Une Exécution (Henry BECQUE)

Comédie en un acte.

Non représentée.

 

Personnages

 

LE MAIRE

L’EMPLOYÉ DE LA GARE

TABOURET

ROBINEAU

GROS-JEAN

JUSTIN, personnage muet

 

À la gare d’une petite ville.

 

 

Scène première

 

LE MAIRE, UN EMPLOYÉ DE LA GARE

 

L’EMPLOYÉ.

Bonjour, monsieur le Maire.

LE MAIRE est entré précipitamment.

Bonjour, mon ami. Donnez-moi une place pour Paris.

L’EMPLOYÉ.

Est-ce que vous nous quittez, monsieur le Maire ?

LE MAIRE.

Donnez-moi une place pour Paris. Quatre heures cinq, l’heure du train ?

L’EMPLOYÉ.

Quatre heures cinq, oui, monsieur le Maire. Vous savez que ce train-là est express et qu’il n’y a que des premières.

LE MAIRE, à lui-même.

Non, je ne le savais pas. Comment, ce mauvais drôle voyagera en première classe, quand je ne prends jamais que des secondes ! Écoutez, mon ami. Cette place que je vous demande, elle n’est pas pour moi. Elle est destinée... à un subalterne. Est-ce qu’on ne pourrait pas...

L’EMPLOYÉ.

On pourrait mettre M. Justin avec les bestiaux, ce serait encore trop bon pour lui.

LE MAIRE.

Donnez-moi une première pour Paris, et dites-moi ce que je vous dois.

L’EMPLOYÉ.

Bien, monsieur le Maire.

Il va au guichet et en revient avec un billet.

49 fr. 95.

LE MAIRE.

Les voici.

L’employé le quitte.

49 fr. 95 de fichus.

 

 

Scène II

 

LE MAIRE, TABOURET

 

TABOURET, entrant.

Bonjour, monsieur le Maire.

LE MAIRE.

Je vous salue, monsieur Tabouret.

TABOURET, allant de droite à gauche.

Vous allez à Paris, monsieur le Maire ?

LE MAIRE.

Non, monsieur Tabouret, non, je ne vais pas à Paris. J’attends Justin, si vous voulez le savoir, pour le mettre en chemin de fer.

TABOURET.

C’est aujourd’hui que Justin quitte le pays ?

LE MAIRE.

C’est aujourd’hui.

TABOURET.

Par l’express de quatre heures cinq ?

LE MAIRE.

Par l’express de quatre heures cinq.

TABOURET.

Je le savais, et d’autres que moi le savent bien aussi qui voudront peut-être lui dire adieu, à M. Justin. Histoire de s’amuser en société !

LE MAIRE.

Approchez, monsieur Tabouret, et écoutez-moi. Je ne défends pas Justin, je n’ai pas besoin de vous le dire. Je connais sa conduite mieux que personne. D’abord il a rossé le garde champêtre...

TABOURET.

Oh ! ce n’est pas ce qu’il a fait de plus mal.

LE MAIRE.

Pardon. C’est ce qu’il a fait de plus mal à mes yeux. Ensuite il a détourné des femmes de leurs devoirs...

TABOURET.

Oh ! je lui pardonnerais encore ça.

LE MAIRE.

Je vous crois, vous êtes célibataire. Enfin, d’honnêtes commerçants, je me sers à dessein de ces mots pour ne pas envenimer la question, d’honnêtes commerçants ont ouvert à Justin des crédits considérables... Qu’est-ce qu’il vous doit ?

TABOURET.

Deux cent soixante-dix francs soixante-dix.

LE MAIRE.

Deux cent soixante-dix francs soixante-dix à un cafetier !... ont ouvert à Justin des crédits considérables, sans que cette situation ait paru le préoccuper une minute. Bref, c’est le dernier des chenapans. Il y a trois mois, on voulait le nommer conseiller municipal ; mais le vent a tourné depuis et ses électeurs sont venus me prier de le renvoyer du pays. J’ai fait appeler Justin dans mon cabinet ; il a compris tout de suite – car il est très intelligent, ne l’oubliez pas – qu’il a exploité tout le monde ici, et que, sous ce rapport, sa ville natale ne lui offrait plus aucune ressource. Il s’en va. Il se rend à Paris. Ce n’est pas un bien joli cadeau que nous faisons à Paris, mais c’est un grand débarras pour nous. Eh bien, je demande à mes administrés et au besoin je leur commande de laisser ce garçon partir tranquillement, et de m’épargner un charivari, lequel charivari colporté à la Préfecture, dénaturé par une presse hostile, prendrait aussitôt, à une époque de transition comme la nôtre, un caractère révolutionnaire.

TABOURET.

Ma foi, monsieur le Maire, je ne vous promets rien. Ce n’est pas vous qui me rembourserez quand Justin ne sera plus là. Vous conviendrez que c’est dur d’être refait de près de trois cents francs par un polisson et de le regarder partir les bras croisés.

LE MAIRE.

Réfléchissez, monsieur Tabouret. Vous agirez comme vous l’entendrez, mais prenez garde aux conséquences.

 

 

Scène III

 

LE MAIRE, ROBINEAU

 

ROBINEAU, entrant.

Monsieur le Maire se porte bien ?

LE MAIRE.

Très bien, Robineau, très bien. Qu’est-ce que vous venez faire ici ?

ROBINEAU, bas, en souriant.

Je viens voir.

LE MAIRE.

Voir quoi ?

ROBINEAU.

Savez-vous que Justin quitte le pays aujourd’hui, par le train de quatre heures cinq ?

LE MAIRE.

Je le sais. Après ?

ROBINEAU.

Je viens voir.

LE MAIRE.

Vous me l’avez dit. Quoi voir ?

ROBINEAU.

Il paraît qu’on veut lui faire un mauvais parti, à Justin.

LE MAIRE.

Qui on ?

ROBINEAU.

Tabouret et quelques autres.

LE MAIRE.

Et vous, Robineau, est-ce que vous en êtes ?

ROBINEAU.

Vous ne le pensez pas, monsieur le Maire. Je suis tailleur mais je ne suis pas batailleur.

Il rit.

LE MAIRE, après l’avoir regardé sévèrement.

Dans ce cas, Robineau, vous avez bien fait de venir. J’attends Gros-Jean, le garde champêtre. Nous serons trois, s’il arrivait quelque chose.

ROBINEAU.

Non, monsieur le Maire, non. Ne me mêlez pas à cette affaire-là. Je suis venu pour voir, pas autre chose.

LE MAIRE.

Dites-moi, Robineau, vous êtes un homme raisonnable, un esprit pondéré, j’aime beaucoup causer avec vous. Si vous pouviez vous guérir de cette infirmité...

ROBINEAU.

Une infirmité ! Laquelle ?

LE MAIRE.

J’appelle ainsi, Robineau, votre déplorable passion pour le calembour.

Robineau rit.

Parlez-moi franchement. Que pensez-vous de Justin ?

ROBINEAU, avec importance.

Eh ! eh !

LE MAIRE.

Oui, n’est-ce pas ?

ROBINEAU, de même.

Il y a beaucoup de choses à dire de ce garçon.

LE MAIRE.

Beaucoup de choses, c’est aussi mon avis.

ROBINEAU.

Des qualités et des défauts.

LE MAIRE.

Le pour et le contre.

ROBINEAU.

Justin ira peut-être très loin, s’il n’est pas arrêté.

LE MAIRE.

Arrêté ! Comment l’entendez-vous ? Arrêté par les circonstances, ou bien arrêté...

ROBINEAU.

Les deux sont possibles.

LE MAIRE.

Les deux sont possibles, je pense entièrement comme vous. Encore un mot. Qu’est-ce qui a perdu Justin ?

ROBINEAU.

Le billard.

LE MAIRE.

Le billard !

ROBINEAU.

Le billard.

LE MAIRE.

J’entends bien. Le billard Je n’aurais pas cru que le billard pût avoir d’aussi funestes conséquences. Tout pesé, Robineau, vous êtes plutôt indulgent pour Justin.

ROBINEAU.

Certainement.

LE MAIRE.

Est-ce qu’il vous devait quelque chose ?

ROBINEAU.

Pas un sou.

LE MAIRE.

J’aperçois Gros-Jean qui me cherche. Au revoir, Robineau.

ROBINEAU.

Au revoir, monsieur le Maire.

 

 

Scène IV

 

LE MAIRE, GROS-JEAN

 

LE MAIRE.

Eh bien, Gros-Jean ?

GROS-JEAN.

Justin approche.

LE MAIRE.

Ah ! Qu’est-ce qui s’est passé ?

GROS-JEAN.

Rien, monsieur le maire.

LE MAIRE.

Rien ?

GROS-JEAN.

Rien.

LE MAIRE.

Tabouret est ici ; les autres ?

GROS-JEAN.

Les autres seront restés chez eux.

LE MAIRE.

Vous n’avez rencontré personne ?

GROS-JEAN.

Personne.

LE MAIRE.

Pas de cris, pas de pierres ?

GROS-JEAN.

Non, monsieur le Maire.

LE MAIRE.

Eh bien, Gros-Jean, nous en serons quitte pour la peur.

GROS-JEAN.

Je ne sais pas si je dois dire à monsieur le Maire...

LE MAIRE.

Allez donc, Gros-Jean, parlez donc.

GROS-JEAN.

Lorsque Justin est arrivé à la Petite-Place, il a levé la tête ; on a ouvert une fenêtre et on lui a jeté un bouquet.

LE MAIRE.

Un bouquet ! Vous êtes bien sûr ?

GROS-JEAN.

Oui, monsieur le Maire.

LE MAIRE.

Allons, bon ! il reçoit des bouquets maintenant ! Il est bien temps qu’il s’en aille. Qui est-ce qui demeure à la Petite-Place ? Ce bouquet-là ne peut venir que d’une femme ou d’un anarchiste.

Entre Justin, une pratique de petite ville ; il est inquiet et goguenard à la fois ; il tient de la main droite une valise et une queue de billard ; de la main gauche un bouquet.

GROS-JEAN.

Justin est là.

LE MAIRE.

Laissez-nous ensemble, Gros-Jean. Tabouret se cache dans quelque coin, trouvez-le et empêchez-le d’approcher.

GROS-JEAN.

Oui, monsieur le Maire.

 

 

Scène V

 

LE MAIRE, JUSTIN

 

LE MAIRE.

Voici ta place pour Paris, mon garçon. Une première, tu ne te plaindras pas. Moi qui ne dois rien à personne, je ne prends jamais que des secondes. Voici de plus un billet de cent francs ; je ne veux pas que tu débarques là-bas sans un sou dans ta poche. Quand cet argent sera mangé, si tu n’as pas trouvé des moyens d’existence, ne m’écris pas pour en avoir d’autre, ce serait absolument inutile.

L’EMPLOYÉ, revenant.

Les voyageurs pour Paris, en voiture, en voiture !

Justin fait un mouvement.

LE MAIRE, le retenant.

Tu as le temps. Je voudrais pouvoir te dire que tu emportes l’estime de tes compatriotes, mais tu ne me croirais pas. Tu emportes leur argent, oui, leur estime, non. Fais fortune, la considération te reviendra. Tu as de l’aplomb, tu mens avec assurance, ce ne sont pas les scrupules qui t’étouffent si tu peux trouver à entrer dans les affaires, je crois que c’est là où tes qualités seront à leur place.

L’EMPLOYÉ, revenant.

Les voyageurs pour Paris, en voiture, en voiture !

Justin fait un mouvement.

LE MAIRE, le retenant.

Tu as le temps. Qu’est-ce que je demande ? Que tu travailles et que tu gagnes ta vie honorablement. Mais vraiment si c’est dans ta nature de duper tout le monde, tâche au moins que ça te profite et que ça te conduise à quelque chose. Je t’attends, pour te juger définitivement, à ta conduite avec moi. Cent francs que je viens de te remettre et cinquante de ton voyage, total cent cinquante francs qui seront sortis de ma caisse. Je ne te les réclamerai jamais ; mais dans un an ou dans dix, tu me trouveras toujours là pour rentrer dans mes débours. Maintenant, mon garçon, en route, et ne manque pas le train, si c’est possible.

Il pousse Justin vers la barrière ; Justin disparaît ; on entend le train qui part quelques instants après.

LE MAIRE, s’épongeant.

Ouf ! Voilà une affaire faite. J’avais peur d’une journée !

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