cœur déchiré ;

Peut-être, en me laissant au trône de Syrie,

Il soutiendrait par moi les chrétiens de l’Asie.

Fatime, tu le sais, ce puissant Saladin,

Qui ravit à mon sang l’empire du Jourdain,

Qui fit comme Orosmane admirer sa clémence,

Au sein d’une chrétienne il avait pris naissance.

FATIME.

Ah ! ne voyez-vous pas que pour vous consoler...

ZAÏRE.

Laisse-moi ; je vois tout ; je meurs sans m’aveugler :

Je vois que mon pays, mon sang, tout me condamne ;

Que je suis Lusignan, que j’adore Orosmane ;

Que mes vœux, que mes jours à ses jours sont liés.

Je voudrais quelquefois me jeter à ses pieds,

De tout ce que je suis faire un aveu sincère.

FATIME.

Songez que cet aveu peut perdre votre frère,

Expose les chrétiens, qui n’ont que vous d’appui,

Et va trahir le Dieu qui vous rappelle à lui.

ZAÏRE.

Ah, si tu connaissais le grand cœur d’Orosmane !

FATIME.

Il est le protecteur de la loi musulmane,

Et plus il vous adore, et moins il peut souffrir

Qu’on vous ose annoncer un Dieu qu’il doit haïr.

Le pontife à vos yeux en secret va se rendre,

Et vous avez promis...

ZAÏRE.

Hé bien ! il faut l’attendre.

J’ai promis, j’ai juré de garder ce secret :

Hélas ! qu’à mon amant je le tais à regret !

Et pour comble d’horreur je ne suis plus aimée.

 

 

Scène II

 

OROSMANE, ZAÏRE

 

OROSMANE.

Madame, il fut un temps où mon âme charmée,

Écoutant sans rougir des sentiments trop chers,

Se fit une vertu de languir dans vos fers.

Je croyais être aimé, madame, et votre maître,

Soupirant à vos pieds, devait s’attendre à l’être :

Vous ne m’entendrez point, amant faible et jaloux,

En reproches honteux éclater contre vous ;

Cruellement blessé, mais trop fier pour me plaindre,

Trop généreux, trop grand pour m’abaisser à feindre,

Je viens vous déclarer que le plus froid mépris

De vos caprices vains sera le digne prix.

Ne vous préparez point à tromper ma tendresse,

À chercher des raisons dont la flatteuse adresse,

À mes yeux éblouis colorant vos refus,

Vous ramène un amant qui ne vous connaît plus ;

Et qui, craignant surtout qu’à rougir on l’expose,

D’un refus outrageant veut ignorer la cause.

Madame, c’en est fait, une autre va monter

Au rang que mon amour vous daignait présenter ;

Une autre aura des yeux, et va du moins connaître

De quel prix mon amour et ma main devaient être.

Il pourra m’en coûter, mais mon cœur s’y résout.

Apprenez qu’Orosmane est capable de tout ;

Que j’aime mieux vous perdre, et loin de votre vue,

Mourir désespéré de vous avoir perdue,

Que de vous posséder, s’il faut qu’à votre foi

Il en coûte un soupir qui ne soit pas pour moi.

Allez, mes yeux jamais ne reverront vos charmes.

ZAÏRE.

Tu m’as donc tout ravi, Dieu témoin de mes larmes !

Tu veux commander seul à mes sens éperdus...

Hé bien ! puisqu’il est vrai que vous ne m’aimez plus,

Seigneur...

OROSMANE.

Il est trop vrai que l’honneur me l’ordonne,

Que je vous adorai, que je vous abandonne,

Que je renonce à vous, que vous le désirez,

Que sous une autre loi... Zaïre, vous pleurez ?

ZAÏRE.

Ah, seigneur ! ah ! du moins, gardez de jamais croire

Que du rang d’un soudan je regrette la gloire ;

Je sais qu’il faut vous perdre, et mon sort l’a voulu :

Mais, seigneur, mais mon cœur ne vous est pas connu.

Me punisse à jamais ce ciel qui me condamne,

Si je regrette rien que le cœur d’Orosmane !

OROSMANE.

Zaïre, vous m’aimez !

ZAÏRE.

Dieu ! si je l’aime, hélas !

OROSMANE.

Quel caprice étonnant, que je ne conçois pas ![14]

Vous m’aimez ! Eh ! pourquoi vous forcez-vous, cruelle,

À déchirer le cœur d’un amant si fidèle ?

Je me connaissais mal; oui, dans mon désespoir

J’avais cru sur moi-même avoir plus de pouvoir.

Va, mon cœur est bien loin d’un pouvoir si funeste.

Zaïre, que jamais la vengeance céleste

Ne donne à ton amant, enchaîné sous ta loi,

La force d’oublier l’amour qu’il a pour toi !

Qui, moi ! que sur mon trône une autre fût placée !

Non, je n’en eus jamais la fatale pensée.

Pardonne à mon courroux, à mes sens interdits,

Ces dédains affectés, et si bien démentis ;

C’est le seul déplaisir que jamais, dans ta vie,

Le ciel aura voulu que ta tendresse essuie.

Je t’aimerai toujours... Mais d’où vient que ton cœur,

En partageant mes feux, différait mon bonheur ?

Parle. Était-ce un caprice ? est-ce crainte d’un maître,

D’un soudan, qui pour toi veut renoncer à l’être ?

Serait-ce un artifice ? épargne-toi ce soin ;

L’art n’est pas fait pour toi, tu n’en as pas besoin :

Qu’il ne souille jamais le saint nœud qui nous lie !

L’art le plus innocent tient de la perfidie.

Je n’en connus jamais, et mes sens déchirés,

Pleins d’un amour si vrai...

ZAÏRE.

Vous me désespérez.

Vous m’êtes cher, sans doute, et ma tendresse extrême

Est le comble des maux pour ce cœur qui vous aime.

OROSMANE.

Ô ciel ! expliquez-vous. Quoi ! toujours me troubler !

Se peut-il...

ZAÏRE.

Dieu puissant, que ne puis-je parler !

OROSMANE.

Quel étrange secret me cachez-vous, Zaïre ?

Est-il quelque chrétien qui contre moi conspire?

Me trahit-on ? parlez.

ZAÏRE.

Eh ! peut-on vous trahir ?

Seigneur, entre eux et vous vous me verriez courir ;

On ne vous trahit point, pour vous rien n’est à craindre ;

Mon malheur est pour moi, je suis la seule à plaindre.

OROSMANE.

Vous, à plaindre ! grand Dieu !

ZAÏRE.

Souffrez qu’à vos genoux

Je demande en tremblant une grâce de vous.

OROSMANE.

Une grâce ! ordonnez, et demandez ma vie.

ZAÏRE.

Plût au ciel qu’à vos jours la mienne fût unie !

Orosmane... Seigneur... permettez qu’aujourd’hui,

Seule, loin de vous-même, et toute à mon ennui,

D’un œil plus recueilli contemplant ma fortune,

Je cache à votre oreille une plainte importune...

Demain, tous mes secrets vous seront révélés...

OROSMANE.

De quelle inquiétude, ô ciel, vous m’accablez !

Pouvez-vous...

ZAÏRE.

Si pour moi l’amour vous parle encore,

Ne me refusez pas la grâce que j’implore.

OROSMANE.

Hé bien ! il faut vouloir tout ce que vous voulez ;

J’y consens ; il en coûte à mes sens désolés.

Allez, souvenez-vous que je vous sacrifie

Les moments les plus beaux, les plus chers de ma vie.

ZAÏRE.

En me parlant ainsi, vous me percez le cœur.

OROSMANE.

Hé bien ! vous me quittez, Zaïre ?

ZAÏRE.

Hélas, seigneur !

 

 

Scène III

 

OROSMANE, CORASMIN

 

OROSMANE.

Ah ! c’est trop tôt chercher ce solitaire asile,

C’est trop tôt abuser de ma bonté facile ;

Et plus j’y pense, ami, moins je puis concevoir

Le sujet si caché de tant de désespoir.

Quoi donc ! par ma tendresse élevée à l’empire,

Dans le sein du bonheur que son âme désire,

Près d’un amant qu’elle aime, et qui brûle à ses pieds,

Ses yeux, remplis d’amour, de larmes sont noyés !

Je suis bien indigné de voir tant de caprices :

Mais moi-même, après tout, eus-je moins d’injustices ?

Ai-je été moins coupable à ses yeux offensés ?

Est-ce à moi de me plaindre ? on m’aime, c’est assez.

Il me faut expier, par un peu d’indulgence,

De mes transports jaloux l’injurieuse offense.

Je me rends : je le vois, son cœur est sans détours ;

La nature naïve anime ses discours.

Elle est dans l’âge heureux où règne l’innocence ;

À sa sincérité je dois ma confiance.

Elle m’aime sans doute ; oui, j’ai lu devant toi,

Dans ses yeux attendris, l’amour qu’elle a pour moi ;

Et son âme, éprouvant cette ardeur qui me touche,

Vingt fois pour me le dire a volé sur sa bouche.

Qui peut avoir un cœur assez traître, assez bas,

Pour montrer tant d’amour, et ne le sentir pas ?

 

 

Scène IV

 

OROSMANE, CORASMIN, MÉLÉDOR

 

MÉLÉDOR.

Cette lettre, seigneur, à Zaïre adressée,

Par vos gardes saisie, et dans mes mains laissée...

OROSMANE.

Donne... Qui la portait ? Donne.

MÉLÉDOR.

Un de ces chrétiens

Dont vos bontés, seigneur, ont brisé les liens :

Au sérail, en secret, il allait s’introduire ;

On l’a mis dans les fers.

OROSMANE.

Hélas ! que vais-je lire ?

Laisse-nous... Je frémis.

 

 

Scène V

 

OROSMANE, CORASMIN

 

CORASMIN.

Cette lettre, seigneur,

Pourra vous éclaircir, et calmer votre cœur.

OROSMANE.

Ah ! lisons : ma main tremble, et mon âme étonnée

Prévoit que ce billet contient ma destinée.

Lisons... « Chère Zaïre, il est temps de nous voir :

« Il est vers la mosquée une secrète issue,

« Où vous pouvez sans bruit, et sans être aperçue,

« Tromper vos surveillants, et remplir notre espoir :

« Il faut tout hasarder; vous connaissez mon zèle :

« Je vous attends ; je meurs, si vous n’êtes fidèle. »

Hé bien, cher Corasmin, que dis-tu ?

CORASMIN.

Moi, seigneur ?

Je suis épouvanté de ce comble d’horreur.

OROSMANE.

Tu vois comme on me traite.

CORASMIN.

Ô trahison horrible !

Seigneur, à cet affront vous êtes insensible ?

Vous, dont le cœur tantôt, sur un simple soupçon,

D’une douleur si vive a reçu le poison ?

Ah ! sans doute, l’horreur d’une action si noire

Vous guérit d’un amour qui blessait votre gloire.

OROSMANE.

Cours chez elle à l’instant, va, vole, Corasmin :

Montre-lui cet écrit... Qu’elle tremble... et soudain,

De cent coups de poignard que l’infidèle meure.

Mais avant de frapper... Ah ! cher ami, demeure,

Demeure, il n’est pas temps. Je veux que ce chrétien

Devant elle amené... Non... je ne veux plus rien...

Je me meurs... je succombe à l’excès de ma rage.

CORASMIN.

On ne reçut jamais un si sanglant outrage.

OROSMANE.

Le voilà donc connu ce secret plein d’horreur !

Ce secret qui pesait à son infâme cœur !

Sous le voile emprunté d’une crainte ingénue,

Elle veut quelque temps se soustraire à ma vue.

Je me fais cet effort, je la laisse sortir ;

Elle part en pleurant... et c’est pour me trahir.

Quoi ! Zaïre !

CORASMIN.

Tout sert à redoubler son crime.

Seigneur, n’en soyez pas l’innocente victime,

Et de vos sentiments rappelant la grandeur...

OROSMANE.

C’est là ce Nérestan, ce héros plein d’honneur,

Ce chrétien si vanté, qui remplissait Solyme

De ce faste imposant de sa vertu sublime !

Je l’admirais moi-même, et mon cœur combattu

S’indignait qu’un chrétien m’égalât en vertu.

Ah ! qu’il va me payer sa fourbe abominable !

Mais Zaïre, Zaïre est cent fois plus coupable.

Une esclave chrétienne, et que j’ai pu laisser

Dans les plus vils emplois languir sans l’abaisser !

Une esclave ! elle sait ce que j’ai fait pour elle !

Ah, malheureux !

CORASMIN.

Seigneur, si vous souffrez mon zèle,

Si, parmi les horreurs qui doivent vous troubler,

Vous vouliez...

OROSMANE.

Oui, je veux la voir et lui parler.

Allez, volez, esclave, et m’amenez Zaïre.

CORASMIN.

Hélas ! en cet état que pourrez-vous lui dire ?

OROSMANE.

Je ne sais, cher ami, mais je prétends la voir.

CORASMIN.

Ah, seigneur ! vous allez, dans votre désespoir,

Vous plaindre, menacer, faire couler ses larmes.

Vos bontés contre vous lui donneront des armes ;

Et votre cœur séduit, malgré tous vos soupçons,

Pour la justifier cherchera des raisons.

M’en croirez-vous ? cachez cette lettre à sa vue,

Prenez pour la lui rendre une main inconnue :

Par là, malgré la fraude et les déguisements,

Vos yeux démêleront ses secrets sentiments,

Et des plis de son cœur verront tout l’artifice.

OROSMANE.

Penses-tu qu’eu effet Zaïre me trahisse ?

Allons, quoi qu’il en soit, je vais tenter mon sort,

Et pousser la vertu jusqu’au dernier effort.

Je veux voir à quel point une femme hardie

Saura de son côté pousser la perfidie.

CORASMIN.

Seigneur, je crains pour vous ce funeste entretien ;

Un cœur tel que le vôtre...

OROSMANE.

Ah ! n’en redoute rien.

À son exemple, hélas ! ce cœur ne saurait feindre.

Mais j’ai la fermeté de savoir me contraindre :

Oui, puisqu’elle m’abaisse à connaître un rival...

Tiens, reçois ce billet à tous trois si fatal :

Va, choisis pour le rendre un esclave fidèle ;

Mets en de sûres mains cette lettre cruelle ;

Va, cours... Je ferai plus, j’éviterai ses yeux ;

Qu’elle n’approche pas... C’est elle, justes cieux !

 

 

Scène VI

 

OROSMANE, ZAÏRE

 

ZAÏRE.

Seigneur, vous m’étonnez ; quelle raison soudaine,

Quel ordre si pressant près de vous me ramène ?

OROSMANE.

Hé bien, madame, il faut que vous m’éclaircissiez :

Cet ordre est important plus que vous ne croyez ;

Je me suis consulté... Malheureux l’un par l’autre,

Il faut régler d’un mot et mon sort et le vôtre.

Peut-être qu’en effet ce que j’ai fait pour vous,

Mon orgueil oublié, mon sceptre à vos genoux,

Mes bienfaits, mon respect, mes soins, ma confiance,

Ont arraché de vous quelque reconnaissance.

Votre cœur, par un maître attaqué chaque jour,

Vaincu par mes bienfaits, crut l’être par l’amour.

Dans votre âme, avec vous, il est temps que je lise ;

Il faut que ses replis s’ouvrent à ma franchise ;

Jugez-vous : répondez avec la vérité

Que vous devez au moins à ma sincérité.

Si de quelque autre amour l’invincible puissance

L’emporte sur mes soins, ou même les balance,

Il faut me l’avouer, et dans ce même instant,

Ta grâce est dans mon cœur ; prononce, elle t’attend.

Sacrifie à ma foi l’insolent qui t’adore :

Songe que je te vois, que je te parle encore,

Que ma foudre à ta voix pourra se détourner,

Que c’est le seul moment où je peux pardonner.

ZAÏRE.

Vous, seigneur ! vous osez me tenir ce langage !

Vous, cruel ! Apprenez que ce cœur qu’on outrage,

Et que par tant d’horreurs le ciel veut éprouver,

S’il ne vous aimait pas, est né pour vous braver.

Je ne crains rien ici que ma funeste flamme ;

N’imputez qu’à ce feu qui brûle encor mon âme,

N’imputez qu’à l’amour, que je dois oublier,

La honte où je descends de me justifier.

J’ignore si le ciel, qui m’a toujours trahie,

A destiné pour vous ma malheureuse vie.

Quoi qu’il puisse arriver, je jure par l’honneur,

Qui, non moins que l’amour, est gravé dans mon cœur,

Je jure que Zaïre, à soi-même rendue,

Des rois les plus puissants détesterait la vue ;

Que tout autre après vous me serait odieux.

Voulez-vous plus savoir, et me connaître mieux ?

Voulez-vous que ce cœur, à l’amertume en proie,

Ce cœur désespéré devant vous se déploie ?

Sachez donc qu’en secret il pensait malgré lui

Tout ce que devant vous il déclare aujourd’hui ;

Qu’il soupirait pour vous, avant que vos tendresses

Vinssent justifier mes naissantes faiblesses ;

Qu’il prévint vos bienfaits, qu’il brûlait à vos pieds,

Qu’il vous aimait enfin, lorsque vous m’ignoriez ;

Qu’il n’eut jamais que vous, n’aura que vous pour maître

J’en atteste le ciel, que j’offense peut-être ;

Et si j’ai mérité son éternel courroux,

Si mon cœur fut coupable, ingrat, c’était pour vous.

OROSMANE.

Quoi ! des plus tendres feux sa bouche encor m’assure !

Quel excès de noirceur ! Zaïre... Ah, la parjure !

Quand de sa trahison j’ai la preuve en ma main !

ZAÏRE.

Que dites-vous ? Quel trouble agite votre sein ?

OROSMANE.

Je ne suis point troublé. Vous m’aimez ?

ZAÏRE.

Votre bouche

Peut-elle me parler avec ce ton farouche

D’un feu si tendrement déclaré chaque jour ?

Vous me glacez de crainte en me parlant d’amour.

OROSMANE.

Vous m’aimez ?

ZAÏRE.

Vous pouvez douter de ma tendresse !

Mais, encore une fois, quelle fureur vous presse ?

Quels regards effrayants vous me lancez ! hélas !

Vous doutez de mon cœur ?

OROSMANE.

Non, je n’en doute pas.

Allez, rentrez, madame.

 

 

Scène VII

 

OROSMANE, CORASMIN

 

OROSMANE.

Ami, sa perfidie

Au comble de l’horreur ne s’est pas démentie ;

Tranquille dans le crime, et fausse avec douceur,

Elle a jusques au bout soutenu sa noirceur.

As-tu trouvé l’esclave ? as-tu servi ma rage ?

Connaîtrai-je à la fois son crime et mon outrage ?

CORASMIN.

Oui, je viens d’obéir ; mais vous ne pouvez pas

Soupirer désormais pour ses traîtres appas :

Vous la verrez sans doute avec indifférence,

Sans que le repentir succède à la vengeance ;

Sans que l’amour sur vous en repousse les traits.

OROSMANE.

Corasmin, je l’adore encor plus que jamais.

CORASMIN.

Vous ? ô ciel ! vous ?

OROSMANE.

Je vois un rayon d’espérance.

Cet odieux chrétien, l’élève de la France,

Est jeune, impatient, léger, présomptueux ;

Il peut croire aisément ses téméraires vœux :

Son amour indiscret, et plein de confiance,

Aura de ses soupirs hasardé l’insolence !

Un regard de Zaïre aura pu l’aveugler :

Sans doute il est aisé de s’en laisser troubler.

Il croit qu’il est aimé, c’est lui seul qui m’offense ;

Peut-être ils ne sont point tous deux d’intelligence.

Zaïre n’a point vu ce billet criminel,

Et j’en croyais trop tôt mon déplaisir mortel.

Corasmin, écoutez... Dès que la nuit plus sombre

Aux crimes des mortels viendra prêter son ombre,

Sitôt que ce chrétien chargé de mes bienfaits,

Nérestan, paraîtra sous les murs du palais,

Ayez soin qu’à l’instant ma garde le saisisse ;

Qu’on prépare pour lui le plus honteux supplice,

Et que chargé de fers il me soit présenté.

Laissez, surtout, laissez Zaïre en liberté.

Tu vois mon cœur, tu vois à quel excès je l’aime !

Ma fureur est plus grande, et j’en tremble moi-même.

J’ai honte des douleurs où je me suis plongé,

Mais malheur aux ingrats qui m’auront outragé !

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

OROSMANE, CORASMIN, UN ESCLAVE

 

OROSMANE.

On l’a fait avertir, l’ingrate va paraître.

Songe que dans tes mains est le sort de ton maître ;

Donne-lui le billet de ce traître chrétien ;

Rends-moi compte de tout, examine-la bien :

Porte-moi sa réponse. On approche... c’est elle.

À Corasmin.

Viens, d’un malheureux prince ami tendre et fidèle,

Viens m’aider à cacher ma rage et mes ennuis.

 

 

Scène II

 

ZAÏRE, FATIME, L’ESCLAVE

 

ZAÏRE.

Eh ! qui peut me parler dans l’état où je suis ?

À tant d’horreurs, hélas ! qui pourra me soustraire ?

Le sérail est fermé ! Dieu ! si c’était mon frère !

Si la main de ce Dieu, pour soutenir ma foi,

Par des chemins cachés, le conduisait vers moi !

Quel esclave inconnu se présente à ma vue ?

L’ESCLAVE.

Cette lettre, en secret dans mes mains parvenue,

Pourra vous assurer de ma fidélité.

ZAÏRE.

Donne.

Elle lit.

FATIME, à part, pendant que Zaïre lit.

Dieu tout-puissant ! éclate en ta bonté ;

Fais descendre ta grâce en ce séjour profane ;

Arrache ma princesse au barbare Orosmane !

ZAÏRE, à Fatime.

Je voudrais te parler.

FATIME, à l’esclave.

Allez, retirez-vous ;

On vous rappellera, soyez prêt ; laissez-nous.

 

 

Scène III

 

ZAÏRE, FATIME

 

ZAÏRE.

Lis ce billet : hélas ! dis-moi ce qu’il faut faire ;

Je voudrais obéir aux ordres de mon frère.

FATIME.

Dites plutôt, madame, aux ordres éternels

D’un Dieu qui vous demande au pied de ses autels.

Ce n’est point Nérestan, c’est Dieu qui vous appelle.

ZAÏRE.

Je le sais, à sa voix je ne suis point rebelle,

J’en ai fait le serment ; mais puis-je m’engager,

Moi, les chrétiens, mon frère, en un si grand danger ?

FATIME.

Ce n’est point leur danger dont vous êtes troublée ;

Votre amour parle seul à votre âme ébranlée.

Je connais votre cœur ; il penserait comme eux,

Il hasarderait tout, s’il n’était amoureux.

Ah ! connaissez du moins l’erreur qui vous engage.

Vous tremblez d’offenser l’amant qui vous outrage !

Quoi ! ne voyez-vous pas toutes ses cruautés,

Et l’âme d’un Tartare à travers ses bontés ?

Ce tigre, encor farouche au sein de sa tendresse,

Même en vous adorant, menaçait sa maîtresse...

Et votre cœur encor ne s’en peut détacher !

Vous soupirez pour lui !

ZAÏRE.

Qu’ai-je à lui reprocher ?

C’est moi qui l’offensais, moi qu’en cette journée

Il a vu souhaiter ce fatal hyménée ;

Le trône était tout prêt, le temple était paré,

Mon amant m’adorait, et j’ai tout différé.

Moi, qui devais ici trembler sous sa puissance,

Lai de ses sentiments bravé la violence ;

J’ai soumis son amour, il fait ce que je veux,

Il m’a sacrifié ses transports amoureux.

FATIME.

Ce malheureux amour, dont votre âme est blessée,

Peut-il en ce moment remplir votre pensée ?

ZAÏRE.

Ah, Fatime ! tout sert à me désespérer :

Je sais que du sérail rien ne peut me tirer ;

Je voudrais des chrétiens voir l’heureuse contrée,

Quitter ce lieu funeste à mon âme égarée ;

Et je sens qu’à l’instant, prompte à me démentir,

Je fais des vœux secrets pour n’en jamais sortir.

Quel état ! quel tourment ! Non, mon âme inquiète

Ne sait ce qu’elle doit, ni ce qu’elle souhaite ;

Une terreur affreuse est tout ce que je sens.

Dieu ! détourne de moi ces noirs pressentiments ;

Prends soin de nos chrétiens, et veille sur mon frère !

Prends soin, du haut des cieux, d’une tête si chère !

Oui, je le vais trouver, je lui vais obéir :

Mais dès que de Solyme il aura pu partir,

Par son absence alors à parler enhardie,

J’apprends à mon amant le secret de ma vie :

Je lui dirai le culte où mon cœur est lié ;

Il lira dans ce cœur, il en aura pitié.

Mais dussé-je au supplice être ici condamnée,

Je ne trahirai point le sang dont je suis née.

Va, tu peux amener mon frère dans ces lieux.

Rappelle cet esclave.

 

 

Scène IV

 

ZAÏRE

 

Ô Dieu de mes aïeux !

Dieu de tous mes parents, de mon malheureux père,

Que ta main me conduise, et que ton œil m’éclaire !

 

 

Scène V

 

ZAÏRE, L’ESCLAVE

 

ZAÏRE.

Allez dire au chrétien qui marche sur vos pas

Que mon cœur aujourd’hui ne le trahira pas,

Que Fatime en ces lieux va bientôt l’introduire.

À part.

Allons, rassure-toi, malheureuse Zaïre !

 

 

Scène VI

 

OROSMANE, CORASMIN, L’ESCLAVE

 

OROSMANE.

Que ces moments, grand Dieu, sont lents pour ma fureur !

À l’esclave.

Hé bien ! que t’a-t-on dit ? réponds, parle.

L’ESCLAVE.

Seigneur,

On n’a jamais senti de si vives alarmes.

Elle a pâli, tremblé, ses yeux versaient des larmes ;

Elle m’a fait sortir, elle m’a rappelé,

Et d’une voix tremblante, et d’un cœur tout troublé,

Près de ces lieux, seigneur, elle a promis d’attendre

Celui qui cette nuit à ses yeux doit se rendre.

OROSMANE, à l’esclave.

Allez, il me suffit...

À Corasmin.

Ôte-toi de mes yeux,

Laisse-moi : tout mortel me devient odieux.

Laisse-moi seul, te dis-je, à ma fureur extrême :

Je hais le monde entier, je m’abhorre moi-même.

 

 

Scène VII

 

OROSMANE

 

Où suis-je ? ô ciel, où suis-je ? où porté-je mes vœux ?

Zaïre, Nérestan... couple ingrat, couple affreux !

Traîtres, arrachez-moi ce jour que je respire,

Ce jour souillé par vous... Misérable Zaïre,

Tu ne jouiras pas... Corasmin, revenez.

 

 

Scène VIII

 

OROSMANE, CORASMIN

 

OROSMANE.

Ah ! trop cruel ami, quoi ! vous m’abandonnez !

Venez ; a-t-il paru, ce rival, ce coupable ?

CORASMIN.

Rien ne paraît encore.

OROSMANE.

Ô nuit ! nuit effroyable !

Peux-tu prêter ton voile à de pareils forfaits ?

Zaïre... l’infidèle... après tant de bienfaits !

J’aurais d’un œil serein, d’un front inaltérable ;

Contemplé de mon rang la chute épouvantable :

J’aurais su, dans l’horreur de la captivité,

Conserver mon courage et ma tranquillité :

Mais me voir à ce point trompé par ce que j’aime !

CORASMIN.

Eh ! que prétendez-vous dans cette horreur extrême ?

Quel est votre dessein ?

OROSMANE.

N’entends-tu pas des cris ?

CORASMIN.

Seigneur...

OROSMANE.

Un bruit affreux a frappé mes esprits.

On vient.

CORASMIN.

Non, jusqu’ici nul mortel ne s’avance ;

Le sérail est plongé dans un profond silence ;

Tout dort, tout est tranquille, et l’ombre de la nuit...

OROSMANE.

Hélas ! le crime veille, et son horreur me suit.

À ce coupable excès porter sa hardiesse !

Tu ne connaissais pas mon cœur et ma tendresse !

Combien je t’adorais ! quels feux ! Ah, Corasmin !

Un seul de ses regards aurait fait mon destin :

Je ne puis être heureux, ni souffrir que par elle.

Prends pitié de ma rage. Oui, cours... Ah, la cruelle !

CORASMIN.

Est-ce vous qui pleurez ? vous, Orosmane ? ô cieux !

OROSMANE.

Voilà les premiers pleurs qui coulent de mes yeux.

Tu vois mon sort, tu vois la honte où je me livre :

Mais ces pleurs sont cruels, et la mort va les suivre :

Plains Zaïre, plains-moi ; l’heure approche ; ces pleurs

Du sang qui va couler sont les avant-coureurs.

CORASMIN.

Ah ! je tremble pour vous.

OROSMANE.

Frémis de mes souffrances,

Frémis de mon amour, frémis de mes vengeances.

Approche, viens, j’entends... je ne me trompe pas.

CORASMIN.

Sous les murs du palais quelqu’un porte ses pas.

OROSMANE.

Va saisir Nérestan ; va, dis-je, qu’on l’enchaîne :

Que tout chargé de fers à mes yeux on l’entraîne.

 

 

Scène IX

 

OROSMANE, ZAÏRE et FATIME, marchant pendant la nuit dans l’enfoncement du théâtre

 

ZAÏRE.

Viens, Fatime.

OROSMANE.

Qu’entends-je ! Est-ce là cette voix

Dont les sons enchanteurs m’ont séduit tant de fois ;

Cette voix qui trahit un feu si légitime ;

Cette voix infidèle, et l’organe du crime ?

Perfide... vengeons-nous... Quoi ! c’est elle ? ô destin !

Il tire son poignard.

Zaïre ! ah, Dieu... ce fer échappe de ma main.

ZAÏRE, à Fatime.

C’est ici le chemin ; viens, soutiens mon courage.

FATIME.

Il va venir.

OROSMANE.

Ce mot me rend toute ma rage.

ZAÏRE.

Je marche en frissonnant, mon cœur est éperdu.

Est-ce vous, Nérestan, que j’ai tant attendu ?

OROSMANE, courant à Zaïre.

C’est moi que tu trahis : tombe à mes pieds, parjure !

ZAÏRE, tombant dans la coulisse.

Je me meurs, ô mon Dieu !

OROSMANE.

J’ai vengé mon injure.

Otons-nous de ces lieux. Je ne puis... Qu’ai-je fait...

Rien que de juste... Allons, j’ai puni son forfait.

Ah ! voici son amant que mon destin m’envoie

Pour remplir ma vengeance et ma cruelle joie.

 

 

Scène X

 

OROSMANE, ZAÏRE, NÉRESTAN, CORASMIN, FATIME, ESCLAVES

 

OROSMANE.

Approche, malheureux, qui viens de m’arracher,

De m’ôter pour jamais ce qui me fut si cher ;

Méprisable ennemi, qui fais encor paraître

L’audace d’un héros avec l’âme d’un traître ;

Tu m’imposais ici pour me déshonorer.

Va, le prix en est prêt, tu peux t’y préparer.

Tes maux vont égaler les maux où tu m’exposes,

Et ton ingratitude, et l’horreur que tu causes.

Avez-vous ordonné son supplice ?

CORASMIN.

Oui, seigneur.

OROSMANE.

Il commence déjà dans le fond de ton cœur.

Tes yeux cherchent partout, et demandent encore

La perfide qui t’aime, et qui me déshonore.

Regarde, elle est ici.

NÉRESTAN.

Que dis-tu ? Quelle erreur !

OROSMANE.

Regarde-la, te dis-je.

NÉRESTAN.

Ah, que vois-je ! Ah, ma sœur !

Zaïre... elle n’est plus ! Ah, monstre ! Ah, jour horrible !

OROSMANE.

Sa sœur ! Qu’ai-je entendu ? Dieu ! serait-il possible ?

NÉRESTAN.

Barbare, il est trop vrai : viens épuiser mon flanc

Du reste infortuné de cet auguste sang.

Lusignan, ce vieillard, rut son malheureux père ;

Il venait dans mes bras d’achever sa misère,

Et d’un père expiré j’apportais en ces lieux

La volonté dernière et les derniers adieux ;

Je venais, dans un cœur trop faible et trop sensible,

Rappeler des chrétiens le culte incorruptible.

Hélas ! elle offensait notre Dieu, notre loi ;

Et ce Dieu la punit d’avoir brûlé pour toi.

OROSMANE.

Zaïre... Elle m’aimait ? Est-il bien vrai, Fatime ?

Sa sœur... J’étais aimé ?

FATIME.

Cruel ! voilà son crime.

Tigre altéré de sang, tu viens de massacrer

Celle qui, malgré soi constante à t’adorer,

Se flattait, espérait que le Dieu de ses pères

Recevrait le tribut de ses larmes sincères ;

Qu’il verrait en pitié cet amour malheureux,

Que peut-être il voudrait vous réunir tous deux.

Hélas ! à cet excès son cœur l’avait trompée ;

De cet espoir trop tendre elle était occupée ;

Tu balançais son Dieu dans son cœur alarmé.

OROSMANE.

Tu m’en as dit assez. Ô ciel, j’étais aimé !

Va, je n’ai pas besoin d’en savoir davantage.

NÉRESTAN.

Cruel ! qu’attends-tu donc pour assouvir ta rage ?

Il ne reste que moi de ce sang glorieux

Dont ton père et ton bras ont inondé ces lieux ;

Rejoins un malheureux à sa triste famille,

Au héros dont tu viens d’assassiner la fille.

Tes tourments sont-ils prêts ? Je puis braver tes coups,

Tu m’as fait éprouver le plus cruel de tous.

Mais la soif de mon sang, qui toujours te dévore,

Permet-elle à l’honneur de te parler encore ?

En m’arrachant le jour, souviens-toi des chrétiens,

Dont tu m’avais juré de briser les liens ;

Dans sa férocité, ton cœur impitoyable

De ce trait généreux serait-il bien capable ?

Parle ; à ce prix encor je bénis mon trépas.

OROSMANE, allant vers le corps de Zaïre.

Zaïre !

CORASMIN.

Hélas ! seigneur, où portez-vous vos pas ?

Rentrez, trop de douleur de votre âme s’empare,

Souffrez que Nérestan...

NÉRESTAN.

Qu’ordonnes-tu, barbare ?

OROSMANE, après une longue pause.

Qu’on détache ses fers. Écoutez, Corasmin,

Que tous ses compagnons soient délivrés soudain.

Aux malheureux chrétiens prodiguez mes largesses ;

Comblés de mes bienfaits, chargés de mes richesses,

Jusqu’au port de Joppé vous conduirez leurs pas.

CORASMIN.

Mais, seigneur...

OROSMANE.

Obéis, et ne réplique pas ;

Vole, et ne trahis point la volonté suprême

D’un soudan qui commande, et d’un ami qui t’aime ;

Va, ne perds point de temps, sors, obéis...

À Nérestan.

Et toi,

Guerrier infortuné, mais moins encor que moi,

Quitte ces lieux sanglants ; remporte en ta patrie

Cet objet que ma rage a privé de la vie.

Ton roi, tous tes chrétiens, apprenant tes malheurs,

N’en parleront jamais sans répandre des pleurs.

Mais si la vérité par toi se fait connaître,

En détestant mon crime, on me plaindra peut-être.

Porte aux tiens ce poignard, que mon bras égaré

A plongé dans un sein qui dut m’être sacré ;

Dis-leur que j’ai donné la mort la plus affreuse

À la plus digne femme, à la plus vertueuse

Dont le ciel ait formé les innocents appas ;

Dis-leur qu’à ses genoux j’avais mis mes états ;

Dis-leur que dans son sang cette main s’est plongée ;

Dis que je l’adorais, et que je l’ai vengée.

Il se tue. Aux siens.

Respectez ce héros, et conduisez ses pas.

NÉRESTAN.

Guide-moi, Dieu puissant, je ne me connais pas.

Faut-il qu’à t’admirer ta fureur me contraigne,

Et que dans mon malheur ce soit moi qui te plaigne !

 


[1] M. de Voltaire s’est trompé ; on a traduit et joué Zaïre en Angleterre avec beaucoup de succès. Voyez ci-après la seconde Lettre à M. Falkener.

[2] Fameuse actrice mariée à un seigneur d’Angleterre.

[3] Ce que M. de Voltaire avait prévu dans sa dédicace de Zaïre est arrivé : M Falkener a été un des meilleurs ministres, et est devenu un des hommes les plus considérables de l’Angleterre. C’est ainsi que les auteurs devraient dédier leurs ouvrages, au lieu d’écrire des lettres d’esclave à des gens dignes de l’être.

[4] On joua une mauvaise force à la Comédie italienne de Paris, dans laquelle on insultait grossièrement plusieurs personnes de mérite, et entre autres M. Falkener. Le sieur Héraut, lieutenant de police, permit cette indignité, et le public la siffla. C’est ce même Héraut à qui M.de Voltaire disait un jour : « Monsieur, que fait-on à ceux qui fabriquent de fausses lettres de cachet ? –On les pend. – C’est toujours bien fait, en attendant qu’on traite de même ceux qui en signent de vraies. »

[5] Var. Édition de 1740 :

Peut-il suivre une loi que mon amant abhorré ?

La coutume en ces lieux plia niés premiers ans.

[6] Ces vers rappellent ceux de Bérénice :

Titus, ah ! plût au ciel que, sans blesser ta gloire,

Un rival plus puissant voulût tenter ma foi,

Et pût mettre à mes pieds plus d’empires que toi,

Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme,

Que ton amour n’eût rien à donner que ton âme !

C’est alors, cher Titus, qu’aimé, victorieux,

Tu verrais de quel prix ton cœur est à mes yeux.

[7] Var. Édition de 1740 :

Des Lusignan ou moi l’empiré de ces lieux.

[8] Molière, dans la comédie des Fâcheux, dit, en parlant des jaloux :

De ces gens dont l’amour est fait comme la haine.

On retrouve dans la scène des deux amans du Dépit amoureux plusieurs sentiments de la seconde scène du quatrième acte entre Orosmane et Zaïre :

Madame, il fut un temps où mon âme charmée...

Plusieurs des mouvements passionnés du rôle de Vendôme se retrouvent aussi dans celui de don Garcie, personnage d’une comédie héroïque de Molière, presque oubliée. Il n’est pas vraisemblable que M. de Voltaire ait songé à imiter ces morceaux de Molière ; et nous n’avons fait ce rapprochement que pour faire remarquer comment les deux poètes français qui ont le mieux connu les hommes, les deux seuls qui aient été philosophes, se sont rencontrés, lorsqu’ils ont eu à traiter des situations analogues entre elles.

[9] Ce vers est une imitation de celui de Virgile :

Non ignara mali, miserissuccurrere disco.

[10] On trouve dans un poème de l’abbé Du Jarry :

Tandis que les sapins, les chênes élevés,

Satisfont en tombant aux vents qu’ils ont bravés.

[11] Var. Édition de 1740 :

Qui naquit, qui souffrit, qui mourut en ces lieux,

Qui nous a rassemblés, qui m’amène à vos yeux...

[12] Var. Édition de 1738 :

Mais il est trop honteux d’avoir une faiblesse.

[13] Hermione dit en parlant de Pyrrhus :

Il ne s’informe pas

Si l’on souhaité ailleurs sa vie ou son trépas.

[14] Var. Édition de 1740 :

Quel caprice odieux, que je ne conçois pas !

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