Un Ménage parisien (Jean-François BAYARD)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à, Paris,  sur le Théâtre-Français, le 23 janvier 1844.

 

Personnages

 

MONSIEUR DE VERNANGE, 36 ans

MADAME DE VERNANGE, 34 ans

LOUIS WALKER, son fils, 18 ans

MONSIEUR DERVET.

MADEMOISELLE DERVET, sa sœur

HENRIETTE, fille de M. Dervet

SALBRIS, associé d’agent de  change

ARTHUR, principal clerc de notaire

GERVAIS, domestique de Vernange

PREMIER DANSEUR

DEUXIÈME DANSEUR

PLUSIEURS JEUNES GENS

VALETS, etc.

 

La scène est à Paris ; aux premier, troisième, quatrième et cinquième actes, chez Vernange, au deuxième acte, chez Dervet, même maison.

 

 

ACTE I

 

Un salon ; entrée au fond ; porte de la salle à manger à droite, sur le même plan ; portes latérales à droite et à gauche ; une table et ce qu’il faut pour écrire, à gauche.

 

 

Scène première

 

SALBRIS, ARTHUR

 

Au lever du rideau, Arthur est assis à gauche et parcourt son dossier.

SALBRIS, un carnet à la main.

Eh ! c’est ce cher Arthur ! quelle bonne fortune

De vous trouver ici !

ARTHUR, se levant.

Mais pour moi c’en est une

Dont je suis très flatté !... Comment donc, si matin !

Vous, un coureur de bals !

SALBRIS.

Mon carnet à la main,

Voyez !... je représente un quart d’agent de change.

La nuit, j’aime à jouer, je valse comme un ange ;

Mais, quand revient le jour, fidèle à mes travaux,

Je suis chez les clients, avant tous mes rivaux !...

Et vous ?

ARTHUR.

À ce dossier, vous devez reconnaître

Le notaire royal, mon patron et mon maître.

Pour un acte à signer, j’attends Vernange ici.

SALBRIS.

Et nous avons le temps de causer, Dieu merci !

Car Madame et Monsieur sont réveillés à peine.

Ils sont rentrés fort tard, le monde les entraîne ;

Je ne vais pas au bal sans les y rencontrer.

ARTHUR.

Madame de Vernange a droit de s’y montrer.

Grâce au temps qui l’oublie, elle est toujours charmante !

SALBRIS.

Oui... femme de trente ans, qui marche vers quarante.

ARTHUR.

Elle en est loin encore ! Et puis, que de bonté !

Elle aime son mari !...

SALBRIS.

Trop !... elle l’a gâté.

Vernange l’épousa, veuve et mère encor belle ;

Voilà quelque... huit ans. Alors, mari modèle,

Toujours aux petits soins, complaisant, généreux,

De près, de loin, partout, la dévorant des yeux,

Entre elle et nous, mon cher, il était là, sans cesse,

Comme un amant d’un jour qui garde sa maîtresse...

C’était bête !... on riait de le voir... Et pourtant,

Au milieu des plaisirs, sa femme, à chaque instant,

Cachait sous un sourire une douleur rêveuse,

Et, malgré son bonheur, paraissait malheureuse...

Jusqu’à pleurer tout bas, s’il la voulait quitter,

Comme si du retour elle pouvait douter !

Pour fixer un mari ce n’est pas la recette :

Il faut le laisser libre, et faire la coquette.

Vernange se lassa d’un amour langoureux ;

Car, pour durer longtemps, c’était trop ennuyeux.

Il fut moins complaisant, moins assidu près d’elle ;

On n’avait que des pleurs, il devint infidèle !...

Jalouse au fond du cœur, suivant partout ses pas,

Épiant des amours qu’elle n’ignore pas,

À cet ingrat époux qui toujours l’abandonne,

Sans oser se fâcher, toujours elle pardonne !

Des gens de bien, d’abord, voulaient la consoler ;

Moi-même... quelque temps... on m’a vu lui parler...

Mais en vain ! et, malgré tous les torts du coupable,

Elle a trop de vertu pour être... consolable.

ARTHUR.

Cet éloge pour elle a bien quelque douceur.

Les femmes, d’ordinaire, ont en vous un censeur

Qui sur tous leurs défauts promène la lumière.

Madame de Vernange est, je crois, la première

Qui vous force au silence !

SALBRIS.

Heu !... si je voulais bien !...

ARTHUR.

Oh ! je sais qu’avec vous le diable ne perd rien !

SALBRIS.

Elle est un peu coquette à déguiser son âge...

Ce fils, qu’elle eut, dit-on, d’un premier mariage,

Il existe, on le sait... mais on ne le voit pas !...

Sa présence, à coup sûr, vieillirait nos appas.

Nous le tenons à part... et nous prétendons même

Le cacher... comme on cache un extrait de baptême !...

ARTHUR, riant.

Jeune ou non, quelquefois, malgré vous emporté,

Vous lui faites la cour !

SALBRIS.

Et sans être écouté !...

Oh ! je ne suis pas fat !... j’aime sans espérance !...

On dirait qu’elle a peur... elle fuit ma présence !...

ARTHUR.

Elle n’est pas la seule... avec vos yeux de lynx !...

SALBRIS.

Oui... j’observe beaucoup.

ARTHUR.

Et vous êtes un sphinx

Pour deviner... au point qu’on vous craint dans le monde,

Comme un indiscret !

SALBRIS.

Moi !... c’est une erreur profonde !...

J’ai la langue facile, et voilà tout.

ARTHUR.

Parbleu !

SALBRIS.

Si je trouve un ami, j’aime à causer un peu

Des bruits de nos salons, des propos de la Bourse,

De tout ce qu’à Paris je ramasse en ma course ;

Mais indiscret... ah ! fi !... Par exemple, entre nous,

Ai-je dit à quelqu’un ce que je sais... de vous ?

ARTHUR.

Mon duel ?

SALBRIS.

Oh ! cela, c’est une vieille histoire...

Ce duel dont les clercs ont publié la gloire,

Où votre pistolet, vengeant l’honneur du corps,

D’un petit officier a redressé les torts !

Et dans cette rencontre, il faut bien qu’on le sache,

Vous avez bravement gagné votre moustache.

Aussi, j’en ai parlé, parlé !...

ARTHUR.

Comme toujours...

SALBRIS.

Comme on pourrait, mon cher, parler de vos amours...

Je sais...

ARTHUR.

Quoi donc, enfin ?

SALBRIS.

Mais vraiment qu’on vous aime,

Que vous êtes heureux !...

ARTHUR.

Qui, moi ? Monsieur !

SALBRIS.

Vous-même !...

Que vous aimez...

ARTHUR, sèchement.

Personne... et vous ne savez rien.

SALBRIS.

Soit ! on m’aura trompé, n’en parlons plus ; c’est bien.

Il va s’asseoir à droite ; Arthur se promène, et, après un silence.

Vous verra-t-on ce soir chez Dervet, mon confrère ?

Il nous donne un grand bal.

ARTHUR.

J’y serai, je l’espère.

SALBRIS.

Les invitations pleuvent de tous côtés.

On me parlait hier de cinq cents invités.

Et dans l’appartement, on tient une centaine.

Vernange y doit venir ?...

ARTHUR.

Mais je le crois sans peine...

Un ami de Dervet... puis, c’est dans sa maison.

SALBRIS, d’un air indifférent.

Eh ! oui... mais pour Vernange est-ce bien la raison ?

Madame Vernillac y sera ; c’est tout dire.

ARTHUR, vivement.

Madame Vernillac !

SALBRIS, se levant.

Sans doute.

ARTHUR.

Quel sourire !

Qu’a de commun Vernange avec elle ?

SALBRIS.

Charmant !

ARTHUR.

Parlez !

SALBRIS.

D’où venez-vous, mon cher ?

ARTHUR.

Eh ! mais, comment !

Peut-on supposer ?...

SALBRIS.

Rien.

ARTHUR.

Est-ce que l’on soupçonne ?...

SALBRIS.

Que vous importe à vous, si vous n’aimez personne !

ARTHUR, se contraignant.

Ah ! Monsieur ! pourquoi donc dites-vous que, ce soir,

Madame Vernillac...

SALBRIS.

Je ne dois rien savoir.

ARTHUR.

Mais...

SALBRIS.

Vous ne l’aimez pas.

ARTHUR, éclatant.

Eh ! si, bourreau, je l’aime !...

SALBRIS.

Allons donc !...

ARTHUR.

Vous disiez !...

SALBRIS.

Innocent stratagème !

J’ai voulu, moi, mon cher, qu’on traite d’indiscret,

Apprendre au moins de vous comme on garde un secret !

ARTHUR.

Morbleu !...

 

 

Scène II

 

SALBRIS, MONSIEUR DE VERNANGE, ARTHUR

 

VERNANGE, entrant par la gauche, une lettre à la main.

Messieurs, pardon ! je vous ai fait attendre...

SALBRIS, bas.

Silence !

VERNANGE.

Si matin vous venez me surprendre !...

Mais vous avez gaîment fait votre faction :

À Arthur.

Salbris vous débitait quelque indiscrétion ?...

À Salbris.

Hein ? contez-moi cela, voyons !

SALBRIS.

Non, sur mon âme !

VERNANGE.

Parliez-vous d’un confrère, ou bien de quelque dame ?

SALBRIS, souriant.

C’est le secret d’Arthur.

ARTHUR, froidement.

Voici l’acte à signer.

VERNANGE.

Ah !... je ne saurai rien, il faut me résigner.

Il s’assied à la table.

ARTHUR, le faisant signer.

Vous comparaîtrez seul... sans madame.

VERNANGE, posant la lettre qu’il tient sur le dossier d’Arthur.

Une lettre,

Que votre cher patron, hier, m’a fait remettre,

M’en avait prévenu... Vous a-t-on dit pourquoi ?

ARTHUR.

Non, monsieur, non.

VERNANGE.

C’est bien.

Après un silence.

Salbris, écoutez-moi :

Il me faut de l’argent... Vous vendrez à mon compte

Quelque coupon de renie, à cinq.

SALBRIS.

La rente monte.

VERNANGE, se levant sans reprendre la lettre.

N’importe ! Ah ! mes amis, que le plaisir est cher !

Paris, plus que jamais, est un gouffre, un enfer,

Où l’or fond dans nos mains que le ciel a maudites !

Le luxe, tous les jours, élargit ses limites.

On parle de progrès... je n’en vois qu’un : le sien !

Mais pour ma part, ma foi ! je ne regrette rien.

Je me plais dans le bruit, les paris et les fêtes !

À payer sans compter mes mains sont toujours prêtes ;

Dans un gai tourbillon, je me sens emporté,

Et j’aime le plaisir... comme la liberté !

Un grand bal cette nuit, et demain une course...

Où doit-on s’amuser ce matin ?

SALBRIS.

À la Bourse.

VERNANGE.

Merci !

SALBRIS.

Pour le plaisir quelle chaleur ! quel feu !

VERNANGE.

Il faut bien se distraire et s’étourdir un peu.

SALBRIS.

S’étourdir !... on dirait vraiment, à vous entendre,

Que vous avez du sort quelque revanche à prendre.

VERNANGE.

Je ne dis pas cela.

SALBRIS.

Que peut-être un malheur...

VERNANGE.

Non !

SALBRIS.

Que vous vous grisez pour noyer la douleur !...

VERNANGE.

Allons donc !...

À part.

Diable d’homme !

SALBRIS.

À moins que quelque belle...

VERNANGE.

Salbris !...

ARTHUR.

Qui vous pourrait supposer infidèle ?

Vous que chacun envie... amant plutôt qu’époux

D’une femme charmante et qui n’aime que vous !

VERNANGE.

Oh ! de toute son âme !...

ARTHUR.

Eh ! mais, prenez-y garde !...

À négliger son bien, quelquefois on hasarde

Plus qu’on ne croit !...

VERNANGE.

J’entends... l’avis est fort sensé !

Il remonte la scène.

SALBRIS, allant à Arthur.

N’est-ce pas ?

Bas.

Et surtout fort désintéressé !...

 

 

Scène III

 

VERNANGE, MADAME DE VERNANGE, SALBRIS, ARTHUR

 

MADAME DE VERNANGE, entrant vivement par la droite.

Mon ami ! mon ami !

SALBRIS, allant à elle.

Madame de Vernange !...

MADAME DE VERNANGE, comme effrayée.

Ciel !

ARTHUR, bas à Salbris.

Votre effet !...

MADAME DE VERNANGE.

Messieurs... Mon Dieu ! je vous dérange.

ARTHUR.

Madame, nous sortions.

VERNANGE.

Et Monsieur, en partant,

Faisait de vous, ma chère, un éloge éclatant.

SALBRIS.

Il n’était que l’écho d’un monde qui vous aime...

Et tout ce qu’il disait, je le pensais moi-même.

MADAME DE VERNANGE.

À ma joie, en ce cas, vous prendrez part tous deux...

Comme toi, mon ami... vois quel réveil heureux !

Mon fils revient !

VERNANGE.

Bientôt ?

MADAME DE VERNANGE.

Mais aujourd’hui peut-être.

SALBRIS.

Votre fils !

ARTHUR, bas.

Médisant !...

Haut.

J’espère le connaître.

MADAME DE VERNANGE.

Oui, certes !... à son départ il n’était qu’un enfant...

Comme un petit héros il revient triomphant.

Sur mer, avec le prince, il a fait un voyage.

Enseigne de vaisseau !... c’est superbe à son âge.

SALBRIS.

Il doit être si jeune !...

ARTHUR.

On le croit aisément.

MADAME DE VERNANGE.

Très jeune ! Vous verrez !... il est... il est charmant !

Et du cœur, de l’esprit... pas un esprit frivole !...

Mon fils, mon cher Louis !... Pardonnez, je suis folle,

C’est de bonheur !...

ARTHUR.

Madame !...

Il va prendre son dossier.

VERNANGE.

Au bal, Messieurs !...

MADAME DE VERNANGE, les saluant.

Adieu !

J’y compte, songez-y, vous l’aimerez un peu !...

SALBRIS.

Que d’amis il aura dans tous ceux de sa mère !

ARTHUR, parcourant la lettre qui est tombée de ses papiers ; à part.

Que vois-je en mon dossier !... j’ignorais !... quel mystère !...

SALBRIS.

Hein ?...

ARTHUR, vivement.

Je vous suis.

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

VERNANGE, MADAME DE VERNANGE

 

MADAME DE VERNANGE, à part.

Enfin !... cet indiscret Salbris !...

J’en ai peur !

VERNANGE, revenant.

Ton marin va donc revoir Paris !

J’ai hâté son retour... presque malgré toi-même.

MADAME DE VERNANGE.

C’est vrai !... Mon pauvre fils !... Ah ! tu sais si je l’aime...

J’avais maudit le sort qui vint nous séparer,

Et pourtant près de moi je n’osais l’attirer ;

Je craignais de le voir !

VERNANGE.

C’était de la folie !

MADAME DE VERNANGE.

Ah ! ne rappelons pas des chagrins que j’oublie.

Il revient, et mon cœur vole au-devant de lui !...

Vernange, tu seras son père... son appui !

VERNANGE.

Mais c’est un fils pour moi ! mais je jouis d’avance

De former par mes soins son inexpérience ;

Car dans un port de mer ou sur un bâtiment,

On connaît mal le monde, on s’instruit rarement

Aux usages, aux goûts qui forment la jeunesse.

Nous le dirigerons tous deux avec sagesse :

Charge-toi des sermons, auxquels je n’entends rien ;

Le reste me regarde : il s’en trouvera bien !

Il perdra près de moi son air gauche et timide ;

Au milieu des plaisirs je veux être son guide ;

Confident de sa bourse ainsi que de son cœur,

(Oui, Madame, malgré ton petit air moqueur !)

Je t’en réponds, s’il peut, à son mentor fidèle,

En suivant mes conseils, me prendre pour modèle.

MADAME DE VERNANGE.

Tenons-nous aux conseils !

VERNANGE.

Et pourquoi donc cela ?

MADAME DE VERNANGE, souriant.

Ah ! c’est que le modèle est effrayant !

VERNANGE, souriant.

Voilà

Comme on me rend justice !

MADAME DE VERNANGE.

Ai-je tort ?

VERNANGE.

Je le pense.

Crois-tu qu’en mes leçons ton fils ait confiance,

Si tu vas devant lui quereller son mentor ?

MADAME DE VERNANGE.

C’est que ce mentor-là n’est pas trop sage !

VERNANGE.

Encor !...

MADAME DE VERNANGE.

Non ! non !... de mes chagrins, de mon trouble funeste

Mon fils ne verra rien ! Dieu lui cache le reste !

On entend disputer.

VERNANGE.

Quelqu’un !

 

 

Scène V

 

VERNANGE, MADAME DE VERNANGE, MONSIEUR DERVET, MADEMOISELLE DERVET, GERVAIS

 

GERVAIS, annonçant.

Monsieur Dervet et Madame sa sœur !

MADEMOISELLE DERVET, en dehors.

Vous avez tant d’esprit !

DERVET, en dehors.

Et vous, tant de douceur !...

Gervais sort.

MADAME DE VERNANGE.

Une dispute !

VERNANGE.

Eh ! oui, le temps est à l’orage.

Frère et sœur, tous les deux ils ne font qu’un ménage.

On s’aime, on se querelle, aussi bien que chez nous...

Mais les traités de paix ne sont pas aussi doux.

Il l’embrasse.

MADEMOISELLE DERVET, entrant.

Allons, vous céderez !

DERVET, entrant.

Non, vraiment, sur mon âme !

VERNANGE, allant à eux.

Bonjour, mes chers voisins.

DERVET.

Ah ! Vernange... Madame...

MADEMOISELLE DERVET, à madame de Vernange.

Bonjour, mon cœur.

À son frère.

Hum !

DERVET, à sa sœur.

Hum !

VERNANGE.

Qu’est-ce donc !

DERVET.

À présent,

C’est fini... Près de nous nous montons en causant.

VERNANGE.

Pour vous mettre d’accord.

DERVET.

Impossible !

MADEMOISELLE DERVET.

Ah ! ma chère,

Si vous saviez... Enfin... j’étouffe de colère !...

DERVET.

Allez !... allez !... Je viens pour vous remercier.

Au moment d’un grand bal, on livre au tapissier

Sa chambre, sou bureau... c’est un tracas du diable !

Et j’ai reçu de vous un billet fort aimable,

Qui m’offre pour demain refuge et déjeuner...

Nous acceptons !

VERNANGE.

Très bien !

MADEMOISELLE DERVET.

Surtout sans vous gêner ?

MADAME DE VERNANGE.

Et votre chère enfant ?...

DERVET.

Oh ! pour mon Henriette,

Un bal, c’est une affaire ; elle est à sa toilette.

MADEMOISELLE DERVET.

Et c’est heureux vraiment ! Quels principes sensés

Elle aurait entendus !

DERVET.

Bon ! vous recommencez !

VERNANGE.

Mais qu’est-ce donc enfin ?

MADAME DE VERNANGE.

Quelle grande querelle ?...

DERVET.

Ma sœur est folle !

MADEMOISELLE DERVET.

Folle !... Eh bien !... ma toute belle,

Et vous, mon cher voisin, jugez-nous !

VERNANGE.

J’y consens.

DERVET.

Volontiers !... Pour mon bal, en homme de bon sens

J’ai...

MADEMOISELLE DERVET.

Fait une sottise !

DERVET.

Une action fort sage !

VERNANGE.

Si vous parlez tous deux !...

MADEMOISELLE DERVET.

Allez !

DERVET.

Suivant l’usage,

Parmi les invités, sur ma liste j’ai mis

Vernillac, mon confrère... il est de vos amis...

Et vous en conviendrez, par simple politesse,

Je devais inviter sa femme...

MADEMOISELLE DERVET.

Sa maîtresse !

Leur secret est public... en vain vous le niez...

Ces honnêtes époux ne sont pas mariés.

Madame de Vernange se détourne avec embarras.

DERVET.

Que leur manque-t-il ?

MADEMOISELLE DERVET.

Rien ! l’église et la mairie !...

Bagatelle !...

DERVET.

À quoi bon nous mêler, je vous prie,

De ce qui les regarde ?

MADAME DERVET.

Accueillir !...

DERVET.

Le grand mal !

Mon Dieu ! si l’on allait éplucher dans un bal

Les titres de chacun... les vertus trop chanceuses...

On s’exposerait fort à manquer de valseuses !...

MADEMOISELLE DERVET.

Bref, recevez Monsieur... d’accord, on y souscrit...

Mais Madame, jamais î ou je m’en vais... J’ai dit !

DERVET.

Leur présence, en passant, ne révolte personne !

MADEMOISELLE DERVET.

Eh bien ! moi, je m’insurge ! Oh ! cela vous étonne !

Je sais bien qu’à Paris, dans la foule perdus,

On a, plus qu’on ne croit, des époux prétendus...

Madame de Vernange s’éloigne un peu émue.

Mais...

DERVET.

Mais qu’en savez-vous ? quelle mouche vous pique

D’être la Jeanne d’Arc de la vertu publique !

Chacun fait ce qu’il veut et vit comme il l’entend.

Les dehors sont sauvés, et voilà l’important.

Partout où je le vois j’admets le mariage,

Et le titre d’époux à la loi rend hommage.

VERNANGE, regardant sa femme d’un air de triomphe.

Bien !

DERVET.

Plus qu’elle, après tout, serons-nous exigeants ?

Faut-il aller fouiller dans les secrets des gens ?

J’ai les miens, et je veux, j’entends qu’on les respecte !

Quand elle exige trop, la vertu m’est suspecte ;

Ces principes si beaux dont on est entiché,

Lorsque l’intérêt parle, on en fait bon marché :

Le fripon crie au vol, l’hypocrite au scandale,

Et tous les gens sans mœurs nous prêchent la morale !

MADEMOISELLE DERVET.

Et c’est pour moi, Monsieur, que vous dites cela ?

MADAME DE VERNANGE.

De grâce !...

MADEMOISELLE DERVET.

Vous restez, à ces principes-là,

Bouche close ! on dirait qu’ils sont aussi les vôtres !

MADAME DE VERNANGE, affectant de l’indifférence.

Il est bien délicat de condamner les autres.

Si surtout cette dame est coupable à mes yeux,

C’est d’avoir d’autres torts pour Vernillac...

MADEMOISELLE DERVET.

Tant mieux !

Mais fussent-ils unis comme deux tourterelles,

Si, dédaignant les lois, ils se sont passés d’elles,

Je suis sans pitié !

MADAME DE VERNANGE, vivement.

Quoi ! Madame !...

VERNANGE, l’interrompant.

Quelle aigreur !...

Je ne comprends pas, moi, cette grande fureur

Contre d’honnêtes gens qui vivraient à leur guise !

Et j’aime mieux encor, souffrez que je le dise,

Un ménage douteux où l’amour est resté,

Où le bonheur commun est toujours respecté,

Que ces tristes époux unis selon l’usage,

Qui d’un fâcheux hymen maudissent l’esclavage !

MADEMOISELLE DERVET.

Eh ! mais c’est une horreur !... Vous le laissez parler !

MADAME DE VERNANGE.

Il exagère un peu.

MADEMOISELLE DERVET.

C’est à faire trembler !

DERVET.

Je pense comme lui !

Mademoiselle Dervet passe près de son frère, et Vernange s’approche de sa femme qu’il  cherche à rassurer.

MADEMOISELLE DERVET.

Vous, père de famille !

Madame Vernillac a, dit-on, une fille ?

DERVET.

Oui.

MADEMOISELLE DERVET.

Vous auriez un fils, je suppose ; iriez-vous

À cette fille-là le donner pour époux ?

DERVET.

Pourquoi non ?

VERNANGE.

C’est très bien !

MADEMOISELLE DERVET.

Adieu !

DERVET.

Que vous importe,

Morbleu ! s’il leur convient de vivre de la sorte ?

S’ils sont heureux ?

MADEMOISELLE DERVET, hors d’elle-même.

Heureux !... vous êtes un païen !

Mais voilà ! de nos jours on ne croit plus à rien.

Vous n’avez plus qu’un Dieu, qu’un culte, qu’une idole !

Pour aller au bonheur, votre unique boussole,

C’est l’argent !... oui, l’argent ! Tout le reste, des mots,

Bons pour mener le peuple et pour tromper les sots !

Jusqu’au jour de malheur où quelque catastrophe

Vient apprendre de force aux gens de votre étoffe,

Qu’à ceux qui s’y plaisaient le désordre est fatal,

Et que le mal jamais n’engendre que le mal !

C’est bien fait !

DERVET.

Qu’elle est bonne !

VERNANGE.

Ah ! calmez-vous, Madame.

 

 

Scène VI

 

MADEMOISELLE DERVET, DERVET, MADAME DE VERNANGE, LOUIS, VERNANGE, GERVAIS

 

GERVAIS, annonçant.

Monsieur Louis Walker !

MADAME DE VERNANGE, remontant vivement.

Ah !...

VERNANGE, à Dervet.

Le fils de ma femme.

LOUIS, entrant.

Ma mère !...

Il se jette dans ses bras.

MADAME DE VERNANGE.

Pardonnez !... c’est mon fils !... c’est bien toi !...

J’ai des pleurs dans les yeux... à peine je te vois...

Mais regarde-moi donc !...

VERNANGE.

Louis !

LOUIS.

C’est vous, mon père !...

Monsieur Vernange !... Eh ! mais !

Il salue Dervet et sa sœur.

MADAME DE VERNANGE.

Des amis qui, j’espère,

Seront bientôt les tiens.

MADEMOISELLE DERVET.

Nous y comptons aussi.

DERVET.

En famille, Monsieur, nous vous laissons ici...

À bientôt !... Mais pardon... chez moi, Monsieur, on danse,

Cette nuit... un grand bal !... puis-je avoir l’espérance

Que Madame, ce soir, aura deux cavaliers ?

LOUIS.

Monsieur... à votre bal j’irais bien volontiers...

Mais...

MADEMOISELLE DERVET.

Vous le promettez ?...

LOUIS.

C’est que... vraiment... je n’ose...

Je tombe de fatigue !

MADAME DE VERNANGE, vivement.

Il faut qu’il se repose !...

De bonne heure chez vous Vernange descendra,

Et moi je le suivrai... quand mon fils dormira.

VERNANGE, rappelant Dervet qui sort.

Ah ! Dervet !...

LOUIS, à part.

Ciel ! qu’entends-je !

VERNANGE, remontant.

Et... pardon si j’insiste !

Vernillac...

DERVET.

Vernillac est resté sur ma liste ;

Mais sa femme... rayée impitoyablement.

VERNANGE.

Elle n’a pas reçu de billet ?

MADEMOISELLE DERVET.

Non, vraiment.

DERVET.

C’est très mal !...

MADEMOISELLE DERVET.

C’est très bien !...

DERVET.

Je l’avais invitée ;

Je la verrai !

MADEMOISELLE DERVET.

Mon frère !...

Ils sortent en se disputant.

VERNANGE.

Oh ! la vieille entêtée !

 

 

Scène VII

 

LOUIS, MADAME DE VERNANGE, VERNANGE

 

LOUIS.

Dervet ! vous avez dit Dervet !

VERNANGE.

Oui... mais pourquoi ?

LOUIS.

Et ce monsieur demeure ?

MADAME DE VERNANGE.

Au premier.

LOUIS.

Dites-moi

Ce qu’il fait... ce qu’il est !...

VERNANGE.

Il est agent de change.

LOUIS.

N’a-t-il pas une fille ?

MADAME DE VERNANGE.

Eh ! oui... charmante !

LOUIS.

Un ange !

MADAME DE VERNANGE.

Tu la connais ?

LOUIS.

Un peu.

MADAME DE VERNANGE.

Vrai ! que me dis-tu là ?

À Vernange.

Je crois qu’il a rougi !...

À Louis.

Conte-nous donc cela :

Tu l’as vue ?...

LOUIS.

À Cherbourg.

VERNANGE.

En effet, je devine...

À Cherbourg n’ont-ils pas une vieille cousine ?

LOUIS.

Pendant notre séjour, avec quelques amis,

Chez elle, assez souvent, j’eus l’honneur d’être admis ;

Là, je vis Henriette, et... voilà tout, ma mère.

VERNANGE.

Henriette tout court !

LOUIS.

Quand l’ordre de son père

L’enleva de ces lieux, qu’elle faisait chérir,

C’était le jour d’un bal que nous devions ouvrir...

VERNANGE.

Ensemble !...

LOUIS.

Elle partit... Je perdis ma danseuse,

Et je ne dansai pas.

MADAME DE VERNANGE.

La rencontre est heureuse !

Tu la verras demain.

LOUIS.

Ce soir.

MADAME DE VERNANGE.

Oh ! non.

LOUIS.

Si fait !

MADAME DE VERNANGE.

Tu ne vas pas au bal ?

LOUIS.

Pourquoi non ?

VERNANGE.

En effet.

MADAME DE VERNANGE.

Tu tombes de fatigue !...

LOUIS.

Oh ! déjà je l’oublie,

Près de toi !... Puis, le bal ! je l’aime à la folie !

D’être ton cavalier je suis heureux et fier.

MADAME DE VERNANGE.

C’est pour moi, voyez-vous !

VERNANGE.

À merveille, mon cher !

Les plaisirs et l’amour vont si bien à votre âge !

Et lorsque vous trouvez, à la fin d’un voyage,

Une femme charmante, un bal et des amis,

Le repos, le sommeil ne vous sont plus permis !

Vous danserez ce soir avec votre Henriette !

Allons ! il faut d’abord songer à sa toilette.

De nos jeunes marins l’uniforme charmant,

Au gré de la beauté, doit parer un amant.

C’est un fort bon parti que ma jeune voisine ;

Et si son tendre cœur penche pour la marine...

Nous verrons !

LOUIS.

Quel espoir !

VERNANGE.

Pour lui plaire, je crois

Qu’il faudrait... là, peut-être, attacher une croix...

Nous sommes assez bien avec une Excellence ;

J’intriguerai pour vous... et pour ma récompense,

Dès à présent, mon cher, je veux votre amitié,

Et dans tous vos secrets je serai de moitié.

Ah ! vous me direz tout !

LOUIS.

Oui, tout, comme à mon père.

VERNANGE.

Non, votre camarade, ou plutôt votre frère.

Comme les deux amis partout on nous verra :

Je veux vous présenter demain à l’Opéra.

LOUIS.

Monsieur !...

VERNANGE.

Dites : Vernange !

MADAME DE VERNANGE.

Eh ! mais...

VERNANGE.

Point d’étiquette

Il peut dire : Vernange... il dit bien : Henriette !...

MADAME DE VERNANGE.

Quelle idée !...

VERNANGE.

Et d’abord, ici, point de façon ;

Car vous êtes, chez moi, le fils de la maison !...

À demain les plaisirs... Nous sortirons ensemble...

Cela vous convient-il ?

LOUIS.

Mais, beaucoup ! il me semble...

VERNANGE.

Montez-vous à cheval ?

LOUIS.

Oh ! oui, Monsieur.

VERNANGE.

Tant mieux !

J’ai le mien... très joli... Mais nous en aurons deux...

J’en ai vu, l’autre jour, un qui m’a fait envie ;

Nous l’achetons !

LOUIS.

Je puis le payer !

VERNANGE.

Je vous prie

D’effacer ce mot-là, mon cher, de vos papiers.

Votre caissier, c’est moi !

LOUIS.

J’accepte volontiers !

VERNANGE.

Je vous ouvre un crédit... Hein ?... Voyez quelle chance !...

Je suis en fonds, parlez... Je puis faire une avance.

LOUIS.

Un garçon... un marin... ne refuse jamais !

VERNANGE.

Bravo !

MADAME DE VERNANGE.

Vous êtes fou !

LOUIS.

Des plaisirs... à vos frais !...

C’est tout profit !

VERNANGE.

Allons !... Il faut qu’il se repose.

C’est un charmant garçon... j’en ferai quelque chose.

MADAME DE VERNANGE, donnant le bras à Louis.

Songe qu’en tes secrets je veux ma part aussi !

LOUIS.

Je m’abandonne à vous !

MADAME DE VERNANGE, se retournant et tendant la main à Vernange.

Ah ! Vernange... merci !

Elle va pour sortir par la droite.

 

 

Scène VIII

 

LOUIS, MADAME DE VERNANGE, VERNANGE, GERVAIS

 

GERVAIS, une lettre à la main.

Monsieur Salbris...

MADAME DE VERNANGE.

Salbris !...

GERVAIS.

À l’instant vous rapporte

Cette lettre, Monsieur, trouvée à notre porte...

Au pied de l’escalier... Elle est à votre nom.

VERNANGE, la prenant.

Décachetée !...

L’ouvrant.

Eh ! mais, l’a-t-il ouverte ?...

GERVAIS.

Non,

Monsieur ; je descendais quand il me l’a remise...

VERNANGE.

Mais, comment se fait-il ?... Il faut donc qu’il l’ait prise,

Qu’il l’ait trouvée ici... car je l’avais sur moi !...

Ici même...

MADAME DE VERNANGE, quittant son fils.

Comment cette lettre...

VERNANGE.

Tiens, vois...

Baissant la voix.

De Deschamps, mon notaire. Il me dit, il m’explique

Pourquoi, dans un contrat, dans un acte authentique,

Nous ne pouvons signer ensemble.

MADAME DE VERNANGE.

Il se pourrait !...

Salbris !... Ah ! je devine... Il sait notre secret !...

VERNANGE.

Calme ton effroi !... Non, il ne peut l’avoir lue !...

LOUIS, revenant à eux.

Qu’avez-vous donc ?

VERNANGE.

Rien !

MADAME DE VERNANGE.

Rien !...

À part.

Ah ! je serais perdue !

Elle sort avec son fils.

VERNANGE.

Je ne puis m’expliquer !...

Il sort par la gauche.

GERVAIS, seul.

Madame, prudemment,

Loge notre marin dans son appartement...

Mais on peut s’échapper !...

 

 

Scène IX

 

ARTHUR, GERVAIS

 

ARTHUR, à part.

À mon inquiétude

Je ne puis résister !... D’ici jusqu’à l’étude,

Elle a dû, j’en suis sûr, tomber de mon dossier...

Apercevant Gervais.

Ah !... vous n’avez pas vu... chez vous... sur le palier...

Une lettre...

GERVAIS.

À Monsieur une lettre adressée ?...

Il l’a.

ARTHUR.

Vrai !

Rassuré.

C’est heureux !...

GERVAIS.

Quelqu’un l’a ramassée.

ARTHUR.

Qui donc ?...

GERVAIS.

Monsieur Salbris.

ARTHUR.

Il l’a lue !...

GERVAIS.

Oh ! non pas !

Comme il la retrouvait, j’étais là, sur ses pas...

Et j’en réponds.

ARTHUR.

Mais, vous ?

GERVAIS.

Moi, que voulez-vous dire ?...

Je suis un honnête homme !... et je ne sais pas lire.

ARTHUR.

Tant mieux, ça peut servir !...

GERVAIS.

Faut-il vous annoncer ?

ARTHUR.

C’est inutile... ici je ne fais que passer...

À part.

Pauvre Salbris ! tenir un secret sans l’apprendre !...

S’il s’en doute jamais, il est homme à se pendre !

 

 

ACTE II

 

Un boudoir ouvert par plusieurs portes sur des salons éclairés pour un bal ; un divan, des fauteuils, etc., à gauche, une cheminée ; du même côté, une table couverte de brochures.

 

 

Scène première

 

DERVET, HENRIETTE, MADEMOISELLE DERVET

 

Au lever du rideau, mademoiselle Dervet est assise, Henriette arrange sa toilette devant  la glace.

DERVET, entrant.

Ma foi ! tout est fini... le bal peut commencer...

Je n’en puis déjà plus !

Il s’assied à droite.

HENRIETTE.

Je suis prête à danser.

MADEMOISELLE DERVET.

On ne se presse pas... Dix heures ! et personne.

Les domestiques paraissent au fond, elle va leur donner des ordres et disparaît avec eux.

DERVET.

Qu’un bal est amusant pour celui qui le donne !

Depuis huit jours au moins, plus de vingt ouvriers,

Serruriers et maçons, lampistes, tapissiers,

Dans mon appartement où je suis à la gêne,

À grands coups de marteau me donnent la migraine.

Mes meubles sont partis, mes portes sont à jour.

Traqué de chambre en chambre, on prend jusqu’à ma cour

Qu’on transforme en boudoir pour loger la musique.

Ce n’est plus ma maison, c’est un palais magique,

Que vingt lustres épars inondent de clarté,

De chaleur !... Et bientôt, tout Paris invité

Viendra dans mes salons, comme en une fournaise,

Se plaindre d’étouffer et d’être mal à l’aise...

De beaux indifférents, d’équivoques amis,

Qui critiquent le bal auquel ils sont admis,

D’une intrigue, en passant, viennent suivre les traces,

Et se moquent de vous en avalant vos glaces !

Quant à moi, sur le seuil, je vais les recevoir,

Admirant tout... de loin, et sans oser m’asseoir,

Comme un ami de plus qui s’ennuie à la fête !...

Lorsque, les feux éteints, les danseurs en retraite,

Me laissent libre enfin de m’amuser... ma foi !

Je vais chercher mon lit, s’il est encor chez moi,

Et de tous ces plaisirs plus ou moins illusoires,

Il ne m’en reste qu’un... le paiement des mémoires !

HENRIETTE.

Il en est un, pourtant, auquel tu dois tenir,

Un, dont je veux ici te faire souvenir...

C’est qu’avant tes amis tu rends ta fille heureuse !

Tu sais comme en un bal je suis vive et joyeuse !...

Au premier coup d’archet mon cœur bat, mais bien fort ;

La foule, la chaleur... on s’en plaint, on a tort...

Et l’orchestre et le bruit, tout me plaît, tout m’enivre !

Ce n’est plus sur la terre enfin que je crois vivre !

Quand, faute de danseurs, la danse va cesser,

Moi, je n’ai qu’un désir... c’est de recommencer !...

S’il est vrai, qu’entre nous, tu me trouves jolie,

Je dois, un jour de bal, te paraître embellie,

Car, moi qui t’aime tant, tu dois lire en mes yeux,

Quand tu donnes un bal, que je t’aime encor mieux.

Elle l’embrasse.

DERVET, se levant.

Folle !... mais ce plaisir a son danger sans doute...

Je ne te parle pas de l’argent qu’il nous coûte...

HENRIETTE.

Oui, mais on en perd tant !... C’est de l’argent sauvé !

DERVET.

Mais, dis-moi, dans ces bals, s’est-il jamais trouvé

Quelqu’un... quelque danseur qui cherchât à te plaire !...

HENRIETTE.

À Paris ?...

DERVET.

À Paris... Réponds-moi.

HENRIETTE.

Non, mon père.

DERVET.

Qu’avec plus de plaisir ton cœur ait écouté ?

HENRIETTE.

Non... Si quelqu’un l’a dit, ce quelqu’un s’est flatté.

En me voyant plus gaie et plus vive, je pense

Qu’il aura pris pour lui mon amour pour la danse.

MADEMOISELLE DERVET, rentrant.

L’orchestre est arrivé... Des danseurs diligents

Entrent dans le salon.

HENRIETTE.

Oh ! ces bons jeunes gens !

MADAME DERVET.

Je viens de recevoir et Vernange et sa femme,

Leur fils même...

DERVET.

Leur fils !...

MADEMOISELLE DERVET.

Et tenez...

Ils remontent ; Henriette court prendre son bouquet qui est sur un guéridon à droite.

 

 

Scène II

 

HENRIETTE, MADEMOISELLE DERVET, DERVET, MADAME DE VERNANGE, LOUIS, en uniforme

 

DERVET.

Ah ! Madame !

MADAME DE VERNANGE.

Quel luxe ! que d’éclat ! mes yeux sont éblouis !

DERVET, à Louis.

On se délasse au bal.

LOUIS.

Monsieur !...

HENRIETTE, à part.

Monsieur Louis !

MADEMOISELLE DERVET, à Henriette.

Hein ? qu’as-tu donc ?

HENRIETTE.

Moi ? rien.

LOUIS.

Ma mère !... c’est bien elle !...

DERVET, à Louis.

Vous connaissez ma fille ?...

LOUIS.

Avec Mademoiselle

Dans un bal, à Cherbourg, je me suis rencontré.

MADAME DE VERNANGE, bas à Dervet.

C’est un secret de cœur que je vous conterai.

DERVET.

Ah ! bah !

MADEMOISELLE DERVET, bas à Henriette.

Baissez les yeux !

MADAME DE VERNANGE, avec inquiétude.

J’ai vu sur mon passage

Des amis empressés qui m’offraient leur hommage...

Monsieur Salbris, je crois ?...

MADEMOISELLE DERVET.

Il n’est pas arrivé.

J’avais besoin de lui, je ne l’ai pas trouvé.

C’est lui qui pour le jeu place, dispose, ordonne ;

Il est si complaisant ! que de peine il se donne !

De mille petits soins, ce soir il s’est chargé.

DERVET.

Et puis, ce cher Salbris est votre protégé,

Et d’indiscrétions sans cesse il vous régale.

MADEMOISELLE DERVET.

J’aime les indiscrets... ils vengent la morale.

DERVET.

Tenez, les jours de bals, c’est là, dans ce boudoir,

Que tous nos médisants se retrouvent le soir ;

Oh ! comme à belles dents, quand Salbris les anime,

Ils déchirent entre eux une pauvre victime !...

MADAME DE VERNANGE, avec effroi.

Salbris !... entendez-vous... on vient de l’annoncer.

MADEMOISELLE DERVET.

Mon frère, à votre poste allez donc vous placer.

DERVET, remontant.

Il le faut bien !

Louis s’approche pour offrir la main à Henriette.

MADEMOISELLE DERVET.

Donnez le bras à votre père.

MADAME DE VERNANGE, à part.

La lettre ! oh ! je saurai !

MADEMOISELLE DERVET, remontant la scène avec madame de Vernange et Louis.

J’ai triomphé, ma chère !

DERVET, à Henriette, en gagnant la porte de droite.

Tu n’écoutes personne... au bal ?...

HENRIETTE.

Non... à Paris !...

Mais à Cherbourg !...

DERVET.

C’est juste !

MADEMOISELLE DERVET.

Ah ! j’aperçois Salbris !

Mademoiselle Dervet, arrivée au fond, en causant avec madame de Vernange et Louis, disparaît  tout à fait avec eux. Au moment où Dervet et Henriette vont sortir par la gauche, Henriette quitte brusquement le bras de son père, qui disparaît.

 

 

Scène III

 

HENRIETTE, LOUIS

 

HENRIETTE.

Mon bouquet que j’oublie !...

LOUIS, reparaissant au fond.

Ah ! j’y comptais... c’est elle !...

HENRIETTE, à part.

C’est lui !... j’en avais peur.

LOUIS.

Pardon, Mademoiselle,

Le jour qu’on vous perdit à Cherbourg... jour fatal...

Vous m’aviez, avec moi, promis d’ouvrir le bal,

Et je viens réclamer ici ma contredanse.

HENRIETTE.

Je vous l’avais toujours gardée, en espérance !

LOUIS.

Quoi ! de ces jouis si doux et qui vont revenir,

Vous aviez, vous aussi, gardé le souvenir !

Lorsque seul en ces lieux où je vous avais vue,

Et qu’attristait pour moi votre absence imprévue,

Désespérant, hélas ! de vous revoir jamais,

Je fuyais des plaisirs loin de vous sans attraits,

Votre cœur partageait mes craintes, ma tristesse !...

HENRIETTE.

Oh ! non !... moi, j’espérais !... Dans le monde sans cesse,

Je vous cherchais des yeux... Peut-on perdre l’espoir

De se revoir jamais, quand on aime à se voir ?

Ne plus se retrouver, mais ce n’est pas possible.

LOUIS.

Ah ! vous avez raison, cette idée est horrible !

Mais pour ne plus l’avoir, ne nous séparons plus.

Henriette, écoutez... sans détours superflus,

Chacun de nous ici lit dans le cœur de l’autre...

L’amitié doit unir ma famille à la votre.

HENRIETTE.

Oh ! oui !

LOUIS.

Monsieur Vernange est un père pour moi.

Ma mère !... vous savez, j’en suis fier !...

HENRIETTE.

Je vous crois !

LOUIS.

Un nom pur et sans tache... un grade... avec courage

Je l’ai conquis moi-même et j’aurai davantage !

Quelque fortune aussi... mais mieux que tout cela,

L’amour que j’ai pour vous... Henriette, voilà

Mes titres au bonheur qui dépendra, je pense,

Devons seule...

HENRIETTE.

Monsieur !... avec obéissance

Aux ordres de mon père, à son moindre désir...

LOUIS.

Ce n’est là qu’un devoir !

HENRIETTE.

C’est souvent un plaisir.

LOUIS.

Henriette !

 

 

Scène IV

 

HENRIETTE, MADAME DE VERNANGE, LOUIS

 

MADAME DE VERNANGE, très agitée.

Il me suit !

Les apercevant.

Eh quoi ! c’est vous !... de grâce !

Allez donc... on attend que vous soyez en place...

Le bal commence !

HENRIETTE.

Eh ! vite !

LOUIS, à sa mère.

Ah ! que je suis heureux !

Il sort avec Henriette par la gauche.

 

 

Scène V

 

SALBRIS, MADAME DE VERNANGE

 

MADAME DE VERNANGE, à part.

Heureux ! et moi je tremble !...

SALBRIS, à la cantonade.

Oui, trois tables... ou deux...

Apercevant madame de Vernange.

Bien !... Ah ! l’on va me fuir !

MADAME DE VERNANGE, à part.

Je lirai dans son âme !

Haut.

Pardon !... je suis mon fils !...

SALBRIS.

Quoi ! votre fils, Madame...

À Paris !...

MADAME DE VERNANGE.

Oui, Monsieur... Je n’ai point oublié

Que vous m’avez pour lui promis votre amitié...

J’y tiens... comme pour moi !

SALBRIS.

Madame...

À part.

Que veut dire ?...

Elle reste !

MADAME DE VERNANGE.

Mon cœur dans le vôtre a pu lire

Un touchant intérêt... qui, si j’ose en juger,

Ne me manquerait pas à l’heure du danger.

SALBRIS, stupéfait.

Oh ! je le jure ici !...

À part.

Mais quel début étrange !

MADAME DE VERNANGE.

Je le disais encor ce matin à Vernange...

SALBRIS.

Trop bonne !

MADAME DE VERNANGE, l’observant.

À mon mari.

SALBRIS.

Plus heureux, cependant,

Si de tant de bonté j’étais seul confident !

Et...

MADAME DE VERNANGE.

C’était à propos d’une lettre perdue,

Et que de votre part Gervais nous a rendue.

SALBRIS.

Quelle lettre ?... Ah ! je sais... Mais vous aviez quelqu’un,

En vous la reportant, j’ai craint d’être importun.

MADAME DE VERNANGE.

Vous ne l’êtes jamais... Faut-il qu’on vous l’apprenne ?

SALBRIS.

Ah ! plus tard, permettez que mon cœur s’en souvienne !

MADAME DE VERNANGE.

Mais j’y compte...

À part.

Il paraît bien franc !

SALBRIS, à part, avec fatuité.

Elle a souri !...

Si j’étais fat !...

MADAME DE VERNANGE.

Mon Dieu ! Vernange... mon mari...

Était fort inquiet... quand on l’a rapportée...

Cette lettre... Elle était, je crois, décachetée ?...

SALBRIS.

Oui.

MADAME DE VERNANGE.

Tout autre que vous l’eût ouverte...

SALBRIS.

En effet.

MADAME DE VERNANGE.

Peut-être en la lisant eût surpris un secret.

SALBRIS.

C’est ce que j’ai pensé, mais trop tard !... pour reprendre

Ce papier que moi-même il valait mieux vous rendre.

MADAME DE VERNANGE.

Je vous aurais revu certes avec grand plaisir...

Salbris se rapproche vivement.

Pour nos voisins surtout !... Ils auraient pu choisir

Votre avis...

SALBRIS.

Et sur quoi ?

MADAME DE VERNANGE, à part.

Je saurai s’il se doute !

SALBRIS.

Sur quoi donc mon avis ?...

MADAME DE VERNANGE.

Quoi ! vous voulez...

SALBRIS.

J’écoute.

MADAME DE VERNANGE.

Mais Dervet et sa sœur se querellaient bien fort,

Vous nous auriez aidés à les mettre d’accord...

Dervet avait prié Vernillac à sa fête...

Mais, en y consentant, sa sœur s’est mis en tête

D’en exclure Madame !...

SALBRIS.

Ah !... je ne comprends pas.

MADAME DE VERNANGE.

Elle est un peu sévère...

SALBRIS.

Et j’y suis en ce cas !

Leur ménage équivoque excite sa colère.

MADAME DE VERNANGE, l’observant.

Pensez-vous qu’elle ait tort ?...

SALBRIS.

Je ne sais... mais le frère

Trouvait un allié pour combattre sa sœur...

Madame Vernillac avait un défenseur,

Votre mari !

MADAME DE VERNANGE, vivement.

Pourquoi mon mari ?

SALBRIS.

Je suppose...

MADAME DE VERNANGE.

Vous avez donc surpris quelque secrète cause...

À part.

Il l’a lue !...

Haut.

Avouez !...

SALBRIS.

Cette dame est fort bien,

Vernange fort galant... On dit, je n’en crois rien,

Qu’il fait sa cour... Dès lors, il aurait pu défendre...

MADAME DE VERNANGE.

Ciel !... et c’est pour cela !...

SALBRIS.

Mais je ne puis comprendre

Que vers d’autres attraits il cherche à s’échapper !...

Et je doute...

MADAME DE VERNANGE.

Monsieur ! voulez-vous me tromper ?...

Détourner mes soupçons ?...

SALBRIS.

Quelle idée est la vôtre ?

MADAME DE VERNANGE, à part.

Je craignais un malheur... et j’en découvre un autre !...

SALBRIS.

Quels soupçons ?

MADAME DE VERNANGE.

Non, c’est bien... c’est très bien... je vous crois !...

À part.

Oh ! non... il n’a rien lu !...

SALBRIS, à part.

Si j’étais fat !... ma foi !

On le serait à moins !

 

 

Scène VI

 

SALBRIS, MADAME DE VERNANGE, VERNANGE

 

VERNANGE, à la cantonade.

Oui, je pars !

Entrant.

Oh ! ma femme !...

MADAME DE VERNANGE.

Vous partez !...

VERNANGE.

Eh ! Salbris !...

SALBRIS.

Je saluais Madame...

MADAME DE VERNANGE, avec un regard d’intelligence.

Je retenais Monsieur... pour le remercier

D’un service...

VERNANGE.

Ah ! la lettre... oui, j’allais l’oublier ;

Maladroit !... Soyez donc, mon cher, un peu moins rare !

J’y tiens !

SALBRIS, à part.

Et le mari !... la rencontre est bizarre !

VERNANGE.

J’ai d’ailleurs une affaire à traiter avec vous.

Eh ! mais, demain, mon cher, déjeunez avec nous...

Oui, nous avons Dervet, et sa sœur et sa fille...

Quelques amis... enfin, déjeuner de famille...

Vous en serez.

SALBRIS.

Demain ?...

MADAME DE VERNANGE.

Monsieur accepte.

VERNANGE.

Bon !...

SALBRIS.

Madame, avec plaisir !... Mais, j’y pense !... pardon !

Le jeu ne marche pas... c’est moi qui l’organise...

Je vais...

MADAME DE VERNANGE.

À demain donc, Monsieur.

SALBRIS, à part.

Quelle surprise !

VERNANGE.

Nos danseuses, d’ailleurs, vous réclament... Adieu !

SALBRIS.

Adieu !

VERNANGE.

Fat !

SALBRIS.

Fat !... ma foi ! je le deviens un peu !

Il sort en riant.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE VERNANGE, VERNANGE

 

MADAME DE  VERNANGE.

Vous partez, dites-vous ! et pour quelle soirée ?

VERNANGE, échappant à la question.

Vous avez vu Salbris... êtes-vous rassurée ?

MADAME DE VERNANGE.

Nous nous trompions sans doute, et c’était l’outrager...

Ce n’est plus là, du moins, que je vois le danger !

VERNANGE, de même.

Cette lettre, comment me fut-elle enlevée ?

Comment, par quel hasard, dehors l’a-t-il trouvée,

Quand moi, qui l’avais là, je n’étais pas sorti ?

MADAME DE VERNANGE.

Nous le saurons !... Mais vous...

VERNANGE, de même.

Je crains qu’il n’ait menti ;

Si je le rejoignais !...

MADAME DE VERNANGE, le retenant.

Vous m’échappez encore !...

Vernange, et pour quel bal ? où vas-tu ? je l’ignore.

Est-ce donc un secret que je ne puis savoir ?

VERNANGE.

Un secret... à quoi bon ? n’ai-je pas pour ce soir

Des invitations chez Deschamps, chez Dormène ?

De mon ami Léris n’est-ce pas la quinzaine ?

MADAME DE VERNANGE.

Mais tu n’y vas jamais.

VERNANGE.

Il faut bien s’y montrer.

MADAME DE VERNANGE.

Quand on est réunis, pourquoi se séparer ?

VERNANGE.

Je fais une tournée et reviendrai vous prendre.

MADAME DE VERNANGE.

Le moyen que si tard je puisse vous attendre ?

On reste volontiers où l’on se plaît le mieux.

Madame Vernillac... qui n’est pas en ces lieux...

Attend que d’un échec l’amitié la console :

Elle vous retiendra longtemps !

VERNANGE.

Vous êtes folle !

MADAME DE VERNANGE.

C’est là que vous allez !

VERNANGE.

Vous m’y faites penser,

Et chez elle un moment je pourrai bien passer.

MADAME DE VERNANGE.

Vernange !

VERNANGE.

C’est qu’aussi c’est par trop d’esclavage !

Je ne puis faire un pas sans qu’un soupçon m’outrage !

Il n’est pas de mari, mais je dis des plus doux,

De timide écolier gardé sous les verrous,

De malheureux commis au fond d’un ministère,

Pour cent écus par an cloué sa vie entière,

Qui ne soit plus heureux et plus libre cent fois

Que l’esclave docile enchaîné sous vos lois !

MADAME DE VERNANGE.

Ô ciel ! y pensez-vous !... ah ! Vernange !

VERNANGE.

Madame !...

Tenez, voilà Derfeuil, adoré de sa femme...

Mais elle a confiance !... elle fait bien, très bien !...

Il va m’accompagner, et sans se plaindre en rien,

Sa femme en souriant à sortir l’encourage !

MADAME DE VERNANGE.

Elle a raison sans doute... et je la trouve sage...

Oui ; mais lorsque loin d’elle il va porter ses soins,

Lorsqu’il sort, qu’il s’éloigne... elle sait bien du moins

Qu’absent même, et peut-être un moment infidèle,

Par amour... par devoir... il reviendra près d’elle !...

Mais s’il pouvait se perdre et ne plus revenir,

Oh ! que vous la verriez, prompte à le retenir,

Resserrer une chaîne à briser si facile !

VERNANGE.

Mais ne peut-on aussi la rendre plus fragile,

Quand des soupçons jaloux blessent notre fierté,

Et nous font par dépit aimer la liberté !

MADAME DE VERNANGE.

Non ! je ne gronde pas, non, Vernange !... je prie !

Tu veux partir !... va-t’en ! à toi je me confie !

Je ne te retiens plus.

Elle va s’asseoir à droite.

VERNANGE, avec bonté.

À regret tu consens...

Je t’ai fait de la peine... Ah ! c’est mal, je le sens...

Pardon !... Mais est-il bien que ton cœur me soupçonne.

Toujours, moi ton ami, ton époux ? Parle, ordonne,

Faut-il rester !... Eh bien ?...

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE VERNANGE, VERNANGE, LOUIS

 

LOUIS.

Ah ! ma mère, c’est toi ?

VERNANGE.

Louis !

LOUIS.

Tu m’as promis de valser avec moi,

Et voici le moment de tenir ta promesse...

Viens, la valse commence.

MADAME DE VERNANGE, se levant.

Oh ! plus tard... rien ne presse.

Moi-même je viendrai, quand il en sera temps,

Réclamer mon danseur.

LOUIS.

Tu le veux... soit ! j’attends.

VERNANGE.

Comment va le plaisir ?

LOUIS.

La charmante soirée !

De tout ce que je vois mon âme est enivrée !

VERNANGE.

Il ne voit qu’Henriette !

LOUIS.

Ah ! Monsieur, que d’amour !

Quelle grâce naïve ! et comme, sans détour,

Son cœur avec le mien s’est mis d’intelligence !

VERNANGE.

La déclaration va vite, quand on danse...

La main presse la main, les yeux cherchent les yeux ;

On ose davantage, et l’on se comprend mieux !

Mais cela gène un peu pour danser en mesure.

LOUIS.

Je crois qu’elle a manqué la seconde figure.

Et puis, quand les danseurs se pressant sur ses pas,

Avec des compliments qu’elle n’écoutait pas,

Venaient la retenir pour une contredanse,

Elle les inscrivait d’un air d’indifférence,

En m’adressant de loin un sourire bien doux,

Comme pour ajouter : « Le préféré, c’est vous ! »

VERNANGE.

Bien ! très bien ! À Dervet j’en ai dit quelque chose.

LOUIS.

Il se pourrait, Monsieur !

VERNANGE.

Demain je vous propose...

Rien ne me coûtera pour l’hymen à former...

Bas à madame de Vernange.

Tu vois combien je l’aime !...

MADAME DE VERNANGE, à part.

Oui... pour me désarmer !...

LOUIS.

En sortant du salon, Monsieur, je viens d’entendre

Quelqu’un vous demander.

VERNANGE.

Derfeuil !... il doit m’attendre,

Et je cours...

MADAME DE VERNANGE, lui prenant vivement le bras.

Mais d’abord tu me donnes le bras,

Et jusques au salon tu me reconduiras.

VERNANGE.

Volontiers !...

LOUIS.

J’attendrai pour la valse promise.

Monsieur et madame de Vernange sortent par la gauche.

 

 

Scène IX

 

LOUIS, MADEMOISELLE DERVET, SALBRIS, ARTHUR, PREMIER DANSEUR, DEUXIÈME DANSEUR, PLUSIEURS JEUNES GENS

 

LOUIS.

Que mon beau-père est bon !... que j’aime sa franchise !

Grâce aux dons que de lui je ne peux refuser,

À mes vœux, désormais, rien ne doit s’opposer !...

MADEMOISELLE DERVET, entrant par la droite avec Salbris.

C’est bien ! mon cher Salbris... et tout marche à merveille !...

Des danseurs entrent par le fond.

PREMIER DANSEUR, saluant madame Dervet.

Ah ! je ne vis jamais une foule pareille !

MADEMOISELLE DERVET, traversant le théâtre.

Quoi ! déjà les danseurs du bal ont déserté !...

Messieurs ! pour le prochain un peu de charité !...

Elle disparaît avec Salbris par la gauche.

PREMIER DANSEUR, descendant la scène.

Oh ! danse qui voudra ; ma foi ! je me repose.

Il s’assied à droite.

ARTHUR, dans le fond.

Quelle horrible chaleur !

DEUXIÈME DANSEUR, s’asseyant à gauche près de la table.

C’est ici que l’on cause...

SALBRIS, rentrant.

Oui, je la fais valser.

LOUIS, à part.

Je puis, comme toujours,

Dans la foule isolé, rêver à mes amours !...

SALBRIS, dans le fond.

Des glaces par ici !...

Des garçons passent des glaces.

ARTHUR, au premier danseur, montrant Louis qui remonte la scène.

Connais-tu ce jeune homme ?

LE PREMIER DANSEUR.

Je ne sais ce qu’il est, ni comment il se nomme.

SALBRIS, une glace à la main, à Arthur.

Vous êtes venu tard.

ARTHUR.

Oui, c’est vrai... j’ai dîné

Avec quelques amis qui m’avaient entraîné,

Et je me sens encore étourdi de champagne...

D’un dessert de garçon la gaieté m’accompagne.

Dites-moi donc, Salbris... sans indiscrétion...

Je n’ai pas aperçu...

SALBRIS.

Qui ? votre passion !...

ARTHUR.

Parmi tant de beautés je cherchais la plus belle...

Madame Vernillac, dites, où donc est-elle ?...

Bas.

Car, pour me déclarer, je suis en verve !...

SALBRIS.

Hélas !

Comme cela se trouve, elle ne viendra pas.

PREMIER DANSEUR, se levant.

Madame Vernillac !...

ARTHUR.

Ce n’est pas vraisemblable.

SALBRIS.

Rien n’est plus vrai pourtant.

ARTHUR.

Elle, l’indispensable !

La perle de nos bals !... Elle a refusé ?...

SALBRIS.

Non...

Elle n’est pas priée.

ARTHUR.

Ô ciel !... Et la raison ?

SALBRIS.

On sait que l’amour seul à Vernillac l’enchaîne,

Et la sœur de Dervet est un peu... puritaine...

La morale...

DEUXIÈME DANSEUR.

Allons donc !

ARTHUR, s’échauffant.

C’est fort impertinent !

La beauté que partout on reçoit maintenant !...

On l’aime, on veut l’avoir ; chacun lui rend hommage.

Pour ses amis, pour nous, pour moi, c’est un outrage.

Louis redescend à la cheminée.

PREMIER DANSEUR.

Il a raison !

DEUXIÈME DANSEUR.

Eh ! oui !

Il passe une brochure à Louis qui s’approche de la table.

SALBRIS.

C’est juste !

ARTHUR.

Mais ici

Il leur sied bien vraiment de se conduire ainsi,

Eux qui dans leur salon entassent pêle-mêle

Tous ces hommes tarés que le monde recèle ;

Ces Turcarets du jour, sans cœur et sans esprit,

Qui, sur les maux publics, ont fondé leur crédit !

Des honneurs au rabais !... des vertus compromises !

SALBRIS.

Ah ! nous nous emportons, adieu !...

TOUS.

Restez !

Le deuxième danseur se lève.

SALBRIS.

Sottises

Que tout cela, mon cher !... Que diable ! on donne un bal,

On cherche à le peupler, qu’importe ! bien ou mal !...

J’ai là-bas, en entrant, salué deux notaires.

Que de la compagnie ont chassés leurs confrères !...

Et tenez, humblement, on vient de recevoir

Dorsey, que dans Paris on commence à revoir :

Pour aller à son but prenant plus d’une route,

En dix ans il a fait quatre fois banqueroute ;

Il est tombé souvent, mais il a rebondi...

Plus il fut malheureux, plus il s’est arrondi...

Quand la tempête éclate et le poursuit, il plonge,

Il fait le mort enfin tant qu’elle se prolonge.

On l’oublie !... et, plus tard, quand le temps est au beau,

Pour replonger encore, il remonte sur l’eau !...

ARTHUR.

Et cet adroit gérant d’une heureuse entreprise,

Pirtois...

SALBRIS.

Je le défends... je sais qu’on le méprise ;

Mais il a des salons dorés du haut en bas,

Il donne de grands bals et de fort bons repas,

Et de blâmer quelqu’un je n’ai pas le courage,

Quand de l’argent qu’il vole il fait si bon usage.

PREMIER DANSEUR.

Fort bien !... Et Duverney, commis des plus adroits,

Que la main dans le sac on a surpris vingt fois !

SALBRIS.

Si nous nous amusons à parler politique !...

Il veut s’échapper, on le retient.

LOUIS, à part, s’asseyant.

Je vais de tout Paris connaître la chronique.

SALBRIS.

Les femmes... c’est bien mieux... et, sans être indiscret...

Il en est deux ou trois dont je sais le secret :

Madame de Listelle...

ARTHUR.

Une ancienne grisette

Dont le quartier latin a payé la toilette,

Au temps où, jeune fille, essayant ses appas,

Elle apprit à marcher à force de faux pas.

Mais l’hymen couvre tout... car elle est mariée,

Elle !...

SALBRIS.

À ce bal aussi, mon cher, on l’a priée...

Et la femme d’Armand, bas bleu, qui, dans Paris,

Affiche ses amours plus gais que ses écrits !...

Quel est l’amant du jour ?

PREMIER DANSEUR.

Un artiste ?

DEUXIÈME DANSEUR.

Un poète ?

ARTHUR.

Un prince étranger ?

SALBRIS.

Non !... elle a pris l’épaulette...

Un noble général l’honore... et son mari

Reçoit, les yeux ouverts, ce nouveau favori.

Bouffi de vanité, mais plat par complaisance,

Il prend la chose... en brave !... et sans qu’il s’en offense,

Quand sa femme l’en prie, il va se promener...

Au point que je le vis hier se pavaner

Sur les coussins honteux d’un illustre équipage,

Pour se faire un appui de ce haut patronage :

Et l’heureux général qu’il nomme son héros,

Chez... elle, sans se plaindre, attendait ses chevaux.

Armand, garçon d’esprit, est un homme sans âme !...

Mais, pardon !... j’oubliais... je fais valser sa femme !

Il sort vivement.

PREMIER DANSEUR, riant.

C’est dommage !... il allait...

DEUXIÈME DANSEUR, riant.

Très bien !

LOUIS, riant.

On ne peut mieux !

ARTHUR.

Pour achever de peindre, il ne faut que des yeux.

Si je voulais parler !...

PREMIER DANSEUR.

Pourquoi pas ?

ARTHUR, s’exaltant.

Ah ! j’enrage !

DEUXIÈME DANSEUR.

Parlez donc !

ARTHUR.

Par exemple, on éloigne, on outrage

Une femme charmante et libre... par bonheur !...

Mais on reçoit, on met à la place d’honneur,

Madame de Vernange.

LOUIS, à part.

Hein ?

PREMIER DANSEUR, riant.

L’exemple est étrange !

DEUXIÈME DANSEUR, riant.

Le champagne l’inspire !...

ARTHUR.

On a blâmé Vernange

D’être dans son ménage inconstant et léger...

LOUIS, à part.

Mon beau-père !...

ARTHUR.

Il en a le droit, il peut changer.

PREMIER DANSEUR.

Les vertus de sa femme !...

ARTHUR.

Oui, je vous le conseille !...

LOUIS, se levant, à part.

Que dit-il ?...

ARTHUR.

Ces grands mots sonnent bien à l’oreille !

Voilà quel est le monde !... Et Vernange, mon cher,

Nous impose en tout lieu cette dame Walker,

Sa maîtresse...

LOUIS, se contraignant, à part.

Grand Dieu !

ARTHUR.

Qui passe pour sa femme !

LOUIS, s’élançant.

Monsieur !

ARTHUR.

Plaît-il ?

LOUIS.

Monsieur !... c’est un mensonge infâme !...

Que vous démentirez à l’instant, devant tous !

ARTHUR.

Je ne vous connais pas !

PREMIER DANSEUR.

Mais qui donc êtes-vous ?...

LOUIS.

Ce qu’il faut que je sois pour punir l’insolence !...

ARTHUR.

Une insulte !...

DEUXIÈME DANSEUR, se jetant entre eux.

Messieurs !...

LOUIS.

Pour châtier...

PREMIER DANSEUR.

Silence !

 

 

Scène X

 

PREMIER DANSEUR, ARTHUR, DEUXIÈME DANSEUR, LOUIS, MADAME DE VERNANGE, SALBRIS, DERVET, MADEMOISELLE DERVET, HENRIETTE, etc.

 

DERVET, entrant seul par le fond.

Qu’est-ce, Messieurs ?...

Mademoiselle Dervet entre par la gauche avec Henriette.

SALBRIS.

Là-bas, il nous faut des danseurs...

Entendez-vous l’orchestre ! on manque de valseurs.

MADAME DE VERNANGE, descendant au milieu d’eux.

Je viens chercher le mien !...

Au deuxième danseur qui s’approche.

Pardon ! c’est la dernière...

Montrant Louis.

J’ai promis à mon fils.

TOUS.

Votre fils.

LOUIS, regardant Arthur.

Oui, ma mère !...

ARTHUR.

Son fils !...

MADAME DE VERNANGE, souriant.

Eh ! oui, mon fils... qu’avant de vous quitter,

Comme un ami de plus, j’aime à vous présenter.

PREMIER DANSEUR.

Madame !...

DERVET, à part.

Qu’ont-ils donc ? d’où vient ce trouble extrême !

LOUIS.

J’espère bien revoir ces messieurs, ici même.

DEUXIÈME DANSEUR.

Nous y comptons aussi.

ARTHUR, bas aux jeunes gens.

Pas un mot à Salbris !...

SALBRIS.

Nous ferons à Monsieur les honneurs de Paris !

C’est un charmant jeune homme !

HENRIETTE, étourdiment.

Oh ! oui !

MADEMOISELLE DERVET.

Mademoiselle !...

MADAME DE VERNANGE, tendant la main à son fils.

Sa mère est bien heureuse !

LOUIS, regardant les jeunes gens.

Et son fils est fier d’elle !

On fait un mouvement pour rentrer au bal ; le rideau tombe.

 

 

ACTE III

 

Le salon du premier acte. Sur la table, un flambeau allumé.

 

 

Scène première

 

GERVAIS, seul, dans un fauteuil

 

Que maudit soit l’orchestre et son bruit infernal !

Là, tandis qu’au premier, mes maîtres sont au bal,

Dans ce large fauteuil où je cherche à m’étendre,

En sommeillant un peu je voudrais les attendre.

Pas moyen !... le bruit monte, et non pas le plaisir...

Quand l’orchestre apaisé m’en donne le loisir,

Je dors... et, tout à coup, me déchirant l’oreille,

Le cornet à piston en sursaut me réveille !

Je n’ai jamais trouvé qu’un bal fût amusant !...

Mais la valse est finie, et je puis à présent...

Il s’étend et ferme les yeux.

 

 

Scène II

 

GERVAIS, VERNANGE

 

Vernange entre doucement, aperçoit Gervais et lui frappe sur l’épaule.

GERVAIS, se levant vivement.

Ah ! c’est Monsieur !...

VERNANGE.

Ma femme ?...

GERVAIS.

Elle n’est pas rentrée.

VERNANGE, à part.

Diable ! si tard encor !... la maudite soirée !

GERVAIS.

Madame vous attend, je crois, pour revenir...

Et de votre retour on peut la prévenir.

VERNANGE.

Non, reste !... qu’on m’attende ou non, il faut te taire ;

Je repars à l’instant.

GERVAIS, à part.

Bien ! encor du mystère !

VERNANGE.

Personne ne m’a vu, je ne t’ai point parlé ;

Surtout ne veille pas pour moi... j’aurai ma clé...

Couche-toi.

GERVAIS.

Volontiers... si Monsieur le commande.

VERNANGE.

Il se peut que demain ma femme te demande

L’heure de mon retour... alors, c’est entendu :

Tu diras qu’un moment tu m’as seul attendu,

Et que je suis rentré peu de temps après elle.

GERVAIS.

Mais...

VERNANGE.

Donne-moi ma clé.

GERVAIS, à part.

Demain, une querelle !

Il sort.

VERNANGE.

Quel sort ! comme un enfant réduit à m’échapper,

Pour rejoindre un ami qui nous donne à souper !

Une nuit de plaisir, de jeu, d’indépendance !

Je n’y manquerai pas !... c’est trop de complaisance,

Je suis mon maître enfin, et je me promets bien

D’être brave !... pourvu qu’elle n’en sache rien !...

Je veux, en la portant, ne pas sentir ma chaîne,

Ou, ma foi !...

GERVAIS, rentrant précipitamment.

C’est Madame ! et son fils la ramène !...

VERNANGE, prenant sa clé.

Ciel !... par mon cabinet, je cours...

Comme il va sortir par la gauche, madame de Vernange paraît au fond.

 

 

Scène III

 

GERVAIS, LOUIS, MADAME DE VERNANGE, VERNANGE

 

MADAME DE VERNANGE.

Ah ! te voici !...

Je t’attendais au bal.

VERNANGE.

Je vous croyais ici,

Et je rentre à l’instant. Pour vous le faire apprendre,

Gervais, chez nos voisins, était prêt à descendre.

Il regarde Gervais.

GERVAIS.

Oui, j’allais...

VERNANGE.

Mais adieu !... je suis un peu souffrant.

MADAME DE VERNANGE.

Mon ami !...

LOUIS.

Vous, Monsieur !...

VERNANGE.

Oh ! le mal n’est pas grand.

Les contrariétés me donnent la migraine !...

Et puis, ces maudits bals !... Enfin, j’entrais à peine

Chez mon ami Léris, qui recevait ce soir,

Un éblouissement m’a forcé de m’asseoir.

J’avais le cœur malade et la tête brûlante...

Je trouvais du salon la chaleur accablante...

Le grand air m’a remis... Oui, je suis mieux, je crois...

La nuit fera le reste... et je passais chez moi.

Tendant la main à Louis.

À demain, mon ami !...

À madame de Vernange qui le conduit jusqu’à sa porte.

Ce n’est rien, je l’espère.

Il sort par la gauche.

LOUIS.

Ce mal dont il se plaint, l’a-t-il souvent, ma mère ?

MADAME DE VERNANGE.

Souvent.

GERVAIS, à part.

Comme aujourd’hui.

MADAME DE VERNANGE.

Gervais, tu veilleras ;

Si mon mari sonnait, je ne dormirai pas.

LOUIS, bas à Gervais.

Je vous rejoins ici !

GERVAIS, à part, étonné.

Tiens !... déjà quelque intrigue !

Il sort par le fond.

MADAME DE VERNANGE.

Et toi, mon pauvre enfant, tu tombes de fatigue...

Allons, il faut dormir.

LOUIS.

Ma mère !...

MADAME DE VERNANGE.

Sois heureux !

De tes amours, demain, nous causerons tous deux.

Louis sort par la droite. Seule.

Sur eux je puis veiller... trop heureuse, moi-même,

De pouvoir, près de moi, garder tout ce que j’aime !

 

 

Scène IV

 

MADAME DE VERNANGE, GERVAIS, DERVET

 

GERVAIS, en dehors.

Monsieur n’est pas visible, et Madame à l’instant...

DERVET, en dehors.

Je leur viens révéler un secret important !

MADAME DE VERNANGE, à Gervais qui entre.

Qu’est-ce ?

GERVAIS.

Monsieur Dervet, qui veut forcer la porte.

DERVET, entrant.

Pardon si, jusqu’à vous, j’arrive de la sorte !...

Mais à votre mari je désire parler

D’un fait que, sans retard, je lui dois révéler.

GERVAIS.

On ne peut voir Monsieur ; la défense est expresse !...

DERVET.

De quoi vous mêlez-vous ?... voici votre maîtresse !...

Vernange ?...

MADAME DE VERNANGE.

Il est souffrant et renfermé chez lui.

DERVET.

Mais votre fils...

MADAME DE VERNANGE.

Mon fils !...

DERVET.

Je voudrais, je ne puis

Vous cacher mon effroi.

MADAME DE VERNANGE.

Mon fils ! parlez, de grâce !...

Il est là !... qu’a-t-il fait ?... quel malheur le menace ?

Expliquez-vous ! mon fils !... vous me faites trembler !

DERVET.

Ah ! du calme !... après tout, j’ai tort de me troubler...

Peut-être n’est-ce rien... des mois, une querelle...

MADAME DE VERNANGE.

Monsieur !...

DERVET, à Gervais.

Faites surtout exacte sentinelle !...

MADAME DE VERNANGE.

Il ne sortira pas !... Mais achevez.

DERVET.

Ce soir,

Des jeunes gens causaient entre eux, dans le boudoir,

Quand, soudain, votre fils, tout bouillant de colère,

A, par un démenti, blessé son adversaire...

Je ne sais ni son nom, ni l’objet du débat ;

Mais les témoins sont pris, et demain on se bat.

MADAME DE VERNANGE.

Grand Dieu !

GERVAIS.

Monsieur Louis !

MADAME DE VERNANGE, à Gervais.

Mon mari !... qu’il s’éveille !...

Je ne puis rien sans lui... je veux qu’il me conseille...

Allez donc !...

GERVAIS, déconcerté.

Mais, Madame...

MADAME DE VERNANGE.

Allez !... 

Revenant.

Mais, en effet,

Il avait avec moi l’air pensif, inquiet...

Sa main était brûlante et tremblait dans la mienne.

DERVET.

S’il voulait s’échapper, il faut qu’on le retienne.

MADAME DE VERNANGE.

Oui !... Gervais...

L’apercevant à la porte de gauche.

Encor là ! vous n’êtes point parti !

Monsieur Vernange !...

GERVAIS.

Mais...

MADAME DE VERNANGE.

Eh bien ?

GERVAIS, bas.

Il est sorti.

MADAME DE VERNANGE, à part.

Ah !... mon Dieu !... Que c’est mal, et quelle horrible feinte !...

DERVET, à Gervais, au fond.

Vernange va-t-il mieux ?

GERVAIS.

Il dort.

 

 

Scène V

 

MADAME DE VERNANGE, GERVAIS, DERVET, LOUIS

 

Louis entr’ouvre doucement la porte de droite.

LOUIS.

Je puis sans crainte

Confier à Gervais... Ah ! ma mère !...

MADAME DE VERNANGE, allant à lui.

C’est toi,

Mon fils !... Pour quel motif reviens-tu près de moi ?

As-tu, si tard qu’il soit, quelque chose à m’apprendre ?

LOUIS.

Non... Je viens... Je...

GERVAIS.

Monsieur m’avait dit de l’attendre.

MADAME DE VERNANGE.

Laissez-nous...

Gervais sort.

DERVET.

Mon ami... nous savons tout !...

LOUIS.

Ô ciel !

MADAME DE VERNANGE.

Pourquoi cette dispute et cet affreux duel ?

LOUIS, à part.

Non, elle ne sait rien !...

MADAME DE VERNANGE.

Quand tu reviens à peine !...

Maudirai-je le jour qui vers moi te ramène ?

LOUIS.

Ma mère... calme-toi !... Mais tu ne peux savoir...

Enfin... je suis un homme, et j’ai fait mon devoir !

DERVET.

Allons ! convenez-en... c’est pour quelque amourette.

MADAME DE VERNANCE.

S’agit-il d’un rival ? d’un amant d’Henriette

DERVET.

De ma fille !... Pardon !

LOUIS.

Monsieur, rassurez-vous !

De l’amour d’Henriette on peut être jaloux ;

Je voudrais, de grand cœur, donner mes jours pour elle !

Mais elle n’est pour rien dans la triste querelle

Qu’on aurait dû cacher... à tous !... et qui, demain,

Peut me mettre, il est vrai, les armes à la main.

MADAME DE VERNANGE.

Pour un malentendu... pour un discours frivole !...

Qui donc, si je te perds, veux-tu qui me console ?...

DERVET.

Eh ! Madame a raison, morbleu ! Nous saurons tous,

Elle, Vernange et moi, nous liguer contre vous ;

Et ma fille, s’il faut, Monsieur, qu’elle intervienne,

À notre voix aussi viendra joindre la sienne !

Moi, qui dans mes projets vous unissais tous deux !...

MADAME DE VERNANGE.

Tu nous obéiras !

LOUIS.

Quoi donc ! à tous les yeux,

Si l’on m’eût lâchement flétri dans l’honneur même !

Si, par un mot cruel, par un affreux blasphème,

Un fat, un inconnu, n’importe !... en ce salon,

D’un outrage odieux eût souffleté mon nom !

Moi, qui porte l’épée, et n’ai dans ma carrière,

Pour bien, que mon honneur et le nom de mon père

Faudrait-il, le front bas, voir ainsi dégrader

Ce qu’au fond de mon cœur Dieu me donne à garder !...

Vous ne le pensez pas, et ce serait infâme !...

DERVET, entraîné.

Oui... c’est-à-dire, non !... Ah ! pardonnez, Madame...

Il m’a tout remué !

MADAME DE VERNANGE.

Mais toi, nouveau venu,

Parmi ces jeunes gens, dans ce bal, inconnu,

Qui pouvait t’insulter ?...

DERVET.

C’est vrai ! quelle folie !

LOUIS.

Ne m’interrogez pas !...

MADAME DE VERNANGE.

Réponds-moi, je t’en prie !...

LOUIS.

Ma mère !...

MADAME DE VERNANGE.

Je le veux !...

LOUIS.

Eh bien !... je puis parler,

Sans rougir, devant vous, je puis tout révéler !...

Cet outrage, d’ailleurs, ne saurait vous atteindre !...

Parmi quelques portraits qu’on s’amusait à peindre,

Un seul nom m’a frappé... le vôtre !... Un imposteur,

Ignorant que, si près, vous aviez un vengeur,

Soutenait, hardiment, à qui voulait l’entendre,

Que vous, dont les vertus sont là pour vous défendre,

Vous, l’orgueil et l’amour d’un fils et d’un époux...

N’étiez pas mariée !

MADAME DE VERNANGE, à part.

Ah !...

LOUIS.

Vous, ma mère, vous !...

DERVET, riant.

Quoi ! de ce grand débat, c’est là l’unique cause ?

Et vous, au sérieux, vous avez pris la chose !

À madame de Vernange.

Vraiment !... Pas mariée ! et vous ne riez pas !...

MADAME DE VERNANGE, s’efforçant de rire.

En effet... c’est d’un fou !...

DERVET.

Parbleu !... mais, en ce cas,

Il faut avec éclat arranger cette affaire !

LOUIS.

Non, cela me regarde, et moi seul !...

DERVET.

Au contraire !

LOUIS.

Je ne souffrirai pas !...

MADAME DE VERNANGE.

Mon fils !...

DERVET.

Je saurai bien

Le nom de L’étourdi !...

LOUIS.

Non, vous ne saurez rien !

DERVET.

À tous nos jeunes gens quand je devrais écrire...

MADAME DE VERNANGE, effrayée.

Monsieur !...

DERVET.

Pas mariée !...

MADAME DE VERNANGE, très émue.

Et je veux, je désire

Que tu rentres chez toi... pour prendre du repos.

LOUIS.

Ma mère !...

MADAME DE VERNANGE.

Va.

LOUIS, l’observant.

Mon Dieu !...

DERVET.

Laissez de vains propos,

N’y pensez plus !... Il faut que l’affaire s’arrange,

Et je cours...

MADAME DE VERNANGE, vivement.

Non... restez !

LOUIS, à part.

Qu’est-ce donc ?... c’est étrange !...

Il sort avec anxiété par la droite, madame de Vernange le suit des yeux, et puis referme la porte.

 

 

Scène VI

 

MADAME DE VERNANGE, DERVET

 

DERVET.

Il faut vous rassurer, et je vais de ce pas...

MADAME DE VERNANGE.

Monsieur !... sauvez mon fils... et ne me perdez pas !

DERVET.

Que dites-vous, Madame, et que pouvez-vous craindre ?

Quel que soit l’étourdi, je saurai le contraindre

À démentir bien haut ce mensonge avéré.

MADAME DE VERNANGE.

Mais s’il avait dit vrai !...

DERVET.

Madame !...

MADAME DE VERNANGE.

J’en mourrai !...

Mais, dans ce trouble affreux : dont mon cœur n’est plus maître,

Seule et sinon trahie, au moins tremblant de l’être...

Sur qui mieux que sur vous pourrais-je m’appuyer ?

Si vous me repoussez, à qui me confier ?

J’embrasse vos genoux !

DERVET, la retenant.

Ah ! je vous en supplie !...

MADAME DE VERNANGE.

Je sais, et c’est par là que je suis enhardie...

Je sais que, sur ce point, par principe indulgent,

Vous n’aurez pas pour moi de reproche outrageant...

DERVET, à part.

Je n’ose qu’avec crainte entrevoir ce mystère !

MADAME DE VERNANGE.

Je tremble de parler, et je ne puis me taire.

Salbris m’a trompée !... oui, c’est à cet indiscret

Qu’une lettre fatale a livré mon secret !...

Ah ! vous en savez trop pour ignorer le reste.

La vie a quelquefois une pente funeste ;

On est vers un abîme emporté malgré soi !

DERVET, à part.

J’ai peine à contenir mon trouble !

MADAME DE VERNANGE.

Écoutez-moi !

Mère... à seize ans... d’un fils qui charmait mon veuvage,

Après les jours heureux d’un premier mariage,

Sans parents, sans amis, riche de peu de bien,

Je m’exilai du monde et n’y regrettai rien.

De chagrins et d’ennuis trop souvent accablée,

Je regardais mon fils, et j’étais consolée.

Cependant, jeune encor, je voyais chaque jour

Des cœurs m’offrir de loin leur indiscret amour,

Et j’avais sans pitié repoussé leur hommage.

Un seul... le plus léger, comme le plus volage...

Vernange, par ses soins, par un amour constant,

Eut un secret pouvoir... qu’il ignorait pourtant...

Sa grâce, son esprit, jusqu’à ses défauts même,

Tout le faisait aimer... Sait-on comment on aime !...

J’aurais voulu le fuir... j’avais peur de le voir...

Quand, soudain, de mon fils la fortune et l’espoir,

Un procès important dont je devais répondre,

Me fit quitter la France... et je partis pour Londres.

Là, chaque jour pour moi de nouveaux embarras...

Mais lui, lui qui m’aimait, avait suivi mes pas...

Dans la ville, où j’étais inconnue, étrangère,

Il fallait bien le voir... Je le vis... comme un frère !...

Guide éclairé, prudent, ami fidèle et sûr,

Il marchait devant moi dans un dédale obscur ;

Son zèle, ses efforts et sa persévérance,

Quand tout semblait perdu, me rendaient l’espérance.

Au nom d’un fils absent, il prévenait mes vœux ;

Et le soir, en partant, il paraissait heureux

Si, pour prix de sa peine, il avait un sourire.

Voilà par quels moyens il savait me séduire !

Ses soins m’avaient touchée... en vain je l’avais fui...

Quand il la demanda, ma main était à lui !

À cet aveu naïf, ses transports éclatèrent,

Son bonheur l’enivra... Ses lettres en portèrent

La nouvelle à Paris, où vous apprîtes tous

Qu’enfin, parti garçon, il reviendrait époux.

DERVET.

Et cela nous surprit !... lui qui du mariage

Plaisantait, parmi nous, comme d’un esclavage !

MADAME DE VERNANGE.

Ah ! si je l’avais su, mon cœur épouvanté...

Mais comment ne pas croire à sa sincérité ?

Il renonçait gaîment à son indépendance.

Pour presser notre hymen, il attendait de France

Des papiers, un contrat, que sais-je !... Et chaque jour,

En trompant son attente, irritait son amour.

Mon cœur, tout au bonheur de ces nœuds pleins de charmes,

En repoussant Vernange, eut pitié de ses larmes ;

Et de son désespoir trop prompte à m’alarmer,

Je n’avais qu’un effroi... c’était de trop l’aimer !...

Effrayée.

Je l’aimai trop ! Grand Dieu !... viendrait-on nous surprendre ?

DERVET.

Qu’est-ce donc ?... qu’avez-vous ?

MADAME DE VERNANGE.

Ah ! je croyais entendre...

DERVET, écoutant.

Non !... rien... rien.

MADAME DE VERNANGE.

À Paris il fallut revenir,

Sans qu’au gré de mes vœux la loi pût nous unir...

Il le voulait encor !... quand sa folle imprudence

Trahit notre secret... ma dernière espérance !...

Je me croyais perdue ! en lui, j’eus un soutien,

Et pour sauver mon nom, il me couvrit du sien.

Quand ses amis trompés vinrent me rendre hommage,

Je sentis la rougeur me monter au visage !

Des pleurs qui m’étouffaient j’aurais voulu mourir.

Ah ! vous ne savez pas tout ce qu’on peut souffrir,

Monsieur, quand, dans le monde, usurpant une place,

Il faut, la honte au cœur, le regarder en face !

Lorsqu’un geste, un coup d’œil, un mot vous fait trembler !

Lorsqu’on craint jusqu’au fils qui dut vous consoler !

Et jusqu’à cet ingrat, qui, dans le mariage,

Vous l’avez dit, Monsieur, ne voit que l’esclavage ;

Et trop sûr d’un bonheur dont peut-être il est las,

Préfère un nœud facile et qui n enchaîne pas.

DERVET.

Madame, y pensez-vous ?...

MADAME DE VERNANGE.

C’est ma faute, sans doute :

J’ai rendu trop pesant le pouvoir qu’il redoute !

Jalouse de ce cœur qui m’avait tant coûté,

Je craignais de le perdre, et je l’ai tourmenté !

Attachée à ses pas, toujours en défiance,

Plus je sentais renaître un goût d’indépendance,

Plus j’ai serré ces nœuds... que son cœur dut choisir !...

Plus à s’en échapper il trouve de plaisir !

De ma position conséquence cruelle !...

DERVET, à part.

Et trop heureuse encor qu’il ne soit qu’infidèle !

MADAME DE VERNANGE.

Sous un sourire alors je lui cache mes pleurs,

Je fais mentir pour lui mon front chargé de fleurs,

Et je cours follement, pour flatter ses caprices,

Des fêtes que je hais, mais qui font ses délices !...

Je veux qu’il soit heureux... et mes efforts sont vains !...

Vous savez tout, Monsieur... jugez moi !...

DERVET.

Je vous plains !...

Ainsi donc, il n’est pas dans cette ville entière,

De maison riche ou pauvre, ou bourgeoise ou princière,

Qui ne cache un secret... une faute... un malheur !...

Mais Vernange, après tout, est un homme de cœur !

Il vous aime... et bientôt...

MADAME DE VERNANGE.

En ce moment encore,

Loin de moi, que fait-il ? où va-t-il ? je l’ignore !

DERVET, montrant la gauche.

Il est là !

MADAME DE VERNANGE.

Non... sorti !... mais doit-il revenir ?...

Et mon fils, malgré lui, comment le retenir ?...

Ne m’abandonnez pas... conseillez-moi... Que faire ?

DERVET.

Mais d’abord, votre fils sera sauvé, j’espère !...

Du courage !... Le nom du rival, des témoins...

Vous me disiez Salbris ?

MADAME DE VERNANGE.

Ah ! j’en ai peur, du moins...

DERVET.

Il sait donc...

MADAME DE VERNANGE.

Tout peut-être... À mon retour en France,

Deschamp démon secret reçut la confidence...

Il était mon notaire, et par ses soins adroits,

Tutrice de mon fils, je conservai mes droits.

Une lettre de lui par Vernange égarée,

Grâce à Salbris, hier, dans nos mains est rentrée...

A-t-il osé l’ouvrir ?

DERVET.

Eh ! mais...

MADAME DE VERNANGE.

Il l’a nié.

DERVET.

Raison de plus !...

MADAME DE VERNANGE.

De nous au moins qu’il ait pitié !

DERVET.

J’irai chez lui !...

 

 

Scène VII

 

GERVAIS, MADAME DE VERNANGE, DERVET

 

GERVAIS, entrant vivement.

Monsieur !...

MADAME DE VERNANGE, effrayée.

Que veut-on ? qui vous sonne ?...

GERVAIS.

Madame...

DERVET, bas.

Calmez-vous !...

MADAME DE VERNANGE, bas.

Vous voyez... je frissonne,

J’ai peur au moindre bruit, et devant un valet !...

DERVET, à part.

Ah ! ma sœur a raison... toute folle qu’elle est.

GERVAIS.

On demande à Monsieur s’il faut encor l’attendre...

Tout le monde est couché.

DERVET.

Je vais chez moi me rendre.

MADAME DE VERNANGE.

Mais ! vous m’avez promis...

DERVET.

Oui, je les verrai tous...

MADAME DE VERNANGE, à Gervais.

Bien !... passez chez mon fils... s’il a besoin de vous...

Bas à Dervet.

Mais ne réveillez pas, s’il dort !... Et vous...

DERVET.

Courage !

Ils sortent par le fond en causant.

 

 

Scène VIII

 

GERVAIS, seul

 

Je n’y comprends rien, mais... c’est un joli ménage !...

Le mari qui s’échappe !... et le fils qui se bat !...

Ah ! dam ! vous me direz que lui, c’est son état...

Un marin !... je suis sûr qu’il dort calme et tranquille...

Il est heureux !...

En parlant, il ouvre la porte de droite, et recule en poussant un cri.

Grand Dieu ! là ! là ! pâle, immobile...

Un fantôme !... c’est lui !...

 

 

Scène IX

 

GERVAIS, LOUIS, MADAME DE VERNANGE

 

MADAME DE VERNANGE.

Qu’avez-vous donc, Gervais ?...

Apercevant Louis qui rentre pale et défait.

Ah ! Louis, vous étiez ?

LOUIS, les yeux sur Gervais.

Ma mère... j’arrivais.

Pour un ordre... il se peut... demain... qu’on me demande...

GERVAIS, tout tremblant.

Oui, Monsieur.

LOUIS.

Vous direz... vous direz... qu’on m’attende,

Vous me préviendrez...

GERVAIS.

Oui, Monsieur, oui.

MADAME DE VERNANGE.

Mon ami,

Mon fils... qu’as-tu ?...

LOUIS.

J’ai froid... je m’étais endormi,

Dans un fauteuil... chez moi... quand Gervais, je suppose,

À dans ce corridor fait tomher quelque chose...

Il le regarde.

GERVAIS.

Oui, Monsieur.

LOUIS.

Je m’éveille... et je suis tout glacé...

MADAME DE VERNANGE.

Il faut rentrer chez toi.

LOUIS.

Mon sommeil est passé.

MADAME DE VERNANGE, lui prenant le bras.

Viens, donne-moi ton bras... et laisse-toi conduire...

Tu trembles...

LOUIS.

Non... c’est toi.

MADAME DE VERNANGE.

Gervais, je me retire...

Mais si... quelqu’un rentrait, j’attends, prévenez-moi...

GERVAIS, toujours immobile.

Oui, Monsieur.

Madame de Vernange sort par la gauche avec son fils.

 

 

Scène X

 

GERVAIS, seul

 

Qu’ont-ils donc ?... quel trouble ! quel effroi !...

Nous saurons tout bientôt... c’est l’ordre du service...

Les secrets du salon reviennent à l’office !

En sortant, il emporte le flambeau.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

VERNANGE, seul

 

Il entre doucement par la gauche.

Ma foi ! vive un souper, vive une folle nuit

Qui, le verre à la main, jusqu’au jour nous conduit,

Quand, l’esprit et le cœur enivrés de champagne,

On fête l’amitié... que l’amour accompagne !

Propos leste et joyeux, souvenirs du bon temps !...

On se rapproche, on cause, on s’aime, on a vingt ans,

Et, libre des façons que le monde réclame,

On savoure en riant l’absence de sa femme !...

Je rentre un peu matin... ou bien tard... mais du moins,

Mon retour, j’en suis sûr, n’a pas eu de témoins.

Se regardant dans une glace.

Avec cette pâleur, ces yeux ouverts à peine,

J’ai l’air intéressant que donne la migraine !

Appelant.

Gervais !...

Madame de Vernange paraît.

Ciel !

 

 

Scène II

 

MADAME DE VERNANGE, VERNANGE

 

MADAME DE VERNANGE.

Mon ami !

VERNANGE, vivement.

Je suis mieux, beaucoup mieux !...

Le mal de tête encor me pèse sur les yeux,

Mais...

MADAME DE VERNANGE.

Pourquoi me tromper ?

VERNANGE.

Non, tu vois, je m’éveille...

D’une nuit de repos je me trouve à merveille...

Je me lève à l’instant.

MADAME DE VERNANGE.

Vous étiez sorti.

VERNANGE.

Moi,

Sorti !

MADAME DE VERNANGE.

Je sais tout.

VERNANGE.

Bah ! si tu sais tout, ma foi !

Je puis tout avouer franchement !... c’est Dormène

Qui nous donnait... ce soir... un souper de quinzaine...

Souper de garçon... vrai !

MADAME DE VERNANGE.

Laissons là ce souper !...

VERNANGE.

Tu ne me grondes pas !...

MADAME DE VERNANGE.

Fier de vous échapper

Comme un enfant qui tremble et rougit de sa faute,

Vous sortiez... quand Dervet, notre voisin, notre hôte,

A voulu vous parler.

VERNANGE, à part.

Il prenait bien son temps !...

MADAME DE VERNANGE.

Vous parler de Louis... de mon fils...

VERNANGE.

Ah ! j’entends !

Il se rend à mes vœux, il l’accepte pour gendre.

MADAME DE VERNANGE.

Eh ! non, c’est un malheur qu’il venait vous apprendre.

VERNANGE.

Un malheur !

MADAME DE VERNANGE.

Tôt ou tard il devait arriver...

Rien d’un éclat fatal n’a pu nous préserver,

Le secret est connu !...

VERNANGE.

Bon ! quelque bavardage...

À part, en souriant.

C’est un prétexte encor pour parler mariage !

MADAME DE VERNANGE.

Mais voyez mon effroi !

VERNANGE.

De grâce, calmez-vous !

Sans cesse, à vous entendre, on s’occupe de nous !

Je vous l’ai dit cent fois, chacun a ses affaires,

Et tous ces dangers-là ne sont qu’imaginaires.

Oui ! malgré vos frayeurs, tout s’arrange, et fort bien !

MADAME DE VERNANGE.

Mais si mon fils... qui seul, par bonheur, n’en croit rien !...

Relevant un propos dont son honneur s’offense,

Du fat qui l’a tenu voulait tirer vengeance !...

VERNANGE.

Plaît-il ?

MADAME DE VERNANGE.

S’il se battait, ce matin !...

VERNANGE.

Lui, grand Dieu !...

Un duel !... et pour nous !... Non, il n’aura pas lieu !...

C’est moi, c’est mon amour, mon honneur qu’on outrage !...

MADAME DE VERNANGE.

Ah ! je te reconnais à ce noble langage !...

À l’éloigner de moi que n’ai-je persisté !...

VERNANGE.

Eh ! mais, qui donc ?...

MADAME DE VERNANGE.

Dervet, à qui j’ai tout conté,

Est sorti pour savoir... C’est lui, je crois l’entendre !...

Dervet !

VERNANGE.

Lui-même !

 

 

Scène III

 

MADAME DE VERNANGE, DERVET, VERNANGE

 

MADAME DE VERNANGE, courant à lui.

Eh bien ! que venez-vous m’apprendre ?

Qu’avez-vous obtenu ?... Puis-je enfin espérer ?

Que faut-il ?...

DERVET.

Mais d’abord, il fuit vous rassurer !

VERNANGE, lui prenant la main.

Mon cher Dervet !...

DERVET, brusquement.

C’est vous... bonjour !...

MADAME DE VERNANGE.

Parlez !...

DERVET.

À peine

Vous avais-je quittée... inquiet, hors d’haleine,

J’arrive chez Salbris ; il n’était pas rentré !...

Que faire ! Alors, ma foi ! par le ciel inspiré,

Je m’en vais relancer à son cinquième étage,

Mon neveu... jeune clerc... On dort bien à son âge !

J’ai brisé sa sonnette avant d’entrer chez lui.

MADAME DE VERNANGE.

Eh bien ?...

DERVET.

Il savait tout !... c’est lui-même aujourd’hui

Qu’a choisi pour témoin Arthur, notre adversaire...

VERNANGE.

Arthur !...

DERVET.

Tous deux sont clercs chez le même notaire,

Deschamp !...

VERNANGE.

Ah ! je comprends !... Deschamp ! c’est mal ! très mal !

Un notaire est pour nous un confident légal !

S’il a révélé...

DERVET.

Rien ! voulez-vous bien permettre ?...

Ce qui vous a perdus, c’est la maudite lettre,

Qui, dans vos mains, mon cher, eût toujours dû rester !...

VERNANGE.

Alors, c’est donc Salbris !

DERVET.

Le moyen d’en douter !

Mon neveu sur ce point a gardé le silence...

Les jeunes gens entre eux sont meilleurs qu’on ne pense !

Après ce triste éclat, confus, le cœur navré,

Pour réparer leur faute, ils se sont tous juré

D’étouffer ce secret, quelques torts qu’il révèle,

Entre les seuls amis témoins de la querelle.

MADAME DE VERNANGE.

Serments de jeunes fous !

DERVET.

On peut s’en réjouir,

Car ils n’ont pas encore appris à les trahir.

VERNANGE.

Sans doute !

DERVET.

Chez Deschamp je cours à l’instant même,

Je lui dis nos dangers, nos craintes... il vous aime,

Il se révolte, et foi de notaire royal,

Il jure d’empêcher ce combat déloyal !

MADAME DE VERNANGE.

Le moyen à trouver est assez difficile !

DERVET.

Eh ! non... dans un château, tout proche d’Abbeville,

Un décès... lucratif... l’appelait promptement...

Il envoie à sa place Arthur... en ce moment...

Et par ce tour adroit, notre apprenti notaire,

Au lieu de guerroyer, va courir l’inventaire !...

MADAME DE VERNANGE, lui serrant la main.

Oh ! merci !...

DERVET.

Votre fils ?...

MADAME DE VERNANGE.

Depuis qu’il a reçu

Je ne sais quel billet remis à mon insu,

Moins pressé de sortir, il est calme, il repose.

DERVET.

C’est un billet d’Arthur, sans doute... je suppose

Qu’il doit à son rival annoncer ce retard.

MADAME DE VERNANGE.

C’est Arthur !...

VERNANGE.

Et Salbris, cet infernal bavard.

L’a rencontré chez nous... hier matin... ici même !...

Salbris seul a tout fait !

MADAME DE VERNANGE.

Oui !

DERVET.

Notre stratagème

Éloigne l’ennemi... Tâchons, à notre tour,

De rendre ce duel impossible au retour !...

MADAME DE VERNANGE.

Mais si ces étourdis répètent à la ronde...

VERNANGE.

Quoi ? des propos en l’air... démentis dans le monde ?...

On ne les croirait pas !... qui sait notre secret ?...

Personne !...

DERVET.

Permettez !...

VERNANGE.

Hors vous, mon cher Dervet !

Et je suis enchanté que vous plutôt qu’un autre,

Ayez pris notre honneur sous la garde du vôtre.

Oui, votre sentiment sur ce point m’est connu ;

Hier, contre votre sœur vous l’avez soutenu.

DERVET.

Eh ! mais...

VERNANGE.

Sans le savoir, vous plaidiez notre cause.

DERVET.

Sans doute... mais...

VERNANGE.

Qu’importe, après tout, que l’on cause !

« Chacun fait ce qu’il veut et vit comme il l’entend ! »

Vous l’avez dit !...

DERVET.

Bien ! mais...

VERNANGE.

N’est-il pas révoltant

Que de notre conduite on scrute le mystère,

Et que plus que les lois on se montre sévère ?...

Vous l’avez dit !...

DERVET.

Oui... mais...

MADAME DE VERNANGE.

Vous avez ajouté...

Ce mot comme un espoir dans mon cœur est resté !...

« Si de pareils époux pour leur fils ou leur fille,

Me demandaient l’honneur d’entrer dans ma famille,

J’y prêterais la main !... »

DERVET.

Moi... je...

VERNANGE.

Vous l’avez dit !...

DERVET, à part.

Je l’ai dit ! je l’ai dit !...

VERNANGE.

C’est d’un homme d’esprit !...

DERVET.

Vous croyez !... Mais tenez... je pensais que peut-être,

À présent que du moins vous êtes votre maître,

Et qu’à votre union tout obstacle est levé,

Par un bon mariage on pourrait...

VERNANGE.

Bien trouvé !...

MADAME DE VERNANGE.

Vernange !

DERVET.

C’est forcer les bavards au silence !...

VERNANGE.

C’est sur notre terrain jeter la médisance !...

DERVET.

Vous annoncer à tous mariés !...

VERNANGE.

En ce cas,

Ce serait avouer que nous ne l’étions pas !

Et dans un certain monde où l’on reçoit Madame,

Nous exposer tous deux aux reproches, au blâme,

Aux refus dédaigneux !...

MADAME DE VERNANGE.

Ah ! jamais !

DERVET.

Cependant

Il faut sortir de là ?

VERNANGE.

Soit ! mais en attendant

Quelque moyen heureux... luttons avec courage !

Ce n’est qu’en le bravant qu’on détourne l’orage.

À compter d’aujourd’hui, montrons-nous en tous lieux,

Plus calmes, plus unis, et le front radieux !

Que chez nous le plaisir toujours nous environne :

Répondons par des bals aux fêtes qu’on nous donne.

Commensaux d’un ministre, admis même à la cour,

Affichons pour amis tous les puissants du jour ;

Et si des indiscrets le regard nous menace,

Pour qu’ils n’osent douter, regardons-les en face.

MADAME DE VERNANGE, à part.

Dans un abîme ainsi je glisse à chaque pas !

DERVET.

Mais je...

VERNANGE, bas.

C’est me fâcher, enfin !... n’insistez pas !

DERVET, stupéfait.

Ah ! bah !...

VERNANGE.

Qu’importe au monde un secret qu’il ignore !

Les dehors sont sauvés... vous l’avez dit.

DERVET.

Encore !

MADAME DE VERNANGE.

Mais...

VERNANGE, passant à elle.

Je réponds de tout... Quant à monsieur Salbris,

De sa discrétion il recevra le prix.

Louis, qui ne sait rien, ne voudra pas, j’espère,

Pour les propos d’un sot compromettre sa mère.

Je vais le voir ! Plus tard Arthur l’abordera

Par quelques mots d’excuse, et tout s’arrangera.

Qu’il vienne !...

MADAME DE VERNANGE, avec effroi.

Lui... mon fils !...

 

 

Scène IV

 

MADAME DE VERNANGE, SALBRIS, DERVET, VERNANGE

 

GERVAIS, annonçant.

Monsieur Salbris !...

VERNANGE.

Le traître !...

DERVET.

Silence !...

VERNANGE.

Je le veux jeter par la fenêtre !

MADAME DE VERNANGE.

Mon ami !...

SALBRIS, s’arrêtant au fond.

C’est trop tôt... je crains de vous gêner...

Et...

VERNANGE.

Que venez-vous faire ici ?

SALBRIS.

Mais déjeuner.

MADAME DE VERNANGE.

Ah ! Monsieur !...

DERVET, bas à Vernange.

Calmez-vous !...

VERNANGE.

Quoi ! vous avez l’audace !

SALBRIS, regardant autour de lui.

Hein ? je ne comprends pas... Qu’est-ce donc qui se passe ?...

MADAME DE VERNANGE.

Ah ! c’est mon fils qu’il cherche !... il n’est pas là.

SALBRIS.

Qui donc ?...

VERNANGE.

Il le demande encore !

MADAME DE VERNANGE.

Ah ! c’est affreux !

SALBRIS.

Pardon !

DERVET.

Je ne puis concevoir ce calme !...

SALBRIS.

C’est facile :

Je viens pour déjeuner, et je suis fort tranquille.

VERNANGE, vivement.

Mais, Monsieur !...

SALBRIS, de même.

Mais, Monsieur !...

MADAME DE VERNANGE.

De grâce !...

DERVET, à Vernange et à madame de Vernange.

Laissez-nous !...

À Salbris.

L’affaire est délicate... Et je veux avec vous

M’en expliquer chez moi.

SALBRIS.

C’est ce que je désire.

VERNANGE, passant à Salbris.

Soit !... Mais retenez bien ce que je vais vous dire :

Tout est faux !... et plus tard, si votre trahison

Cause quelque malheur, vous m’en rendrez raison !

Si le sang doit couler, Salbris, j’aurai le vôtre !...

SALBRIS.

Plaît-il ?...

VERNANGE.

Adieu !...

Il sort par la gauche.

SALBRIS, à part.

Bien sûr, on me prend pour un autre !...

MADAME DE VERNANGE.

Monsieur Salbris !...

SALBRIS.

Madame ?...

MADAME DE VERNANGE.

Êtes-vous satisfait ?...

SALBRIS.

Pas trop !...

MADAME DE VERNANGE.

À vos égards j’avais droit en effet.

Comme à cette amitié que vous m’aviez promise...

C’est mal !... et j’attendais de vous plus de franchise !

Elle sort par la droite.

 

 

Scène V

 

SALBRIS, DERVET

 

SALBRIS.

Hein ! si c’est pour cela qu’ils m’avaient invité !

DERVET.

C’est très mal !

SALBRIS, riant.

Vous aussi ! bravo !

DERVET.

De la gaieté !...

Quand on a...

SALBRIS.

Vous avez tous le cerveau malade !...

Et je croirais qu’ici l’on joue à la charade !...

DERVET, à part.

Que répondre à ma sœur, après un tel éclat !...

Et ma fille... leur fils... mais c’est fort délicat !

Ils s’aiment !...

SALBRIS.

Mais Vernange...

DERVET.

Eh ! mon cher, quelle rage

D’épier, de trahir les secrets d’un ménage !...

SALBRIS.

Est-ce pour avoir dit qu’ailleurs il fait sa cour ?

DERVET.

Bah !

SALBRIS.

Craint-il qu’à sa femme on ait parlé... d’amour ?

DERVET.

Allons donc !... Cette lettre, à vos regards offerte...

Je vous pardonnerais de l’avoir entr’ouverte...

SALBRIS.

Comment ! la lettre ! encor !

DERVET.

Le diable les tentant,

Bien des gens que je sais en auraient fait autant !

SALBRIS.

Je l’ai lue !...

DERVET.

Et qui donc ?

SALBRIS.

C’est trop fort ! on m’accuse !...

À part.

Au fait j’aurais pu !...

Haut.

Moi, surprendre par la ruse

Changeant de ton.

Un secret que... C’est donc un secret des plus grands ?

DERVET.

L’honneur d’une femme !...

SALBRIS.

Ah !...

DERVET.

Ce duel !

SALBRIS.

Je comprends !

À part.

Un duel... dont au bal on me faisait mystère...

Dès que je paraissais chacun semblait se taire !...

Haut.

Pour madame... Vernange ?

DERVET.

À quoi bon ces détours ?

Vous savez...

SALBRIS.

C’est égal, mon cher, dites toujours !

Cette vertu si fière est enfin compromise :

C’était pour me gagner !...

DERVET.

Parlez avec franchise.

Vous devez bien savoir.

SALBRIS.

Oh ! oui !... mais c’est égal,

Dites toujours !...

DERVET.

Qui donc avait fait, à mon bal,

Douter d’un mariage...

SALBRIS, vivement.

Hein ?

 

 

Scène VI

 

SALBRIS, LOUIS, DERVET, ensuite HENRIETTE

 

Louis ouvre vivement la porte du fond.

LOUIS, sans les voir.

C’est elle !...

DERVET, bas.

Silence !

Du secret devant lui vous savez l’importance !...

Le duel !...

SALBRIS, bas.

Ah ! oui... oui...

À part.

je n’y suis pas du tout.

LOUIS, apercevant Dervet.

Son père !...

DERVET, allant à Louis.

On est moins triste et plus calme surtout.

LOUIS.

Monsieur... vous n’avez pas instruit votre famille

De ce débat fâcheux ?... votre sœur ?... votre fille ?...

DERVET.

Eh ! non, soyez sans crainte, elles n’ont rien appris.

Vernange vous attend... et j’emmenais Salbris.

LOUIS.

Salbris !...

Le saluant.

Monsieur !...

Bas.

Restez !

HENRIETTE, à la cantonade.

On m’attend !

DERVET.

Henriette !

HENRIETTE, avec stupéfaction.

Ah !... de ne pas te voir ma tante est inquiète...

DERVET, prenant vivement le bras de sa fille.

Et tu viens me chercher ?

HENRIETTE.

Non !... vous avez promis

De venir ce matin près de nos bons amis ;

Ma tante est occupée, et j’arrive avant elle.

C’est convenu.

LOUIS, s’avançant.

Ma mère attend Mademoiselle.

DERVET, prenant le bras de sa fille.

Oui, tu viens me chercher... c’est bien ! nous descendons.

HENRIETTE.

Mais non, quand je...

DERVET, l’interrompant.

C’est bien ! Monsieur, mille pardons !...

Bientôt à déjeuner, je vous verrai, j’espère.

HENRIETTE.

Mais...

DERVET, l’interrompant.

Tu viens me chercher... me voici.

HENRIETTE.

Mais, mon père !...

Dervet lui fait signe. Elle se tait et le suit.

LOUIS, bas à Salbris.

C’est sur vous que je compte avant la fin du jour...

Puisque vous savez tout.

SALBRIS, à part.

Ah ! bon !... chacun son tour !

DERVET.

Venez-vous ?

Il sort avec Henriette.

SALBRIS.

Je vous suis.

À part.

À ses pas je m’attache...

Ce secret est mon bien !... il faut que je le sache !

Il sort.

LOUIS, suivant Henriette des yeux.

Pour moi plus de bonheur ! Henriette !

Vernange rentre par la gauche, aperçoit Louis et s’arrête.

 

 

Scène VII

 

LOUIS, VERNANGE

 

VERNANGE.

C’est lui !

Il entendra raison.

LOUIS, l’apercevant.

Ah !... sortons !... je ne puis.

Il s’arrête avec émotion.

VERNANGE, en souriant.

Eh bien ! mon cher Louis, vous faites donc la guerre ?

À peine parmi nous, vous avez une affaire,

Et sans songer aux pleurs que vous pouvez coûter,

Vous ramassez le gant qu’un sot vient vous jeter !

LOUIS.

De ce qu’en mon honneur c’est un sot qui m’outrage,

Faut-il m’autoriser à manquer de courage ?

VERNANGE.

Mais c’est rendre importants de puérils débats ;

Je ne comprends pas, moi...

LOUIS.

Vous ne comprenez pas !...

De ces débats, Monsieur, vous ignorez la cause ?

VERNANGE.

Mais... mon ami Dervet m’en a dit quelque chose.

LOUIS.

Il vous a... tout dit ?

VERNANGE.

Tout.

LOUIS.

Et vous, qui m’aimez tant !...

Vous ne comprenez pas que d’un mot insultant.

Dont le souvenir seul rallume ma colère,

Un fils, un noble fils, veuille venger sa mère !...

VERNANGE.

Il en est des propos comme de ces écrits

Qui d’eux-mêmes, mon cher, tombent sous le mépris ;

C’est les mettre en crédit que remuer la fange

Où meurt, en dépit d’eux, l’insulte ou la louange ;

En relevant l’injure, on lui donne un écho.

Où donc en serions-nous, si l’on criait haro

À tous ces bruits honteux qui glissent dans le monde !

LOUIS.

Quand l’outrage provoque, il faut qu’on lui réponde !

VERNANGE.

Louis !... Mais après tout... êtes-vous l’offensé ?

Qui de nous d’un vain mot a droit d’être blessé ?

Je sais, en pareil cas, ce que l’honneur demande...

Et c’est moi seul.

LOUIS.

Monsieur, dans l’arme où je commande,

On ne se défend pas avec le bras d’autrui.

VERNANGE.

Mais si d’un ami sûr on repousse l’appui,

Enfant, compromet-on les personnes qu’on aime ?

Songez-y donc ! c’est presque ajouter foi vous-même...

LOUIS.

À quoi donc ?...

VERNANGE.

Au mensonge, et croire...

LOUIS.

Oh ! non, jamais !...

Moi, grand Dieu !... moi, douter de tout ce que j’aimais !...

Votre nom, sous le toit que me légua mon père,

Flétrirait... comme un faux... et le fils et la mère !...

Votre perfide amour, votre indigne amitié,

N’auraient pour nous, Monsieur, ni pudeur, ni pitié !...

Ce qui n’était pour moi qu’une lâche insolence,

Serait la vérité qui condamne au silence !...

Non, je ne le crois pas !...

VERNANGE, ému.

Et vous avez raison !...

LOUIS.

Mais si je le croyais... mais dans cette maison,

Tout pour moi deviendrait une injure mortelle !...

Tout... jusqu’à vos bontés que mon cœur se rappelle !...

Ces bienfaits qui déjà prévenaient mes désirs,

Cet or que votre main offrait à mes plaisirs,

Comme un fardeau honteux pèseraient sur ma vie !

VERNANGE.

Louis !

LOUIS.

Cette faveur... de mes vœux poursuivie,

Qu’à mon jeune courage on promettait sur mer,

Cette croix du soldat dont je serais si fier,

Comme un présent de plus, par vous sollicitée,

Aurait brûlé ce cœur qui vous l’eût rejetée !...

VERNANGE.

Louis !...

LOUIS.

Et mon amour par vos soins couronné,

D’un souvenir affreux serait empoisonné !

Vous feriez mon bonheur, et la main d’Henriette

De la honte à mes yeux devrait payer la dette !...

VERNANGE.

Louis !...

LOUIS.

Non, non, Monsieur, non, je ne le crois pas,

Je ne veux pas le croire !...

VERNANGE, à part.

Il croit tout !

LOUIS.

En ce cas,

Et si je le croyais, je vous dirais : Vernange,

Gardez tous vos bienfaits, je n’en veux, en échange,

Qu’un seul... mais je le veux ! c’est qu’en homme d’honneur,

Vous nous rendiez la paix, peut-être le bonheur !

C’est qu’à l’abri des lois relevant... votre femme,

Vous me donniez le droit de punir comme infâme,

Un calomniateur... il le sera pour tous !...

Et je vous en prierais, en pleurant, à genoux...

Je serais votre fils... je vous dirais : Mon père !...

Mais si vous repoussiez mes larmes, ma prière...

Honteux, désespéré, par vous-même affermi,

À défendre ses jours forçant notre ennemi...

Oui, vous !... je vous tuerais !...

VERNANGE.

Malheureux !

Ils se séparent vivement à la voix de madame de Vernange, Louis va s’asseoir à droite et se cache la tête dans ses mains.

 

 

Scène VIII

 

LOUIS, assis, MADAME DE VERNANGE, VERNANGE, DERVET

 

MADAME DE VERNANGE, à Dervet.

Venez vite !

Venez... Eh bien ! Salbris !...

DERVET.

À l’instant, je le quitte !

MADAME DE VERNANGE, apercevant Louis.

Louis !

Bas à Vernange.

Est-il calmé ?

DERVET, de même.

Se rend-il à nos vœux ?

VERNANGE, contenant son émotion.

Pas encor... Mais Salbris ?...

DERVET, bas.

Vous vous trompiez tous deux.

C’est sur les pas d’Arthur qu’il a trouvé la lettre...

Voilà tout ce qu’il sait... j’allais vous compromettre...

Mais à temps, par bonheur, je crois m’être arrêté...

Il était sur la voie, et je l’ai dérouté.

VERNANGE, se rappelant.

Arthur !... dans son dossier je l’avais donc laissée ?...

Oui !...

DERVET, bas.

Salbris de l’ouvrir n’a pas eu la pensée !...

Sa réputation vaut encor moins que lui.

Il vient avec ma sœur... Vous l’avez aujourd’hui

Reçu bien brusquement !... il faut user de ruse.

Sur un malentendu faites-lui votre excuse...

Les voici... que ma sœur ne se doute de rien !...

VERNANGE, bas, à madame de Vernange.

Rappelle ton sourire, observe ton maintien...

Du courage !...

MADAME DE VERNANGE.

Oui !...

À Louis.

Mon fils, tu penses...

LOUIS.

Mais, ma mère,

À toi !...

Il se lève. Salbris entre donnant le bras à mademoiselle Dervet.

 

 

Scène IX

 

LOUIS, MADAME DE VERNANGE, VERNANGE, SALBRIS, MADEMOISELLE DERVET, DERVET

 

MADEMOISELLE DERVET.

Qu’on a de peine à vous suivre, mon frère !

DERVET.

Je suis apparemment pressé de déjeuner.

SALBRIS, à part.

Il m’échappe !...

VERNANGE.

Ah ! Salbris ! c’est bien de pardonner

L’accueil un peu fâcheux que je viens de vous faire !...

SALBRIS, à part.

Il les a rassurés !...

MADAME DE VERNANGE.

Erreur involontaire !

Soyez le bienvenu...

SALBRIS.

J’étais sûr en effet,

Madame...

À part.

La girouette a tourné tout à fait.

Observons !

MADAME DE VERNANGE, à Dervet.

Henriette accompagne sa tante ?

MADEMOISELLE DERVET.

Ma nièce...

DERVET.

Ce matin elle est un peu souffrante.

LOUIS.

Grand Dieu !

MADEMOISELLE DERVET.

Rassurez-vous !... elle se porte bien.

MADAME DE VERNANGE.

Comment !

DERVET.

Elle a ses maux de tête.

MADEMOISELLE DERVET.

Elle n’a rien !...

Vous avez beau mentir et me faire des signes !...

Salbris regarde Dervet.

DERVET.

Qui ? moi ?

MADEMOISELLE DERVET.

Vos procédés avec nous sont indignes !

Nous vous avions promis de venir tous les trois ;

Il a changé d’idée !...

VERNANGE.

Ah ! Dervet !...

MADAME DE VERNANGE, à part.

Je conçois.

Louis se détourne arec émotion.

SALBRIS, à part.

Ce débat, à coup sûr, cache encor quelque chose.

MADEMOISELLE DERVET.

D’un caprice pareil comprenez-vous la cause ?

DERVET, lui faisant des signes.

Ma sœur !...

Salbris le regarde.

MADEMOISELLE DERVET.

Depuis hier, Dervet est bien changé !

Vous voyez... lui toujours et sincère et rangé,

Il se cache de nous, il garde le silence...

Et sa sœur à présent n’a plus sa confiance !

DERVET.

Allons ! bien ! elle pleure !

VERNANGE.

Ah ! Dervet !...

MADEMOISELLE DERVET.

Oui, sans bruit,

Il s’est sournoisement échappé cette nuit.

SALBRIS, riant.

Cette nuit !

MADAME DE VERNANGE, vivement.

C’est ici qu’il est venu, ma chère...

Il cherchait... mon mari...

VERNANGE.

Pour me parler d’affaire.

MADEMOISELLE DERVET.

D’affaire... après son bal !... ah ! c’était un peu tard !...

SALBRIS.

En effet !

MADEMOISELLE DERVET.

Mais tant mieux ! car après son départ,

J’avais craint, je l’avoue, une autre inconséquence :

Madame Vernillac... dont il prend la défense...

Présidait, cette nuit, un souper de garçons.

VERNANGE, à part.

Ah ! bien !

MADEMOISELLE DERVET.

Salbris l’assure... et j’avais des soupçons...

Oui, mon frère pouvait, en convive fidèle,

Lui demander pardon de mes rigueurs pour elle.

DERVET.

Certes, je l’aurais dû !... Ce que vous avez fait...

MADEMOISELLE DERVET.

Je le ferais encor ! c’est d’un très bon effet !

Ce qu’hier j’ai prédit déjà se réalise...

Demandez à Salbris ! c’est Vernillac qui brise

Ces nœuds dont il est las, qui ne tenaient à rien !...

SALBRIS, observant madame de Vernange.

Il devait tôt ou tard en venir là !

MADEMOISELLE DERVET.

Très bien !

Des amours de roman chute trop ordinaire.

SALBRIS, à part.

Quelle pâleur !

DERVET.

C’est faux !

VERNANGE.

Eh ! si fait, au contraire !

Leur rupture est connue, et déjà, dans Paris,

Tout le monde sans doute en parle avec mépris,

Personne plus que nous, plus que moi, j’imagine !

DERVET.

Et vous avez raison !

MADEMOISELLE DERVET, riant.

Vraiment ! votre héroïne,

Pardon ! mon pauvre frère !... il est fort amusant !...

Il la défendait !...

DERVET.

Bon ! elle rit à présent !

MADEMOISELLE DERVET.

Tandis que Vernillac, qu’un autre amour entraîne,

Lui reprend jusqu’au nom dont elle était si vaine !...

VERNANGE, bas à madame de Vernange.

Contenez-vous !...

MADEMOISELLE DERVET.

Elle a sa fille à marier...

Trouvez donc un parti qui veuille s’allier...

DERVET, passant vivement à elle.

Taisez-vous donc !...

MADEMOISELLE DERVET.

Plaît-il !

SALBRIS, à part.

C’est clair !

Gervais paraît à la porte de la salle à manger.

VERNANGE, offrant son bras à mademoiselle Dervet.

On vient nous dire

Que nous sommes servis... Madame !...

Il l’emmène.

DERVET, à part.

Je respire !

Enfin !...

MADAME DE VERNANGE, allant à eux en s’efforçant de sourire.

Eh bien !... Messieurs... passez donc !...

À Salbris qui lui offre son bras.

Permettez !...

Des ordres... je ne puis... de grâce !...

LOUIS.

Vous restez ?...

MADAME DE VERNANGE.

Va donc... suis nos amis... va !...

DERVET, bas.

Bien !... de la prudence !...

SALBRIS, bas à Dervet.

Comprenez-vous !...

DERVET.

Moi... Non.

SALBRIS, de même.

Eh bien !... moi, je commence !...

DERVET, à part.

Tout Paris le saura !...

Ils vont pour sortir. Louis est près de la porte.

LOUIS.

Passez, Messieurs.

Ils sortent. Louis s’arrête et observe sa mère qui se croit seule et se soutient à peine, près du fauteuil qui est à gauche.

 

 

Scène X

 

LOUIS, MADAME DE VERNANGE

 

MADAME DE VERNANGE.

Mon cœur

Se brise !... Ces regards et ce rire moqueur...

Et ce récit cruel... Je ne puis... Trop d’alarmes...

Ah !... je me meurs !...

Elle tombe dans le fauteuil, Louis court près d’elle.

LOUIS, à ses pieds.

Ma mère !... Ah ! cache-leur tes larmes !

Reviens à toi, ma mère !

MADAME DE VERNANGE.

Hein !... quoi donc ?... j’ai parlé...

J’ai dit...

LOUIS.

Rien... pas un mot...

MADAME DE VERNANGE.

Pourquoi cet air troublé,

Ces pleurs ?...

LOUIS.

C’est qu’on m’apporte une triste nouvelle...

Un ordre du ministre à Cherbourg me rappelle.

MADAME DE VERNANGE.

Déjà !...

LOUIS.

L’ordre est précis, et je pars...

MADAME DE VERNANGE.

Quand ?

LOUIS.

Ce soir ?

MADAME DE VERNANGE.

Me quitter !...

LOUIS.

Il le faut !... Et tiens, j’avais l’espoir,

Puisqu’un si court moment à Paris nous rassemble,

Que tous deux pour Cherbourg nous partirions ensemble !...

Tu souffres... de Paris l’air est fatal pour toi...

Elle le regarde avec effroi et se lève lentement.

De respect entourée... heureuse près de moi...

Loin de ces lieux...

Il se lève.

MADAME DE VERNANGE.

Mon fils !...

LOUIS.

C’est un charmant voyage !

MADAME DE VERNANGE.

Tu veux !...

LOUIS.

C’est convenu !...

MADAME DE VERNANGE.

Je ne puis !

LOUIS.

Du courage !...

GERVAIS, rentrant.

Madame !...

MADAME DE VERNANGE.

Nous voici !...

LOUIS, la retenant et bas.

Surtout point de retards...

Nous partons tous les deux, ma mère !...

À part.

Si je pars !

Ils entrent dans la salle à manger.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LOUIS, HENRIETTE

 

LOUIS, sortant de la salle à manger.

Je suis content de moi... vivre ou mourir pour elle ;

Oui, c’est là mon devoir... et j’y serai fidèle !

Mais onze heures, et rien ! personne ! Si du moins

Salbris pouvait sortir... me parler sans témoins !...

Il remonte à la porte de la salle à manger.

HENRIETTE, entrant par le fond, sans le voir.

Me voici... je reviens... mais ce n’est pas ma faute !...

LOUIS.

Comment peut-on, chez soi, garder un pareil hôte !...

HENRIETTE.

Mon cousin le veut !...

Apercevant Louis.

Ah !...

LOUIS.

Quel bonheur imprévu !

Henriette !

HENRIETTE.

Monsieur !... je ne vous ai pas vu,

Je ne vous cherchais pas !

LOUIS.

Qu’entends-je ? quel langage !...

Mais je ne vous dois pas retenir davantage...

Adieu !...

Il va pour rentrer.

HENRIETTE, à part.

Pauvre jeune homme ! il va se désoler !...

Haut.

Louis !...

LOUIS, vivement.

Ah ! votre voix vient de me rappeler !...

HENRIETTE.

Monsieur Louis... qu’au moins votre cœur me pardonne !

Car vous ne savez pas les ordres qu’on me donne.

Heureuse, ce matin, j’accourais près de vous...

Mon père, brusquement, me fait rentrer chez nous,

Et pour mieux empêcher qu’ici je ne revienne,

Il me dit : « Restez là, vous avez la migraine !... »

Il a fallu l’avoir.

LOUIS.

Oui, je sais... et c’est moi

Qui cause en ce moment la peine où je vous vois !

Il veut nous séparer... il craint qu’on ne vous aime...

Que vous n’aimiez...

HENRIETTE.

C’est clair !... au bal pourtant, lui-même,

Il m’approuvait des yeux... vous lui plaisiez beaucoup...

Et j’en étais bien aise !

LOUIS.

Ô ciel !...

HENRIETTE.

Mais tout à coup,

Il change, sans motifs !

LOUIS.

Mais il en a peut-être.

HENRIETTE.

Quels motifs ?... achevez.

LOUIS.

Je ne puis les connaître.

HENRIETTE.

Bien !... encor des secrets !... je ne sais, ce matin,

Mais tout le monde en a... jusques à mon cousin

Qui m’arrive tout pâle, et veut qu’ici bien vite

À son oncle, tout bas, j’annonce sa visite.

LOUIS.

Qui donc ?

HENRIETTE.

Charles Dupuis.

LOUIS, à part.

Ah ! le témoin d’Arthur !

HENRIETTE.

J’ai beau lui répéter : « Mais mon père, bien sûr,

« Grondera. – C’est égal, va ! – Mais je suis malade !...

« – Va toujours !... car bientôt j’attends un camarade.

« – Pourquoi ?... – C’est un secret, va donc !... »

LOUIS, à part.

Il est en bas !

HENRIETTE.

Enfin, je suis venue... et ne m’en repens pas...

Je vais...

LOUIS, la retenant.

C’est moi qu’il cherche... il faut que je lui parle.

HENRIETTE.

Quoi ! vous le connaissez ?

LOUIS.

Beaucoup.

HENRIETTE.

Mon cousin Charles !

LOUIS.

D’avertir votre père il serait dangereux.

HENRIETTE.

Pourquoi ?

LOUIS.

C’est un secret.

HENRIETTE.

Encor !...

LOUIS.

Pardon ! je veux

Vous épargner à tous un chagrin véritable.

Restez.

HENRIETTE.

De me tromper vous n’êtes pas capable.

LOUIS.

Croyez-en mon amour !

Il va pour sortir par le fond.

HENRIETTE.

Eh bien ! je me tairai.

LOUIS, revenant.

Henriette, de vous à jamais séparé,

Je sens que l’espérance à mon cœur est ravie,

Mais votre amour si pur me rattache à la vie,

Et j’en veux, loin de vous, quel que soit l’avenir,

Comme mon seul bonheur, garder le souvenir !

HENRIETTE.

Oh ! non.

 

 

Scène II

 

LOUIS, VERNANGE, DERVET, HENRIETTE

 

DERVET, sortant de la salle à manger.

Adieu !

VERNANGE, le suivant.

Restez !...

DERVET.

Non !... Ma fille !...

HENRIETTE, à part.

Je tremble

VERNANGE, bas.

Séparez deux amants, vous les trouvez ensemble.

DERVET.

Qui vous amène ?

HENRIETTE.

Moi... mon père... je montais...

LOUIS.

Mademoiselle... ici... comme je vous quittais...

Venait...

HENRIETTE, vivement.

Oui, c’est cela !

LOUIS.

Pour parler à sa tante.

HENRIETTE, vivement.

Pour parler à sa tante !

VERNANGE.

Oh ! comme elle est tremblante !...

Calmez-vous, mon enfant... Votre tante... elle est là.

HENRIETTE.

Là !...

LOUIS.

Je rentrais chez moi...

DERVET, à Henriette.

C’est bien !... rejoignez-la.

Henriette entre dans la salle à manger. Vernange tend la main à Louis qui ne la prend pas, le salue avec émotion et sort par la droite.

 

 

Scène III

 

VERNANGE, DERVET

 

VERNANGE.

Il me hait, quand pour lui, l’ingrat, je vous implore ;

Quand j’obtiens Henriette !...

DERVET.

Eh ! non.

VERNANGE.

J’espère encore

Les unir... De ce mot vous semblez irrité !...

Mais cette nuit, au bal, quand je vous ai conté

Notre espoir, nos projets...

DERVET.

Cette nuit... c’est possible !

Mais...

VERNANGE.

Mais à leur amour serez-vous insensible ?

DERVET.

Eh ! sans doute.

VERNANGE.

À ce point vous ne pouvez changer !

Après m’avoir promis !... ce serait m’outrager.

DERVET.

Mais la position, mon cher, n’est plus la même.

Moi je suis tolérant par goût et par système,

Je ne me mêle pas des affaires d’autrui...

Non, mais je suis du monde, et je marche avec lui.

Le monde, c’est Salbris qu’amuse le scandale,

Comme avec ses sermons ma sœur, c’est la morale.

VERNANGE.

Et vous, de ces amis comme on en voit souvent,

Qui, par respect humain, tourneraient atout vent !

DERVET.

Je suis le vôtre encor ! Mais irai-je à ma fille,

Par amitié pour vous, donner une famille

Dont l’honneur pour un geste, un mot, mette soudain

À mon gendre... à mon fils... une épée à la main !

VERNANGE.

Vous exagérez trop une peur... excusable !...

DERVET.

Non, je n’ai peur de rien, mais je crains tout !... que diable !

Cela dépend de vous !

VERNANGE.

De moi !

DERVET.

Vous le voyez,

Tout ne s’arrange pas comme vous le croyez !...

VERNANGE.

Qui sait ?... Il est peut-être un moyen !

DERVET.

Le plus sage,

Le plus simple, morbleu ! c’est un bon mariage !

VERNANGE.

Secret, y croira-t-on ?... et public, il nous perd.

Il faut que du passé l’honneur soit à couvert.

DERVET.

Prétexte !

VERNANGE.

Vous savez quels motifs sont les nôtres !...

DERVET.

Oui, je sais vos motifs !... et j’en devine d’autres.

VERNANGE.

Comment !

DERVET.

Votre embarras perce dans vos refus ;

Vous aimiez votre femme, et vous ne l’aimez plus !

VERNANGE.

Dervet !

DERVET.

Convenez-en !

VERNANGE.

Mais non !

DERVET.

Il vous en coûte

D’avouer...

VERNANGE.

Je l’aime !

DERVET.

Oui... mais comment !

VERNANGE.

Eh ! sans doute,

Ce n’est plus cet amour qui m’avait entraîné,

Lorsque, loin de la France, à ses pas enchaîné,

Et malgré ses rigueurs, toujours tendre et fidèle,

Je ne pouvais penser et vivre que près d’elle !

Rien pour la mériter ne me coûtait alors !...

Mais le temps, par degrés, a calmé ces transports ;

L’amour qui m’aveuglait a perdu de ses charmes,

J’en conviens !... fatigué de soupçons et de larmes,

Je me suis, en secret, parfois félicité

D’avoir... bien malgré moi... sauvé ma liberté !

DERVET.

Voilà !

VERNANGE.

Non que je veuille en recouvrer l’usage !...

Je n’avais pas du moins l’ennui du mariage.

La peur que je ne prisse un violent parti,

De reproches plus vifs m’a souvent garanti ;

On osait moins alors épier mes absences,

Contrôler mes plaisirs ou gronder mes dépenses !...

Libre dans une chaîne, où je veux bien rester,

Je dis, lorsque parfois on vient me tourmenter :

Morbleu ! je suis mon maître !... et ce mot me console.

Marié, vous voyez que tout cela s’envole !

DERVET.

Je vois que le désordre est un gouffre profond ;

Dès qu’on y met le pied, on roule jusqu’au fond.

Ce que vous craignez là, c’est le bonheur peut-être !

Demandez aux maris... vous devez en connaître

Qui se plaignent sans cesse, et que même on entend

Envoyer leur compagne au diable à chaque instant...

Mais il n’en est pas un qui voulût, en son âme,

Au niveau de la vôtre avoir placé sa femme !...

La liberté, Vernange, est trop chère à ce prix !

Et que serait-ce donc, morbleu ! si dans Paris,

L’union des époux par l’amour mesurée,

Pouvait des passions n’avoir que la durée,

Et s’ils gardaient entre eux, prompts à se révolter,

Comme un épouvantail, le droit de déserter !

Ah ! que j’aime bien mieux, s’il faut que je le dise...

(Ma sœur n’est pas ici... pardon ! je moralise !)

Un honnête mari, comme je l’étais, moi,

Qui, dans un acte en forme, à l’abri de la loi,

Enterra bonnement sa liberté mourante !...

Dans les premiers transports d’une joie enivrante,

Il a vu tout en rose... et plus tard, en effet,

Il en rabat beaucoup... comme vous avez fait !

L’une est coquette... l’autre est grondeuse... ou jalouse...

Mais le temps accoutume aux défauts qu’on épouse,

Et lorsque pour la vie enfin on est lié,

L’amour en vieillissant devient de l’amitié.

On s’ennuie un peu ?... Soit !... Mais l’un l’autre on s’estime,

Et l’on goûte du moins un ennui... légitime.

On y tient... j’y tenais !... et vous-même en ce cas...

Mouvement de Vernange.

De la famille encor je ne vous parle pas...

Mais ce pauvre Louis à qui je m’intéresse !...

VERNANGE.

Un père pour son fils n’a pas plus de tendresse !

Ému de sa douleur, de sa noble fierté,

Dans ce cœur qui l’aimait, tous les coups ont porté !

DERVET.

Eh bien !... alors !...

 

 

Scène IV

 

MADAME DE VERNANGE, VERNANGE, DERVET

 

MADAME DE VERNANGE.

C’est vous ! enfin !

VERNANGE.

Qu’est-ce, de grâce !...

MADAME DE VERNANGE.

Salbris de ses regards me poursuit et me glace !

VERNANGE.

C’est qu’en vous d’un danger tout semble l’avertir !

Du calme !...

MADAME DE VERNANGE.

Et le moyen, quand mon fils va partir !...

DERVET.

Que dites-vous !...

VERNANGE.

Il part !...

MADAME DE VERNANGE.

Il vient de me l’apprendre.

Ce n’est pas tout encor... je n’ose le comprendre...

Aurait-il deviné !... Non !... oh ! non !...

VERNANGE.

Nous quitter,

Quand pour le retenir rien ne peut me coûter !

DERVET.

Où va-t-il ?

MADAME DE VERNANGE.

À Cherbourg... Mais il veut, il exige

Que je le suive !

VERNANGE, avec émotion.

Vous !

MADAME DE VERNANGE.

Ce soir.

VERNANGE.

Vous !

MADAME DE VERNANGE.

Oui, vous dis-je !

Je me suis récriée... et d’un ton plus pressant,

Il m’a dit : « Nous partons ! » Mais avec un accent

Qui m’a fait tressaillir !... un voyage, une absence,

Pourquoi donc ?

DERVET.

En effet !

VERNANGE.

Qu’importe !... Mais je pense

Que tu ne pars pas, toi !

MADAME DE VERNANGE.

Peut-être en ce moment,

Est-ce un prétexte heureux ?...

VERNANGE.

Eh ! non, assurément !

MADAME DE VERNANGE.

Je le dois !

VERNANGE.

Moi te perdre et souffrir qu’il t’emmène !...

MADAME DE VERNANGE.

Craignez-vous qu’à Cherbourg mon fils ne me retienne ?...

VERNANGE.

Que je le craigne ou non, tu resteras ici !...

MADAME DE VERRANGE.

Je détourne l’orage en m’éloignant ainsi.

VERNANGE, la serrant dans ses bras.

Ah ! je ne le veux pas !... c’est ici ta demeure !

Me quitter, non, jamais !

MADAME DE VERNANGE.

Vernange...

DERVET, à demi-voix.

À la bonne heure !...

Vous voyez... on y tient !...

VERNANGE.

Dans un calme trompeur,

Je m’étais endormi, trop sûr de mon bonheur ;

Je m’éveille au milieu de maux que je déplore,

Que je veux réparer !... Il en est temps encore !

Rassurez-vous !

DERVET.

Quelqu’un !

 

 

Scène V

 

VERNANGE, MADAME DE VERNANGE, GERVAIS, DERVET

 

MADAME DE VERNANGE.

Que voulez-vous, Gervais ?...

GERVAIS, un papier à la main.

C’est pour monsieur Salbris.

MADAME DE VERNANGE, lui montrant la salle à manger.

Il est là.

GERVAIS.

Là ?... Je vais...

DERVET, observant Gervais.

Eh ! mais, qu’avez-vous donc ?... Quel embarras ! quel trouble !

MADAME DE VERNANGE.

Qu’est-ce ?

GERVAIS.

Pardon !... je sens que ma frayeur redouble...

Ah ! j’ai tort... mais tant pis !... vous m’avez défendu...

VERNANGE.

Parlez !...

GERVAIS.

Monsieur Salbris en bas est attendu,

Et voici le billet que j’allais lui remettre.

MADAME DE VERNANGE.

Un billet !

GERVAIS.

Oui, voyez.

VERNANGE.

Je ne puis me permettre...

GERVAIS.

C’est de monsieur Louis.

MADAME DE VERNANGE.

Qu’entends-je ?

DERVET.

Il est sorti !

GERVAIS.

Par votre appartement, Madame, il est parti.

MADAME DE VERNANGE.

Ciel ! mon fils !

Elle ouvre vivement le billet. Salbris sort de la salle à manger.

 

 

Scène VI

 

VERNANGE, SALBRIS, MADAME DE VERNANGE, DERVET

 

VERNANGE, allant à Salbris.

Ah ! Salbris, où courez-vous si vite ?

SALBRIS.

C’est l’heure de la bourse ; à regret je vous quitte.

MADAME DE VERNANGE, montrant le billet à Salbris.

On vous attend ailleurs !...

VERNANGE.

Mais où donc ?

DERVET.

Et pourquoi ?

SALBRIS, à part.

Nous avons du nouveau !

MADAME DE VERNANGE.

Vous niez en vain !...

SALBRIS.

Moi !

MADAME DE VERNANGE, lisant la lettre.

« En secret, selon sa promesse,

« Arthur est de retour... »

SALBRIS.

Arthur !

MADAME DE VERNANGE, continuant.

« Rejoignez-nous,

« Venez ; tout est réglé, nous partons, le temps presse ;

« Son témoin l’accompagne, et j’ai compté sur vous. »

DERVET.

Vous partiez !...

SALBRIS.

Allons donc !

MADAME DE VERNANGE.

Il y va de sa vie,

Vous n’irez point, Monsieur !...

SALBRIS.

Je n’en ai pas envie !

C’est donc ce qu’ici même il me disait tout bas !...

Je cours lui déclarer...

VERNANGE.

Vous ne sortirez pas !

C’est à moi de courir !... Où doit-on vous attendre ?

Où sont-ils ?

GERVAIS, de la porte du fond.

Du premier ils viennent de descendre.

DERVET.

De chez moi !...

MADAME DE VERNANGE.

Mon ami !

SALBRIS, remontant.

Je les mettrai d’accord...

VERNANGE, retenant Salbris.

Si vous sortez d’ici, Monsieur, vous êtes mort !

Il sort.

 

 

Scène VII

 

MADEMOISELLE DERVET, MADAME DE VERNANGE, SALBRIS, DERVET, HENRIETTE

 

MADAME DE VERNANGE, accompagnant Vernange.

Sauvez-le !...

SALBRIS, suivant Vernange.

C’en est trop !...

DERVET, ramenant Salbris.

À vous je me cramponne !

Morbleu ! vous resterez !...

SALBRIS.

Comment ! on m’emprisonne !

MADEMOISELLE DERVET, accourant au bruit.

Qu’est-ce donc ?...

DERVET.

Vous vouliez...

SALBRIS.

Je veux me révolter !

Oui, depuis ce matin, je me vois ballotter :

On m’accuse, on me craint, on me flatte, on m’arrête.

Je suis indiscret !... soit ! mais loyal, mais honnête,

Et loin de vous trahir, d’aider dans ce combat,

Votre fils...

MADEMOISELLE DERVET.

Votre fils !

MADAME DE VERNANGE, dans le plus grand trouble.

Il m’échappe, il se bat !

HENRIETTE.

Il se bat !...

DERVET.

Vous étiez son témoin !

HENRIETTE.

C’est infâme !

MADEMOISELLE DERVET.

C’est affreux !...

SALBRIS, remontant.

Mais non ! mais je refuse !

MADEMOISELLE DERVET.

Madame !...

MADAME DE VERNANGE, hors d’elle-même.

Et c’est moi qui suis cause !... Oui, vous aviez raison !

Le désordre est fatal à toute une maison !...

La faute échappe en vain au monde qui l’épie ;

Le malheur tôt ou tard nous frappe ! et tout s’expie !

MADEMOISELLE DERVET.

Que dites-vous ?

DERVET.

Rien ! rien !... sortez !

SALBRIS, à part.

Nous y voilà !

MADAME DE VERNANGE.

Mais lui, lui, qu’a-t-il fait ?

DERVET, bas.

Prenez garde ! ils sont là !

MADAME DE VERNANGE.

Qu’importe qu’on m’écoute et que je me trahisse !...

Si j’ai perdu mon fils, ce sera mon supplice !

DERVET.

Écoutez ! on revient !...

MADAME DE VERNANGE.

Louis !...

HENRIETTE.

J’entends leurs pas !...

SALBRIS, à part.

Trop tard !

 

 

Scène VIII

 

SALBRIS, MADAME DE VERNANGE, LOUIS, DERVET, VERNANGE,  ARTHUR, MADEMOISELLE DERVET, HENRIETTE

 

Vernange ramène avec lui Arthur et Louis.

VERNANGE.

Non, Messieurs, non, vous ne vous battrez pas !...

ARTHUR.

Monsieur !...

HENRIETTE.

C’est lui, Madame !...

Dervet conduit Louis près de sa mère.

VERNANGE, continuant.

Et s’il faut qu’on se batte,

Moi seul...

LOUIS.

Oh ! non, jamais !

SALBRIS, à part.

C’est la bombe !... elle éclate !...

MADEMOISELLE DERVET.

Ce duel...

VERNANGE.

Ce duel est une lâcheté !...

Pour un billet surpris et mal interprété,

Pour une calomnie !... ah ! vous devez m’entendre,

Monsieur... vous m’entendrez... et je vais vous apprendre

Comment en honnête homme on explique un secret !

Les retenant tous.

Personne n’est de trop... pas même un indiscret !...

Et puisqu’en plein salon, on nous a fait outrage,

Puisqu’on osa douter de notre mariage...

MADEMOISELLE DERVET.

Et qui donc ?... quelle horreur !...

VERNANGE.

La vérité, du moins,

Ne saurait à son tour avoir trop de témoins.

Eh bien ! ce mariage... un mot va vous confondre !...

Il est nul !...

TOUS.

Nul !...

LOUIS, allant à Vernange.

Monsieur !...

Dervet l’arrête.

VERNANGE.

Jugez-nous !... C’est à Londres

Que rencontrant l’honneur, la grâce, la bonté,

Par un lien public... et de tous respecté...

À celle que j’aimais j’unis ma destinée...

Et bientôt, dans Paris, ma femme ramenée,

Reçut de ses amis, des miens... vous en étiez...

Des hommages flatteurs... et peut-être enviés !

Et de cette union qui m’aurait fait un crime ?

Mon bonheur était-il moins pur, moins légitime,

Parce que, hors de France, on me fit négliger

De ces formalités qu’en pays étranger,

La loi nous imposait, et dont l’absence annule

Ces nœuds que Deschamps seul poursuit d’un vain scrupule !

MADAME DE VERNANGE, à part.

Que dit-il ?

VERNANGE, à Arthur.

Vous, son clerc, vous avez pénétré

Un secret qui pour vous devait être sacré !

Vous avez d’un billet volé la confidence !

Outrageant les amis dont j’ai la confiance,

Vous m’avez, dans un bal, chez eux, calomnié !

Entouré d’étourdis, vous avez, sans pitié,

En présence du fils, déshonoré la mère !

ARTHUR.

Grâce !...

DERVET, bas.

Vous les perdez !...

VERNANGE, bas.

Je les sauve au contraire !

MADEMOISELLE DERVET, s’éloignant d’Arthur.

C’est un serpent !

SALBRIS, à part.

Hé ! hé !

HENRIETTE.

Se peut-il ! dans un bal !

VERNANGE.

Eh bien ! c’est donc à moi de réparer le mal !...

Non pas obscurément, sans éclat, sans courage,

Honteux, comme d’un tort, du passé qu’on outrage ;

Mais fier, mais au grand jour, aux yeux de tout Paris !

Renouvelant des nœuds que vous avez flétris,

Rendant hommage au monde, aux lois, la tête haute,

Je répare une erreur et non pas une faute !

À l’indiscrétion nous livrons notre honneur !...

Je la défie alors de troubler mon bonheur,

Et je vous puis à tous, sans crainte et sans mystère,

Présenter et ma femme, et mon fils !

LOUIS, se jetant dans ses bras.

Ah ! mon père !...

DERVET.

C’est d’un homme de cœur !...

MADAME DE VERNANGE.

Mon ami !

MADEMOISELLE DERVET.

Bien ! très bien !

SALBRIS.

Oui, très bien !

À part.

C’est adroit !

MADEMOISELLE DERVET, à Henriette.

Et toi, tu ne dis rien !

HENRIETTE.

Non, je pleure.

Arthur s’approche de Louis.

ARTHUR.

Monsieur, je suis prêt à vous suivre !...

Mais il faut que mon cœur d’un remords se délivre :

J’ai commis, hors de moi me laissant emporter,

Deux fautes que mon sang ne saurait racheter ;

Et je les reconnais, hautement, sans excuse !

LOUIS, lui prenant la main.

Lorsque si noblement de ses torts on s’accuse,

On n’en a plus, Monsieur !

DERVET.

Et moi, dans tout ceci,

Je veux, ami fidèle, avoir ma part aussi.

Morbleu ! ne laissons pas votre joie incomplète,

Et, puisque votre fils aime mon Henriette,

Si ma sœur...

MADEMOISELLE DERVET.

Mon aveu !... je le donne à l’instant !

Bas à Dervet, en faisant passer Henriette près de lui.

Jamais vos Vernillac n’en pourraient faire autant !

DERVET.

Bien, ferme, allez !... Louis, soyez de ma famille...

Si pourtant cet hymen rend heureuse ma fille !...

HENRIETTE.

Mais regarde-moi donc !

LOUIS.

Henriette !...

SALBRIS.

Pour moi,

Je suis ému, ravi de tout ce que je vois,

Et je veux dans Paris en porter la nouvelle !

VERNANGE.

J’avais compté sur vous !...

Bas à madame de Vernange.

Quelle pâleur mortelle !...

Tout s’arrange ! au bonheur ton âme doit s’ouvrir...

Montrant gaiement Louis.

Que diable ! il n’est pas mort !

MADAME DE VERNANGE, lui serrant la main.

Mais il pouvait mourir !

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