Une Dame de l’Empire (Jacques-François ANCELOT - Nicolas-Paul DUPORT)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 17 mars 1834.

 

Personnages

 

GUSTAVE DE SAVERNY, fils d’émigré

DUCROC, administrateur en chef de la Chancellerie

UN DOMESTIQUE

MADELEINE GORJU, femme d’un général

LA MARQUISE DE VALLOMBREUSE

LOUISE DE FERRIÈRE, femme de chambre

 

L’action se passe en 1805.

 

La scène est dans un hôtel de la marquise, à Paris, faubourg Saint-Germain.

 

 

Scène première

 

LOUISE, seule

 

Elle est assise près de la table, et tient une lettre ouverte. Elle lit.

« Ma chère enfant, j’ai reçu la somme que vous m’avez envoyée, et je vous en remercie bien. Je vois pourtant avec peine que vous vous priviez de vos petites économies pour venir au secours de la pauvre vieille servante qui vous a élevée ; et quand je pense, moi qui vous ai vue naître, que vous êtes réduite, pour vivre, à être femme de chambre à Paris, je ne peux pas vous dire le chagrin que j’éprouve. » Bonne Catherine ! « Restée seule sur la terre après la mort de votre malheureux père, vous n’avez pas voulu demeurer plus longtemps avec moi qui ne peux plus gagner ma vie. Vous avez trouvé à vous placera Paris ; mais, je vous en prie, cachez toujours bien votre nom ! qu’on ne soupçonne pas que le malheur des temps a fait tomber si bas une noble demoiselle ! je prendrai la liberté de vous répéter ce que je vous disais dans ma dernière lettre. La femme de ce général, dont le nom est si souvent cité dans les bulletins qu’on nous lit quelquefois à la veillée, vous avait témoigné de l’amitié quand elle a passé par notre village, il y a trois ans ; elle est peut-être à Paris ; tachez de la rencontrer, elle pourra vous être utile. » Excellente femme !... elle ne songe qu’à sa petite Louise ; elle s’afflige de ma situation... et pourtant elle ne la connaît pas tout entière !... Plaise à Dieu qu’elle ne devienne pas plus mauvaise !... Ce Monsieur Gustave de Saverny, il est bien aimable ; ses manières avec moi sont si obligeantes et si douces !... Ah ! tâchons de n’y plus penser, et surtout prenons garde que la marquise de Vallombreuse ne soupçonne ce que je crois avoir deviné !... les desseins qu’elle a formés sur lui... U me faudrait quitter cette maison, et où irais-je ? Cette protectrice dont Catherine me parle, où la trouver ?... On vient... C’est Monsieur de Saverny !...

 

 

Scène II

 

LOUISE, GUSTAVE, entrant par le fond

 

GUSTAVE, à part.

Elle est seule !...

Haut.

C’est vous, mademoiselle Louise ! ah ! combien je me sais gré de l’heureuse inspiration qui m’a fait devancer l’heure du bal !...

LOUISE.

Madame la marquise est encore au Te Deum qu’on chante à Notre-Dame pour la victoire d’Austerlitz ; comment se fait-il, monsieur, que vous n’y ayez pas assisté avec elle ?

GUSTAVE.

J’ai trouvé moyen de m’en dispenser, et puisque j’ai le bonheur de vous rencontrer ici, je ne me plaindrai pas de son absence.

LOUISE.

Mais elle se plaindra sans doute de la vôtre.

GUSTAVE.

Dois-je donc me tenir toujours à ses côtés ? J’ai vingt-deux ans, mademoiselle Louise, l’instant est venu de m’émanciper.

LOUISE.

Je ne pense pas que ce soit l’avis de Madame la marquise.

GUSTAVE.

Prétendrait-elle me traiter encore en petit garçon ?

LOUISE.

Oh ! non, certainement ! mais aux termes où vous en êtes avec elle...

GUSTAVE.

Que voulez-vous dire ?

LOUISE.

N’est-il pas question d’un mariage ?

GUSTAVE.

Un mariage !... avec Madame de Vallombreuse !... Bonté divine !... qui a pu vous faire croire...

LOUISE.

Ce que j’ai entendu dire aux habitués de l’hôtel, quelques mots échappés à madame...

GUSTAVE.

Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’elle prétendrait ?... Oh ! non...

LOUISE.

Vous l’ignoriez ?

GUSTAVE.

En voilà la première nouvelle !... Et la preuve, tenez, c’est la manière dont je l’ai connue à Londres dans l’émigration.

Air : Il me faudra quitter l’empire.

Orphelin, et sous la tutelle
D’un vieil abbé, mon digne précepteur,
Je fus par lui conduit chez elle ;
Elle accueillit d’un sir flatteur
Ma simplicité, ma candeur.
Elle lui dit, voyant mon air timide,
Je veux former votre élève chéri,
Je veux en faire un jeune homme accompli !...
Se pourrait-il, hélas ! que la perfide
N’en voulut faire qu’un mari ?

LOUISE.

Je m’étonne que voua ne vous en soyer pas aperçu.

GUSTAVE.

Je ne me méfiais de rien !... Depuis un mois que je suis arrivé à Paris, où voilà quatre ans quelle est rentrée, je prenais en patience le pédantisme de son salon aristocratique et sa prétention de m’apprendre les belles manières. J’étais reconnaissant de l’intérêt qu’elle me témoignait... mais, plus j’y pense, moins je peux partager vos idées à ce sujet. Vous êtes dans l’erreur.

LOUISE.

Je sois sûre que madame se croit aimée.

GUSTAVE.

Aimée d’amour !... cela n’est pas possible.

LOUISE.

Pourquoi non ? Pendant longtemps elle a obtenu de nombreux et brillants hommages.

GUSTAVE.

Mais les années sont venues y mettre un terme.

LOUISE.

Voilà ce qu’elle ne soupçonne pas.

GUSTAVE.

Son miroir a dû le lui dire.

LOUISE.

Il paraît qu’elle ne l’a pas cru. Chaque jour, elle accuse la société d’avoir perdu ses plaisirs, et les hommes d’avoir renoncé au bon goût. Son cœur lui parle aujourd’hui pour vous, et elle n’imagine pas qu’il puisse y avoir autre chose que du bonheur et de l’amour dans ce que vous éprouverez quand elle vous fera l’aveu de ses projets.

GUSTAVE.

Tout cela pourrait être vrai, si elle n’était pas venue au monde vingt ans trop tôt.

LOUISE.

Elle l’oublie.

GUSTAVE.

Mais moi, je m’en souviens.

LOUISE.

Elle essaiera de vous faire perdre la mémoire.

GUSTAVE.

Détrompez-vous, mademoiselle Louise ; la bonté de Madame de Vallombreuse pour moi est toute maternelle. Je ne veux point croire à des projets qui me rendraient plus malheureux encore que je ne le suis ; car, vous ne pouvez pas l’ignorer, ai la reconnaissance m’amène chaque jour chez la marquise, j’y suis eu même lents attiré par un motif plus puissant et plus doux.

LOUISE.

Monsieur.

GUSTAVE.

Vingt fois mes regards ont dû vous révéler ce qui se passe dans mon cœur.

LOUISE.

Assez, monsieur, je vous en prie !... je me dois à moi-même, je me dois à ma maîtresse...

GUSTAVE.

Votre maîtresse !... ce mot me fait mal dans votre bouche ! vous qui sembler plutôt née pour donner des ordres que pour en recevoir.

LOUISE.

Je ne suis qu’une femme de chambre... c’est en me résignant à ma position que je m’y ferai respecter. Quelle que soit la cause de mon état présent, ma situation, la vôtre m’obligent a vous interdire pour toujours un semblable langage.

GUSTAVE.

Il n’est que trop vrai : fils de parents émigrés, je n’ai point de fortune à vous offrir ; j’attends tout tic la protection de Madame de Vallombreuse !... Mais si quelque jour...

LOUISE.

Qu’il ne soit plus question de cela, je vous eu conjure, ou vous me contraindrez à sortir de cette maison, à rester sans asile, sans existence.

GUSTAVE.

Que dites-vous ?

LOUISE.

Tel serait mon sort... J’en appelle à votre générosité... choisissez, ou votre oubli, ou ma misère.

GUSTAVE.

Oh ! alors, je vous oublierai, mademoiselle !... Je vous aime tant que, pour vous oublier, puisqu’il le faut, je serai capable de tout ! de devenir mauvais sujet, de me jeter dans toutes les folies, toutes les dissipations.

LOUISE.

Y pensez-vous ?

GUSTAVE.

Je ne vois que ce moyen-là !... mais aussi vous m’eu saurez gré, n’est-ce pas ? Et si, pour échapper au malheur de ma situation, pour m’étourdir sur mon chagrin, je me livre à toutes sortes d’excès, si je fais la cour à d’autres femmes, vous vous rappellerez que c’est parce que je n’adore que vous, oui, vous seule.

LOUISE, avec émotion.

Monsieur Gustave !...

 

 

Scène III

 

LOUISE, LA MARQUISE, GUSTAVE

 

LA MARQUISE, en dehors, avant de paraître.

Que sur-le-champ toute la façade de mon hôtel soit illuminée.

LOUISE, s’éloignant de Gustave.

Ah !...

GUSTAVE.

La marquise.

LA MARQUISE, entrant, à part.

Seuls et ensemble !...

Haut et à Louise.

Que faites-vous là, mademoiselle ?

GUSTAVE, s’avançant avec précipitation.

C’est moi, madame la marquise, qui, d’après votre invitation...

LA MARQUISE.

Bonjour, Gustave, bonjour !...

À Louise.

Eh bien, mademoiselle, vous ne me répondez pas ?

LOUISE.

Pardon, madame !... j’étais ici, parce que, dans les autres pièces, les apprêts du bal...

LA MARQUISE.

Il suffit... laissez-nous jusqu’à ce que je sonne... Ah ! tenez !... mon livre de messe.

En le présentant à Louise qui s’éloignait y elle te laisse tomber.

Que vous êtes maladroite !...

GUSTAVE, ramassant le livre et passant entre Louise et la marquise.

Ce n’est pas mademoiselle, c’est vous...

LA MARQUISE, à Louise.

Sortez donc !...

Louise sort par la porte de droite.

 

 

Scène IV

 

GUSTAVE, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE.

Vous avez bien peu d’usage du monde, Gustave !... Retenez, une fois pour toutes, qu’il est du plus mauvais goût de justifier nos gens devant nous.

GUSTAVE.

Mais quand ils ont raison ?

LA MARQUISE.

Nos gens ont toujours tort.

GUSTAVE.

Cependant la justice...

LA MARQUISE.

Ah ! pas d idéologie !... c’est là ce qui a perdu la France !... Si, dans le faubourg Saint-Germain, nous nous rallions au nouvel empereur, c’est parce qu’il déteste les philosophes... Avec lui, on ne raisonne pas... c’est presque de l’ancien régime.

GUSTAVE.

Avec la gloire et le génie de plus.

LA MARQUISE.

On les lui passe à cause du reste... Vous voyez, je donne ce soir un bal en l’honneur de sa victoire d’Austerlitz.

GUSTAVE.

Vous faites bien !... un si grand homme !... Pour moi, je ne lui demande rien, mais je l’aime.

LA MARQUISE.

Voilà la différence... moi, je ne l’aime pas, et je lui demande beaucoup... Déjà réintégrée dans les biens de feu mon mari, j’espère encore... Tenez, mon cher Gustave, puisque votre précepteur n’est plus, je le remplacerai près de vous.

GUSTAVE.

Madame...

À part.

Est-ce que Mademoiselle Louise aurait dit vrai ?...

LA MARQUISE.

Je serai votre directrice, votre ange tutélaire.

GUSTAVE, à part.

Diable !... ça devient inquiétant !...

LA MARQUISE.

Comme le peu qui vous reste ne suffirait pas pour soutenir votre noblesse...

GUSTAVE.

Ma noblesse ?... oh ! pour ce qu’elle vaut maintenant...

LA MARQUISE.

Voudriez-vous n’être qu’un homme de rien !...

GUSTAVE.

Il n’y a plus que ceux-là qui deviennent quelque chose.

LA MARQUISE.

Erreur !... cela va changer. Ce Bonaparte a du bon !... il vient à nous... Il sent bien, cet homme t qu’il n’a pour lui que son épée.

GUSTAVE.

Convenez qu’elle en vaut bleu une autre.

LA MARQUISE.

Soit !... mais, pour l’ennoblir, nous sommes comme les diamants qu’il tâche d’y incruster. Déjà il nous a rendu nos biens, notre religion... ce procédé méritait quelques égards, et le faubourg Saint-Germain a décidé de lui en montrer.

GUSTAVE.

C’est bien honnête au faubourg Saint-Germain.

LA MARQUISE.

Sans doute.

Air de Partie et Revanche.

À ce soldat parvenu de la gloire,
En attendant mieux, nous offrons
Un dévouement, un amour provisoire ;
Pour accepter ses bienfaits, nous avons
D’augustes approbations.
À ce parti, comptant sur notre zèle,
La cour de France a su nous engager.

GUSTAVE.

La cour de France ?... mais laquelle ?

LA MARQUISE.

Celle qui vit à l’étranger.
La cour de France, elle est à l’étranger.
Hélas ! elle est à l’étranger.

GUSTAVE.

Mais, madame la marquise, auriez-vous la bonté de me dire quelles sont vos intentions à mon sujet ?

LA MARQUISE.

Vous les saurez quand il sera temps.

GUSTAVE.

C’est que je serais bien aise de les savoir tout de suite.

LA MARQUISE.

Fiez-vous à moi.

GUSTAVE, à part.

Je commence à trembler.

LA MARQUISE.

Je n’agis que pour votre bien, pour votre bonheur, enfant que vous êtes !... Tout ce que je vous recommande, c’est, ce soir, à mon bal, de combler d’attentions et de prévenances un administrateur en chef de l’archi-chancellerie, un courtisan, un familier de Cambacérès, le baron Ducroc.

GUSTAVE.

Ducroc !... cet ancien procureur si avide, si peu scrupuleux !...

LA MARQUISE.

Lui-même.

GUSTAVE.

Vous voulez que j’aime cet homme-là ?...

LA MARQUISE.

Je ne vous parle pas de l’aimer... au contraire... je vous dis de lui faire amitié.

GUSTAVE.

Par exemple !... lui que mon vieil abbé m’a souvent dépeint comme un sot, un homme dur et insolent.

LA MARQUISE.

Oui, autrefois ; mais aujourd’hui, fade et doucereux, pour singer l’ancienne cour... ne débitant que madrigaux, phrases de boudoir et couplets à la mode... Il va tous les soirs dans les théâtres apprendre son esprit du lendemain.

GUSTAVE.

Mais comment oublier ?...

LA MARQUISE.

L’empereur vent qu’on oublie... À sa cour, le passé n’existe pas pour ceux qui prétendent à un avenir.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur le baron Ducroc.

LA MARQUISE.

Faites entrer.

Le domestique sort.

Gustave, n’allez pas me contredire... Sous ce régime-ci, on méprise, mais on ne boude pas... c’est dangereux.

 

 

Scène V

 

GUSTAVE, LA MARQUISE, DUCROC

 

LA MARQUISE.

Ah ! monsieur le baron, combien je suis flattée !...

DUCROC, une rose à la main.

Veuillez, madame, agréer mon hommage.

Air : Mon père était pot.

Magistrat, galant tour à tour,
Pardonnez-moi si j’ose,
En homme de l’ancienne cour
Vous offrir cette rose.
Quant de la beauté
Mon œil enchanté
Y retrouve l’emblème.
Comme dans Fauchon,
Je vous en fais don
Pour vous rendre à vous-même.

Ah ! ah ! ah ! c’est fort galant, n’est-ce pas ?

LA MARQUISE.

Monsieur le baron est un vrai marquis d’autrefois.

DUCROC.

Oui, la légèreté de l’Œil-de-Bœuf... Ah ! ah ! ah !...

LA MARQUISE.

Aussi, je compte sur vous pour faire ce soir les délices de mon bal.

DUCROC.

C’était bien mon intention, mais un obstacle majeur...

LA MARQUISE.

Vous nous manqueriez ?

DUCROC.

Désolé de vous causer cette peine.

LA MARQUISE.

Non seulement à moi, mais à Monsieur Gustave de Saverny, que je vous présente, et qui tout à l’heure encore m’exprimait son désir de faire votre connaissance.

GUSTAVE, bas.

Mais, madame.

LA MARQUISE, bas.

Chut !...

DUCROC.

Ah ! ah !... c’est ce jeune homme dont vous m’avez déjà parlé ?...

GUSTAVE, à part.

Le fat !...

DUCROC.

Fils d’émigré ?...

GUSTAVE.

Oui, monsieur.

DUCROC.

Rentré tard ?...

GUSTAVE.

Il y a un mois.

DUCROC.

C’est trop tard, jeune homme.

LA MARQUISE, vivement.

Retenu à Londres par les infirmités d’un vieil abbé, son précepteur.

DUCROC.

Ah ! un vieil abbé ?... c’est très bien... cela promet une éducation religieuse... nous aimons cela. Monseigneur l’archi-chancelier me le disait hier, en sortant des Variétés... Ducroc, il faut pousser à la religion...

LA MARQUISE.

Il a fermé les yeux de ce digne maître.

DUCROC.

À merveille ! voilà qui me fait plaisir... parce que la vertu dans un jeune homme... comme on chante à l’Opéra-Comique.

Il chante.

Quand on fut toujours vertueux
On aime à voir lever l’aurore.

LA MARQUISE.

Il aimerait beaucoup aussi à voir lever la confiscation jetée sur les biens de son père.

DUCROC.

Ah ! ceci est plus difficile.

GUSTAVE, bas.

Quoi ! madame, implorer un tel homme !...

LA MARQUISE, bas.

Silence, donc !

Haut, à Ducroc.

Difficile pour vous, monsieur le baron !...

DUCROC.

L’affaire est fort compliquée... D’après ce que vous m’aviez dit, j’ai examiné toutes les pièces à la chancellerie... les biens dont il s’agit étaient en effet dans les mains des Saverny avant la révolution, mais il y avait procès entre eux et les de Ferrières, et un premier jugement survenu dès 89 avait constaté les droits de cette famille.

LA MARQUISE.

D’accord... mais le duc de Saverny était en possession lorsqu’il émigra, et, quant au comte de Ferrières, devenu général républicain, n’a-t-il pas été déporté par le directoire ?... N’est-il pas mort avec tant d’autres à la Guyane ?...

DUCROC.

Je vous ferai observer qu’il a laissé une fille... On ne sait ce qu’elle est devenue... mais si elle se retrouvait ?...

LA MARQUISE.

Est-il possible ?

GUSTAVE.

C’est juste... Pauvre orpheline ! ses droits sont sacrés.

LA MARQUISE, bas.

Imprudent !...

Haut.

Oui, c’est bien, Gustave, vous lui feriez une pension... car il suffirait à Monsieur le baron de présenter en votre faveur un décret à l’archi-chancelier...

DUCROC.

Permettez, permettez... Nous ne rendons les biens qu’à ceux qui donnent des gages à l’empire. Après les révolutions, il faut donner des gages.

LA MARQUISE.

Prenez-vous les révolutions pour des jeux innocents ?

DUCROC.

Charmant !... exquis ?... le calembour s’y trouve... Je vous demande la permission de le donner à Brunet pour former l’esprit public.

LA MARQUISE.

Soit mais j’exige en échange un bon décret de restitution.

DUCROC.

Si votre protégé nous avait servis...

LA MARQUISE.

Et s’il vous sert ?

GUSTAVE.

Moi !

LA MARQUISE.

Oui, Gustave ; j’ai sollicité et j’obtiendrai pour vous une place près de l’empereur.

GUSTAVE.

Près de l’empereur ! de ce héros !... Je le verrais !... j’approcherais de lui !... Ah ! quel bonheur !

DUCROC.

Un beau mouvement, jeune homme... et si vous y joignez une belle place, on verra pour vos biens, et plus tard.

LA MARQUISE, bas à Gustave.

Je veux que ce soit sur-le-champ.

GUSTAVE, bas.

Mais, madame...

LA MARQUISE, bas.

Laissez-moi faire.

Haut.

Revenons à mon bal. Cet obstacle, qui nous prive de vous, ne pourrait-il se vaincre ?

DUCROC.

Impossible !...un ordre émané de monseigneur le prince archi-chancelier, qui tout à l’heure a daigné nous dire lui-même de sa propre bouche : « Messieurs, Sa Majesté l’empereur et roi, voulant honorer le général Gorju, qui s’est distingué à Austerlitz, a écrit a l’impératrice et reine de faire venir à la cour la femme de ce général. Cette dame a été présentée hier au petit cercle, où il paraît qu’elle a beaucoup amusé Sa Majesté l’impératrice et reine par l’originalité de son esprit et de ses manières. Elle et son mari vont être en faveur. »

LA MARQUISE.

Eh bien ?

DUCROC.

Eh bien ! ces paroles veulent dire en langage officiel : Hâtez-vous d’aller faire votre cour à cette dame et de mériter sa protection par l’empressement de vos hommages... Et j’y vais ce soir.

LA MARQUISE.

Ce soir ?...

À part.

Quelle idée !

Haut.

Non, monsieur le baron, vous n’irez pas.

DUCROC.

Pourquoi ?

LA MARQUISE.

Parce que, pour la voir, il faudra que vous veniez à mon bal.

DUCROC.

Comment ?... est-ce qu’elle serait invitée ?

LA MARQUISE.

Elle va l’être... Une femme qui a de l’esprit, des manières ; ce doit être une des nôtres !... On s’est tant perdu de vue !... C’est sans doute quelque demoiselle de grande maison qui aura épousé un général de l’empire ?

DUCROC.

Je l’ai supposé comme vous... Ça commence : l’empereur aime cette fusion-là

LA MARQUISE.

Eh bien ! je l’engage ; je lui écris pour excuser cette tardive et brusque invitation... ou plutôt, non ; ce ne serait pas assez... Son adresse.

DUCROC, présentant un papier.

La voici.

LA MARQUISE.

Justement, ici tout près... Gustave, prenez ma voiture, et vous-même de ma part, sous prétexte d’un oubli, d’un billet égaré... Enfin excusez-moi, et surtout ramenez-la.

GUSTAVE.

Vous voulez ?...

LA MARQUISE, bas.

Elle est en faveur... J’ai mon projet... c’est pour votre fortune.

GUSTAVE.

Ma fortune !...

LA MARQUISE, à Ducroc.

Vous voyez, monsieur, ce que je fais pour vous avoir.

DUCROC.

Je ne suis pas ingrat, madame, vous m’aurez... Comme dans la Caravane.

Il chante.

La victoire est à vous !...

Ah ! ah ! ah !...

La marquise cause avec lui.

GUSTAVE, à part.

Cet intérêt si vif... cet empressement de m’enrichir... serait-ce en effet pour m’épouser ensuite ?... Ah ! plutôt cent fois rester pauvre !...

LA MARQUISE.

À ce soir donc.

Air : Ne raillez pas la garde citoyenne.

Allons, Gustave, encor là !... que veut dire ?...

GUSTAVE.

J’y vais, madame.

DUCROC.

Et moi, du même pas,
Je sors aussi ; mais pour me reconduire,
Marquise, au moins ne vous dérangez pas.

LA MARQUISE.

Permettez-moi...

DUCROC, l’arrêtant.

Non, cette politesse
Me fâcherait, je suis sans vanité ;
Et, chez les gens d’une antique noblesse,
Je ne veux rien... rien que légalité.

Ensemble.

LA MARQUISE.

Gustave seul va vous reconduire ;
Mais revenez, monsieur, du même pas.
Et quoiqu’une autre à mon bal vous attire.
Vous y voyant, je ne me plaindrai pas.

GUSTAVE, à part.

En me servant, je prévois qu’elle aspire
À m’enchaîner... Pour sortir d’embarras,
Au bal, ce soir, je recherche et j’admire
Quelqu’autre femme, et m’attache à ses pas.

DUCROC.

Adieu, madame, adieu, je me retire ;
Mais je reviens au bal du même pas.
Au nom du ciel, vous, pour me reconduire,
Marquise, au moins ne vous dérangez pas.

 

 

Scène VI

 

LA MARQUISE, seule

 

Allons, tout va bien ! grâce à mon nouveau plan... Mais d’où venait à Gustave cet air de mauvaise humeur et de contrainte ?... Il n’a plus paru le même avec moi... Serait-ce Louise ?... oui, tantôt leur émotion à mon arrivée... leur embarras... Elle est jolie... mais Gustave, un jeune homme bien né, pourrait-il préférer cette fille a une femme dont le nom, dont la situation dans le monde doivent flatter son amour-propre ?... Il sait quels hommages m’entouraient en France avant cette révolution qui a bouleversé tous les esprits, changé toutes les idées !... car, en vérité, les hommes ne sont plus reconnaissables... ils ne s’occupent plus des femmes !... Avant la révolution, par exemple, un jeune homme comme Gustave serait-il resté la... près de moi sans me parler d’amour ?... Non, certes ! j’aurais eu beau faire et beau dire... mais à présent !... c’est incroyable comme les jeunes gens sont réservés !... Ah ! il faudra bien qu’on retourne aux anciens usages ? Si ce Bonaparte veut que nous le soutenions, il faut qu’il nous rende tout ce que nous avons perdu !... En attendant, voyons cette petite Louise... je veux savoir ce que Gustave pouvait lui dire.

Elle sonne.

 

 

Scène VII

 

LOUISE, LA MARQUISE

 

LOUISE.

Madame a sonné ?

LA MARQUISE.

Louise que faisait ici Monsieur de Saverny quand je suis entrée ?...

LOUISE.

Il venait d’arriver, madame.

LA MARQUISE.

Il causait avec vous ?

LOUISE.

Il est vrai.

LA MARQUISE.

Et que vous disait-il ?

LOUISE.

Que vouliez-vous qu’il me dit, madame ?

LA MARQUISE.

Point de déguisement... Gustave m’a tout avoué.

LOUISE.

Alors, madame, il a du vous apprendre que je repoussais l’offre de son amour...

LA MARQUISE, à part.

Son amour !... C’était donc vrai !...

Haut.

Il suffit, mademoiselle... dès ce moment vous n’êtes plus à mon service.

LOUISE.

Ô ciel ! madame... et pourquoi ?...

LA MARQUISE.

Pourquoi ?... Une femme de chambre séduire un jeune homme de haute naissance !... s’exposer à ses déclarations !... Voyez s’il se serait avisé de m’en faire une à moi ?...

LOUISE.

Madame, quel est mon tort ?... Je ne lui ai pas même dit que je l’aimais.

LA MARQUISE.

Ah ! vous l’aimez donc ?... Bien décidément, vous quitterez ma maison ce soir.

LOUISE.

Ce soir !... et où chercherais-je un asile... moi qui ne connais personne à Paris ?

LA MARQUISE.

Eh bien ! vous irez en province... je veux bien vous renvoyer dans votre famille.

LOUISE.

Ma famille ?... je n’en ai pas.

LA MARQUISE.

Pas de famille !... qu’entends-je ?... Moi qui vous avais prise de confiance... sans m’informer !... Qui êtes-vous donc ? mademoiselle.

LOUISE.

Épargnez-moi cette question, madame... Si des malheurs m’ont réduite à l’humiliation d’un pareil sort, je ne veux pas du moins la faire rejaillir sur le nom de mon père.

LA MARQUISE.

Le nom de votre père !... c’est-à-dire qu’il avait un nom que vous avez soin de cacher pour le faire supposer illustre... C’est un genre de roman bien usé aujourd’hui, et l’on ne croit plus guère à ces orgueilleux mensonges.

LOUISE.

Peut-on mentir en se taisant ?

LA MARQUISE.

Soit ! à ces adroites réticences... cela revient au même. En un mot, prenez votre parti, et s’il ne vous faut qu’un bon sur mon homme

LOUISE.

Non ! madame... l’abaissement de ma situation ne s’est pas étendue jusqu’à mon cœur... et j’ai plus de force pour supporter votre dureté que vos aumônes.

LA MARQUISE.

Ah ! faites-moi grâce de ces beaux sentiments.

LOUISE.

J’obéirai.

LA MARQUISE.

J’y compte.

LOUISE, à part, en sortant par le fond.

Allons, c’en est fait, je ne le verrai plus.

 

 

Scène VIII

 

LA MARQUISE, seule

 

Une intrigue !... avec elle !... oh non ! ce n’était qu’une fantaisie d’un instant !... et c’est ma faute !... j’ai été avec lui trop imposante et trop sévère... il n’a pu croire à son bonheur !... mais le moment est venu... d’ailleurs mes démarches pour lui faire rendre ses biens... son assiduité près de moi... Dieu sait ce qu’on en dirait dans le monde, si elles n’étaient promptement légitimées !...

 

 

Scène IX

 

LA MARQUISE, GUSTAVE

 

GUSTAVE, entrant par le fond.

Ah ! madame !...

LA MARQUISE.

Déjà de retour !... mon invitation a été refusée ?

GUSTAVE.

Pas du tout,

LA MARQUISE.

Ah !... j’entends ! Monsieur les apprêts d’une toilette...

GUSTAVE.

Non !... la générale revenait, comme vous, du Te Deum ; elle était encore toute parée : je me suis présenté, je lui ai offert et vos excuses et votre invitation ; c’est à peine si elle m’a laissé achever. Elle m’a pris la main, s’est élancée dans votre voiture et à dit à la sienne de nous suivre.

LA MARQUISE.

Eh bien, quoi donc alors ? d’où vient votre air effaré ?

GUSTAVE.

Ah !... c’est que vous ne soupçonnez guère quelle personne vous avez invitée à votre bal.

LA MARQUISE.

J’y suis !... peut-être vieille et laide ?... il n’y a pas de mal à cela !

GUSTAVE.

Au contraire !... vingt-six à vingt-sept ans, charmante, les plus beaux yeux ! la taille la mieux prise !

LA MARQUISE.

Ah !... vous avez remarqué ?...

GUSTAVE.

Sans doute ! à la faveur des illuminations qui ont lieu pour notre victoire : et, assis près d’elle, je lui adressais les compliments, les hommages que m’inspiraient tant de charmes.

LA MARQUISE.

Comment ? des hommages ?...

GUSTAVE.

Ne m’avez-vous pondit, madame, que la galanterie était le premier devoir de mon âge ?

LA MARQUISE.

Pas auprès d’une inconnue.

GUSTAVE.

Oh ! nous avions fait connaissance !... elle répondait avec tant de naturel et d’abandon, que moi qui n’y suis pas habitué...

LA MARQUISE.

Je vois tout !... imprudent ! voilà pourquoi elle n’est pas avec vous : vous l’aurez offensée ?

GUSTAVE.

Je n’en ai pas eu le temps !... nous approchions de votre hôtel, dont la foule admirait la façade resplendissante, tout-à-coup, la Générale pousse un cri, appelle le cocher, lui ordonne d’arrêter, et, comme il n’entendait pas, elle se penche, ouvre la portière, s’élance dans la rue, lui crie de continuer sa route, et se perd dans la foule en me laissant pour toute réponse à mes questions... oh je n’en reviens pas encore !

LA MARQUISE.

Achevez !

GUSTAVE.

Impossible de répéter devant vous !... elle a juré !

LA MARQUISE.

Juré ?... quoi donc ?

GUSTAVE.

Mon Dieu, rien !

Air : Un petit coin.

Elle a juré ! (bis.)
Oui, cette bouche si jolie
Elle a jure ! (bis.)
Et non comme on l’eût désiré,
Un serment d’amour pour la vie !...
C’est avec bien plus d’énergie
Qu’elle a jure ! (bis.)
Dieu sait comment elle a juré !

LA MARQUISE.

Est-il possible ?... Mais ce n’est donc pas une personne de l’ancienne cour ?

GUSTAVE.

À moins que ce ne soit d’une cour comme celle du fameux duc de Beaufort.

LA MARQUISE.

Le roi des balles ?

GUSTAVE.

Justement !... j’ai idée qu’elle vient de là, et qu’elle retrouve quelquefois la langue du pays.

MADELEINE, en dehors.

C’est bon, mes enfants !... ne vous dérangez pas pour moi !

GUSTAVE.

C’est elle ! Je reconnais sa voix.

LA MARQUISE.

Une telle femme, ce soir, dans mes salmis !... au milieu de tout le faubourg Saint-Germain !...

 

 

Scène X

 

GUSTAVE, MADELEINE, LA MARQUISE

 

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Madame la générale Gorju.

MADELEINE, entrant et le saluant.

Merci ! Bien fâchée de la peine !

Le domestique sort.

LA MARQUISE, allant au devant d’elle.

Madame...

MADELEINE.

Votre servante, madame la marquise, et en vous remerciant de votre honnêteté !... vous, mon jeune monsieur, bien des pardons !... Vous avez dû trouver que je n’avais guère d’usage d’avoir sauté comme ça !...

GUSTAVE.

Je n’ai pensé qu’à votre danger.

MADELEINE.

Ah bien, moi, pas du tout !... c’eût été clans le feu que, pour la fille du bienfaiteur de mon mari, de son ancien général, j’aurais sauté tout de même.

LA MARQUISE.

Comment ?

MADELEINE.

Oui, madame, je ne le cache pas : quand Gorju m’a épousée, ce n’était qu’un soldat !... Il doit tout à un brave ci-devant qui a d’abord servi la république, et qui, depuis, est mort misérablement sous le directoire.

Air du petit Courrier.

Il sut distinguer mon mari,
L’ fil monter en grade, et peut-être
C’est à ce servic’ que j’ dois d’être
L’égal’ des grand’s dam’s d’aujourd’hui ;
À mes camarades nouvelles,
Ancienn’ fruitière, j’ veux faire honneur ;
Et si j’ n’ai pas bon ton comme elles,
Je m’ rattrap’rai sur mon bon cœur.

GUSTAVE.

Mais cette jeune personne, vous veniez donc de la reconnaître ?

MADELEINE.

Eh sûrement ! Je l’avais trouvée, il y a trois ans, dans un village, quand j’allais rejoindre Gorju en Allemagne ; elle était auprès d’une vieille servante, et je lui avais dit de s’adresser à moi, si jamais elle avait besoin de quelque chose. Depuis ce temps-là, je n’en avais plus entendu parler, quand tout à l’heure... et vraiment j’ai bien fait de courir après elle !... Figurez-vous qu’elle était sans place, sans asile !... Des malheurs qu’elle n’a pu me conter qu’en gros... parce que je sentais bien qu’il fallait la quitter pour venir vous demander pardon !...

LA MARQUISE.

Vous !... ah ! madame !...

MADELEINE.

Et puis, c’est que j’ai encore autre chose à vous demander.

LA MARQUISE.

Parlez !

MADELEINE.

C’est une heureuse idée que j’ai eue !... cette jeunesse, c’est triste, ça a bien souffert !... je me suis dit : Un bal, une fête, des danses !... ça lui ôterait son chagrin comme avec la main !... et si madame la marquise permettait que ce soir...

LA MARQUISE.

Comment donc : Regardez-vous ici comme chez vous.

MADELEINE.

J’en étais sûre !... Entre bonnes gens !... Je l’ai fait reconduire chez moi, et j’ai donné ordre de la parer avec ce que j’ai de plats calé... Je veux dire cossu !

LA MARQUISE, à part.

Quel langage commun !

GUSTAVE, à part.

Quelle bonté rare !

Haut.

Je retournerai la chercher moi-même.

MADELEINE.

Fi donc, monsieur !... Je ne suis pas assez mal éduquée pour vous donner cette peine-là... mon cocher doit être en bas... il ira la prendre ; car moi aussi, j’ai une voiture... depuis ce matin... Un cadeau de l’impératrice.

LA MARQUISE.

En effet, on dit que vous êtes très bien auprès d’elle.

MADELEINE.

Nous deux ?... comme une paire d’amies !... elle m’a fait conter toute mon histoire, les campagnes de mon homme, et notre pauvreté quand il faisait crédit de ses victoires à la république, et que je le soutenais en Italie avec ma petite boutique du marche des Innocents !... l’impératrice a écouté cela d’un air si bon enfant, riant de temps en teins avec sa petite Hortense, quand il m’échappait un mot que j’aurais voulu pouvoir renfoncer, et ajoutant tout de suite : « Ne vous gênez pas ! je vous aime mieux comme ça que toutes les belles parleuses de la Cour. »

GUSTAVE, à part.

Ma foi, et moi aussi !...

LA MARQUISE, à part.

Quelle indignité ! l’impératrice ! Elle, ancienne marquise.

MADELEINE.

Elle a fini par me dire : Demandez-moi tout ce que vous voudrez.

LA MARQUISE.

Et qu’avez-vous demandé ?

MADELEINE.

Moi, rien !... Je ne suis pas une mendiante !... Mais ce matin, à l’heure du Te Deum, un carrosse, des chevaux magnifiques... un cadeau superbe !... J’étais presque honteuse d’y monter !... mais faudra bien m’y faire !... ce ne sera pas pire que la peine que j’ni pour m’habituer à parler comme la société que je fréquente maintenant, la femme à Augereau, la celle à Masséna, la celle à...

LA MARQUISE, à part.

Quel style ! ah, si je n’avais pas besoin d’elle !...

Haut.

Vous avez la vraie noblesse, celle des sentiments ? et c’est ce qui me suggère une idée à laquelle je ne songeais pas d’abord.

MADELEINE.

Quoi donc ?

LA MARQUISE.

C’est de vous intéresser en faveur de Gustave.

GUSTAVE.

Mais, madame...

LA MARQUISE.

Pas de fierté !... si madame daigne vous accorder l’appui de son crédit...

MADELEINE.

Comment donc ?... Un jeune homme si honnête, si bien embouché !...

LA MARQUISE.

Gustave mérite tout votre intérêt ; sa fortune dépend d’une décision de l’archi-chancelier, et si vous vouliez dire un mot...

MADELEINE.

Pourquoi pas ?... ce sera avec plaisir.

 

 

Scène XI

 

GUSTAVE, MADELEINE, LA MARQUISE, DUCROC

 

DUCROC, il entre en fredonnant.

Enfant chéri des dames...

LA MARQUISE.

C’est vous, monsieur le baron !

DUCROC.

Vous voyez, marquise ! fidèle à ma promesse.

LA MARQUISE.

Et moi à la mienne !... car madame, à qui j’ai l’honneur de vous présenter...

DUCROC, saluant.

Serait madame la générale ?...

MADELEINE, faisant la révérence.

Madeleine Gorju, pour vous servir.

DUCROC.

Pour ne trouver que de très humbles serviteurs, à commencer par moi.

Il chante.

C’est ici le séjour des grâces,
Leur mère est présente à mes jeux.

MADELEINE.

Qu’est-ce qu’il chante donc ? je n’ai pas de filles !

UN DOMESTIQUE.

Madame la marquise, plusieurs voitures entrent dans la cour.

MADELEINE.

Ah ! mon Dieu ! et la mienne que j’oublie de renvoyer chez moi pour prendre cette chère demoiselle.

LA MARQUISE.

Demeurez !... Gustave ira porter cet ordre à vos gens.

GUSTAVE.

Tout de suite.

MADELEINE, faisant la révérence.

Monsieur !...

À la marquise.

Je vous remercie bien... ça fera une agréable surprise à cette pauvre enfant.

LA MARQUISE.

Je vous demanderai la permission de vous quitter un instant... Monsieur le baron me remplacera près de vous.

DUCROC.

Trop heureux !...

MADELEINE, faisant la révérence.

Monsieur !...

LA MARQUISE, bas à Madeleine.

Glissez-lui dans la conversation que vous vous intéressez à Gustave... c’est le favori de l’archi-chancelier.

MADELEINE, bas.

Ça suffit !

LA MARQUISE, bas à Ducroc.

Je vous avertis, dans votre intérêt, que c’est la favorite de l’impératrice... qui lui a promis tout ce qu’elle demandera.

DUCROC, bas.

Tout ?... je n’en veux pas davantage.

Air : Allons, viens au bal. (De l’Orpheline.)

LA MARQUISE.

Je vais recevoir,
Car le devoir
Ailleurs m’entraîne ;
Et j’en doit gémir,
Quand le plaisir
Ici m’enchaîne.

MADELEINE.

Sans façon
Agissez donc ;
Surtout pas d’gêne !
Pas d’compliment,
C’est trop vexant...
Trop ennuyant...

Ensemble.

LA MARQUISE.

Je vais recevoir, etc.

MADELEINE.

Allez recevoir...
Avec moi c’soir,
Soyez sans gène...
J’ voudrais plus r’venir
Si mon plaisir
Causait d’ la peine.

DUCROC.

Allez recevoir,
C’est un devoir
Qui vous entraîne ;
Je dois m’applaudir
Que le plaisir
Chez vous m’enchaîne.

 

 

Scène XII

 

MADELEINE, DUCROC

 

MADELEINE, à part.

Un baron !... c’est sans doute de l’ancienne cour... n’allons pas lâcher quelques bêtises.

DUCROC, à part.

On dit que c’est une grande dame... il faut prendre les belles manières avec elle.

Haut.

Je suis bien heureux de l’occasion que m’offre la marquise... Il n’est bruit, madame, que de votre entrevue avec Sa Majesté l’impératrice... Vous avez dû être contente d’elle, car c’est une ci-devant... mais le reste de la cour ne peut guère vous convenir.

MADELEINE.

C’est vrai qu’ils ont de drôles de figures dans leurs beaux habits.

DUCROC.

Vous avez remarqué cela tout de suite ?... Vous n’êtes pas habituée à ce ton... à ces manières...

MADELEINE.

Ça, c’est juste... je n’ai pas été élevée pour cette cour-là...

DUCROC.

Je conçois... votre naissance... votre éducation...

MADELEINE.

Oui... un autre genre... ça n’est pas ma faute.

DUCROC.

C’est plein de parvenus de gens de rien.

MADELEINE, à part.

Diantre !... il paraît qu’il est fier, le baron !...

Haut.

Les gens de rien sont ceux qui font tout à cette heure.

DUCROC, à part.

Du dédain !... comme c’est ancien régime.

MADELEINE.

Il y a une chose ennuyeuse... c’est d’être obligée, pour entrer-là, de mettre tous ces affiquets.

DUCROC, à part.

Affiquets !... Pourquoi se permet-elle une semblable trivialité ?

MADELEINE.

Écoutez... La marquise m’a dit que je pouvais m’adresser à vous pour un petit service.

DUCROC, à part.

Elle sollicite... décidément c’est de l’ancienne cour.

Haut.

Je vous dirai, madame, comme un ministre disait à une reine : Si c’est difficile, c’est fait... si c’est impossible, ça se fera.

MADELEINE.

Ah ! c’est gentil ce que vous me dites là.

DUCROC, à part.

Prend-elle ce ton-là par plaisanterie ?

MADELEINE.

Ainsi, vous protégerez mon petit jeune homme ?

DUCROC.

Ah ! il y a un petit jeune homme.

À part.

Plus ancien régime que tout le reste.

MADELEINE.

Oui, un bon jeune homme dont la fortune dépend d’un décret de l’archi-chancelier... Vous avez du crédit par là... vous êtes un bon enfant... on peut compter sur vous, n’est-ce pas ?

Elle ôte son gant, lui tend la main ; il la saisit et la baise.

Ah !... bien pardon de m’être dégantée, si j’avais su...

DUCROC.

Et pourquoi donc auriez-vous voulu me dérober une si précieuse faveur ? cette main que possède un homme trop heureux Ces généraux sont privilégiés en tout... pour eux les plus belles fleurs de la vie, comme on chante au Vaudeville.

Il chante.

La victoire dans un laurier,
Une femme dans une rose.

MADELEINE.

Pour ce qui est de la victoire, je ne dis pas... il est sur que mon mari n’en laisse pas sa part aux autres... mais quant à sa femme...

DUCROC.

Quoi donc ! auriez-vous à vous plaindre de lui ?

MADELEINE.

Non, il est bon, brave homme, généreux... mais quelquefois un peu bourru...

DUCROC.

Oh ! quelle différence si j’étais à sa place.

MADELEINE.

Je crois bien, vous êtes un pékin, vous.

DUCROC.

Plaît-il ?

MADELEINE.

Je dis pékin... c’est un mot de mon mari... il appelle pékin tout ce qui n’est pas militaire.

DUCROC.

C’est juste... comme nous disons, nous, que tout ce qui n’est pas militaire est civil.

MADELEINE.

Ah ! malin, je comprends.

DUCROC, à part.

Elle a d’étranges manières... mais c’est égal, elle est charmante, en grande faveur... le général est à l’armée... ce serait un bon lotir à lui jouer... Il faut voir.

MADELEINE.

Ah ça ! vous ne m’avez pas répondu pour mon jeune protégé.

DUCROC.

N’avez-vous donc pas compris, madame, qu’un désir de vous est un ordre pour moi ?

MADELEINE.

Alors vous ferez ce qu’on vous demande pour Monsieur Gustave ?...

DUCROC.

C’est de Monsieur Gustave, de la restitution de ses biens qu’il s’agit ?

MADELEINE.

Oui... Il est gentil, n’est-il pas vrai, ce jeune homme ?... et il parle si bien...tantôt il m’a dit des choses charmantes.

DUCROC.

Ah ! ah ! est-ce qu’il aurait le bonheur de vous intéressera un point...

MADELEINE.

Du tout, du tout... Je le trouve aimable... ça n’est pas défendu, je crois... et puis, la marquise me l’a recommandé... et une bonne action à faire... j’y tiens, voyez-vous. Il faut arranger ça.

DUCROC.

Ce sera très facile, puisque vous le désirez.

MADELEINE.

Eh bien ! faites ça le plus tôt possible... vous m’obligerez.

DUCROC.

Pour vous plaire, il n’est rien que je néglige. Je vais entrer dans ce cabinet... j’y rédigerai un projet de décret... j’ai toute l’affaire dans la tête... je l’avais déjà examinée... Je parlerai le décret à monseigneur l’archi-chancelier ; il l’approuvera, car je lui dirai que l’affaire vous intéresse... et, pour prix de mon empressement à vous satisfaire, vous me permettrez de vous offrir quelquefois mes hommages... de me déclarer votre chevalier.

MADELEINE.

Trop poli, en vérité.

DUCROC.

Vous daignerez me recevoir ?...

MADELEINE.

Tant que vous voudrez.

DUCROC.

Ah ! ma gratitude...

MADELEINE.

Il n’y a pas de quoi.

DUCROC.

Oh ! pardon, pardon !

À part.

Ça va bien !...

Haut.

Je vous laisse pour accomplir vos ordres.

Air : Partant pour la Syrie.

À la chancellerie
Je courrai, dès ce soir ;
Mais daignez, je vous prie,
Songer à mon espoir !
Comme Dunois, fidèle,
Je chante, en m’éloignant :
Vous serez la plus belle,
Et moi le plus galant.

Il sort par la porte de gauche.

 

 

Scène XIII

 

MADELEINE, seule

 

Comme il est sucré, ce gros-là... Allons, voilà qui est à merveille... Cette marquise a été si obligeante pour moi que je devais bien quelque chose à son protégé... et puis, il me revient tout-à-fait ce garçon... c’est poli ; c’est modeste... Il a sans doute porté mes ordres à mon cocher... Comme cette pauvre jeune fille sera contente de venir à un bal au lieu d’être sur le pavé... Ah ! elle ne s’attend guère à cette surprise-là !...

 

 

Scène XIV[1]

 

LA MARQUISE, MADELEINE

 

LA MARQUISE.

Je dois vous prier de m’excuser, madame ; des soins indispensables m’ont retenue longtemps.

MADELEINE.

Pas d’excuses, s’il vous plaît ; là où il y a de la gêne, il n*y a pas de plaisir... D’ailleurs, je ne me suis pas ennuyée, j’ai causé avec ce brave homme que vous aviez laissé près de moi.

LA MARQUISE.

Et avez-vous eu la bonté de lui parler de Gustave ?

MADELEINE.

C’est arrangé... il va bâcler un projet de décret... et tout sera dit.

LA MARQUISE.

Combien je vous devrai de remerciements et Gustave aussi... Mais est-ce qu’il n’a pas reparu ?

MADELEINE.

Je ne l’ai pas vu.

LA MARQUISE.

Cette longue absence m’étonne.

À part.

Est-ce qu’il songerait toujours... Ah ! il faut aujourd’hui même lui apprendre son nouveau sort.

MADELEINE.

Tenez, le voilà qui vient...  Eh mais ! il a l’air soucieux...

LA MARQUISE.

Oui, je sais, cela va changer.

 

 

Scène XV

 

LA MARQUISE, MADELEINE, GUSTAVE

 

GUSTAVE, à part, dans le fond.

Il faut qu’elle renonce à son projet... j’y suis bien décidé... mais comment faire ?

LA MARQUISE.

Arrivez donc, Gustave.

GUSTAVE, à Madeleine.

Vos ordres ont été exécutés, madame, votre voiture est allée chez vous pour ramener la jeune personne.

MADELEINE.

En vous remerciant, monsieur Gustave.

LA MARQUISE, à Gustave.

M’expliquerez-vous pourquoi vous n’avez point paru dans les salons, et d’où vient cet air triste et inquiet ?

GUSTAVE.

Moi, madame.

LA MARQUISE, d’un ton affectueux.

Oui, vous... convenez-en, et ce que vous n’osez dire, souffrez qu’on le devine.

MADELEINE.

Allons, mon garçon, parlez ; qu’est-ce qui vous chiffonne ? il ne faut pas avoir l’air capon comme ça, cette bonne dame vous veut du bien ; parlez-lui de vos affaires.

GUSTAVE.

Madame a toujours été excellente pour moi, aussi ma reconnaissance...

LA MARQUISE.

Ne parlez plus de cela, Gustave, obliger ses amis, c’est travailler pour soi-même, et madame, en contribuant à vous faire rendre aujourd’hui vos biens...

GUSTAVE.

Quoi ! madame...

MADELEINE.

C’est ça, il faut qu’il soit riche pour qu’il se marie à son gré.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Rien qu’à l’voir, entre nous, j’devine
Que sa tristesse vient de là.
C’est quel’qu’amour, je le lis sur sa mine,
V’nons à son s’cors, car nous connaissons ça !
Il n’ faut pas longtemps laisser prise
À ces chimèr’ qui trottent dans l’esprit ;
Quand la jeunesse réfléchit
C’est qu’elle veut faire une sottise.

J’ai mis le doigt dessus, j’aurais parié qu’il y avait quelque anguille sous roche.

LA MARQUISE.

Dans la position où Gustave s’est trouvé jusqu’à présent, je conçois qu’il n’ait pas oser former des projets, exprimer des espérances... il aurait dû voir pourtant qu’il était l’objet d une bienveillance toute particulière.

GUSTAVE, à part.

Ah, mon Dieu ! est-ce qu’elle va se déclarer déjà ? je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.

MADELEINE.

Ah ! il est l’objet d’une... comment dites-vous ça ? d’une bienveillance toute particulière ; ça veut dire en bon français qu’il y en a une qui eu tient pour lui, et je le crois de reste ; elle n’est pas dégoûtée, celle-là. Eh bien, jeune homme, vous êtes muet comme un poisson ; est-ce la joie ?

LA MARQUISE.

Ce trouble annonce combien il sent le prix de ce qu’on fera peut-être pour lui !... la préférence qu’il peut obtenir a été si souvent sollicitée !...

GUSTAVE, à part.

Oui... avant la révolution.

LA MARQUISE.

Tant d’hommages, tant de vœux empressés ont cherché celle qui pourrait le choisir !...

MADELEINE.

Ah ! diantre ! il paraît que c’est du fameux !... Quelque fille de général, c’est sûr ! et tout l’état-major lui faisait la cour ?... Dans le militaire, ils sont fièrement séducteurs !... c’est beau, jeune homme, de l’emporter !... vous qui êtes dans le civil !... Sans vouloir vous faire de tort...

LA MARQUISE.

Ah ! Gustave est d’une noble famille ; et il ne peut, il ne doit penser qu’à une personne de son rang.

MADELEINE, riant.

En voilà une bonne ! comme si votre vieille noblesse qui dure depuis si longtemps qu’elle doit être usée, valait la nôtre qui est toute battant neuve !

Bas à Gustave.

Elle a de singulières idées.

GUSTAVE, bas.

Oh oui !... bien singulières !...

MADELEINE.

Au reste, s’il aime quelqu’un, l’important c’est qu’il épouse, n’est-il pas vrai ?... Est-elle bien jolie, la poulette en question ?

GUSTAVE, à part.

Quelle poulette !

MADELEINE.

A-t-il déclaré son amour ?

LA MARQUISE.

Un peu sévère, un peu imposante peut-être, elle a expliqué son silence par sa timidité, mais l’instant est venu...

GUSTAVE, à part.

Elle n’en démordra pas !

MADELEINE.

Puisqu’elle est si bien disposée, dites donc quelque chose, si vous désirez que le mariage se fasse.

GUSTAVE, bas à Madeleine.

Vous voulez que j’épouse la marquise ?

MADELEINE.

Hein ?... qu’est-ce que vous dites ? êtes-vous fou ?

GUSTAVE, bas.

Je vous dis que c’est d’elle qu’il est question.

MADELEINE, riant aux éclats.

Ah ! en voilà une bêtise !... Je ne vous croyais pas si jocrisse que ça, mon garçon.

LA MARQUISE.

Qu’y a-t-il donc ?

MADELEINE.

Savez-vous ce qu’il me conte ?

LA MARQUISE.

Quoi ?

MADELEINE.

Je ne sais pas, en vérité, si j’oserait le répéter tout haut !... Ne va-t-il pas s’imaginer... mais ça n’est pas possible !... il vous prête des idées absurdes !...

LA MARQUISE.

Achevez.

GUSTAVE, bas à Madeleine.

Prenez gardé de l’offenser.

MADELEINE, riant.

Non ; c’est trop bête !... Ne s’avise-t-il pas de croire que c’est vous qui pensez à l’épouser ? Est-il assez bon enfant ?... riez donc avec moi.

GUSTAVE, à part.

La bombe éclate !... pas moyen de l’empêcher !

LA MARQUISE.

Mais, madame !...

MADELEINE.

Est-ce que vous ne trouvez pas cela drôle ?... Ah ! vous êtes fâchée peut-être qu’il vous suppose des idées si ridicules ?...

LA MARQUISE.

Voilà qui est étonnant !...

MADELEINE.

N’est-ce pas que c’est étonnant ?... vous qui seriez sa mère !...

LA MARQUISE, à part.

L’insolente ?

Haut.

Vous m’expliquerez sans doute, Gustave...

GUSTAVE.

Croyez, madame la marquise, que je serai désolé de tout ce qui vous affligerait.

MADELEINE.

Allons, allons, il ne faut pas le gronder !... il a imaginé une bêtise, mais c’est un bon garçon, il soignera la vieillesse de sa protectrice...

LA MARQUISE, à part.

Vieillesse ! je suffoque.

MADELEINE.

Qu’est-ce donc que vous avez, madame ?...

LA MARQUISE.

Eh ! madame, Gustave est un sot, et vous êtes une impertinente.

MADELEINE.

Eh bien ! à qui est-ce qu’elle en a ?... Que Monsieur Gustave soit un sot, c’est possible, je n’ai pas de raisons de penser le contraire ; mais moi une impertinente, quand je me tue à vous faire des politesses, des amitiés et des compliments ! impertinente, moi !... et pourquoi ça !... est-ce parce que je vous trouve vieille ?

LA MARQUISE.

Vieille ?... vieille ! qui vous l’a dit ?

MADELEINE.

Pardine, votre visage !...

GUSTAVE, bas à Madeleine.

Je vous en prie !...

MADELEINE.

Moi, j’ai le cœur sur lu main, mais il ne faut pas me dire de gros mots, parce que je suis Saint-Jean bouche d’or, voyez-vous !... Vous êtes un petit peu mijaurée, mais c’est pas votre faute ; on dit que l’ancienne cour c’était comme ça ; dans la nouvelle, c’est différent !... il faut que l’Europe nous prenne et se laisse prendre avec nos manières de garnison, notre franchise de soldat et notre courage idem ! Et, aussi vrai que je m’appelle Madeleine Gorju, je n’ai pas voulu vous offenser ; vous avez eu quinze ans tout comme une autre ! dam, ça passe ! et moi qui vous parle, dans une douzaine d’années, je ne vaudrai pas mieux que vous... Chacun son tour, ainsi sans rancune...

LA MARQUISE.

Il suffit, madame.

À part.

Ah ! je n’y peux plus tenir ?... Quelle horrible chose qu’une révolution !

Elle sort par le fond.

 

 

Scène XVI

 

MADELEINE, GUSTAVE, puis DUCROC

 

GUSTAVE, à part.

Quelle leçon !...

MADELEINE.

Elle s’en va colère, elle accuse la révolution !... Est-ce que les jeunes gens étaient amoureux des vieilles femmes sous l’ancien régime !

GUSTAVE.

Je gagerais volontiers qu’ils aimaient mieux les jeunes et jolies femmes comme vous.

MADELEINE.

Ah, ah ! voilà la parole qui vous revient !

GUSTAVE.

C’est que, bien que je sois affligé du chagrin de la marquise, vous m’avez rendu un grand service !...

MADELEINE, riant.

Je crois bien.

GUSTAVE, à part.

Comme elle est jolie !

MADELEINE.

Qu’est-ce que vous dites ?

GUSTAVE.

Je dis que je me sens à l’aise auprès de vous.

MADELEINE.

Dam ! je ne suis pas fière moi, je ne rougis pas d’avoir tenu boutique, quoique je me trouve pour le quart-d’heure femme d’un général de division ; et pourtant ce n’est pas de la petite bière ! Au reste, si la marquise est vexée, et vous abandonne, moi, je pourrai vous être utile, car je suis fièrement en crédit, allez !... Il n’y a pas deux mois, à Ulm, l’Empereur m’a demandé, en riant, si je ne serais pas capable de déchirer une cartouche dans l’occasion ? Je lui ai répondu : À votre service, sire ! Pas plus gênée que ça ; et, s’il était nécessaire, je lui demanderais à lui-même de faire ce que vous désirez.

GUSTAVE.

Que vous êtes bonne et généreuse !...

MADELEINE.

Ah ! je ne sais pas dire de belles paroles, mais je tache de faire de bonnes actions !... Dites-moi, vous étiez donc amoureux ?

GUSTAVE.

Je l’avouerai, une jeune fille avait touché mon cœur : sa situation, la mienne ne me permettaient point de songer à l’épouser ; et, d’ailleurs, dès que je lui ai parlé de mes sentiments, elle m’a imposé silence et m’a prescrit de ne plus penser à elle !... Sans doute elle ne m’aime pas.

MADELEINE.

Oh ! ça m’étonne !... Vous méritez qu’on vous aime.

GUSTAVE.

Vous croyez ?

MADELEINE.

Voyez plutôt la marquise.

GUSTAVE.

Ça ne compte pas.

MADELEINE.

Pardon, excuse !... si les vieilles vous aiment, gare aux jeunes !

GUSTAVE.

Si vous pensiez ce que vous dites là ?

MADELEINE.

Eh bien ?...

GUSTAVE.

Un mot de vous me consolerait de tous mes chagrins, me ferait oublier toutes mes déceptions.

MADELEINE.

Oui dà ?...mais vous ne songez donc pas que je suis mariée ?

GUSTAVE.

Qu’est-ce que cela fait !

MADELEINE.

Diantre, comme vous y allez !

GUSTAVE.

Vous chasseriez à jamais cette tristesse qui me fera mourir.

MADELEINE, riant.

Pauvre garçon, il a l’air d’un désespéré !

Air : Cependant je doute encore. (Une Passion.)

GUSTAVE.

Rire quand mon trouble augmente !
Cruelle !...

MADELEINE.

Moi ?... Laissez donc !
Non, je n’ fus jamais méchante,
Ceux qui m’ connaissent vous l’ diront.

GUSTAVE.

Eh bien ! d’un regard propice
Daignez me favoriser !...

MADELEINE.

Ah ! si ce n est que ça.

Elle le regarde.

Allons, voyons, qu’ ça finisse, (bis.)
C’est bien pour n’ pas vous r’fuser !...

GUSTAVE.

Ah ! mon trouble encore augmente !
Que voire cœur soit touché !...

MADELEINE.

Ah ça ! pour qu’on vous contente,
Qu’ faut-il donc par d’ssus l’ marché ?...

GUSTAVE.

Que sur cette main je puisse
Prendre le plus doux baiser !...

MADELEINE.

C’est plus fort de café !... mais bah !...

Allons, prenez, qu’ ça finisse ; (bis.)
C’est bien pour n’ pas vous r’fuser !...

Gustave lui baise la main.

MADELEINE.

Un moment ! les officiers d’housards eux-mêmes ne seraient pas plus entreprenants.

GUSTAVE.

Est-ce que la cavalerie légère a tenté l’attaque ?

MADELEINE.

C’est possible ! mais elle a été repoussée.

GUSTAVE.

N’y aurait-il pas moyen d’espérer une capitulation ?

MADELEINE.

Un bon commandant ne se rend qu’à la dernière extrémité.

GUSTAVE.

Il est peu de places qui n’aient été prises.

MADELEINE.

Il faut savoir les défendre.

GUSTAVE.

Il est si doux de les attaquer.

Il lui prend la main.

MADELEINE.

À bas les mains !... la bataille ne fait que commencer !

GUSTAVE.

Nous vivons dans le temps où on les gagne au pas de course. Demandez à l’empereur !...

MADELEINE, riant.

Vous ne laissez pas à l’ennemi le temps de respirer.

GUSTAVE.

C’est sa tactique !...

Air : Vaudeville de l’Apothicaire.

Ainsi que lui, d’un conquérant
Près de vous je poursuis la gloire ;
Pourtant ce serait différent
Si je remportais la victoire !...
Tous ces princes domptés par lui,
À ses pieds soudain il les jette !...
Et moi je voudrais aujourd’hui
Tomber aux pieds de ma conquête !...

À la fin du couplet, Ducroc sort de la porte de gauche, le projet de décret à la main ; il voit Gustave serrant de près Madeleine.

DUCROC, à part.

Ah ! ah !

Il reste ébahi à la porte latérale.

MADELEINE, à Gustave.

Assez, jeune homme, assez ; peste, vous prenez feu comme une gargousse !... Je veux entrer au bal ; ma pauvre petite protégée est peut-être déjà venue et me cherche ; mais qu’est-ce qu’on n’oublierait pas auprès de vous ?

GUSTAVE.

Permettez-moi de vous offrir la main et d’espérer la prochaine contredanse.

MADELEINE.

À la bonne heure ! Une contredanse c’est moins dangereux qu’un tête-à-tête.

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène XVII

 

DUCROC, puis LA MARQUISE

 

DUCROC, seul un instant.

Voyez-vous le petit ci-devant !... pendant que je suis là bêtement à travailler pour lui faire rendre ses biens, il essaie de me souiller ma complète ! Oh, oh ! ça ne se passera pas ainsi !... Et d’abord il attendra longtemps la restitution.

Il met le papier dans sa poche.

LA MARQUISE, entrant, à part.

Il m’a laissé outrager, et il est auprès d’elle ; il ne la quitte plus !

DUCROC, à part.

La marquise ! comment lui dire que son protégé n’est plus le mien ?

LA MARQUISE.

Ah ! vous voici, monsieur le baron, où donc étiez-vous ?

DUCROC.

Dans cette pièce, madame la marquise, je m’occupais...

LA MARQUISE.

Oui, je me souviens ! de la restitution des biens de Monsieur de Saverny : c’est beaucoup de peine que vous preniez là.

DUCROC.

Un désir exprimé par vous est si puissant.

LA MARQUISE, à part.

L’imbécile aura déjà tout fait.

Haut.

Il était inutile de tant vous presser, et je vous remercie.

DUCROC.

Oh ! ne me remerciez pas.

LA MARQUISE.

Je vois que vous avez réussi, que tout sera accordé.

DUCROC.

Je vous en demande bien pardon, mais je crois que c’est impossible.

LA MARQUISE.

Vraiment ?

DUCROC.

Vous m’excuserez ?

LA MARQUISE.

Eh, bon Dieu ! je n’y tiens pas du tout.

DUCROC.

Qu’entends-je ? mais tantôt...

LA MARQUISE.

Oh ! depuis tantôt, j’ai réfléchi ; les droits de ce jeune homme sont fort douteux.

DUCROC.

Ils sont presque nuis.

LA MARQUISE.

Eh bien, n’en parlons plus.

DUCROC, à part.

Quel changement !

LA MARQUISE, jetant un coup d’œil dans les salons du bal, à part.

Sans cesse auprès d’elle !

DUCROC, à part et la regardant.

Ah ! je commence à comprendre ; la jalousie nous met d’accord.

LA MARQUISE.

Monsieur de Saverny n’a plus besoin de nous, il a maintenant une protectrice puissante.

DUCROC.

C’est juste, elle peut aller jusqu’à l’impératrice et tout obtenir.

LA MARQUISE.

Vous croyez ; mais si l’on faisait rendre les biens à l’héritière des de Ferrières, dont les droits sont incontestables, m’avez-vous dit ?

DUCROC.

Vous avez raison.

À part.

Qu’une vengeance de femme est ingénieuse.

LA MARQUISE.

Alors, il n y aurait plus à revenir là-dessus.

DUCROC.

Merveilleusement imaginé.

LA MARQUISE.

Vous êtes magistrat, et il me semble que l’intérêt de la justice vous dicte votre devoir.

DUCROC.

Et je cours le remplir à l’instant même.

LA MARQUISE.

C’est très bien, monsieur le baron ; de l’impartialité avant tout.

DUCROC.

C’est cela, de l’impartialité...

Haut.

Le jeune muscadin en sera pour ses biens.

LA MARQUISE, à part.

Je serai vengée.

DUCROC.

J’aurai bientôt l’honneur de vous revoir.

 

 

Scène XVIII

 

LA MARQUISE, seule

 

Oui, je serai vengée de Gustave, de cet ingrat ; dont je ne peux plus supporter la vue. Quoi ! il a su que je l’aimais, et il a repoussé le bonheur que tant de gens autrefois... Autrefois ! y a-t-il donc si longtemps ? Ah ! quelle belle époque que celle des états-généraux ! Comme je dansais au grand bal qui fut donné à cette occasion... seize ans ont passé depuis ce bal où l’on me trouva si belle... Seize ans... et quel changement autour de nous... Elle me l’a dit, cette femme... moi aussi j’ai dû changer... En est-ce donc fait ?... suis-je réellement vieille ?... oh, je ne sais pas si je pourrai m’accoutumer à cette idée...

Elle s’approche d’une glace.

Peut-être une toilette plus habilement préparée...

Elle s’éloigne de la glace.

Non, il n est plus question de jeunesse... il semble que les paroles de cette femme et la froideur de Gustave aient arraché de mes yeux un bandeau qui me cachait la vérité. Qu’ils ont été cruels !...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Mademoiselle de Ferrières.

LA MARQUISE.

De Ferrières ! quel étrange hasard ?... Faites entrer.

Louise entre.

Que vois-je ?

 

 

Scène XIX

 

LA MARQUISE, LOUISE

 

LOUISE.

Pardonnez-moi, madame, de reparaître chez vous ; si j’avais su où l’on me conduisait...

LA MARQUISE.

Comment ? que signifie ce nom ?

LOUISE.

C’est le mien, madame ; le malheur de ma position m’a contrainte à le cacher quand je n’ai eu d’autre ressource que de travailler pour vivre.

LA MARQUISE.

Vous, mademoiselle de Ferrière ! mais qui vous ramène chez moi ?

LOUISE.

Madame la générale Gorju, dont le mari fut jadis protégé par mon père, m’a recueillie tantôt quand je sortais de chez vous sans asile... elle m’a envoyée chercher, mais j’ignorais...

LA MARQUISE.

C’était vous... pauvre fille !...

À part.

Oui, je l’avais chassée... Comme la jalousie m’avait rendue cruelle.

LOUISE.

Quand j’ai reconnu votre hôtel, j’aurai du sans doute ne pas entrer.

LA MARQUISE.

J’ai été bien dure avec vous, Louise.

LOUISE, à part.

Comme elle a changé de ton et de manières. Gustave se serait-il expliqué ? l’aurait-il obligé à réfléchir !

LA MARQUISE, la regardant.

Vous êtes bien jolie... et moi... il ne me reste plus qu’à être généreuse. Allons... il le faut !

LOUISE.

Que dites-vous, madame ?

LA MARQUISE.

Si je vous faisais retrouver une fortune ? si par mes soins vous obteniez le bonheur que vous n’osiez espérer ?

LOUISE.

Comment ?

LA MARQUISE.

Oui, mon enfant, oui... tu épouseras Gustave ; tu seras heureuse... et cette autre femme, si cruellement franche, sera humiliée à son tour.

LOUISE.

Qui donc ?

LA MARQUISE, indiquant les salons du fond.

Tiens... regarde.

LOUISE.

Ciel ! Monsieur Gustave avec la générale... il a l’air de lui faire la cour.

LA MARQUISE.

Hélas, mon enfant !...

LOUISE.

Cela se pourrait-il ?... il me l’avait dit ce matin, je ferai la cour à toutes les femmes ; mais je ne croyais pas qu’il commencerait sitôt.

LA MARQUISE.

Oh ! ces messieurs n’ont pas de temps à perdre.

LOUISE.

Ah ! elle le quitte... elle vient par ici...

LA MARQUISE.

Silence, Louise, et laissez-moi faire.

 

 

Scène XX

 

LA MARQUISE, MADELEINE, LOUISE

 

MADELEINE, entrant, à elle-même.

Charmant jeune homme... aimable an possible !... Oh ! il était temps de le quitter...

Elle aperçoit Louise.

Qu’ai-je vu ?... C’est vous, ma belle demoiselle, vous m’attendiez ici ; pardonnez-moi.

LOUISE, un peu contrainte.

Madame...

MADELEINE.

Vous avez encore l’air triste ?... Est-ce que vous pensez toujours à cette maîtresse si méchante ?...

LOUISE.

Oh ! non, ce n’est plus elle qui fait maintenant couler mes larmes.

À part.

Comme elle est jolie, celle-là !...

MADELEINE.

Qui est-ce donc qui vous afflige ?

LOUISE.

Cette noble dame dont je croyais avoir à me plaindre, elle me protège à présent, elle m’aime !... elle...

MADELEINE.

Ah, ah !...

LOUISE, indiquant la marquise.

Sans doute !... c’est madame.

MADELEINE.

Madame !... c’est elle qui t’avait chassée, mon enfant !... eh bien, elle ne te chassera plus !... Viens avec moi, allons-nous-en...

LOUISE.

Oh ! non... pas avec vous !... Partez sans moi...

MADELEINE.

Comment, tu tue quitterais ?... tu me ferais cet affront-là ?... et pourquoi ?...

LOUISE, à part.

Elle me demande pourquoi !

LA MARQUISE.

Mademoiselle de Fermières a sans doute des motifs graves.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Une lettre qui arrive d Allemagne, et qu’on apporte de l’hôtel de Madame la générale Gorju.

MADELEINE, prenant la lettre.

Merci, mon garçon !...

Elle ouvre la lettre.

Ah ! c’est de mon homme !...

Elle lit.

« Ma chère Madeleine, les Autrichiens viennent encore d’être battus à plate couture, et les braves lapins que je commande ont fait merveille. L’empereur m’a fait duc et général en chef, et il m’a fait remettre ce matin, par le camarade Duroc, un bon de cent mille francs sur le trésor. Je te l’envoie avec deux gros baisers. Ton mari. »

LA MARQUISE, à part.

Duc !... un soldat sans éducation !

MADELEINE.

Pauvre cher homme !... Il me fait duchesse… et moi, je le ferais... Ah ! Dieu !... il y aurait conscience !... Pas de ça, Lisette !...

À Louise.

Écoute, ma belle enfant, tiens, je t’en prie, ne me quitte pas, car je suis bien à plaindre.

LOUISE.

Vous, madame !...

MADELEINE.

Oui, sauve-moi de là !...

À la marquise.

Et vous aussi, marquise, vous qui avez de l’expérience, donnez-moi des conseils, et pas de rancune !... Je ne sais plus où je’n suis, voyez-vous !...

Air : Douce jouvencelle. (Zampa.)

Ma raison s’égare
Et mon cœur déclare
La guerre à mon d’voir ;
J’ peux plus m’y reconnaître,
J’ignor’ c’ qui peut-être
Arriv’rait ce soir !...
R’mettez-moi vite dans l’ bon chemin ;
Pour rester jusqu’à la fin
Honnêt’ femme
Et sans blâme,
J’ sens là qu’ j’ai besoin d’un fier coup d’ main...

LA MARQUISE, avec ironie.

En vérité ?

MADELEINE.

Ce bon jeune homme !... Il m’aime !

LA MARQUISE.

Il vous aime !...

MADELEINE.

Il ne faut pas vous fâcher, ce n’est pas ma faute !... ça lui a pris tout de suite ! Et il est gentil comme tout !... Et il parle, que c’est un charme !... Je n’en avais pas l’habitude, ceux qui m’ont fait la cour n’étaient pas de ce numéro-là ! Il dit qu’il m’adore, que si je ne l’aime pas il mourra !...

LOUISE, à part.

L’infidèle !...

MADELEINE.

Je ne voudrais pourtant pas le tuer.

LA MARQUISE.

Oh ! rassurez-vous... ce matin, il en disait autant à ma femme de chambre.

MADELEINE.

À votre femme de chambre !

À part.

La vieille est vexée !

LA MARQUISE.

Oui, madame la duchesse, à ma femme de chambre.

LOUISE, allant se placer à l’écart.

Comme il m’a vite oubliée !

 

 

Scène XXI

 

LA MARQUISE, GUSTAVE, MADELEINE, LOUISE, à l’écart dans le fond

 

GUSTAVE, à la marquise.

Madame, ce que je viens d’apprendre est-il vrai ?

LA MARQUISE.

Quoi donc, monsieur ?

GUSTAVE, sans voir Louise.

On dit que vous avez chassé de chez vous mademoiselle Louise ; qu’elle est maintenant sans asile, sans protection, exposée à la misère, aux dangers !...

LA MARQUISE.

Que vous importe ?

GUSTAVE.

Comment, que m’importe ?... Mais je ne puis, moi, être son protecteur sans la compromettre : que deviendra-t-elle ?

LOUISE, à part.

Que dit-il ?

MADELEINE, à part.

Tiens !... il paraît que la vieille disait vrai !... Voyez-vous le petit garnement !...

GUSTAVE, à Madeleine.

Madame, permettez que je m’adresse à vous ; car je suis au désespoir ; c’est moi, sans doute, c’est mon amour qui cause le malheur de cette pauvre fille.

LA MARQUISE, à Madeleine.

Qu’est-ce que je vous disais ?

MADELEINE.

Ah ça, jeune homme, expliquons-nous : qu’est-ce donc que vous me contiez tout à l’heure ?

GUSTAVE.

Eh bien ! oui, je l’avoue, j’ai été coupable, car cette jeune personne, c’est elle que j’aime !...

LOUISE, à part.

Ah !...

GUSTAVE.

J’essayais de l’oublier... elle me l’avait ordonné... Et, pour y réussir, je cherchais une femme belle, sensible... Je vous avais trouvée...

MADELEINE, riant.

C’est-à-dire, blanc-bec, que jetais ton pis-aller !

GUSTAVE.

Je vous ai fait la cour... Excusez-moi !... Ce que je viens d’apprendre me fait voir clair dans mon cœur, je ne puis aimer qu’elle !

LOUISE, à part.

Quel bonheur !

MADELEINE.

Comme c’est agréable à entendre !

LA MARQUISE, à part.

Il me venge.

MADELEINE, à part.

Si je ne m’étais pas tenue à quatre, pourtant !

GUSTAVE.

Je sais que je ne puis l’épouser, mais si vous daignez l’accueillir, je ne la verrai plus : je m’éloignerai...

MADELEINE.

Eh non ! enfant que vous êtes, vous ne vous éloignerez pas !... Tenez, regardez.

Elle le fait passer près de Louise qui s’est avancé.

GUSTAVE.

Ciel !... mademoiselle Louise !... ce costume...

LA MARQUISE.

Est celui qui convient à mademoiselle de Ferrières.

GUSTAVE.

De Ferrières !...

MADELEINE.

À qui je donne les cent mille francs que mon mari vient de m’envoyer : il ne me désapprouvera pas !... la fille de son ancien général...

GUSTAVE.

Est-il possible ?... Ah ! mademoiselle, me pardonnerez-vous ?

LOUISE.

Je ne vous ordonnerai plus de m’oublier.

GUSTAVE.

Je vous désobéirais.

MADELEINE, à part.

Voilà un amour qui me sauve ; mais sans ça... ah ! mon pauvre Gorju...

LA MARQUISE.

J’entends, je crois, le baron Ducroc.

 

 

Scène XXII

 

DUCROC, LA MARQUISE, MADELEINE, GUSTAVE, LOUISE

 

DUCROC.

Veuillez, mesdames, agréer mon hommage. Ce que vous désiriez est fait, marquise : j’ai obtenu la signature de monseigneur le prince archi-chancelier pour les biens en question.

MADELEINE.

Ah, ah !...

GUSTAVE.

Monsieur...

DUCROC.

Oh ! jeune homme, ne vous pressez pas de me remercier ! ce n’est pas à vous qu’ils seront rendus, mais à mademoiselle de Ferrières quand on la retrouvera... Bien, fâché vraiment !

MADELEINE.

Oui-dà... eh bien ! mon vieux, elle est toute trouvée... la voici.

DUCROC.

Mademoiselle !...

LA MARQUISE.

Oui, monsieur le baron, et elle épousera monsieur de Saverny, pour qui madame la duchesse...

DUCROC.

Duchesse !

MADELEINE.

Un peu, mon neveu !...

LA MARQUISE.

Pour qui madame la duchesse obtiendra une place de chambellan...

MADELEINE.

Chambellan ?... avec une clef pendue au bas du dos ? laissez donc... plus souvent que j’en voudrais faire un chambellan ?... Non !... je veux qu’il soit digne de la femme que je vais lui garder. Il va aller passer un an à l’armée ; ce sera le meilleur pour lui, pour elle... et pour tout le monde... Je l’enverrai à Gorju : il lui donnera de l’avancement ; il lui apprendra à se conduire en brave... n’est-ce pas ?... Et écoute, mon garçon : tu lui diras, à ce cher homme, que tandis qu’il me gagne des honneurs sur le champ de bataille aux dépens des Autrichiens, sa femme défend le sien contre les muscadins de Paris.

À part.

Et quelquefois ce n’est pas sans peine.

GUSTAVE.

Que de bonté !... et combien je vous dois de reconnaissance !

MADELEINE.

Allons donc...

À la marquise.

Vous ne m’en voulez plus, madame la marquise ?

LA MARQUISE.

Non, vous m’avez ouvert les yeux... j’ai pris mon parti.

MADELEINE.

Et vous avez bien fait...Voyez-vous, il faut que les jeunes aillent avec les jeunes.

DUCROC.

Comme on chante à l’Opéra-Comique.

Il chante.

Rose qui meurt cède au bouton
Les baisers de l’amant de Flore.

MADELEINE, riant.

Comme tu dis, bouffi !

DUCROC.

Madame la duchesse daignera-t-elle se souvenir de la promesse qu’elle m’avait faite ?

MADELEINE.

Moi !... laquelle donc ?

DUCROC.

Elle m’avait accordé la permission de lui présenter quelquefois mes hommages.

MADELEINE.

Vous !... avec plaisir ! il n’y a pas de danger.

Au public.

Air : Jeunes jouvencelles.

L’auteur vient d’ me dire
Qu’il n’ dat’ pas d’ l’empire
Où rien n’ faisait peur.
S’il craint d’ vous déplaire,
Femm’ d’un brav’, j’espère,
Lui porter bonheur.
Vous, amis d’ nos vieux lapins,
En avant contr’ les malins !
Car not’ pièce,
Je l’ confesse,
Messieurs, a besoin de fiers coups d’ mains.


[1] À dater de cette scène, les portes du fond restent ouvertes.

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