Une Heure avant l’ouverture (Henri MEILHAC)

Prologue en un acte, mêlé de chant.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 31 décembre 1860.

 

Personnages

 

L’AMI DU DIRECTEUR

BERNARDET

LE RÉGISSEUR

UN MACHINISTE

GOBERT, souffleur

OLYMPE, couplet

CORALIE, pièce en vers

MADEMOISELLE BOULINGRIN, princesse Vaudeville

 

La scène au théâtre du Vaudeville.

 

Un jardin. Un fond de forêt.

 

 

Scène première

 

LE RÉGISSEUR, DES MACHINISTES, puis CORALIE, OLYMPE, MADEMOISELLE BOULINGRIN

 

LE RÉGISSEUR, entrant.

Holà ! Jean-Baptiste, dépêchez-vous de placer le décor ! Que le diable emporte les directions nouvelles ! Qui sait ce que veut celle-ci ? Le sait-elle, elle-même ?... Tout changer, tout bouleverser, voilà qui est facile... Hier, on pleurait ; aujourd’hui, il faut rire... Rira-t-on longtemps ? voilà la question. Eh bien, ce décor, ce décor ! Dépêchez-vous, nous sommes en retard.

LE MACHINISTE.

Quel décor, monsieur ?

LE RÉGISSEUR.

Un jardin... Ne vous l’ai-je pas dit ?

LE MACHINISTE.

Voilà un jardin.

LE RÉGISSEUR.

Un jardin, ça ? Mais il est sinistre, votre jardin... il n’y manque que la lune... Au fond, une lune livide ça serait d’un effet agréable ; le public ferait bis... Ôtez-moi ça ; mettez moi quelque chose de gai.

LE MACHINISTE.

Quelque chose de gai, monsieur ?...

LE RÉGISSEUR.

Oui, quelque chose de très gai.

LE MACHINISTE.

Quelque chose de très gai, nous n’avons guère cela ici ; mais, si vous vouliez, on pourrait mettre un salon...

LE RÉGISSEUR.

Ah !

LE MACHINISTE.

Un salon, avec une lampe, c’est fort joli...

LE RÉGISSEUR.

Un jardin, entendez-vous ? un jardin ; nous n’en finirons pas.

Criant très fort.

Chargez le jardin !

Un rideau du fond tombe ; le machiniste sort. Entrée de mademoiselle Coralie.

Comment, mademoiselle Coralie, vous arrivez maintenant, et vous savez que l’on répète en costumes ?

CORALIE.

Ne vous fâchez pas, régisseur ; je joue un travesti : le temps de me déshabiller et j’entre en scène...

LE MACHINISTE.

Mademoiselle Coralie, une lettre pour vous.

Entrée de mademoiselle Boulingrin.

LE RÉGISSEUR.

Vous arrivez bien tard, mademoiselle Boulingrin.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Je n’ai pas pu venir plus tôt.

Entrée de mademoiselle Olympe.

CORALIE.

On voit bien que c’est l’ami du directeur qui l’a fait en gager.

OLYMPE, entrant.

Répétera-t-on, à la fin ?

LE RÉGISSEUR.

Mesdemoiselles, vos costumes sont dans vos loges... A-t-on porté celui de monsieur Bernardet ?

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Oui, mais il ne veut pas le mettre.

LE RÉGISSEUR.

Pourquoi cela ?

OLYMPE.

Parce qu’il le trouve ridicule.

LE RÉGISSEUR.

À l’autre, maintenant ! Je vais le chercher. Nous n’en finirons pas. Mesdemoiselles, puisque vous êtes là toutes les trois, savez-vous ce que vous feriez si vous étiez raisonnable ?

OLYMPE.

Qu’est-ce que nous ferions ?

LE RÉGISSEUR.

Vous avez une scène à vous trois... un peu avant la fin de la pièce...

CORALIE.

Oui.

LE RÉGISSEUR.

C’est une scène très importante. Vous savez que le prologue que nous allons jouer ne brille pas par une excessive clarté, et que c’est votre scène qui explique tout...

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Eh bien ?...

LE RÉGISSEUR.

Eh bien, vous devriez la répéter sans moi... tout de suite... Vous la savez sans doute... vous n’avez pas besoin de moi.

CORALIE.

Soyez tranquille.

LE RÉGISSEUR.

Je vais parler à Bernardet. Répétez sérieusement, au moins...

OLYMPE.

Ne craignez rien ; nous savons que cela est pressé.

LE RÉGISSEUR.

Là ! placez-vous... Mademoiselle Boulingrin, vous jouez le vaudeville, vous êtes là...

À Olympe.

Vous qui jouez le couplet, ici, mademoiselle Olympe sur le devant de la scène...

OLYMPE.

M’y voici...

LE RÉGISSEUR.

Là ! Commencez, et soyez sérieuses... Je vais dire deux mots à Bernardet.

 

 

Scène II

 

OLYMPE, CORALIE, MADEMOISELLE BOULINGRIN, LE MACHINISTE

 

OLYMPE.

Nous y sommes ?...

CORALIE.

Oui... C’est toi qui commence ?

OLYMPE, jouant.

« Ô ma princesse adorée, tu as raison de ne pas vouloir te séparer de moi, et je te jure... » C’est à vous, mademoiselle Boulingrin...

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Je sais bien que c’est à moi, mais il y a, dans la phrase que je dis, le mot exceptionnel... C’est un mot que je ne peux pas prononcer...

OLYMPE.

Ne le prononcez pas, alors...

LE MACHINISTE.

Mademoiselle Coralie...

CORALIE.

Qu’est-ce que c’est ?

LE MACHINISTE.

Une lettre pour vous.

OLYMPE.

Elle reçoit beaucoup de lettres mademoiselle Coralie.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Dis donc, Olympe, qu’est-ce que c’est donc que les trois Cadéro... l’auteur m’a dit que c’étaient trois frères... des Brésiliens.

OLYMPE.

Pas vrai, ce sont des Espagnols.

CORALIE.

Dis donc, Olympe, est-ce qu’il n’y a pas de changements dans ton rôle ?

OLYMPE.

Il y en a beaucoup.

CORALIE.

Tu les sais déjà ?

OLYMPE.

Je ne les sais pas ; la pièce passe demain, il me reste le temps d’apprendre mes changements ou de m’occuper de mon costume ; je ne puis pas faire les deux choses. J’ai dit à l’auteur de choisir ; il m’a dit : « Ne vous occupez pas de votre rôle, et occupez-vous de votre costume. »

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Pas si bête, l’auteur...

CORALIE.

Il a envie d’avoir un succès...

OLYMPE.

Il faut avouer que les auteurs sont bien heureux d’être joués par des personnes comme nous. Il y a telle pièce que l’on vient voir quarante fois à cause de nos costumes, et dont on ne verrait pas la moitié s’il ne s’agissait que d’écouter l’esprit de ces messieurs.

CORALIE.

Ce que tu dis là est bien vrai ; j’ai joué, moi, une petite pièce qui ne faisait pas un sou de recette, et que j’ai pourtant trouvé moyen de faire aller vingt fois encore et plus, en changeant de robe.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Sur le théâtre ?

CORALIE.

Dis donc, mademoiselle Boulingrin ?

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Est-ce que M. de Virieux vous poursuit toujours de ses assiduités ?

OLYMPE.

Ah ! j’ai bien le temps de l’écouter !

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Il était très amoureux de vous.

CORALIE.

Le fait est que tu n’as pas été gentille.

OLYMPE.

Pas gentille ! pas gentille ! cela est facile à dire ; veux-tu que je te dise comment se passe mon temps : je joue deux pièces le soir, et dans la journée, j’en répète trois ; j’arrive au théâtre à onze heures, j’en sors à quatre, j’y reviens à six heures, et je ne rentre pas chez moi avant une heure et demie. Il me reste donc la matinée pour m’occuper de la couturière, du coiffeur, de la marchande de modes, du tapissier, du carrossier, du marchand de chevaux, du bijoutier, de la lingère, du parfumeur, du chef de claque ; heureusement que c’est maman qui donne les ordres à l’agent de change, sans ça, je ne sais pas comment je m’en tirerais.

CORALIE.

Sans compter qu’il faut que tu laces tes bottines ; tu as oublié ça.

OLYMPE.

Trouvez-moi donc une minute pour avoir une passion sé rieuse ! C’est impossible, tout à fait impossible !

On entend la voix du régisseur ; elles se remettent vivement en scène, et Olympe reprend.

 « Ô ma princesse adorée, je te jure... »

 

 

Scène III

 

OLYMPE, CORALIE, MADEMOISELLE BOULINGRIN, LE MACHINISTE, LE RÉGISSEUR

 

LE RÉGISSEUR.

Ah ! très bien. Et votre scène, mes enfants, a-t-elle bien marché ?

CORALIE.

Ah ! très bien. Si cette scène-là ne fait pas d’effet, ce ne sera pas faute d’avoir été répétée sérieusement, allez !

LE RÉGISSEUR.

Et vos couplets, vous les savez ?

OLYMPE.

Parfaitement.

LE RÉGISSEUR.

Allez vous habiller alors, et dépêchez-vous, je vous en prie.

Elles sortent.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Dis donc, Olympe, qu’est-ce que c’est donc que les trois Cadéro ? L’auteur m’a dit que c’étaient trois frères, des Brésiliens.

OLYMPE.

Pas vrai ! ce sont des Espagnols.

LE RÉGISSEUR, à un vieux machiniste qui apporte une lampe.

Qu’est-ce que vous venez faire avec cela, vous ? Une lampe dans un jardin !

LE MACHINISTE.

Je croyais que c’était un salon...

LE RÉGISSEUR.

Ah ! j’en mourrai !...

LE MACHINISTE.

On veut faire des choses nouvelles, ça n’ira pas, ça n’ira pas !

LE RÉGISSEUR.

Allez au diable !...

Entre l’ami du directeur.

Allons, bon ! voilà l’ami du directeur, maintenant ; il ne nous manquait plus que cela !...

 

 

Scène IV

 

LE RÉGISSEUR, L’AMI DU DIRECTEUR

 

L’AMI.

Ah ! monsieur, vous devez être extraordinairement pressé, un jour comme celui-ci...

LE RÉGISSEUR.

En effet, monsieur, extraordinairement pressé.

L’AMI.

Il faut, pour ainsi dire, improviser la représentation que vous allez donner !

LE RÉGISSEUR.

Oui, monsieur, et il en sera sans doute de cette improvisation comme de toutes les improvisations du monde, elle ne produira pas grand’chose de bon.

L’AMI.

Soyez tranquille, le public vous tiendra compte de la rapidité que vous aurez dû mettre.

LE RÉGISSEUR.

Le public s’occupe fort peu de cela, et il a raison ; il nous tient compte seulement du plaisir ou de l’ennui que nous lui procurons.

L’AMI.

Ne croyez pas cela, monsieur, je vous donne ma parole que mes amis et moi...

LE RÉGISSEUR.

Je vous remercie ; mais, pardon, monsieur...

L’AMI.

Quoi donc ?

LE RÉGISSEUR.

Nous allons commencer à répéter...

L’AMI.

Ne vous gênez pas pour moi, je vous en prie... ne vous gênez pas... je ne veux pas que l’on se gêne pour moi... Il y à des gens qui, lorsqu’ils mettent de l’argent dans une administration théâtrale, ont la manie de fourrer le nez partout, qui prétendent s’occuper des pièces, des décors, des costumes, des loges d’artistes, du trou du souffleur, et qui veulent tout faire marcher selon leur fantaisie.

LE RÉGISSEUR.

Cela est vrai, monsieur, il y a des gens comme cela.

L’AMI.

Moi, monsieur, je ne suis pas de ces gens-là, je ne m’occuperai absolument de rien. Je sais qu’il y a ici des personnes qui s’entendent à ces sortes de choses infiniment mieux que moi, attendu qu’elles y ont passé une partie de leur existence...

LE RÉGISSEUR.

Monsieur, vous êtes un homme d’esprit.

L’AMI.

Vous comprenez, moi, je suis jeune...

LE RÉGISSEUR.

En effet !

L’AMI.

Si je suis l’ami d’un directeur, c’est pour faire jouer mes petites pièces, et pour avoir mes entrées dans les coulisses... Eh ! eh !...

LE RÉGISSEUR.

Eh ! eh ! comme vous dites...

L’AMI.

À propos de cela, il faut que je vous dise un mot...

LE RÉGISSEUR.

Vite, n’est-ce pas ?

L’AMI.

Êtes-vous content de la petite Boulingrin ?

LE RÉGISSEUR.

Je ne sais pas encore.

L’AMI.

Pleine de talent, je vous en donne ma parole, pleine de talent. Il y a une quinzaine de jours, à la salle Lyrique, elle a joué Mademoiselle de Belle-Île, et elle a dansé la Friska. Nous étions là, moi et mes amis, mes amis et moi... Elle a eu un succès...

LE RÉGISSEUR.

Renversant ?

L’AMI.

À tout casser... Pleine de moyens. Bonne acquisition. On a bien fait de l’engager ici.

LE RÉGISSEUR.

C’est bien possible... nous le verrons tout à l’heure... elle a un petit rôle.

L’AMI.

Oh ! cela ne suffit pas... elle vaut mieux que cela. Je pense que l’on pourrait écrire une pièce spécialement pour elle.

LE RÉGISSEUR.

C’est bien possible.

L’AMI.

Dans cette pièce, elle aurait le premier rôle ; elle serait l’héroïne, ce serait elle que l’on aimerait.

LE RÉGISSEUR.

Naturellement.

L’AMI.

Seulement, voulez-vous me permettre d’avouer une faiblesse.

LE RÉGISSEUR.

Vite, n’est-ce pas ?

L’AMI.

Je suis un peu jaloux.

LE RÉGISSEUR.

Je comprends cela.

L’AMI.

Et je voudrais bien, qu’en aimant mademoiselle Boulingrin, l’acteur chargé de l’aimer ne l’embrassât pas trop, parce qu’il n’y a rien de plus désobligeant pour un cœur vraiment épris.

LE RÉGISSEUR.

Cela ne me regarde guère.

L’AMI.

Je voudrais même que, par quelques phrases habilement tournées, mademoiselle Boulingrin exprimât que ses amours ne sont pas sur la scène, mais qu’il y a peut-être bien dans la salle une personne qui est bien avec le directeur et à qui elle reconnait quelque mérite.

LE RÉGISSEUR.

Cette dernière idée me paraît présenter quelques difficultés. Il faudrait en parler aux auteurs.

L’AMI.

Oh ! dans le cas où les auteurs ne se prêteraient pas, je connais un petit bonhomme, qui n’entend rien aux chiffres, et qui, au besoin, vous griffonnerait très vite...

LE RÉGISSEUR.

Croyez-vous ?

L’AMI.

Il faudra que vous lui receviez quelque chose...

LE RÉGISSEUR.

Vous en parlerez au directeur.

L’AMI.

Oui. S’il a aussi besoin d’un caissier, j’en ai un à lui proposer, un garçon charmant. Comme caissier, je n’en suis pas très sûr, mais de l’esprit jusqu’au bout des ongles... des mots charmants. Il fera rire les actrices.

LE RÉGISSEUR.

Je vous demande pardon, mais...

L’AMI.

Voilà donc qui est entendu. Mademoiselle Boulingrin, le petit bonhomme et mon caissier. Du reste, je ne me mêle en rien des affaires du théâtre.

LE RÉGISSEUR.

Cela se voit.

LE MACHINISTE.

Mademoiselle Coralie !

LE RÉGISSEUR.

Dans sa loge... Qu’est-ce que vous lui voulez ?

LE MACHINISTE.

Une lettre pour elle.

L’AMI.

Très jolie, mademoiselle Coralie.

LE RÉGISSEUR.

Pas assez sérieuse.

L’AMI, au machiniste.

Voulez-vous, en même temps, lui remettre ma carte ?

LE MACHINISTE.

Avec honneur, monsieur.

Il sort.

L’AMI.

Qu’est-ce que vous allez répéter, maintenant ?

LE RÉGISSEUR.

Nous allons répéter le prologue avec les costumes.

L’AMI.

Ah ! Pourquoi jouez-vous un prologue ? je n’aime pas cela. Ce n’est jamais très fort, les prologues.

LE RÉGISSEUR.

Mon Dieu ! monsieur, je ne crois pas, en effet, que ce soit très fort, mais on s’est un peu occupé de la ligne que va suivre ce théâtre ; peut-être n’y a-t-il pas de mal à s’expliquer nettement là-dessus, et à dire au public ce qu’on veut lui montrer.

L’AMI.

Et qu’est-ce qu’il dit, votre prologue ?

LE RÉGISSEUR.

C’est une fantaisie d’une forme assez peu neuve, je l’avoue ; on suppose un roi de féerie.

L’AMI.

Oh ! on ! un roi de féerie !

LE RÉGISSEUR.

Monsieur...

L’AMI.

Enfin, continuez.

LE RÉGISSEUR.

Il a une fille, qui est la princesse Vaudeville,

L’AMI.

Oh ! oh ! la princesse Vaudeville !

LE RÉGISSEUR.

Si vous ne me laissez pas parler...

L’AMI.

Pourquoi pas le prince Vaudeville ?

LE RÉGISSEUR.

Le prince Vaudeville ne serait pas plus raisonnable que la princesse. En mettant la princesse, on a pu donner le rôle à mademoiselle Boulingrin, qui est une jolie femme ; cela est toujours plus agréable au public.

L’AMI.

La princesse Vaudeville... Enfin, qu’est-ce que vous en faites, de la princesse Vaudeville ?

LE RÉGISSEUR.

Il s’agit de lui choisir un mari entre cinq ou six prétendants : chacun de ces prétendants représente un des genres de théâtre qui existent maintenant. Il faut choisir celui qui la rendra heureuse.

L’AMI.

Monsieur, je ne vous comprends pas.

LE RÉGISSEUR.

Qu’est-ce que veut un directeur, monsieur ? Gagner de l’argent. Pour cela, il doit adopter un genre. Au lien d’un directeur, supposez un beau-père ; an lieu des divers genres de théâtre, supposez des prétendants. Le père choisit, et veut donner sa fille à celui qui lui paraît ne pas devoir la laisser mourir de faim.

L’AMI.

Ah ! ah ! c’est une allégorie.

LE RÉGISSEUR.

Oui, monsieur, c’est une allégorie.

L’AMI.

Inepte ! inepte ! Certes, je ne me mêle pas des affaires de théâtre...

LE RÉGISSEUR.

Enfin, monsieur...

L’AMI.

Mais je déclare qu’il ne faut pas jouer cela.

Entre la princesse Vaudeville ; l’ami du directeur va à elle ; le régisseur prend la brochure au souffleur, et se met à la lire.

 

 

Scène V

 

LE RÉGISSEUR, L’AMI DU DIRECTEUR, MADEMOISELLE BOULINGRIN

 

L’AMI.

Ah ! voici l’adorable mademoiselle Boulingrin.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Tiens, vous êtes ici, vous ?

L’AMI.

Qu’avez-vous, non enfant ?

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Il y a que je suis furieuse !

L’AMI.

À cause de quoi ?

MADEMOISELLE BOULINGRIN

À cause de mon rôle.

L’AMI.

Le fait est que vous ne joue pas dans quelque chose de bien fameux, si j’en crois ce qu’on vient de me dire.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Il y a mademoiselle Coralie qui a des vers à réciter, pour quoi n’est-ce pas moi qui les dis ?

L’AMI.

Monsieur le régisseur !

LE RÉGISSEUR.

Monsieur ?

L’AMI.

Il paraît qu’il y a des vers à dire ; pourquoi n’est-ce pas mademoiselle Boulingrin qui les dit ?

LE RÉGISSEUR.

Ah !

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Il y a mademoiselle Olympe qui chante un rondeau, pour quoi n’est-ce pas moi qui chante le rondeau ?

L’AMI.

Monsieur le régisseur !

LE RÉGISSEUR.

Monsieur ?

L’AMI.

Il paraît qu’il y a un rondeau à chanter, pourquoi n’est-ce pas mademoiselle Boulingrin qui chante le rondeau ?

LE RÉGISSEUR.

Monsieur, nous avons une pièce où il y a un duel au troisième acte.

L’AMI.

Eh bien ?

LE RÉGISSEUR.

Voulez-vous que ce soit mademoiselle Boulingrin qui ait la scène du duel ? Combien voulez-vous qu’elle tue de personnes ?

L’AMI.

Monsieur, cela n’est pas répondre. Il faut absolument que mademoiselle Boulingrin dise les vers et chante le rondeau.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Moi, d’abord, si je suis entrée au théâtre, c’est pour me mettre en homme. Je veux me mettre en homme.

L’AMI.

Vous entendez, monsieur ?

LE RÉGISSEUR.

Laissez-moi, monsieur.

L’AMI.

Monsieur, il me semble qu’on devrait au moins avoir quelques égards.

LE RÉGISSEUR.

L’on ne peut pourtant pas.

L’AMI.

Si c’est de cette façon qu’on me remercie de ne me mêler en rien des affaires de théâtre...

LE RÉGISSEUR.

Eh ! qu’est-ce que vous faites donc ?

L’AMI.

Qu’est-ce que je fais, monsieur ? je vais me plaindre au directeur.

LE RÉGISSEUR.

Comme il vous plaira.

L’AMI.

Je vais me plaindre tout de suite, entendez-vous ?... Ne vous désolez pas, mon cher amour, vous vous mettrez en homme vous direz les vers, vous chanterez le rondeau.

Il sort très agité en brandissant sa canne.

 

 

Scène VI

 

LE RÉGISSEUR, MADEMOISELLE BOULINGRIN

 

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Est-ce que vous allez le laisser venir comme cela tous les jours dans les coulisses ?

LE RÉGISSEUR.

Comment voulez-vous que je l’empêche ?

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Moi, d’aboral, s’il vient des gens étrangers au théâtre, je romps mon engagement. Je suis venue ici pour travailler sérieusement.

LE RÉGISSEUR.

Commençons-nous, à la fin ! Où est Bernardet ?

Bernardet entre en costume de féerie.

LE MACHINISTE.

Le voici, monsieur.

 

 

Scène VII

 

LE RÉGISSEUR, MADEMOISELLE BOULINGRIN, BERNARDET

 

BERNARDET.

Si vous croyez que je consentirai à jouer avec ce costume jaune.

LE RÉGISSEUR.

Mais il vous va très bien.

BERNARDET.

Comme c’est amusant ! Moi qui m’attendais à jouer un général qui maudit sa fille, et voilà que l’on me force à débiter des calembredaines.

LE RÉGISSEUR.

Vous serez excellent ; vous les dites très bien.

BERNARDET.

Et comme ça tombe... Hier soir, il m’est arrivé des parents de province. À propos, je vous remercie des billets que vous m’avez donnés pour eux : une avant-scène les quatrièmes ! En se penchant beaucoup, on voit la tête de la contrebasse. Du reste, j’aime mieux cela ; des gens qui s’attendaient à me voir en général, ils vont me voir avec un costume jaune.

LE RÉGISSEUR.

Vous les ferez rire. Vous êtes très drôle.

BERNARDET.

Non, monsieur, je ne suis pas drôle.

LE RÉGISSEUR.

Si fait. Je ne sais quelle rage vous tient de vouloir jouer les rôles lugubres, vous qui êtes si bon dans les comiques.

BERNARDET.

Je ne suis pas bon dans les comiques, et je ne tiens pas à faire rire. C’est un trop mince mérite.

LE RÉGISSEUR.

Vous vous trompez. Il est plus difficile de faire rire que de faire pleurer.

BERNARDET.

Oh !

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Allons, commençons. Vous n’avouerez qu’il est temps.

LE RÉGISSEUR.

Oui, commençons. Allons, messieurs de l’orchestre, un petit air. Il y a longtemps que cela ne vous est arrivé. À vous, Bernardet, vous êtes le père. Mademoiselle Boulingrin, faites bien attention. Place au théâtre !

L’orchestre joue ; le régisseur va s’asseoir à droite. Mademoiselle Boulingrin remonte à gauche, Bernardet à droite.

MADEMOISELLE BOULINGRIN, descendant en scène.

Vous avez l’air soucieux, mon auguste père !

BERNARDET.

Il est permis d’avoir l’air soucieux le jour où l’on marie sa fille. Marier son enfant bien-aimée, voilà une chose importante ; cela est plus grave assurément que de passer la manche de son pourpoint ou de dire : Dieu vous bénisse ! à un voisin qui éternue.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Vous avez raison, mon père.

BERNARDET, au régisseur.

C’est ça que vous trouvez drôle ?

Impatience du régisseur. Continuant.

Donc, je vais te marier, et à qui suis-je forcé de te marier ? Voilà ce qui me tourmente. De toutes les princesses à qui la malignité d’une méchante fée a promis un vilain avenir, tu es certainement la plus malheureuse, ô ma fille ! c’est à toi que le plus déplorable avenir a été annoncé.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Comment cela, mon père ?

BERNARDET.

Ah ! s’il m’avait été permis de me choisir un gendre selon mon goût, j’aurais choisi un homme ayant une position sérieuse, un fort marchand de fer, par exemple, ou un restaurateur aimable, ou même... si un pareil rêve est permis à un simple mortel... un banquier... Sais-tu ce que c’est qu’un banquier, ma fille ? C’est un homme qui est en or... Est-ce qu’il est là, l’auteur ?...

LE RÉGISSEUR.

Non, il n’est pas là...

BERNARDET.

Eh bien, c’est de très mauvais goût à lui de dire du mal des banquiers.

LE RÉGISSEUR.

Il ne dit pas de mal des banquiers... il dit qu’ils sont en or. Je voudrais bien qu’on pût en dire autant des régisseurs.

BERNARDET.

Tout le monde saura ce qu’il y a là-dessous.

LE RÉGISSEUR.

Ne nous occupons pas de cela et continuons.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Oui, continuons ; je n’ai pas envie de rester ici jusqu’à une heure du matin.

BERNARDET.

La méchanceté de la fée qui a présidé à ta naissance m’a empêché de réaliser ce rêve. Elle a décidé que je te choisirais un mari dans une classe spéciale, et dans quelle classe ?...

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Mon père, j’épouserai celui que vous voudrez...

BERNARDET.

Cela est d’une fille obéissante...

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

À condition que celui que j’épouserai me permettra de garder près de moi le petit être que j’adore...

BERNARDET.

Tu adores un petit être !...

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Oui, votre jeune page... Couplet...

BERNARDET.

Couplet...

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Vous savez que nous avons été élevés ensemble, ô mon père ! et que j’ai passé avec lui les jours de mon heureuse enfance. Depuis, le pouvoir d’un vilain enchanteur nous avait séparés. Il se présente aujourd’hui une occasion de braver mon persécuteur et de faire revenir près de moi celui que j’aime, j’en profite.

BERNARDET.

Tu aimes Couplet tant que cela ?

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Plus encore, ô mon père ! Je présume que, dans la vie de ménage, il doit y avoir des moments assez difficiles à passer... Rien n’est alors agréable comme d’entendre fredonner un petit air qui vous met de bonne humeur... Si Couplet est près de moi, il m’en fredonnera autant que j’en pourrai désirer.

BERNARDET.

Mais ton mari trouvera peut-être singulier...

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Mon mari dira ce qu’il voudra... Je suis folle de Couplet, et je ne consentirai pas à ce qu’on nous sépare...

BERNARDET.

Tu forces les oreilles de ton père à entendre de singulières choses, ma fille.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

J’en suis tout à fait désolée, mais c’est une résolution bien arrêtée, mon père... Couplet ne me quittera pas ; vous pouvez l’annoncer de ma part à ceux qui veulent m’épouser...

BERNARDET.

Vous êtes une ingénue par trop à la mode, mademoiselle ma fille. Après tout, cela m’est égal... C’est l’affaire de ton mari et non la mienne.

On entend Olympe qui fredonne.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

L’entendez-vous votre joli page ?

Entre Olympe en costume du page Couplet.

Regardez comme il est gentil !

 

 

Scène VIII

 

LE RÉGISSEUR, MADEMOISELLE BOULINGRIN, BERNARDET, OLYMPE

 

OLYMPE.

Oh ! ma princesse adorée !

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Oh ! mon Couplet bien-aimé !

OLYMPE.

Air de Bataclan.

Nous allons donc comme autrefois, ma belle,
Sur des airs gais soupirer nos amours.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Chante, Couplet, ta chanson me rappelle
Les jours anciens, les plus beaux de mes jours.

ENSEMBLE.

Heureux souvenir
De l’enfance,
Je sens revenir
L’espérance ;
Ta chanson me plaît,
Je t’adore,
Mon joli Couplet,
Chante encore.

BERNARDET.

Il est charmant, je ne dis pas le contraire... Mais pourquoi ne dit-il pas les choses tout uniment au lieu de chanter

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

C’est à cause de cela que je l’aime ! Ô mon joli Couplet !

OLYMPE.

Oh ! ma princesse adorée !

BERNARDET.

Il me semble, ma fille, que vous pourriez au moins épargner aux regards de votre vertueux père le spectacle de vos extravagances.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Oh ! mon père !

BERNARDET.

Suspendez un peu votre duo, qui n’est pas trop vilain du reste, je dois en convenir... et parlons des prétendants parmi lesquels je suis obligé de choisir. Il y en a un, selon moi, qui me paraît avoir des titres sérieux.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Qui donc ?

BERNARDET.

Maxime ou Maurice, je ne sais plus au juste. Enfin la grande pièce.

OLYMPE, à part.

Mon ennemi le plus acharné !

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Mon père !

BERNARDET.

Quoi ! ma fille chérie !

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Je ne veux pas l’épouser.

BERNARDET.

Et pourquoi cela, s’il te plaît ?

MADEMOISELE BOULINGRIN.

L’enchanteur dont je vous parlais, le méchant enchanteur qui nous a séparés, c’est lui !

BERNARDET.

Ma fille, il ne convient pas de repousser les gens si brusquement, surtout quand ils ont du mérite. Maurice n’en manque pas, il s’en faut. Tu ne veux pas l’épouser, cela te regarde. On peut cependant choisir plus mal. Le jour où tu serais entrée dans sa maison, il l’aurait pu dire, sans doute, des choses qui ne l’auraient pas déplu : « C’est ici, t’aurait-il dit, que Marguerite Gautier est morte ; c’est ici que Marco s’est bien portée ; c’est ici qu’une main vigoureuse et loyale a terrassé Olympe. »

OLYMPE.

Je ne vous dis pas le contraire ; mais une fois qu’il aurait dit cela, et deux ou trois choses encore, qu’est-ce qu’il lui resterait à dire ?

Air.

Le genre qu’ici l’on vous vante
Me semble un cheval merveilleux,
Tête fine, jambe élégante,
Large poitrail, jarrets nerveux.
Il irait de Paris à Rome,
Ventre à terre, sans s’arrêter,
C’est un cheval parfait en somme,
Mais il faut savoir le monter.
À Rome, il irait ventre à terre ;
C’est un cheval, sans le vanter,
Comme lequel on n’en voit guère,
Mais il faut savoir le monter.

BERNARDET.

Cela est plein de justesse, mon joli page.

OLYMPE.

Alors, je continue...

BERNARDET.

Tu vas encore chanter un petit air ?

OLYMPE.

Non, vous n’y êtes plus habitué, il ne faut pas forcer la dose. Je continue, mais en parlant : de deux choses l’une, ou Maurice ne saura pas le monter, ce cheval, et alors, si vous lui donnez votre fille, elle n’aura pas de quoi acheter des robes.

BERNARDET.

Oui, mais s’il sait monter, Maurice ; si la grande pièce est bonne...

OLYMPE.

Si la grande pièce est bonne, savez-vous ce qui arrivera ?

BERNARDET.

Non.

OLYMPE.

Il arrivera que, le jour où vous lui offrirez main de votre fille, Maurice vous demandera une prime.

BERNARDET.

Tu crois ?

OLYMPE.

J’en suis sûr. La première fois que vous l’inviterez à diner, Maurice vous demandera une prime.

BERNARDET.

Encore ?

OLYMPE.

Il vous demandera une prime le jour où il baisera la main de votre fille.

BERNARDET.

Oh ! oh !

OLYMPE.

Une prime le jour où il lui prendra la taille.

BERNARDET.

Oh ! oh !

OLYMPE.

Une prime le jour...

BERNARDET.

Holà ! mon page !

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Mon père, je vous supplie de ne pas me contraindre à ce mariage.

BERNARDET.

En vérité, ma fille ?

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Je ne veux pas épouser un homme qui a tant de goût pour les primes.

BERNARDET.

Le fait est que cela mérite réflexion.

OLYMPE.

Nous sommes sauvés !

BERNARDET.

Allons, allons, cela ne modifie en rien mon opinion. Maurice a des qualités, cela est incontestable ; il est incontestable aussi qu’il ne ferait qu’une bouchée de la dot de la princesse.

OLYMPE.

En voilà déjà un dont nous sommes débarrassés.

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Oh ! mon bon petit père, que vous êtes gentil !

OLYMPE.

Air.

Un bon mariag’, n’en doutons point,
S’ra la fin d’ cette comédie ;
Pour le forcer, vite, au besoin,
Embrassons-nous dans tous les coins.
Ah ! j’ t’aimons tant, j’ te donn’ tant d’ baisers,
Qu’il faudra bien qu’on nous marie ;
J’aimons tant, j’ le donn’ tant d’ baisers,
Qu’on n’ pourra pas nous l’ refuser.

Entre Coralie. Olympe et mademoiselle Boulingrin dansent sur la reprise des deux derniers vers.

 

 

Scène IX

 

LE RÉGISSEUR, MADEMOISELLE BOULINGRIN, BERNARDET, OLYMPE, CORALIE

 

CORALIE.

Ah ! qu’est-ce que c’est que cela ? qu’est-ce qu’il chante le misérable ? Qu’est-ce que c’est que cet abominable patois ?

OLYMPE.

Comment, abominable patois. Ce sont des vers.

CORALIE.

Des vers, cela ? Tu appelles cela des vers ?

OLYMPE.

Sans doute.

CORALIE.

Mais ils sont horriblement faux, tes vers. Ils sont écrits dans une langue qui n’existe pas.

À mademoiselle Boulingrin.

Comment de l’avez-vous pas remarqué ? En vérité, princesse, vous avez des yeux qui valent mieux que cela ?

OLYMPE.

Qui donc es-tu pour me parler ainsi ?

CORALIE.

Je suis la pièce en vers.

OLYMPE.

Ah ! ah ! la jolie pièce en vers.

BERNARDET.

Et tu viens pour épouser ma fille ?

CORALIE.

Je viens au moins pour lui dire que je l’aime ! Donnez-moi la main un instant, et écoutez-moi !

MADEMOISELLE BOULINGRIN

Écouterai-je, papa ?

BERNARDET.

Écoute, ma fille.

CORALIE.

Si vous aimez les vers, moi, je puis vous en dire,
J’en sais de fort jolis où l’on parle d’amour ;
Les mots qui font pleurer, les mots qui font sourire,
Se mêlant sur ma lèvre, y chantent tour à tour.

Je m’occupe fort peu de tout ce qu’à la ronde
L’homme fait et défait ; mon cœur n’a qu’un désir,
Il lui faut de l’amour, n’en fût-il plus au monde :
Je suis fait pour aimer, pour chanter et mourir.

Jamais dans son trésor, plongeant ses mains tremblantes,
Avare n’en tira plus de rares bijoux,
Que de ce cœur gonflé de larmes enivrantes,
Je ne puis, moi, tirer de tendresse pour vous !

Demandez-m’en beaucoup, ma fortune est de celles
Qu’on jette à tous les vents sans les pouvoir user ;
Rien n’en saurait tarir les sources éternelles,
Mon trésor est immense et ne peut s’épuiser.

Voilà des vers rythmés selon le mode antique,
Et qui, sur leurs six pieds, se peuvent tenir droits ;
La langue que je parle est la langue classique,
Que les dieux, dans le ciel, ont parlée autrefois.

Mais, celle qui l’écorche, en quoi ressemble-t-elle
Au langage divin ? Quand ils disaient tout bas
À la blonde Vénus qu’ils la trouvaient bien belle,
Les dieux ne parlaient pas comme des Auvergnats.

Ces rimes ne sont pas d’une richesse extrême,
Et je parlerais mieux, certes, si j’écrivais :
Au moins, je n’ai pas dit : J’ t’aimons, pour je vous aime,
Quand on parle d’amour, il faut parler français.

OLYMPE.

Parler français, tu m’en crois incapable ?

CORALIE.

Oui, parfaitement.

Air : Rondeau des Deux Maîtresses.

OLYMPE.

L’arrêt est dur ; me faut-il faire un crime
D’un joli trait mis dans un vers boiteux ?
Proscriras-tu pour une pauvre rime
Tous les refrains chantés par tes aïeux ?
Un pied de plus ou de moins, que m’importe !
Un pied de plus de fait pas le bonheur.
Mes vers boiteux, grâce à l’air qui les porte,
Charment l’oreille et vont parfois au cœur ;
On me méprise aujourd’hui, l’on me raille :
Des couplets, fi ! des flonflons, ôtez-les...
Ôtez-les donc ; au jour de la bataille,
On vous regrette, ô mes pauvres couplets !
Le public gronde et l’auteur désespère :
Ah ! se dit-il, si j’avais seulement,
Pour conjurer cette grosse colère,
Un couplet bête et chanté chaudement !
Je saurais bien, si j’en prenais la peine,
Parler aussi, pour dépeindre l’amour
D’un cœur gonflé comme une caisse pleine,
Et de ces mots qui chantent tour à tour !
Mais, tu l’as dit, je suis peu littéraire,
Ma Muse, à moi, fait fort peu d’embarras,
Je dis aux gens à qui je cherche à plaire :
« Amusez-vous, messieurs, n’admirez pas ;
Je suis couplet, je ne suis pas poème,
Je ne veux pas qu’on dorme en m’écoutant ;
Si j’ dis parfois, j’ t’aimons pour je vous aime,
J’ai l’air d’aimer, c’est le point important. »
Ceci chanté, je t’accorde, mon maître,
Que, près des tiens, mes vers sont fort mauvais ;
Mais on sourit quand on me voit paraître,
Je m’en contente ; ai-je parlé français ?

LE RÉGISSEUR.

Allons, voilà une scène qui ne marche pas trop mal.

BERNARDET.

Ah ! vous trouvez qu’elle ne marche pas trop mal, vous, la scène ?

LE RÉGISSEUR.

Dame ! il me semble.

BERNARDET.

Avez-vous remarqué, moi, ce que j’ai dit depuis l’entrée de mademoiselle ?

LE RÉGISSEUR.

Vous avez dit ce que vous aviez à dire.

BERNARDET.

Je n’ai rien dit du tout. Qu’est-ce que je fais-là ? J’ai un costume jaune et je ne dis rien ! J’aime autant ne pas être en scène. Je m’en vais.

LE RÉGISSEUR.

Voyons, Bernardet.

BERNARDET.

Un costume jaune, et rien à dire ! C’est trop fort, en vérité, c’est trop fort !

LE RÉGISSEUR.

Voyons, Bernardet, avez-vous signé un engagement, oui ou non ?

BERNARDET.

Vous avez raison, j’ai signé, je suis à votre merci ; vous auriez pu me le rappeler moins cruellement. Mais c’est vrai, j’y suis, je me résigne. Vous pouvez me faire faire ce que vous voulez. Voulez-vous que je fasse la cuisine ?

LE RÉGISSEUR.

Je ne veux pas que vous fassiez la cuisine ; je veux tout bonnement que vous jouiez votre rôle. Enchaînons, enchaînons ! Après le rondeau, c’est la scène entre les trois femmes, celle qui explique tout. Nous n’avons pas besoin de la répéter, n’est-ce pas, mesdemoiselles ? c’est celle que vous avez répétée pendant que je n’étais pas là ?

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Oui, monsieur,

LE RÉGISSEUR.

Vous en êtes bien sûres de cette scène-là ?

CORALIE.

Très sûres.

LE RÉGISSEUR.

Enchaînons alors la scène qui vient après, c’est la scène de la pièce à spectacle ; dans celle-là, le dialogue est ce qu’il y a de moins important... il n’y a que de la danse... Où sont les danseuses ?

OLYMPE.

Elles répètent au grand foyer.

LE RÉGISSEUR.

Bien ! Qu’est-ce qu’il y a après ? Regardez le manuscrit, M. Gobert...

GOBERT.

Après, il y a une ligne de la main de l’auteur.

LE RÉGISSEUR.

Qu’est-ce qu’elle dit, cette ligne ?

GOBERT.

Elle dit : « Ici, il y aura un joli couplet. »

LE RÉGISSEUR.

Et après ?

GOBERT.

Après, il y a trois pages en blanc.

LE RÉGISSEUR.

Nous voilà bien ! Passez-moi cela.

Il prend le manuscrit.

Et l’auteur qui n’est pas là !... Où est-il l’auteur ?

BERNARDET.

Je ne sais pas, moi !

LE RÉGISSEUR.

Qui est-ce qui a vu l’auteur ?... Bernardet, avez-vous vu l’auteur ?

BERNARDET.

Faut-il aller chercher l’auteur ?

LE RÉGISSEUR.

Mais, non...

OLYMPE.

Moi je l’ai rencontré dans l’escalier ; mais quelqu’un qui sortait de la Bourse a couru après lui et lui a dit : « Tu sais qu’on décroche 69. » Il a répondu : « Ah ! si on décroche 69, il y a quelque chose à faire. » Et il est parti.

LE RÉGISSEUR.

Nous voilà bien ! nous voilà bien ! Passons à la dernière scène, au moins ; pour le reste, nous attendrons l’auteur... voyons la dernière scène... Bernardet, vous prenez mademoiselle Boulingrin dans vos bras, vous lui dites : « Choisis toi-même, ma fille ! » Et vous l’embrassez.

BERNARDET.

Ça, je veux bien !

MADEMOISELLE BOULINGRIN.

Eh ! monsieur...

BERNARDET.

Il n’y a pas de eh ! monsieur... c’est dans mon rôle, j’ai à vous dire : « Choisis toi-même, » et à vous embrasser, je vous dis : « Choisis toi-même, » et je vous embrasse.

Il l’embrasse plusieurs fois de suite ; entre l’ami du directeur.

 

 

Scène X

 

LE RÉGISSEUR, MADEMOISELLE BOULINGRIN, BERNARDET, OLYMPE, CORALIE, L’AMI DU DIRECTEUR

 

L’AMI.

Oh ! oh ! qu’est-ce que cela veut dire ?

LE RÉGISSEUR.

Tien si vous voilà revenu, vous ?

L’AMI.

Il avait été stipulé que personne n’embrasserait mademoiselle Boulingrin.

LE RÉGISSEUR.

Vous ne pouvez pourtant pas empêcher...

L’AMI.

J’empêcherai très bien, au contraire... Ah ! M. Bernardet, c’est fort mal à vous, moi qui, avant-hier, vous ai mené dîner au Café Anglais...

BERNARDET.

Par exemple !...

L’AMI.

Si c’est pour me remercier...

BERNARDET.

Mon rôle n’est déjà pas trop bon, si on me coupe cet effet là, je ne joue pas la scène...

L’AMI.

Vous la jouerez ou vous ne la jouerez pas, ça m’est égal ; ce que je sais bien ; c’est que mademoiselle Boulingrin ne la jouera pas.

LE RÉGISSEUR.

Mais, notre prologue ?...

L’AMI.

Je m’en moque bien de votre prologue !... Si vous avez à dire au public que vous lui jouerez de jolies pièces, dites-le lui tout uniment ; il n’est pas nécessaire de faire embrasser mademoiselle Boulingrin pour cela...

BERNARDET.

Alors, il n’y a pas de prologue possible. Je vais ôter mon costume jaune.

LE RÉGISSEUR.

Mais, si fait...

On entend la cloche du théâtre.

Il n’est plus temps, on va commencer la représentation ; allons, mesdames, enchaînons au moins le couplet au public, et chantons-le chaudement.

CHŒUR.

Public indulgent,
Puisses-tu souvent
Nous honorer de ta présence !
De cent façons,
Nous tâcherons
De mériter ta préférence.

OLYMPE.

Air de madame Garcin.

Soyez cléments, sachez que ce prologue,
Interrompu dès qu’il veut commencer
Par un monsieur qui hurle comme un dogue,
Au dénouement vous devait annoncer
Que désormais, ici, l’on doit s’attendre
À toujours rire, à tout trouver parfait ;
En l’écoutant, eussiez-vous pu comprendre
Que pour cela le prologue était fait ?

Reprise du chœur. Le rideau baisse.

PDF