Une Journée chez Mazarin (Fulgence DE BURY - Alexis DECOMBEROUSSE - Théodore MURET)

Comédie en un acte, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 12 décembre 1840.

 

Personnages

 

LE CARDINAL MAZARIN

LE CHEVALIER DE VALLON

LE DOCTEUR GUÉNAUD, médecin du Cardinal

BERNOUIN, valet de chambre du Cardinal

LA COMTESSE DE SOISSONS

LOUISE DE GRANÇAY

COURTISANS

DAMES

GARDES et DOMESTIQUES du cardinal

 

La scène est à Paris, dans l’hôtel du cardinal Mazarin, quelques années après la Fronde.

 

Le cabinet de Mazarin. À gauche, un bureau à tiroirs, chargé de cartons et de papiers. Porte au fond, donnant sur une riche galerie. Portes latérales.

 

 

Scène première

 

BERNOUIN, puis DE VALLON

 

Au lever du rideau, Bernouin est posté devant la porte du cardinal.

DE VALLON, entrant vivement.

Ah ! un valet !

À Bernouin.

Mon ami, prenez cet or.

BERNOUIN.

Inutile, monsieur. Impossible de voir monsieur le cardinal.

DE VALLON.

Ce n’est pas lui que je veux voir non plus. Dieu m’en garde !

BERNOUIN, étonné.

Eh ! qui donc, alors ?

LA COMTESSE, dans la coulisse.

C’est bien, je vais lui parler.

DE VALLON, apercevant la comtesse.

Ciel ! madame la comtesse de Soissons !

Il s’échappe par la droite, laissant Bernouin stupéfait.

 

 

Scène II

 

BERNOUIN, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE DE SOISSONS, entrant vivement.

Le cardinal, il faut que je voie le cardinal !

BERNOUIN.

Madame la comtesse, c’est que...

LA COMTESSE.

C’est que... c’est que... Allez lui dire que madame la comtesse de Soissons... que sa nièce veut absolument lui parler... pour une affaire très pressante. Il n’y a pas de consigne pour moi ! il ne doit pas y en avoir !...

BERNOUIN.

Certainement, madame la comtesse ; mais Son Éminence est enfermée avec son médecin, et il m’est défendu...

LA COMTESSE.

Eh bien ! j’attendrai... Ah ! Bernouin, prévenez la pupille de mon oncle, mademoiselle Louise de Grançay, que je désire...

BERNOUIN.

Voici Mademoiselle.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, LOUISE

 

LA COMTESSE, à Louise qui entre.

Ah ! vous arrivez à propos, chère Louise, pour m’aider à faire antichambre... on ne veut pas même m’annoncer.

LOUISE.

Est-ce que mon tuteur serait plus mal ?

LA COMTESSE.

Oh ! soyez tranquille ; mon oncle se porte encore assez bien pour contrarier tout ce qui l’entoure. C’est son plaisir... c’est son bonheur...

LOUISE.

Hélas !

LA COMTESSE.

Moi, par exemple, je lui demande un régiment pour un gentilhomme de mes amis... charmant cavalier, dansant à ravir... et il refuse, sous le frivole prétexte que ce n’est pas un danseur qu’il faut, mais un militaire.

LOUISE, souriant.

En effet, c’est d’une exigence !...

LA COMTESSE.

Il lui sied bien, à mon cher oncle, de prétendre qu’il faut que l’homme convienne aux fonctions... comme s’il ne suffisait pas que les fonctions convinssent à l’homme ! Lui, qui, jadis, a servi en qualité de capitaine de cavalerie, ne s’est-il pas fait cardinal ? Et bientôt, si ses intrigues réussissent, nous verrons bien autre chose.

LOUISE.

Quoi donc ?

LA COMTESSE.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Une merveille ! un prodige bizarre,
Que l’œil humain jamais n’envisagea !
Oui, nous verrons, surmonté de la tiare,
Le même front que le casque ombragea.
À Mazarin, quand nul succès n’échappe,
Il lui sied bien de trouver singulier
Qu’un danseur devienne officier,
Lorsqu’un officier devient pape !

Eh mais ! qu’avez-vous donc, ma chère Louise ? pourquoi cet air si triste... ces yeux humides ?

LOUISE.

Ah ! madame...

LA COMTESSE.

Ah ! oui, je me rappelle... et je puis, en attendant mieux, vous épargner au moins un aveu qui vous coûte. Vous aimez le chevalier de Vallon ?

LOUISE, avec simplicité.

Pourquoi n’en conviendrais-je pas ?...

LA COMTESSE.

C’est si naturel ! Il est joli cavalier, à ce qu’on dit ; car, moi, je ne l’ai jamais vu, et, de plus, il est absent... bien loin d’ici, ce qui est encore un mérite.

LOUISE.

N’est-il pas juste que je plaigne ce pauvre chevalier qu’on exile, qu’on proscrit, lui qui n’a rien à se reprocher que d’avoir embrassé autrefois, comme tout le monde, le parti de la Fronde ? Mais, pardon, madame, c’est peut-être un grand tort à vos yeux !

LA COMTESSE.

Point du tout... Il y avait des cavaliers très aimables parmi les frondeurs... On était ennemi... mais cela était loin d’exclure, entre les deux partis, la politesse... et même la galanterie... Tenez ! moi qui vous parle... j’ai des raisons personnelles pour en savoir quelque chose... Un beau jour, dans le moment le plus chaud de la querelle, je passais dans la rue Saint-Antoine... Voilà ma livrée reconnue... et une foule de gens, décorés du bouquet de paille, signe distinctif des frondeurs, qui arrêtent et entourent mon carrosse en criant : « C’est la nièce du Mazarin ; il faut la garder en otage ! » Vous jugez de mon effroi, de mon saisissement, quand un cavalier, jeune, très bien tourné, et que, depuis, je n’ai jamais revu, fend la foule, s’approche, s’écrie : « Mes amis, guerre à Mazarin, mais hommage à la beauté, fût-elle coiffée d’un chapeau de cardinal ! »

LOUISE.

Ah ! c’était fort bien, cela !...

LA COMTESSE.

Entraînée par ces paroles, la foule s’écarte et je continue ma route, aux cris mille fois répétés de : « À bas le Mazarin ! vive la belle comtesse de Soissons ! »

LOUISE.

Et la seconde de ces acclamations obtint grâce auprès de vous pour la première ?

LA COMTESSE.

Certainement... Mais je suis sûre que votre puissant tuteur ne maintient, contre M. de Vallon, la sentence du parlement, que dans l’espoir que vous consentirez enfin à donner votre main au marquis de Mancini, son neveu...

LOUISE, avec énergie.

Jamais !...

LA COMTESSE, continuant.

Qui est aussi mon frère...

LOUISE.

Ah ! pardon, j’oubliais...

LA COMTESSE.

Il n’y a pas de mal. Je sais d’ailleurs que, malgré vos attraits et vos qualités, le marquis ne désire pas plus que vous ce mariage ; le cardinal seul y tient, pour faire entrer dans sa famille votre grande fortune, dont il est l’administrateur, et qu’à ce titre il s’est habitué sans doute à regarder comme la sienne. Mais moi, j’ai horreur de tous ces calculs... Une seule chose m’inquiète : j’ai bien peur que le chevalier ne soit qu’un amant vulgaire qui recule devant les obstacles.

LOUISE.

Eh quoi ! madame, vous penseriez ?...

DE VALLON, entrant mystérieusement par la porte de gauche et apercevant Louise.

C’est elle ! je la trouve enfin !

LA COMTESSE, sans apercevoir le chevalier.

Si M. de Vallon vous aimait, sa place, quel que fût le danger, ne devrait-elle pas être auprès de vous ?

DE VALLON, à part.

Qu’entends-je !

LOUISE, avec impatience et terreur.

Mais songez donc, madame, que la colère du cardinal, c’est la Bastille !...

LA COMTESSE, avec exaltation.

Eh ! raison de plus !... en amour, comme en religion, la palme du martyre est la clef du ciel. Voyez dans les romans de mademoiselle de Scudéry, de M. de La Calprenède toutes les puissances de la terre conjurées, les torrents, les fers, les supplices, rien n’empêche un amant de venir se précipiter aux pieds de sa maîtresse.

DE VALLON, tombant aux pieds de Louise.

M’y voici !

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, LOUISE, DE VALLON

 

LOUISE, comme frappée d’une apparition.

Grand Dieu !

LA COMTESSE, surprise.

Quel est ce cavalier ?

LOUISE.

C’est lui !... c’est bien lui !

Avec fierté.

Madame, je vous présente M. de Vallon.

LA COMTESSE.

Se peut-il !... mon libérateur de la rue Saint-Antoine !

LOUISE.

Quoi ! c’était M. de Vallon !... Vous ne l’accuserez plus de manquer de courage, lorsqu’il ose pour moi... Ah ! je suis bien fière, mais aussi bien malheureuse d’un pareil dévouement... et si vous ne venez pas à notre secours...

LA COMTESSE.

Rassurez-vous, chère Louise.

À M. de Vallon, lui tendant la main.

Chevalier, dès à présent vous avez une alliée dans le camp ennemi.

DE VALLON.

Je suis donc sûr de vaincre ! Avec vous, madame, qui pourrait douter de la victoire ?... Croyez que mon éternelle reconnaissance...

LA COMTESSE, gaiment.

De la reconnaissance, chevalier, vous savez qu’à cet égard vous avez pris soin de vous acquitter d’avance... Mais expliquez-moi donc un peu les rigueurs de mon oncle envers vous, lorsque tant de frondeurs sont déjà rentrés en grâce.

DE VALLON.

Mon Dieu ! madame, j’aurais sans doute aussi partagé la faveur commune, si je n’avais eu la maladresse, pendant mon exil, de faire trois ou quatre mauvais couplets.

LOUISE, inquiète.

Contre le cardinal ?

DE VALLON.

Mon Dieu ! oui.

LA COMTESSE, riant.

Mais vous avez donc tous les mérites, tous les talents ? Et que disent ces couplets ? sont-ils bien méchants ? Voyons.

DE VALLON.

Et vérité... je n’ose.

LA COMTESSE, souriant.

Nous avons l’esprit bien fait dans la famille.

DE VALLON.

Puisque vous l’exigez absolument.

LA COMTESSE, jetant les yeux sur ce que lui remet de Vallon.

Quoi ces couplets... ils sont de vous ? Oh ! nous les connaissions ; M. de Nogent me les chantait encore l’autre jour. C’est qu’ils ont eu le plus grand succès. Donnez, donnez ; ah ! je veux m’en amuser aussi.

Elle prend les couplets.

Le Mazarin franchit les bornes
Qui séparent le bien du mal ;
C’est le diable cachant ses cornes
Sous un chapeau de cardinal.

Est-ce là tout ce que vous lui reprochez ?

DE VALLON.

Mais il me semble...

LA COMTESSE, gaiment.

Bah ! bah ! mon oncle en a entendu bien d’autres et ne s’effarouche pas pour si peu. L’affaire s’arrangera, j’y ferai mes efforts ; d’ailleurs, votre noble retour, malgré tant de périls...

DE VALLON.

Ne mérite aucun éloge, madame. Loin de mademoiselle de Grançay, mon sort n’était pas moins affreux que celui qui peut me menacer ici. Que faisais-je en Italie, en Espagne ?... Après la lettre qu’elle m’avait écrite, ne valait-il pas mieux cent fois braver toutes les disgrâces, affronter tous les dangers ?

LOUISE, effrayée.

Imprudent !

DE VALLON.

Oh ! rassurez-vous. Comment ne pas réussir quand il s’agit de vous arracher à un rival ? Et, tenez, déjà n’ai-je pas joué de bonheur ? J’arrive à Paris. À peine entré dans la ville, je ne sais sur quel soupçon, je me vois arrêter par un exempt, par des archers...

LOUISE.

Ô ciel !...

DE VALLON.

Conduit devant le juge, placé près d’une fenêtre ouverte, je mesure l’espace, et, tandis qu’il griffonne mes réponses, moi, je m’élance dans la rue...

LOUISE.

Grand Dieu !

DE VALLON.

Un embarras de voitures me protège contre ceux qui me poursuivent ; j’en profite, je m’esquive ; on perd bientôt ma trace, et, alors, n’ayant plus qu’une pensée, une volonté, celle de vous revoir, quand je devrais, après, me livrer moi-même, je cours à l’hôtel du cardinal, je me mêle à la foule des courtisans qui s’y pressent, et je suis assez heureux pour pénétrer jusqu’ici.

LOUISE.

Dans la demeure de votre ennemi !

DE VALLON.

N’est-ce pas le dernier endroit où l’on ira me chercher ? Le cardinal ne m’a jamais vu... et, quant à ceux qui penseraient me reconnaître,

l’invraisemblance de ma présence dans cet hôtel leur ferait croire qu’ils se trompent.

LA COMTESSE.

Pas si mal raisonné !

À Louise.

Mais, pour détourner tout à fait les soupçons, il faudrait lui trouver un titre, une qualité... Ah ! mon Dieu !... quelqu’un vient... mon oncle...

LOUISE, avec effroi.

Nous sommes perdus !

LA COMTESSE, apercevant Guénaud.

Non, c’est le docteur Guénaud ! Qui sait ?... peut-être pourra-t-il nous aider.

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, LOUISE, DE VALLON, GUÉNAUD

 

GUÉNAUD, entrant en colère et parlant à la cantonade.

Et moi, je vous dis que c’est impossible... la Faculté en sait quelque chose, j’espère !

LA COMTESSE, à part.

Oui, oui, en le flattant, j’obtiendrai de lui...

Haut.

À qui en avez-vous donc, docteur ?

LOUISE.

Vous êtes d’une colère...

GUÉNAUD, saluant.

Ah ! pardon, mesdames... mais il y a là-dedans trois ou quatre visionnaires qui ont osé soutenir, contre moi et devant moi, cette hérésie nouvelle : la circulation du sang.

LA COMTESSE, gaiment avec ironie.

Les ignorants !

GUÉNAUD, appuyant.

Ignarissimi !

LA COMTESSE.

Comme si le sang pouvait se permettre de circuler sans une autorisation de la Faculté !

GUÉNAUD.

Aussi, je leur ai bien prouvé le contraire.

LA COMTESSE.

Vous les avez saignés, peut-être ?

GUÉNAUD.

Mieux que cela, je les ai tués...

DE VALLON, à part.

Ça s’est vu.

GUÉNAUD.

Pulvérisés par mes arguments, argumentis meis.

DE VALLON, à part.

Le docteur aime furieusement les langues mortes.

LA COMTESSE.

Et voilà donc, mon cher Esculape, le sujet de ce grand courroux !... vous, ordinairement si doux, si indulgent...

GUÉNAUD.

Oui, madame la comtesse, je suis doux, indulgent... comme homme ; mais comme médecin !...

LA COMTESSE.

Eh bien ! comme médecin, il faut vous calmer, vous ménager pour votre illustre client... Songez donc !... si vous tombiez malade, qu’est-ce qu’il deviendrait ?

DE VALLON, à part.

Il profiterait de cela pour guérir.

LOUISE.

Et comment l’avez-vous trouvé ce matin ?

GUÉNAUD.

Mal, très mal... au physique... et surtout au moral... car il est d’une humeur... Malheur au pauvre diable qui lui tomberait aujourd’hui sous la main !

Mouvement de frayeur de Louise et de la comtesse.

DE VALLON, à part.

Me voilà bien !

GUÉNAUD.

Ne s’est-il pas oublié jusqu’à s’emporter contre moi !

LA COMTESSE.

Il faut qu’il soit bien sûr de votre dévouement !

GUÉNAUD.

Sans cela, m’aurait-il fait l’honneur de me nommer son médecin ordinaire et de me loger dans son hôtel, afin d’être plus à portée de recevoir mes soins à chaque instant du jour et de la nuit ?... Et Dieu sait si c’est une sinécure !

LA COMTESSE, avec intention.

Dieu sait aussi qu’il vous serait beaucoup plus agréable d’être le médecin d’un autre personnage, encore au-dessus du premier ministre...

GUÉNAUD, souriant en solliciteur.

Je vois que madame la comtesse a deviné le but de mon ambition...

LA COMTESSE.

Bien légitime, docteur !... Un mérite comme le vôtre... Jamais occasion ne fut plus favorable : le premier médecin du roi vient de mourir... exprès, sans doute, pour vous céder la place.

GUÉNAUD.

Il a voulu se traiter lui-même.

DE VALLON, à part.

On n’est pas plus obligeant !

LA COMTESSE.

Et quel avantage d’avoir pour malade un jeune homme qui se porte toujours bien, d’une humeur toujours égale...

GUÉNAUD, gaiment.

Mens sana...

DE VALLON, achevant.

In corpore sano...

GUÉNAUD, regardant de Vallon.

Ah ! ah ! quel est ce gentilhomme que je n’avais pas aperçu ?

LA COMTESSE, à part.

Étourdi !...

Haut.

Ce gentilhomme...

LOUISE, à part.

Je tremble !

LA COMTESSE, cherchant.

Ce gentilhomme ?... docteur...

Vivement, avec assurance.

C’est votre neveu.

GUÉNAUD, stupéfait.

Mon neveu !...

DE VALLON, riant.

Oh ! la bonne folie !

GUÉNAUD, souriant.

Je vois que madame la comtesse aime plaisanter.

LA COMTESSE, sérieusement.

Je vous le répète, mon cher Guénaud, c’est un neveu que je vous présente.

GUÉNAUD, souriant toujours.

Il n’y a qu’une petite difficulté, c’est que je n’ai jamais eu ni frère ni sœur, et qu’alors...

LA COMTESSE.

Qu’importe ?... Le hasard... qui sait ?... et d’ailleurs, ce neveu, si ce n’est point à la nature que vous le devez, c’est au malheur, dont les titres ne sont pas moins sacrés...

GUÉNAUD.

Je ne comprends pas.

LA COMTESSE, à demi-voix.

Monsieur... est le chevalier de Vallon.

GUÉNAUD, avec effroi.

Le chevalier de Vallon !... proscrit par le parlement... et l’ennemi du cardinal !... ici !... dans ce palais !!! Ô imprudentia !

LA COMTESSE.

Et où voulez-vous qu’il aille sans être pris ? Et je ne veux pas qu’il le soit !... Pour cela, il faut donc absolument qu’il passe pour votre neveu.

GUÉNAUD.

Quoi ! vous voulez ?... Mais songez donc, madame la comtesse ! le cardinal ne me le pardonnerait jamais... Il m’est vraiment impossible de me prêter à un pareil stratagème.

LA COMTESSE, piquée.

Ainsi M. Guénaud renonce à être le premier médecin de Sa Majesté ?...

GUÉNAUD.

Je ne dis pas cela.

LA COMTESSE.

C’est moi qui le dis.

MAZARIN, dans la coulisse.

Je ne le donne pas à un liard de moins.

TOUS, avec effroi.

Le cardinal !

LA COMTESSE, à Guénaud, avec résolution.

Il n’y a plus à hésiter, Monsieur est votre neveu... un jeune médecin qui vient de Montpellier pour se former à vos leçons... vous seconder dans vos travaux... Vous m’entendez ?... Une bonne ou une mauvaise action... Ma reconnaissance ou ma haine... Choisissez !

GUÉNAUD, à part.

Que résoudre ? La haine de la comtesse de Soissons !

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, LOUISE, DE VALLON, GUÉNAUD, MAZARIN, BERNOUIN, UN VALET, chargé d’un ballot

 

MAZARIN, au fond du théâtre, à Bernouin.

Tu m’entends, Bernouin ?... Ce ballot, chez Bilaine, mon libraire, galerie du Palais. J’en veux six cents écus, pas un sou de moins. Va.

Bernouin sort avec le valet. Mazarin descend la scène silencieusement et du côté opposé à celui où sont les autres personnages.

Le Mazarin confondu... Un pamphlet contre ma personne !... écrit avec un esprit, une verve !...Ça doit avoir un succès ! J’en ai fait saisir tous les exemplaires pour en augmenter la valeur... et je les revends à mon profit ! Le tour n’est pas maladroit. Ce qui était destiné à me faire du mal va me faire du bien. Ô Providence !... voilà comme tu confonds toujours les projets des méchants !

LOUISE, bas, à la comtesse.

Il a l’air de bonne humeur.

LA COMTESSE, de même.

Il médite quelque méchant tour.

MAZARIN, toujours à lui-même.

Six cents écus !... C’est égal, per Dio ! ça ne se vend plus comme du temps de la Fronde.

LA COMTESSE, haut, à Mazarin.

Mon cher oncle ne daigne pas seulement m’apercevoir.

MAZARIN.

Ah ! c’est toi, ma petite Olympe ? Toujours fraiche comme la rose, cara mia !

LA COMTESSE.

Oui... oui... cara mia !... des termes d’amitié, d’affection... comme en politique ! ce qui n’empêche pas de se faire toutes les noirceurs imaginables !

MAZARIN.

Ah ! l’on est dans ses jours de vapeurs, à ce qu’il paraît ?... Est-ce un ruban mal attaché ? une robe dont on est mécontente ?...

LA COMTESSE.

Votre conscience doit vous dire quel est le motif de ma colère... Votre conscience... si vous en avez une... car les ministres... vous, surtout !

MAZARIN.

Ah ! ma nièce !... Olympe !...

LA COMTESSE.

Cette place, promise à un de mes protégés...

MAZARIN.

Lequel ?... car des protégés, tu en as tant !...

LA COMTESSE.

Ce jeune et aimable cavalier.

MAZARIN.

Tes protégés sont tous jeunes et aimables.

LA COMTESSE.

Celui pour qui vous m’avez promis un régiment... ce régiment, ne l’avez-vous pas donné à M. de Saint-Valier ?

MAZARIN.

Point du tout.

LA COMTESSE.

Comment ! il me l’a dit lui-même. Il vous a vu prendre la plume et tracer les premières lettres de son nom !

MAZARIN.

C’est vrai... mais je n’ai pas fini comme j’ai commencé. Il y a tant de noms dont les premières lettres sont les mêmes !

Souriant.

Tant de gens qui commencent par être saints !

LA COMTESSE.

Oh ! ne croyez pas vous en tirer par une plaisanterie !

MAZARIN.

Bon ! bon ! le premier bal fera passer cette grande colère !

À Louise.

Bonjour, Louise. Quel air tremblant, agité !... Pourquoi ces yeux rouges ?

LA COMTESSE.

Sa sollicitude bien naturelle pour votre santé...

MAZARIN, ironiquement.

Ah ! oui... pour ma santé... c’est juste ! ils étaient là ce matin une foule, qui venaient aussi s’informer de ma santé...

LOUISE.

Ah ! monseigneur !...

MAZARIN, continuant.

Excellents amis !... Quel zèle !... Quelle charité !... Ils finiront par en être plus malades que moi-même.

À Guénaud.

Tu vois, Guénaud : si tu ne veux pas que toute la France meure avant moi, dépêche-toi de me guérir.

GUÉNAUD.

Je ne demande pas mieux, monseigneur.

MAZARIN.

Ni moi non plus.

Apercevant de Vallon, et l’examinant un instant.

Eh ! mais, voilà une figure que je n’ai jamais vue, ce me semble.

DE VALLON, à part.

Ce maudit homme a un regard !...

LA COMTESSE.

Jamais, en effet, mon oncle... car ce jeune cavalier est un confrère... un neveu... que M. Guénaud a fait venir de Montpellier tout exprès pour le seconder dans les soins qu’il vous donne.

Elle fait un geste de silence à Guénaud.

MAZARIN.

Ah ! ce cavalier est médecin ? À sa tournure, je ne m’en serais pas douté.

LA COMTESSE, à part.

Cette fois, je n’avais pas pensé à la tournure.

MAZARIN.

Je l’aurais pris plutôt pour un capitaine de cavalerie... et je m’y connais, moi qui le fus jadis, avant de passer...

DE VALLON.

Aussi, monseigneur, n’est-ce là qu’un costume de voyage... et je dois m’excuser auprès de Votre Éminence...

MAZARIN.

Mais tu ne m’as jamais dit que tu eusses un neveu, Guénaud.

GUÉNAUD, embarrassé.

C’est vrai, monseigneur. Vous savez que... quelquefois, un neveu... on ne s’en vante pas dans les familles... Et puis... moi-même, je ne me doutais guère... je n’avais pas prévu... que je me verrais bientôt dans la triste nécessité...

À part, dominé par le regard de la comtesse.

Maudite position !

MAZARIN.

D’appeler quelqu’un à ton aide ?... Ah çà ! tu ne sais donc plus ton métier ?

DE VALLON.

Permettez-moi, Éminence, de justifier le docteur du silence qu’il a gardé envers vous sur mon compte.

D’un ton léger.

D’abord, je vous avouerai que l’oncle et le neveu ici présents ne sont pas très cousins.

MAZARIN, à part, souriant.

Il est original !

DE VALLON.

Je suis loin de reprocher à mon cher oncle de m’avoir traité jusqu’à ce jour comme un étranger... il avait ses raisons... Je conviens même que, de ma part, il y a eu réciprocité.

LOUISE, à part.

Il va se trahir !

MAZARIN.

Vous êtes un mauvais sujet, je vois cela.

DE VALLON, s’inclinant.

Monseigneur voit tout, mais, s’il daignait aussi tout entendre, peut-être me jugerait-il moins défavorablement.

MAZARIN.

Parlez... aussi bien votre franchise m’amuse.

DE VALLON.

Monseigneur est bien bon.

LOUISE, à part.

Que va-t-il dire ?

DE VALLON, avec assurance.

Vous saurez donc que mon oncle et moi ne voyons pas du tout de même en médecine.

GUÉNAUD, vivement.

Je l’espère bien !

DE VALLON.

Toutes nos affections, suivant lui, dépendent du physique, et, suivant moi, du moral ; en un mot, il est dans un monde, et moi dans un autre.

MAZARIN, souriant.

C’est ce qui fait que vous n’avez jamais pu vous rencontrer.

DE VALLON.

Précisément.

GUÉNAUD, bas, à la comtesse.

Quelle audace !

DE VALLON.

Ainsi, par exemple...

Par une transition brusque.

Votre pouls, monseigneur, si vous voulez bien...

MAZARIN, après un moment de surprise et d’hésitation.

Parbleu ! je suis curieux d’éprouver sa science...

À Guénaud.

Tu es toujours le médecin Tant-Pis, toi, Guénaud.

GUÉNAUD, durement.

La vérité avant tout, monseigneur.

MAZARIN.

Et quand elle est triste ?

GUÉNAUD.

Tant pis !

MAZARIN.

Là, qu’est-ce que je disais ?...

DE VALLON, tenant toujours la main de Mazarin.

Pulsus creber, impatiens... altissimus...

GUÉNAUD, bas, à la comtesse.

Tout le monde s’en mêle.

DE VALLON.

Pouls de malade, dirait M. Guénaud, et moi, je dis pouls de ministre.

GUÉNAUD.

Il est sorcier.

DE VALLON.

De grand ministre ! de ministre immortel !

Il quitte la main de Mazarin.

Air : Il me faudra quitter l’empire.

Vous, monseigneur, craindre pour votre vie !...
Ces mouvements d’un sang trop généreux
N’annoncent pas une fièvre ennemie...
Non, ces transports brûlants, impétueux,
C’est le génie, et sa force, et ses feux.
L’homme d’État, et vous pouvez m’en croire,
Qui sait si bien, préparant l’avenir,
Servir son roi, la France et conquérir
Pour son pays le bonheur et la gloire,
Cet homme-là ne doit jamais mourir.

MAZARIN, satisfait.

Corpo di Bacco ! il y a de bonnes idées dans cette tête-là !

DE VALLON, à lui-même.

Il paraît flatté.

MAZARIN, par réflexion.

Ah ça ! mon petit Esculape... tu viens bien de me promettre que je vivrais longtemps après ma mort ; mais avant ?

DE VALLON.

Avant, monseigneur ? Et qu’est-ce qui vous empêche de prendre un à-compte de cent années sur votre immortalité ?...

GUÉNAUD, à part, se contenant à peine.

Quelle impudence !... je n’y tiens plus.

MAZARIN.

Au fait, il est toujours plus sûr de se faire payer d’avance. Et pourquoi ne vivrais-je pas cent années ?

Il s’anime et se promène.

Bone Deus !... Je me sens une force, une vigueur... Il a raison : l’effet du moral sur le physique... Eh bien ! Guénaud, que dis-tu des prophéties de notre jeune docteur languedocien ?

GUÉNAUD, avec humeur.

Je dis, monseigneur... je dis...

MAZARIN, achevant en souriant.

Que le Languedoc touche à la Gascogne, n’est-ce pas ?... Jalousie de métier !... Et moi, je soutiens que ton neveu dit vrai... Je suis donc assuré, maintenant, de voir la noce de Louise, ma jolie pupille, avec M. le marquis de Mancini.

Mouvement de de Vallon.

Mais, pour plus de certitude, j’ai décidé que ce mariage aurait lieu dans quelques jours.

DE VALLON.

Vous avez le temps, monseigneur, ne vous pressez pas.

MAZARIN, vivement.

Au contraire, je veux me presser... je veux en finir. Moi, Giulio Mazarini, qui ai vaincu la Fronde, je semblerais reculer devant une fantaisie de jeune fille !...

À Louise.

Car je sais, mademoiselle, que cette mauvaise tête de Vallon vous tient toujours au cœur...

S’animant.

Un écervelé, un fou... un...

DE VALLON.

Calmez-vous, monseigneur, vous allez vous faire mal...

MAZARIN.

S’il s’avisait jamais de rentrer en France, la Bastille m’en répondrait, et pour longtemps.

LOUISE, avec effroi.

La Bastille !

MAZARIN.

Oui, mademoiselle.

LA COMTESSE.

Eh ! mon Dieu ! à quoi bon vous tourmenter ainsi d’un événement...

Avec intention.

qui ne peut plus arriver... grâce à la surveillance de vos agents...

DE VALLON.

Dirigés par un ministre dont l’infatigable génie...

MAZARIN, calmé par cet éloge.

Veramente... docteur, veramente... Mazarin est toujours Mazarin !... Ce n’est pas le travail, c’est le repos qui me fatigue... Je dirai même que, parfois, la Fronde me manque. Entendre sans cesse crier sous ses fenêtres, pendant trois ou quatre ans : « À bas le Mazarin ! À bas l’Italien maudit ! le traitre ! » quel bruit ! quel concert ! comme ça réveille !... et être forcé de trouver sans cesse quelque ruse, quelque moyen de se défendre, n’avoir pas un instant, pas une minute de repos... lutter seul contre tout un peuple qui vous poursuit et vous menace le soir, le matin, la nuit, le jour, du cri mille fois répété de Mort au Mazarin !... voilà, mon enfant, voilà ce qui s’appelle vivre ! Tandis qu’à présent tout est tranquille : à peine de temps en temps quelques sourdes cabales, et dans mon intérieur une opposition de jeune fille et les chances du jeu, voilà tous mes sujets d’émotion !... À propos, Olympe, n’oublions pas que nous avons ce soir grande réception, et que ton mari, le cher comte de Soissons, doit me donner ma revanche au lansquenet.

LA COMTESSE.

Votre revanche !... Et c’est vous, au contraire, qui lui avez gagné, la dernière fois, cent pistoles.

MAZARIN.

Oui, mais c’était soixante de moins que le jour précédent... Tu vois bien qu’il me redoit quelque chose.

DE VALLON, à part.

Le vieux juif !

MAZARIN.

Ton neveu m’a bien jugé, Guénaud, il a du mérite ; je t’en fais mon compliment ; je le pousserai, il ira loin.

GUÉNAUD, à part.

Jusqu’à la Bastille.

MAZARIN.

Qu’on me laisse seul, à présent... j’ai à travailler, et je ne me suis jamais senti mieux disposé.

Tout le monde sort, excepté Guénaud. La comtesse, en se retirant, semble remercier Guénaud de sa discrétion et lui recommander de nouveau le plus grand secret.

 

 

Scène VII

 

MAZARIN, GUÉNAUD

 

GUÉNAUD, s’arrêtant au fond.

Il faut absolument que je lui parle.

MAZARIN, s’asseyant.

Ah ! les voilà partis ! il était temps ! Que le rôle d’un homme qui se porte bien est fatigant pour un malade !

GUÉNAUD, à part.

C’est qu’il serait capable, sur les belles paroles de mon prétendu neveu, de se laisser administrer les drogues les plus malfaisantes.

MAZARIN, avec impatience, il sonne.

Mon sort doit être décidé... tout me dit que, grâce aux mesures que j’ai prises, ma dernière ambition...

GUÉNAUD.

Monseigneur !...

Bernouin entre.

MAZARIN.

Dès que le courrier de Rome arrivera, qu’on m’apporte ses dépêches.

Bernouin sort.

GUÉNAUD.

Monseigneur...

MAZARIN.

Encore toi, Guénaud ! qu’est-ce ?

GUÉNAUD, se reprenant.

Je voulais vous parler de mon neveu, monseigneur...

Avec embarras.

Ce jeune médecin qui... que...

MAZARIN.

Un habile homme !...

GUÉNAUD.

Certainement, je ne lui conteste pas quelque talent... un genre d’habileté...

MAZARIN.

Parbleu ! tu l’as appelé toi-même pour t’aider de ses lumières.

GUÉNAUD.

Je l’ai appelé... sans doute... sans doute... mais il ne faut pas pour cela... enfin, monseigneur, je vous supplie de ne rien faire, de ne rien prendre, sans me consulter.

MAZARIN.

C’est-à-dire que te voilà décidément jaloux de ton neveu.

GUÉNAUD, avec suffisance.

Cela n’est pas possible, monseigneur. Mais les jeunes gens, parce qu’ils se portent bien... croient facilement à la santé de tout le monde.

MAZARIN, avec humeur.

Ah ! tu reviens encore sur ce chapitre-là ! Tu tiens donc bien à ce que je sois malade, à ce que je quitte le pouvoir ?

Le regardant fixement.

Est-ce que tu serais le médecin de mon successeur ?

GUÉNAUD.

Ah ! quelle idée ! M. le cardinal sait bien que son intérêt seul...

MAZARIN, s’échauffant.

Un ministre, Guénaud, ne doit abandonner le pouvoir qu’avec la vie !... Et encore !...

GUÉNAUD.

Qui vous parle de cela ? Seulement, je voulais...

MAZARIN.

Moi, quitter des trésors amassés avec tant de peines ! tant de richesses que j’ai comptées et pesées moi-même pistole par pistole !

Entraînant Guénaud vers une porte du fond.

Tiens, vois-tu là-bas, dans ma galerie, ce Rubens ? il m’a coûté... non, mais il vaut plus de 20 000 écus... ce Raphaël en vaut plus de 25 000... et les autres, à proportion... J’en ai pour 1 500 000 livres au moins !... et mes seigneuries, mes châteaux, mes bois, mes abbayes... renoncer à tout cela ! partir, et ne rien emporter ! rien !... Allons donc ! est-ce que c’est possible !... Ainsi, Guénaud, calme tes inquiétudes...

Air : du Carnaval de Béranger.

Et va trouver sans tarder davantage,
Ces courtisans, ces flatteurs envieux,
Dans mes salons attendant mon passage ;
Fais bien surtout, fais briller à leurs yeux
Des traits heureux que la gaieté colore,
Un front riant où chacun lise écrit :
Le Mazarin vivra vingt ans encore !
Et puissent-ils en mourir de dépit !
Va, et reviens m’annoncer cette bonne nouvelle...

GUÉNAUD.

Soit... puisque c’est pour le moment la seule potion calmante que vous veuillez recevoir de moi.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

MAZARIN, seul

 

Comme ils vont enrager, quand Guénaud leur dira... Oh ! quelle idée !... si pour en finir plus vite avec mes ennemis... cette crise qu’ils espèrent, je l’avais à l’instant... tandis que je me porte bien ? Si je faisais répandre le bruit qu’elle est plus forte que les précédentes ? que je suis enfin à toute extrémité... Dans l’ivresse d’un prochain triomphe, ils se trahiraient aussitôt... et alors...

Il sonne.

 

 

Scène IX

 

MAZARIN, BERNOUIN

 

MAZARIN, à Bernouin qui entre.

Écoute-moi, Bernouin... Je suis malade, très malade.

BERNOUIN, le regardant.

En effet, monseigneur, vous paraissez...

MAZARIN, vivement.

Eh ! non, imbécile, je ne parais pas... mais je veux paraître souffrant, abattu, presque mort... tu vas parcourir les salons en annonçant cette triste nouvelle aux nombreux courtisans qui s’y trouvent réunis.

BERNOUIN, souriant.

Je comprends, monseigneur.

MAZARIN.

Eh ! non, tu ne comprends pas. Mais obéis toujours ; prends bien surtout un visage de circonstance... Allons, pars, et fais venir en même temps le neveu de Guénaud.

BERNOUIN.

Oui, monseigneur.

Il sort.

 

 

Scène X

 

MAZARIN, seul

 

Maintenant, si le courrier d’Italie pouvait arriver avec une bonne nouvelle ! le pontificat serait une bien belle porte pour sortir du pouvoir temporel, comme m’en presse Guénaud.

Soupirant.

Mais Rome me l’ouvrira-t-elle ? Et ce courrier qui n’arrive pas ! Mettons toujours un peu d’ordre dans mes affaires.

S’asseyant devant son bureau dont il ouvre un tiroir.

D’abord les pistoles du comte de Soissons, que je n’ai pas encore pesées...

Après avoir successivement vérifié plusieurs pièces.

En voici une qui n’a pas le poids, ni celle-ci... avec ce cher neveu, ceux qui gagnent perdent toujours quelque chose !... huit pièces de contrebande ! c’est fort peu loyal... je les passerai ce soir dans mon enjeu.

Il serre l’or et les balances.

Voyons maintenant mes papiers.

En prenant plusieurs successivement.

Le plan détaillé de ma dernière opération sur les finances, avec laquelle je pourrais facilement gagner deux petits millions ; mais un seul me suffira... Il faut de la conscience.

Prenant un autre papier.

Le traité avec la Savoie...

Passant à un autre.

Ah ! voilà ce que je cherche.

Il lit la suscription suivante, après avoir regardé autour de lui.

« Arrangement par lequel le roi d’Espagne promet de ne pas contrarier mon élection à la papauté, si je réussis à persuader à Louis XIV de se contenter de la place d’Avesnes, au lieu de celle de Cambray, parmi les villes rendues à la France. » Le marché est bon... pour Sa Majesté catholique ; il est bon aussi... pour moi... Mais pour Sa Majesté très chrétienne ! Il ne faudrait qu’un pareil témoignage entre les mains de mes ennemis... Heureusement qu’aujourd’hui même je pourrai l’anéantir.

Bernouin entre.

BERNOUIN.

Monseigneur...

MAZARIN, surpris, avec humeur.

Eh bien ! qu’est-ce ? je n’ai pas appelé.

BERNOUIN, lui présentant un paquet.

Le courrier d’Italie.

MAZARIN, se levant vivement et arrachant le paquet des mains de Bernouin.

Donne !

Bernouin sort.

Voilà donc enfin la décision du conclave ! Là, sous ce pli !... C’est singulier ! tout à l’heure j’étais impatient de savoir... et maintenant je tarde... j’hésite à rompre ce cachet... fi donc ! moi, trembler ainsi !... Mon élection n’est-elle pas certaine ? Oui, oui, le monde chrétien tout entier va s’incliner devant Mazarin... et le souverain pontife s’appelle aujourd’hui Jules IV !...

Il brise le cachet et lit la dépêche.

Que vois-je !...

Dans la plus grande agitation.

Qu’ai-je lu ? Mais non, c’est impossible ! pourtant, c’est bien de la main de l’ambassadeur...

Les yeux sur le papier.

Alexandre VII !... oh ! honte !... oh ! trahison !

Voulant relire.

Ma vue se trouble ! mes genoux fléchissent...

Dans le dernier accablement.

Je suffoque... cette nouvelle me tue !

Il se traîne vers son fauteuil, dans lequel il se laisse tomber.

À moi, Guénaud !... à moi !... oh ! j’étouffe !... je me meurs !...

Dans un mouvement convulsif, il fait tomber à terre le papier contenant l’arrangement avec l’Espagne. Musique à l’orchestre, jusqu’à la sortie de Mazarin.

 

 

Scène XI

 

MAZARIN, évanoui, DE VALLON, BERNOUIN, puis GUÉNAUD

 

DE VALLON, entrant suivi de Bernouin, qui lui montre le cardinal. À part, avec inquiétude.

Que peut-il me vouloir ?

Haut.

Monseigneur, me voici à vos ordres.

S’approchant de Mazarin qui ne répond pas.

Mais il est évanoui... sans connaissance... Ah ! mon Dieu ! serait-ce pour le soigner qu’il m’aurait fait appeler ?

BERNOUIN, examinant à l’écart.

Le voilà qui commence à jouer son rôle. Ne dirait-on pas à le voir étendu dans son fauteuil... Quel air naturel ! l’excellent comédien !

DE VALLON, très inquiet.

Que faire ? comment m’y prendre ?... quelle position !... et qu’un médecin doit être embarrassé devant son premier malade... surtout quand il n’est pas médecin !

GUÉNAUD, entrant avec deux valets.

Monseigneur... que vois-je ! en quel état !

BERNOUIN, à part.

Est-ce qu’il serait malade tout de bon ? avec cet homme-là on ne sait jamais à quoi s’en tenir.

MAZARIN, reprenant à demi connaissance.

Ce n’est rien... ce n’est rien !

GUÉNAUD, l’examinant.

Ah ! Dieu merci ! les couleurs reviennent ! non, ce ne sera rien. Bernouin, hâtez-vous de conduire votre maître dans sa chambre.

Les valets emmènent Mazarin en le soutenant.

DE VALLON, à lui-même.

Ma foi il a bien fait de venir à mon aide.

GUÉNAUD, revenant à de Vallon.

Comment ! c’est vous, monsieur, que je trouve seul ici, sans que vous ayez songé à me faire prévenir ! Vous, ignorant ! vous, profane !

DE VALLON.

Eh ! monsieur ! allez donc d’abord secourir votre malade.

Air : Tu ne sais pas, jeune imprudent.

Vous vous préparez des regrets ;
Au lieu d’exercer votre langue,
Tirez-le du danger ; après,
Vous me ferez votre harangue.

GUÉNAUD, se contenant à peine, avec ironie.

Tant de zèle vous fait honneur,
Je publierai votre mérite ;
Et comptez, monsieur le docteur,
Qu’on vous paiera votre visite.

Il sort en le menaçant.

 

 

Scène XII

 

DE VALLON, seul

 

Il est furieux, le cher Esculape ; il s’imagine que je veux empiéter sur ses fonctions.

Apercevant le papier que Mazarin a fait tomber.

Mais quel est cet écrit, échappé sans doute aux mains du cardinal ? L’ordre peut-être de me faire enfermer à la Bastille ?

Lisant.

« Arrangement par lequel le roi d’Espagne promet de... » Que vois-je ? le roi trahi par Mazarin !... Vous êtes bien heureux, monsieur le cardinal, que cet écrit soit tombé entre des mains aussi loyales que les miennes ! tout autre à ma place ne songerait qu’à vous perdre : moi je ne veux que me défendre. Oh ! maintenant, quoi qu’il puisse arriver...

Regardant à gauche.

Ciel ! le cardinal ! déjà sur pied ! s’il se doutait !... Justement, il vient de ce côté... Eh ! vite ! allons trouver notre protectrice, madame de Soissons, et nous consulter avec elle.

Il sort par la droite, au moment où Mazarin paraît à la porte de sa chambre.

 

 

Scène XIII

 

MAZARIN, entrant malgré les efforts que GUÉNAUD fait pour le retenir

 

GUÉNAUD.

Monseigneur, calmez-vous, de grâce...

MAZARIN.

Laisse-moi, laisse-moi...

GUÉNAUD.

Cette agitation, après une crise pareille...

MAZARIN.

Va-t’en... va-t’en... te dis-je, il faut... je veux...

Il court à la table, saisit avidement le papier qu’il y trouve.

Ah !

Jetant les yeux dessus, à lui-même, avec abattement.

Alexandre VII !... la nouvelle qui m’a tué !... Ce n’est pas cela ! il y avait un autre écrit... un autre... qu’est-il devenu ?

 

 

Scène XIV

 

MAZARIN, GUÉNAUD, BERNOUIN

 

BERNOUIN, entrant, à lui-même.

Déjà remis !... quand je disais que ce n’était qu’une épreuve !

MAZARIN, se retournant.

Qu’est-ce que me veut-on ?

BERNOUIN.

Un exprès vient annoncer à Votre Éminence que le jeune homme qu’on avait arrêté ce matin, et conduit devant le juge, auquel il a déclaré se nommer M. de Vallon...

MAZARIN.

M. de Vallon !... eh bien ?

BERNOUIN.

A sauté par la fenêtre, et qu’on ne sait ce qu’il est devenu.

MAZARIN, en courroux.

Les maladroits ! comment peut-on lâcher ce qu’on tient ?...

À part.

À moins de s’évanouir.

Haut.

C’est une fuite qui leur coûtera cher.

BERNOUIN.

On ajoute que toutes les mesures sont prises pour qu’il ne puisse plus sortir de Paris, et l’on espère retrouver bientôt ses traces, car on l’a vu rôder autour du palais de Votre Éminence.

MAZARIN.

Autour de mon palais ?

À part.

Quelle idée ! ce serait d’une audace !

Appelant, il se lève.

Bernouin !

BERNOUIN, qui allait sortir.

Monseigneur ?

MAZARIN, regardant Guénaud.

Le neveu de Guénaud, que je t’avais envoyé prévenir, m’a donné des soins, n’est-ce pas ?

GUÉNAUD, à part.

Comme il me regarde !

BERNOUIN.

Oui, monseigneur.

MAZARIN.

Il est resté là... près de mon fauteuil ?

BERNOUIN.

Oui, monseigneur.

MAZARIN.

Qu’il revienne sur-le-champ, je le veux.

Ici, Guénaud tout tremblant donne une potion à Mazarin qui la boit. Bernouin sort.

GUÉNAUD, à part.

Cette maudite parenté me portera malheur.

 

 

Scène XV

 

MAZARIN, GUÉNAUD, LA COMTESSE, LOUISE, DE VALLON

 

LA COMTESSE.

Mon Dieu ! mon oncle, qu’y a-t-il ?

MAZARIN.

Ah ! c’est vous, mesdames ! il paraît que l’on a le temps de faire un voyage dans l’autre monde et d’en revenir, avant que vous ayez connaissance du départ et du retour.

À Guénaud qui va pour sortir.

Demeure, Guénaud.

LA COMTESSE.

On vient seulement de m’apprendre...

MAZARIN.

Ah oui ! notre jeune Esculape de Montpellier, sans doute ? lui qui a eu pour moi les soins les mieux entendus et les plus désintéressés.

DE VALLON, à part.

Se douterait-il ?

MAZARIN.

Mais, dis-moi, Guénaud, lorsque tu l’as mandé près de toi... si à propos, y avait-il longtemps que tu ne l’avais vu, ce cher neveu ?

GUÉNAUD.

Très longtemps, Éminence.

MAZARIN.

Et malgré cela, tu n’as pas eu de peine à le reconnaître ?

GUÉNAUD.

Beaucoup, au contraire.

MAZARIN.

Il est vrai que la voix du sang... Et puis, il y a toujours un air de famille.

GUÉNAUD, stupéfait.

Vous trouvez qu’il me ressemble ?

DE VALLON, à part.

C’est un peu, fort.

LOUISE, bas à la comtesse.

Je suis sûre qu’il sait tout.

LA COMTESSE, de même.

Ne vous troublez pas.

MAZARIN, les examinant.

Eh mais, qu’avez-vous donc tous ? pourquoi cette inquiétude ?... rassurez-vous ! je vais bien, parfaitement bien ! il n’y a plus le moindre danger... pour moi !... Ah ! j’y suis maintenant ; en effet, il est une chose qui doit vous intéresser encore plus que le rétablissement de ma santé, vous surtout, ma chère pupille.

LOUISE.

Quoi donc, monseigneur ?

MAZARIN.

Eh mais, le départ de M. de Vallon de la terre d’exil et son arrivée à Paris.

LOUISE, à part.

Ciel !

Haut.

Mais... je vous assure, monseigneur... que j’ignorais...

MAZARIN.

Oh ! que non... mais ce n’est pas tout... vous en savez encore davantage, et vous pourriez dire au besoin où il est en ce moment... et moi aussi.

Mouvement d’effroi de Louise, dont les regards se portent involontairement sur de Vallon. À part.

C’est lui.

Haut, se tournant vers de Vallon.

Monsieur, il est inutile de feindre plus longtemps... vous êtes le chevalier de Vallon.

LOUISE, à part.

Nous sommes perdus.

DE VALLON, passant au milieu.

Eh bien, oui, je suis le chevalier de Vallon. Deux ennemis s’entendent toujours mieux de près que de loin, et c’est ce qui m’a donné la hardiesse de venir vous trouver jusqu’ici.

MAZARIN, à part.

Tant d’assurance n’est pas naturelle...

Haut.

Eh bien ! monsieur, je vous écoute.

DE VALLON.

Nous ne sommes pas seuls, monseigneur.

MAZARIN.

C’est juste... qu’on nous laisse.

À Louise.

Vous, mademoiselle, veuillez vous rendre avec ma nièce dans votre appartement.

Aux autres.

Vous, dans la galerie, vous attendrez mes ordres.

LA COMTESSE.

De grâce, mon cher oncle, un peu d’indulgence !

MAZARIN, avec ironie.

Monsieur n’en a pas besoin... nous traitons d’égal à égal.

Tout le monde sort.

 

 

Scène XVI

 

MAZARIN, DE VALLON

 

MAZARIN.

Vous voyez, monsieur, que j’y mets de la complaisance.

DE VALLON.

Je vous en remercie, monseigneur. D’abord j’éprouve le besoin de vous assurer que vos persécutions, votre injustice à mon égard, n’ont fait naître en moi aucun sentiment de haine, aucun désir de vengeance.

MAZARIN, avec ironie.

Vous êtes généreux.

DE VALLON, continuant.

Je suis venu au contraire dans les dispositions les plus pacifiques, et il dépend de vous de me compter au nombre de vos plus zélés partisans.

MAZARIN.

Vraiment ? certes la conquête n’est pas à dédaigner.

DE VALLON, continuant toujours.

Enfin, ce serait bien malgré moi et avec le plus vif regret que je me verrais forcé de me prévaloir contre Votre Éminence du hasard qui a fait tomber entre mes mains...

MAZARIN, avec explosion.

Ainsi, c’est toi ! tu en conviens, qui as eu l’infamie de me dérober...

DE VALLON.

Fort heureusement pour vous, monseigneur, car cet écrit dont un autre aurait pu faire un funeste usage, je suis prêt à vous le rendre.

MAZARIN, vivement.

Dis-tu bien vrai ?

Il tend la main.

DE VALLON.

Mais à une condition.

MAZARIN.

Laquelle ?

DE VALLON.

C’est qu’à l’instant même et devant tout le monde vous allez m’accorder la main de votre pupille.

MAZARIN, à part.

L’insolent !

Se contenant à peine, après une pause.

Fort bien, monsieur... commencez par me remettre... et nous verrons après.

DE VALLON.

Oh ! non pas, monseigneur, je suis de ceux qui vous rendent justice... Mazarin est toujours Mazarin !... donnant, donnant... Je vous l’ai dit... à l’instant même, devant tout le monde.

MAZARIN.

Ah ! vous tenez à ce que ce soit devant tout le monde... Eh bien ! vous allez être satisfait.

Il appelle.

Holà ! à moi, qu’on vienne.

 

 

Scène XVII

 

MAZARIN, DE VALLON, GUÉNAUD, VALETS, GARDES DU CARDINAL, accourant

 

MAZARIN, aux valets et aux gardes.

Gardez les portes ! veillez à toutes les issues !

DE VALLON, à part.

Quel est son projet ?

MAZARIN, aux mêmes.

Et qu’on s’empare de cet homme.

DE VALLON, surpris.

De quoi donc suis-je coupable, monseigneur ?

MAZARIN.

Tu me le demandes, malheureux ! quand tu as osé, abusant de l’entretien que j’avais eu la faiblesse de t’accorder, me contraindre, moi, ministre du Roi de France, à signer une promesse infâme !

DE VALLON.

Mais, monseigneur...

MAZARIN.

Une promesse que je désavoue, qui me couvrirait de honte, si elle avait été volontaire.

GUÉNAUD.

Eh bien ! on m’avait donné là un joli neveu !

DE VALLON.

Que dites-vous, au nom du ciel ?

MAZARIN.

Je dis... je dis... que tu es un agent de l’Espagne... un intrigant payé par mes ennemis, mais je saurai déjouer cet odieux complot.

DE VALLON, à part.

Je commence à comprendre.

MAZARIN.

Qu’on le fouille... à l’instant... là devant moi, et qu’on lui reprenne...

DE VALLON, bas.

Très bien, monseigneur ! oh ! vous êtes un grand ministre, et je baisse la tête devant les inspirations de votre génie... Cependant le moyen que je vous proposais tout à l’heure valait beaucoup mieux, je vous jure.

MAZARIN, aux valets.

Eh bien, qu’attendez-vous pour m’obéir ?

DE VALLON, les repoussant.

Un moment.

À Mazarin.

Monseigneur, foi de gentilhomme ! je n’ai pas sur moi l’objet de vos recherches...

Baissant la voix.

Et vous devez me croire, car, franchement, je serais bien maladroit, bien indigne de vous, si je ne l’avais pas mis en sûreté.

MAZARIN, vivement.

Et qu’en as-tu fait, malheureux ? tu veux donc ma ruine ?

DE VALLON.

Je ne veux que Louise, Monseigneur.

MAZARIN.

Je ne veux que Louise ! je ne veux que Louise...

À lui-même.

En attendant, le fourbe m’a dérobé un papier pour lequel certaines gens donneraient un million... Mais j’y songe, Guénaud doit être son complice, c’est lui qui me l’a amené...

À Guénaud.

Approche, Guénaud qu’est-ce qui t’a porté, toi, mon médecin, qui me dois tout, ta réputation, tes richesses, à me présenter mon ennemi

comme ton neveu ?

GUÉNAUD.

Corbleu ! monseigneur, je ne vous l’ai pas présenté... je me suis contenté de l’accepter, c’est bien assez comme ça.

MAZARIN, réfléchissant.

Il a raison... c’est ma nièce... et alors... c’est elle qui est la dépositaire.

À ses gardes.

Conduisez Monsieur dans cette pièce, vous m’en répondez sur votre tête.

Tout le monde sort.

Ah ! madame de Soissons ! madame de Soissons ! vous êtes bien fine ! mais on peut encore lutter contre vous... La voici.

 

 

Scène XVIII

 

MAZARIN, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE, entrant, à part.

Il est seul ! La crise a dû être vive, mais il n’est pas au bout, il faudra bien qu’il cède.

MAZARIN, à part.

Elle vient sans doute me dicter des conditions... ah ! son protégé me paiera cher...

LA COMTESSE, s’approchant, d’un ton caressant.

Eh bien ! mon oncle, vous avez causé avec M. de Vallon ? n’est-ce pas que c’est un brave et loyal jeune homme ?

MAZARIN, à part.

Un voleur !

LA COMTESSE, continuant.

Je gage que vous vous entendez maintenant ensemble à merveille ?

MAZARIN.

Oui, à merveille.

À part.

J’espère bien le faire pendre.

Haut.

Mais c’est avec toi surtout, ma chère Olympe, que je voudrais m’entendre.

LA COMTESSE, à part.

Avec moi ?

MAZARIN.

Oh ! c’est que j’ai eu bien des torts à ton égard, mon enfant.

LA COMTESSE.

Vous, mon oncle ?

À part.

Il veut me séduire !

MAZARIN.

Tu feins de les avoir oubliés, petite dissimulée que tu es ! mais nous t’apaiserons... au lieu d’un régiment que tu m’avais demandé pour ton danseur... il en aura deux.

LA COMTESSE, avec indifférence.

Je n’en veux plus.

MAZARIN.

Pourquoi donc ?

LA COMTESSE.

D’abord, mon protégé n’est bon qu’à danser le menuet.

MAZARIN.

Eh ! s’il le danse bien, c’est déjà quelque chose.

LA COMTESSE.

Non, mon oncle, un grand ministre comme vous ne doit pas commettre une injustice... Mais si vous tenez à m’être agréable...

MAZARIN.

Si j’y tiens ! peux-tu en douter ?

LA COMTESSE.

Je solliciterai de vous une faveur qui ne compromettra ni votre gloire... ni les intérêts de la France.

MAZARIN.

Parle ! j’ai hâte de te prouver...

LA COMTESSE.

Eh bien ! le gentilhomme de la rue Saint-Antoine qui m’a rendu un si grand service... c’est M. de Vallon.

MAZARIN.

M. de Vallon !

LA COMTESSE.

Et je vous demande pour lui la main de Louise.

MAZARIN, à part.

Nous y voilà !

Haut.

Et tu viens me proposer de me remettre en échange certain écrit...

LA COMTESSE, à part.

Nous y voici !

MAZARIN, continuant.

Car tu ne voudrais pas risquer de perdre un oncle qui t’a toujours comblé de tendresse et de bienfaits.

LA COMTESSE.

Qui ? moi ? Oh ! j’en suis incapable.

À part.

Je le tiens.

Haut.

Mais une femme, voyez-vous, a la tête légère... elle a ordinairement fort peu de soin de ce qu’on lui confie... fût-ce un papier de la plus haute importance... et qui peut affirmer qu’un beau jour, sans le vouloir, je ne laisserai pas tomber l’objet en question, juste sur les pas de votre plus mortel ennemi, qui n’aura qu’à se baisser pour le ramasser ?

MAZARIN, à part.

Ah ! ma nièce, vous osez me menacer !

Haut.

Fort bien... mais il ne me serait peut-être pas bien difficile non plus de laisser tomber, sans le vouloir aussi, sur les pas de ton plus mortel... de ton époux, par exemple, certaine lettre... écrite de ta main... et adressée...

LA COMTESSE, vivement.

À qui, mon oncle ?

MAZARIN.

Comment ! à qui ? ah ! ma bonne amie ! prends garde, une pareille incertitude de ta part pourrait faire supposer... Enfin je suis bien aise que tu saches... que j’ai là, quelque part... comme toi, en lieu sûr...

Il prend adroitement sur la table une feuille de papier blanc, que, tout en parlant, il plie en forme de lettre et glisse dans son pourpoint.

de quoi me montrer aussi bon oncle que tu te montreras bonne nièce.

LA COMTESSE, inquiète, à part.

Ma dernière lettre peut-être au comte de Nogent... oh ! si mon mari... je serais perdue.

Haut.

Vous n’abuserez pas...

MAZARIN, jouant avec la fausse lettre qu’il tire à moitié pour la faire voir.

Cela te regarde.

Tremolo. L’horloge sonne. À part.

Qu’entends-je ? l’heure de ma réception !... et je n’ai pas encore le maudit papier !

LA COMTESSE, à part.

C’est qu’il est capable de tout ! Oh ! quelle idée ! eh bien ! non, il ne l’emportera pas.

Haut.

Songez que c’est vous qui me forcez à trahir ces pauvres jeunes gens, et que cette mauvaise action retombera sur vous.

MAZARIN.

Je prends le péché sur moi.

À part.

Un de plus ou de moins...

LA COMTESSE.

Aucun autre moyen de ravoir...

MAZARIN, tendant la main.

Aucun, cher ange ; donne.

LA COMTESSE.

Un moment, et ma lettre ?

MAZARIN.

C’est juste.

Il lui donne le papier.

Tu le vois, je ne suis pas défiant, je commence à ton tour maintenant.

LA COMTESSE.

Voici.

Elle lui donne un papier.

MAZARIN, avec triomphe.

Enfin !

LA COMTESSE, qui a ouvert vivement.

Que vois-je !... une feuille blanche.

MAZARIN, même jeu.

Que vois-je ! une chanson... et contre moi, encore !

LA COMTESSE.

Ah ! mon oncle, vous vous êtes moqué de moi !

MAZARIN.

Eh mais !... il me semble que de ton côté...

LA COMTESSE, avec abandon.

Je n’avais rien de mieux à vous offrir.

MAZARIN, de même.

Ni moi.

LA COMTESSE, vivement.

Comment ! vous n’aviez pas ma lettre ?

MAZARIN, de même.

Comment ! tu n’avais pas mon écrit ?

Ils partent tous les deux d’un éclat de rire.

 

 

Scène XIX

 

MAZARIN, LA COMTESSE, DAMES, COURTISANS

 

CHŒUR.

Air : du Chevreuil.

Ah ! quel plaisir ! ah ! quel bonheur !
Au jeu Monseigneur nous convie !
Perdre, alors qu’on fait sa partie,
C’est encore avoir du bonheur.

MAZARIN, s’avançant vers les courtisans.

Soyez les bienvenus comme toujours, messieurs. C’est l’intérêt que vous portez à ma santé... et à mon argent qui vous amène ici ! nous tâcherons de garder l’une et de ne pas perdre l’autre.

À part.

Qui sait ? mon recéleur est peut-être au milieu de ces gens-là.

Haut.

Messieurs de Saint-Luc, de Montmeillan et de Rouvroy, vous me devez une revanche, prenons place.

Les trois courtisans s’asseyent ; Mazarin s’étend sur une causeuse, la comtesse enveloppe ses pieds dans un grand manteau qu’elle jette sur lui, puis se place derrière la causeuse, pour suivre le jeu de son oncle. Les courtisans se disposent en groupe comme dans le tableau de Delaroche. À part.

Je jouerais bien 100 000 écus contre cette maudite promesse !

Aux joueurs.

Garde à vous,

messieurs, mon jeu est superbe ! espadille !... manille et baste !

 

 

Scène XX

 

LES MÊMES, LOUISE, puis DE VALLON, puis GUÉNAUD

 

LOUISE, accourant, bas à la comtesse qui, en la voyant, est venue au-devant d’elle.

Il faut que je vous parle, madame.

MAZARIN, jouant.

Cœur... trèfle...

À part.

Ah ! ah ! Louise.

LOUISE.

Il y va du sort de M. de Vallon et du mien !

MAZARIN.

Et carreau... la vole !

LA COMTESSE.

Qu’est-ce donc ? mon enfant, expliquez-vous, qu’y a-t-il ?

MAZARIN, regardant.

Eh ! mais, quel air d’émotion !

LOUISE, de même.

M. de Vallon, craignant d’être conduit dans une prison d’État, redoutant quelque surprise, quelque violence, m’a remis un papier dont il vous a parlé, et qu’il dit être pour nous de la dernière importance.

MAZARIN, à part.

Que dit-elle donc à ma nièce ? s’agirait-il ?...

LOUISE.

Et comme je tremble de le garder en ma possession, je viens en toute hâte vous confier ce dépôt.

MAZARIN, se levant, à un seigneur.

À vous, monsieur.

Il s’approche de sa nièce.

LA COMTESSE.

Oh ! il n’y a pas un moment à perdre ; donnez vite ! où est-il ?

LOUISE, s’apprêtant à le tirer de son sein.

Le voici.

LA COMTESSE, apercevant Mazarin qui s’est approché à pas de loup.

Laissez-le là.

Arrêtant le bras de Mazarin qui va prendre le papier, et passant entre lui et Louise.

Ah ! mon oncle !

Prenant l’écrit elle-même.

Il n’y a qu’une femme qui puisse se permettre...

MAZARIN, furieux.

Olympe, remettez-moi cet écrit, je le veux... je l’exige !

LA COMTESSE, lui montrant les courtisans.

Prenez donc garde, mon oncle ! ces messieurs nous observent, et vous ne voudriez pas, je suppose, leur apprendre le sujet de nos débats.

MAZARIN.

Oh ! quel supplice ! tenir tout un royaume sous sa main, et ne pouvoir la mettre sur un chiffon de papier !

LA COMTESSE.

Rien de plus facile, au contraire : vous savez ce que cette enfant désire : dites une parole, et aussitôt...

MAZARIN, avec rage.

Oh ! que tu es bien ma nièce !

LA COMTESSE.

Allons ! mon oncle, décidez-vous.

LOUISE.

Monseigneur...

MAZARIN, élevant la voix.

Qu’on fasse venir le chevalier de Vallon !

Aux courtisans.

Avant de continuer notre partie, messieurs, j’ai une nouvelle à vous annoncer.

Ici de Vallon entre. À part.

Voilà le traître !

Haut, d’un air gracieux.

Approchez, chevalier.

Aux courtisans.

Oui, messieurs, c’est le chevalier de Vallon que je vous présente, non plus comme un proscrit qui a rompu son ban pour rentrer en France, mais comme un fidèle sujet qui, pendant son exil, a su rendre à Sa Majesté un signalé service.

DE VALLON, stupéfait.

Se moque-t-il ?

LOUISE, bas à la comtesse.

Est-ce vrai ?

LA COMTESSE, de même.

Du tout, c’est votre papier qui fait déjà son effet.

MAZARIN, continuant.

Aussi le roi me charge-t-il, monsieur, de vous complimenter sur votre belle conduite.

DE VALLON, à part.

Ma belle conduite !

MAZARIN.

Et à cette occasion, je suis heureux, pour ma part, de donner mon consentement à votre mariage avec ma chère pupille.

DE VALLON.

Se pourrait-il ?

LOUISE, Courant à Mazarin.

Ah ! monseigneur.

GUÉNAUD, qui vient d’entrer avec une tasse à la main.

Qu’entends-je ! il consent...

DE VALLON, de même.

Ah ! monseigneur, vous m’avez vaincu.

MAZARIN, à part.

Oui, et le vainqueur paye les frais de la guerre.

Haut.

Nous célébrerons la noce à votre retour de la cour d’Espagne, près de laquelle vous allez remplir une importante mission.

LA COMTESSE, présentant le papier à de Vallon.

Dont voici le brevet signé de Sa Majesté.

MAZARIN, qui a constamment tendu la main vers elle pour l’obtenir, le saisissant au passage.

Et que je vous remettrai moi-même demain, en vous donnant mes dernières instructions.

À part.

Enfin, je le tiens !

Avec menace, à la comtesse.

Tu mériterais... mais j’ai donné ma parole... il faut bien une fois...

GUÉNAUD, présentant la tasse au cardinal.

Monseigneur, si vous vouliez reprendre...

MAZARIN, indiquant le papier.

Reprendre ?... C’est ce que je viens de faire... et sans toi, Guénaud.

Aux courtisans.

Allons, messieurs, nous pouvons, maintenant, continuer notre partie.

LA COMTESSE.

J’ai gagné la mienne.

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