Un de ses frères (Julien DE MALLIAN - DUMANOIR)

Souvenir historique de 1807, mêlé de couplets.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre national du Vaudeville, le 3 août 1835.

 

Personnages

 

JÉRÔME

DULAURENT, capitaine de vaisseau

MUSSON, le mystificateur

TRÉNIS, danseur

CHAVIGNY, jeune diplomate

RIPPER, colonel

LE DUC DE ***, aide-de-camp de l’empereur

BALAINE, chef du restaurant du Rocher de Cancale

FRANÇOIS, garçon du restaurant

LA DUCHESSE DE ***

VICTORINE, fille de Balaine

UN CRIEUR PUBLIC

GARÇONS RESTAURATEURS

 

La scène se passe à Paris, au Rocher de Cancale.

 

Le théâtre représente un salon de restaurateur. Table à droite et à gauche. Portes au fond et portes latérales. À droite, une fenêtre sur la rue.

 

 

Scène première

 

VICTORINE, FRANÇOIS, GARÇONS

 

Victorine, au lever du rideau, tient le Moniteur, elle est entourée par les garçons.

VICTORINE, lisant.

« Sa majesté l’empereur vient d’ériger la Westphalie en royaume. »

FRANÇOIS.

Tiens ! tiens ! c’est joliment flatteur pour les Westphaliens, ça !

VICTORINE.

Voyons... à qui veut-on le donner ce nouveau royaume-là ?

FRANÇOIS.

Pardine ! une place de roi, les solliciteurs ne manqueront pas, allez.

VICTORINE.

Ce sera peut-être la récompense de quelque brave... et l’empereur n’aura que l’embarras du choix.

Continuant sa lecture.

« Paris, 17 août 1807. Hier, son altesse impériale le prince Jérôme et la princesse, son auguste épouse, ont assisté à la représentation d’Œdipe à Colonne, à l’Académie impériale de musique... » J’aurais bien voulu la voir, moi, la jeune princesse de Wurtemberg... on dit qu’elle est très jolie ?

FRANÇOIS.

Je crois bien... c’est toujours joli une princesse... je peux vous en parler savamment, car je l’ai dévisagée, moi, il y a quelques jours, à son mariage... ah ! quel fameux cortège !... quelle musique !... quels coups de canon !... j’en ai été sourd pendant vingt-quatre heures.

VICTORINE.

Ça doit faire un couple bien assorti ; car on dit que le prince Jérôme n’est pas mal non plus... et puis brave !... oh ! mais brave !... quoique le plus jeune des frères de l’empereur, il s’est déjà joliment montré !

Air : Vaudeville de la Famille de l’apothicaire.

D’un nom difficile à porter,
Jaloux de soutenir la gloire,
Bien jeune on l’a vu remporter
Sur mer une grande victoire ;
Avec un seul vaisseau français,
S’emparant de toute un’ flottille...
Il a su prouver aux Anglais
Qu’il était bien de la famille.

Continuant sa lecture.

« Napoléon, empereur des Français... »

Elle achève bas, les garçons lisent par-dessus son épaule.

 

 

Scène II

 

VICTORINE, FRANÇOIS, BALAINE, GARÇONS

 

BALAINE, entrant en chantant.

Aussitôt que la lumière
Vient éclairer mon chevet,
Je commence ma carrière
Par visiter mon buffet.

Venant en scène.

Que vois-je ! Victorine lisant le journal !... Victorine entraînant mes garçons dans la politique... à cinq heures... à l’heure solennelle où l’on dîne !...

Chantant.

En vérité, c’est affreux !
Quel tour épouvantable[1].

VICTORINE.

Dam, mon père, je lisais une nouvelle ordonnance de l’empereur.

BALAINE.

Mademoiselle, en fait d’ordonnance, vous ne devez vous occuper que de celle de ma maison... vous êtes la fille de Balaine... l’unique héritière du grand Balaine...

Chantant.

L’Hébé du rocher de Cancale,

comme vous appelle ce bon vieux M. Laujon, sur l’air du café du bosquet... et, quand les fourneaux flambent, quand la broche tourne, quand la friture frémit, l’Hébé du Rocher de Cancale se croise les bras et épelle le Moniteur à mes Ganimèdes !... Mais où suis-je ?... dans quel siècle vivons-nous ?

Chantant.

Tout est perdu,
Confondu,
Qui l’eût cru ?[2]

VICTORINE.

Mais, papa...

BALAINE.

Ah ! Victorine, Victorine, si j’estimais moins votre mère, ma chaste épouse, il y a de ces moments où je vous dirais : Arrière, jeune fille, tu n’es pas une Balaine.

FRANÇOIS.

Mais, bourgeois, soyez donc tranquille, vos pratiques ne manquent de rien.

BALAINE.

Mes pratiques ! mot ignoble ! je voudrais bien voir que mes clients... mes clients, entends-tu ?... manquas sent de quelque chose ! qu’il y eût, chez moi, une mâchoire en suspens, un larynx à sec !

Chantant.

Chez Balaine, (Bis.)
La bouche doit être pleine.[3]

Aujourd’hui surtout... aujourd’hui où je nourris le corps et l’esprit des chansonniers du Caveau moderne... de mes chers Momusiens... la gloire chantante de la France, et dont je sais par cœur tous les refrains !

Un gai refrain
Nous met en train.[4]

Ont-ils été contents, mes joyeux Épicuriens !... M. Laujon a-t-il trouvé le Beaune première assez vieux ? M. Piis a-t-il mangé du faisan ?... et la truite, sauce aux huitres, qu’en a dit M. Barré, hein ?...

FRANÇOIS.

Bourgeois, on ne tarit pas sur vos éloges là-dedans... M. Radet vous a proclamé l’élu de Co... co...

BALAINE.

De Comus, imbécile ! Et ces messieurs, où en sont-ils ?... au vin d’Aï ?

FRANÇOIS.

On le frappe.

BALAINE.

Soignez le Champagne, mes amis... car, comme dit, c’est-à-dire, comme chante M. Désaugiers... cet excellent M. Désaugiers.

Lorsque le Champagne
Fait en s’échappant
Pan ! pan !
Ce doux bruit me gagne
L’âme et le tympan.

VOIX dans la coulisse.

Garçon ! garçon !

FRANÇOIS et LES GARÇONS.

Voilà ! voilà ! voilà !

TOUS.

Air : J’entends la contredanse (Gribouille.)

Pour soutenir { ma gloire
                        { sa
Et { mon renom fameux
     { son
Courez   } verser à boire
Courons }
Aux chansonniers joyeux.

François et les garçons sortent.

 

 

Scène III

 

BALAINE, VICTORINE

 

BALAINE, regardant au fond.

Bravo ! bravo ! voilà qu’on se presse, qu’on se coudoie dans mes salons !

Venant en scène.

Décidément, je suis le privilégié de la vogue... l’enfant gâté de la mode.

VICTORINE.

Le fait est que notre restaurant ne désemplit pas.

BALAINE.

Je crois bien !... et quelle société huppée !... des généraux... des diplomates !... des sénateurs !... On assure même que des princes de l’empire sont venus dîner, incognito, au Rocher de Cancale... Et ce sont mes chers fils d’Épicure qui me valent tout cela.

VICTORINE.

Aussi, vous chantez du malin au soir.

BALAINE.

C’est vrai !... c’est encore à mes momusiens que je dois cela... en les entendant chanter, je suis devenu un flon flon vivant.

Flon, flon, flon, la rira dondaine,
Gai, gai, gai...

j’ai toujours quelque refrain sur les lèvres... l’air des pendus, quand je décroche une volaille... l’air du verre, quand je débouche une bouteille... et celui de la fricassée, quand j’assaisonne une matelote... À propos de matelote, n’oublions pas qu’il en faut une vaste, une colossale pour ce soir... un souper à cinquante francs par tête... vin non compris... As-tu pensé au hors-d’œuvre et au dessert ?...

C’est au dessert
Que notre esprit pétille...

sur l’air du premier pas... je sais tous les airs...

VICTORINE.

Oh ! mon papa, soyez tranquille... mes gelées sont prises et mes compotes toutes prêtes... rien n’y manquera... le capitaine Jérôme et ses amis seront contents.

BALAINE.

Qu’est-ce que c’est que ça, le capitaine Jérôme ?

VICTORINE.

Pardine, c’est ce jeune homme qui est venu souper chez nous six fois depuis dix jours, et qui nous a encore commandé ce repas pour ce soir...

BALAINE.

Ah ! c’est vrai... tu as bien retenu son nom, toi...

VICTORINE.

Dam, papa, je l’ai entendu nommer par ses amis.

BALAINE.

Oui... oui... Eh bien !... je ne sais pas pourquoi... mais, il ne me revient pas trop, ce jeune militaire... et puis, je ne suis pas inquiet... mais il me doit ses trois derniers soupers.

VICTORINE.

Eh ! il vous les paiera.

Soupirant.

Ah ! il est bien aimable, allez !

BALAINE.

Victorine, Victorine, vous me faites de la peine... je m’aperçois que vous avez un penchant décidé pour l’uniforme, et un grand faible pour la moustache, ma bonne amie.

VICTORINE.

Oh ! par exemple !

BALAINE.

Prenez-y garde, Victorine, la moustache est séduisante... c’est vrai, mais elle est diablement trompeuse !

Chantant.

Malheur à qui s’attache
À ces jeunes soudards,
Portant une moustache...
Et cætera...[5]

Mais il faut que je m’occupe de son souper et que je prépare son mémoire... car il ne peut pas boire mon vin, savourer mes sauces et faire la cour à ma fille... à crédit !

Non, plus de crédit,
Car, sans contredit,
J’en perdrais l’esprit.[6]

 

 

Scène IV

 

BALAINE, VICTORINE, LA DUCHESSE DE ***, déguisée en écaillère, avec deux cloyères d’huîtres sous les bras

 

LA DUCHESSE, près de la porte.

Salut, la compagnie... puis-je t’y entrer ?

BALAINE.

Qu’est-ce que vous demandez, la fille ?

LA DUCHESSE.

C’est-y pas vous qu’est M. Balaine.

BALAINE.

Oui, c’est moi... Et vous, qui êtes-vous donc ?

LA DUCHESSE.

Ah ! c’est que vous ne me connaissez pas... Je suis Manette, la cousine-germaine à Geneviève, l’écaillère de l’établissement.

BALAINE.

Eh ! mais, en effet, Geneviève n’a pas encore paru d’aujourd’hui, qu’est-ce que ça signifie ?

LA DUCHESSE.

Ça signifie donc qu’à ce matin, dès le potron-minette, elle est partie pour Luzarches, à la noce de sa sœur, qui épouse le grand Bahut.

BALAINE.

Partie... par exemple ! c’est sans gêne !

LA DUCHESSE.

Vous êtes encore cocasse, vous... Écoutez donc, c’te femme, qu’est sensible pour sa famille et qui ne mé prise pas une contredanse en passant, ça n’a pas pu résister au charme de la chose. Elle est partie avec son bon ami, qu’est brigadier au troisième dragons, et pour lors, qu’elle m’a dit : « Cousine, va-t-on chez M. Balaine, au Rocher, ou tu me remplaceras... » et voilà !

BALAINE.

Il n’en est pas moins vrai que c’est très imprudent... Vous ne connaissez pas l’importance de l’huître dans une maison comme la mienne... Il faut savoir son état, pour s’en mêler, ma chère.

LA DUCHESSE.

C’te farce... Ça me connait, allez, les huîtres... j’ai été élevée là-dedans dès mon enfance, que je n’avais que six ans.

BALAINE.

Nous verrons, nous verrons ça... Allons, vite à l’ouvrage, car le temps presse... et nous, aux fourneaux !

Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonne.

Allons, mettez-vous à l’ouvrage
Et montrez-nus votre talent ;
Il faut mériter le suffrage
Des abonnés de l’établissement.
Par ses huitres que rien n’égale,
Autant qu’ par ses mets enchanteurs,
À Paris, le Rocher d’Cancale,
Doit écraser tous les restaurateurs.

Ensemble.

BALAINE et VICTORINE.

Allons, mettez-vous à l’ouvrage, etc.

LA DUCHESSE.

Oui, je rais me mettre à l’ouvrage,
Je veux vous montrer mon talent ;
Je veux aussi mériter le suffrage
Des abonnés de l’établissement.

Balaine et Victorine sortent.

 

 

Scène V

 

LA DUCHESSE, seule, reprenant sur son ton naturel

 

Allons, je suis contente de moi ; j’ai bien joué mon rôle, et voilà un costume que je garderai certainement pour le carnaval... Je veux faire voir à la cour que rien n’est plus facile que de changer la femme d’un duc et d’un maréchal de l’empire en écaillère !... Me voilà établie au Rocher de Cancale, grâce à la complaisance un peu intéressée de Geneviève, et je saurai bientôt ce que je veux savoir !... C’est une folie, une extravagance ce que je fais là, mais je n’ai jamais su faire que cela toute ma vie ; et l’on est bien excusable quand on aime... car je l’aime toujours... cependant, je me suis soumise aux exigences de son rang ; frère de l’empereur, la politique lui imposait pour femme la jeune princesse de Wurtemberg, et je me suis sacrifiée... Mais ce que je ne puis souffrir, c’est que Jérôme nous trahisse elle, son épouse, et moi qu’il aimait autrefois, pour je ne sais quel caprice nouveau, car, j’en suis bien sûre, ces soupers, ces réunions joyeuses au Rocher de Cancale, ne sont qu’un prétexte pour cacher quelque rendez-vous de femme... c’est ce mystère que je veux pénétrer.

Air : Vaudeville du Baiser au porteur.

Pour une conquête nouvelle
S’il vent rompre tous ses liens,
Je défendrai les droits de celle
À qui j’ai dû sacrifier les miens,
Je veux surtout qu’il respecte les miens !
Je veux que jamais dans son âme
Notre amour ne soit remplacé,
Et qu’il ne soit infidèle à sa femme
Qu’en se souvenant du passé,
Il ne doit être infidèle à sa femme
Qu’en se souvenant du passé.

On entend un roulement de voiture.

 

 

Scène VI

 

LA DUCHESSE, BALAINE, GARÇONS

 

BALAINE, accourant avec deux garçons.

Un équipage superbe ! une livrée éclatante ! Holà ! mes garçons, venez recevoir !

LA DUCHESSE, à part.

Que dit-il ? serait-ce déjà ?

Elle court au fond.

Ciel ! le duc ! mon mari ! où me cacher ?... Ah !...

Elle se jette dans un cabinet à gauche.

 

 

Scène VII

 

BALAINE, LE DUC DE ***, GARÇONS

 

LE DUC, entrant et s’arrêtant au fond.

M. Balaine ?...

BALAINE, saluant.

C’est moi, monsieur ; qu’y a-t-il pour votre service ?

LE DUC.

Je désirerais vous parler... à vous seul...

BALAINE, étonné, fait un signe aux garçons, qui sortent.

À moi seul ?... En ce cas, monsieur...

Envisageant le duc.

Mais je ne me trompe pas... c’est...

Se confondant en salutations.

M. le maréchal... M. le duc...

LE DUC.

Vous savez qui je suis ?

BALAINE.

Ah ! monseigneur, je ne vous ai vu qu’une fois caracoler sur votre beau cheval arabe, auprès de sa majesté impériale, mais...

LE DUC

Il suffit... Répondez-moi avec franchise... Depuis quinze jours, environ, un jeune officier vient souvent souper ici avec quelques amis ?... il se fait appeler le capitaine Jérôme.

BALAINE.

Le capitaine ne... oui, oui... c’est un de mes clients ; il m’a même commandé aujourd’hui un souper pour ce soir.

LE DUC, à part.

On ne m’avait pas trompé...

Haut.

Et vous ne connaissez pas plus particulièrement ce capitaine Jérôme ?

BALAINE.

Non, monsieur le duc... je sais seulement qu’il boit bien, qu’il mange idem... et qu’il me doit ses trois derniers soupers.

LE DUC.

Écoutez-moi, M. Balaine... Le capitaine Jérôme va venir ici... et il importe qu’il n’en sorte pas cette nuit, sans que je le sache, j’ai besoin de l’avoir sous la main.

BALAINE, étonné.

L’avoir sous la main !

LE DUC.

Oui, il m’importe beaucoup de savoir où le prendre... il s’agit d’une affaire d’état.

BALAINE.

Une affaire d’état !... Vous m’effrayez, monsieur le duc... serait-ce un mal intentionné, un espion des Anglais, un conspirateur ?

LE DUC.

Pas de questions, ni d’interprétations, M. Balaine, nous ne les aimons pas... Traitez le capitaine Jérôme et ses amis avec tous les égards possibles ; servez-leur ce que vous avez de plus fin, de plus délicat, et surtout de votre meilleur vin ; le reste me regarde.

BALAINE.

Oui, monsieur le duc.

LE DUC.

Pas un mot de tout ceci à qui que ce soit ! je vous le répète, il s’agit d’une affaire d’état... et la moindre in discrétion de votre part entraînerait les plus graves con séquences... Vous comprenez ?... Adieu !

Fausse sortie.

Ah ! j’oubliais... C’est dans cette salle qu’ils souperont ?...

BALAINE.

Oui, monseigneur.

LE DUC.

N’y aurait-il pas moyen, s’il était nécessaire, de tout voir sans être vu ?

BALAINE.

Ce cabinet...

Il ouvre la porte du cabinet où s’est jetée la duchesse.

Regardez, monseigneur.

LE DUC.

En effet, c’est ce qu’il faut... Ah ! mon Dieu !... est-ce une illusion ?... mais non, c’est elle-même... la duchesse...

 

 

Scène VIII

 

LE DUC, LA DUCHESSE, BALAINE

 

LA DUCHESSE, paraissant.

Monsieur le duc !

BALAINE.

Hein ? comment ! l’écaillère vous connaît ?

LE DUC.

Retirez-vous, M. Balaine, laissez-nous.

BALAINE.

Mais, monseigneur.

LE DUC.

Sortez, vous dis-je !

BALAINE.

J’obéis.

À part.

Par exemple ! voilà une drôle de connaissance !

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LE DUC, LA DUCHESSE

 

LE DUC.

Eh bien ! madame, m’apprendrez-vous quelle est celle plaisanterie, et ce que vous faites ici ?

LA DUCHESSE, avec calme.

Et vous-même, monsieur le duc ?

LE DUC.

Moi, madame, j’exécute les ordres l’empereur, et...

LA DUCHESSE.

C’est tout ce que je voulais savoir, et c’est ce que je viens d’apprendre, en appliquant l’oreille contre la serrure de cette porte.

LE DUC.

Comment ?

LA DUCHESSE.

Eh quoi ! monsieur le duc, vous, autrefois la terreur des maris, un des mauvais sujets de l’armée avant d’être un de ses chefs, vous vous étonnez que votre femme épie vos démarches secrètes, et même qu’elle se déguise en écaillère pour vous surprendre en flagrant délit ? Répondez.

LE DUC.

Ainsi, madame, ce serait pour moi que...

LA DUCHESSE, riant.

Eh ! mon Dieu ! vous êtes tout prêt à le croire, et, si j’y tenais, vous n’en douteriez plus... mais je n’ai pas besoin de vous tromper... non, monsieur le duc, non, ce n’est pas pour vous que je suis ici, et je ne m’attendais pas à vous y rencontrer.

LE DUC.

Alors, madame, pour qui donc y êtes-vous ?

LA DUCHESSE.

Pour la même personne qui vous amène dans ce restaurant...

LE DUC.

Le prince Jérôme.

LA DUCHESSE.

Le prince Jérôme.

LE DUC.

C’est impossible, qu’avez-vous de commun avec le prince Jérôme ? quel intérêt prenez-vous à ses actions.

LA DUCHESSE.

Aucun... et vous, monsieur le duc ?

LE DUC.

Moi, madame, je vous l’ai dit, c’est l’empereur qui m’envoie... un frère, un souverain a droit de surveillance sur son frère et son sujet...

LA DUCHESSE.

Sans doute ; mais une femme, monsieur, n’a-t-elle pas aussi le droit de surveillance sur son mari ?

LE DUC.

Que voulez-vous dire ?

LA DUCHESSE.

Que, si vous venez ici par ordre de l’empereur, moi, je suis chargée d’une mission toute semblable à la vôtre, par la princesse de Wurtemberg...

LE DUC.

Il serait vrai ? et ce déguisement...

LA DUCHESSE.

Était indispensable. Comment me trouvez-vous ainsi ?

LE DUC, riant.

Charmante, d’honneur ! et j’espère bien, que cet hiver, au bal de la cour, vous n’aurez pas d’autre costume.

LA DUCHESSE.

C’est déjà décidé.

LE DUC.

Mais, je n’en reviens pas. La princesse est donc instruite ?...

LA DUCHESSE.

De tout... Voilà le prince entouré d’espions...

LE DUC.

Nous nous seconderons mutuellement.

LA DUCHESSE.

J’y consens.

LE DUC.

Notre but est le même.

LA DUCHESSE.

Absolument.

LE DUC.

Mais je serais curieux de voir comment vous vous tirerez de votre rôle d’écaillère ?

LA DUCHESSE, changeant de ton.

Qu’est-ce que monsieur demande ! trois douzaines d’huîtres ?... voilà, not’ bourgeois, voilà !... ça n’ va pus t’être long !

Faisant le geste d’ouvrir les huîtres en chantant.

Portrait charmant, portrait de mon amie !

Ohé ! garçon ! voilà les huîtres du n° 9 enlevez !...

LE DUC, riant.

Bravo ! bravo ! Savez-vous que vous seriez une excellente comédienne ?

LA DUCHESSE.

N’est-ce pas ?

LE DUC.

Mais il faut que je retourne en toute hâte au château... je vais donc vous laisser... adieu, madame ; bonne chance, et au revoir.

Il lui baise la main ; Balaine rentre au même instant.

 

 

Scène X

 

LE DUC, LA DUCHESSE, BALAINE

 

BALAINE, au duc.

Qu’est-ce que je vois ? Eh quoi !... monseigneur...

LE DUC, à Balaine.

Silence !...

Il sort par le fond.

BALAINE, se tournant du côté de la duchesse.

Ah ça ! mais écaillère...

LA DUCHESSE.

Pas un mot !

Elle rentre dans le cabinet.

 

 

Scène XI

 

BALAINE, seul, stupéfait

 

Je tombe des nues... Comment ! le duc et l’écaillère... c’est donc une écaillère de la plus haute volée ? c’est donc une grande dame travestie ?... tout ça est fantastique... mon restaurant serait-il devenu le foyer d’un complot ?... Oh ! oui, ce capitaine Jérôme et ses amis trament quelque chose de sinistre !... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Air : Quel désespoir.

Chantant.

Quel désespoir
En vérité, je perds la tête ;
Quel désespoir !

Allons, voilà que je chante... quel contresens... ce que c’est que l’habitude !... Ah ! j’entends du bruit... ce sont ces infâmes conspirateurs !... d’après mes instructions, n’ayons l’air de rien... et faisons-leur bonne mine.

 

 

Scène XII

 

BALAINE, LE CAPITAINE DULAURENT, MUSSON, TRÉNIS, LE COLONEL RIPPER, CHAVIGNY

 

DULAURENT, entrant le premier.

Air du Curé de Pompone.

Tant que le goût recherchera
Des mets que rien n’égale.

TOUS LES AUTRES, entrant.

Tant que le goût recherchera
Des mets que rien n’égale.

DULAURENT.

Tant que le bon vin calmera
Une soif de Tantale,
On boira,
Mangera,
Larira,
Au rocher de Cancale.

TOUS.

On boira, etc.

BALAINE, à part.

Ils sont bien gais, pour des conspirateurs !... Oh ! ils chantent pour se donner un air...

DULAURENT.

Eh ! c’est Balaine, en personne !...

BALAINE.

Tout à votre service, messieurs.

À part.

Leur chef n’est pas avec eux.

MUSSON.

Toujours gros et gras, le papa Balaine !

Il lui frappe sur le ventre.

Comme ça résonne !... Eh bien ! avons nous inventé quelque nouvelle sauce ?

BALAINE, d’un air goguenard.

On vous en prépare une à laquelle vous ne vous attendez pas.

TRÉNIS.

C’est à merveille !

Il fait une pirouette.

BALAINE, à part.

Il danse toujours, celui-là !

DULAURENT.

Ah ça ! notre Amphitryon, le capitaine Jérôme n’est pas arrivé ?

BALAINE.

Je ne l’ai pas encore aperçu.

TRÉNIS, dansant.

Il nous a pourtant convoqués pour dis heures précises...

DULAURENT, déclamant.

« Il se présentera, gardez-vous d’en douter. »

Nous donnerez-vous de bonnes huitres ! monsieur Balaine ?

BALAINE.

Ah ! mon officier... quelle question !... vous aurez de véritables huîtres de Marennes... il n’est pas de souper fin sans ça, comme dit la romance de M. Désaugiers...

TRÉNIS.

Il a fait une romance sur les huîtres ?...

BALAINE.

En cinquante-trois couplets... sur l’air : Bouton de Rose...

Avec des huitres
J’oublie un monde corrompu ;
Loin des faquins et des bélîtres,
Que n’ai-je, hélas ! toujours vécu
Avec des huîtres.

C’est étourdissant.

Avec des huîtres...

DULAURENT.

Assez... assez...

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, JÉRÔME, entrant, l’air agité

 

JÉRÔME, à Balaine d’un ton brusque.

Laissez-nous !

BALAINE, à part.

Ah !... il ne chante pas, celui-là... véritable physique de conspirateur !...

Il sort par le fond en chantant : Avec des huîtres.

 

 

Scène XIV

 

JÉRÔME, DULAURENT, MUSSON, TRÉNIS, RIPPER, CHAVIGNY

 

JÉRÔME, l’air soucieux.

Bonsoir, mes amis, bonsoir.

DULAURENT.

Tu es en retard... Ah ! mon Dieu !... que l’es-t-il arrivé ?

Déclamant.

« D’où te vient aujourd’hui cet air sombre et sévère. »

JÉRÔME.

Fais-moi grâce de tes citations, Dulaurent... nous ne sommes plus au collège de Juilly...

DULAURENT.

De la mauvaise humeur ?...

JÉRÔME.

Et ce n’est pas sans sujet... Apprenez, mes amis, que j’ai eu ce matin une scène affreuse avec Napoléon.

TOUS, se rapprochant de Jérôme.

Avec l’empereur ?

JÉRÔME.

Oui ; il prétend que j’ai des dettes, que je vois mauvaise compagnie...

DULAURENT.

Merci !

JÉRÔME.

Que je délaisse ma femme, et que j’ai conservé des liaisons avec la duchesse... que sais-je ?...

MUSSON.

Et vous vous êtes justifié ?

JÉRÔME.

Vraiment non... j’ai répondu avec quelqu’aigreur, je l’avoue ; il s’est emporté et m’a juré que, pour couper court à ce qu’il appelle mes extravagances, il m’éloignerait de Paris !...

DULAURENT.

Un exil !...

JÉRÔME.

En attendant, il m’a enjoint de ne pas sortir de chez moi avant d’avoir reçu ses ordres...

DULAURENT.

Il t’a mis aux arrêts !...

JÉRÔME.

Oui ! mais je me suis piqué au vif, à mon tour, et je lui ai déclaré que je n’en ferais rien... et que même, je partirais ce soir pour Fontainebleau, après souper... je vous emmènerai tous avec moi.

MUSSON.

Et vous vous êtes quittés ainsi ?...

JÉRÔME.

Mon Dieu ! oui... il m’a tourné les talons pour parler au grand maréchal qui venait d’entrer.

DULAURENT.

Mais il doit être furieux !... et que sera-ce, quand il apprendra que tu n’as pas attendu ses ordres ?... je crains tout !...

JÉRÔME.

Ah ! bah... ce n’est pas la première fois que je lui tiens tête ! il m’aime ! il sait que je lui suis dévoué de corps et d’âme, et, avec moi, son courroux ressemble à un coup de tonnerre, ça fait beaucoup de bruit et pas de mal... que diable ! vouloir que je vive conjugalement et fastidieusement !... autant vaudrait être devenu petit bourgeois de Corse ou d’Ajaccio ! mais ne pensons plus à tout cela... je vous retrouve, mes joyeux compagnons... point de soucis, de craintes !... les ennuis aux Tuileries, la gaité au Rocher de Cancale !

Deux garçons apportent au milieu du théâtre une table splendide ment servie, et placent des chaises.

 

 

Scène XV

 

JÉRÔME, DULAURENT, MUSSON, TRÉNIS, CHAVIGNY, RIPPER, GARÇONS

 

JÉRÔME.

Allons, amis, à table !

CHŒUR.

Air : de M. Monpou.

À table, allons, à table !
Un souper délectable
Ici, nous est effort.
Buvons, trinquons ensemble ;
Le plaisir nous rassemble
À ce joyeux couvert.

Tous se placent pendant le chœur.

JÉRÔME, au milieu.

Camarades, serrons nos rangs !...

À Trénis.

Eh bien ! Trénis, comment gouvernes-tu la danse ?

TRÉNIS.

À merveille... j’ai donné mon nom à un nouveau quadrille... je vous le danserai au dessert.

JÉRÔME.

Bravo ! Et toi, mon joyeux Musson, le mystificateur par excellence... comment vont les mystifications ?

MUSSON.

Mal... Que faire maintenant ? l’empereur mystifie les rois, et ses généraux mystifient les peuples !

JÉRÔME.

C’est ma foi vrai !... Qu’es-tu devenu, hier soir, Dulaurent. On ne t’a pas vu chez le prince de Bénévent ?

DULAURENT.

Non ; j’ai été voir Brunet !

JÉRÔME.

Eh bien ! moi, j’ai vu, avant-hier, Agamemnon... notre beau Talma, et la débutante, mademoiselle Georges... Ah ! mes amis, la ravissante personne !... une taille de nymphe qui tiendrait dans mes dix doigts.

TRÉNIS.

Allons, messieurs, buvons !

MUSSON, remplissant son verre et le levant.

Il a raison... aux gens d’esprit !

TRÉNIS, de même.

Aux danseurs de l’Académie impériale !

DULAURENT, de même.

À l’armée qui fait tout !

MUSSON, de même.

À la diplomatie qui ne fait rien !

JÉRÔME.

Messieurs, messieurs, j’abjure toute rancune, et je porte une santé qui doit passer avant tout !

Se levant.

À l’empereur !

TOUS, se levant.

À l’empereur !

Ils boivent.

JÉRÔME, se rasseyant.

Et maintenant, à nous !... car il s’agit de fêter le souper.

Air nouveau de M. Doche.

À ce banquet plein de charme,
Mes amis faisons honneur ;
Du verre que chacun s’arme
Et le vide sans lenteur.
Buvons tous à nos maîtresses,
Aux femmes faibles, hélas !
Puis, nous boirons aux Lucrèces
Que nous ne connaissons pas.
Quel repas !
Mes amis, quel doux repas !

TOUS.

Quel repas !
Mes amis, quel doux repas !

JÉRÔME.

Même air.

En tout temps, avec audace,
On se plaint des fournisseurs ;
On se plaint des hommes en place,
Qu’on nomme des avaleurs,
Pensez-vous que cela change ?
Moi, je ne le pense pas ;
Car toujours le plus gros mange
Le plus petit ici-bas !
Quel repas !
Mes amis, quel long repas !

TOUS.

Quel repas ! etc.

Ils choquent tous leurs verres. Tableau général.

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, LE DUC DE ***, entrant conduit par BALAINE

 

BALAINE, au duc.

Les voilà, monsieur le maréchal... et d’après vos ordres...

LE DUC.

C’est bien ?

Il s’approche de la table.

JÉRÔME.

Qui vient nous déranger ?...

Se retournant.

le maréchal !...

Il se lève.

TOUS, de même.

Le premier aide-de-camp de l’empereur !

Ils se lèvent.

BALAINE, à part se frottant les mains.

Bien ! bien ! ça les dégrise !...

JÉRÔME, allant au duc et le prenant à part.

En quoi ! monsieur le maréchal, vous ici ?... à pareille heure... quel motif vous amène ?...

LE DUC, à mi-voix.

Mon devoir !... J’aurais à parler à votre altesse impériale...

JÉRÔME.

Il suffit !

Se tournant vers ses compagnons, avec embarras.

Mes amis, je suis à vous dans l’instant, le billard doit être éclairé... je vous y rejoins.

BALAINE.

Oui, messieurs, oui, vous pouvez passer au billard...

À part.

Bloqués ! bloqués !... les Catilina ! Je vais tout savoir !

LE DUC, à Balaine.

Sortez.

BALAINE, bas au duc.

Mais, monsieur le duc... vous êtes sans armes...

LE DUC.

Sortez.

Balaine salue et va au fond.

Ensemble.

JÉRÔME, à part.

Air de la Contre-lettre.

Maintenant de mon frère,
Ah ! je crains la colère,
Et de tout ce mystère,
Je n’attends rien
De bien.

DULAURENT, et ses amis.

Ah ! pour lui, de son frère,
Redoutons la colère !
Oui, de tout ce mystère
Je n’attends rien
De bien !

Ils sortent par la droite.

BALAINE, au fond.

Bientôt, enfin, j’espère,
Je saurai ce mystère ;
Pour eux, de cette affaire,
Je n’attends rien
De bien.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XVII

 

JÉRÔME, LE DUC DE ***

 

JÉRÔME.

Nous sommes seuls, monsieur le duc... qu’avez-vous à me dire ?

LE DUC, avec mystère.

L’empereur, en apprenant que vous aviez rompu vos arrêts, s’est mis dans une colère épouvantable...

JÉRÔME, à part.

Allons, c’est plus sérieux que je ne pensais.

Haut.

Est-ce là tout, monsieur ?...

LE DUC.

Non... Ce message pour votre altesse impériale.

Il lui présente une grande lettre cachetée.

JÉRÔME.

Un message ?...

LE DUC.

De la plus haute importance !

JÉRÔME.

Et que contient-il ?

LE DUC.

Je l’ignore... sans doute les dispositions que sa majesté elle-même a prises à votre égard... mais souffrez que je prie votre altesse de vouloir bien permettre que je la reconduise à son palais.

JÉRÔME.

Je suis avec des amis, et les quitter ainsi, maintenant...

LE DUC.

Serait cruel, j’en conviens. Votre altesse veut-elle me donner sa parole d’attendre ici les nouveaux ordres que je pourrais avoir à lui transmettre de la part de l’empereur ?

JÉRÔME.

Je vous la donne, monsieur le duc.

LE DUC.

Je n’exige rien de plus, et je prends tout sur moi.

Il salue profondément et sort par le fond.

JÉRÔME.

Courons trouver mes amis et leur communiquer...

 

 

Scène XVIII

 

LA DUCHESSE, JÉRÔME

 

LA DUCHESSE, sortant du cabinet.

Arrêtez !

JÉRÔME, se retournant.

La duchesse, ici ! sous ce costume !

LA DUCHESSE, vivement.

Ne me demandez pas d’explications, je refuserais de vous répondre... un mot seulement avant de rejoindre vos amis... cette lettre de l’empereur, ces nouveaux ordres qu’on vous annonce, tout cela m’effraie, car tout cela n’est que trop clair ; c’est une disgrâce ! un exil !

JÉRÔME.

Oh ! bien certainement, et je n’ai pas besoin de lire...

LA DUCHESSE.

Qu’allez-vous faire ?

JÉRÔME.

Quitter Paris, la cour, m’en aller bien loin de tout ce monde-là ! Qu’ai-je à regretter, l’apparat, l’étiquette du château ? cela m’ennuie... Est-ce ma femme ? je la connais à peine, elle ne me connaît pas du tout, et au point où en est notre bonheur diplomatique, la séparation ne sera pas bien cruelle !

LA DUCHESSE.

Ainsi, vous partirez seul ?

JÉRÔME.

Non, je dirai : qui m’aime, me suive... et je compte sur mes vrais et fidèles amis... trois ou quatre, qui sont dévoués à Jérôme Bonaparte et qui ne tiennent pas au frère de l’empereur...

LA DUCHESSE.

Et où irez-vous ?

JÉRÔME.

Que sais-je ? À Fontainebleau peut-être !

DUCHESSE, vivement.

À Fontainebleau ! près de ma terre de Saint-Maur...

JÉRÔME.

Oui ; là, se sont écoulés les plus heureux jours de ma vie... là, j’oublierai le présent pour le passé, et je lâcherai de suppléer par mes souvenirs à l’absence d’une personne qui me fut bien chère...

LA DUCHESSE.

Et qui serait encore prête à tout braver, pour vous prouver son dévouement.

JÉRÔME.

Il se pourrait !

LA DUCHESSE.

Ce n’est point la princesse de Wurtemberg qui vous suivra dans votre exil... Eh bien ! il vous reste une amie... celle dont vous parliez... dès demain, elle par tira pour vous rejoindre...

JÉRÔME.

Eh ! quoi ! un pareil sacrifice... tant de dévouement pour un ingrat. Merci, mon frère, merci, je bénis ta main qui me proscrit, puisque je retrouve dans ma dis grâce tous les biens que j’avais perdus.

LA DUCHESSE.

Il faut que je prévienne, que je donne des ordres à mon hôtel, au revoir donc ; à demain !

JÉRÔME.

À demain, loin d’ici !

Jérôme reconduit la duchesse au fond ; il lui baise la main ; elle sort.

 

 

Scène XIX

 

JÉRÔME, DULAURENT, MUSSON, TRÉNIS, CHAVIGNY, RIPPER

 

TOUS, entrant et apercevant la duchesse qui sort.

Ah ! ah ! ah !... bravo ! bravo !

DULAURENT.

Comment, l’écaillère aussi ?

JÉRÔME.

Pas de plaisanterie, je t’en prie, tu choisis mal le moment.

DULAURENT.

Que veux-tu dire ?

JÉRÔME.

Une lettre de l’empereur...

TOUS.

De l’empereur ?

JÉRÔME.

Oui... la suite de celte maudite querelle de ce matin... il est réellement furieux contre moi.

TOUS.

Grand dieu !

DULAURENT.

Voilà ce que je craignais !

JÉRÔME.

La menace qu’il m’a faite de me forcer à quitter Paris...

MUSSON.

Plus de doute, c’est une éclatante disgrâce !

DULAURENT.

Peut-être un ordre d’exil !

JÉRÔME, donnant la lettre à Dulaurent.

Lis ; Dulaurent, lis... car je n’en ai pas la force...

Dulaurent prend le message dont il brise lentement le cachet ; consternation générale, profond silence.

DULAURENT, avec un cri de joie.

Ciel ! qu’ai-je lu !... en croirai-je mes yeux ?...

S’inclinant devant Jérôme.

Sire !... votre majesté !

TOUS.

Que signifie ?

JÉRÔME.

Que veux-tu dire ?

DULAURENT.

Que tu es ?...

Se reprenant.

Que vous êtes monté en grade... vous êtes passé roi !

TOUS.

Roi !

JÉRÔME, lui arrachant la lettre.

Impossible !

Lisant.

Mais si... cela est !...

Avec joie.

Mes amis, lisez, lisez tous... je suis roi !... roi de Westphalie !

TOUS.

Roi de Westphalie !

Ils s’éloignent tous avec respect.

JÉRÔME, les regardant.

Eh bien ! eh bien ! qu’avez-vous donc, vous autres ? tout à l’heure, vous vous pressiez joyeusement autour de moi... et maintenant, vous vous tenez à l’écart froids et silencieux !

DULAURENT.

C’est que, tout à l’heure, il n’y avait avec nous que le prince Jérôme... tandis qu’à présent, vous êtes...

JÉRÔME.

À présent, comme toujours, que diable ! Jérôme ! votre ami Jérôme... rien de plus.

Air : Dans un vieux château.

Au fond de vos cours gardez-moi ma place,
Quand je vais partir pour régner là-bas ;
J’ai besoin de vous, suivez-moi de grâce ;
Car, roi débutant, je crains les faux pas.
Que votre amitié toujours m’environne,
Que votre soutien ne me manque pas,
Et si, quelque jour, je tombe du trône,
Je veux, mes amis, tomber dans vos bras.

Gaiement.

Hein ?... nous élions loin de nous attendre à celle royauté qui arrive juste au dessert.

MUSSON.

Malheureusement, il n’y en a que pour un de la royauté !

JÉRÔME.

Oui ; mais, il y aura des faveurs pour tous... mes camarades, nous ne nous quitterons plus... Dulaurent, je te nomme ministre de la marine... À toi, Ripper, le portefeuille de la guerre... À toi, Chavigny, les balan ces de la justice...

TRÉNIS.

Et moi, que serai-je, sire ?

JÉRÔME.

Toi, Trénis ?... grand écuyer.

TRÉNIS, faisant une pirouette.

C’est pour le coup que mes pieds de toucheront plus la terre !

JÉRÔME.

Eh ! mais, j’oubliais ce pauvre Musson, notre joyeux mystificateur, qui est là et qui ne demande rien... Qu’en ferons-nous ? Ah ! j’y suis... aux affaires étrangères... département des mystifications.

MUSSON.

J’aimerais mieux les finances.

JÉRÔME.

Les finances... accordé !

TOUS.

Vive Jérôme !

JÉRÔME.

Et buvons à nos prospérités futures... diable ! il n’y a plus rien dans la bouteille ! Holà ! garçons, garçons !

TOUS.

Garçons, garçons !

CHŒUR.

Air de Fra-Diavolo. (Introduction du premier acte.)

Du vin, du vin ! joyeuse orgie,
Doit couronner notre festin ;
Encore un jour à la folie,
La royauté viendra demain.

Pendant ce chœur et sur la ritournelle, les uns sonnent à tout rompre, les autres frappent avec violence sur la table et renversent des verres et des bouteilles. Commencement d’orgie.

 

 

Scène XX

 

LES MÊMES, BALAINE et VICTORINE, puis FRANÇOIS, accourant

 

BALAINE.

Quel tintamarre !

Chantant.

Ciel ! l’univers va-t-il donc se dissoudre ?

TOUS.

Du vin de Champagne !

En ce moment, François entre portant un bol de punch enflammé qu’il pose sur la table.

BALAINE.

Voilà le punch !

JÉRÔME.

À la bonne heure... allons, messieurs, fêtons le nouvel ami qui nous arrive... la jolie Victorine va entretenir le feu sacré.

Ils entourent le bol de punch que Victorine fait flamber, et ils boivent.

BALAINE, à part.

On m’a dit de ne leur rien refuser... c’est bel et bon ; mais quand ils seront pincés.

Paira,
Qui pourra
La rirette.[7]

Tachons, avant tout, de ne pas perdre la carte.

S’approchant de Jérôme et lui présentant sa note.

Pardon, capitaine, mais... c’est un usage...

JÉRÔME, la prenant.

C’est juste, mon cher...

Après y avoir jeté négligemment les yeux, il la passe à Musson.

À vous mon trésorier, entrez en fonctions...

MUSSON, lisant.

Quatre soupers à cinq cents francs chacun...

JÉRÔME, l’interrompant.

Bagatelle, payez...

BALAINE, à François.

Oh ! ce genre !

Le contrefaisant.

Bagatelle ! payez !

MUSSON, frappant sur son gousset.

C’est que pour le moment, le trésor est vide.

BALAINE, à part.

Qu’est-ce qu’ils parlent de vide ?

JÉRÔME.

Ah ! j’entends... nous n’avons pas encore eu le temps de lever des contributions sur notre peuple.

Jetant sa bourse sur la table.

Allons, messieurs, que chacun en fasse autant... C’est un emprunt royal.

Ils jettent tous quelques pièces d’or.

BALAINE, à part.

Si c’était de la fausse monnaie ?

MUSSON, après avoir compté.

Déficit !

JÉRÔME, riant.

Vraiment ? c’est drôle !

À Balaine.

Ma foi, mon cher hôte, pour le moment, il y a impossibilité réelle... attendez jusqu’à demain.

BALAINE, à part.

Demain, demain ! ils seront peut-être dans les donjons de Vincennes.

Haut.

C’est que voyez-vous, messieurs, la somme est forte, et je n’ai pas l’honneur de vous connaître parfaitement.

JÉRÔME.

Oh ! qu’à cela ne tienne... Mes amis, je vous ordonne de trahir votre incognito...

DULAURENT, se levant et passant devant Balaine.

Je suis le ministre de la marine du roi de Westphalie.

CHAVIGNY, de même.

Moi, le ministre de la justice du roi de Westphalie.

TRÉNIS, de même, faisant une pirouette.

Grand écuyer du roi de Westphalie.

RIPPER, de même.

Ministre de la guerre du roi de Westphalie.

MUSSON, de même.

Ministre des finances du roi de Westphalie.

BALAINE, les regarde un instant d’un air ébahi, puis, part d’un éclat de rire étouffé.

Très bien !

Montrant Jérôme.

Et cet autre, là-bas, vous allez me dire à présent, que c’est le roi de Westphalie, n’est-pas ?

MUSSON.

En personne.

Il retourne ainsi que ses amis auprès de Jérôme.

BALAINE, riant.

Ah ! ah ! ah !

Chantant.

C’est charmant ![8]
L’aventure est impayable.

Messieurs, messieurs, la plaisanterie peut être fort drôle... mais je la trouve déplacée...

DULAURENT, et ses amis.

Insolent !

BALAINE.

Ministre ! roi de Westphalie ! ah ! ah ! ah ! moi, je ne connais que les jambons de Westphalie... et je veux mon argent.

DULAURENT, s’avançant sur Balaine.

Misérable ! sais-tu que j’ai bien envie de te jetter par la fenêtre.

JÉRÔME.

Allons, pas d’esclandre.

Il cherche dans sa poche.

Attendez...

BALAINE, à part.

J’ai bien fait de crier un peu... je vais être payé.

François et un garçon enlèvent la table et les chaises.

JÉRÔME, à ses amis, riant.

Parbleu ! il serait plaisant de lui donner pour gage mon brevet de roi.

Il tire de sa poche le papier qui lui a été remis par le duc, et le présente à Balaine.

Prenez, et lisez...

BALAINE, le prenant.

Des paperasses... encore quelque mauvaise plaisanterie !

Il lit.

Grand Dieu ! qu’ai-je vu ! le sceau de l’état ! la grille de l’empereur !

VICTORINE.

De l’empereur !

JÉRÔME, riant.

Eh bien ! M. Balaine, aurons-nous crédit jusqu’à demain ?

BALAINE, d’un ton lamentable.

Ma fille ! à genoux ! intercédez pour votre malheureux père !

Il se jette à genoux en chantant.

Grâce ! grâce ! sire, de grâce.[9]

Il rend la lettre à Jérôme.

JÉRÔME.

Relevez-vous ! le roi de Westphalie vous pardonne... il fait plus ; en faveur de votre charmante fille, il vous nomme son premier maître d’hôtel.

BALAINE.

L’ai-je bien entendu ! maître d’hôtel de la couronne ! à bas le Rocher de Cancale ! à bas la cuisine publique !

JÉRÔME, à Victorine.

Et toi, mon enfant, je penses que tu suivras ton père ?

Il lui parle bas.

VICTORINE, baissant les yeux.

Sire !

JÉRÔME.

Sois tranquille nous ferons de toi une fille d’honneur...

UN CRIEUR, dans la rue.

« Voilà ce qui vient de paraître. Supplément au Moniteur relatif au prince Jérôme, et au royaume de Westphalie ! »

TOUS.

Vivat !

BALAINE.

C’est officiel !

JÉRÔME.

Ah ! parbleu ! je suis curieux de savoir comment je me trouve roi, avec tous les détails...

Allant à la fenêtre et appelant le crieur.

Eh ! l’ami...

BALAINE.

Courez donc, François, courez !

François sort.

Plus de doute ! Je serai maître d’hôtel !

DULAURENT.

À nous les honneurs et les dignités.

TOUS.

À nous la Westphalie !

CHŒUR.

Air de Fra-Diavolo. (Final du premier acte.)

Aujourd’hui, messieurs, rendons grâce
À la faveur,
(bis.)
Que chacun se pousse et se place
Salut ! ô fortune ô grandeur !
Puisque le sort lui donne,
Un peuple, une couronne,
De notre ami Jérôme
Partageons le royaume :
De ce royal gâteau,
Prenons tous un morceau !
Aujourd’hui,
etc.

FRANÇOIS, revenant tout essoufflé, un papier à la main.

Voilà ! sire !

JÉRÔME, le prenant.

Donnez !

Lisant.

« D’après le traité de Tilsitt, la Westphalie, ayant été érigée en royaume, son altesse impériale, le prince Jérôme est proclamé roi de Westphalie...

TOUS, avec joie.

Vive Jérôme !

BALAINE.

Vivent ses ministres ! vive son maître d’hôtel !...

JÉRÔME, continuant de lire avec un étonnement croissant.

« Sa majesté l’empereur a daigné pourvoir elle-même à la nomination des principaux fonctionnaires de ce royaume, ainsi qu’à l’organisation de la maison civile et militaire du nouveau roi. »

TOUS, stupéfaits.

Ô ciel !

CHŒUR.

Air de l’Amant jaloux.

Pour nous, quelle disgrâce
C’est jouer de malheur,
Plus de faveurs, de place,
Adieu notre grandeur !

MUSSON.

Allons, décidément, l’empereur est le premier mystificateur de l’Europe !

JÉRÔME.

Mes amis, mes pauvres amis !

Moment de silence.

MUSSON.

Sire, vos ministres vous donnent leur démission...

JÉRÔME.

Je suis forcé de l’accepter !

BALAINE, chantant d’une voix sépulcrale en récitatif.

Du faite des grandeurs,
Rejeté dans l’abime...

Je retombe dans ma cuisine !

VICTORINE, soupirant.

Je ne serai pas fille d’honneur !

Un garçon entre et remet une lettre à Balaine.

BALAINE.

Pour sa majesté.

La lui remettant.

Sire !

JÉRÔME, à part.

L’écriture de la duchesse !

Il lit.

« J’oubliais, je sacrifiais tout pour Jérôme proscrit et en disgrâce. Je dois renoncer à Jérôme, roi ; adieu ! sire, adieu pour jamais ! » Qu’ai-je lu !

Soupirant.

Voilà donc notre sort ! La grandeur arrive et le bonheur s’en va.

 

 

Scène XXI

 

LES MÊMES, LE DUC

 

LE DUC, s’approchant de Jérôme, à demi-voix.

Sire ! sa majesté l’empereur vous attend.

JÉRÔME, à part.

Déjà ! allons, il le faut... je vous suis, monsieur...

À Dulaurent et à ses amis qui l’entourent.

Mes amis, mes camarades, vous le voyez... le nouveau monarque doit obéir en sujet ; mais quel que soit mon destin, je me souviendrai toujours de vous, de nos joyeux sou pers et de ma royauté au dessert... Adieu ! adieu !

Air : À soixante ans.

Mes compagnons, allons prenez courage
Le roi toujours, restera votre ami.

Au public.

Vous avez vu, messieurs, dans cet ouvrage,
Un jeune roi bien fou, bien étourdi ;
Ce temps n’est plus car, hélas ! aujourd’hui,
Jérôme, exilé de la France,
N’y peut rentrer... quel malheur est le sien !...
Daignez, messieurs, lui servir de soutien,
Et, chaque soir, abrogeant la défense,
Lui rendre ici ses droits de citoyen.

CHŒUR.

Oui, chaque soir, abrogez la défense
Et rendez-lui ses droits de citoyen.


[1] Air des Fraises.

[2] Air du pantalon. (Nouveau Pourceaugnac.)

[3] Air : Moi je flâne.

[4] Air : Vive le vin de Ramponneau ! 

[5] Air : Lisette dont l’empire.

[6] Air : Gai, gai, l’on est chez nous.

[7] Fin de l’air de : En avant Fanfan la Tulipe.

[8] Air : C’est charmant !

[9] Air de l’Ours et le Pacha.

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