Voyage autour de ma marmite (Eugène LABICHE - Alfred DELACOUR)

Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 29 novembre 1859.

 

Personnages

 

ALZÉADOR, du Loiret, dentiste

JESABEL, son domestique

AUGUSTE, autre domestique

PRUDENCE, cuisinière d’Alzéador

PEPINSEC, bourgeois

UN GARÇON BOUCHER

UN PORTEUR D’EAU

 

La scène est à Paris, chez Alzéador.

 

Le théâtre représente une cuisine : deux portes de chaque côté, une porte au fond ; table de cuisine au milieu, fourneau, cheminée, planches, batterie de cuisine, fontaine, billot, chaises de paille, etc.

 

 

Scène première

 

PRUDENCE, JESABEL, AUGUSTE

 

Au lever du rideau, Prudence est derrière la table : Jesabel, en grande livrée, est assis près de la table et mange une soupière de café au lait ; Auguste, en habit noir, achève de nettoyer des gants paille.

PRUDENCE.

Ne vous pressez donc pas, monsieur Jesabel, vous allez étouffer...

JESABEL.

Je me presse... parce que je suis pressé... Monsieur est déjà dans son cabinet.

PRUDENCE.

Voulez-vous du sucre ?

JESABEL.

Je veux bien.

AUGUSTE.

Donnez-moi un peu d’eau, mademoiselle Prudence.

PRUDENCE.

Y en a dans la fontaine... prenez-en.

AUGUSTE, à part.

Elle est polie, celle-là !...

Il va à la fontaine, mouille une serviette, et lustre son habit.

PRUDENCE, mettant du sucre dans la tasse de Jesabel.

Tenez ! j’espère que je vous soigne ici, hein !...

JESABEL.

Je ne me plains pas... la place est assez douce...

PRUDENCE.

Surtout depuis deux jours que Madame est en voyage... plus de courses à faire, plus de bottines à vernir.

JESABEL.

Ça me va... ça me va !... Je crois que je commence à prendre du ventre.

AUGUSTE.

Dame ! c’est pas le travail qui vous tue !... pour ce que vous faites !...

JESABEL.

Comment ! ce que je fais !... chez M. Alzéador du Loiret... l’un des premiers dentistes de la capitale... l’inventeur des râteliers en cailloux du Rhin...

Mangeant.

Ah ! c’est trop sucré, maintenant !...

PRUDENCE.

Revoulez-vous du café ?

JESABEL.

Je veux bien...

Prudence verse.

Moi ! son aide de camp, son maître clerc, son factoton.

AUGUSTE.

Oh ! son factoton !

JESABEL.

Certainement !... Je prépare ses instruments... je verse l’eau chaude aux clients... au besoin même j’examine les mâchoires, pour leur faire prendre patience... quelquefois je me permets de dire : « C’est grave ! c’est très grave !... » Enfin, j’ai la confiance de mon maître... c’est moi qui remonte sa mécanique.

PRUDENCE.

Quelle mécanique ?

JESABEL.

Vous savez bien... la belle femme en cire qui est en bas... dans un cadre... et qui fait comme ça.

Il ouvre et ferme successivement la mâchoire.

Chaque matin je lui flanque ses deux petits tours de clef... cric, crac ! la voilà partie pour toute la journée...

Il recommence à ouvrir et à fermer la mâchoire, puis il se met à manger.

Ah ! il y a trop de café, maintenant !

PRUDENCE.

Revoulez-vous du sucre ?

JESABEL.

Je veux bien...

AUGUSTE, à part.

En voilà un, qui ajoute des rallonges à son café !

PRUDENCE, après avoir mis du sucre, tire une flûte de son tablier.

Ne dites-rien... c’est une flûte que j’ai prise ce matin chez le boulanger à votre intention...

JESABEL.

J’aime mieux les brioches... mais enfin !...

Il mange.

AUGUSTE.

Voilà mes gants propres et mon habit brossé...

JESABEL.

Va faire ta réclame, mon bonhomme, va faire ta réclame !

AUGUSTE.

Dites donc, vous... j’ai mon habit noir, vous ne devez plus me tutoyer !

JESABEL.

C’est juste ! c’est l’ordre du patron... quand il a son habit noir, faut plus le tutoyer... Monsieur n’est domestique que le matin... de midi à quatre heures, c’est un client.

AUGUSTE.

Une idée à Monsieur ! Quand je me suis présenté pour être groom, il m’a trouvé l’air distingué. « Tu mettras un habit noir, m’a-t-il dit, tu te tiendras dans le salon et tu causeras avec le monde. »

JESABEL.

Elle est jolie, sa conversation !... toujours la même !... « Monsieur vient consulter M. Alzéador du Loiret ?... Ah ! quel dentiste ! quel étonnant dentiste !... quel incomparable dentiste ! » Il allume !... il allume !...

AUGUSTE.

Air de Madame Favart.

C’est une réclame vivante
Que je fais ainsi tous les jours...
Je prône Monsieur, je le vante,
Et chacun mord à mes discours.
Je le fais mousser, je le pose...
Et grâce à moi, son succès est complet...

PRUDENCE.

Pour répéter toujours la même chose,
Autant vaudrait avoir un perroquet.

JESABEL.

Pour répéter toujours la même chose.
Moi, j’préfér’rais avoir un perroquet.

AUGUSTE, vexé.

Allez donc à vos fourneaux, la cuisinière !...

PRUDENCE.

Et vous à votre salon...

À part.

Gringalet !

JESABEL, se levant.

Ah ! j’ai fini !... Demain vous me ferez du chocolat... beaucoup de crème !... beaucoup de sucre !... beaucoup de chocolat... quant au reste... je m’en rapporte à vous !...

PRUDENCE, à Jesabel.

Vous vous en allez déjà... Est-ce que vous vous ennuyez dans ma cuisine ?...

JESABEL.

Je ne m’ennuie pas quand je mange... mais quand j’ai mangé !...

On entend sonner.

AUGUSTE.

V’là Monsieur qui sonne !...

Il s’entortille la mâchoire avec un foulard.

À mon poste !...

JESABEL.

Il faut que j’aille remonter la belle dame... vous savez...

Il fait son mouvement de mâchoire.

Ensemble.

Air de Monsieur va au cercle.

JESABEL et AUGUSTE.

Allons vite, voici l’heure
Où vont venir nos clients,
Chercher dans cette demeure
Un remède à leurs tourments.

PRUDENCE.

Allons vite, voici l’heure
Où vont venir les clients,
Chercher dans cette demeure
Un remède à leurs tourments.

Jesabel et Auguste sortent par la porte de gauche.

 

 

Scène II

 

PRUDENCE, puis LE GARÇON BOUCHER, puis ALZÉADOR

 

PRUDENCE.

Il est bel homme, ce M. Jesabel !... mais il ne pense qu’à manger... On a beau l’accabler de prévenances et de petites flûtes... il n’y fait pas plus attention qu’à la lune !...

LE GARÇON BOUCHER, entrant par l’escalier de service, porte à droite.

Bonjour, mam’selle Prudence !...

PRUDENCE.

Bonjour, monsieur Joseph... qu’est-ce que vous m’apportez là...

LE GARÇON.

Ce que vous m’avez demandé hier... un morceau de gîte à la noix et des côtelettes de veau !...

Il pose sa marchandise sur la table.

PRUDENCE.

Et surtout pas de réjouissance !...

LE GARÇON.

La réjouissance !... en v’là de la réjouissance !...

Il cherche à lui prendre la taille.

PRUDENCE.

Ah ! finissez ! ça m’ennuie ça !...

LE GARÇON.

Moi, pas... Amour et Prudence !... voilà ma devise...

Il l’embrasse.

ALZÉADOR, paraissant à la porte de gauche.

Prudence !...

LE GARÇON.

Oh ! le bourgeois !...

Le garçon boucher prend vivement son panier et se sauve par l’escalier de service.

ALZÉADOR.

Prudence... je n’aime pas ça !...

PRUDENCE.

Monsieur... ce n’est pas ma faute...

ALZÉADOR.

Ça me fait de la peine... ça me fait beaucoup de peine !...

Il pousse un soupir. À part.

Elle est splendide, cette fille !... c’est un Rubens !...

Haut.

Prudence !

PRUDENCE.

Monsieur ?

ALZÉADOR.

Je viens chercher de l’eau chaude pour ma barbe.

PRUDENCE, lui donnant une bouillotte qu’elle prend sur le fourneau.

Voilà, Monsieur.

ALZÉADOR.

Merci, Prudence...

D’un ton pénétré.

Merci, Prudence...

À part, en sortant.

Splendide !

Il rentre à gauche.

 

 

Scène III

 

PRUDENCE, LE PORTEUR D’EAU, puis ALZÉADOR

 

PRUDENCE, seule.

Il est ennuyeux, Monsieur... je ne sais pas ce qu’il a... depuis quelque temps, il est toujours fourré dans ma cuisine... moi, je n’aime pas les bourgeois qui rôdent.

On frappe à la porte de service.

Entrez !

Entre le porteur d’eau avec ses deux seaux.

LE PORTEUR D’EAU, accent auvergnat.

Bien des chaluts, Mademoichelle !

PRUDENCE.

Tiens ! c’est vous, monsieur Larfouillat... Pourquoi que vous frappez pour entrer ?

LE PORTEUR D’EAU, versant son premier seau dans la fontaine.

On frappe toujours, quand on entre dans un chalon...

PRUDENCE, riant.

Mais ma cuisine n’est pas un salon...

LE PORTEUR D’EAU.

Qu’elle devrait en être un... et que vous en cheriez la demoichelle de comptoir !

Il verse son deuxième seau.

PRUDENCE.

Vous êtes galant.

LE PORTEUR D’EAU.

On l’est dans ches petits moyens...

PRUDENCE, le payant.

Tenez, v’là votre argent... Vous me devez un sou d’hier...

LE PORTEUR D’EAU.

Je vous dois un chou ?

PRUDENCE.

Vous savez bien... d’hier...

LE PORTEUR D’EAU.

Le v’là, votre chou !

Il l’embrasse. Au même instant Alzéador reparaît avec sa bouillotte à la main et s’arrête interdit.

ALZÉADOR.

Prudence !

LE PORTEUR D’EAU.

Oh ! quelqu’un !

PRUDENCE, à part.

Pas de chance !

LE PORTEUR D’EAU, reprenant ses seaux et sortant par l’escalier de service.

Bonchoir, la compagnie !

Un temps pendant lequel Prudence bat ses côtelettes d’un air affairé.

ALZÉADOR, d’un ton contenu.

Prudence... je n’aime pas ça...

PRUDENCE.

Mais, dame !... Monsieur, ce n’est pas ma faute.

ALZÉADOR.

Ça me fait de la peine... ça me fait beaucoup de peine.

À part, la regardant avec admiration.

Quel coloris !... La palette de Rubens ! On dirait la femme d’un bourgmestre !

Haut.

Prudence !

PRUDENCE.

Monsieur ?

ALZÉADOR.

Je rapporte mon eau... elle n’est pas chaude.

PRUDENCE, prenant la bouillotte et la remettant sur le fourneau.

Donnez, je vous l’enverrai tout à l’heure.

ALZÉADOR, s’asseyant.

Non, je préfère l’attendre.

PRUDENCE, à part.

Eh bien ! il s’assoit !

Elle souffle le feu en tournant le dos.

ALZÉADOR, à part.

Quelle ampleur !

PRUDENCE.

Pardon, Monsieur, mais il me semble que vous vous êtes déjà rasé ce matin...

ALZÉADOR.

Tu crois ? c’est possible... quand j’ai un moment, j’aime à me raser... De quel pays es-tu ?

PRUDENCE.

Je suis de la Brie, Monsieur...

ALZÉADOR.

Pays charnu ! le sang y est superbe... On n’en cite que les fromages

Galamment.

mais on a tort.

PRUDENCE.

Ils sont pourtant bien bons.

ALZÉADOR, à part.

C’est trop fin... elle ne comprend pas !

PRUDENCE.

V’là votre eau, Monsieur...

ALZÉADOR.

Déjà !

Mettant son doigt dans la bouillotte et se brûlant.

Pristi !

Haut.

Elle n’est pas assez chaude... remets-la !...

PRUDENCE, étonnée.

Elle bout !

ALZÉADOR.

Ça ne fait rien... j’attendrai...

PRUDENCE, retournant à son fourneau, à part.

Ah ! mais... je n’aime pas les bourgeois qui rôdent !

ALZÉADOR.

Prudence !

PRUDENCE.

Monsieur ?

ALZÉADOR.

De quel pays es-tu ?

PRUDENCE.

Toujours de la Brie !... Je viens de vous le dire.

ALZÉADOR.

Ah ! oui... c’est vrai... Voyons... qu’est-ce que... qu’est-ce que nous avons aujourd’hui pour dîner ?...

À part.

Je la place sur son terrain.

PRUDENCE.

Il y a le pot-au-feu, des côtelettes de veau, un poulet...

ALZÉADOR.

Tu me feras un gâteau aux amandes.

PRUDENCE.

Mais vous en avez déjà eu un hier... et avant-hier...

ALZÉADOR.

Ça ne fait rien... C’est lourd sur l’estomac, mais ça ne fait rien... Prends le moule à pâtisserie qui est là-haut !

Il indique une planche élevée.

PRUDENCE.

Oh ! j’ai bien le temps... il n’est que midi.

ALZÉADOR, avec passion.

Oh ! je t’en prie...

PRUDENCE.

Je veux bien, moi...

À part.

Qu’est-ce qu’il a donc, le bourgeois ?...

Elle monte sur une chaise pour atteindre le moule.

ALZÉADOR, avec exaltation en montrant la jambe de Prudence ; à part.

Quelle jambe !... splendide !... splendide !...

À Prudence.

Ne te presse pas.

PRUDENCE, descendant de la chaise avec le moule.

Le v’là !... mais il va me gêner... je n’en ai pas besoin avant trois heures.

ALZÉADOR.

C’est vrai... il va te gêner... Alors, remets-le en place.

PRUDENCE.

Oh ! puisqu’il est descendu...

ALZÉADOR, avec passion.

Oh ! je t’en prie !... et ne te presse pas...

PRUDENCE.

Je veux bien, moi...

À part.

Mais qu’est-ce qu’il a ?... Il est toqué !...

Elle remonte sur la chaise et replace le moule.

ALZÉADOR, à part, avec exaltation.

La Vénus de Médicis... sur une chaise de paille !

PRUDENCE, redescendant.

Là !... maintenant votre eau doit être chaude.

ALZÉADOR.

Non... laisse-la... j’attendrai.

PRUDENCE, à part.

Ah ! mais... est-ce qu’il compte user tous ses souliers dans ma cuisine ?... ça m’ennuie !

Elle prend son panier.

ALZÉADOR.

Tu sors ?... Où vas-tu ?

PRUDENCE.

Chercher du cresson... pour le poulet.

ALZÉADOR.

Au fait... tu as peut-être raison... Va chercher du cresson...

Elle fait quelques pas, il la rappelle.

Prudence !

PRUDENCE.

Monsieur ?

ALZÉADOR, d’une voix tendre.

Va chercher du cresson...

PRUDENCE, à part.

Il est fêlé, bien sûr !...

Elle sort par l’escalier de service.

 

 

Scène IV

 

ALZÉADOR, seul

 

Eh bien ! oui, j’aime ma cuisinière !... j’en rougis... mais je l’aime ! C’est tout un poème en trois chants !... Premier chant : J’ai eu la grippe... cette fille me soignait... elle m’apportait de la tisane, me fourrait des oreillers... je l’avais sans cesse devant les yeux... et un beau matin... je commençais à aller mieux... je me pris à la regarder, et je me dis : Tiens ! tiens !... Eh ! eh !... Fin du premier chant... Deuxième chant : C’était un mardi... j’entrai dans sa cuisine... elle était là, montée sur cette chaise... Que vous dirai-je ?... Rien !... Troisième chant : Des points... J’en suis là ! je n’ai pas été plus loin... mais il sera continué !... Et maintenant je passe mes journées dans ma cuisine... Mes clients m’attendent, et je suis dans ma cuisine... je voyage autour de ma marmite... Je me fais la barbe trois fois par jour pour avoir un prétexte de venir chercher de l’eau chaude, qui n’est jamais chaude... Quand je pense que j’ai une femme... belle, jeune, brune... mais absente... c’est monstrueux !... Eh bien, non ! je lutterai !... je résisterai !...

Tout à coup.

Tiens ! si je flanquais Prudence à la porte ?

Souriant.

Eh ! eh !...

Changeant de ton.

Oh ! non ! ce serait injuste et mesquin !... et puis je ne la verrais plus !

Air : Restez, restez.

C’est un obstacle insurmontable
Qu’il faudrait placer entre nous,
Une montagne infranchissable...
Si je lui donnais un époux,
Un mari sévère et jaloux ?
Oui... pour moi tout danger s’efface ;
J’la respecte... de par la loi...
Et sans la fair’ changer de place,
J’mets les Alpes entre elle et moi.

Les Alpes ! c’est facile à dire... mais je ne les ai pas dans ma poche !... Avec qui la marier ?...

 

 

Scène V

 

ALZÉADOR, JESABEL, puis PEPINSEC

 

JESABEL, entrant avec une carte de visite à la main.

Monsieur, il y a là un client qui s’impatiente...

ALZÉADOR, frappé d’une idée.

Jesabel !... voilà mon homme !... je tiens mes Alpes !...

JESABEL, déchiffrant la carte.

M. Pepinsec.

ALZÉADOR, écartant la carte.

Tout à l’heure ! Mon ami, j’ai une ouverture à te faire...

JESABEL.

Une ouverture... où ça ?...

ALZÉADOR.

D’abord... es-tu garçon ?...

JESABEL.

Oui, Monsieur.

ALZÉADOR.

Très bien !... Qu’est-ce que tu dirais si...

PEPINSEC, entrant par la gauche.

Mais voilà une demi-heure que j’attends !...

JESABEL, bas, à Alzéador.

C’est le Pepinsec !... Le client !...

ALZÉADOR.

Excusez-moi, Monsieur...

PEPINSEC, saluant.

C’est à monsieur du Loiret... que j’ai l’honneur de parler ?

ALZÉADOR.

Alzéador... Du Loiret est le nom de mon département...

PEPINSEC.

Ah ! très bien !... moi, je suis de la Haute-Saône, Monsieur...

ALZÉADOR, saluant.

Ah ! Monsieur...

À part.

Ça m’est égal !...

PEPINSEC.

Quant à ma femme, madame Pepinsec, elle est du Jura, elle...

ALZÉADOR.

Tant mieux !... Je vous écoute...

PEPINSEC, à part.

Comment !... dans sa cuisine !...

Haut.

Monsieur, je ne viens pas pour moi, je viens pour Gavau... mon neveu... Vous avez peut-être entendu parler de Gavau ?...

ALZÉADOR.

Non, j’ai connu un nommé Gavet...

JESABEL.

Moi, un nommé Gavaudan...

PEPINSEC.

Ce n’est pas celui-là... mon Gavau à moi est du Finistère...

ALZÉADOR, à part.

Allons, bon !...

PEPINSEC.

C’est un jeune homme charmant... et une position... huissier !...

JESABEL, à part.

Bigre !...

PEPINSEC.

On voudrait le marier, Gavau... pour payer son étude... mais il a un défaut, il a une dent qui passe par-dessus l’autre ; ce n’est pas joli !... ça lui a déjà fait manquer trois mariages.

ALZÉADOR.

Il faut la lui faire arracher...

PEPINSEC.

C’est ce que toute la famille lui dit : « Gavau, faites-la arracher ! » Mais il n’est pas courageux, Gavau... il est pusillanime, Gavau... et je n’ai jamais pu le décider à venir...

ALZÉADOR.

Eh bien ! alors, qu’est-ce que vous demandez ?...

PEPINSEC.

Moi ?... rien !... Je suis venu vous voir pour causer de Gavau.

JESABEL, à part.

Eh bien ! elle est forte celle-là !... il est venu pour causer de Gavau !...

ALZÉADOR.

Monsieur, nous avons amplement causé de Gavau... je suis pressé... et j’ai bien l’honneur...

PEPINSEC.

Je comprends... mais ce pauvre Gavau ne peut pas se marier avec sa dent !...

ALZÉADOR.

Que voulez- vous que j’y fasse ?...

PEPINSEC, confidentiellement.

Entre nous... je puis vous dire ça... J’ai écrit hier à l’oncle Daubancourt de venir... Vous connaissez peut-être Daubancourt ?...

ALZÉADOR.

Non... je connais un nommé Feuillancourt...

JESABEL.

Moi, un nommé Papavert...

PEPINSEC.

Ce n’est pas celui-là !... Il est de la Corrèze, Daubancourt...

ALZÉADOR, à part.

C’est une carte de géographie !...

PEPINSEC.

Je l’attends aujourd’hui... il a beaucoup d’autorité sur Gavau... c’est un ancien militaire... il lui dira : « Allons, sacrebleu !... » et j’espère que ça le décidera... et s’il se décide, je vous l’amènerai tout de suite...

ALZÉADOR.

C’est ça !... quand vous voudrez.

PEPINSEC, à part.

Pourquoi diable me reçoit-il dans sa cuisine ?...

Saluant.

Monsieur du Loiret...

ALZÉADOR.

Alzéador !... Ça ne fait rien !... Serviteur.

Pepinsec sort par la gauche.

 

 

Scène VI

 

ALZÉADOR, JESABEL

 

ALZÉADOR.

Revenons à notre affaire... Nous disons donc que tu es garçon ?...

JESABEL.

Oui, Monsieur.

ALZÉADOR.

Eh bien ! ça ne peut pas durer comme ça, il faut que ça finisse !...

JESABEL.

Quoi donc ?...

ALZÉADOR.

Monsieur Jesabel, depuis longtemps vous faites la cour à Prudence...

JESABEL.

Moi ?

ALZÉADOR.

Ne m’interromps pas ! De son côté cette fille a un faible pour toi.

JESABEL.

Ah bah !

ALZÉADOR.

C’est un scandale que je ne puis tolérer plus longtemps.

JESABEL.

Mais, Monsieur...

ALZÉADOR.

Je te défends de m’interrompre ! J’ai pu fermer les yeux jusqu’à ce jour, mais le quartier jase... Enfin, il faut vous marier !

JESABEL, étonné.

Hein !

ALZÉADOR.

Il le faut ! tu l’as compromise !

JESABEL.

Mais, Monsieur...

ALZÉADOR.

Ne m’interromps pas !

JESABEL.

Je me tais.

À part.

Il m’intimide, cet homme.

ALZÉADOR.

Quelle union monstrueuse !

JESABEL.

Plaît-il ?

ALZÉADOR.

Car enfin, toi, tu es laid, tu es commun...

JESABEL.

Ah ! mais. Monsieur !

ALZÉADOR.

Je te défends de m’interrompre !... Tu es commun ! Regarde tes pieds ! regarde tes mains !... c’est honteux ! Tandis que Prudence... quel coloris ! quelle santé ! c’est un Rubens !...

JESABEL, sans comprendre.

Un Rubens ?

ALZÉADOR.

Non ! tu ne peux pas comprendre ! Et sa taille ! quelle taille ! souple et droite !... c’est un roseau... avec quelques inégalités... naturelles et charmantes !

JESABEL, s’animant.

Oh ! taisez-vous, Monsieur, taisez-vous !

ALZÉADOR.

Eh bien ! tous ces trésors... je te les donne... plus mille francs... pour la dot...

JESABEL, transporté.

Mille francs ! et quelques inégalités !... J’accepte, Monsieur, j’accepte ! mais à une condition... vous assisterez à ma noce.

ALZÉADOR, à part.

Oh ! non ! ce serait au-dessus de mes forces !

JESABEL.

C’est vous qui irez chercher la jarretière.

ALZÉADOR, vivement.

Oh ! tais-toi !

JESABEL.

Ce n’est pas difficile... on l’attache au bas de la jambe...

ALZÉADOR.

Jesabel... l’homme est ambitieux... il aspire toujours à monter !

JESABEL.

Eh bien ?

À part.

Qu’est-ce qu’il a ?

 

 

Scène VII

 

ALZÉADOR, JESABEL, PRUDENCE, puis AUGUSTE

 

JESABEL, apercevant Prudence qui entre par l’escalier de service, son panier sous le bras.

C’est elle !

PRUDENCE, à part.

Le bourgeois est encore dans ma cuisine !

Haut.

Je viens de chercher du cresson.

ALZÉADOR, à part.

Elle est encore plus belle depuis qu’elle a été chercher du cresson !

JESABEL, bas, à Alzéador.

Monsieur !

ALZÉADOR.

Quoi ?

JESABEL.

Si c’était un effet de votre bonté de faire la demande pour moi ?

ALZÉADOR, vivement.

Moi !

JESABEL, bas.

Avec les femmes, je suis timide comme une poule... j’ose pas !

ALZÉADOR.

Allons !...

À part.

Encore ce sacrifice !...

Haut.

Prudence !

PRUDENCE.

Votre eau chaude, Monsieur.

ALZÉADOR.

Non...

Il prend par la main Jesabel, qui baisse les yeux.

Voici Jesabel... Il baisse les yeux... il est troublé.

PRUDENCE.

Il a cassé quelque chose ?

ALZÉADOR.

Non.

JESABEL.

Pardon, Monsieur, je viens de casser une cuvette par là.

ALZÉADOR.

Imbécile ! ça fait deux en trois jours.

JESABEL.

Non ! trois en deux jours.

ALZÉADOR.

Mais il ne s’agit pas de ça...

Reprenant.

Voici Jesabel... ce maladroit de Jesabel... Il t’a vue... et il n’a pu rester insensible...

À part.

Que je souffre, mon Dieu !...

À Jesabel avec colère.

Tu me payeras ma cuvette !

JESABEL.

Elle était fêlée !

ALZÉADOR.

Fêlée ! par toi.

JESABEL.

Ça, c’est vrai !

ALZÉADOR.

Mais il ne s’agit pas de ça !

À part.

Si elle pouvait le refuser !...

Haut.

Il prétend qu’il t’aime... je n’en sais rien.

JESABEL, étonné.

Hein !

ALZÉADOR.

Mais il m’a chargé de te demander ta main.

PRUDENCE, avec joie.

Pour nous marier ?

JESABEL, avec feu.

Oh ! v’oui !... oh ! v’oui !...

PRUDENCE, baissant les yeux avec embarras.

Dame ! monsieur Jesabel... certainement... ça me flatte beaucoup... Mais, avant de s’engager, il faut se connaître... réfléchir.

ALZÉADOR, vivement.

Elle a raison !... Réfléchis, ma fille, réfléchis !...

Bas, à Prudence.

Il est bon garçon... mais bête, brutal, mastoc... enfin c’est un idiot !

PRUDENCE.

Hein !

ALZÉADOR, haut.

Un très bon garçon !... Réfléchis, ma fille, réfléchis.

AUGUSTE, paraissant à gauche.

Monsieur... il y a trois fluxions et une dent douteuse qui vous attendent au salon...

ALZÉADOR.

J’y vais... Que leur as-tu dit ?

AUGUSTE.

Toujours la même chose !... Ah ! le grand dentiste ! l’étonnant dentiste !

ALZÉADOR.

Très bien !...

Bas, à Prudence.

Bête et mastoc !...

À part.

Je crois qu’elle le refusera.

Il entre à gauche, suivi d’Auguste.

 

 

Scène VIII

 

JESABEL, PRUDENCE

 

Restés seuls, Jesabel et Prudence baissant les yeux, se rapprochent et finissent par se toucher du coude en riant.

PRUDENCE.

Vous m’aimez donc, monsieur Jesabel ?

JESABEL.

Faut croire !... faut croire !...

PRUDENCE.

Et moi qui me figurais que vous ne faisiez pas attention à mes petits soins... à mes prévenances !... Hein ! vous en ai je fourré des morceaux de sucre !... et des petits pains au lait !

JESABEL.

Ça, c’est vrai... mais j’aime mieux les brioches !... Ah ça ! vous m’aimez donc aussi ?

PRUDENCE, l’imitant.

Faut croire !... faut croire !...

Ils baissent les yeux et se touchent du coude, et se mettent à rire.

JESABEL.

Moi, d’abord... j’ai des dispositions pour le mariage.

PRUDENCE, riant.

Vraiment !

JESABEL.

Je sens que je vas-t-être jaloux.

PRUDENCE.

Jaloux !

JESABEL.

Comme un porc-épic.

PRUDENCE.

Et de qui ?

JESABEL.

Mais du boulanger, du porteur d’eau, du boucher... de tout le monde... Ça vient de famille... mon grand-père était jaloux comme un tigre... papa, comme un chacal... et moi, comme deux chacaux.

PRUDENCE.

Ah ben !... rien de fait... parce que quand on est une honnête femme...

JESABEL.

Ah ! mais, si vous êtes une honnête femme, je ne serai pas jaloux.

PRUDENCE.

À la bonne heure !... Dites donc, Monsieur n’a pas l’air content de notre mariage.

JESABEL.

Monsieur !... il est enchanté... puisqu’il paye les violons... et qu’il nous donne mille francs.

PRUDENCE.

Mille francs !

JESABEL.

Le jour de nos noces.

PRUDENCE.

C’est dit, alors...

Lui frappant dans la main.

Tope !

JESABEL, même jeu.

Tope !

Duo.

Air de Giralda.

JESABEL.

Ah ! quel plaisir !
Quel avenir !

PRUDENCE.

Ah ! quel plaisir !
Quel charmant avenir !

JESABEL.

Nous aurons une chambrette...

PRUDENCE.

Nous aurons une chambrette...

JESABEL.

Un’ commode, une couchette !...

PRUDENCE.

Un’ commode, une couchette !...

JESABEL.

Qu’l’amour visitera (bis).

PRUDENCE.

N’ dit’s pas d’ces bêtis’s-là... (bis).

JESABEL.

Augmentant not’ famille,
Un fils, ou ben un’ fille,
Un beau jour nous viendra.

PRUDENCE.

C’est comm’ le Ciel voudra.

JESABEL.

Puis, un autre arriv’ra.

PRUDENCE.

N’ dit’s pas d’ ces bêtis’s-là !

JESABEL.

Quel joli p’tit ménage,

PRUDENCE.

Quel joli p’tit ménage,

JESABEL.

Nous ferons tous les deux !

PRUDENCE.

Nous ferons tous les deux !

ENSEMBLE.

Entre nous jamais de nuage !
Non, jamais de nuage,
De querelle, d’orage !
Comm’ nous serons heureux ! (bis)
Ah ! comm’ nous serons heureux !

Sur la ritournelle de l’air, Jesabel embrasse Prudence ; Alzéador paraît à gauche.

 

 

Scène IX

 

JESABEL, PRUDENCE, ALZÉADOR

 

ALZÉADOR, s’arrêtant à la porte et très ému.

Prudence... je n’aime pas ça !...

PRUDENCE.

Mais, Monsieur...

ALZÉADOR.

Ça me fait de la peine... ça me fait beaucoup de peine...

JESABEL.

Puisque nous allons nous marier !

ALZÉADOR.

Hein !... Comment, vous allez ?...

À Prudence.

Mais tu avais demandé à réfléchir...

PRUDENCE.

Oh ! ça n’a pas été long !... nous nous sommes convenus tout de suite !

JESABEL.

Médiatement !

PRUDENCE.

Et si Monsieur veut nous permettre de sortir, nous allons courir à la mairie pour nous faire publier...

ALZÉADOR.

Allez, mes enfants, allez !

Jesabel et Prudence se donnent le bras et sortent par l’escalier de service en reprenant l’ensemble.

Reprise.

PRUDENCE et JEZABEL

Entre nous jamais de nuage, etc.

 

 

Scène X

 

ALZÉADOR, puis PEPINSEC

 

ALZÉADOR, tombant sur une chaise.

Ça y est !...

Se levant vivement.

Voir cette femme au bras d’un autre !... tutoyée par un autre ! un monsieur qui cire mes bottes !... Non !... c’est impossible ! C’est ma faute aussi : au lieu de lui offrir un mari... j’aurais dû lui offrir un châle... pas cher !... et des boucles d’oreilles... du même prix !... Personne ne l’aurait su... et j’aurais pu compléter mon poème... dont le troisième chant reste une jambe en l’air... ce qui n’est pas décent !...

Regardant autour de lui avec mélancolie.

Voilà la chaise sur laquelle elle montait...

Apercevant un mouchoir sur la table de cuisine.

Son mouchoir !... elle a oublié son mouchoir !

Il le prend vivement, fait le mouvement de le porter à ses lèvres, et s’arrête tout à coup pour l’examiner.

Oui, il est blanc !

Il le couvre de baisers.

Son parfum m’enivre ! ma tête s’égare... je sens... Tant pis !... au diable la vertu ! je me réveille !... j’entre dans la lice ! c’est une lutte, c’est une guerre entre moi et Jesabel... et si je le trouve sur mon chemin... malheur à lui ! je lui donnerai des courses très longues... hors barrière !... c’est mon domestique !... Mais comment avouer à Prudence ! Je ne sais pas parler aux cuisinières, moi... depuis huit jours que je tourne autour d’elle, je ne sais que lui dire : « De quel pays es-tu ?... » Elle me répond : « De la Brie !... » Et ça ne va pas plus loin...

Frappé d’une idée.

Si je lui écrivais !... Sait-elle lire ?... Oui !...

Tirant un carnet de sa poche.

C’est ça ! c’est une bonne idée !

Écrivant.

« Prudence... belle Prudence... »

Parlé.

Tâchons d’avoir le crayon hardi !

Écrivant.

« Regarde autour de toi... on soupire... on souffre... »

PEPINSEC, entrant.

C’est encore moi... je vous dérange...

ALZÉADOR.

Tout de suite... je suis à vous...

Continuant à écrire.

« On t’aime... on fera des sacrifices. »

PEPINSEC, à part.

Toujours dans sa cuisine !... quel drôle de dentiste !...

ALZÉADOR, qui a fini d’écrire et déchirant la feuille de son carnet.

Où fourrer ce billet ?

PEPINSEC.

Eh bien, il est là, Gavau !...

ALZÉADOR, préoccupé.

Qui, Gavau ?...

À part.

Ah ! dans son mouchoir !...

Il roule le billet dans le mouchoir, qu’il replace sur la table.

PEPINSEC.

L’oncle Daubancourt l’a décidé… ça n’a pas été sans peine.

ALZÉADOR.

Asseyez-vous.

PEPINSEC.

Merci, je ne suis pas fatigué.

ALZÉADOR, à part.

Elle le trouvera en rentrant.

PEPINSEC.

Comme j’ai eu l’honneur de vous le dire... c’est une dent qui passe par-dessus l’autre...

ALZÉADOR, sans l’écouter.

Elle ne revient pas ! qu’elle est longue !...

PEPINSEC.

Oh ! très longue !... aussi elle enjambe, elle croise...

ALZÉADOR, distrait.

Asseyez-vous...

PEPINSEC, s’asseyant.

Au fait, vous verrez mieux...

Ouvrant la bouche.

C’est celle-là... la quatrième à gauche...

ALZÉADOR, qui a pris machinalement sa pince dans sa poche.

La quatrième ?... très bien !... ne bougez pas.

Il lui arrache une dent.

PEPINSEC, se débattant.

Aïe !... aïe !...

Se levant brusquement.

Mais qu’est-ce que vous faites donc ?...

ALZÉADOR.

C’est dix francs...

PEPINSEC.

Comment !... dix francs !... mais ma dent était excellente !...

ALZÉADOR.

Alors, qu’est-ce que vous demandez ?...

PEPINSEC.

Je vous parlais de celle de Gavau !... et vous m’arrachez...

ALZÉADOR.

Comment !... Monsieur, c’est un malentendu !...

PEPINSEC.

Une canine superbe.

ALZÉADOR.

Ne la regrettez pas... tôt ou tard elle vous eût fait souffrir... la voilà...

Il lui remet sa dent enveloppée dans du papier.

PEPINSEC.

Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse, maintenant !... Allons, dépêchons-nous !... Gavau nous attend.

ALZÉADOR.

Je suis à vos ordres... passez...

Pepinsec disparaît. Alzéador s’arrête en voyant entrer Prudence et Jesabel par l’escalier de service.

Mon rival !...

 

 

Scène XI

 

ALZÉADOR, JESABEL, PRUDENCE, puis PEPINSEC

 

PRUDENCE.

Voilà qui est fait !...

JESABEL.

Nous sommes sous le petit grillage de la mairie...

Il renifle.

ALZÉADOR, à part.

Déjà !...

JESABEL, reniflant.

Je ne sais pas ce que j’ai fait de mon mouchoir...

PRUDENCE.

Le v’là !... sur la table !...

ALZÉADOR, à part.

C’était le sien !... et je l’ai embrassé !...

JESABEL, prenant son mouchoir et le portant à son nez.

Tiens !... qu’est-ce qui me picote ?...

Trouvant la lettre.

Un papier !...

ALZÉADOR, à part.

Ciel !... mon billet !...

JESABEL, lisant.

« Belle Prudence... »

PRUDENCE.

Moi ?...

JESABEL, continuant.

« Regarde autour de toi, on soupire, on souffre, on t’aime... on fera des sacrifices ! »

Haut, avec colère.

Nom d’une pelle à feu ! où est-il ce godelureau, que je lui casse les reins !

ALZÉADOR, à part.

Le drame ! voilà le drame !

JESABEL, à Prudence.

Vous ne répondez pas !

PRUDENCE.

Est-ce que je sais ! j’étais sortie !

ALZÉADOR, bas, à Prudence.

Tais-toi ! c’est moi !

PRUDENCE.

Hein ?

JESABEL.

Quoi ?

PRUDENCE.

Rien.

JESABEL.

Je suis sûr que c’est le boulanger ! un homme qui vient en chemise dans les maisons !

ALZÉADOR.

C’est ça ! c’est le boulanger ! nous en changerons !...

PEPINSEC, paraissant.

Mais Gavau est là !... il veut s’en aller, Gavau !

ALZÉADOR.

C’est juste !... Jesabel !...

JESABEL.

Monsieur ?

ALZÉADOR.

Allez préparer la mâchoire de monsieur Gavau, je vous suis !

JESABEL.

Oui, patron !

À part.

C’est peut-être le boucher ! j’ai une idée sur le boucher !...

Il sort avec Pepinsec.

 

 

Scène XII

 

PRUDENCE, ALZÉADOR

 

PRUDENCE, à part.

Tiens ! tiens ! tiens !... c’est donc ça que depuis huit jours il rôdait constamment !

ALZÉADOR, qui a accompagné Jesabel et revenant vivement.

Nous sommes seuls !... Eh bien, oui !... c’est moi qui soupire, qui souffre, qui t’aime. On fera des sacrifices !...

PRUDENCE.

Comment, Monsieur !...

ALZÉADOR.

Ça te fâche ?...

PRUDENCE, minaudant.

Non, mais mon mari...

ALZÉADOR.

J’aime beaucoup Jesabel... c’est un bon garçon... un très bon garçon... mais il faut que tout le monde vive.

PRUDENCE.

Je ne comprends pas...

ALZÉADOR.

Tiens ! une comparaison !...

Air de l’Âme en peine.

Figure-toi, quand le soleil rayonne
Un champ couvert de blonds épis...
Le maître arrive, il récolte, il moissonne,
Et, tout joyeux, rentre au logis ;
Mais, après lui, sur cette même terre,
Le pauvre vient glaner en se cachant.
Ah !...
Eh bien ! l’époux c’est le maître, ma chère,
Et je ne veux que glaner dans son champ.

Regardant Prudence qui reste impassible.

Tu m’as compris !

PRUDENCE.

Pas un mot, Monsieur !

ALZÉADOR, à part.

C’est trop fin pour elle ! autre chose !

Haut et tout à coup.

Mon Dieu ! que j’ai donc vu de jolies boucles d’oreilles aujourd’hui passage du Saumon !

PRUDENCE, vivement.

Ah !

ALZÉADOR, à part.

Elle comprend ça !

Haut.

Et je serais bien heureux... bien heureux ! d’en parer mon idole !...

À part.

Style de cuisinière !

PRUDENCE.

Ah ! Monsieur est trop bon !...

ALZÉADOR.

Laisse-moi t’embrasser... Veux-tu que je t’embrasse ?

PRUDENCE.

Dame !

ALZÉADOR, l’embrassant.

Ah !...

À part.

Je boirais bien un verre d’eau !

Haut.

Écoute, j’ai pour ce soir un petit projet gredin !...

Indiquant une chaise.

Viens là, nous causerons.

PRUDENCE.

Eh ben ! et mon dîner ?... Faut que j’hache mes épinards.

ALZÉADOR.

Il faut que j’hache !...

À part.

J’aime son langage !...

Haut.

Je les z-hacherai pour toi !

PRUDENCE.

Vous, Monsieur !

ALZÉADOR.

Pourquoi pas ?...

Mettant un tablier de cuisine.

Tu vas voir !...

Avec feu.

Oh ! entendre ta voix et hacher des épinards... voilà le bonheur !...

Il se met devant le billot à droite et hache les épinards en regardant Prudence avec admiration.

PRUDENCE, riant.

Êtes-vous drôle !

ALZÉADOR.

Non ! je suis fou... fou d’amour !

 

 

Scène XIII

 

PRUDENCE, ALZÉADOR, JESABEL, puis PEPINSEC

 

JESABEL, entrant vivement par la gauche.

Monsieur !... Monsieur !... un accident !...

ALZÉADOR, à part.

Oh ! le mari !...

Il se met à hacher avec acharnement pour se donner une contenance.

JESABEL, apercevant Alzéador.

Tiens ! Monsieur qui hache !

ALZÉADOR, embarrassé.

Oui... j’aime parfois à hacher les épinards... Cincinnatus aimait à labourer... j’aime à hacher...

Il ôte son tablier.

Ce bon Jesabel ! ce brave Jesabel !...

À part.

Le mari ! ménageons-le !...

À Prudence, qui est descendue de sa chaise.

Donne-lui un bouillon...

Le faisant asseoir.

Tiens ! mets-toi là...

JESABEL, s’asseyant et très étonné.

Monsieur est bien bon.

ALZÉADOR.

Préfères-tu un verre de bordeaux ?

JESABEL.

Oui, je ne vous cache pas qu’un verre de bordeaux...

ALZÉADOR, avec beaucoup d’empressement.

Tout de suite !

PRUDENCE, de même.

Voici le verre !

Elle le lui donne.

ALZÉADOR.

Voilà le bordeaux !

Il apporte la bouteille.

JESABEL.

Je vous demanderai une petite croûte de pain.

ALZÉADOR.

Vite ! une croûte de pain !

PRUDENCE, courant.

Une croûte de pain !... Voilà !...

ALZÉADOR, à part.

C’est le mari !... je le soigne !...

JESABEL.

Ah ! que Monsieur est donc bon !

ALZÉADOR.

Cet excellent Jesabel !... Mon ami, j’ai un service à te demander.

JESABEL.

À moi, Monsieur ?

ALZÉADOR.

C’est une course... hors barrière !... Tiens ! mets du sucre dans ton vin...

Il lui emplit son verre de sucre.

Tu vas courir tout de suite à Angers.

JESABEL.

Angers !... Est-ce loin ?

ALZÉADOR.

Non... on t’indiquera ça au chemin de fer d’Orléans.

JESABEL.

Je vous redemanderai du vin.

ALZÉADOR, lui versant.

Tu porteras à M. de Hautpignon le râtelier qui est sur mon bureau... tu prendras garde de le laisser tomber... il est en cailloux du Rhin, ça casse comme du verre...

JESABEL.

Oui, Monsieur... Je vous redemanderai du sucre...

ALZÉADOR.

À Angers, tu descendras à l’auberge, tu te feras bien servir... et tu attendras trois jours pour voir si ledit râtelier fonctionne bien...

JESABEL.

Trois jours !... ah ! c’est embêtant ça !

ALZÉADOR.

Comment ! tu refuses ?...

JESABEL.

Par exemple ! au maître qui me sucre du vin de Bordeaux !

Se levant, prenant Alzéador à part.

Mais je vous serai obligé d’avoir l’œil sur ma femme.

ALZÉADOR.

Sois tranquille ! Attends, je vais te donner l’adresse de M. de Hautpignon...

JESABEL.

Prudence, du papier !

ALZÉADOR.

Non... sur le livre de cuisine... ça suffira.

JESABEL.

Maintenant, je soupçonne le charbonnier.

ALZÉADOR. Il écrit et déchire la page.

Là !... c’est fait !...

Il remet le papier à Jesabel.

Le convoi part dans une heure... dépêche-toi !...

JESABEL.

Le temps de m’apprêter...

ALZÉADOR.

Je sors un moment... donne-moi mon chapeau... dans la chambre de ma femme...

JESABEL.

Oui, Monsieur.

Il entre un moment à gauche, deuxième plan.

ALZÉADOR, à Prudence.

Je cours passage du Saumon, chercher les boucles d’oreilles... J’ai un petit projet.

Apercevant Jesabel.

Chut !

JESABEL.

Voilà votre chapeau, Monsieur.

ALZÉADOR.

Merci !...

Il remonte.

PEPINSEC, entrant et brusquement.

Ah ça ! Monsieur, est-ce pour aujourd’hui ! Gavau est là...

ALZÉADOR.

Tout de suite ! je suis à vous.

Il sort vivement par le fond.

PEPINSEC.

Comment ! il s’en va !...

À Jesabel.

Mais vous ne lui avez donc pas dit que ce pauvre Gavau...

JESABEL, se rappelant.

Ah ! sapristi !... je l’ai oublié !

Courant à la porte et appelant.

Monsieur ! Monsieur !... Parti !...

PRUDENCE.

Quoi donc ?

JESABEL.

Un petit malheur... En examinant la bouche de Gavau... j’étais furieux... à cause de la déclaration... j’ai appuyé trop fort... et crac !...

PEPINSEC.

Vous lui avez décroché la mâchoire !

PRUDENCE.

Ah ! mon Dieu !

PEPINSEC.

Et ce pauvre garçon est resté comme ça.

Il ouvre la bouche d’une façon démesurée.

Il ne peut plus fermer la bouche... un garçon qui va se marier !

PRUDENCE.

Monsieur va rentrer...

JESABEL.

C’est l’affaire d’une minute... allez tenir compagnie à Gavau !

PEPINSEC.

Je ne sais plus que lui dire... il ne peut pas me répondre.

JESABEL.

Lisez-lui le journal... ça le distraira.

PEPINSEC.

Tiens ! c’est une idée !

À part.

Mais quel drôle de dentiste !

Il entre à gauche.

 

 

Scène XIV

 

PRUDENCE, JESABEL

 

JESABEL.

C’est égal !... partir le jour des fiançailles, c’est embêtant tout de même !...

PRUDENCE.

Puisque Monsieur vous le demande...

JESABEL.

Je sais bien qu’il le faut... Moi, d’abord, quand Monsieur me parle... je deviens tout bête... il m’intimide, cet homme-là !... dame !... un dentiste !...

Jetant machinalement les yeux sur le papier que lui a laissé Alzéador et poussant un cri.

Ah ! mon Dieu !...

PRUDENCE.

Quoi donc ?...

JESABEL, tirant vivement la déclaration de sa poche et comparant.

Ce papier... « Belle Prudence... M. de Hautpignon. » C’est la même !...

PRUDENCE.

La même quoi ?

JESABEL.

Prudence !... Monsieur vous en conte !...

PRUDENCE, avec aplomb.

Par exemple !...

JESABEL.

Il est toujours fourré dans votre cuisine, il hache vos épinards, il me fait boire du vin sucré...

PRUDENCE.

Qu’est-ce que ça prouve ?

JESABEL.

Ça prouve... que ces deux écritures sont de la même main !...

PRUDENCE.

Allons donc !... vous avez la berlue !... vous êtes fou !...

JESABEL.

La berlue !... tenez !... v’là un c qui ressemble... Ah ! non !... il ne lui ressemble pas !...

PRUDENCE.

Vous voyez bien !... et cet o-là... il est couché... tandis qu’ici, il est debout !...

JESABEL.

Ça ne prouve rien... on se couche... et on se lève...

PRUDENCE, tirant son mouchoir de sa poche.

Ah ! je vois bien que vous ne m’aimez pas !... si vous m’aimiez, vous ne diriez pas que ça se ressemble !...

JESABEL, à part.

Elle pleure !...

Haut.

Voyons, Prudence... voyons, Prudence ! Eh bien ! non... là... ça ne se ressemble pas !...

PRUDENCE, remettant tout à coup son mouchoir dans sa poche et cessant de pleurer.

À la bonne heure !...

JESABEL, à part.

C’est égal... je ne suis pas convaincu !...

PRUDENCE.

Voyons !... dépêchez-vous !... vous allez manquer le chemin de fer, avec vos bêtises !...

JESABEL, à part.

Est-elle pressée !... Finassons !

Haut.

Je vais chercher le râtelier sur le bureau de Monsieur, et je pars...

PRUDENCE.

Moi, pendant ce temps-là !... je vous préparerai un bon petit potage... ça vous tiendra chaud pendant la route...

JESABEL, à part.

Finassons toujours !...

Haut.

Prudence... ce n’est pas le potage... c’est votre image qui me tiendra chaud pendant le voyage !...

PRUDENCE.

Ah ! grand enjôleur !...

JESABEL, à part.

Je finasse !... je finasse !...

Il entre à gauche.

 

 

Scène XV

 

PRUDENCE, puis ALZÉADOR

 

PRUDENCE, seule.

Il est ennuyeux, avec sa jalousie... mais nous ne sommes pas encore mariés !...

Elle va à ses fourneaux.

ALZÉADOR, rentrant, une petite boîte à la main, à part.

Voilà les boucles d’oreilles... Dix-sept francs !... Avec les cuisinières on a bien tort de marivauder !

Haut.

Prudence !

PRUDENCE.

Monsieur ?...

ALZÉADOR, lui montrant la boîte.

Les voilà !...

PRUDENCE, vivement.

Oh ! voyons voir !... Ah ! que c’est beau !...

ALZÉADOR.

On fera des sacrifices !...

PRUDENCE.

Ah ! Monsieur !...

ALZÉADOR.

Laisse-moi t’embrasser. Veux-tu que je t’embrasse ?

PRUDENCE.

Dame !

ALZÉADOR, l’embrassant et portant la main à son cœur.

Ah ! je boirais bien un verre d’eau !

Voix de JESABEL, dans la coulisse.

Un instant, monsieur Pepinsec, un instant !

PRUDENCE.

Ciel ! c’est lui !

ALZÉADOR.

Il n’est pas parti ?

PRUDENCE.

Ah bien, oui !... il est jaloux... de vous !

ALZÉADOR.

Comment ! de moi ?

PRUDENCE.

Il a comparé les deux billets, il a reconnu votre écriture !...

ALZÉADOR.

Ah ! jarnombille ! nom d’un petit bonhomme !

PRUDENCE.

S’il vous trouvait encore ici !... Cachez-vous !...

ALZÉADOR.

Moi ? où ça ?

Voix de JESABEL, dans la coulisse.

Oui, Monsieur Pepinsec !

ALZÉADOR, effrayé.

Le mari !

PRUDENCE, lui indiquant la table de cuisine.

Là... sous cette table...

ALZÉADOR, hésitant.

C’est que...

PRUDENCE, le poussant.

Vite ! vite ! dépêchez-vous !...

Elle abaisse vivement la nappe.

 

 

Scène XVI

 

PRUDENCE, ALZÉADOR, JESABEL, puis PEPINSEC

 

Jesabel paraît, une valise à la main. Prudence court à son fourneau et emplit un bol de bouillon.

JESABEL, soupçonneux.

Vous étiez seule ?

PRUDENCE.

Oui.

JESABEL.

Il me semblait avoir entendu parler.

PRUDENCE.

C’est au-dessus... Voilà votre potage...

JESABEL,
prenant le bol des mains de Prudence et s’installant à la table.

Merci... Oh ! ça embaume le chou !

PRUDENCE, à part.

Pourvu qu’il ne gigote pas !

JESABEL.

Moi, j’adore le chou !

Il porte la cuiller à sa bouche, se brûle, et, se renversant en arrière, lance un coup de pied sous la table en poussant un cri.

Ah !

ALZÉADOR, recevant le coup de pied.

Aïe !!!

JESABEL.

Quoi ?

Levant la nappe et apercevant son maître.

Monsieur sous la table !

PRUDENCE, à part.

Pincé !

JESABEL.

Sortez, Monsieur, sortez !... Que faisiez-vous sous ce meuble ?

ALZÉADOR, debout et très embarrassé.

J’aime parfois à me mettre sous la table... Cincinnatus aimait à labourer...

JESABEL, avec dignité.

Monsieur... je ne puis vous dire qu’une chose : Je ne mange pas de ce pain-là !...

ALZÉADOR.

Ce bon Jesabel !... Un verre de bordeaux !

JESABEL, avec dignité.

Point n’accepterai ! J’oserai vous demander un entretien particulier... Laissez-nous, mam’selle Prudence...

PRUDENCE, à part.

Ça sent le brûlé !... Je monte dans ma chambre.

Elle sort par le fond.

JESABEL.

Maintenant, à nous deux !

 

 

Scène XVII

 

JESABEL, ALZÉADOR

 

ALZÉADOR, à part, boutonnant son habit.

Allons ! j’ai une affaire d’honneur avec mon domestique !... Soyons ferme !

JESABEL, avec une grande majesté.

Monsieur !... je suis bien aise de vous dire que l’on trouve quelquefois plus de cœur sous la livrée que sous les lambris dorés !

ALZÉADOR, avec une froide dignité.

Où tend cette maxime qui n’est ni neuve... ni consolante ?... Expliquez-vous.

JESABEL.

J’oserai demander à Monsieur dans quel but il était sous cette table.

ALZÉADOR, très doucement.

Monsieur Jesabel... à qui appartient cette table ?

JESABEL.

À vous, mais...

ALZÉADOR.

Alors, pourquoi n’aurai-je pas le droit de me mettre sous les tables qui sont à moi ?

JESABEL.

Monsieur, mais Prudence ?...

ALZÉADOR, avec la plus grande politesse.

Ah ! permettez !... je ne vous ai pas interrompu !...

Reprenant.

Elle est à moi, cette table... je l’ai achetée... je l’ai payée... avec la sueur de mon front... et si j’étais mal élevé, je pourrais trouver votre question indiscrète...

JESABEL.

Oui, mais Prudence ?

ALZÉADOR.

Je ne vous ai pas interrompu !

JESABEL.

Je crois bien, je n’ai encore rien dit !

ALZÉADOR.

Vous voulez causer ? Soit, causons !... Je ne vous parlerai pas des cuvettes que vous cassez incessamment... mais je me permettrai de vous demander pourquoi mes bottes n’étaient pas cirées ce matin.

JESABEL.

Ça ! c’est un oubli... mais Prudence ?...

ALZÉADOR.

Quant à ma lampe... elle fumait hier au soir... J’ai toussé pendant une heure.

JESABEL.

Monsieur, c’est la mèche... Mais Prudence ?

ALZÉADOR.

La prudence vous faisait peut-être un devoir d’en acheter une autre... mèche !

JESABEL.

Mais cependant...

ALZÉADOR.

Je vous supplie de ne pas m’interrompre !...

JESABEL.

Oui, Monsieur.

À part.

Il m’intimide.

Haut.

Seulement, à cause de la chose de tout à l’heure... la table... je voulais vous demander...

ALZÉADOR.

Me demander ?... Je n’aime pas qu’on soit toujours à demander... Hier encore je vous ai donné un pantalon et un vieux chapeau...

JESABEL.

Monsieur se méprend... c’est un entretien.

ALZÉADOR.

J’entretiens mes domestiques comme je l’entends.

Sur un geste de Jesabel.

Ne m’interrompez pas !...Je leur donne ce qu’il me plaît de leur donner... Tout à l’heure encore je vous ai donné une course... pourquoi n’est-elle pas faite ?... Pourquoi n’êtes-vous pas parti ?

JESABEL.

Mais parce que...

ALZÉADOR.

Jesabel, vous me faites beaucoup de peine... Prenez votre valise, boutonnez-vous et partez !...

JESABEL.

Oui, Monsieur...

À part.

Il m’intimide, il m’intimide !

ALZÉADOR.

Eh bien ?

JESABEL.

Je boutonne, Monsieur !... J’aurais pourtant voulu savoir...

ALZÉADOR.

Allez ! mon ami, allez !

JESABEL.

Oui, Monsieur... je pars...

À part.

C’est égal... je ne suis pas complètement convaincu... je reviendrai !

Ensemble.

ALZÉADOR.

Partez sans plus attendre,
Et ne raisonnez plus ;
Il me déplaît d’entendre
Vos discours superflus.

JESABEL, à part.

Partons sans plus attendre,
Ne disons rien de plus ;
Mais je m’en vais leur tendre
Des pièges inconnus.

Il sort avec sa valise.

 

 

Scène XVIII

 

ALZÉADOR, puis PRUDENCE

 

ALZÉADOR, gaiement, et déboutonnant son habit.

Allons ! l’affaire est arrangée, et il part pour trois jours !... Sacrebleu !... je crois que de grands événements se préparent ! Ma pauvre femme ! ton mari ne tient plus qu’à un fil !

Voyant entrer Prudence.

Prudence !... Alea jacta est !...

PRUDENCE.

Il est parti... de ma fenêtre je viens de le voir tourner la rue...

ALZÉADOR.

Oui, nous nous sommes expliqués... je lui ai fait entendre raison... Tiens ! tu as changé de bonnet ?

PRUDENCE.

Dame ! Monsieur... c’est pour faire honneur à vos boucles d’oreilles.

ALZÉADOR.

Ah ! que tu es gentille !

À part, par réflexion.

Eh bien, les pompiers sont plus heureux qu’on ne pense !...

Haut.

Écoute... depuis ce matin, je roule un projet...

PRUDENCE.

Lequel ?

ALZÉADOR.

Nous allons dîner ensemble !

PRUDENCE.

Où ça ?

ALZÉADOR.

Ici, tous les deux... en tête-à-tête...

À part.

Le dîner de Madelon !

PRUDENCE, sautant de joie.

Oh ! que ce sera drôle !... je vas aveindre les assiettes !

Elle remonte.

ALZÉADOR.

C’est ça ! aveins les assiettes !

À part.

J’aime son langage !

Haut.

Dis donc... moi, je vas aveindre la soupière !

PRUDENCE.

Aveignez !

ALZÉADOR, gaiement.

Aveignons !

Il remonte.

PRUDENCE, redescendant et mettant le couvert.

Monsieur !

ALZÉADOR.

Quoi ?

PRUDENCE.

En passant, donnez donc un coup d’œil à mon veau !

ALZÉADOR, découvrant une casserole.

Il va bien ! il va très bien !... Elle me fait faire la cuisine ! c’est charmant !

PRUDENCE, regardant sur la table.

Eh bien ! et l’argenterie ?

ALZÉADOR.

Le panier est dans la chambre de ma femme... je vais le chercher.

À part.

Elle est plantureuse !... Alea jacta est.

Il entre à gauche, deuxième plan.

 

 

Scène XIX

 

PRUDENCE, puis JESABEL

 

PRUDENCE, seule, achevant de mettre le couvert.

Est-il aimable, Monsieur ! C’est qu’il est encore très bien, cet homme-là ! il a les yeux d’un vif... d’un vif... V’là sa serviette dans son rond.

JESABEL, entrant brusquement par l’escalier de service, à part.

Elle est seule !

PRUDENCE, l’apercevant.

Ah ! mon Dieu !...

Très troublée.

Vous n’êtes donc pas à Angers ?...

JESABEL, sombre.

Faut croire... faut croire...

Apercevant la table.

Deux couverts !...

Saisissant la serviette d’Alzéador.

Le rond de Monsieur !...

PRUDENCE.

Eh bien ! après ?... si Monsieur n’aime pas à dîner seul ?...

JESABEL, lui prenant tragiquement la main.

Prudence !...

PRUDENCE, se dégageant.

Oh ! vous avez beau rouler des yeux en boule de loto... je ne suis pas encore votre femme ! je peux faire ce que je veux, et...

JESABEL, avec sensibilité.

Prudence !...

Air de l’Artiste.

Vous avez mis, cruelle,
Vos plus brillants atours...
Vous vous êtes fait belle
Pour trahir nos amours.
Tous ces frais de toilette,
Désignant les boucles d’oreilles.
Cette parure en or,

Désignant son bonnet.

Jusqu’à cette cornette...
Tout me prédit mon sort.
Cette affreuse cornette
Me présage mon sort !

PRUDENCE, avec dignité.

Monsieur Jesabel !...

JESABEL.

Oh ! mais, ça ne se passera pas comme ça... on a un cœur sous la livrée !... Je viens de boire cinq verres de rhum !... Il est là...

Il se dirige vers la porte de gauche.

PRUDENCE, se précipitant devant la porte.

Arrêtez !...

JESABEL, l’écartant.

Arrière, Madame !...

PRUDENCE.

Qu’allez-vous faire ?

JESABEL.

Lui demander mon compte... et peut-être lui régler le sien.

Alzéador paraît.

Le voilà !...

 

 

Scène XX

 

PRUDENCE, JESABEL, ALZÉADOR, puis PEPINSEC

 

ALZÉADOR.

Ma femme vient d’arriver !

JESABEL et PRUDENCE.

Ah bah !

ALZÉADOR, à part.

Plus jeune et plus charmante que jamais !...

JESABEL, à lui-même.

Plus jeune et plus charmante que jamais !... Prudence, tout me porte à croire que nous dînerons ensemble.

ALZÉADOR.

Elle m’a raconté son voyage... cette chère amie !...

À Prudence.

Donne-moi un verre d’eau...

PRUDENCE.

Voilà, Monsieur.

ALZÉADOR, à part.

C’est étonnant comme cette fille sent l’oignon...

À Prudence.

Merci !...

À part.

Où diable avais-je les yeux ?...

PRUDENCE, à Alzéador.

Monsieur, il est revenu.

ALZÉADOR.

Ah !... il a bien fait...

À Jesabel.

Vous pourrez vous marier quand vous voudrez...

JESABEL.

Et Madame ne voyagera plus ?

ALZÉADOR.

Non... c’est fini !...

À lui-même.

Cette chère amie !

PRUDENCE.

Monsieur...

ALZÉADOR.

Quoi ?...

PRUDENCE, bas.

Est-ce que nous ne dînons plus ensemble ?...

ALZÉADOR.

Non, ma fille... je vais dîner avec ma femme... et je n’ai pas assez d’estomac pour dîner deux fois !...

PEPINSEC, entrant.

Ah ça ! voulez-vous, oui ou non, venir fermer Gavau... J’irai chez un autre...

ALZÉADOR.

Tout de suite... je suis à vous...

Au public.

Air d’Yelva.

Ma femme est là !

PEPINSEC.

Quel singulier dentiste !

ALZÉADOR.

Mais, pour qu’ici mon bonheur soit complet,
Faites, ce soir, qu’aucun bruit ne m’attriste.

JESABEL, l’interrompant.

Gavau, Monsieur...

ALZÉADOR.

Un moment, s’il vous plaît !

Au public.

À revenir ma femme vous invite...

PEPINSEC.

Oui... mais Gavau...

ALZÉADOR.

Vous tairez-vous enfin ?
Quant à Gavau j’aurai fait ma visite,
De mon couplet je vous dirai la fin.

ENSEMBLE.

Quant à Gavau j’aurai fait ma/nous aurons fait visite,
De mon/son couplet je/nous vous dirai/dirons la fin.

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