Une Camarade de pension (Jacques-François ANCELOT - Nicolas-Paul DUPORT)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 20 mai 1835.

 

Personnages

 

MAULÉON

LOUISE, sa femme

STÉPHANIE, sa fille d’un premier lit

ADÉLAÏDE SOREL, camarade de pension de Louise

BOUGINEY, riche célibataire, ami de Mauléon

AMÉDÉE DE BUSSIÈRE, prétendu de Stéphanie

 

La scène se passe dans la maison de campagne de Mauléon, à trois lieues de Bordeaux.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon ouvrant au fond sur des jardins. Portes latérales.

 

 

Scène première

 

MAULÉON, AMÉDÉE, STÉPHANIE

 

Au lever du rideau, Stéphanie est occupée à faire un bouquet ; Amédée est auprès d’elle, lui prenant la main, touchant à ses fleurs. Mauléon écrit à une table.

MAULÉON.

Tenez, Amédée, voilà le compte de tout ce qui revient à ma fille ; sa dot, l’héritage de sa mère ; venez-vous examiner ?...

AMÉDÉE.

Merci, M. Mauléon, je m’en rapporte à vous.

Air du Piège.

MAULÉON.

Quand je songe à votre avenir,
Quel dédain vous faites paraître !
Ce qui va vous appartenir
Vous devez au moins le connaître.

AMÉDÉE.

Dans ces calculs je ne saurais rien voir ;
Si vous voulez que ce jour me révèle
Tous les trésors que je vais vous devoir,
Laissez-moi rester auprès d’elle.

MAULÉON.

Allons, quand l’amour parle, la raison doit se taire.

AMÉDÉE.

Chère Stéphanie...

Il lui prend la main.

STÉPHANIE.

Finirez-vous, taquin ?... D’abord, je vous préviens que si vous m’empêchez de faire mon bouquet, je suis vindicative ; je vous punirai.

AMÉDÉE.

Et comment ?...

STÉPHANIE.

Quand je devrais refuser ce soir de signer notre contrat de mariage...

AMÉDÉE.

Ah !... ne plaisantez pas ainsi, Stéphanie... ça n’au rait qu’à nous porter malheur...

STÉPHANIE, gaiement, lui tendant la main.

Est-il enfant ?...

MAULÉON, se levant.

Il a raison, ma fille, il ne faut jamais supposer, même en riant...

STÉPHANIE, se levant aussi.

Des choses qui affligeraient trop, si elles étaient vraies. N’est-ce pas là, mon père, ce que vous alliez dire ?...

MAULÉON.

Exactement... Tu devines donc ?...

STÉPHANIE.

Non... je me souviens. Cette leçon-là, ce n’est pas à vous que je la dois, c’est à ma belle-mère...

MAULÉON.

Comment ?...

STÉPHANIE, le narguant avec gentillesse.

Oui, mon père... oui...

Air : Paris et le Village.

C’est vous que naguère on prêchait,
La leçon, je l’ai reconnue !
Elle me vient par ricochet,
Le premier vous l’avez reçue !
Votre femme vous la donna
Vous la rendez à votre fille,
Afin que cette leçon-là
Profite à toute la famille.

MAULÉON.

En effet... ta belle mère... je crois me rappeler vaguement...

STÉPHANIE.

C’était, il y a six semaines, chez mon parrain.

MAULÉON.

Bouginey ?...

STÉPHANIE.

Oui, avant son départ pour les eaux de Bagnères, vous nous aviez menés, ma mère et moi, dîner chez lui à Bordeaux, et pendant que vous causiez dans le jardin, moi, qui étais rentrée au salon pour copier une aquarelle, j’entendais toute votre conversation...

AMÉDÉE, gaiement.

Ah !... on est curieux !

STÉPHANIE.

Du tout, je n’allais pas la chercher, c’est elle qui venait jusqu’à moi...

MAULÉON.

Enfin, de quoi parlions-nous ?

STÉPHANIE.

Vous reprochiez à mon parrain, riche comme il est, de rester encore célibataire à cinquante ans. « Pardon, mon ami, a-t-il répondu avec sa petite toux, et entre deux prises de tabac, pardon. »

S’interrompant.

D’abord, c’est son mot... il demande toujours des pardons...

Bas à Amédée.

un pour chaque gaucherie, et encore il en redoit.

Haut, avec une voix factice.

« Tu sais combien je tiens à ne pas être ridicule, et justement à cause de mon âge, je n’ai qu’à trouver une femme qui me trompe... Hem ! hem ! hem ! »

Voix naturelle.

Est-bien cela ?...

AMÉDÉE.

Qu’elle est gentille...

MAULÉON.

Petite moqueuse...

STÉPHANIE.

Alors, vous lui ayez cité l’exemple de ma belle-mère pour lui prouver que l’âge d’un mari n’y faisait rien...

Voix factice.

« Hem ! hem !... pardon encore, mon ami, j’admets qu’une femme ne me fasse pas de traits après le mariage, peut-être ne voudra-t-elle de moi, que parce qu’elle en aura fait avant. »

Voix naturelle.

Ça, par exemple, je ne l’ai pas du tout compris.

AMÉDÉE, à part.

Et ce n’était pas nécessaire.

STÉPHANIE.

Car, enfin, je vous le demande, quel tort peut-on avoir envers un homme à qui on n’a rien promis encore ?

MAULÉON, embarrassé.

Tu sais bien que s’il fallait chercher un sens à toutes les paroles de Bouginey...

STÉPHANIE.

C’est juste...

Bas à Amédée.

un contresens perpétuel...

Haut.

Aussi vous êtes vous mis à rire, en disant à ma mère. « Prends garde, Louise, il me ferait croire, que quand tu étais demoiselle... » Et c’est là-des sus que ma mère vous a interrompu avec ces mots : « Mon ami, il ne faut jamais supposer, même en riant... » Enfin, le reste de la phrase... puis elle s’est levée, la conversation s’est bornée là, et je me flatte que la fidélité avec laquelle je vous la rapporte, m’aurait value à la pension pour le moins un prix de mémoire...

AMÉDÉE, à part.

Et même un prix d’innocence.

MAULÉON.

Je reconnais bien là toute la raison de Louise...

STÉPHANIE.

Oh ! il est sûr que pour la raison !... Il n’y a en ma belle-mère qu’une seule qualité qui vaille encore mieux ; c’est sa bonté...

MAULÉON.

Oui, oui... elle ne saurait t’être trop chère...

STÉPHANIE.

Sans doute... c’est par elle que nous avons connu Amédée... je lui dois mon mariage... comment ne l’aimerais-je pas ?...

AMÉDÉE.

Oh ! oui... car, en me protégeant, elle fut bien généreuse ; mon père, son tuteur, avait un caractère dur, impérieux, dont elle eut à gémir plus d’une fois, et je me le rappelle ; au pensionnat où il l’a laissé si long temps, dans les distributions de prix, j’entendais ses maîtresses, ses jeunes compagnes faire son éloge. On ne trouvait rien à lui reprocher, excepté une mélancolie, une tristesse dont personne ne devinait la cause... moi, je la devinais trop bien... la sévérité, le despotisme de mon père... Eh bien ! vous le voyez pourtant, son uni que vengeance, ça été de faire mon bonheur.

MAULÉON.

Vous n’êtes pas le seul, Amédée, avec qui elle se soit vengée ainsi, et moi-même...

STÉPHANIE.

Vous, mon père ?...

MAULÉON.

Oui... oui... tu sauras plus tard... j’eus des torts graves envers elle... des torts que je crus long-temps ne pouvoir expier... aussi, devenu maître de sa main, ce souvenir ajoutait encore à ma défiance naturelle, surtout quand j’étais témoin de sa tristesse ! Que n’aurais-je pas fait pour en triompher ? J’épiais toutes les occasions de prévenir ses désirs, ses moindres caprices... mais elle n’en eut jamais. Jamais pour elle la plus légère dépense... excepté quand il s’agit d’une bonne action... car, entre nous, c’est là un secret que j’ai cru pénétrer.

STÉPHANIE, sautant avec joie.

Un secret à savoir.

MAULÉON.

Oui, dans les premiers temps de notre union, chaque fois qu’elle recevait de Paris des lettres d’une certaine main, une main de femme, elle semblait plus pensive, plus inquiète qu’à l’ordinaire, et bientôt, sous quelque prétexte de frivolité, de coquetterie (bien mal choisi avec son caractère), elle me demandait un argent qui ne lui était jamais refusé... aussi, c’était devenu comme une convention tacite... et chaque fois que sur l’adresse d’une lettre pour elle, je reconnaissais l’écriture en question, j’allais lui porter la somme accoutumée, qu’elle acceptait avec un air de reconnaissance qui me pénétrait l’âme. Seulement à qui allait ce bienfait ? c’est ce qu’elle ne m’avait jamais confié. Le hasard, moins mystérieux qu’elle, vient, hier soir même, de me mettre sur la voie.

STÉPHANIE.

Hier soir... attendez... peut-être, cette jeune dame que la diligence de Paris nous a amenée, et que je n’ai pas vue... car c’était l’heure où je fais de la musique avec M. Amédée.

MAULÉON.

Précisément... une ancienne camarade de pension de ma femme...

AMÉDÉE, à part.

Ah ! mon Dieu !

MAULÉON.

À ce qu’elle m’a dit ; et en apprenant que Louise était depuis deux jours à Bordeaux, elle avait un air de contrariété, de désappointement dont son bagage assez mince m’a donné sans peine l’explication ; aussi l’ai-je retenue, conduite dans l’appartement qui touche à celui de ma femme, en recommandant à Julie les mêmes attentions que pour sa maîtresse. Et jugez combien je m’en suis applaudi, quand ; ce matin, Julie m’a remis une lettre que notre jeune Parisienne l’avait chargée d’envoyer sur-le-champ à ma femme, et où j’ai reconnu...

STÉPHANIE.

Cette même écriture... voilà le bienfait expliqué. En effet, une camarade de pension, c’est une amie intime.

MAULÉON.

Surtout, quand ma femme arrivera, ne la prévenez de rien. Je me fais une fête d’être le premier à lui annoncer cette agréable nouvelle. Aussi lui ai-je envoyé dire de presser son retour, en gardant la lettre que je lui remettrai moi-même, afin de jouir de son contentement, de son bonheur...

AMÉDÉE, hésitant.

Et cette dame... vous a-t-elle dit son nom ?...

MAULÉON.

Oui... oui... et en effet... vous aurez pu la connaître au pensionnat de ma femme...

AMÉDÉE, un peu embarrassé.

Oh ! mon père m’y envoyait si rarement...

À part.

Mais depuis... Oh !... ce serait pourtant un bien grand hasard...

MAULÉON, cherchant dans sa mémoire.

Attendez donc... ce nom... que je me rappelle...

LOUISE, dans la coulisse.

Bien ! bien... montez tout cela au premier...

MAULÉON.

C’est ma femme !

BOUGINEY, dans la coulisse.

Et surtout les plus grandes précautions.

MAULÉON.

Bouginey aussi...

STÉPHANIE.

Courons au-devant d’eux.

MAULÉON.

Les voilà.

 

 

Scène II

 

STÉPHANIE, LOUISE, BOUGINEY, MAULÉON, AMÉDÉE

 

MAULÉON.

Ce cher Bouginey... Ah ! ma bonne amie, que je vous sais gré de nous l’avoir ramené.

LOUISE.

N’est-ce pas ?... il arrivait justement des eaux.

MAULÉON.

Et comment t’en es-tu trouvé ?

BOUGINEY, toussant.

Mon médecin assure que je ne tousse plus... Hem ! hem !

LOUISE.

Et moi, je lui ai prescrit pour ordonnance d’être mon chevalier jusqu’ici... Croiriez-vous qu’il résistait. Oh !... j’y ai du mérite... il m’a fallu de l’éloquence.

Air : Un Homme pour faire un tableau.

Sur lui ma voix est sans pouvoir,
C’est vainement que je le prie ;
Et j’ai cru qu’il faudrait avoir
Recours à la gendarmerie :
J’ai vu l’instant où sans cela
Il ne m’eût pas rendu les armes.

BOUGINEY.

Non, madame !... avec ces yeux-là
On a pas besoin de gendarmes.

Du reste, pardon, madame, j’avais pour venir ici un motif déterminant.

MAULÉON.

Quoi donc ?

BOUGINEY.

C’est que je t’en veux : ta femme m’a conté que tu mariais ma filleule...

MAULÉON.

Sans t’en prévenir... dam... tu étais absent... mais, je te présente son futur.

Il montre Amédée qui salue.

BOUGINEY.

Ah ! c’est monsieur... pardon... mais, devant lui, devant tout le monde, je dirai que c’est très mal de ta part, que tu as eu tort.

Il tousse.

Hem ?... hem ?...

AMÉDÉE.

Comment, monsieur, qu’ai-je donc fait ?...

STÉPHANIE.

Qu’est-ce qui vous prend, mon parrain ?

BOUGINEY.

Rien... rien... ce n’est qu’un petit reste de quinte ; pardon, jeune homme, mon reproche ne porte pas sur vous... mais, Mauléon ! un ami de trente ans.

MAULÉON.

Explique-toi...

BOUGINEY.

Comment !... il y a six semaines tu me pérores, pour me faire renoncer au célibat... moi, bon enfant, je me laisse convaincre ; mais par précaution, je me dis : il faut commencer par aller aux eaux guérir ma petite toux ; ça me sera plus commode pour faire ma cour. Je pars, et pendant mon absence, tu maries justement à un autre, la femme que je m’étais choisie...

Toussant.

Hem ! hem... ça fait mal !...

MAULÉON.

Stéphanie !

STÉPHANIE.

Moi ! mon parrain ?

BOUGINEY.

Oui, sans doute ! mes trente mille livres de rentes dont je ne sais que faire, je te les aurais données.

STÉPHANIE.

Merci, mon parrain ; je ne suis pas intéressée.

BOUGINEY.

Est-elle gentille, elle m’aurait épousé même sans cela... enfin, que veux-tu, mon enfant, console-toi ; c’est un malheur...

À Amédée.

Pardon, estimable jeune homme, je ne dis pas ça pour vous... et quant à ma fortune, il est possible encore... si je ne trouve pas un autre femme, ou bien, si tu devenais veuve...

STÉPHANIE.

Par exemple !

BOUGINEY, se retournant vers Amédée.

Pardon, jeune homme ; ceci ne vous concerne pas ; au contraire... mais c’est que je tiens à me marier... j’ai besoin de me marier le plus tôt possible ; sans cela je me trouverais dans une position ridicule...

MAULÉON.

Toi !...

BOUGINEY.

Parole d’honneur... figure-toi, qu’en partant pour les eaux, avec mon plan ruminé d’avance, j’ai annoncé confidentiellement à toute ma société qu’à mon retour il serait question d’un mariage...

LOUISE.

Comment, vous en parliez à tout le monde, excepté à nous, les seuls intéressés...

BOUGINEY.

Pardon... un calcul... je voulais vous ménager une surprise...

Regardant Stéphanie.

Une agréable surprise ; mais, maintenant, si on ne voit rien résulter de mes promesses semi-officielles, on se moquera de moi, et moi qui n’en ai pas l’habitude...

LOUISE.

Eh bien ! donnez-moi le temps, je vous marierai, moi...

BOUGINEY.

Vous, madame...

LOUISE.

Pourquoi non ?... comme le fils de mon tuteur... vous voyez que j’ai la main heureuse...

BOUGINEY.

Au fait... Eh bien ! c’est cela, et en attendant, pour me faire prendre patience, je vous demanderai à déjeuner... car, j’ai gagné de l’appétit en courant tous les magasins, toutes les boutiques de Bordeaux, pour vos emplettes, vos cadeaux de noces.

STÉPHANIE.

Des cadeaux !

LOUISE, souriant.

Indiscret !

BOUGINEY.

Pardon, pardon, madame, c’est vrai. C’était aussi une surprise...

STÉPHANIE.

Ah ! ma mère, je vous reconnais bien là, et ce qu’en arrivant, vous avez fait porter là-haut... je devine...

LOUISE.

Puisque tu es prévenue... allons, va voir... va satisfaire ta curiosité.

MAULÉON.

Pendant qu’Amédée ira chercher mon notaire...

AMÉDÉE.

J’y cours, monsieur...

À part.

Oui, c’est le plus sûr... car cette nouvelle venue... n’importe... une fois tout signé...

STÉPHANIE.

Venez-vous avec moi, mon parrain ?...

BOUGINEY.

Volontiers, ma petite, pour me repaître du doux spectacle de ta félicité... et pour prendre quelque chose, moins que rien... je suis au régime... une tranche de jambon et un verre de Madère.

CHŒUR.

Air : Vive l’Empereur. (Paul Ier.)

Ah ! pour notre cœur,
Espoir flatteur ;
Vive allégresse !
Présent, avenir
Tout sourit à notre désir !
Pour former les nœuds
Les plus heureux,
Que tout s’empresse,
L’amitié, l’amour,
Vont ensemble embellir ce jour !

Bouginey arrive à la porte du fond, où Amédée, qui à donné la main à Stéphanie, s’est arrêté pour le laisser passer ; il prend la main de Stéphanie, et passe en disant.

Sans cérémonie, jeune homme... pardon...

 

 

Scène III

 

LOUISE, MAULÉON

 

MAULÉON.

Pauvre Bouginey !... si les eaux de Bagnères n’ont pas influé sur sa poitrine plus que sur son esprit !... Je vous admire, ma Louise, de le supporter, de l’accueillir avec cette inaltérable patience !

LOUISE.

Et pourquoi non ?... dès qu’il est votre ami...

MAULÉON.

Oui, un ami de collège ; et à cet âge-là, on ne choisit guère ; mais ma Louise est plus heureuse... et je me félicite de la bonne nouvelle que je tiens en réserve pour toi.

LOUISE.

Laquelle ?

MAULÉON.

Tiens !... cette lettre !...

LOUISE.

Une lettre...

MAULÉON, lui présentant la lettre.

Que j’étais chargé de te faire passer... mais sûr de ton prompt retour...

LOUISE, regardant l’adresse, à part.

Cette écriture !... Ô ciel !

Haut, avec agitation.

Monsieur, je ne puis comprendre... elle n’est pas venue par la poste... qui vous l’a remise ?...

MAULÉON.

Tu ne devines pas... ton amie, ta camarade de pension...

LOUISE.

Elle !... et quand donc ?...

MAULÉON.

Hier au soir, en arrivant au château...

LOUISE.

D’où elle est repartie ?...

MAULÉON.

Ah ! peux-tu me croire capable de l’avoir souffert ?... non, non... réjouis-toi... je l’ai retenue... tu vas la voir, elle est ici...

LOUISE.

Ici !... Adélaïde Sorel !...

MAULÉON.

Oui, justement... c’est son nom qui m’avait échappé... car je l’ignorais ; tu ne m’as jamais confié...

LOUISE.

C’est que j’étais si loin de m’attendre !...

MAULÉON.

Mon Dieu !... quel trouble ! quelle agitation !... moi qui me félicitais par avance du plaisir que tu allais éprouver.

LOUISE.

Oui... oui, en effet, c’est du plaisir, de la joie... pas autre chose !...

MAULÉON.

Eh bien ! c’est singulier... ça n’en a pas l’air... on dirait plutôt qu’une contrariété secrète...

LOUISE, avec effroi.

Quoi donc ?... pourriez-vous soupçonner ?...

MAULÉON.

Je ne soupçonne rien... je m’étonne seulement...

LOUISE.

Rien de plus simple : c’est qu’Adélaïde qui a perdu sa mère, il y a un an, qui est orpheline...

MAULÉON.

Vraiment ?...

LOUISE.

Au milieu d’une noce, d’une réunion de famille, le contraste... vous comprenez ?...

MAULÉON.

Oh ! sois tranquille !... nous éviterons tout ce qui pour rait renouveler sa douleur... nous respecterons sa mélancolie.

On entend dans la coulisse une voix chanter.

« Venez, charmantes bayadères...

Ce chant ?... quelle est cette voix ?...

Il regarde au fond.

Ah ! mon Dieu, c’est elle !... en costume d’amazone !... Que signifie cela ?...

LOUISE, à part.

Ah ! je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.

 

 

Scène IV

 

MAULÉON, ADÉLAÏDE, LOUISE

 

ADÉLAÏDE, en habit d’amazone, et continuant à fredonner l’air d’Aladin.

« Venez, enfants de la gaieté... »

MAULÉON, à part.

La gaieté !... il paraît que ce n’est pas ce qui lui manque... moi qui craignais...

Haut.

Madame...

ADÉLAÏDE.

Ah ! monsieur, vous voilà... que je vous dois d’excuses... hier soir, en arrivant, je tombais de sommeil, je vous ai à peine parlé, et, ce matin, me lever si tard... vous allez me prendre pour la belle au bois dormant.

MAULÉON.

Belle, dormant ou non, madame.

ADÉLAÏDE.

Oh ! de la galanterie... il paraît qu’à Bordeaux on distille le madrigal... comme l’anisette.

MAULÉON, à part.

Ce langage !...

Haut.

Eh bien !... Louise, vous n’embrassez pas votre amie...

ADÉLAÏDE, quittant brusquement la main que Mauléon lui a offerte à son entrée, pour aller à Louise qui est restée à sa place, parcourant avec la plus vive émotion la lettre qu’elle tenait.

Elle est là !... oui... c’est elle ! c’est bien elle ! comment... c’est toi, Louise... et tu n’accours pas... tu ne me saute pas au cou !... mais, viens donc !... viens donc !...

Elle l’embrasse.

Ah ! encore !...

LOUISE.

Oui... oui, ma bonne Adélaïde !

ADÉLAÏDE, se reculant un peu pour l’examiner.

Ah ! mon Dieu oui !... c’est bien toi ! y a-t-il des éternités que nous ne nous sommes vues ?... Ah ! moi, je ne t’aurais pas reconnue, d’abord... c’est que tu es changée !... mais en mieux... tu as pris de la force, un air de santé ; et moi, comment me trouves-tu ? dam... les peines de cœur, le sentiment...

LOUISE, l’interrompant.

Sans doute... tu me conteras plus tard...

ADÉLAÏDE.

Je crois bien, et en détail. Ah ! j’ai eu bien des tourments ! et pourtant il paraît que j’ai engraissé, car tu te rappelles qu’à la pension tes robes m’étaient trop larges, et celle-ci elle me va ! tu dois reconnaître ?... c’est à toi, tout ce que j’ai sur le corps...

MAULÉON, à part.

En effet ! l’amazone de ma femme... le procédé est leste !

ADÉLAÏDE.

Ah ! c’est que je vais te dire, je venais d’ouvrir ma fenêtre, quand j’aperçois un grand bêta de laquais, qui promenait un joli petit cheval, je lui crie : à qui ?... à madame... tiens, j’ai dit, Louise a un cheval... tant mieux ; je monterai dessus. J’ai donné ordre de me le seller tout de suite, et puis une réflexion... si Louise a un cheval, elle doit avoir une amazone... alors, je me suis mise à fouiller, retourner, bouleverser tout chez toi, et je l’ai trouvée... la voilà...

MAULÉON, riant à part.

En vérité, je n’en reviens pas...

LOUISE.

Tu as très bien fait...

Regardant son mari avec un sourire forcé, et d’un ton d’excuse.

Elle a bien fait.

ADÉLAÏDE.

Tiens ! cet enfantillage !... est-ce que j’ai besoin que tu me le dises ? Est-ce qu’à la pension, tout n’était pas commun entre nous ?... Oui, monsieur, telle que vous nous voyez, moi et votre belle-fille...

LOUISE, bas et vivement.

C’est mon mari...

ADÉLAÏDE, avec une expression involontaire.

Ah bah ! tiens, tiens, tiens !... ma pauvre Louise !... Ah ! monsieur, je suis fâchée...

MAULÉON.

De quoi donc, madame ?... Je ne mets pas d’amour propre à cacher mon âge, et dés que ma femme me le pardonne...

ADÉLAÏDE.

Eh bien, elle a raison... moi aussi, je ferais comme elle... à la longue... Comme je vous disais donc, dans notre pensionnat, Louise et moi, nous étions les deux inséparables... pas tout de suite pourtant... au moins de son côté... car moi, dès le premier jour, je me suis senti du goût pour elle ; d’abord, à cause du nom, je m’appelle aussi Louise ;quoique cette maudite maitresse, pour nous distinguer en classe, m’eût forcée à prendre mon autre nom d’Adélaïde, dont je n’ai jamais pu me défaire, et qui est d’un commun Moi, je n’ai jamais pu souffrir ce qui est commun.

MAULÉON, à part.

Ma foi !... elle commence à m’amuser...

LOUISE, bas.

Adélaïde...

ADÉLAÏDE.

Le fait est que, dans le principe, tu aimais mieux ma mère que moi, au point que j’en étais jalouse... Tu t’étais faufilée dans sa tendresse, et vous alliez toujours faire ensemble de grandes tartines de conversation, quand elle venait me voir dans son bel équipage... car elle avait équipage, ma mère, et un superbe !... deux chevaux gris-pommelé... et des laquais et des livrées qui changeaient autant dire tous les mois... Ah ! dam !... c’était une opulence !...

MAULÉON, à part.

Elle est adorable pour les digressions.

ADÉLAÏDE.

Bref, pour vous achever, au bout de quelque temps, l’attachement qu’elle avait pour la mère, retomba sur la fille... Tiens, juste après ta grande maladie, qui te fit quitter le pensionnat... tu te rappelles ?

LOUISE.

Oui, oui, c’est bien !... c’est bien...

ADÉLAÏDE.

Et ton changement me rendait si heureuse !... quand je lui aurais rendu le plus signalé des services, elle ne m’aurait pas témoigné plus d’empressement. Toujours ensemble !... aussi, par envie, nos camarades nous avaient surnommées : Les deux Louises ; ce qui amenait quelquefois des méprises !... Ah ! j’en ris encore...

Elle rit.

Et toi, tu ne ris pas...

S’apercevant que Louise jette les yeux sur la lettre qu’elle tient.

Ah ! c’est juste... tu relis la lettre de ma mère !... pauvre chère femme !... Était-elle bonne ? a-t-elle rendu des services cachés ? aussi que des gens qui se seraient jetés dans le feu pour elle ! Un surtout, le neveu de notre maîtresse de pension, qui est mort il y a sept ans, à Philadelphie, tu te rappelles, Louise ?... Charles d’Egligny...

LOUISE, troublée et bas.

Dieu !... Adélaïde...

ADÉLAÏDE.

Ah oui, ces souvenirs-là font mal ! ma pauvre mère ! elle t’aimait tant !... Son dernier mot a été pour me parler de toi : « Adélaïde, si jamais tu te trouves sans ressources, adresse-toi à Louise... elle ne peut pas t’abandonner. » Oh ! je le sais bien aussi que tu ne peux pas...

LOUISE.

Oh ! sans doute... notre amitié...

ADÉLAÏDE.

Oui... notre amitié... c’est ce que je veux dire...

LOUISE, à part.

Elle a compris...

ADÉLAÏDE.

C’est une si belle chose que l’amitié. Jouir du bonheur qu’on procure, est-il un plaisir plus doux ?

Air du partage de la richesse.

Ce fut toujours là mon système,
On s’enrichit en partageant ;
Quand on rend heureux ceux qu’on aime,
Peut-on mieux placer son argent !
Peines, plaisirs, trésors, misère,
Tout en commun !... voilà ma loi !
Aussi, je n’ai plus rien, ma chère,
Je viens partager avec toi.

MAULÉON, à part.

On n’est pas plus original.

ADÉLAÏDE.

À propos, tu dois voir dans la lettre de ma mère qu’elle m’avait chargée de te remettre...

LOUISE, bas et très vivement.

Silence !

ADÉLAÏDE, à part, étonnée.

Ah !...

LOUISE.

Nous serons plus à notre aise pour causer de tout cela dans ta chambre, où je vais te faire porter à déjeuner.

ADÉLAÏDE.

Merci ! c’est inutile... j’ai pris un à-compte.

MAULÉON.

Parlez en liberté, mesdames ; je me retire.

ADÉLAÏDE.

Pourquoi donc ça ?...

Air : Plus de mariage. (Chanoinesse.)

Ah ! d’être bégueules,
Nous sommes bien loin.
Que nous soyons seules
Ou devant témoin,
Pour nous, c’est tout comme.

MAULÉON.

Je vous gênerais.

ADÉLAÏDE.

Laissez donc, un homme,
Ne gêne jamais.

Ensemble.

MAULÉON.

Je préfère, et j’espère
Vous revoir après.

ADÉLAÏDE.

Non, pour moi, le mystère
N’eut jamais d’attraits.

 

 

Scène V

 

LOUISE, ADÉLAÏDE

 

ADÉLAÏDE.

Dis donc, sais-tu qu’il n’est pas trop mal encore ton mari ? au fait, un des beaux de l’empire, un des danseurs des fameux quadrilles, à ce que ma mère m’a raconté ! Il paraît qu’il t’adore toujours comme quand il t’a enlevée, il y a six ans, parce que tu refusais sa main et qu’il voulait rendre le mariage nécessaire ?... Dam ! c’est expéditif et sans gêne !

LOUISE, qui a suivi des yeux son mari, revenant avec précipitation.

Donne vite !... oh ! vite...

ADÉLAÏDE.

Comment ? quoi ?

LOUISE.

Oui... ce que la lettre annonce, ce que tu m’apportes...

ADÉLAÏDE.

Ah !...

Pendant qu’elle tire un petit paquet de sa poche.

Tiens, tu vas voir... bien enveloppé, bien cacheté... comme je l’ai reçu de ma mère... sans doute, de peur d’accident... voilà.

LOUISE, saisissant vivement le paquet et le mettant dans sa poche.

Oh !... mon Dieu !... enfin... enfin.

ADÉLAÏDE.

Un reproche !... c’est juste... j’aurais dû t’envoyer plutôt... mais tiens je ne suis pas fausse ; les passions, les orages du cœur... ça ferait tout oublier, même une camarade... et ce n’est que quand le bonheur a été parti, que la mémoire m’est revenue.

Elle la voit près de se trouver mal.

Eh bien ! mais... qu’as-tu ? qu’est-ce qui te prend ?

LOUISE.

Ce n’est rien... ce n’est rien !...

ADÉLAÏDE.

Des larmes !... Ah ça, Louise, est-ce que je t’aurais fait de la peine ?

LOUISE.

Non ; mais, Adélaïde, je t’en conjure, sois bien prudente, bien attentive... puisque tu es maintenant instruite de ma position, tu dois comprendre...

ADÉLAÏDE.

Parbleu !... est-ce que je voudrais te faire du fort ? Aussi, tu as vu, quand j’ai parlé de ma mère... motus sur son état... non pas que j’en rougisse, mais pour toi... je sais qu’il y a des préjugés... en fait de danseuses, le siècle n’est pas encore à la hauteur... et je me souviens que ma mère elle-même, pour me faire entrer dans ce pensionnat, pour m’y faire donner une brillante éducation, avait caché ce qu’elle était... je n’en avais fait confidence qu’à toi seule ; tout le monde me croyait une fille de prince, ou mieux que ça, de banquier, d’agent de change... Et au fait, c’était possible.

LOUISE.

Tu sais qu’alors je gardai fidèlement ton secret... maintenant...

ADÉLAÏDE.

Sois donc tranquille... je m’observerai... j’en ai peut être besoin !... Dam ! depuis le pensionnat, les six ans que j’ai passés chez ma mère... c’est qu’il n’y venait plus de beau monde, la fortune avait dégringolé...

LOUISE.

Oh ! compte sur moi... et puisque ta mère ne t’a rien laissé...

ADÉLAÏDE.

Je ne lui en veux pas... elle aimait le faste, la splendeur... comme elle disait : « La vie est un entrechat ; peu importe qu’on retombe, pourvu qu’on se soit toi, élevé bien haut. » C’est aussi mon système, et tu vois : je suis déjà retombée.

LOUISE.

Eh bien ! il faut t’assurer un sort... je parlerai à mon mari, il est si généreux ; j’obtiendrai sans peine...

ADÉLAÏDE.

Fi donc ! me crois-tu intéressée... Pour mes caprices, mes fantaisies, ça c’est vrai, il faut que tout’ y cède ; mais des calculs... moi ! jamais...

Air du Cabaret.

Qu’importe le jour qui doit naître !
Riche ou pauvre, je ne crains rien !
Notre avenir n’est qu’un peut-être ;
L’insouciance est le vrai bien !
C’est le seul trésor que je garde ;
Car souvent le plaisir, dit-on,
Se cache dans une mansarde,
Tandis qu’on l’attend au salon.
Le plaisir est dans la mansarde,
etc.

LOUISE.

Pourtant un avenir, un établissement honorable... Si j’en crois certains mots qui t’échappaient tout à l’heure, tu aurais eu quelque inclination.

ADÉLAÏDE.

Oui, quelques-unes... mais en tout bien tout honneur, Louise ; car ma pauvre mère, qui connaissait le danger m’avait fait jurer de m’en garantir ; et j’ai tenu bon... peut-être pas sans peine... L’année dernière encore, un jeune homme, si aimable, si séduisant... le monstre !... Pour m’amadouer, il m’avait promis de m’épouser, mais quand il a vu que je ne faisais pas crédit, parti, disparu, ma chère !... Ah ! je me vengerai, si jamais je le retrouve... et tu m’y aideras... car, tu sais peut-être où il est, ce qu’il est devenu ; tu le connaissais.

LOUISE.

Et qui donc ?

ADÉLAÏDE.

Parbleu ! c’est...

BOUGINEY, en dehors.

Je veux parler à madame de Mauléon.

LOUISE.

On vient... Silence !

 

 

Scène VI

 

STÉPHANIE, BOUGINEY, LOUISE, ADÉLAÏDE

 

STÉPHANIE, entrant avec Bouginey.

Allons, ne vous fâchez pas, mon parrain ; cela peut se réparer.

BOUGINET.

Que je ne me fâche pas ?... Pardon, je veux porter mes plaintes à madame de Mauléon.

LOUISE.

Des plaintes ? et contre qui ?

BOUGINEY.

Contre un de vos gens.

LOUISE.

Comment ? qui aurait pu vous manquer chez moi ?

BOUGINEY.

Le déjeuner. Votre cuisinier n’a-t-il pas l’effronterie de me soutenir qu’il me l’a servi tout à l’heure, et que je l’ai consommé... Le fait est que je n’ai rien consommé du tout. Que diable ?... ce n’est pas un homme doué d’un certain tact, qui serait capable de déjeuner sans s’en apercevoir.

Air de Turenne.

Le cuisinier proteste, et je réclame ;
Fariboles que tout cela !
Je n’ai pas déjeuné, madame,
Quelque chose me le dit là !
Oui, j’en suis sûr, mon témoin, le voilà !

Il se frappe sur l’épigastre.

À son langage aisément on peut croire,
Car nous avons cent preuves sous les yeux,
Que si le cœur est oublieux,
L’estomac à de la mémoire.

À la rigueur, pendant que j’étais là haut, le Madère aurait pu s’évaporer, je ne dis pas ; mais le jambon, il ne s’est pas mangé tout seul... hum, hum !

ADÉLAÏDE.

Hein ? comment dites-vous ? du Madère ?... du jambon ?...

Riant.

Ah, ah, ah !

BOUGINEY, à part.

Quelle est cette dame qui rit de me voir à jeun ?... je ne goûte pas la plaisanterie.

ADÉLAÏDE, riant toujours.

Ce déjeuner ? ah ! ah !. ne le cherchez plus... ah, ah, ah !... je le reconnais au signalement... ah, ah !... c’est moi qui l’ai intercepté au passage...

BOUGINEY.

Vous !...

ADÉLAÏDE.

Oui ! en traversant la salle à manger, j’ai vu sur table une tranche de jambon, un verre de Madère. Je n’ai fait que passer, ils n’étaient déjà plus !

BOUGINEY.

Alors, madame, je vous demande bien pardon.

À part.

C’est un peu dur à digérer.

LOUISE.

M. Bouginey, je vais donner des ordres...

BOUGINEY.

C’est inutile, madame.

À part.

Pour que le cuisinier se moque de moi.

Haut.

J’attendrai le dîner : votre belle-fille m’a dit que nous dînerions de bonne heure.

ADÉLAÏDE, vivement.

Ta belle-fille !... comment, cette jolie personne, et tu ne me le disais pas !... Ah ! c’est mal, je t’en veux... nous aurions déjà fait connaissance.

Passant près de Stéphanie.

car, il faut que nous soyons amies, n’est-ce pas, ma belle enfant ?

STÉPHANIE.

Madame...

ADÉLAÏDE.

Ah ! voilà comme je suis moi... tout cœur et jamais de façon... votre physionomie m’a plu au premier coup d’œil ; quelque chose de vif, d’enjoué... Je parie que vous êtes une rieuse ?

STÉPHANIE.

Mais, assez...

ADÉLAÏDE.

Comme moi... Ah bien, nous plairons-nous ensemble !

BOUGINEY, à part.

Cette dame paraît bien aimable.

Mettant la main sur son estomac.

Elle est cause que j’ai des tiraillements horribles.

ADÉLAÏDE.

Et puis, ma belle, je vous serai utile, allez... je pense quelquefois aux choses sérieuses, dans mes moments perdus. Je vous ferai profiter de mon expérience ; et, pour commencer... tenez... une faute très grave, dont vous ne vous doutez peut-être pas.

STÉPHANIE.

Ah ! mon Dieu !... laquelle ?

ADÉLAÏDE.

Comment, ma chère, vous mettez encore vos cheveux en accroche-cœur ? ça ne se porte plus à Paris, vous au riez l’air d’un almanach de l’année passée ; prenez garde, c’est très essentiel, il y a des hommes si méticuleux !... il n’en faudrait pas davantage pour les détacher d’une inclination.

STÉPHANIE, souriant.

Oh ! à cet égard-là, madame, je n’ai rien à craindre.

ADÉLAÏDE.

Oui dà ? vous êtes bien heureuse !... Je vous conseille pourtant de ne pas vous y fier ! les amoureux, voyez-vous...

LOUISE, à part.

Que va-t-elle dire ?

Elle l’interrompt vivement.

Quoiqu’en dise M. Bouginey, le jeûne ne lui convient pas : vous paraissez souffrir.

BOUGINEY.

Vous croyez ? il est possible, en effet...

À part.

J’ai des crampes atroces dans l’estomac.

LOUISE.

Je vais donner des ordres pour qu’on répare ce léger accident ; Stéphanie va m’accompagner ; Adélaïde permettra...

ADÉLAÏDE.

Tout ce que tu voudras !... ne te gêne pas pour moi, je t’en prie.

LOUISE.

Je reviens bientôt causer avec toi.

Louise et Stéphanie sortent.

BOUGINEY, à Adélaïde.

Malgré le déjeuner, pardon, je ne suis pas moins enchanté, madame, d’avoir fait votre connaissance.

ADÉLAÏDE.

Et moi, ravie, monsieur...

Bouginey sort. Le regardant.

Il ressemble au chef des grands prêtres dans la Vestale.

 

 

Scène VII

 

ADÉLAÏDE, seule

 

Pauvre chère enfant ! elle n’a rien à craindre, dit elle ?... comme c’est naïf et crédule !... ah ! à cet âge-là on ne soupçonne pas la perfidie des hommes, on ne se doute pas de ce que c’est que l’amour... Tiens, à propos d’amour, et moi qui oubliais le mien, qui ai laissé partir Louise sans lui demander des renseignements... Ah ! il faudra que j’apprenne d’elle ou est le fils de son tuteur, le volage, le parjure Amédée... D’abord, elle me doit bien de m’aider à le retrouver... si je l’ai connu, n’est-ce pas grâce à elle seule, quand il venait pour elle à nos distributions de prix ? Aussi, était-il étonné, lors que plus tard, me rencontrant à l’Opéra, il apprit que j’étais la fille d’une danseuse... Eh bien, c’est égal... ça ne l’empêcha pas de m’offrir son cœur et sa main ; il est vrai que je n’ai pas eu sa main, et qu’il m’a retiré son cœur... M’abandonner ainsi !... oh ! je le poursuivrai par tout, je ne lui laisserai ni paix, ni trêve !... voilà comme je suis, moi, quand j’aime !

 

 

Scène VIII

 

ADÉLAÏDE, AMÉDÉE

 

AMÉDÉE, sans voir Adélaïde.

Tout se prépare pour mon bonheur, il faut que je trouve madame de Mauléon et Stéphanie...

ADÉLAÏDE, se parlant à elle-même.

Ah ! cet Amédée...

AMÉDÉE, se retournant.

Hein... qui m’appelle ?

ADÉLAÏDE, se retournant aussi.

Plaît-il ?

Le reconnaissant.

Que vois-je ?

AMÉDÉE, la reconnaissant, à part.

Ciel !...

ADÉLAÏDE.

Vous, ici !... vous, traitre !

AMÉDÉE.

Croyez que j’étais loin de m’attendre...

ADÉLAÏDE.

Oh !... je m’en doute bien... Et vous osez me regarder, sans rougir... je ne sais qui me tient... mais non !... non !... je me mettrai en colère plus tard... en ce moment, je n’en ai pas la force... je vous revois, j’oublie votre abandon, tous vos torts... je ne pense plus qu’à vous aimer... et vous ?... Voyons !...

Air du Verre.

Qu’éprouvez-vous à mon aspect ?
Parlez vite !

AMÉDÉE.

Mademoiselle...

ADÉLAÏDE.

Mademoiselle !...

AMÉDEE.

Le respect...

ADÉLAÏDE.

Quoi ! du respect !... Oh ! l’infidèle !
Devais je m’attendre à cela ?
Voyez donc quel air il affecte !...
Le monstre me place déjà
Parmi les femmes qu’on respecte.

AMÉDÉE.

Quand on s’est perdu de vue depuis un an...

ADÉLAÏDE.

À qui la faute ? Ne m’aviez-vous pas juré une tendresse éternelle !... il paraît qu’un an, c’est l’éternité pour les hommes !... Je ne vous plaisais donc plus ?... Vous ne me trouviez donc plus jolie ?

AMÉDÉE.

Je ne dis pas cela...

ADÉLAÏDE.

Alors, qu’est-ce que vous dites ?

AMÉDÉE, à part.

Cette amie de pension, c’était elle... Que devenir ?...

ADÉLAÏDE.

Voyons... une raison !... une seule... n’importe la quelle...

AMÉDÉE, à part.

Que répondre ?... Ah !... du dépit... c’est moins impoli que tout le reste.

ADÉLAÏDE.

J’attends... parlez... parlez donc...

AMÉDÉE.

Vous m’accusez... si je voulais changer les rôles...

ADÉLAÏDE.

Comment ?...

AMÉDÉE.

Oui... ce colonel Venneville, dont les assiduités près de vous...

ADÉLAÏDE.

Quoi !... c’était de la jalousie... Ah ! quel bonheur ! Ainsi... c’est à cause de ce dandy de colonel... dans le fait... je ne dis pas non... je le laissais me faire la cour... Ah ! bah !... quand on est à confesse, autant ne rien taire... je l’ai même encouragé... écoutez donc :On aime... mais ça n’empêche pas d’être femme... je veux dire coquette... si le cœur à ses droits, le caractère a aussi les siens... et moi qui ai beaucoup de caractère... Après cela, il me semble que ça aurait dû vous faire plaisir...

AMÉDÉE.

Par exemple !...

ADÉLAÏDE.

Sans doute ; avoir un rival brillant, à la mode, et obtenir sur lui la préférence !... qu’est-ce qu’il y a de plus flatteur ?... vous auriez dû m’en savoir gré, et me compter ça pour une attention.

AMÉDÉE.

Vous étiez beaucoup trop attentive !...

ADÉLAÏDE.

Laissez donc... c’était sans conséquence... et vous le savez bien, car vous n’ignorez point que je n’ai jamais fait un faux pas !... Allez, Amédée, il n’y a pas un homme qui puisse se vanter de m’avoir plu autant que vous. La preuve, c’est que je suis restée constante, même après votre départ !... c’est beau !... je me disais : « Si je le retrouve, il faut qu’il n’ait pas de reproche à me faire... » Mais par exemple !... j’étais pressée de vous retrouver !...

AMÉDÉE.

Comment ?... c’est moi que vous cherchiez ici ?...

ADÉLAÏDE.

Sans doute...

AMÉDÉE.

Ah ! mon Dieu !...

ADÉLAÏDE.

Vous ne l’espériez pas ?...

AMÉDÉE.

Non, vraiment !

ADÉLAÏDE.

Vous en trembliez, peut-être ?

AMÉDÉE, à part.

Que faire ? quel parti prendre ?...

Haut.

Mademoiselle...

ADÉLAÏDE.

Prenez garde, Amédée !... vous ne me connaissez pas bien ! vous ne savez pas ce qui vous à paru un simple attachement peut-être devenu de la fureur, de la frénésie ?...

AMÉDÉE.

Ô ciel !...

ADÉLAÏDE.

Oui, depuis que vous m’avez quittée sans me rien dire, il y a eu des moments, voyez-vous, où j’entrais dans des accès de rage... par exemple, quand je pensais que vous pourriez vous marier à une autre...

AMÉDÉE.

Qu’auriez-vous fait ?

ADÉLAÏDE.

Mon premier mouvement, c’était de m’écrier : Qu’il s’en avise, et que je l’apprenne à temps... je me vengerai... Oui, quand je devrais prendre la poste, tomber comme un accident au milieu de la cérémonie, me jeter entre lui et ma rivale... la tuer à ses yeux !...

AMÉDÉE.

Quelle folie !...

ADÉLAÏDE.

Je sais bien !... de nos jours, les coups de poignard... ça n’est reçu qu’à la Porte-Saint-Martin ! Le siècle n’a plus d’énergie... aussi je me calmais... je revenais à la douceur...

AMÉDÉE.

À la bonne heure !...

ADÉLAÏDE.

Et je réfléchissais qu’avec les lettres brûlantes que j’ai gardées de vous, avec toutes les preuves qui sont entre mes mains, en les mettant sous les yeux des grands-parents...

AMÉDÉE, à part.

En effet... un éclat... du scandale...

ADÉLAÏDE.

Eh bien, vous vous taisez ?... Ne m’expliquerez-vous point ce départ précipité, cette longue absence ?...

AMÉDÉE, à part.

Il faut en finir !... lui faire entendre raison ; il n’y a que ce moyen...

Haut.

Mademoiselle, j’ai eu des torts, je l’avoue...

ADÉLAÏDE.

Je le sais bien... qu’importe si je les pardonne ?

AMÉDÉE.

Mais s’ils étaient plus grands que vous ne le supposez ?

ADÉLAÏDE.

Comment ?

AMÉDÉE.

S’il était vrai que j’eusse changé d’amour ?

ADÉLAÏDE.

Changer d’amour... il serait possible ?... j’aurais une rivale... et vous êtes ici... elle y est donc... Ah !... si c’était Louise !...

AMÉDÉE.

Que dites-vous ?...

ADÉLAÏDE.

Oui... son air de langueur... son trouble en ma présence... Vous l’aimez... vous êtes aimé d’elle !

AMÉDÉE.

Pouvez-vous croire ?... elle qui est mariée !...

ADÉLAÏDE.

Ça n’empêche pas...

AMÉDÉE.

Qui est la vertu même...

ADÉLAÏDE.

Qu’est-ce que ça prouve !

AMÉDÉE.

C’en est trop... laisser porter la moindre atteinte à son honneur, ce serait d’un lâche... et vous, Adélaïde, qui me savez incapable de mensonge, vous me croirez quand je vous jure que je n’ai d’autre sentiment pour elle que ceux d’un frère et d’un ami...

ADÉLAÏDE.

Mais qui donc me préférez-vous ?... Oh ! quel trait de lumière !... cette jeune fille... s’il se pouvait ?...

AMÉDÉE.

Eh bien, quand il serait vrai ?

ADÉLAÏDE.

Oh ! alors !...

AMÉDÉE.

Qu’y gagneriez-vous ? de m’attirer des reproches ?... Mais enfin, je m’expliquerais, je me défendrais... on ne me condamnerait pas sans m’entendre... et puisque vous ne m’avez jamais rien accordé...

ADÉLAÏDE.

Pas plus à vous qu’aux autres... mais vous ne m’en auriez pas moins trompée, et si j’acquiers la preuve...

 

 

Scène IX

 

ADÉLAÏDE, BOUGINEY, AMÉDÉE

 

BOUGINEY.

Qu’est-ce que vous faites donc là, M. Amédée ? on vous cherche partout... Pardon, madame... Le notaire est arrivé... votre beau-père, votre prétendue, tout le monde va venir dans ce salon... je les entends déjà...

Il va au fond, au-devant de tout le monde.

ADÉLAÏDE.

Ah !...

AMÉDÉE, à demi-voix.

Adélaïde, je vous en conjure... calmez-vous... mon amitié sans bornes... ma reconnaissance...

ADÉLAÏDE.

Taisez-vous !...

AMÉDÉE.

Quel embarras !...

BOUGINEY.

Entrez, entrez, il est ici.

 

 

Scène X

 

BOUGINEY, LE NOTAIRE, MAULÉON, STÉPHANIE, AMÉDÉE, ADÉLAÏDE, LES INVITÉS

 

Air : Sorle seconda mi. (Introduction du premier acte de la Zelmira de Rossini.)

Ensemble.

MAULÉON, LOUISE, BOUGINEY, LE NOTAIRE, LES INVITÉS.

Nous voilà réunis,
Nous allons, entre amis,
Former des nœuds chéris :
Bonheur sans prix !
Oui, pour moi, mes amis,
C’est un bonheur sans prix,
Et j’en jouis.
Ma      } Stéphanie !
Sa        }
Qu’elle est jolie !
Ah ! dans ses yeux si doux,
On peut lire entre nous,
Qu’elle fera le bonheur d’un époux.

AMÉDÉE.

Des parents, des amis,
Sont enfin réunis,
Former des nœuds chéris :
Bonheur sans prix !
Mais combien je maudis,
Des projets ennemis,
Dont je frémis.
Ma Stéphanie !
Et si jolie !
Non, non, l’amour jaloux,
D’une femme en courroux,
Ne peut m’ôter le nom de son époux.

STÉPHANIE.

Mes parents, mes amis,
Sont pour moi réunis,
Former des nœuds chéris :
Bonheur sans prix !
Sans rougir, je le dis,
C’est un bonheur sans pris,
Et j’en jouis.
Oui pour la vie,
L’hymen me lie,
Au plus aimable époux.
Ah ! d’un-destin si doux,
Combien mon cœur est heureux et jaloux !

ADÉLAÏDE.

Ingrat, qui me trahis,
Je prétends à tout prix,
Rompre ces nouds chéris :
Tremble, frémis !
Oui, je veux à tout prix,
Rompre ces nœuds chéris,
Et je le puis.
Sa Stéphanie !
Qu’elle est jolie !
Ah ! monsieur est jaloux,
De ses regards si doux ;
Et je saurai lui ravir son époux !

MAULÉON, au notaire.

Monsieur, veuillez vous asseoir : ne faisons point languir ces jeunes gens.

Le notaire s’assied, Mauléon parle bas avec lui.

AMÉDÉE, à part.

Sera-t-elle sans pitié ?

STÉPHANIE, à Amédée.

Eh bien, monsieur, que signifie cet air consterné ?

LOUISE, à Adélaïde.

J’avais oublié, ma chère amie, de te prévenir...

ADÉLAÏDE, à voix basse à Louise, sur le devant.

Louise... ce mariage est impossible !... il ne se fera pas !...

LOUISE.

Que veux-tu dire ?

ADÉLAÏDE.

Qu’Amédée est mon parjure, que je suis hors de moi... et que si tu ne trouves un moyen de tout rompre à l’instant !...

LOUISE.

Adélaïde !...

ADÉLAÏDE.

Arrange-toi... ou sinon... pour me venger je serais capable de tout...

LOUISE.

Il serait possible...

ADÉLAÏDE.

Ah !... c’est que, je t’en préviens... j’ai des preuves terribles... des lettres écrasantes...

LOUISE, à part.

En effet !... celles que j’ai écrites à sa mère... elle peut me perdre !...

ADÉLAÏDE.

Et en présence de tout ce beau monde... je vais...

LOUISE, la retenant.

Malheureuse !... Ah ! que faire ?...

AMÉDÉE, à part.

Que lui dit-elle ?... je tremble !...

MAULÉON, à qui le notaire a parlé bas.

À merveille !... il ne reste donc plus maintenant qu’à signer. Amédée, venez prendre la plume.

LOUISE, bas à Amédée.

Amédée, ne signez pas !

AMÉDÉE.

Quoi ! parce qu’on veut m’accuser ?...

LOUISE, bas.

Non, pas vous... mais moi !

AMÉDÉE.

Comment ?

LOUISE, bas.

Si vous signez, je suis perdue...

AMÉDÉE.

Quel mystère !...

Final du premier acte d’Emmeline.

MAULÉON.

Eh bien, mon cher, qui vous arrête ?

LOUISE, bas à Amédée.

Ah ! refusez, au nom du ciel,
Ou c’est ma mort.

AMÉDÉE, à part.

Ordre cruel !

STÉPHANIE.

Quel bonheur !

ADÉLAÏDE, bas à Louise.

Ma vengeance est prête.

LOUISE, bas à Adélaïde.

Tais-toi !

À Amédée.

Cédez !

AMÉDÉE, bas à Louise.

Quelle raison ?

LOUISE, bas.

Un secret !...

MAULÉON, à Amédée.

Le contrat n’attend que votre nom.

LOUISE, bas.

Ciel !... par grâce !...

MAULÉON, à Amédée.

Approchez.

AMÉDÉE, hésitant.

J’implore mon pardon.

TOUS.

Comment ?...

MAULÉON.

Parlez ! monsieur.

AMÉDÉE.

Je garde le silence,
  C’est un devoir pour moi... mais je perds l’espérance
  D’obtenir le bonheur que m’offrait le destin.

TOUS.

Il refuse !...

MAULÉON.

Achevez !

AMÉDÉE.

Non, pour moi plus d’hymen.

TOUS.

Se peut-il ?

AMÉDÉE, montrant Stéphanie.

C’en est fait !... je renonce à sa main !

TOUS.

Quoi ! plus d’hymen !

AMÉDÉE.

Affreux destin !

LOUISE.

Que je le plain !

MAULÉON.

Par quel motif ? parlez enfin !

Ensemble.

MAULÉON.

Malheureux ! cet outrage
Appelle un châtiment !
Sortez, ou de ma rage
Craignez tout maintenant.

STÉPHANIE.

Quoi ! l’ingrat se dégage !
Il semblait m’aimer tant !
Ah ! pour moi quel outrage !
Pour mon cœur quel tourment.

LOUISE.

Ce malheur, dont l’image
S’offre à moi maintenant,
Hélas ! c’est mon ouvrage !
Pour mon cœur quel tourment !

AMÉDÉE.

Je sens tout mon courage
Abattu, chancelant !
Ah ! fuyons cette image
Qui double mon tourment.

ADÉLAÏDE.

J’ai puni le volage ;
J’ai fait rompre à l’instant
Cet hymen qui m’outrage...
Je triomphe à présent.

BOUGINEY.

Oh ! le bel avantage
De prendre un jeune amant !
Un trompeur, un volage !...
Je valais mieux vraiment !

LES INVITÉS.

Un si sanglant outrage,
Appelle un châtiment.
Sortez ou de sa rage,
Craignez tout maintenant.

Le rideau baisse.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une pièce de l’appartement de Louise ; porte au fond ; portes latérales.

 

 

Scène première

 

AMÉDÉE, LOUISE

 

LOUISE.

Que vois-je, Amédée ?... vous chez moi !

AMÉDÉE.

Oui !... l’on me croit parti ! j’ai laissé mon cheval à un quart de lieue du château, et revenu à pied, je suis rentré par la petite porte du parc.

LOUISE.

Et que venez-vous faire ici ?

AMÉDÉE.

Tantôt j’ai dû vous obéir : votre trouble, votre effroi, les mots terribles que vous avez prononcés, tout m’en faisait une loi ; mais je ne puis vivre ainsi !... Que signifiaient vos paroles mystérieuses, ce désespoir que je li sais dans vos regards ?

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Avec cette rigueur extrême
D’un tort douteux fallait-il me punir ?
Et d’où vient donc que tantôt pour vous-même
Vous paraissiez et trembler et frémir ?
Fût-elle encor plus grande et plus certaine,
Ma faute, enfin, ne vous compromet pas...

LOUISE.

Ah ! ce n’est point la vôtre, hélas !

AMÉDÉE.

Qu’entends-je ?

LOUISE.

Si c’était la mienne ?
Épargnez-moi !... car c’est la mienne ?

AMÉDÉE.

Ô ciel !... madame !...

LOUISE.

Amédée, je suis bien malheureuse !... Et mon malheur, vous n’y êtes pas étranger !

AMÉDÉE.

Comment ?

LOUISE.

Oui, c’est votre père qui le causa.

AMÉDÉE.

Que dites-vous ?

LOUISE.

Avez-vous oublié la sévérité de son caractère ? Orpheline, livrée à sa tutelle despotique, ne pouvant confier à personne mes pensées, mes projets, ou mes espérances, ma jeunesse s’écoula sans joie et sans plaisirs !... Un instant, j’eus l’espoir du bonheur... votre père fut inflexible... et moi, je fus coupable, peut-être !...

AMÉDÉE.

Vous !...

LOUISE.

Pas un mot de plus, Amédée !... Je m’étais condamnée à un isolement éternel ; j’avais dû renoncer à faire le bonheur d’un honnête homme ; je ne le pouvais plus, car un secret affreux pesait là !... Les offres les plus brillantes, je les avais repoussées ; mes refus avaient attiré sur moi l’attention ; on s’étonnait de me voir insensible à tous les hommages... M. de Mauléon se présenta... il m’offrit sa main... je la refusai... Habitué au succès, dans cette cour de l’empire qui l’avait cité comme un modèle, il s’irrita des obstacles et jura d’en triompher !... Un jour, je me trouvai en sa puissance !... on sut qu’il m’avait enlevée... on pensa que j’étais d’accord avec lui... Il m’avait perdue aux yeux du monde... que faire ?... secrets, douleurs, repentir, il fallut tout renfermer !... je devins la femme de Mauléon !

AMÉDÉE.

Grand Dieu !...

LOUISE.

Eh bien ! ce mariage, qui me paraissait un supplice, il m’a contrainte à le bénir ! il s’accusait sans cesse de ce qu’il appelait ses torts, et quoiqu’un peu jaloux, peut-être, il a été pour moi le meilleur des époux, le plus tendre des amis ; je lui dois les seules années de bonheur que j’aie connues... et ce bonheur, un mot peut le détruire !...

AMÉDÉE.

Quel étrange mystère !...

LOUISE.

Oui, Amédée, un mot, un seul !... car, je vous l’ai dit, il y eut une époque fatale où il ne me restait plus qu’à mourir, si une femme n’était venue à mon secours !... Celte femme, c’était la mère d’Adélaïde !... elle me sauva !... ma reconnaissance ne lui manqua jamais !... enfin, elle mourut !... Je pensais qu’elle avait emporté dans la tombe le secret de mes douleurs... eh bien ! sa fille, la compagne de mon enfance, en est dépositaire !... sa fille est venue m’apporter en son nom des gages chers et cruels, que je croyais anéantis, qui renferment tout le secret de mon infortune, qui peuvent le trahir !... mon avenir est entre ses mains : avec une parole elle peut changer le sort de toute une famille, rendre inutiles six années de regrets et de vertus, flétrir le cœur de l’homme que j’aime et que je vénère, et elle me menace de tout révéler si je vous laisse épouser Stéphanie !...

AMÉDÉE.

Juste ciel !...

LOUISE.

Comprenez-vous, maintenant ? et serez-vous sans pitié ?

AMÉDÉE.

Ah ! madame, je suis bien à plaindre !

LOUISE.

Autant qu’elle à présent, vous disposez de mon sort.

AMÉDÉE.

Que faire ? que devenir ?

LOUISE.

Amédée, tout espoir n’est pas perdu ! ces nœuds, que j’avais tant de plaisir à former, ils ne sont pas rompus à jamais ! prenez pitié de celle dont votre père a causé tous les maux : et quoi qu’il m’en coûte de condamner ma chère Stéphanie à un chagrin même passager, il le faut, pour son père.

AMÉDÉE.

Ah ! madame !

 

 

Scène II

 

AMÉDÉE, MAULÉON, LOUISE

 

MAULÉON.

Vous ici, monsieur !

LOUISE, à part.

Ciel ! mon mari !

AMÉDÉE.

Pardonnez, j’étais venu... j’offrais à madame des excuses...

MAULÉON.

Et des explications, sans doute...

LOUISE, avec crainte.

Mon ami, je vous en conjure...

MAULÉON.

Rassurez-vous, je dispense monsieur de toute explication, il est des choses qu’on ne dis pas, il est des offenses au-dessus desquelles on doit se placer, je venais pour causer avec vous, et je ne m’attendais pas, je l’avouerai, à rencontrer ici monsieur.

AMÉDÉE.

Je m’éloigne...

MAULÉON.

Je ne vous retiens pas.

AMÉDÉE.

Ah ! monsieur, si vous saviez !

LOUISE, à part.

Que va-t-il dire ?

MAULÉON.

Je ne veux rien savoir ; adieu, monsieur.

Bas.

Attendez-moi dans le parc, je vous y rejoins.

AMÉDÉE, bas.

J’obéis.

Il sort.

 

 

Scène III

 

MAULÉON, LOUISE

 

LOUISE.

Oh ! que je vous sais gré, mon ami, de votre modération.

MAULÉON.

Louise, ne parlons plus de cela.

LOUISE.

C’est moi qui vous ai fait connaître ce jeune homme, c’est moi qui suis cause...

MAULÉON.

Vous accuser ! je venais au contraire pour écarter de telles idées de votre esprit, pour les combattre d’avance... et soyez sûre, quoiqu’il arrive...

LOUISE.

Comment ?

UN DOMESTIQUE, entrant.

Monsieur, vos ordres sont exécutés, votre cheval est près de la grille.

LOUISE.

Vous partez ?

MAULÉON.

Une course dont j’avais le projet... je venais pour vous dire adieu, mais j’y renonce en vous voyant si triste ; je ne m’éloigne pas de vous dans ce moment, et je vais moi-même contremander...

LOUISE.

Combien vous êtes bon !

MAULÉON.

Jamais assez pour vous ! à bientôt, Louise...

Bas au domestique.

Mes pistolets dans le parc, vous entendez ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, monsieur.

Il sort.

MAULÉON, à Louise.

À bientôt, j’espère.

 

 

Scène IV

 

LOUISE, seule

 

Quelle tendresse pour moi ! ah ! s’il savait que cette tendresse même ajoute encore à mes tourments ? pour quoi cette femme est-elle venue ? Fatal voyage ! horrible situation ! souffrir, trembler et feindre ! ce portrait, funeste garant d’une faute que tant de larmes ont expiée, après sept années, c’est la première fois qu’il charme mes regards : mon repos eût commandé peut-être que je ne le visse jamais ? Allons, il le faut, cachons à tous les regards, ce gage trop dangereux, et que Dieu seul soit témoin des larmes qu’il m’a coûtées !

Elle sort par la porte à droite, Bouginey entre par le fond et la suit des yeux.

 

 

Scène V

 

BOUGINEY, seul

 

Eh bien, madame Mauléon qui s’en va quand j’arrive... elle a l’air bien effaré !... depuis l’événement de tantôt on ne trouve plus personne avec qui causer ici : c’est désagréable. Ah, je vais entrer chez elle... eh mais, qu’est-ce qu’elle tient donc à la main ? c’est un médaillon, oui, un portrait, oh, oh, elle le couvre de baisers, elle pleure, elle le cache dans son secrétaire, et emporte la clé en sortant ! qu’est-ce que tout ce mystère-là ?... baiser un portrait en cachette, pleurer ?... tout cela est équivoque ! ou plutôt, pardon, ça ne l’est pas du tout ! je ne sais pas ce qu’il y a, mais il y a quelque chose... Beaucoup, même... qui aurait soupçonné ? qui ? moi... parce que j’ai une pénétration... je me disais souvent en la voyant si douce, si soumise, si docile, ça n’est pas naturel à une femme... je comprends à présent, c’était pour fasciner ce pauvre Mauléon, fiez-vous donc à ces eaux dormantes... oh, l’on ne m’y trompera plus !

 

 

Scène VI

 

BOUGINEY, STÉPHANIE

 

BOUGINEY.

Ah ! te voilà, ma chère Stéphanie.

STÉPHANIE.

Bonjour, mon parrain ?

BOUGINEY.

Eh bien ? quoi, toujours soucieuse et triste ?

STÉPHANIE.

Amédée, refuser ma main ! au moment de signer le contrat.

BOUGINEY.

Voilà ce que c’est que de choisir des jeunes gens ?

STÉPHANIE.

Oh ! je me vengerai ?

BOUGINEY.

Vrai ?... Eh bien tu as là une excellente idée !

STÉPHANIE.

Je serai malheureuse, mais c’est égal, ce sera bien fait !

BOUGINEY.

Oh que non, tu ne seras pas malheureuse !

STÉPHANIE.

Il verra du moins que je n’avais pas besoin de lui pour me marier.

BOUGINEY.

C’est cela !... il sera forcé t’appeler madame, tu au ras des cachemires, une voiture et trente mille livres de rentes, et il enragera.

STÉPHANIE.

Comment savez-vous que j’aurai tout cela, mon parrain ?

BOUGINEY.

Je le sais parce que j’ai trouvé ton vengeur.

STÉPHANIE.

Vous ?

BOUGINEY.

Moi-même.

STÉPHANIE.

Oh ! s’il venait pendant que je suis en colère.

BOUGINEY.

Il est tout venu.

STÉPHANIE.

Comment ?

BOUGINEY.

Tu ne te rappelles donc pas mes premiers projets ?

STÉPHANIE.

Ah !

BOUGINEY.

Tu oublies pour qui je suis allé aux eaux, afin de guérir ma toux ?

Il tousse.

Hum ! hum ! hum !

STÉPHANIE.

Vous toussez encore, mon parrain.

BOUGINEY.

Pardon, pardon ! ce n’est plus rien !... le mariage achèvera de me guérir.

STÉPHANIE.

Le mariage !

BOUGINEY.

Oui, sans doute !

Air du Fleuve de la vie.

Puisque pour époux tu veux prendre
Quiconque se présentera,
Tu peux faire un choix sans attendre ;
Je me présente... voilà !

STÉPHANIE, parlé.

Vous !

BOUGINEY, continuant l’air.

Cette fois à propos j’arrive,
Je suis le vengeur qu’il te faut !

STÉPHANIE, parlé.

Ah mon Dieu !...

BOUGINEY, parlé.

Tu dis ?...

STÉPHANIE, achevant l’air.

Que c’est un bien vilain défaut,
D’être vindicative !...

 

 

Scène VII

 

ADÉLAÏDE, BOUGINEY, STÉPHANIE

 

BOUGINEY, à part.

Décidément, il faut que j’y renonce.

Allant au-devant d’Adélaïde.

Arrivez donc, madame ! nous avons grand besoin de votre gaieté ! voilà une jeune fille qui se désespère !

ADÉLAÏDE.

En effet, je comprends... Il est cruel quand on se croyait préférée, quand on s’imaginait qu’on devait l’emporter sur toutes ses rivales...

STÉPHANIE.

Des rivales ? mais, madame, je n’en avais pas.

ADÉLAÏDE.

Vous n’en aviez pas ?...

STÉPHANIE.

Je croyais que M. Amédée n’avait jamais aimé que moi.

ADÉLAÏDE.

En vérité ?

STÉPHANIE.

Il me l’avait dit.

ADÉLAÏDE, à part.

Le monstre !

Haut.

Si vous croyez tout ce que les hommes vous diront ?...

BOUGINEY, à part.

Comme cette jeune dame connaît le cœur humain !

STÉPHANIE.

J’aurais pu me défier des autres ; mais Amédée...

ADÉLAÏDE.

Ah ! oui !... vous le supposiez d’une espèce particulière, et vous pensiez qu’on l’avait fait exprès pour vous. Voilà pourtant ce qu’on se figure.

À part.

La première fois.

STÉPHANIE.

Si vous saviez ce que je souffre...

ADÉLAÏDE, à part.

C’est qu’elle semble vraiment affligée !

Haut.

Ne pleurez donc pas pour si peu de chose !

STÉPHANIE.

Si peu de chose ?... mais c’était tout pour moi, madame ! oh !... si j’avais été sa femme, je suis bien sûre qu’il n’aurait jamais pensé à une autre : Je l’aurais tant aimé... notre bonheur aurait duré toute la vie.

ADÉLAÏDE.

Quelles folles illusions !...

BOUGINEY.

Il est certain que ma petite filleule n’a pas votre usage.

ADÉLAÏDE.

C’est qu’en vérité tous ses traits annoncent un profond chagrin !... Il paraît qu’en province on prend ces choses-là au tragique !... Dites-moi, mademoiselle, depuis combien de temps l’aimez-vous ce volage ?

STÉPHANIE.

Depuis que je l’ai vu !... Il y a déjà plus d’un an.

ADÉLAÏDE, à part.

Un an !... le traître ! c’est bien cela !... ça remonte à mon époque !

Haut.

Ah ça, est-ce qu’il y a disette de jeunes gens dans le pays ?

BOUGINEY.

Pardon !pardon ! nous avons bal tous les quinze jours pendant l’hiver.

ADÉLAÏDE.

Eh bien ! alors ?

STÉPHANIE.

Qu’est-ce que cela fait ?

ADÉLAÏDE.

Dam ! sont-ils aimables, jolis garçons ?

STÉPHANIE.

Je ne sais pas.

ADÉLAÏDE.

Vous ne savez pas ?... mais qu’est-ce que vous faisiez donc au bal ?

STÉPHANIE.

Je dansais.

ADÉLAÏDE.

Je m’en doute bien !... mais à quoi pensiez-vous en dansant ?

STÉPHANIE.

Je pensais... à Amédée.

ADÉLAÏDE.

Et les autres ?

STÉPHANIE.

Est-ce que je les voyais ?... Amédée était là.

ADÉLAÏDE, souriant.

Oh ! alors !...

BOUGINEY.

Que voulez-vous ? C’est une éducation de province !

STÉPHANIE.

C’en est fait, madame, il n’y a plus de bonheur pour moi.

ADÉLAÏDE, à part.

Elle est capable d’en mourir !... et moi à présent que la colère est passée, je n’en serai pas même malade !... si je cédais à un bon mouvement ?...

STÉPHANIE.

Vous semblez vous intéresser à mon chagrin, madame ?

ADÉLAÏDE.

J’en ai presque envie.

STÉPHANIE.

Mais, hélas, vous n’y pouvez rien...

ADÉLAÏDE.

Que sait-on ! écoutez, ma chère demoiselle, je crois qu’il serait plus difficile de changer vos idées que de vous faire épouser le volage.

STÉPHANIE.

Que dites-vous, madame ?

ADÉLAÏDE.

Je dis... ah ! bah ma foi, tenez, je dis que vous l’épouserez.

STÉPHANIE.

Serait-il possible ?... Mais il ne m’aime plus.

ADÉLAÏDE.

Et si je vous disais qu’il vous aime encore, que je le sais ?

STÉPHANIE.

Ah ! mon Dieu !... expliquez-moi...

BOUGINEY.

Oui ! expliquez-nous.

ADÉLAÏDE.

Rien du tout... Il y a peut-être un mystère, mais vous ne le saurez pas !... Croyez-moi seulement, et laissez-moi agir !... je suis une bonne personne ; je n’ai jamais fait volontairement de mal à une femme !... quant aux hommes, c’est différent, c’est de bonne guerre !... ne sont-ils pas l’armée ennemie ? Et Dieu sait qu’ils combattent avec tous les avantages de leur côté ! trop heureuses quand nous avons assez de sang-froid pour leur disputer le terrain !

BOUGINEY.

Qui ne nous rendrait les armes ?

ADÉLAÏDE.

Pas mal !... Vous, mon enfant, allez trouver votre belle mère ; qu’elle fasse rappeler M. Amédée... dites lui que c’est moi qui veux ce mariage... et vous verrez !

STÉPHANIE.

Ah ! qu’est-ce que j’entends ? Comment, vous pensez que cela suffira ?

ADÉLAÏDE.

J’en réponds.

BOUGINEY.

Elle est étonnante !

STÉPHANIE.

Mais êtes-vous bien sûre qu’il m’aime encore, qu’il n’aime que moi, qu’il ne pense qu’à moi ?

ADÉLAÏDE.

Il en est bien capable, le scélérat !

STÉPHANIE.

Que dites-vous donc ?

ADÉLAÏDE.

Rien, rien !...

À part.

C’est beau d’être généreux, mais c’est un peu dur !

Haut.

Allez, je ne veux plus voir ces petites larmes qui roulent dans vos jolis yeux !

BOUGINEY.

En voilà un cœur !... noble, généreux, compatissant...

ADÉLAÏDE.

Oui, oui, dites cela, répétez-le !... ça donne du cou rage !...

À part.

Allons, décidément rien ne fait du bien comme une bonne action !...

STÉPHANIE.

Merci, madame, merci !... Je cours près de ma belle mère !...

On entend deux coups de feu.

TOUS.

Ciel !

BOUGINEY.

Il est parti deux coups : on dirait que c’est un duel.

ADÉLAÏDE.

Un duel ?

 

 

Scène VIII

 

ADÉLAÏDE, BOUGINEY, STÉPHANIE, LOUISE, puis MAULÉON

 

LOUISE, sortant de son appartement.

Ah ! vous êtes ici ?... avez-vous entendu ? savez-vous pourquoi ces deux coups de feu ?...

BOUGINEY.

Nous l’ignorons : mais je cours...

LOUISE, apercevant Mauléon.

Mon mari !

STÉPHANIE.

Mon père...

MAULÉON.

Rassurez-vous, personne n’a succombé.

LOUISE.

C’est donc vous qui vous êtes battu ?

STÉPHANIE.

Et avec qui, mon Dieu ?

MAULÉON.

J’ai dû chercher à venger mon offense ; mais, après avoir essuyé mon feu, Amédée a tiré en l’air ; il va s’éloigner d’ici à l’instant même...

STÉPHANIE.

Ciel !...

ADÉLAÏDE, à part.

C’est pourtant moi qui suis cause de tout cela.

MAULÉON.

En quoi, ma fille, vous le regrettez, après l’affront qu’il vous a fait, qu’il nous a fait à tous !... Il a risqué sa vie, il a épargné la mienne ; mais il paraît que c’est seulement les armes à la main qu’il sait se conduire en homme d’honneur.

ADÉLAÏDE.

Doucement, monsieur !... ne l’accusez pas, je vous en prie.

STÉPHANIE, vivement.

Non, mon père ! il m’aime encore ; il dépend de ma mère de tout arranger... Madame me l’a dit, elle le veut, et maman ne résistera pas à sa prière.

MAULÉON, à sa femme.

Qu’entends-je ?... c’était vous qui empêchiez ce mariage ?

ADÉLAÏDE.

Eh non, ce n’est pas elle qui est cause... c’est... Enfin, qu’est-ce que cela vous fait, si tout peut se ré parer ?... Louise, il faut que ces jeunes gens s’épousent : tu arrangeras cela.

MAULÉON.

Qu’y a-t-il donc, mesdames ? Amédée refuse ma fille après l’avoir demandée avec empressement ; cette union, connue de tous, et rompue sans motif, va nous rendre la fable du pays ; et Amédée, dites-vous, n’est point coupable ! Et vous pouvez renouer ce mariage à volonté !... Quel secret y a-t-il donc entre vous et avec lui ?

ADÉLAÏDE.

Vous êtes bien curieux !...

STÉPHANIE.

Il va partir, on ne saura plus où le retrouver !

ADÉLAÏDE.

Elle a raison.

Ensemble.

Air : Qu’il tienne sa promesse. (Serment.)

ADÉLAÏDE, BOUGINEY, STÉPHANIE.

Courez           } vite, on ignore
Courons        }
Où tourneront ses pas :
Si nous tardons encore
Nous ne l’atteindrons pas.

MAULÉON, à part.

Ce secret que j’ignore,
Quel peut-il être, hélas !
Le soupçon me dévore ;
Je n’y résiste pas.

LOUISE, à part.

Ce secret qu’il ignore,
S’il le devine, hélas,
Ô mon Dieu, je t’implore,
Ne m’abandonne pas.

Louise fait quelques pas pour sortir.

MAULÉON, l’arrêtant.

Louise, répondez : ne pourrai-je savoir.

ADÉLAÏDE.

Ne nous arrêtez pas.

LOUISE.

Mon ami...

STÉPHANIE.

Mon bon père !

MAULÉON.

Un seul mot !...

ADÉLAÏDE.

Laissez-nous ! notre premier devoir
Est de rendre au bonheur votre famille entière,
De réparer des torts et d’unir deux amants,
Puis nous vous dirons tout quand nous aurons le temps.

Ensemble.

ADÉLAÏDE, BOUGINEY, STÉPHANIE.

Courez           } vite, on ignore, etc.
Courons        }

MAULÉON, à part.

Ce secret que j’ignore, etc.

LOUISE, à part.

Ce secret qu’il ignore, etc.

Adelaïde emmène Louise et Stéphanie.

 

 

Scène IX

 

BOUGINEY, MAULÉON

 

MAULÉON, soucieux.

Je ne sais que penser... tout cela n’est pas naturel !

BOUGINEY.

Cette jeune femme est extraordinaire.

MAULÉON.

Dis donc extravagante !... Comment Louise, si douce, si réservée, si timide, peut-elle être dans une si grande intimité avec cette bruyante étourdie ?... Encore, si elle ne lui avait cédé que sur des bagatelles ; mais faire dé pendre l’avenir de ma fille d’un caprice de cette folle.

BOUGINEY.

Pardon, pardon, mon ami ! Cette folle pourrait bien être plus sage que celle qui font tant les mijaurées.

MAULÉON.

Comment ?

BOUGINEY.

Oui !... cette gaieté annonce une conscience paisible et qui n’a rien à se reprocher : ces étourdies-là sont les femmes les plus sûres !... Et je mettrais mille fois plutôt mon bonheur entre les mains de cette folle-là que de le confier à une prétendue sagesse... Pardon !

MAULÉON.

Que veux-tu dire ?... Prends garde, Bouginey... tu me fais peur avec tes réticences !

BOUGINEY.

Pardon !... Ce n’est pas mon projet.

MAULÉON.

Sais-tu bien qu’il m’est venu à l’esprit qu’il y avait un secret entre ma Louise et son amie ?

BOUGINEY.

Ah ! je jurerais bien que la jolie Parisienne est à l’abri du soupçon.

MAULÉON.

Est-ce à dire que tu soupçonnes ma femme ?

BOUGINEY.

Je ne dis pas cela... ne me mêle pas là-dedans... je n’ai rien vu... Je n’étais pas là !

MAULÉON.

Il y a donc quelque chose ?

BOUGINEY.

Allons... est-ce que tu vas recommencer à être jaloux, comme autrefois ?

MAULÉON.

Eh bien oui ! tout cela me fatigue, m’irrite !... je vois à ton air mystérieux que tu en sais plus que tu n’en veux dire... mais je ne t’interrogerai point... Je veux m’éclairer par moi-même ; et, dussé-je fouiller partout, tout visiter, tout ouvrir...

BOUGINEY, vivement.

Oh ! pas le secrétaire !

MAULÉON.

Que dis-tu ?

BOUGINEY, à part.

Quelle bêtise !

Haut.

Rien, mon ami, rien !... je dis cela comme autre chose... je te vois prendre feu tout de suite... Est-ce que cela a le sens commun ? troubler ton repos, celui de ta famille... allons donc !

MAULÉON, contraint.

Oui, c’est juste !... je te remercie ! qu’il n’en soit plus question... je profiterai de l’avis que tu m’as donné...

BOUGINEY.

À la bonne heure !... ah, comme tu y allais !... Vous autres, anciens séducteurs, vous êtes trop défiants, vous ne devriez pas vous marier.

MAULÉON.

À revoir, Bouginey... à revoir...

Il sort.

 

 

Scène X

 

BOUGINEY, seul

 

Allons, je suis content de moi !... je l’ai calmé, je l’ai tranquillisé... Ce n’est pas que madame de Mauléon... cela me paraît démontré... Tandis que cette charmante Adélaïde, comme elle est bonne !... comme cela vous animerait une maison !... ce serait une joie, un mouvement, une variété !... Au lieu de ces intérieurs insipides et monotones où chaque jour ressemble à la veille, où tout est sans cesse à la même place, on entendrait rire, chanter à chaque instant, elle bouleverserait tout dans la maison, et le mouvement c’est la vie !... Ah ! si j’osais... justement, la voilà qui chante... Rien que d’entendre sa voix, je me sens tout joyeux !...

 

 

Scène XI

 

BOUGINEY, ADÉLAÏDE, entre en chantant

 

BOUGINEY.

Toujours gaie ?

ADÉLAÏDE.

Je tâche de m’étourdir.

À part.

Le traître a-t-il été content !

BOUGINEY.

Avez-vous réussi ? M. Amédée reste-t-il ?

ADÉLAÏDE.

Oui vraiment !... Dès que Louise lui a dit : Demeurez, votre mariage se fera...

BOUGINEY.

Il a été transporté ?

ADÉLAÏDE.

Il était d’une joie insultante.

BOUGINEY.

Comment ?

ADÉLAÏDE.

Je veux dire délirante.

BOUGINEY, avec intention.

Je le crois bien... épouser une jolie femme qui vous aime... Je connais des gens qui voudraient pour beau coup avoir un pareil bonheur !... pardon !

ADÉLAÏDE, le regarde en riant.

Quelle drôle de mine vous faites ?

BOUGINEY.

Me permettrez-vous une question ?

ADÉLAÏDE.

Dix si voulez, je n’ai pas de secrets.

BOUGINEY.

J’en suis convaincu... eh bien, êtes-vous mariée ?

ADÉLAÏDE.

Non.

BOUGINEY.

Veuve ?

ADÉLAÏDE.

Non !

BOUGINEY.

Demoiselle ?

ADÉLAÏDE.

Ah ! par exemple !

BOUGINEY.

Pardon ! pardon ! je ne sais ce que je dis : ma question est superflue.

ADÉLAÏDE.

Au moins... mais si vous voulez rire, à la bonne heure ! j’entends la plaisanterie... Oui, monsieur, je suis demoiselle !... et même je n’aurai peut-être jamais l’honneur et l’ennui du mariage, car je suis sage, mais je n’ai rien, et cela ne fait pas compensation... pour me dédommager, je fais ma volonté du matin au soir, et, tout bien considéré, cela vaut mieux que d’être contrainte à faire celle d’un autre.

BOUGINEY, à part.

C’est qu’en vérité voilà précisément la femme qui me convient. Il n’y en a pas deux comme ça dans les 86 départements.

ADÉLAÏDE.

Qu’est-ce donc que vous marmottez tout bas ?

BOUGINEY, d’un ton important et décidé.

Mademoiselle !...

ADÉLAÏDE.

Monsieur ?...

BOUGINEY.

J’ai trente mille livres de rentes.

ADÉLAÏDE.

Oui dà ?... Eh bien, je vous en fais mon compliment.

BOUGINEY.

Il ne tiendrait qu’à vous de le faire à nous deux, ce même compliment.

ADÉLAÏDE.

À nous deux ?... qu’entendez-vous par ces paroles ?

BOUGINEY.

J’entends que si le cœur vous en dit, vous pourriez devenir madame Bouginey. Pardon !

ADÉLAÏDE.

Madame Bouginey !

BOUGINEY.

Madame Bouginey.

ADÉLAÏDE.

Ah ça, je vois que décidément vous aimez à rire.

BOUGINEY.

Sans doute, et c’est pour rire parla suite que je parle sérieusement dans ce moment-ci.

ADÉLAÏDE.

Comment, ce n’est pas une plaisanterie ?

BOUGINEY.

Pas le moins du monde !... vous m’avez enchanté, ravi, et vous me convenez !

ADÉLAÏDE.

Mais vous ne me connaissez pas.

BOUGINEY.

C’est justement pour cela... Toutes les femmes de ce pays, je les connais trop ; j’ai tant répété que je tenais à une vertu irréprochable, que je ne veux pas faire rire tout le département, et surtout ce diable de Mauléon, qui s’imagine, quoiqu’il en dise, que jamais on ne m’aimera ; que je suis créé et mis au monde pour être... Pardon !

ADÉLAÏDE.

Tiens !... j’ai envie de lui en donner un démenti, à ce vieux élégant de l’empire.

BOUGINEY.

Ah ! ce serait bien à vous, ce serait un trait superbe.

ADÉLAÏDE, à part.

Et je pourrais narguer mon perfide.

Haut.

M. Bouginey ?

BOUGINEY.

Mademoiselle ?...

ADÉLAÏDE.

Vous n’êtes pas beau.

BOUGINEY.

Vous trouvez ?...

ADÉLAÏDE.

Mais vous avez l’air d’un bon enfant ; je vous crois franc, loyal, honnête et cela vaut quelque chose.

BOUGINEY.

N’est-ce pas ?...

ADÉLAÏDE.

Oui, cela vaut bien les petites manières, les cols de velours, la tournure et les gants jaunes de nos dandys.

À part.

Il a une bonne figure, le brave homme.

Haut.

Écoutez, j’ai rencontré des freluquets qui m’ont offert leur sotte personne en pensant que je serais trop heureuse de l’accepter pour le temps qu’il leur plairait de m’en ennuyer : vous m’offrez, vous, pour toute ma vie, une fortune et un mari ; je ne vous dirai pas tout de suite, j’accepte ; je veux vous laisser le temps de la réflexion et celui des informations... Moi aussi, je veux traiter avec vous en loyale personne et en honnête femme... Voyez, interrogez... et, si l’on vous dit, si vous voyez quelque chose qui vous fasse repentir... prenez qu’il n’y a rien de fait... sinon, touchez là !... Ab ça, est-ce que vous avez juré de me rendre amoureux fou ?...

Il lui baise la main.

Vous êtes une femme adorable.

ADÉLAÏDE.

Si vous pensez encore ainsi dans un mois, je deviens la vôtre... et de bon cœur... Nous nous amuserons joliment avec vos trente mille livres de rentes... mais, je vous réponds que madame Bouginey sera aussi remarquée pour sa vertu que pour l’élégance de sa toilette et la coupe de ses chapeaux.

BOUGINEY.

Ah ! que je voudrais que le mois fut déjà passé !...

ADÉLAÏDE.

Je ferai faire ma robe de noces par Victorine.

BOUGINEY.

Qu’est-ce que vous dites là ? Une robe de noces ?... vous en ferez faire six !

ADÉLAÏDE.

Et un chapeau par Herbault pour mes visites.

BOUGINEY.

Douze chapeaux par Herbault... Que je serai heureux !... Ah ! pardon... une seule chose... quand nous serons mariés, il ne faudra plus voir madame Mauléon.

ADÉLAÏDE.

Ne plus voir Louise !... Et pourquoi cela ?

BOUGINEY.

J’ai mes raisons.

ADÉLAÏDE.

Par exemple !... Expliquez-vous.

BOUGINEY.

Je vous dis que j’ai mes raisons.

ADÉLAÏDE.

Et, je vous dis, moi, que je veux les connaître.

BOUGINEY.

Eh bien, j’ai tout lieu de croire qu’elle a, ou a eu, des torts envers son mari.

ADÉLAÏDE, riant.

Bah !... ce serait drôle !

BOUGINEY.

Drôle !... pardon !...

ADÉLAÏDE.

Comment, elle aurait ?... Oh ! j’en rirais bien... Elle, si réservée... et même un peu prude...

BOUGINEY.

Il y a quelque chose qu’elle a intérêt à cacher à Mauléon.

ADÉLAÏDE.

Est-ce possible ?

BOUGINEY.

J’ai même cru que vous le saviez.

ADÉLAÏDE.

Moi !... mais, vous m’y faites songer ; depuis hier, en effet, son air et sa conduite sont étranges.

BOUGINEY.

Il y a du louche !...

ADÉLAÏDE.

Au reste, que nous importe ?

BOUGINEY.

Pardon ! cela m’importe beaucoup... il ne faut pas.

ADÉLAÏDE, vivement.

Il ne faut pas être ingrat !... Louise est ma meilleure amie ! je lui ai dit : Je n’ai rien, je ne sais que devenir !... et elle m’a reçue dans sa maison, j’y fais toutes mes fantaisies... Il ne sera pas dit qu’Adélaïde a oublié un pareil service ; si Louise a du chagrin, je l’en aimerai davantage ; si elle a des torts, je l’aimerai avec ses torts... Ah, c’est comme cela, M. Bouginey !

Air du Pompier de la Revue de Paris.

Ça vous étonne, je le vois,
Mais quoique votre hymen me flatte,
Rien dans mon cœur n’effacera ses droits,
Car elle est la première en date !...
Dussiez-vous en être jaloux,
Voici déjà, notez la différence,
Quatorze ans que je l’aime... et vous,
C’est dans un mois que je commence.
Depuis longtemps je l’aime... et vous,
C’est dans un mois que je commence.

Je ne renoncerais pas à mon amie, voyez-vous... pas même pour trente mille livres de rentes.

BOUGINEY.

Cette femme-là est une exception dans l’espèce !... Pardon !... il n’y a pas le plus petit mot à répondre... pourtant, je veillerai sur madame Mauléon, et je découvrirai...

Louise entre.

ADÉLAÏDE.

Chut... Allez-vous-en.

Bouginey sort en saluant.

 

 

Scène XII

 

ADÉLAÏDE, LOUISE

 

LOUISE.

Ah ! tu as parlé !... tu as été sans pitié !

ADÉLAÏDE.

Moi !... j’ai parlé !...

LOUISE.

Est-ce là le prix de tant d’années d’amitié, de cette aveugle soumission à tes volontés dont je t’ai donné une si grande preuve ?

ADÉLAÏDE.

Mais je te jure...

LOUISE.

Ah !... toi seule as pu me perdre.

ADÉLAÏDE.

Moi ?...

LOUISE.

Mon mari tout à l’heure a passé près de moi, pâle, agité, me lançant un regard de colère, prêt à menacer, à punir, peut-être ?... mais j’y suis décidée, je n’affronterai pas ses reproches !... depuis huit années, j’ai trop souffert !... mes regrets, mon repentir, mon dévouement, toutes mes actions, toutes mes pensées, toute ma vie enfin, auraient dû expier le passé !... mais si tu lui as parlé de ce funeste portrait, si l’existence de cette lettre fatale lui a été révélée, vois-tu bien, Adélaïde ?... c’est ma mort !

ADÉLAÏDE.

Ah ! mon Dieu ! quel égarement... De quel portrait, de quelle lettre veux-tu parler ?...

LOUISE.

Comment ?

ADÉLAÏDE.

Je ne te comprends pas.

LOUISE, la regardant fixement.

Est-il possible ?... Dis-tu vrai ?

ADÉLAÏDE.

Es-tu devenue folle ?... Je n’ai pas vu de portrait, je ne connais pas de lettre, je ne sais pas ce que tu veux dire.

LOUISE.

Ah !... ta mère ne t’a pas raconté ?...

ADÉLAÏDE.

Rien du tout !...

LOUISE.

Quoi !... tu ne sais rien ? tu n’as rien dit à Mauléon ?

ADÉLAÏDE.

Pas la moindre chose.

LOUISE.

Oh !... qu’ai-je fait ?

ADÉLAÏDE.

Mais c’est donc bien terrible ?

LOUISE.

Ah ! pardonne-moi ! je t’avais soupçonnée !... je suis si malheureuse !

Elle se jette dans ses bras et pleure.

ADÉLAÏDE.

Oh ! ma pauvre amie !... qui m’aurait dit que ce serait moi qui devrais te consoler ?... Tu as donc un secret ?...

LOUISE.

Un secret qui me tuera !

ADÉLAÏDE.

Qu’entends-je ?... mais on vient !... Allons, remets-toi, essuie tes larmes... prends garde qu’on ne voie que tu as pleuré !... C’est ton mari... tâche de sourire... Le voici !... Ris donc, Louise... il le faut...

Elle change de ton au moment où entre Mauléon.

 

 

Scène XIII

 

ADÉLAÏDE, LOUISE, MAULÉON, puis BOUGINEY

 

ADÉLAÏDE, affectant l’étourderie et la gaieté.

Oui, ma chère, je t’assure que sa déclaration était fort drôle !...

Elle rit.

Ah ! ah !... si tu avais vu la figure qu’il faisait ?... mais tu riras bien mieux encore quand tu entendras annoncer M. et madame Bouginey.

À Mauléon.

Vous semblez étonné, monsieur ?... Eh bien, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, j’ai fait la conquête de votre gros ami, et dans un mois nous nous marierons, si je veux !

MAULÉON, avec amertume.

Se marier !...

ADÉLAÏDE.

Oh ! ne vous gênez pas ! faites comme Louise : cette nouvelle l’a beaucoup divertie, et tenez, quand vous êtes entré, elle en riait... aux larmes !...

Bas à Louise.

Remets-toi donc !...

MAULÉON.

Je suis ravi de sa gaieté, et je vous remercie de cette bonne nouvelle ; mais moi aussi j’ai à lui communiquer quelque chose d’étrange et de nouveau.

LOUISE, à part.

Grand Dieu !...

ADÉLAÏDE.

Je me retire ?...

MAULÉON.

Non, madame... j’ai lieu de croire que depuis longtemps vous êtes fort avant dans les confidences de ma dame de Mauléon, et je demande pour toute faveur à être tiers dans vos secrets.

LOUISE, à part.

A-t-il tout découvert ?

ADÉLAÏDE, à part.

Pauvre femme ! si je savais ce que c’est je la tirerais peut-être d’embarras.

MAULÉON, à Louise.

Tout à l’heure, madame, j’ai trouvé dans votre secrétaire...

LOUISE, avec indignation.

Dans mon secrétaire !... vous l’avez donc brisé ?

ADÉLAÏDE.

C’est une horreur !

MAULÉON.

Moins de colère, madame !... vous le voyez, je suis calme, moi !... car, vous allez m’expliquer ce que signifie cette lettre datée de Philadelphie.

ADÉLAÏDE, à part.

Écoutons !

LOUISE, à part.

Je suis perdue !

MAULÉON, lisant.

« Ma bien aimée Louise, c’est sur mon lit de mort que je t’écris : je n’ai plus que quelques instants à vivre ; qu’ils soient consacrés à te dire un dernier adieu ! Cette fortune que j’étais allé chercher, car, sans elle, on m’eût impitoyablement refusé ta main, je ne l’ai pas trouvée ! ce pauvre enfant, fruit secret de nos amours, que la prudence m’ordonna de t’arracher des le moment de sa naissance, il est mort dans mes bras sans avoir reçu les caresses de sa mère. J’ai tracé son image, et je te l’envoie : C’est tout ce qui te restera bientôt de lui et de son malheureux père. Je confie ce funeste et dernier gage de mon amour à l’amie qui t’a déjà secourue, et qui t’aida à cacher ce que le monde aurait nommé ta faute !... adieu, Louise !... je meurs en t’aimant... »

CHARLES D’ÉGLIGNY.

ADÉLAÏDE, qui a écouté avec une grande attention, à part.

Je comprends tout ?

MAULÉON, à sa femme.

Eh bien ! madame ?

LOUISE, dans le plus grand trouble.

Monsieur !

ADÉLAÏDE, à part.

Que faire pour la sauver ?

MAULÉON.

Les expressions de cette lettre, vous les avez entendues ? N’avez-vous rien à dire ? ne parlerez-vous pas enfin ?

Bouginey arrive au fond et s’arrête.

ADÉLAÏDE, se précipitant entre Mauléon et Louise arrachant la lettre des mains de Mauléon.

Non, elle ne parlera pas.

MAULÉON.

Madame, que faites-vous ?

ADÉLAÏDE.

Je reprends mon bien !

MAULÉON.

Comment ?

LOUISE, à part.

Qu’entends-je ?

ADÉLAÏDE.

Si elle consent à se laisser accuser plutôt que de trahir le serment qu’elle a fait de se taire, je ne le souffrirai pas ; vous prendrez de moi l’opinion que vous voudrez... ça m’est égal !... mais ce qui m’importe, c’est que l’amie à qui je dois tant, qui ne m’a jamais abandonnée, ne soit pas, à cause de ma mauvaise tête, livrée aux soupçons et aux chagrins.

LOUISE.

Adélaïde !

ADÉLAÏDE, lui serrant la main.

Ah ! laisse-moi faire ! je suis libre, moi ! je n’ai pas de mari qui ait le droit de rendre ma vie malheureuse.

BOUGINEY, à part, dans le fond.

Qu’est-ce que j’entends ?

MAULÉON.

Ainsi, cette lettre ?

ADÉLAÏDE.

Eh bien, quoi ? cette lettre, elle m’était adressée ! est-ce que je ne me nomme pas Louise, comme votre femme, si vous vous en étiez souvenu, vous n’auriez pas fait une pareille esclandre.

LOUISE, à part.

Généreuse amie.

MAULÉON.

Eh quoi ! cet enfant... ce gage ?

ADÉLAÏDE.

Faut-il le répéter cent fois ! tout m’appartient.

BOUGINEY, à part, dans le fond.

Un enfant !

ADÉLAÏDE.

J’avais pris mon amie pour dépositaire, et sans votre ridicule jalousie ce serait resté entre nous !

BOUGINEY, s’avançant et se plaçant entre Mauléon et Adélaïde.

Merci !

ADÉLAÏDE.

M. Bouginey !

MAULÉON.

Qu’ai-je fait ?

BOUGINEY.

Bouginey, lui-même ! qui est arrivé à propos, n’est-il pas vrai ?

ADÉLAÏDE.

Ma foi, M. Bouginey, que vous dirai-je ? puisque vous ayez entendu.

BOUGINEY.

Pardon ! dites que j’ai compris ! quelle abomination ! moi qui avais déjà fait part de mon mariage... Il est écrit là-haut que je mourrai garçon.

LOUISE, à part.

Et je permettrais... Oh ! ce serait affreux !

Haut à Bouginey.

Monsieur, il faut...

ADÉLAÏDE, vivement.

Il faut ne pas te mêler de mes affaires ! Eh mon Dieu, un mariage manqué i je sais ce que c’est !

BOUGINEY.

Je le crois bien, pardon !

ADÉLAÏDE, bas à Louise.

Tu perdrais ton honneur et je ne perds que trente mille livres de rentes...

À part.

C’est pourtant dom mage...

MAULÉON.

Il est donc vrai ? madame, reprenez ce médaillon ?

ADÉLAÏDE.

Donnez...

À part.

il me coûte un peu cher.

BOUGINEY, regardant.

Eh mais, ce médaillon, n’est-ce pas celui que j’ai vu entre les mains de madame de Mauléon ? il me semble.

MAULÉON.

Oui, sans doute ! il a causé de cruels soupçons ; puissent-ils être à jamais oubliés !

Il va auprès de Louise.

BOUGINEY, à part.

C’était l’autre qui le couvrait de baisers !... c’était l’autre qui pleurait ; oh, je crois que j’y suis !

MAULÉON.

J’entends Amédée et Stéphanie : qu’ils ignorent tout ce qui s’est passé.

Il va au devant d’eux.

BOUGINEY, à part.

Femme généreuse et incomparable...

 

 

Scène XIV

 

MAULÉON, LOUISE, ADÉLAÏDE, BOUGINEY, STÉPHANIE, AMÉDÉE

 

STÉPHANIE.

Est-il vrai, mon parrain ? Je ne serai pas seule heureuse !... et votre prochain mariage...

ADÉLAÏDE.

C’est du vôtre qu’il faut s’occuper, ma belle demoiselle ! j’ai eu le bonheur d’y contribuer, mais je n’y assisterai pas : Adieu, Louise ! j’ai, sans le vouloir, apporté du trouble dans cette maison ; ne me gardez pas rancune, et pardonnez la légèreté de ma tête en songeant à mon cœur ? soyez tous heureux, et souvenez-vous quelquefois de l’autre Louise.

LOUISE.

Ah ! qui pourrait t’enlever mon amitié ?

STÉPHANIE.

Comment, madame ! nous quitteriez-vous...

ADÉLAÏDE.

Dans quelques heures, je retourne à Paris.

BOUGINEY, bas.

Vous pouvez commander votre robe de noces !

ADÉLAÏDE.

Oh !

Bouginey fait signe à Adélaïde de se taire. Le rideau tombe.

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