Un Miracle de l’amour (Alfred DESROZIERS - Eugène DEVAUX)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Délassements-Comiques, le 22 juin 1843.

 

Personnages

 

BOUTON D’OR, sergent

PIERRE, garçon de ferme chez Madame Kerkadec

MINA

MADAME KERKADEC

 

La scène se passe dans un village de la Basse-Bretagne, vers 1680.

 

Une chambre rustique. Au fond, fenêtre à balcon, avec rideau. À gauche de l’acteur, une porte au deuxième plan conduisant dans l’intérieur de la maison. Sur le premier plan, une cheminée. À droite, au deuxième plan, une porte conduisant à l’extérieur. Au premier plan un buffet, et au-dessus, le portrait de Mina. À gauche, sur le devant du théâtre, une table.

 

 

Scène première

 

MINA, MADAME KERKADEC

 

Mme Kerkadec, assise à gauche de la table, dans un grand fauteuil à dossier, lit dans un vieux livre couvert en parchemin. Mina, à droite de la table, a son rouet devant elle, et file.

MINA.

Eh bien ! mère Kerkadec, vous ne lisez plus ?

MADAME KERKADEC.

Tais-toi... Il m’avait semblé entendre comme une marche de régiment.

NINA.

Vous croyez ?...

Elle va pour se lever.

MADAME KERKADEC.

Non, ce n’est pas lui encore.

MINA.

Il devrait être arrivé depuis plusieurs jours ; il oublie que nous l’attendons.

MADAME KERKADEC.

Lui, M. Bouton d’Or ! Oh ! que non !... mais un sergent n’est pas un homme ordinaire : il est esclave de la gloire et des étapes.

MINA.

Vous croyez qu’il se souvient du séjour qu’il a fait ici, il y a un an.

MADAME KERKADEC.

Je me rappelle encore son dernier regard au moment où il défilait devant la fenêtre... ah !

MINA.

Vous l’avez remarqué !

MADAME KERKADEC.

Comme toutes les jeunes filles vont enrager ! elles qui ne peuvent pas trouver de maris... quand on me nommera Mme Bouton d’Or.

MINA.

Vous !

MADAME KERKADEC.

C’est capable d’en tuer plusieurs.

MINA.

Il vous aime ?

MADAME KERKADEC.

Mais, Dieu merci, on a encore de quoi plaire !

MINA.

Il vous l’a dit ?

MADAME KERKADEC.

Jamais ! il me respecte trop.

MINA, à part.

Ah !... elle m’avait presque fait peur.

MADAME KERKADEC.

Quant à toi, tu as aussi ton fiancé... Pierre, mon garçon de ferme.

MINA.

Je ne lui ai rien promis.

MADAME KERKADEC.

Il t’aime sincèrement, et il fera ton bonheur... Je dois y veiller ; je n’oublie pas que ton oncle t’a laissée sous ma tutelle.

MINA.

Pauvre oncle !... c’était mon dernier parent... sa femme l’avait précédé de quelques années dans la tombe !

MADAME KERKADEC.

En voilà une qui était vieille !... c’est ce que je me disais encore l’autre jour en voyant sa défroque, que tu as conservée...

MINA.

C’est mon oncle qui me l’a ordonné... le digne homme !... C’est peu de temps après le départ de M. Bouton d’Or que je l’ai perdu !... il me semble que je le vois toujours ici.

MADAME KERKADEC.

Au milieu de ses fioles, de ses instruments de sorcellerie, qui me donnent la chair de poule. Mais tu as voulu qu’on ne changeât rien à son laboratoire, comme il disait, le vieux sorcier.

MINA.

Allez-vous parler comme ces gens qui prétendent qu’il composait des philtres pour se rajeunir ? Pouvez-vous croire à ça, ici, en France ?

MADAME KERKADEC.

En Basse-Bretagne, nous avons beaucoup de ces gens-là. Au fait, qui a jamais connu son âge ? Écoute ce qu’il dit dans ce vieux livre où il écrivait toujours. Attends...

Elle met ses lunettes.

Dieu ! que c’est gênant de ne pas y voir sans lunettes.

Mina porte son rouet au fond.

MINA, avec ironie.

Quand on aime, surtout !

MADAME KERKADEC.

Voici justement le chapitre des recettes ; tu vas voir s’il ne pouvait pas prolonger son existence, puisqu’il vieillissait les autres à volonté.

Elle lit.

« Elixir rutidifère. »

MINA, à part, riant.

Ah ! oui, je sais ce que c’est.

MADAME KERKADEC.

Écoute bien ! « Il suffit de boire une gorgée de cette liqueur pour prendre à l’instant même toutes les apparences de la vieillesse. »

MINA.

Quelle folie !

MADAME KERKADEC.

Tu ris de ça ! une eau qui peut rendre semblable à ton oncle.

MINA.

Soyez tranquille, vous n’avez rien à craindre. Vous ne voyez pas qu’il a voulu s’amuser aux dépens des gens faibles.

À part.

J’en sais quelque chose.

MADAME KERKADEC.

Je me le rappelle, arrivant avec toi d’Allemagne, un pays qui fournit beaucoup de sorciers... Je le vois encore avec son gros bonnet de fourrure , sa grande robe, et ses yeux qui vous perçaient de part en part. Il faisait un temps à ne pas mettre un chien dehors... le ciel était sombre... le vent sifflait...

On entend le vent.

Comme aujourd’hui... Je me serrais au coin du feu... voilà que le tonnerre gronde.

On entend le tonnerre.

Ah ! mon Dieu ! encore comme aujourd’hui... tout-à-coup un grand bruit se fait entendre... toutes les portes claquent... et il paraît...

Le tonnerre a redoublé, la porte s’ouvre avec bruit, Pierre entre brusquement.

 

 

Scène II

 

MINA, PIERRE, MADAME KERKADEC

 

PIERRE, entrant à droite de l’acteur.

Ah ! cristi !

Les deux femmes poussent un cri.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?... C’est moi, Pierre.

MADAME KERKADEC.

Imbécile ! je l’ai pris pour le diable.

PIERRE.

Oh ! vous me flattez, mère Kerkadec, vous me flattez.

MINA.

J’ai presque eu peur aussi... avec toutes ces histoires de revenants.

PIERRE.

Juste !... c’est un revenant que j’annonce, et pas beau.

MADAME KERKADEC.

L’oncle de Mina ?

PIERRE.

Pis que ça... M. Bouton d’Or !

LES DEUX FEMMES.

Lui !

PIERRE.

Il arrive dans une heure, avec son régiment.

MINA.

Enfin !

PIERRE.

Enfin ! vous pouvez bien le dire, car ils s’étaient arrêtés à trois lieues d’ici, à la fête d’Audierne, et on ne pouvait plus les en tirer... Ils en faisaient, ils en faisaient des scélératesses auprès de toutes les jeunes filles, M. Bouton d’Or en tête !

MADAME KERKADEC.

Auprès des jeunes filles ! fi donc !

MINA.

C’est une calomnie.

PIERRE.

À preuve qu’ils sont en retard de deux jours... deux jours de scélératesses !

MADAME KERKADEC.

C’est le mauvais temps qui les a retenus. Je vais bien vite préparer la chambre verte, celle des grands jours !... lui mettre de la bonne eau-de-vie sur la table, lui arranger un bon lit. – Pierre, tu me donneras un de tes matelas.

PIERRE.

Je n’en ai qu’un !

MADAME KERKADEC.

Ça lui en fera trois.

MINA.

Pauvre garçon ! et lui ?

Ensemble.

Air de Zanetta.

MINA et MADAME KERKADEC.

Ah ! combien ma joie est vive !
Je vais m’occuper de lui ;
Monsieur Bouton d’Or arrive,
Ici c’est fête aujourd’hui.

PIERRE.

Ah ! combien leur joie est vive !
On ne pense plus qu’à lui ;
Monsieur Bouton d’Or arrive,
Je vais tout perdre aujourd’hui.

Mme Kerkadec sort à gauche.

 

 

Scène III

 

MINA, PIERRE

 

MINA.

Pierre, suis-je bien coiffée ainsi ? ma jupe est-elle assez fraîche ? me va-t-elle bien ?

PIERRE.

Faut pas vous donner tant de mal, il y en a une plus belle que vous qui a pris les devants.

MINA.

Une autre !... Et qui donc ?... Mme Kerkadec ?...

PIERRE.

Elle a des appas... dans son coffre-fort.

MINA.

N’importe ! il m’a préférée.

PIERRE.

Par vanité ! parce qu’un jour ses camarades ont remarqué votre œil agaçant, votre taille de guêpe... De votre côté, vous l’avez vu à la parade... avec son grand uniforme...

MINA.

Il était si bien !... et il ne regardait que moi, quoique toutes les autres lui fissent des agaceries.

PIERRE.

Voilà ! ça vous a monté la tête !... un amant qu’on se dispute !

MINA.

Du tout ! je l’aime parce qu’il est aimable, galant... parce qu’il a des talents.

PIERRE, passant à droite et montrant le portrait.

Ah ! oui, parce qu’il a fait votre portrait !... mais M. le curé dit que c’est une croûte... Des talents !... qui n’en a pas ?

MINA.

Toi.

PIERRE.

C’est vrai, je me rends justice, je suis lourd, je n’ai pas ces petites manières qui plaisent aux femmes... mais si vous vouliez, Mademoiselle, vous feriez mon éducation.

MINA.

Pourrai-je réformer ton maintien sans grâce, ton langage commun, ton caractère jaloux ?

PIERRE.

C’est bien facile... Consentez à me donner seulement...

MINA.

Quoi donc ?

PIERRE.

Vous savez bien... là... dans le tiroir.

Il prend une lettre dans le tiroir du buffet.

MINA.

La lettre de mon oncle !

PIERRE.

Cette lettre qu’il a laissée pour celui qui deviendra votre mari.

MINA, lui retirant la lettre.

Y penses-tu ?

PIERRE.

Nuit et jour.

MINA.

Je me rappelle ce que m’a dit mon oncle : Si ton futur ne t’aime pas sincèrement, tu le sauras en lui remettant cette lettre... et j’ai juré de lui obéir.

PIERRE.

Que peut-il y avoir dedans ?

MINA, à part.

Je le sais bien.

PIERRE.

Donnez, je vais vous l’apprendre...

MINA.

Toi !... Ah ! non.

Air de lady Melvil.

As-tu, comme mon beau sergent,
Pour fixer mon cœur, des moustaches,
Un air imposant,
Un œil séduisant ;
De plus, un habit r’luisant ?
L’hiver pour repousser l’ennui,
Devant l’ danger, toi qui te caches,
Peux-tu, comme lui,
Te vanter aussi
D’avoir battu l’ennemi ?
Au milieu de la fusillade
On suit le narrateur,
Et l’on paie avec une œillade
Sa bouillante valeur.
Espoir vraiment
Charmant,
Alors que l’on s’aime
D’amour extrême ;
Voilà toujours comment
Les jours en ménag’ pass’nt gaiement.

PIERRE.

J’en ai pas de moustaches, j’en ai pas de récits de bataille à vous faire... mais si vous pouviez me prendre à l’essai !...

Même air.

Chez vot’ sergent plein de valeur
L’amour n’est qu’une fantaisie.
Que votre fraîcheur
Passe !... et par malheur,
Vous perdrez aussi son cœur.
Mais moi
Qui, de bien bonne foi,
Comme un ange vous aurais chérie,
Pour vous, mon amour,
Payé de retour,
Eût augmenté chaque jour :
À trente ans, un’ p’tit’ famille
Se jouerait dans vos bras...

Lentement.

À soixante ans... v’là la béquille

Il lui offre son bras.

Qui soutiendrait vos pas !
Espoir attendrissant !
Alors que l’on s’aime
D’amour extrême,
Voilà toujours comment
La vieillesse vient gaiment.

ENSEMBLE.

Espoir attendrissant, etc.

MINA.

Pauvre garçon ! je sais que tu es bon, dévoué... mais si peu prévenant, et si sauvage !... on ne te voit plus jamais.

PIERRE.

C’est vous qui vous tenez toujours renfermée.

MINA.

Autrefois, tu étais plus aimable, chaque matin tu me prouvais que tu avais pensé à moi... en m’apportant quelques cadeaux... une fleur.

PIERRE, timidement.

En voilà bien une.

MINA, la prenant.

Oh ! qu’elle est jolie !

PIERRE.

Mais c’est qu’autrefois vous la payiez par un baiser... et puis vous la mettiez à votre corset.

MINA, mettant la rose à sa ceinture.

La voilà.

PIERRE.

Et le reste ?...

On entend une musique militaire.

MINA.

Le reste !... Hein ? entends-tu ?

PIERRE.

Quoi donc ?

MINA, allant au fond, à la fenêtre.

Cette marche militaire... c’est lui, le beau sergent !

PIERRE.

Vous m’avez promis quelque chose.

MINA redescend, et se regarde au miroir près du buffet.

Plus tard, plus tard.

 

 

Scène IV

 

MINA, PIERRE, MADAME KERKADEC

 

MADAME KERKADEC, à part.

Le voici, le voici !

Mina court à la fenêtre.

PIERRE.

Scélérat de sergent !

Il arrête Mme Kerkadec et baisse la voix.

Vous croyez que c’est vous qu’il aime ? Venez me trouver tout à l’heure, je vous donnerai des preuves du contraire.

MADAME KERKADER.

Il en aimerait une autre ! c’est invraisemblable.

MINA, de la fenêtre.

Il entre dans la cour.

PIERRE, à Mme Kerkadec.

Je vous attends.

Il sort à gauche au moment où Bouton d’Or entre à droite.

 

 

Scène V

 

MINA, BOUTON D’OR, MADAME KERKADEC

 

ENSEMBLE.

Air final du sous-lieutenant.

Oui, c’est { lui, pour nous plus d’alarmes,
                { moi,
Que la paix rentre dans nos cœurs ;
Si l’absence a causé nos larmes,
Son  } retour calme { mes douleurs.
Mon }                       { leurs

BOUTON D’OR.

Un sort prospère
Me ramène en ces lieux ;
Je reviens de la guerre,
Toujours plus amoureux ;
Malgré la gloire
Dont je suis enivré,
Pour une autre victoire,
Mon cœur a soupiré.

REPRISE.

Oui, c’est lui, etc.

MADAME KERKADEC.

Asseyez-vous donc.

MINA.

Voici une chaise.

Elles lui en offrent une de chaque côté.

MADAME KERKADEC.

Quittez donc ce grand sabre qui vous gêne.

MINA.

Et votre chapeau.

MADAME KERKADEC.

Vous n’avez pas reçu de blessures.

MINA.

Vous avez pensé à nous ?

MADAME KERKADEC.

Et vous ne vous battrez plus.

ENSEMBLE.

Vous resterez ici.

BOUTON D’OR.

Pardon !...

MADAME KERKADEC.

C’est vrai, Mina, laisse-le donc parler. Voyons, Monsieur, nous vous écoutons ; on a tant de choses à se dire quand on se revoit,

MINA.

C’est vous qui l’en empêchez.

MADAME KERKADEC.

Je n’ai pas ouvert la bouche !

BOUTON D’OR.

Excusez !

MADAME KERKADEC.

Comme il a chaud !

Elle veut lui essuyer le front avec son mouchoir.

BOUTON D’OR, la repoussant.

Merci !

MINA.

Vous restez longtemps avec nous, deux mois, trois mois ?

BOUTON D’OR.

Une heure.

MADAME KERKADEC.

Pas plus !

BOUTON D’OR.

Oui, ma bonne vieille.

MADAME KERKADEC, à part.

Vieille !

BOUTON D’OR.

Nous ne faisons que poser, histoire de tremper une soupe... après quoi nous filons sur Landernau, où nous prenons garnison.

MADAME KERKADEC.

Le grand roi n’y a donc pas pensé !

BOUTON D’OR.

Le roi n’entend rien au sentiment... mais j’aurais déserté plutôt que de ne point passer par ici... j’avais une affaire.

MADAME KERKADEC.

Une affaire de cœur ?

BOUTON D’OR.

Comme vous dites, ma respectable.

MADAME KERKADEC, à part.

Quel langage !

BOUTON D’OR.

Je reviendrai...

MADAME KERKADEC.

Pour vous marier ?

BOUTON D’OR.

Un peu.

MADAME KERKADEC.

À une femme...

BOUTON D’OR.

Vous l’avez dit.

MINA.

Jeune ?

BOUTON D’OR.

La plus belle de France et de Bretagne... une rose, Mme Kerkadec... je ne dis pas ça pour vous offenser.

MADAME KERKADEC, à part.

Pierre aurait-il raison ?

BOUTON D’OR, bas, à Mina.

Elle ne filera donc pas ?

MINA.

Mme Kerkadec, tout est-il préparé ?

MADAME KERKADEC.

C’est juste !...

À part.

Il faut que je revoie Pierre.

Haut.

À bientôt, M. Bouton d’Or, je reviens.

BOUTON D’OR.

Ne vous pressez pas, je vous en prie.

MADAME KERKADEC.

Je suis trop heureuse près de vous... quand on a attendu un an.

À part.

Qu’il est beau !...

BOUTON D’OR, à part.

Qu’elle est laide !

MADAME KERKADEC, soupirant.

Ah !

BOUTON D’OR, de même.

Ah !

MINA, avec dérision en regardant Mme Kerkadec.

Ah !

Reprise de l’ensemble.

MINA et BOUTON D’OR.

Oui c’est { lui, etc.
                { moi,

MADAME KERKADEC.

Ah ! pour moi, nouvelles alarmes !
La paix s’éloigne de mon cœur ;
Son absence a causé mes larmes,
Son retour double ma douleur.

Elle sort à gauche.

 

 

Scène VI

 

BOUTON D’OR, MINA

 

BOUTON D’OR.

Enfin ! la vieille est partie... Mina !.

MINA, à part.

Oh ! que j’ai peur !

BOUTON D’OR.

Eh bien ! vous vous éloignez... vous ne me dites rien !

MINA.

Mais, Monsieur, on ne peut comme ça, tout d’un coup... Vous-même, voilà, que vous vous taisez.

BOUTON D’OR.

Pardon, excuse, mon adorée, c’est qu’après un an d’absence...

MINA.

Vous m’avez oubliée ?

BOUTON D’OR.

Jamais !...

Mina se rapproche vivement.

Vous dont je suis si fier, vous dont on me parlait sans cesse au régiment, où ils prétendaient que je vous retrouverais mariée... vous oublier !

MINA.

Ainsi, vous m’aimez encore ?

BOUTON D’OR.

Mieux que ça.

Air de Paul Henrion.

Oui, mon cœur me ramène,
Vers toi.

MINA.

Vers moi !

BOUTON D’OR.

Je t’ai promis, ma reine,
Ma foi,

MINA.

Sa foi !

BOUTON D’OR.

Si ton amour fidèle
Est tout à moi,
Tu dois croire à mon zèle.

MINA.

En toi,
Je crois.

BOUTON D’OR.

Et le petit Pierre ?

Mouvement de Mina.

Anéanti ! très bien.

MINA.

Mais vous, Monsieur, ce qu’on m’a dit n’est pas vrai ?

BOUTON D’OR.

Ça ne doit pas l’être.

MINA.

Vous n’avez jamais pensé à M. Kerkadec.

BOUTON D’OR.

À cette sempiternelle !... je ne suis pas chargé de marier mon grand-père.

MINA.

Ah ! je le disais bien.

BOUTON D’OR.

Est-ce que j’ai des yeux pour une autre ? Vous êtes si jolie, si appétissante ! Il y a de quoi rendre jaloux tout un corps d’armée ; tout le monde m’envie votre conquête.

MINA, avec inquiétude.

Et s’il n’en était pas ainsi, vous ne m’aimeriez donc pas ?

BOUTON D’OR.

Si ! si toujours.

À part.

Je ne risque rien.

MINA.

Même air.

Quoi ! si de ma jeunesse,
Perdant l’attrait,
Seule, un jour ma tendresse,
Las ! me restait !
Vous me seriez fidèle ?

BOUTON D’OR.

J’en jure ici !...
Mais bien longtemps, ma belle,
Restez ainsi.

MINA.

Et vous ne vous battrez plus, vous quitterez cet uniforme... qui cependant vous va bien.

BOUTON D’OR.

Tant pis pour sa majesté Louis XIV.

MINA.

Vous viendrez vous établir ici... Je suis assez riche, allez

BOUTON D’OR.

Oh ! l’argent... ça ne fait pas de mal. Ainsi nous nous fiançons.

MINA.

Vous le voulez ?... alors je vais chercher le vin.

BOUTON D’OR.

Pour me rafraîchir ?

MINA.

Pour nous fiancer... le vin du petit caveau, réservé pour ça dans chaque famille.

BOUTON D’OR.

Dès qu’il ne faut que boire, ça me va...

MINA.

On trinque ensemble, et si l’un des deux était de mauvaise foi, le vin se changerait en poison.

BOUTON D’OR.

Je brave ce poison-là.

MINA, à part.

Il n’en mourra pas !

Haut.

Puisque c’est décidé, tenez, monsieur, voilà qui est pour vous.

Elle lui remet la lettre de son oncle.

BOUTON D’OR.

Une lettre !

MINA.

De mon oncle, qui vous disait inconstant et léger...

BOUTON D’OR.

Mais vous ne le croyez pas ?

MINA.

Vous le voyez bien, tenez !...

Lui montrant l’adresse de la lettre.

« Pour le mari de Mina. » Vous allez la lire pendant mon absence.

BOUTON D’OR.

Il m’écrit de l’enfer ! Que peut-il avoir à me dire de là ?... Brrr !... ça sent le soufre.

MINA.

On dirait que vous avez peur.

BOUTON D’OR.

Allons donc !

MINA, avec intention.

Vous m’avez dit que votre amour résisterait à tout.

BOUTON D’OR.

Certainement.

MINA, à part.

Oserai-je faire ce que m’a dit mon oncle ? Oh ! oui, il m’aime véritablement.

 

 

Scène VII

 

BOUTON D’OR, MINA, PIERRE, MADAME KERKADEC

 

Pierre et Mme Kerkadec arrivent par la gauche.

PIERRE, à Mme Kerkadec.

Avais-je tort ? Tenez, elle lui a donné la lettre.

MADAME KERKADEC.

Quelle indignité !

MINA, à Mme Kerkadec.

Oui, il m’épouse, et je vais chercher le vin des fiançailles.

Ensemble.

Air : Gais loisirs.

MINA.

Ah ! j’en crois l’espérance,
J’accepte l’avenir,
Et de ma confiance
Je ne puis me repentir.

BOUTON D’OR.

Ah ! crois en l’espérance,
Accepte l’avenir ;
Va, de ta confiance,
Tu ne peux te repentir.

PIERRE et MADAME KERKADEC.

Pour moi, plus d’espérance !
Je maudis l’avenir,
Et de ma confiance,
Ah ! je dois me repentir.

Mina sort à gauche.

 

 

Scène VIII

 

MADAME KERKADEC, BOUTON D’OR, PIERRE

 

PIERRE.

Et le ciel ne tombe pas sur leur tête !

MADAME KERKADEC.

Est-il bien possible, M. Bouton d’Or, vous épousez cette petite ?

BOUTON D’OR.

En personne !

PIERRE.

Sans cœur !

MADAME KERKADEC.

Une coquette qui en aimait un autre avant vous !

PIERRE.

Un très bel autre !

BOUTON D’OR.

Ça n’est donc pas toi ?

MADAME KERKADEC.

Vous courez au-devant du danger.

BOUTON D’OR.

C’est mon état.

MADAME KERKADEC.

Tandis qu’on vous offrait un cœur pur de toute autre image.

PIERRE.

Un cœur éprouvé depuis longtemps.

BOUTON D’OR.

Juste ! je crains les excès.

MADAME KERKADEC.

Du reste, on n’est pas embarrassée d’avoir un mari, si on voulait... Et voilà Pierre...

PIERRE.

Non pas ! non pas !

MADAME KERKADEC.

N’ouvrez pas cette lettre, surtout !

PIERRE.

Il doit y avoir du poison dedans.

BOUTON D’OR.

Allons donc prétendez-vous me faire peur avec vos contes de bonne femme ?...

Il va l’ouvrir ; Pierre et Mme Kerkadec reculent.

MADAME KEKADEC, bas, à Pierre.

Il hésite.

BOUTON D’OR, portant la lettre à son nez.

Pouah !... une ! deux ! trois !

Il l’ouvre.

MADAME KERKADEC, après un silence.

Il n’en sort aucune vapeur !... C’est égal, ça doit renfermer quelque mystère infernal.

PIERRE.

Eh bien ?

BOUTON D’OR, lisant.

« Qui que vous soyez qui épousez ma nièce, je dois vous révéler un grand secret qui la concerne... Mina n’est pas ce qu’elle paraît... »

MADAME KERKADEC.

C’est un démon !

BOUTON D’OR.

« C’est par mon art qu’elle trompe tous les yeux ; malgré son apparente jeunesse, elle a soixante-treize ans. »

PIERRE.

Soixante-treize ans ! l’âge de ma grand’mère.

MADAME KERKADEC.

Onze de plus que moi.

BOUTON D’OR.

Est-ce qu’il m’a pris pour un conscrit, le vieux ? avec ce teint de lis, ces yeux si vifs !...

MADAME KERKADEC.

Il avait de fameux secrets ! – Poursuivez.

BOUTON D’OR, lisant.

« Le lendemain de ses noces elle reprendra sa véritable forme. » Eh bien ! ce serait un joli réveil ! Voyez-vous le charmant objet à montrer aux camarades, j’aimerais presque autant...

Il regarde Mme Kerkadec.

PIERRRE, bas, à Bouton d’Or.

Quinze de moins !

BOUTON D’OR, continuant.

« Si vous doutez de mes paroles, faites-lui prendre le breuvage contenu dans la fiole que l’on trouvera sous la septième dalle en partant du chenet gauche de la cheminée. »

MADAME KERKADEC.

L’élixir rutidifère ! c’est bien ça !... Oh ! le vieux sorcier ! je n’ose plus regarder autour de moi.

PIERRE.

On peut toujours voir si la liqueur se trouve à la place indiquée.

BOUTON D’OR.

C’est une mystification !... mais je le veux bien, cherchons.

PIERRE.

Une, deux, trois... et sept, c’est là.

BOUTON D’OR.

Un levier ?

PIERRE.

Voici la pincette.

BOUTON D’OR, prenant son sabre.

Ôte-toi de là.

Pierre passe à droite, Mme Kerkadec est à gauche, Bouton d’Or au milieu.

PIERRE.

J’ai une fameuse peur qui me galope.

Bouton d’Or fait sauter la dalle.

Il n’y a rien ?

BOUTON D’OR.

Si !

MADAME KERKADEC, s’éloignant.

Vade retrò Satanas !

BOUTON D’OR.

Voilà la fiole.

Il veut la déboucher.

MADAME KERKADEC.

Prenez garde ! il va s’en échapper un esprit.

BOUTON D’OR.

Donne-moi un gobelet, nigaud !

PIERRE.

Ces militaires, ça ne croit à rien.

BOUTON D’OR.

Eh bien ?

PIERRE, tout tremblant.

Voilà !...

Après que Bouton d’Or a versé.

C’est tout rouge !

MADAME KERKADEC.

C’est du sang.

BOUTON D’OR.

Ou plutôt du vin... Qui veut essayer ?

PIERRE.

Mme Kerkadec !

MADAME KERKADEC, reculant.

Une liqueur qui vieillit !

BOUTON D’OR.

Vous croyez ? alors on ne pourrait pas juger de l’effet.

À Pierre.

Toi, plutôt.

PIERRE.

Allons donc !... mais vous ?

BOUTON D’OR.

Moi !...

Il va pour boire, puis s’arrête.

Avec leurs diables d’idées, je ne sais comment ça se fait...

PIERRE.

Vous avez peur ?

BOUTON D’OR.

Non !... mais, c’est égal, je n’en veux pas.

Il pose la fiole sur la table.

PIERRE.

Et vous en ferez boire à Mina ?

BOUTON D’OR.

Puisque c’est la volonté de son oncle.

PIERRE.

Et si ça la tue ?... Oubliez-la plutôt, ne l’épousez pas,

MADAME KERKADEC.

Ah ! oui !

BOUTON D’OR.

Vraiment ! est-ce que ce serait une farce que vous auriez arrangée ? Mille-z-yeux !... Tu resterais là pour la consoler, toi, n’est-ce pas ?... Elle boira.

PIERRE.

Oh ! non, je vous en prie.

BOUTON D’OR.

À une condition.

PIERRE.

Je veux bien ; laquelle ?

BOUTON D’OR.

Tu tireras tes guêtres, et on ne te verra plus.

PIERRE.

Oui, oui, j’y consens.

BOUTON D’OR.

Tu quitteras le pays.

PIERRE.

À l'instant.

BOUTON D’OR.

Marché fait !... je serre la fiole.

Il la met dans le buffet.

MADAME KERKADEC, enlevant le gobelet qui a été rempli, et le mettant sur la cheminée.

Mais, moi, je garde ce verre-là.

PIERRE.

Et moi, j’emporte la clé.

Il passe au milieu.

Adieu donc, Mme Kerkadec, je m’exile de mes prairies natales.

MADAME KERKADEC.

Va, mon garçon, bon voyage.

PIERRE.

Sergent, rendez-la heureuse, surtout !... Vous, bourgeoise, souvenez-vous de Pierre quelquefois, soignez bien les bêtes... Quant à nos comptes, ils seront bien vite réglés ; je ne suis pas intéressé je vous dois trois livres dix sols, je vous les abandonne.

BOUTON D’OR, écoutant à gauche au fond.

J’entends sa voix ; allons, file vivement.

PIERRE.

Elle vient se fiancer !... Oh ! vous avez raison, il faut que je parte. Adieu, mère Kerkadec !... adieu, Mina !...

Bouton d’Or le repousse ; il sort par la droite.

 

 

Scène IX

 

BOUTON D’OR, MINA, MADAME KERKADEC

 

MADAME KERKADEC.

Et nous allons voir si le vieux a dit vrai.

BOUTON D’OR.

Vous voulez ?...

MADAME KERKADEC.

Taisez-vous !

MINA, entrant par la gauche, et déposant la bouteille sur la table.

Air de Masini.

Chez nous un vieil adage
Dit que le mariage
Est un enfer
Où le bonheur passe comme un éclair !
Non, non, c’est un blasphème !
Vivre deux, quand on aime,
À mon avis,
C’est du logis
Faire un vrai paradis !

MADAME KERKADEC.

C’est très bien, mon enfant, il faut se conformer à l’usage.

MINA.

Vous ne m’en voulez donc plus ?

MADAME KERKADEC.

Puisque M. Bouton d’Or te préfère, il est bien libre.

Elle pose des verres sur la table.

MINA, à Bouton d’Or.

Comme vous voilà soucieux ! Est-ce que vous redoutez l’épreuve ?

BOUTON D’OR, embarrassé.

Non, non.

MINA, à part.

Il a lu la lettre.

MADAME KERKADEC.

Allons !

MINA, à Bouton d’Or.

Si votre conscience n’est pas tranquille, prenez garde !...

BOUTON D’OR.

Je suis prêt.

MADAME KERKADEC.

Le vin est versé !

Elle a mis devant Mina le verre qu’elle avait gardé.

BOUTON D’OR, à part.

Au fait, si le vieux avait dit vrai, ce ne serait pas régalant.

Il s’assied près de la table en face de Mina, celle-ci à droite.

Cependant cette diable de drogue !

MINA.

Y êtes-vous ?

BOUTON D’OR.

Décidément ?

MADAME KERKADEC.

Mais oui !

MINA.

Trinquons !... Votre main tremble.

Mme Kerkadec fait signe à Bouton d’Or de se contenir.

Vous avez donc quelque chose à vous reprocher ?

BOUTON D’OR.

Non, mais je crains...

Nouveau signe de Mme Kerkadec.

pour vous.

MINA.

Si ce n’est que cela, je vous donne l’exemple.

Elle boit.

Et vous ?

BOUTON D’OR, à part.

Au fait, je ne risque rien, moi !

Il boit aussi, puis se lève et se rapproche de Mme Kerkadec.

MINA, à part, les observant.

Le tromper !... mais je l’ai promis à mon oncle.

Haut.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai donc ?

BOUTON D’OR.

Que dit-elle !

MINA, se rapprochant peu à peu du fauteuil que l’on a repoussé au fond.

Je me sens toute pesante... mes membres sont engourdis... je suis lourde comme si j’avais cent ans.

Elle tombe sur le fauteuil.

MADAME KERKADEC, bas, à Bouton d’Or.

Voyez-vous !... elle se ratatine !...

MINA, à part.

Pas encore !

BOUTON D’OR.

Eh bien !... qu’éprouvez-vous ?

MINA.

Je soufre... j’ai peine à respirer.

BOUTON D’OR, bas, à Mme Kerkadec.

Est-ce que nous l’aurions empoisonnée ?

MADAME KERKADEC, de même.

Taisez-vous donc, vous me faites peur !

BOUTON D’OR, à Mina.

Approchez-vous de la fenêtre.

Il l’aide à se lever, et la conduit à la fenêtre.

MINA, à part, en marchant appuyée sur son bras.

Je les tiens !

Bouton d’Or la fait asseoir sur le balcon.

MADAME KERKADEC.

Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que tout cela va devenir ?

Mina est assise sur le balcon, Mme Kerkadec à gauche, Bouton d’Or à droite.

MINA.

Je ne puis parler... mes yeux se ferment...

MADAME KERKADEC, à Bouton d’Or.

Elle s’endort !

BOUTON D’OR, de même.

Si elle était morte !

PIERRE, en dehors.

Mademoiselle Mina !

BOUTON D’OR.

Pierre !

MADAME KERKADEC.

Qu’il ne la voie pas !

Elle laisse retomber le rideau de la fenêtre devant Mina.

 

 

Scène X

 

MINA, cachée, BOUTON D’OR, PIERRE, MADAME KERKADEC

 

Pierre paraît, portant sur l’épaule un petit paquet au bout d’un bâton.

MADAME KERKADEC.

Que viens-tu faire ici, après nous avoir annoncé ton départ ?

BOUTON D’OR.

Explique-toi vite.

PIERRE.

Oh ! n’ayez pas peur, bourgeoise ; je ne reviens pas manger à votre râtelier... Vous voyez, j’ai mon mobilier sur le dos, et je file sur Paris... Mais en passant devant votre bicoque...

MADAME KERKADEC.

Insolent.

PIERRE.

Je voulais dire vot’ baraque !... involontairement j’ai levé le nez, et il m’avait semblé voir passer Mlle Mina sur le balcon.

MADAME KERKADEC, troublée,

Pour se rendre dans sa chambre, sans doute.

PIERRE.

Ça m’a rappelé que j’avais oublié de vous recommander mon enfant.

BOUTON D’OR.

Un enfant !

PIERRE.

Que Mina m’a donné il y a deux ans, à sa fête... un rosier !... C’était moi qui prenais soin de lui : l’hiver, je l’emmaillotais pour qu’il eût toujours chaud... l’été, je lui donnais sa ration d’eau, soir et matin... Il est là, sur ce balcon...

MADAME KERKADEC, se mettant devant lui.

Qu’est-ce que tu viens nous chanter avec ton rosier ?

BOUTON D’OR.

Tourne-moi les talons bien vite.

PIERRE.

Et puis, tout à l’heure, j’ai oublié de me faire payer de Mlle Mina.

BOUTON D’OR.

Payer, quoi ?

PIERRE.

Rien !... c’est une dette que je ne lui réclamerai jamais... la coquette !... elle pourrait croire que je viens ici pour la voir... Allons donc !... je me moque pas mal d’elle !

BOUTON D’OR.

Tu as du cœur, au moins.

PIERRE.

Des filles comme ça, il y en a partout... mais c’est le diable pour les rencontrer.

MADAME KERKADEC.

Pourquoi regarder ainsi de tous côtés ?

PIERRE.

Oh ! je ne cherche personne.

À Bouton d’Or.

Et c’est fini, vous êtes fiancés tous les deux, vous avez...

Il lève le coude.

BOUTON D’OR.

Nous avons...

Même geste.

PIERRE.

Vous n’avez pas fait l’épreuve de cette maudite fiole ?

BOUTON D’OR.

Allons donc !

MADAME KERKADEC.

Puisque tu avais pris la clé du buffet ! Voyons, file.

PIERRE.

Prenez patience, je m’en vas.

MADAME KERKADEC.

Ah !

BOUTON D’OR.

Enfin !

PIERRE.

Le temps seulement d’arroser mon rosier pour la dernière fois.

Il se dirige vers le fenêtre.

MADAME KERKADEC.

Où vas-tu, par là ?

Elle l’arrête.

PIERRE.

Quand je serai parti, qui prendra soin de lui ?... je veux au moins qu’il vive un jour de plus.

BOUTON D’OR, le repoussant à droite, et passant au milieu.

Je te défends de faire un pas.

PIERRE.

Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a donc là ? où est Mina ?

MADAME KERKADEC.

Elle est sortie.

PIERRE.

Il se passe ici quelque chose d’extraordinaire... Répondez, où est Mina ?

MINA du balcon, avec une voix de vieille.

Bouton d’Or ! Bouton d’Or !

PIERRE.

Quelle est cette voix ?

BOUTON D’OR, à part.

L’alchimiste aurait-il dit vrai ?

Musique à l’orchestre.

PIERRE.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que...

Il repousse Mme Kerkadec, puis tire le rideau ; on aperçoit Mina, toujours dans la même position, mais elle est vieille.

Ah ! qu’est-ce que c’est que ça ?

 

 

Scène XI

 

PIERRE, MINA, MADAME KERKADEC, BOUTON D’OR

 

MADAME KERKADEC, avec joie.

Elle est vieille !... On dirait sa tante, avec ses vieux habits.

MINA, se soutenant sur sa canne.

Me voilà, mon ami, me voilà !

Elle se lève avec peine.

Ensemble.

Air du Rouet.

MADAME KERKADEC.

L’alchimiste, avec sa science,
A comblé ma douce espérance !
Tic tac, tic tac !
Qu’est-ce que j’ai donc dans l’estomac ?
Le bonheur tout seul peut, oui-dà,
M’ troubler comm’ ça.

PIERRE et BOUTON D’OR.

L’alchimiste, avec sa science,
Renverse ma douce espérance !
Tic tac, tic tac !
Qu’est-ce que j’ai donc dans l’estomac ?
De terreur, mon cœur, oui-dà,
Bat comme ça.

MINA.

Au gré de ma douce espérance,
Aujourd’hui mon bonheur commence.
Tic tac, tic tac !
Qu’est-ce que j’ai donc dans l’estomac ?
L’amour seul peut, oui-dà,
M’ troubler comm’ ça.

MADAME KERKADEC, à part.

Oh ! je ne la crains plus maintenant... il faut que j’aille conter ça à tout le village.

Elle sort à droite.

 

 

Scène XII

 

PIERRE, MINA, BOUTON D’OR

 

MINA.

Pardon ! je vous ai fait attendre...

BOUTON D’OR, à part.

Dieu ! qu’elle est laide !

PIERRE.

Ah ! oui !...

MINA.

Pour aller à l’église, je voulais me faire belle... En êtes-vous fâché, petit coquin ?

PIERRE, à part.

Elle ne sait rien encore, la malheureuse !

MINA, à Bouton d’Or.

Allons, donnez-moi votre bras.

PIERRE.

Quel beau couple !

MINA.

Il est naturel que les jeunes gens se rapprochent pour parler de leur amour.

PIERRE.

Quel remède à l’amour !

BOUTON D’OR, impatienté.

Ma foi ! au diable !

MINA.

Plaît-il ?

BOUTON D’OR.

Mais... Mamzelle...

MINA, à Pierre.

Mamzelle !... comme il est timide...

À Bouton d’Or.

Hein ? vous dites... Mon petit chéri ! mon petit moumour !

BOUTON D’OR.

Je dis...

À part.

Montrez-vous donc avec ce siècle-là

MINA.

Vous avez un aveu à me faire ?

BOUTON D’OR.

Justement !... un aveu pénible, mais qu’un honnête homme ne doit jamais retarder.

MINA.

Vous avez raison, avant le mariage il faut se confesser.

PIERRE, à part.

Le fait est qu’il y a de quoi inspirer la pénitence.

MINA.

Parions que vous allez encore me parler de votre bonheur.

BOUTON D’OR.

Mon bonheur ! mon bonheur !... S’il ne s’agissait que de moi, sans doute, mais j’ai réfléchi qu’un militaire ne saurait peut-être pas rendre une femme heureuse... La guerre ne peut-elle pas nous séparer ?

MINA.

La paix nous réunira, et nous réparerons le temps perdu.

BOUTON D’OR.

Pour mon compte, j’ai bien des défauts... Je fume.

MINA.

J’aime beaucoup le tabac... Nous fumerons ensemble.

PIERRE.

Ah !...

BOUTON D’OR.

Je joue !...

MINA.

Je connais presque tous les jeux... et vous m’apprendrez ceux que je ne sais pas.

PIERRE.

Ah !

BOUTON D’OR.

Un militaire fréquente les cabarets, il boit outre mesure !

MINA.

Tant mieux ! j’aime les hommes qui ont une petite pointe !

PIERRE, progressivement.

Ah !

BOUTON D’OR, à part.

Elle est d’une patience insupportable !...

Haut.

Mais, songez-y donc ! votre mari, rentrant au logis la tête échauffée, la poche vide, ne sera pas endurant... Si sa femme lui dit un mot, il lui en répondra quatre !... parfois il s’oubliera jusqu’à...

MINA.

Lever la main ? Je lèverai les deux miennes ! nous casserons la vaisselle, les meubles, tout ce que nous rencontrerons, tête-bleu ! palsambleu ! maugrebleu !

PIERRE.

En v’là de l’amusement !

MINA, changeant de ton.

Et puis ensuite on se raccommode,

PIERRE, à part.

Voilà le pis !

MINA.

Vous voyez bien, mon joli futur, que nous sommes nés l’un pour l’autre. Quant aux qualités physiques, si mon mari est un beau cavalier, sa femme a, dit-on, une petite figure chiffonnée...

PIERRE, à part.

Beaucoup trop chiffonnée.

BOUTON D’OR, à part.

C’est donc une gageure !...

MINA.

On dirait que vous faites la moue !... Je ne suis peut-être pas gentille ?

BOUTON D’OR.

Mais...

MINA.

Hein ?

BOUTON D’OR.

On pourrait trouver mieux !

MINA.

Oh ! le crois-tu, Pierre ?

PIERRE.

Heu ! heu !... en cherchant...

MINA, à Bouton d’Or.

Tout à l’heure, vous vantiez l’éclat de mes yeux, la fraîcheur de mon teint, la finesse de ma taille.

BOUTON D’OR.

La beauté passe si vite !

MINA.

Quoi ! mes yeux ne vous séduisent plus ?... vous qui les compariez à des soleils !

BOUTON D’OR.

Ils sont éteints vos soleils !

MINA.

Entends-tu, Pierre ? Éteints !. Dis-lui donc qu’il ment !

PIERRE.

Hélas ! vous avez la patte d’oie !

MINA, à Bouton d’Or.

Vous ne me trouvez plus fraîche ?

BOUTON D’OR.

Ridée !

MINA.

Dis donc, Pierre !

PIERRE.

Comme une vieille pomme !

MINA.

Et mes beaux cheveux noirs ?

BOUTON D’OR.

Ah ! ah ! ah !

MINA, à Pierre.

On dirait qu’il se moque de moi.

PIERRE.

Ils sont blancs vos cheveux, grand’mère !

MINA.

Grand’mère ! grand’mère ! mais j’ n’ai que dix-sept ans !

BOUTON D’OR.

Dix-sept ans !

PIERRE.

Et les mois de nourrice !

BOUTON D’OR.

Relisez votre acte de naissance...

Il lui donne la lettre de l’oncle.

Vous m’avez trompé... d’une manière... épouvantable !

MINA.

Soixante-treize ans !... mais ce n’est pas possible !

PIERRE.

Vous avez la béquille de votre oncle.

MINA.

Air de Mlle de Méranges.

Quoi ! des rides sur mon visage !
Se peut-il bien ?
Cependant, des glaces de l’âge,
Je ne sens rien !
Si ma vieillesse vous offense,
Dans tous les cas,
Mon beau sergent, à l’apparence,
Ne vous fiez pas !

Frais visage d’une fillette,
Vous promettra
Beauté pure et candeur parfaite,
Et cætera !
Comme un éclair passe son règne !
En fait d’ vertus, en fait d’appas,
Jeunes gens, hélas ! à l’enseigne,
Ne vous fiez pas !

Vous qui me juriez, ce matin, que laide et vieille, vous m’aimeriez encore.

BOUTON D’OR.

Eh ! oui, on jure ces choses-là, parce qu’on ne les croit pas possibles.

MINA.

Vous ne m’aimiez donc que par caprice ? Mon oncle le disait bien ; mais si mes traits sont ridés, Monsieur, mon cœur a conservé toute sa jeunesse.

BOUTON D’OR.

Raison de plus ! je ne veux pas faire tort à un ami, à un brave garçon qui vous aime !

MINA.

Pierre !

PIERRE.

Merci ! j’ai porté mes affections ailleurs...

À part

Pauvre fille !

MINA.

Vieille !... Oh ! je vais me cacher à tous les yeux !... Moi qui aimais tant les petits enfants !... Faut plus y penser, n’est-ce pas ?

PIERRE, pleurant.

Non, il n’y a plus mèche !

Ensemble.

Air des Farfadets.

MINA.

La vieillesse, hélas ! me fait peur !
N’ayant pas même, en mon malheur,
Pour raviver mon cœur glacé,
Le souvenir d’un bonheur passé !

PIERRE et BOUTON D’OR.

La vieillesse, hélas ! lui fait peur !
N’ayant pas même, en son malheur,
Pour raviver son cœur glacé,
Le souvenir d’un bonheur passé !

Mina sort à gauche.

 

 

Scène XIII

 

BOUTON D’OR, PIERRE

 

PIERRE.

Ah ! Dieu de Dieu ! s’il n’y a pas de quoi s’asphyxier avec une corde !

BOUTON D’OR.

De quoi te plains-tu ?... Console-toi, puisque je te la rends.

PIERRE.

Dans un bel état !... Soixante-treize ans, la goutte, pas de dents !... Et dire que c’est vous qui me l’avez abîmée comme ça... Excusez, vous arrangez bien les femmes !

BOUTON D’OR.

Ne suis-je pas aussi à plaindre que toi ?

PIERRE.

Allons donc ! vous n’aviez pas le cœur attaqué !

BOUTON D’OR.

Va-t-on faire des quolibets sur moi, quand je reviendrai sans femme.

PIERRE.

Il en manque bien d’autres !

BOUTON D’OR.

D’aussi jolies ?

PIERRE.

Oh ! non, mais de plus riches... C’est flatteur pour l’ambition.

BOUTON D’OR.

Oui, la bourgeoise, n’est-ce pas ?

PIERRE.

Eh ! mais, elle a de quoi des troupeaux qui produisent la plus belle laine... Tous les ans elle fait vendre une douzaine de veaux à la foire... et quels veaux, Monsieur !

BOUTON D’OR.

Ça ferait taire les mauvais plaisants, mais je l’ai repoussée.

PIERRE.

En la câlinant un brin...

BOUTON D’OR.

Au fait !

PIERRE.

Ça vous console, vous... ce n’est pas comme moi... Il n’y avait que Mina dans le monde, et si elle n’était pas si vieille, ou moi... Oh !

Il va au buffet l’ouvre, et prend la fiole.

BOUTON D’OR, à part.

Qu’il s’arrange !

Il va à la fenêtre, et guette la rentrée de Mme Kerkadec.

PIERRE, revenant à gauche, auprès de la table.

En v’là une idée ! je vais me vieillir aussi... alors Mina ne me semblera plus si laide, et nous nous aimerons comme deux bons vieux... à la douce... sans danger... hélas !

BOUTON D’OR, toujours au fond.

Comme elle est longue à revenir !

PIERRE, s’arrêtant au moment de boire.

Adieu, mes vingt-cinq ans ! adieu, mes charmes ! ma fraîcheur !... Brrr !... Dire que tant d’attraits vont se racornir !

BOUTON D’OR, s’approchant de Pierre, et lui tapant sur l’épaule.

La voici, mon ami, la voici.

PIERRE, laissant tomber son verre sur la table.

Eh bien ! j’en ai fait de belles !... Encore vous qui en êtes cause !... La liqueur est répandue...

À part.

et les lunettes de la bourgeoise sont cassées... il n’y a plus de verres... Elle n’y verra plus que de confiance.

Il passe ses doigts dans les lunettes.

 

 

Scène XIV

 

MADAME KEKADEC, BOUTON D’OR, PIERRE

 

MADAME KERKADEC, entrant à droite.

Ah ! quelle joie dans le village ! que c’est donc bon ! que c’est donc bon !... Cette petite Mina, qui se croyait la plus jolie !

BOUTON D’OR.

Quelle fatuité !

Bas, à Pierre.

Soutiens-moi.

PIERRE, à part.

Compte là-dessus !

Il passe auprès de Mme Kerkadec.

MADAME KERKADEC.

Elle nous enlevait tous nos amoureux !

BOUTON D’OR.

Tous, c’est beaucoup dire.

MADAME KERKADEC.

Vous êtes bien honnête !

BOUTON D’OR, soupirant.

Ah !...

MADAME KERKADEC.

Pierre, as-tu vu ?

PIERRE.

Oui, l’œil en coulisses ; il en tient...

À part.

Attends...

Il retourne vivement auprès de Bouton d’Or.

MADAME KERKADEC.

Oh ! M. Bouton d’Or !

PIERRE, bas, à Bouton d’Or.

Je vais lui parler.

Il revient à Mme Kerkadec.

BOUTON D’OR, à part.

Elle a encore son mérite.

PIERRE, bas, à Mme Kerkadec

Méfiez-vous !...

MADAME KERKADEC.

Il en veut à mon innocence ?

PIERRE, de même.

Il ne s’agit plus de ça... La fiole s’est cassée, tout lui a sauté à la figure.

MADAME KERKADEC.

Ah ! mon Dieu ! mais alors il est...

PIERRE, de même.

Vieux comme Mathusalem.

MADAME KERKADEC.

Tu me fais peur !

BOUTON D’OR, se rapprochant.

Mes yeux ne vous disent-ils rien, ô Béatrix !

MADAME KERKADEC.

Il me donne pourtant mon nom de petite fille.

PIERRE, bas, à Mme Kerkadec.

Je crois bien, il serait votre grand-père !

MADAME KERKADEC.

Tu me trompes !... Je veux le voir.

PIERRE.

Prenez vos lunettes...

Il les lui met sur le nez en l’empêchant d’y toucher, et en faisant bien remarquer au public qu’il n’y a plus de verres ; puis, bas, à Bouton d’Or, pendant que Mme Kerkadec le regarde.

Ça va bien, attendez.

MADAME KERKADEC.

Ah ! mon Dieu !

PIERRE.

Qu’est-ce que vous voyez ?

BOUTON D’OR.

Un amant plein de passion, un homme épris de vos formes...

Se reprenant.

de vos charmes !

MADAME KERKADEC.

Pierre, c’est particulier, je ne distingue rien.

PIERRE, auprès de Mme Kerkadec.

C’est l’effet du philtre... Voyez donc ses rides.

BOUTON D’OR.

Qu’est-ce que c’est ?

MADAME KERKADEC.

Des rides !

PIERRE.

Et des cheveux blancs !

MADAME KERKADEC.

Mais il est affreux !

BOUTON D’OR.

De qui parle-t-elle ?

PIERRE.

Et sa voix !

BOUTON D’OR.

Béatrix, répondez-moi.

Elle se recule.

PIERRE, à part.

À ton tour, grand vainqueur.

MADAME KERKADEC.

Moi, épouser un homme qui aurait deux fois mon âge !

PIERRE, à part, à la gauche de Bouton d’Or.

Ah bien ! ce que c’est que l’imagination !

BOUTON D’OR.

Comment, cette vieille me repousse !

PIERRE.

Vous avez bien repoussé l’autre... Attrape !

MADAME KERKADEC.

Mais regardez-vous donc, mon cher, vous avez cent ans !... Mathusalem !

BOUTON D’OR.

Moi !

MADAME KEBKADEC.

Deux cents !... Mathusalem !

PIERRE.

Vous êtes maigre !

MADAME KERKADEC.

Ah ! qu’il est maigre !

BOUTON D’OR.

Par exemple !

MADAME KERKADEC.

Comme une latte !

PIERRE.

Et sur le nez, voyez donc, une verrue.

MADAME KERKADEC.

Une armée de verrues !... Il ne vous reste plus qu’un espoir... épousez Mina, mon cher, vous serez bien ensemble.

BOUTON D’OR.

Vieille folle !

MADAME KERKADEC.

Vieux sapajou !

PIERRE.

Kiss ! kiss ! kiss !

ENSEMBLE.

Air : Adieu, mes belles.

Quelle insolence !
Moins de dédain !
De { ma présence
      { sa
Fuyez  } soudain.
Je fuis  }

Bouton d’Or sort à droite.

 

 

Scène XV

 

MADAME KERKADEC, PIERRE

 

MADAME KERKADEC.

Et moi qui rêvais de ce sergent !...

Elle se trouve en face de Pierre.

Ah !

PIERRE.

Quoi donc ?

MADAME KERKADEC.

Toi aussi tu es changé, mon pauvre Pierre ! Je ne te vois plus que le nez.

PIERRE, tranquillement.

Ah ! oui, bon ! je sais ce que c’est.

À part.

Les lunettes, toujours l’imagination.

MADAME KERKADEC.

Et que cette pièce me paraît vieille et sombre !...

Passant devant le miroir à droite.

Comme tout est affreux ici.

PIERRE.

L’élixir a opéré sur toute la maison, c’est clair... ça y est bien, là.

Il lui montre le livre et fait tomber ses lunettes.

MADAME KERKADEC, regardant.

Je ne vois pas ce que tu dis.

PIERRE, lisant.

Tenez, là... « Manière de faire confire les salsifis. » Ce n’est pas ça... Voyons... Art. XV. « L’amour embellit tout, il rend la jeunesse et l’espérance... »

MADAME KERKADEC.

Ah bah !

PIERRE, à part.

Eh ! mais, Mina !

MADAME KERKADEC.

L’amour rajeunit !

Fausse sortie.

PIERRE,

Où allez-vous donc ?

MADAME KERKAВЕС.

Je vais me faire rajeunir.

Elle sort vivement à droite.

 

 

Scène XVI

 

PIERRE, MINA

 

PIERRE.

Vieille folle, va ! L’amour rendra la jeunesse.

Appelant.

Mina ! Mina !

MINA, entrant à gauche.

Qu’est-ce donc, mon petit Pierre ?

PIERRE, courant elle, et la tirant vivement par le bras.

Venez, venez !

MINA.

Pas si fort donc ! pas si fort ! je n’ai plus mes jambes d’autrefois.

PIERRE, la regardant.

C’est vrai ! et tout mon courage s’en va.

MINA.

Tu sens bien qu’à mon âge !...

PIERRE.

Oui, vous êtes joliment déjetée !

MINA, à part.

Lui aussi !

PIERRE.

Sacresti ! c’est votre faute !

MINA.

Ma faute !... méchant.

PIERRE.

Certainement !... vous avez été de mauvaise foi avec moi, et le vin s’est changé en poison... Vous voilà bien avancée, à présent !... Il est gentil celui que vous avez choisi !

MINA.

Je me suis trompée ! tu valais mieux que lui... mais tu m’as appelée, tu voulais me dire quelque chose.

PIERRE.

Non !... Il ne faut plus y penser... Oh ! Mina, comme vous êtes changée !... pas en beau.

MINA.

Fi ! tu ne m’aurais pas parlé si durement il y a deux heures.

PIERRE.

Ah ! c’est qu’alors...

MINA.

Alors, j’étais fraîche et gentille... comme là !

Elle indique le portrait.

PIERRE.

Oui, ce portrait !... Voilà comme vous étiez !... Et dire que l’on pourrait peut-être...

MINA.

Hein ?

PIERRE, à part, la regardant.

Brrr ! c’est impossible... elle est trop laide.

MINA.

Oh ! si c’était à recommencer !... mais supposons que j’aie encore mes seize ans.

PIERRE.

Non, non... supposons autre chose.

MINA.

Ne t’éloigne donc pas ainsi... rends-moi mes souvenirs... fais-moi un peu la cour.

PIERRE, à part.

Pauvre vieille ! faut tâcher de la satisfaire.

MINA.

Tu me prenais la main... comme ça, tu passais ton bras autour de ma taille.

Pierre le fait en détournant la tête.

Rien que d’en parler, je me sens plus gaillarde, ma voix tremble moins.

PIERRE.

Vraiment ?

Il la regarde.

Brrr.

Il s’éloigne.

MINA.

Encore !... c’est impatientant ! Voulez-vous venir ici, mauvais sujet.

PIERRE, contrefaisant sa main.

Mauvais sujet !

MINA, lui prenant la voix.

Et puis, je me rappelle, ta main tremblait.

PIERRE.

Ah ! oui.

MINA.

Tu semblais toujours vouloir me demander quelque chose.

PIERRE.

De bien bon.

MINA.

Demande-le.

PIERRE.

Maintenant ?

MINA.

Si c’est bon !

PIERRE.

Quand c’est neuf, mais...

MINA.

Heu ! heu ! on dit que j’ai soixante-treize ans, et pourtant, par instants, mon cœur bat bien fort...

PIERRE, se tournant vers elle, puis se détournant vivement.

Sacrelotte !

MINA.

Mais tu te détournes... que regardes-tu donc.

PIERRE, regardant le portrait.

Allez toujours... Je regarde... le passé.

MINA.

C’est que toi... tu ne m’aimes plus.

PIERRE.

Si, si, un peu...

À part.

Quand je lui tourne le dos.

MINA.

Te rappelles-tu, Pierre, ce jour où, surpris par l’orage, nous nous réfugiâmes sous un vieux chêne... le tonnerre grondait... Serrés l’un contre l’autre, nous essayions de nous donner du courage.

PIERRE, regardant toujours le portrait, mais se rapprochant de Mina.

Si je m’en souviens !

MINA, après un mouvement de joie, et d’une voix plus jeune.

Le ciel était en feu, tout, autour de nous, semblait frappé de terreur, nous seuls déjà nous ne tremblions plus ! Qui donc avait opéré ce miracle ? c’était l’amour !

PIERRE.

Continuez ! continuez !

ENSEMBLE.

Air de la Grand’mère.

Mon Dieu, mon Dieu, si c’est un songe,
Faites qu’il se prolonge !
Car { mon sommeil a tant d’appas,
       { son
Ne { la réveillez pas.
      { me

MINA, lui prenant la main.

Tu me disais, pendant l’orage :
Je t’aimerai sincèrement.
Mais est-ce ainsi, réponds, volage,
Que tu sais tenir ton serment ?

PIERRE.

Oh ! miracle ! il ne semble entendre
La voix si douce de Mina...
Voilà sa main blanche et si tendre...

Regardant Mina et la quittant avec découragement.

Mon illusion finit là !

ENSEMBLE.

Ah ! plus d’espoir, un si beau songe.
Las ! n’était que mensonge.
Quand le sommeil a tant d’appas,
Pourquoi fuit-il, hélas !

PIERRE, à part.

Et cependant j’étais ému tout à l’heure.

MINA.

Enfin, Monsieur, ne rappelons pas tout cela ! mais, avant de nous séparer j’ai de la mémoire. Cette rose que vous m’avez donnée ce matin... la voici, toute fraîche encore !

PIERRE.

Fraîche !

MINA.

Comme mes souvenirs !... J’avais l’habitude de vous laisser prendre un baiser en échange... et je dois payer mes dettes.

PIERRE.

Oh ! je suis un créancier facile, je ne vous presse pas pour le remboursement.

MINA.

Tu ne disais pas cela autrefois !... Te rappelles-tu comme tu étais heureux ?

PIERRE.

Ah ! oui, j’en prenais toujours deux.

MINA.

Tu en prendras trois aujourd’hui.

PIERRE.

J’arrivais comme ça, tout doucement, par derrière.

MINA.

Et moi, je tournais la tête pour avoir l’air de ne pas te voir... mais je te regardais du coin de l’œil.

PIERRE.

Vraiment ! Alors je te prenais par la taille...

MINA, se dégageant.

Mon Dieu !

PIERRE.

Et quand je sentais ton petit cœur se trémousser.

MINA.

Comme maintenant !

PIERRE.

C’est comme moi ! Ce que c’est que le souvenir, Mina !

Il lui prend la taille.

MINA.

Finissez, Monsieur !

PIERRE.

Oui, voilà ce que tu me disais : Finissez !... mais il n’était plus temps, j’étais payé.

Il l’embrasse.

MINA, laissant tomber sa canne.

Pierre !...

À part.

Oh ! il m’aime bien, lui !

PIERRE.

Tiens ! voilà que vous marchez sans votre canne !... vos yeux brillent comme des charbons.

MINA.

C’est que...

À part.

Je pense que je puis me fier à lui maintenant.

Elle se jette derrière le grand fauteuil qui est placé près de la cheminée, à gauche, au-dessous de la porte.

PIERRE.

Ce portrait ce portrait !... Il n’y a presque plus de différence...

La cherchant.

Mina, où donc est-tu ?... Oh ! reviens, reviens.

Air de Riquet.

Pourquoi fuir ? n’ai plus peur,
Que me fait ta vieillesse !
Je te verrai sans cesse,
Avec les yeux du cœur.
Reviens, reviens, Mina,
Calmer ma peine extrême.
Reviens ? reviens, je t’aimes,
Mina !

MINA, paraissant vêtue de son premier costume.

Me v’là !

PIERRE.

Jeune ! te revoilà jeune.

MINA.

Et heureuse !

À part.

Grâce à l’idée de mon oncle.

PIERRE.

Et dire que c’est à mon baiser que tu dois ça !... Mais pourvu que cette maladie-là n’aille pas revenir !

MINA.

Sois tranquille.

À part.

Je ne ferai pas cette épreuve-là deux fois.

PIERRE.

D’ailleurs, nous avons la recette : tu auras toujours seize ans.

ENSEMBLE.

Air : Ramoneur malin.

Vive la jeunesse !
Jamais de tristesse !
Car on a sans cesse
Le cœur
Plein d’ardeur.

PIERRE.

Tu seras toujours
Fraîche et gentillette ;
Dussé-j’ tous les jours
User d’ la recette.

MINA.

Faut nous en servir
Avant de vieillir.
P’t’êtr’ si l’on tardait,
La r’cett’ se perdrait !

PIERRE.

Crainte d’ méchants coups,
Vite, unissons-nous,
Oh ! oh !

MINA.

Oh ! oh !
Top’ là, mon époux ;

ENSEMBLE.

Oh ! oh ! oh !

En dansant.

Vive la jeunesse !... etc.

 

 

Scène XVII

 

MADAME KERKADEC, PIERRE, MINA, BOUTON D’OR

 

BOUTON D’OR est entré à droite pendant le refrain.

Que vois-je ?

MADAME KERKADEC, le suivant.

Il n’y a plus que des vieux ! c’est la fin du monde.

Elle jette ses lunettes avec dépit.

PIERRE, à Mme Kerkadec.

Mettez d’autres lunettes.

BOUTON D’OR.

C’était donc une frime ?... En ce cas-là...

Il s’approche de Mina.

PIERRE.

Trop tard, mon petit ! trop tard !

BOUTON D’OR, bas, à Mina.

Et cet amour que vous aviez pour moi ?

MINA.

Il est parti avec mes rides.

On entend une marche militaire.

BOUTON D’OR.

En avant !... arche !

MADAME KERKADEC, qui a mis d’autres lunettes.

Ah ! beau sergent !... vous reviendrez.

BOUTON D’OR.

Peut-être.

MADAME KERKADEC.

Pour me rajeunir.

PIERRE.

Il aura de l’ouvrage !

ENSEMBLE.

Air : Grande valse des Farfadets.

Plus jamais de tourment,
Car l’amour, comme un talisman,
A le don merveilleux
D’embellir tout à nos yeux.

MINA, au public.

Je sens encore une terreur secrète...
Dans la jeunesse on a peur de la mort !
De mon époux la magique recette
S’efface, hélas ! près d’un pouvoir plus fort !
Laissez-moi mes seize ans !
Faut-il mourir à son printemps ?
Laissez-moi mes seize ans.
Grâce à vous, je puis vivre longtemps.

REPRISE.

Plus jamais de tourment, etc.

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