Vaugelas (Charles DESNOYERS - Louis Hippolyte RIMBAUT)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 20 août 1836.

 

Personnages

 

VAUGELAS, académicien, 60 ans

MADAME DE VAUGELAS, sa femme, 50 ans

ANTOINETTE, sa nièce

ROCHECANTIN DE MAILLEBOIS, ami de Vaugelas

MONSIEUR DE LANNOIS, amant d’Antoinette

GASPARD, domestique de Vaugelas

 

La Scène se passe chez Vaugelas, en 1644.

 

Un Salon, dit Salon de Molière.

 

 

Scène première

 

GASPARD, seul

 

Il entre par le fond, tenant d’une main un panier de provisions, de l’autre une grammaire.

Ouf ! j’en ai assez. Il est impossible de bien faire deux choses à la fois ; de tenir d’une main le dîner de mon maître, M. le baron de Vaugelas... et, de l’autre, son livre nouveau sur la pureté et la correction de la langue française... Ici, la nourriture du corps ; là, celle de l’esprit... de mener de front, sans rien oublier, le ménage et la syntaxe ; d’accommoder une matelote, en pensant à la règle des participes... enfin, d’être tout à la fois grammairien et cuisinier, spirituel et matériel... Décidément, puisque je fais des progrès... en grammaire, pas en cuisine, et que M. de Vaugelas commence à m’avouer pour son élève... il faut qu’il me permette de ne plus être son domestique... Il continuera de me payer mes gages, bien, très bien, je les accepte... mais c’est tout... À part les gages, je ne vois rien de bon dans cette profession-là... Je saisirai un instant favorable pour demander ca au grand homme...

Marchant vers la porte, à droite.

Il est là !... il travaille... Ses trente-neuf confrères l’ont mis à la tête de leur dictionnaire... Quel honneur !... et il faut voir comme il s’en acquitte ! J’ai lu ça hier sur son bureau : Chat... animal qui attrape les souris ; Chatte, femelle du chat. Voilà, voilà qui est admirable !

Air de ma Tante Aurore.

Et l’on retrouve à chaque page
Ce génie et cet esprit-là !
Mais, hélas ! cet immense ouvrage,
Qui jamais le complétera ?
Une nouvelle Académie
Après la nôtre s’y mettra ;
Plus tard sur cette œuvre inouïe
Une troisième pâlira...
Toujours on recommencera ;
Chaque siècle y travaillera ;
Chaque savant s’en mêlera,
Corrigera,
Retouchera
Ce livre-là...
Et jamais on n’en finira ;
Non, non, non, non, jamais on n’en finira. (bis.)

 

 

Scène II

 

ANTOINETTE, GASPARD

 

ANTOINETTE, entrant par la porte qui fait face à celle du cabinet de Vaugelas.

C’est toi, Gaspard ! Mon oncle n’a pas encore paru ?

GASPARD.

Non, mademoiselle... il est là !... dans son cabinet, et terriblement occupé, je m’en flatte ! car c’est pour moi comme pour vous qu’il s’en donne de cette façon-là...

ANTOINETTE.

Comment ?

GASPARD.

Dam ! c’est pour nous tous... notre langue ne lui sort pas de la tête...

ANTOINETTE.

Oui ; et pendant qu’il s’occupe de ses travaux académiques... tout va mal dans la maison... cela date du de part de ma pauvre tante...

GASPARD.

Madame de Vaugelas !

ANTOINETTE.

Sans doute elle avait bien quelque défaut ; et, d’abord, elle ne comprenait rien à toute la science de mon oncle... mais c’était une bonne, une excellente femme, dont les soins, les travaux, l’activité nous rendaient tous heureux ; qui ne se fâchait pas contre moi lorsque je lui faisais mes confidences...

GASPARD.

Ah ! oui... je comprends, mademoiselle ; lorsque vous lui parliez de M. de Lannois.

ANTOINETTE.

Elle était toujours de mon avis ; elle me croyait sur parole, quand je lui disais que c’était un galant homme, riche, aimable, spirituel ; qu’il avait toutes les qualités ; que ce devait être pour moi un excellent parti, et que mon oncle avait tort de lui refuser ma main... Bonne tante !... aussi je la regrette ! Depuis qu’elle n’est plus là, adieu mes espérances d’avenir, adieu notre bonheur à tous !... Mon oncle veut faire des savants de tous ceux qui l’approchent... jusqu’à toi, Gaspard ; je te demande un peu si cela est raisonnable.

GASPARD.

Mais, mademoiselle, il mes emble que cela est logique...

ANTOINETTE.

Tais-toi ! tu es devenu fou... Je suis inquiète, je tremble... Les créanciers de mon oncle se lassent à la fin ; ils l’ont menacé de le poursuivre, et j’ai bien peur...

GASPARD.

Rassurez-vous, mademoiselle... M. de Vaugelas a en tête des projets qui doivent l’enrichir lui et toute sa famille.

ANTOINETTE.

Des projets !... explique-toi.

GASPARD.

Ah ! je ne peux pas vous les dire...

ANTOINETTE.

Pourquoi ?

GASPARD.

Parce que je ne les sais pas ; mais je l’ai vu, lui qui ne pense jamais à l’argent, je l’ai vu compter sur ses doigts pendant longtemps, très longtemps ; puis, enfin, je l’ai entendu s’écrier, en s’adressant à lui-même : Demain... c’est aujourd’hui... demain, cette grande affaire sera réalisée ; trente mille, soixante mille, quatre-vingt-dix mille livres ! Je crois bien qu’il ne se serait pas arrêté en si beau chemin... s’il ne m’avait aperçu dans ce moment-là... alors... il s’est tourné noblement vers moi, et m’a dit : Gaspard ! je recevrai demain... fais en sorte que le salon soit beau... J’ai obéi, j’ai fait en sorte que le salon soit... ce que vous voyez.

ANTOINETTE.

Ce n’est pas trop mal.

GASPARD.

Dam ! il fallait ça pour la nature de la réunion ; car je gagerais que j’ai deviné...

ANTOINETTE.

Et tu crois ?...

GASPARD.

Je soupçonne que c’est l’Académie tout entière qui vient tenir séance céans.

ANTOINETTE.

L’Académie !

GASPARD.

Et je me promets bien d’y assister.

ANTOINETTE.

Pourquoi faire ?

GASPARD.

Air du Vaudeville de Partie et Revanche.

Oui, je veux examiner comme,
Dans leurs travaux mystérieux,
Tous ces savants, que l’on renomme,
S’arrangent quand ils sont entre eux :
Je vais faire nombre avec eux.
Mais, j’y songe, et ça me tourmente,
Tous ici nous ne tiendrons plus...
Quatre cents au lieu de quarante !
Car je suis un zéro de plus !
Auprès d’eux je vais être un zéro de plus.

ANTOINETTE.

Ah ! mon oncle se lève... il va venir ! Gaspard, laisse-nous.

GASPARD.

Oui, mademoiselle.

Reprenant son panier.

Je vais ou je vas à ma cuisine ; l’un et l’autre se dit ou se disent : M. de Vaugelas autorise les deux locutions.

ANTOINETTE.

Mais va-t’en donc.

GASPARD.

Je m’en vas ou je m’en vais.

Il sort.

ANTOINETTE, regardant toujours du côté par où doit entrer Vaugelas.

Comme il semble réfléchir profondément !... À quoi pense-t-il ? à son dictionnaire, sans doute !... Pourtant je voudrais bien lui parler de M. de Lannois.

Vaugelas entre lentement, pensif, et comptant sur ses doigts.

 

 

Scène III

 

VAUGELAS, ANTOINETTE

 

VAUGELAS, à lui-même.

Non, non, point d’erreur... c’est bien là ce que me donne mon dividende.

ANTOINETTE, à part.

Attendons.

VAUGELAS.

Quatre-vingt-dix mille livres !

ANTOINETTE.

Comment ?

VAUGELAS.

C’est clair... c’est bien ma part de bénéfice... me voilà riche.

ANTOINETTE.

Riche ! vous, mon oncle !

VAUGELAS.

Et toi aussi, ma bonne Antoinette.

ANTOINETTE.

Vous êtes bien sûr !

VAUGELAS.

Très sûr que je gagne sur cette admirable opération...

ANTOINETTE.

Laquelle ?

VAUGELAS.

Tu le sauras... J’attends mon associé, M. de Rochecantin de Maillebois, dont la part sera nécessairement égale à la mienne.

ANTOINETTE.

Quatre-vingt-dix mille livres !

VAUGELAS.

Tout autant ! J’ai notre privilège signé de la main du roi... l’affaire est certaine : ainsi, ma bonne Antoinette, tu ne manqueras pas de prétendus ; tu auras une dot.

ANTOINETTE.

Une dot !

VAUGELAS.

Et tu dois concevoir que moins que jamais je suis disposé à recevoir M. de Lannois dans ma famille.

ANTOINETTE.

Ciel ! il ne manquait plus que cela !

VAUGELAS.

Sans doute, il ne me manquait plus que cela... pour avoir quatre-vingt-dix mille livres.

ANTOINETTE.

Ah ! mon dieu ! mon dieu ! quel malheur de faire fortune ! Pauvre de Lannois !

VAUGELAS.

Hein ! que dis-tu ?

ANTOINETTE, caressant Vaugelas, et le menant doucement d’un autre côté du théâtre, où elle le fait asseoir.

Mon oncle... mon bon oncle !

VAUGELAS.

Eh bien ! après, petite enjôleuse !

ANTOINETTE.

Je me rappelle encore qu’hier vous me parliez de ce M. Rochecantin de Maillebois, aujourd’hui votre associé pour je ne sais quelle entreprise.

VAUGELAS.

Entreprise d’or, et que tu connaîtras d’ici à une heure.

ANTOINETTE.

Eh bien ! vous l’appeliez homme à préjugés ; vous le tourniez en ridicule, parce qu’il refusait obstinément de marier sa fille à M. Beuvart, un roturier.

VAUGELAS.

Sans doute, et je ne change pas d’opinion ; M. de Rochecantin à tort, très grand tort !... Je cherche sans cesse à lui démontrer combien sont misérables les difficultés qu’il élève... Qu’importe de quelle famille on est issu, pourvu que l’on soit homme bien. Je n’ai pas de préjugé, moi.

ANTOINETTE.

Oh ! ni moi non plus, mon oncle.

Air de Léocadie. 

Non, je ne suis pas exigeante,
L’ambition sur mon cœur ne peut rien ;
De mon futur, pour que je sois contente,
Je ne demande presque rien ;
Mais seulement il faut qu’il m’aime bien ;
Que son air noble et sa taille élégante
Charment les yeux... c’est un faible que j’ai ;
Enfin, qu’il ait vingt mille écus de rente...
C’est assez, c’est assez, je n’ai pas de préjugé...
Vous le voyez, de peu je me contente ;
Comme vous je me dis : pas de préjugé !

VAUGELAS.

À la bonne heure. Aussi, que demanderai-je å celui qui voudra épouser ma nièce ? des mœurs et un langage purs, un caractère et une élocution faciles, des principes d’honneur et de grammaire... en un mot, je lui demanderai de faire ton bonheur, et de parler correctement la langue française... pas autre chose.

ANTOINETTE.

Merci de vos intentions bienveillantes ; mais...

VAUGELAS.

Mais ?...

ANTOINETTE.

Si j’osais... vous faire observer...

VAUGELAS.

Quoi ?

ANTOINETTE, se reprenant.

Que vous opposez à mon mariage, comme M. de Rochecantin à celui de sa fille, un prétexte bien futile.

VAUGELAS.

Un prétexte futile !

ANTOINETTE.

Car, enfin, si M. Beuvart ne mérite pas d’être repoussé, M. de Lannois le mérité peut-être moins encore...

VAUGELAS, se levant, et s’emportant peu à peu.

Erreur, erreur, ma nièce !... Rien ne forcera M.de Maillebois à donner sans relâche à son gendre un nom qui lui déplait... il l’appellera monsieur, tout bonnement, ou mon gendre. D’ailleurs M. Beuvart est libre d’acheter des lettres de noblesse, et il sera noble tout comme un autre... de par le roi... Mais, moi, quel édit royal, quel lettres-patentes me délivreront jamais des barbarismes et des solécismes de M. de Lannois ? car il ne parle pas français.

ANTOINETTE.

Oh ! mon oncle, vous exagérez.

VAUGELAS.

Il le parle mal, c’est bien pis, ma foi ! C’est un homme sans pitié pour écorcher les oreilles du matin au soir ; pour dire adieu en place de bonjour ; pour prononcer les B comme les V, et les V comme les B ; enfin, c’est un Gascon, oui, un Gascon... qui te répéterait continuellement : Jé bous adore !

ANTOINETTE.

Je ne m’en plaindrais pas.

VAUGELAS.

Et je gage, ma pauvre chère amie, qu’il n’aurait pas pour sa femme légitime plus d’égards que pour la langue maternelle.

Air : Ce luth galant.

Langue française, ô les seules amours
De mon jeune âge
Et de mes derniers jours,
Je maintiendrai toujours
Tes droits avec courage !
Te manquer de respect est un crime sauvage
Qu’à mes yeux rien n’absout...
Oui, celui qui t’outrage :
Est capable de tout ! (bis.)

Et c’est un amant pareil que tu n’as pas encore oublié !

ANTOINETTE.

Non, mon oncle, pas encore... et je ne l’oublierai jamais.

VAUGELAS.

Mais tu ne sais donc pas, malheureuse enfant, quelles seraient les conséquences d’un mariage comme celui là ? tu ne sais pas dans quel abîme tu veux te précipiter ? enfin, tu n’as donc pas profité de mon exemple, de mon déplorable exemple ? J’étais jeune comme toi, j’avais le cœur tendre comme le tien, lorsque je vis pour la première fois mon Angélique, celle qui s’appelle, depuis trente ans, Mme la baronne de Vaugelas... Elle était belle dans ce temps-là, trop belle... puisque je me laissai séduire, puisque, quoiqu’elle ne fût pas très forte sur les principes de la langue française, j’oubliais alors, en la voyant, que j’étais obligé de l’entendre... et puis elle avait aussi une grande qualité, elle parlait peu, mon Angélique, elle parlait très peu, dans ce temps-là... c’est une justice à lui rendre... si bien que je marchai à l’autel les yeux fermés... c’est-à-dire, non, les oreilles bouchées. Pendant les premiers mois de notre mariage, cela allait encore : c’était supportable ; elle ne disait pas grand’chose ; je lui donnais des leçons de grammaire, et elle écoutait avec assez d’attention... je croyais qu’elle profitait, moi, et j’étais tout fier de mon élève... Mais quand la lune de miel fut écoulée, le naturel revint au grand galop ; elle parla, elle bavarda, elle babilla... et quel langage ! bon dieu ! quel style !... Je suis été... ça va-t’assez bien... et je veux-t’être la maîtresse au logis, etc. etc... Ô mon Angélique ! mon Angélique ! pendant trente années, il m’a fallu t’entendre parler de la sorte, moi, un académicien ! moi, Vaugelas... Enfin, tu t’es décidée à vivre à la campagne, à soixante lieues d’ici, et depuis ce temps-là, comme nous ne nous voyons plus, nous commençons à faire bon ménage.

ANTOINETTE.

Mais, mon oncle, je ne suis pas académicienne, moi, et je pardonnerai volontiers à M. de Lannois...

VAUGELAS.

Antoinette !... ma nièce, si vous ne voulez pas vous fâcher avec moi, ne me parlez jamais de cet homme-là.

ANTOINETTE.

Pourtant...

VAUGELAS.

C’est plus fort que moi : je ne peux pas le souffrir. Un Vandale, un Gascon ! autant valait mon Angélique ! une Picarde !

ANTOINETTE.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Mais c’est une injustice extrême,
Ainsi que moi, vous savez bien
Qu’il vous respecte et qu’il vous aime...
De vous fléchir n’est-il aucun moyen ?
La haine a pu pénétrer dans votre âme
Et sans raison...

VAUGELAS.

Ma raison ? comprends-là !...
En pensant à cet homme-là,
Je pense toujours à ma femme !
Je ne puis oublier ma femme !

Alors, vous conviendrez que ce n’est pas la peine d’être à soixante lieues l’un de l’autre.

 

 

Scène IV

 

VAUGELAS, ANTOINETTE, GASPARD

 

GASPARD.

M. le baron, j’ai là, pour vous, une petite assignation.

VAUGELAS.

Hein ! qu’est-ce que c’est ? une assignation ?

ANTOINETTE.

Voilà ce que je redoutais !

GASPARD.

Et pour le coup, l’huissier ne plaisante pas... il parlait de saisir...

ANTOINETTE.

Saisir !

VAUGELAS, après avoir parcouru le papier.

Les bourreaux ! – les misérables ! – les voleurs ! les Gascons !

ANTOINETTE.

Le compte est-il plus considérable qu’on ne le doit ?

VAUGELAS.

Non ; mais comme s’est rédigé ! c’est un style indécent. Il n’y a pas un mot de français dans toute la page !

ANTOINETTE.

Quelle réponse faudra-t-il faire à l’huissier lorsqu’il se présentera ?

VAUGELAS.

La réponse ?... ah ! la réponse ! Gaspard !

GASPARD.

Monsieur.

VAUGELAS.

Lorsque reviendra l’homme qui t’a remis ce papier, tu prendras un bâton, et tu le bâtonneras.

GASPARD.

Qui ça ?

VAUGELAS.

Comment !

GASPARD.

Je bâtonnerai qui ? quoi ? qu’est-ce ? l’homme, le papier ou le bâton ?

VAUGELAS, surpris.

C’est juste... L’homme. Très bien ! très bien, Gaspard !

GASPARD.

Il y avait amphibologie.

ANTOINETTE.

Mais, mon oncle, vous allez vous faire une méchante affaire. Bâtonner un huissier !

VAUGELAS.

J’ai assez longtemps oublié que je suis gentilhomme ! Je veux que ma maison soit tenue désormais sur le meilleur pied ; et pour commencer la réforme, tu as entendu, Gaspard ?

GASPARD.

Parfaitement.

VAUGELAS, à Gaspard, qui fait des signes à Antoinette.

Qu’attends-tu ? retire-toi.

GASPARD.

C’est que j’ai à vous annoncer la visite...

VAUGELAS.

La visite ?

GASPARD.

De M. de Lannois.

VAUGELAS, vivement.

Comment !... il est de retour ?... Je n’y suis pas ! je n’y suis pas ! je n’y suis pas !

 

 

Scène V

 

VAUGELAS, ANTOINETTE, GASPARD, DE LANNOIS

 

DE LANNOIS, entrant.

Hé ! lé voici donc, cé vrabe mossieur de Baugelas !

VAUGELAS, à part.

Oh là !... oh là !...

Il salue en silence.

DE LANNOIS.

Hé ! adieu ! mon ser mossieur... adieu ! comment vous portez-vous ?

VAUGELAS, exaspéré.

Adieu ! – Oui, M. de Lannois, oui, adieu ! car je m’en vais... il faut que je sorte... une affaire importante...

DE LANNOIS.

Qu’est-ce-à-quo ?...

ANTOINETTE.

Mon oncle !

VAUGELAS.

Non !

ANTOINETTE.

Je vous supplie.

VAUGELAS.

C’est au-dessus de mes forces.

Antoinette cherche à le retenir ; Vaugelas laisse tomber sa canne en voulant se débarrasser.

DE LANNOIS.

Prenez donc garde, mossieur de Baugélas, vous avez tombé la canne.

VAUGELAS. Il la ramasse.

Tombé la canne... oh ! c’est trop fort ! tombé la canne... Monsieur, j’ai l’honneur de vous saluer.

ANTOINETTE.

Mon oncle, au nom du ciel... écoutez-moi.

VAUGELAS.

Jamais ! jamais !

Il rentre dans son cabinet.

 

 

Scène VI

 

ANTOINETTE, GASPARD, DE LANNOIS

 

DE LANNOIS.

Eh donc ! qu’a-t-il ? jé né conçois, rien à sa mauvaise humeur.

GASPARD, s’approchant de de Lannois d’un air capable.

M. de Vaugelas... vous avez laissé tomber votre canne.

DE LANNOIS.

Qué veux-tu dire ? imbécile !

GASPARD.

Je veux dire qui si vous ne parlez pas comme moi, absolument comme moi, vous n’entrerez jamais dans notre famille... Vous avez laissé tomber votre canne... il n’y a rien de plus facile... eh ! eh ! eh !

Riant avec suffisance.

Il faut dire cela absolument comme moi.

En sortant, il répète encore, d’un air très satisfait. 

Vous avez laissé tomber votre canne.

Il disparaît.

 

 

Scène VII

 

ANTOINETTE, DE LANNOIS

 

DE LANNOIS.

Eh bien... je l’écoute... comme j’ai voulu écouter votre oncle... et je ne comprends rien encore ! Mais que se passe-t-il dans cette maison ?... C’est du délire... c’est un vertige qui s’est emparé du maître et du valet, n’est-ce pas, ma chère Antoinette ?

ANTOINETTE.

M. de Lannois, vous nous avez perdus !

DE LANNOIS.

Moi ? bonté divine !... et comment, s’il vous plaît ?

ANTOINETTE.

Vous ne devinez pas ?

DE LANNOIS.

Non, sur mon âme !... Eh ! donc, on né chasse pas les gens sans les entendre... J’entre dans son cabinet, jé vais lé réjoindre... et sandis ! il faudra bien qu’il s’explique.

ANTOINETTE.

Oh ! n’en faites rien... c’est inutile.

DE LANNOIS.

Inutile !

ANTOINETTE.

Monsieur, tant que vous serez Gascon et que vous gasconnerez, vous ne m’épouserez pas.

DE LANNOIS.

Vraiment ! eh ! donc, si ce n’est qué céla, jé mé corrigérai.

ANTOINETTE.

C’est difficile.

DE LANNOIS.

Au contraire, sandis !

ANTOINNETTE.

Hélas ! vous voyez bien que non.

DE LANNOIS.

Soyez paisible... je vous épousérai.

Il va se mettre devant une table, et écrit.

ANTOINNETTE.

Que faites-vous ?

DE LANNOIS, écrivant toujours.

Attendez... quelques lignes encore... Oui... c’est cela... c’est bien cela.

ANTOINETTE.

Mais enfin...

DE LANNOIS, cachetant la lettre.

Vous rémettrez cette lettre à monsieur votre oncle, et, dans une heure, je viendrai chercher la réponse... Antoinette, mon amour est inaltérable ; quant à mon accent, je crains vien qu’il né lé soit pas moins. Mais rassurez-vous, je rentrerai ici malgré M. de Baugélas ; malgré lui il m’accordera son estime... et quoique Gascon, jé sérai son neveu.

ANTOINETTE.

Mais enfin, quel est votre projet ?

DE LANNOIS.

Jé n’en sais rien ; mais, sandis ! jé compté sur une inspiration du ciel.

ANTOINETTE.

Allons, il est fou comme les autres.

Air ; La jeune Olympe, etc.

Excepté moi, dans la maison,
Chacun perdra-t-il la raison ?
Mon oncle, hélas ! est en démence ;
Cela se gagne, je le pense...
Ah ! monsieur, pas d’extravagance...

DE LANNOIS.

Au contraire... j’y visérai...
Votre oncle est rare en sa folie ;
Mais, moi, je le surpasserai,
Sans être de l’Académie.

Ensemble.

Je pars, mais au revoir ;
Oui, ce soir,
La folie
Sera mon bon génie...
Enfin, je renais à l’espoir...
Amour et folie,
Vous me rendez l’espoir !

ANTOINETTE.

Partez, mais au revoir ;
Que ce soir
La folie
Soit votre bon génie...
Je renais à l’espoir...
Amour et folie,
Vous me rendez l’espoir !

Il sort en courant, et renverse Gaspard qui entrait en courant aussi par la porte du fond.

 

 

Scène VIII

 

ANTOINETTE, GASPARD, VAUGELAS

 

GASPARD, assis par terre.

Il n’est pas gêné, le Gascon.

VAUGELAS, rentrant à pas de loup par la porte latérale, et regardant avant de se montrer.

Enfin il est parti !... Eh bien ! que fais-tu donc là, Gaspard ?

GASPARD, accourant.

Je viens vous annoncer M. Rochecantin de Maillebois.

VAUCELAS.

Mon associé ! mon cher associé !

ANTOINETTE.

Déjà !

VAUGELAS.

Fais entrer, Gaspard... sur-le-champ.

ANTOINETTE.

Ah ! si leur entreprise pouvait ne pas réussir !

Entrée de M. de Maillebois ; Vaugelas va au devant de lui.

 

 

Scène IX

 

ANTOINETTE, GASPARD, VAUGELAS, MONSIEUR DE MAILLEBOIS

 

MAILLEBOIS et VAUGELAS ensemble.

Air : Quelle est donc sa tristesse ! (2e acte de Madeline.)

La fortune m’appelle,
Nous serons tous heureux !
Oui, sa faveur nouvelle
Va combler tous nos vœux.

MAILLEBOIS.

Brillante perspective !...

VAUGELAS, montrant ses papiers.

Nos trésors, ils sont là...

MAILLEBOIS.

Oui, la fortune arrive.

ANTOINETTE.

Et le bonheur s’en va.

Chœur.

Ensemble.

MAILLEBOIS, VAUGELAS et GASPARD.

La fortune m’appelle, etc.

ANTOINETTE.

Fortune trop cruelle,
Tu fais quelques heureux ;
Mais ta faveur nouvelle
Renverse tous nos vœux.

VAUGELAS.

Oui, mon cher associé, voici les lettres-patentes de sa majesté qui nous donnent privilège de créer une tontine, dont la mise de fonds serait de deux millions quatre cent mille livres.

Il lui montre les papiers qu’ils examinent ensemble.

GASPARD.

Qu’est-ce qu’ils disent donc ? Moi qui m’attendais à une séance académique.

DE MAILLEBOIS, après avoir parcouru les papiers.

C’est à merveille, mon cher baron... Il ne reste vraiment plus que nos signatures à ajouter au bas de cet acte.

On entend au dehors le bruit d’une voiture qui semble s’arrêter sous les fenêtres.

GASPARD, qui a été regarder à la croisée, et poussant un grand cri.

Ah ! mon dieu !

VAUGELAS.

Eh bien ! que signifie cette exclamation, Gaspard ?

GASPARD.

Ah ! monsieur le baron... ce carrosse ou plutôt cette carriole qui vient de s’arrêter à la porte... si vous saviez...

VAUGELAS.

Parle.

ANTOINETTE, qui a été regarder à son tour à la fenêtre.

Ma tante ! ma bonne tante !

VAUGELAS, avec effroi.

Ma femme !

GASPARD.

Oui, madame la baronne de Vaugelas.

VAUGELAS.

C’est fait de moi !... Au moment où je commence à être heureux, je reçois la visite de ma femme !

 

 

Scène X

 

ANTOINETTE, GASPARD, VAUGELAS, MONSIEUR DE MAILLEBOIS, MADAME DE VAUGELAS

 

MADAME DE VAUGELAS.

Ma nièce !... ma chère enfant !... Bonjour, mon époux, bonjour... Nous avons eu une bisbille ensemble...

VAUGELAS.

Bisbille !

MADAME DE VAUGELAS.

Mais c’est égal... je reviens... je ne suis pas rancuneuse.

VAUGELAS.

Rancuneuse !... On dit rancunière...

MADAME DE VAUGELAS.

Eh ! quéqu’ ça m’ fait ! nière ou neuse, pournu que je l’ dise de bon cœur et qu’je l’ pense.

MAILLEBOIS, saluant en souriant.

Madame la baronne...

MADAME DE VAUGELAS.

Bien des pardons, je ne vous voyais pas... j’était occupée de mon mari, de ma nièce, et v’là tout.

VAUGELAS.

J’était occupée !

MAILLEBOIS, à part.

Elle est drôle !

MADAME DE VAUGELAS.

Air du Triolet bleu.

Oui, c’est moi,
C’est bien moi ;
Chère enfant, je te revois !
Et toi, monsieu l’ baron, me r’voilà près de toi.
Cher époux,
Fâchez-vous ;
Criez, ça m’est égal...
Ta santé, ça va bien ?... C’est comm’ moi, pas trop mal.

VAUGELAS.

Madame, cependant
Vous aviez fait serment...

MADAME DE VAUGELAS.

De te fuir ! certain’ment ;
J’ m’en souviens parfait’ment ;
Et tu fis la sottis’ d’en jurer tout autant...
Mais vivre l’un sans l’autre, ah ! bah ! c’est ennuyant.

VAUGELAS, GASPARD et MONSIEUR DE MAILLEBOIS, chacun avec une expression différente.

Ennuyant !...

MADAME DE VAUGELAS.

Eh ! sans doute... J’était inquiète de toi... je me disais : Maintenant qu’il ne m’a plus là à ses côtés pour mener le ménage, pour crier un peu après lui, après ce grand bénet de Gaspard... eh bien ! je suis sûre qu’il est triste, qu’il regrette ses tourments et sa femme, sa pauvre Angélique... je l’ai tellement habitué depuis trente ans à entendre du bruit, qu’il ne doit pas se faire au silence ; c’est comme moi... Alors j’suis été emprunter une carriole à une commère de l’endroit, et me v’là très fatiguée, très z’harassée, mais très heureuse... Eh ! eh ! eh ! eh ! ma nièce, donne-moi donc un fauteuil que je m’assoye.

Elle va prendre une chaise et s’assied au milieu du théâtre, en répétant le refrain suivant.

Ensemble.

Oui, c’est moi, etc.

VAUGELAS.

Oui, Oui, c’est toi :
C’est bien toi :
Hélas ! je te revois.
Oui, par malheur pour moi,
Me voilà près de toi.
Me fâcher ! à quoi bon, si tout vous est égal ?
Mais ainsi me surprendre... ah ! c’est mal, c’est très mal.

ANTOINETTE.

Oui, c’est toi ;
Bonne tante, ici je te revois !
Enfin, après six mois,
Te voilà près de moi.
Mon oncle, apaisez-vous... c’est un destin fatal.
Quand on vous aime tant, vous fâcher, c’est fort mal !

MAILLEBOIS.

C’est elle ! je la vois
Pour la première fois.
Près d’elle le baron souffre fort, je le vois.

À Vaugelas.

Allons, apaisez-vous... Vous fâcher, c’est très mal !

À part.

Mais vraiment son langage est fort original.

GASPARD.

C’est elle ! je la vois ;
Et toujours, je le crois,
Elle est après six mois...
La même qu’autrefois
À quoi bon se fâcher ? tout lui serait égal...
Mais vraiment son langage est fort original.

MAILLEBOIS.

Pardon, madame la baronne, si je prie M. de Vaugelas de revenir à un sujet important qui nous occupait avant votre arrivée. Il s’agit d’une fortune...

MADAME DE VAUGELAS.

Une fortune !... ah bah ! pour qui ?

MAILLEBOIS.

De quatre-vingt-dix mille livres.

MADAME DE VAUGELAS.

Pour qui ? pour qui ?

MAILLEBOIS.

Pour M. de Vaugelas.

MADAME DE VAUGELAS.

Vraiment !... pour mon homme ?

VAUGELAS.

Son homme !

MADAME DE VAUGELAS.

Comment ça ? expliquez-vous.

VAUGELAS.

Mais, madame...

MADAME DE VAUGELAS.

Je ne suis pas de trop, n’est-ce pas ? Ô dieu ! quatre-vingt-dix mille livres... c’est-à-dire du bien-être dans la maison, du repos pour la vieillesse de mon pauvre mari, et une bonne dot à ma nièce... Vite, faites comme moi, assoyez vous, assoyez-vous tous, et contez-moi ça... Je ne dis plus rien, M. le baron, je ne dis plus rien ; j’écoute... Contez-moi ça.

Gaspard a avancé des sièges à tout le monde. Madame de Vaugelas est assise à une certaine distance de ce groupe, à la gauche du public.

VAUGELAS, s’asseyant après tous les autres.

Ah ! quelle patience, il faut avoir !

Gaspard s’est approché, et il s’appuie familièrement sur le dos du fauteuil de son maître pour entendre ce qui va être dit Vaugelas se retourne avec colère.

Gaspard, allez-vous-en ! ce n’est pas ici votre place.

GASPARD, à part.

Allons, bon ! il se venge sur moi du retour de sa femme ! quelle injusice !

Il sort.

 

 

Scène XI

 

ANTOINETTE, MAILLEBOIS, MADAME DE VAUGELAS, VAUGELAS

 

MADAME DE VANGELAS.

Enfin ?...

MAILLEBOIS.

M’y voilà... À l’exemple du célèbre M. de Tonti, nous sommes autorisés, M. le baron et moi, à établir une tontine.

MADAME DE VANGELAS.

Tontine ! j’en ai beaucoup entendu parler mais je ne sais pas ce que c’est.

MAILLEBOIS.

Autrement dit, une blanques.

MADAME DE VANGELAS.

Je ne connais pas davantage.

VAUGELAS.

Blanque, à cause des billets blancs employés pour cette opération financière... C’est pourtant bien facile à comprendre, madame.

MADAME DE VANGELAS.

Enfin blanque, tontine ou autre chose, pourvu que ça rapporte, ça m’est égal.

MAILLEBOIS.

Dans une heure, sur la présentation des lettres patentes octroyées à M. de Vaugelas, nos actionnaires s’engagent à fournir les fonds de l’entreprise, mais à une condition...

VAUGELAS.

Laquelle ?

MADAME DE VAUGELAS.

Oui, laquelle ?

Levant la tête et prêtant attention.

MAILLEBOIS.

Je vous l’ai dit, une misère, presque rien... Ces messieurs pensent que la valeur d’une affaire de cette nature tient beaucoup au plus ou moins d’adresse qu’on met à l’exploiter, à la manière dont on la présente au public, et surtout à la dénomination qu’on lui donne... Le public demande sans cesse du nouveau... du nouveau ! c’est difficile, c’est presque impossible à trouver ; mais l’habileté consiste tout bonnement à présenter de vieilles choses sous une forme nouvelle, sous un nom inusité jusqu’alors, qui frappe l’oreille et l’imagination par sa bizarrerie... Les tontines étaient passées de mode, on les a remises en vogue sous le nom de blanques ; les blanques sont aujourd’hui décriées comme les tontines... trouvons un troisième non. Nous avons une affaire toute nouvelle dont per sonne n’avait eu l’idée avant nous.

VAUGELAS.

Qu’entends-je ? un troisième nom !

MAILLEBOIS.

Quitte à en inventer plus tard un quatrième.

MADAME DE VAUGELAS.

Et un cinquième et un sixième. Il n’y a pas de raison pour que ça finisse.

VAUGELAS, se contenant à peine.

Et quel est ce nom nouveau, M. de Maillebois, que vous prétendez donner à notre entre prise ?

MAILLEBOIS.

C’est un mot d’origine française, et tout-à-fait digne d’être adopté par l’illustre M. de Vaugelas... Dans notre opération il y aura, n’est-il pas vrai, des personnes bien loties et d’autres mal loties : donc je propose de l’appeler loterie. Loterie vient naturellement de lot.

MADAME DE VAUGELAS.

Comme poterie vient de pot.

VAUGELAS, se levant avec colère.

Non, madame, non, loterie ne vient pas de lot ; c’est une erreur, une grande erreur... Loterie vient de... de Gènes... Gènes... en Italie, entendez-vous, madame ?

MADAME DE VAUGELAS.

Quand il viendrait d’Afrique, s’il rapporte... je ne sors pas de là.

VAUGELAS.

Il est né de lotteria, mot italien en usage depuis un demi-siècle pour signifier ce jeu. Loterie est un mot bâtard, loterie est un intrus, loterie est étranger ; et jamais tant que je vivrai...

Tout le monde se lève.

MADAME DE VAUGELAS.

Qu’est-ce qu’il a ? V’là son coup de marteau qui le reprend.

ANTOINETTE.

Ils ne s’entendent plus. Quel bonheur !

MAILLEBOIS.

Mais, monsieur, nos bailleurs de fonds nous imposent cette condition ; et que vous importe un mot ?

MADAME DE VAUGELAS.

C’est vrai ; qu’est-ce que ça fait ?

VAUGELAS.

Que m’importe un mot ? et que vous importe un nom, M. Rochecantin de Maillebois ? que vous importe votre honneur ? Vous avez reçu votre honneur en dépôt et en garde ; moi, j’ai reçu la langue française en garde et en dépôt ; et tant que je vivrai, il n’y sera rien innové de mon consentement... non, rien ! rien... Je suis pauvre, et je mourrai pauvre comme j’aurai vécu... Je mendierai, s’il le faut... oui, je mendierai, et je vous dirai à mon tour : Qu’importe que M. de Vaugelas mendie ? Mais que la langue française, cette magnifique princesse dont je suis le serviteur, aille mendier un mot à cet idiome pouilleux et inculte qu’on appelle italien, jamais ! jamais ! jamais plutôt mourir.

Il retombe dans son fauteuil comme épuisé par l’effort qu’il vient de faire.

ANTOINETTE effrayée, courant à lui.

Ah ! mon oncle ! mon pauvre oncle !

MADAME DE VAUGELAS.

Allons, quand je voudrais me mettre en colère, v’là qu’il m’effraie... Ce n’est pas assez de se ruiner, il faut qu’il s’abîme la poitrine, le malheureux !... et tout ça pour la langue française !

MAILLEBOIS.

Ainsi, madame de Vaugelas, les lettres-patentes de sa majesté sont désormais inutiles : il ne faut plus compter sur la loterie.

VAUGELAS.

Non, non, et mille fois non ! il ne faut plus compter sur... sur les blanques.

MAILLEBOIS.

C’en est donc fait de nos quatre-vingt-dix mille livres de bénéfices ?

VAUGELAS.

C’en est fait.

MAILLEBOIS.

Ignorez-vous que c’est sur cette opération que j’a vais fondé l’espoir d’une dot pour ma fille ?

MADAME DE VAUGELAS.

Eh bien ! et celle de ma pauvre nièce ?...

ANTOINETTE.

Ô ma tante, je ne suis pas intéressée !... D’ailleurs M. de Lannois ne demande pas de dot, vous le savez bien.

VAUGELAS, se relevant avec colère.

Tais-toi ! pour m’achever, il ne me manquait plus que de penser à lui.

MAILLEBOIS.

Air : Allons, de la philosophie.

Pour un mot voyez sa folie !
Il perd sa fortune à jamais.
Par malheur le destin nous lie !
Avec les siens adieu nos intérêts.

VAUGELAS.

Pour un devoir qu’ils traitent de folie,
Lorsque je perds ma fortune à jamais,
Qu’importe à moi que le destin nous lie !
Ce qu’il me faut, c’est qu’on parle français.

Ensemble.

MADAME DE VAUGELAS, MAILLEBOIS.

Pour un mot voyez sa folie ! etc.

ANTOINETTE.

À l’honneur quand il sacrifie
De misérables intérêts,
Peut-on l’accuser de folie ?
Il a raison, il faut parler français.

VAUGELAS.

Pour un devoir, etc.

Sortie de Maillebois.

 

 

Scène XII

 

VAUGELAS, MADAME DE VAUGELAS, ANTOINETTE

 

MADAME DE VAUGELAS.

Eh bien ! voyons... l’accès est-il passé ? la raison commence-t-elle à te revenir ?

ANTOINETTE.

Ma tante... au nom du ciel...

MADAME DE VAUGELAS.

Non, c’est plus fort que moi... il y a trop longtemps que je me tais... la langue me démange, vois-tu... et il faut que je parle... que je parle pour... pour quatre-vingt dix mille livres, puisqu’il nous les fait perdre avec son dictionnaire et sa grand’mère.

VAUGELAS.

Laisse-moi tranquille, toi... Je ne veux pas... non, je ne veux pas t’entendre... Grand’mère !... Je vis aujourd’hui dans une atmosphère de barbarismes... Qu’est-ce-à-quo, j’était occupé, tombé la canne, – loterie, grand mère ; ils m’en arrivent de tous les pays... La Gascogne, la Picardie, l’Italie... toute l’Europe est conjurée contre moi... mais c’est surtout la Picardie que je redoute... Ainsi, je vous en prie, ma femme ; je t’en prie, mon Angélique, laisse-moi tranquille.

Il fait un pas pour marcher vers son cabinet. On entend une voix crier, au dehors : À la garde ! à la garde ! au secours ! au secours !)

GASPARD, au dehors.

C’est bon c’est bon ! attrape toujours ça avant que la garde ne vienne.

ANTOINETTE.

C’est la voix de Gaspard.

Entrée de Gaspard, qui tient un bâton à la main.

 

 

Scène XIII

 

VAUGELAS, MADAME DE VAUGELAS, ANTOINETTE, GASPARD

 

GASPARD.

Je suis satisfait ! je suis très satisfait !

MADAME DE VAUGELAS.

Qu’est-ce que c’est ?

ANTOINETTE.

Une dispute.

VAUGELAS.

Chez moi !

GASPARD.

Une dispute ?... point ; c’est le paiement que vous m’avez ordonné de faire.

LES TROIS AUTRES PERSONNAGES.

Le paiement !...

GASPARD.

À l’huissier, oui, monsieur ; et j’ai suivi vos ordres d’une manière peu amphibologique.

ANTOINETTE.

Ah ! mon dieu !

MADAME DE VAUGELAS.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

GASPARD.

Air du Vaudeville de l’Apothicaire.

Lorsque pour l’assignation
J’ai vu reparaître notre homme,
Aussitôt j’ai pris ce bâton,
Et l’ai bâtonné, Dieu sait comme !...
Non le bâton, bien entendu,
Ni le papier... Mais qu’on m’assomme,
Si du premier coup le battu
N’a pas compris que c’était l’homme !
Du premier coup, l’homme battu
A compris que je battais l’homme.

ANTOINETTE.

Est-il possible ?

MADAME DE VAUGELAS.

Bâtonner un huissier ! Et tu ne sais donc pas à quoi tu l’exposes ?

ANTOINETTE.

À quoi tu nous exposes tous, malheureux !...

GASPARD.

J’ai suivi à la lettre les intentions de M. de Vaugelas, à la lettre...

MADAME DE VAUGECAS.

Vos intentions...

VAUGELAS.

Imbécile !

GASPARD.

Dam ! vous avez voulu être servi en gentilhomme...

MADAME DE VAUGELAS.

Il a raison... tout ce qui vous arrive vous l’avez voulu... Vous aviez une bonne ménagère... qui écorchait un peu le français, c’est vrai ; mais, avec elle, les dettes étaient payées recta ; avec elle, on ne bâtonnait pas les huissiers, parce qu’on n’avait jamais affaire à eux ; avec elle, on n’ voyait pas de livres dans les mains de votre domestique, mais votre mé nage était tenu rubis sur l’ongle... et à deux heures précises, votre soupe était sur la table... ni trop chaude ni trop froide... dans ce temps-là.

GASPARD, criant de toute sa force.

Ah !... ciel !... grand dieu !... deux heures... il est trois heures et quart, et je l’avais parfaite ment oublié.

MADAME DE VAUGELAS.

Qu’est-ce que je disais ?

GASPARD.

Oh ! ne m’accusez pas, madame... j’ai mis le gigot au feu depuis fort longtemps... il doit être rôti... J’y vais.

Il sort.

MADAME DE VAUGELAS.

Vous verrez qu’il faudra que je m’en mêle comme autrefois.

GASPARD, dans la coulisse.

Madame... madame !... il est trop rôti... il est brûlé !

VAUGELAS.

Brûlé !

MADAME DE VAUGELAS.

Le gigot !

GASPARD, toujours dans la coulisse.

Réduit en cendre.

MADAME DE VAUGELAS.

J’ vous dis qu’il faut que je mette la main à la pâte. Tu vas voir, monsieur le baron, que la paysanne, la Picarde est encore bonne à quelque chose... Ah ! mon dieu ! mon dieu... toi et ta science, que le Père éternel vous patafiole !

Elle sort.

 

 

Scène XIV

 

VAUGELAS, ANTOINETTE

 

Moment de silence.

VAUGELAS, anéanti.

Elle a dit...

ANTOINETTE.

Mon oncle !

VAUGELAS, répétant avec effroi.

Que le Père éternel vous patafiole... Mais où a-t-elle pris celui-là, je vous le demande ?... Certes, lorsque j’ai revu mon Angélique, je m’attendais à quel que mot extraordinaire, incroyable... mais patafiole... patafiole a passé toutes mes prévisions, toutes mes terreurs.

ANTOINETTE.

Mon oncle, calmez-vous.

VAUGELAS.

C’est bien aisé à dire.

ANTOINETTE.

Occupons-nous d’autre chose.

VAUGELAS.

Je ne demande pas mieux. Tâche de me trouver une distraction.

ANTOINETTE.

Tout à l’heure vous en aurez une quand ma tante aura réparé la négligence de Gaspard.

VAUGELAS.

Ah ! le dîner... tu appelles cela une distraction ?

ANTOINETTE.

Avant le départ de ma tante, c’était le seul instant de la journée où vous étiez d’accord ensemble.

VAUGELAS.

En effet... J’en rougis pour l’espèce humaine ; mais c’est comme cela... À cette heure-ci, mon estomac me fait presque oublier mes principes, et malgré eux... je trouve que mon Angélique a de très bonnes qualités.

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Quand la bouche s’occupe à table,
L’oreille est parfois en défaut ;
Une expression détestable
S’avale avec un bon morceau.
Oui, qu’un prompt repas me console
Des mots qui m’ont pu torturer...
Dînons !... peut-être patafiole
Sera moins dur à digérer.

À quoi penses-tu donc, Antoinette ?

ANTOINETTE.

Je pense aux menaces de cet homme de loi... aux moyens de prévenir, d’empêcher ses poursuites.

VAUGELAS.

Impossible... puisque ces imbéciles, qui dispo sent des fonds, tiennent absolument à cet exécrable mot, loterie !...

ANTOINETTE.

Mais n’avez-vous pas des amis auxquels vous puissiez avoir recours ?

VAUGELAS.

Non... Règle générale : point d’amis dès qu’on en a besoin.

ANTOINETTE.

Pourtant j’en connais un, moi, qui s’estimerait heureux de venir à votre secours...

VAUGELAS.

Antoinette !...

ANTOINETTE.

Un dont vous avez rejeté sans cesse les offres de services, avec qui, mon oncle, vous avez été bien injuste, et que ce matin encore...

VAUGELAS.

Assez, assez !... je te comprends... Mais tu me parleras donc toujours de cet homme ?...

ANTOINETTE.

Non... je n’en dirai plus rien, puisque son nom seul vous met si fort en colère... seulement je m’acquitterai d’une commission dont il m’a chargée lorsqu’il s’est retiré, presque chasse par vous, mon oncle... Tenez, cette lettre...

VAUGELAS.

De lui ! de M. de Lannois !...

ANTOINETTE.

Ne vous fâchez pas du moins avant de l’avoir lue.

VAUGELAS.

Allons... je crois que je vais en lire de belles... Tu le veux... m’y voilà : « À monsieur... » C’est singulier... il y a bien là : Monsieur de Vaugelas, et non : Mossieur de Baugelas. Que ne prononce-t-il ainsi qu’il écrit !

Il ouvre la lettre, et lit. 

« Monsieur le baron, malgré vos refus continuels, malgré la froideur de votre accueil, je ne désespère pas encore de vous convaincre ; il me serait si doux et si flatteur d’entrer dans la famille d’un savant tel que vous... »

ANTOINETTE.

Ce n’est pas mal, n’est-ce pas, mon oncle ?

VAUGELAS.

Pas trop mal. – « Dans la famille d’un savant tel que vous ; de réparer envers vous, comme envers votre charmante nièce, les torts de la fortune, et de vous assurer à tout jamais une existence heureuse, honorable, et digne de votre célébrité... »

S’interrompant.

ANTOINETTE.

Oh ! c’est très bien, cela ! qu’en dites-vous ?

VAUGELAS.

Oui, la phrase a quelque chose de sonore et d’harmonieux.

Reprenant.

« Et de vous assurer à tout jamais une »‘existence heureuse, honorable, et digne de votre célébrité. J’ose espérer, monsieur, une réponse favorable... et je ne tarderai pas à venir la chercher, au risque de vous déplaire encore. Daignez agréer, monsieur le baron, etc. » C’est par fait... c’est parfait !...

ANTOINETTE.

On vient ! c’est lui, sans doute.

VAUGELAS.

Ô mes oreilles !

ANTOINETTE.

Mon oncle, pensez à sa lettre.

VAUGELAS.

C’est juste... pendant qu’il me parlera, je la relirai ; cela m’empêchera peut-être de l’entendre.

De Lannois s’avance silencieusement, salue Vaugelas, puis la jeune fille.

 

 

Scène XV

 

VAUGELAS, ANTOINETTE, DE LANNOIS

 

ANTOINETTE, à part.

Je tremble !

VAUGELAS, à part.

J’attends mon attaque.

De Lannois se tait.

ANTOINETTE, à Vaugelas.

Adressez-lui donc quelques paroles bienveillantes.

VAUGELAS.

Il faudra toujours qu’il réponde.

ANTOINETTE.

Commencez.

VAUGELAS, à part.

Au fait, je suis prêt à tout.

À de Lannois.

Monsieur...

De Lannois s’incline.

Monsieur, j’ai reçu votre lettre, et je l’ai lue.

De Lannois s’incline de nouveau.

VAUGELAS, comme après avoir, attendu une réponse.

Elle fait honneur à vos sentiments.

De Lannois remercie par geste.

Et à votre style.

De Lannois, même jeu.

VAUGELAS regarde curieusement M. de Lannois ; puis se tourne vers Antoinette, et l’examine aussi, comme pour surprendre sa pensée ; il sourit, semble comprendre quel est le dessein de de Lannois en se résignant à garder le silence.

Allons, c’est bien ! c’est très bien !...

Il se retourne vers lui d’un air gracieux.

Monsieur, vous aimez ma nièce ?

De Lannois porte la main à son cœur.

Et votre dessein est de l’avoir pour femme ?

De Lannois fait un signe affirmatif.

VAUGELAS, riant, à sa nièce.

Dis donc, Antoinette, il est muet.

ANTOINETTE, riant aussi.

J’en ai peur.

VAUGELAS.

Et moi... je l’en remercie... pardon, pardon, M. de Lannois. Vous me promettez d’avoir pour ma nièce tout l’amour dont elle est digne ?

De Lannois regarde Antoinette avec expression.

Et pour moi... quelques égards ?

De Lannois met le doigt sur la bouche, pour indiquer qu’il se taira toujours devant lui.

VAUGELAS, lui serrant la main.

Vous êtes un flatteur.

Air final de Madeline.

Malgré votre défaut,
Nous pourrons nous entendre.

À sa nièce.

Moi, j’aime à le comprendre
Sans qu’il dise un seul mot.
Allons, amant fidèle,
On vous permet de faire un doux serment
De tendresse éternelle...

Pantomime de de Lannois. 

ANTOINETTE.

Son regard est parlant.
Oui, malgré son défaut,
Nous pourrons nous entendre :
Je saurai le comprendre
Sans qu’il dise un seul mot.

TOUS DEUX, ensemble.

Oui, malgré son défaut, etc.

De Lannois a continué de regarder Antoinette avec amour ; puis il lui prend la main, et, se retournant du côté de Vaugelas, semble lui demander la permission d’embrasser sa nièce. Vaugelas sourit, et fait un signe d’assentiment.

VAUGELAS, pendant ces jeux de scène.

Hein ! qu’en dis-tu, ma chère ?
N’aimes-tu pas un pareil entretien ?

ANTOINETTE, de Lannois l’embrasse.

Pour un muet, j’espère
Qu’il s’exprime fort bien.

VAUGELAS et ANTOINETTE.

Oui, malgré son défaut,
Nous pourrons nous entendre :
Il se fait bien comprendre,
Et sans dire un seul mot.

VAUGELAS.

M. de Lannois, je vous sais gré de la conversation que nous venons d’avoir ; et, maintenant, c’est moi qui m’accuse de vous avoir si longtemps méconnu ; enfin...

 

 

Scène XVI

 

VAUGELAS, ANTOINETTE, DE LANNOIS, MADAME DE VAUGELAS

 

MADAME DE VAUGELAS, rentrant, avec les manches retroussées, et devant elle un tablier de toile blanche.

Dans cinq minutes, la soupe va t’être servie.

VAUGELAS.

Va-t’être servie ! dieu !... encore mon Angélique ! elle ne fera pas comme M. de Lannois, elle... elle ne deviendra pas muette.

MADAME DE VAUGELAS.

Muette... Qu’est-ce que tu chantes, M. le baron, et à quel propos nous parles-tu de M. de Lannois ?

De Lannois salue.

ANTOINETTE.

Le voilà, ma tante ; c’est lui,, mon futur.

VAUGELAS.

Jeune homme charmant qui a le malheur d’être muet.

MADAME DE VAUGELAS.

Muet !...

Signe affirmatif de de Lannois.

Par exemple ! tu ne m’avais pas dit ça, ma nièce... Je m’y oppose.

Signes de de Lannois.

Oh ! vous avez beau me faire des signes, je ne veux pas d’un neveu muet... je ne le veux pas.

VAUGELAS.

Et moi, je suis décidé à lui donner ma nièce... et avec une dot.

TOUS.

Une dot !

VAUGELAS.

Oui, mes lettres-patentes pour la blanque... les voici... je vais les passer en son nom.

Il entre un instant dans son cabinet.

 

 

Scène XVII

 

ANTOINETTE, DE LANNOIS, MADAME DE VAUGELAS

 

MADAME DE VAUGELAS.

Cependant, M. le baron, vous permettrez...

Elle va pour le suivre.

DE LANNOIS.

Cependant, ma tante, ma chère tante...

MADAME DE VAUGELAS.

Hein ? plaît-il ?... il parle...

DE LANNOIS.

Eh ! dépuis une heure, jé vous fais des signes pour vous dire que je ne suis pas muet, et, sandis ! vous ne voulez pas mé comprendre.

MADAME DE VAUGELAS.

Ah ! du moment que vous n’êtes pas muet...

DE LANNOIS.

Non, mais dans ce moment je suis fou... Oui, ma tante, ma chère Antoinette, jé perds la tête de joie et de bonheur.

ANTOINETTE.

Et moi donc !

MADAME DE VAUGELAS.

Et moi donc, mon cher neveu !... Il m’a l’air bon enfant, mon neveu, et pas fier, pas difficile sur la langue française : v’là comme je les aime, les neveux... Embrassez-moi.

DE LANNOIS.

Volontiers, sandis !

ANTOINETTE.

Eh bien, sandis ! si mon oncle rentrait...

Air de Casimir.

Allons, de la parole,
Monsieur, n’abusez pas ;
Point de discours frivole,
Et surtout parlez bas,
Pour qu’il n’entende pas !

DE LANNOIS, à madame de Vaugelas.

Ah ! soyez indulgente !
J’implore mon pardon,
Si près dé vous, ma tante,
Jé parle un peu gascon.

MADAME DE VAUGELAS.

Gascon ! qu’est-ce que ça me fait, pourvu que ma nièce soit heureuse et qu’on ne me chicane pas quand je patoiserai le picard.

Mais, vraiment,
C’est charmant !
Le muet retrouve la parole,
Pour lui ça me console ;
Il doit êtr’ cruel
De garder un silence éternel !

TOUS, ensemble.

Mais vraiment,
C’est charmant !
Le muet retrouve la parole ;
Oui, cela me console,
Il serait trop cruel
De garder un silence éternel !

ANTOINETTE.

Prenez garde, voici mon oncle.

 

 

Scène XVIII

 

ANTOINETTE, DE LANNOIS, MADAME DE VAUGELAS, VAUGELAS

 

VAUGELAS.

Ah ! mon dieu, quel silence !

ANTOINETTE, montrant de Lannois, qui met le doigt sur sa bouche et sur son cœur.

Il se tait... avec vous...
C’est par reconnaissance.

DE LANNOIS, bas, en se retournant vers madame de Vaugelas.

Ma tanté, qu’il m’est doux
Dé causer avec vous !

VAUGELAS, parlant.

Allons, allons, je comprends.

Son esprit pour nous plaire
N’est jamais en défaut ;
Il sait parfois se taire,
Parler quand il le faut.
Ah ! vraiment,
C’est charmant !
Un muet retrouvant la parole,
Pour lui cela console ;
Il serait trop cruel
De garder un silence éternel !

TOUS, ensemble.

Ah ! vraiment,
C’est charmant, etc.

VAUGELAS.

Tenez, mon cher M. de Lannois, après la façon noble, ingénieuse et délicate dont vous avez combattu, et, je l’avoue, vaincu toutes mes préventions, je vous dois aussi, moi, de la reconnaissance. Ce privilège, c’est ma propriété ; les bénéfices en sont immanquables... eh bien, j’y renonce pour moi, parce que ceux qui devaient m’aider de leurs fonds ont prétendu donner à notre entreprise un titre barbare.

MADAME DE VAUGELAS.

Loterie. Vaugelas, avec feu. Et ce titre n’existera pas de mon vivant et sous mon patronage !

Avec émotion.

Si Dieu permet que cette expression figure un jour dans la langue française, que ce soit après moi ! – Je cède mon privilège à ma nièce, à mon neveu. – Mais... je vous en conjure... attendez, mes enfants... Je suis si vieux... ! voyez !... Bientôt peut-être il vous sera loisible d’en avoir le profit, sans que j’aie la douleur d’en subir la honte.

De Lannois prend avec respect et amitié les mains jointes du vieillard.

ANTOINETTE.

Mon oncle, nous vous obéirons ; et je l’espère bien, moi, jamais le mot loterie ne sera reçu dans la langue française.

VAUGELAS.

Jamais, n’est-ce pas ? j’en suis sûr... Elle est charmante !

 

 

Scène XIX

 

ANTOINETTE, DE LANNOIS, MADAME DE VAUGELAS, VAUGELAS, GASPARD

 

GASPARD.

Eh bien, madame la baronne, et le dîner ?... À votre tour, vous l’avez oublié.

MADAME DE VAUGELAS.

T’as raison... À table, à table !... Allons, mon cher mari, j’ vas vous servir un fricot plus ragoûtant et moins fadasse que tous vos livres.

GASPARD.

Ragoûtant ! fadasse !

VAUGELAS.

Va toujours, mon Angélique, va toujours ; ne te gêne pas.

MADAME DE VAUGELAS.

Certainement, avec la gêne il n’y a pas de plaisir. Vous parlerez, monsieur le muet, vous parlerez à votre manière, moi z’à la mienne ; vous gasconnerez, moi je picardiserai. Nous jaboterons, nous ferons des pa-ta-qu’est-ce à bouche que veux-tu ? Ah ! ah ! vive la joie ! on ne marie pas sa pièce tous les jours.

GASPARD, à part.

Des pa-ta-qu’est-ce !

VAUGELAS.

Je n’ai plus faim.

CHŒUR FINAL.

Reprise de l’air de Mandeline.

Parmi nous, en ce jour,
Le cœur s’est fait comprendre ;
On commence à s’entendre,
Et c’est grâce à l’amour.

VAUGELAS, au Public.

Air du vaudeville final de mademoiselle Marguerite.

Sur les mots venus d’Italie
J’ai mis un terrible veto ;
Pourtant j’aurais l’âme ravie
D’en entendre un, un seul, bravo !
Oui, quoiqu’il soit d’origine étrangère,
Dans notre langue je l’admets :
Quand il dit bravo, le parterre
Parle toujours très bon français.

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