Un Amour de Molière (Théodore PERNOT DE COLOMBEY)

Comédie en deux actes, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 30 juillet 1838.

 

Personnages

 

FOUQUET, surintendant des finances

MOLIÈRE

SAINT-ÉVREMONT

MICOUT, ouvrier tapissier

ISABELLE BÉJART

CLOTILDE DE GRIGNAN

ZACHARIE, domestique de Saint-Évremont

VALETS

 

La scène est chez Molière, en 1661.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon simplement meublé ; portes à gauche et à droite. Une table à la gauche de l’acteur, un pupitre à droite.

 

 

Scène première

 

MICOUT, seul

 

Au lever du rideau, il est près de la porte de droite, et parle à la cantonade.

Oui, monsieur Poquelin, on vient de l’apporter à l’instant, un grand laquais doré sur tranches, comme la lettre.

Il descend la scène.

Toujours en correspondance avec les seigneurs de la ville et de la cour, le fils de Jean Poquelin et de Marie Cressé, purs tapissiers de père en fils, et tout ça, pourquoi ? oui, pourquoi ? parce qu’il fait des comédies, des chefs-d’œuvre, comme ils disent tous. Possible que ça soye... mais pour lors faut pas que ça donne grand’peine à confectionner. Enfin je le vois travailler journellement, ce génie extraordinaire, comme ils disent encore. – Il se place à son bureau, un bon meuble, tout en bois de noyer, il prend sa plume ; et puis il écrit, mais d’une force qu’on dirait que le papier va prendre feu. – Quelque temps après ça se joue devant sa majesté Louis XIV, ou ben sur le théâtre du Petit-Bourbon, et tout Paris s’entretient de Mascarille, de Gorgibus, de Cathos et de Madelon, comme s’il s’agissait de quelque grande victoire remportée en Flandre ou sur le Rhin... C’est suffoquant, parole d’honneur, et rien que d’y penser, je sens l’ambition qui me remonte à la gorge... car enfin pourquoi que je ne serais pas comme cet homme sorti de la pâte populaire dont je suis pétri ?... Qu’est-ce qu’il faut pour ça ? jeter le marteau au diable...

Il jette le marteau qu’il tient.

et tourner des vers au lieu d’un vilebrequin : c’est moins laborieux, sur ce point, j’ai la pointe horriblement piquante, je m’en pique...

Il ouvre un papier et lit.

À MYRTIS.

Vos charmes si touchants sont comme autant de ciels
Que je ne puis toucher et qui restent cruels.

Art sublime ! divine poésie, tu me sollicites, tu me réclames, j’obéis, j’abdique en la faveur le velours d’Utrecht ou toute autre étoffe, pour me livrer exclusivement au culte des neuf muses.

Air de Victorine.

Je n’ suis plus tapissier,
Je me désiste
Et suis artiste.
Je n’suis plus tapissier,
J’embrasse un plus noble métier.

Adieu donc pour jamais,
Dormeuses
Et causeuses,
Je n’ ferai plus désormais
D’ sophas, ni d’ tabourets,
Car un plus noble orgueil
Va diriger ma vie ;
J’ vas pour l’académie
Travailler mon fauteuil.
Je n’ suis plus tapissier,
Je me désiste,
etc.

Molière entre en lisant une lettre.

MICOUT, se mettant à l’écart.

Voici le grand homme, j’ vas lui déclarer mon intention positive d’aller à la postérité.

 

 

Scène II

 

MOLIÈRE, MICOUT

 

MOLIÈRE, à lui-même.

C’est moi que le chevalier de Saint-Brice prie d’intervenir dans son amour pour la pupille de Saint-Évremont, moi qu’il croit supérieur aux passions humaines, parce que je les attaque dans mes écrits... et cependant, plus faible que ce jeune homme, je subis le joug d’une enfant capricieuse et coquette... Pauvre humanité, où ceux qui blâment et ceux qui sont blâmés luttent entre eux de ridicule et de démence !... Isabelle ne vient pas ; elle devrait être ici pourtant : ne sait-elle pas qu’elle a bien des pardons à obtenir de moi pour tout ce qu’elle m’a fait souffrir hier à Vaux, chez le surintendant des finances ? Comme elle accueillait les éloges intéressés de tous ces grands personnages, qui, en louant tout haut la femme jeune et belle, déshonoraient intérieurement la comédienne !... Que de légèreté, de coquetterie !... oh ! c’est là ce qui la perdra !... oui, je le sens, mon amour, ma folie, me préparent bien des peines... mais qu’y faire !...

MICOUT, à part.

Je crois que le moment est mal choisi ; il est en train de composer quelque scène amoureuse.

MOLIÈRE, à lui-même.

Toute réflexion faite, je ne dois, je ne puis me mêler des amours de ces jeunes gens : le chevalier s’abuse sur ma position près de M. de Saint-Évremont.

Il pose la lettre sur une table.

Ah ! c’est toi, Micout ?

MICOUT.

Moi-même, monsieur Poquelin, qui désirerais vous dire en particulier quelques mots sérieux.

MOLIÈRE.

Sérieux !

MICOUT.

Sans plaisanterie.

MOLIÈRE.

Eh bien, je t’écoute, mon garçon, il y a toujours quelque chose à prendre dans la conversation.

MICOUT.

Pour lors, monsieur Poquelin, voici la chose : vous qui êtes, comme on dit, un philosophe, vous êtes-vous demandé d’aucunes fois ce que c’était qu’un simple tapissier dans la nature ?

MOLIÈRE.

Singulier début !...

MICOUT.

Je vois que vous vous l’êtes demandé, et vous vous êtes répondu : Un tapissier, c’est un personnage destiné à se voir pousser des cheveux gris entre une console et un baldaquin... enfin, une créature désagréablement placée sur l’échelle sociale.

MOLIÈRE.

Enfin, où veux-tu en venir ?

MICOUT.

À ceci, monsieur Poquelin, que je suis résolu à quitter comme vous l’état fastidieux de M. votre père...

MOLIÈRE.

Mon père était un homme de sens et de probité.

MICOUT.

Oui, mais qui voulait, l’excellent vieillard, vous forcer à prendre sa clientèle.

MOLIÈRE.

Ne suis-je pas valet de chambre tapissier du roi ?

MICOUT.

Pour l’honneur ; car la besogne, elle me passe toute par les mains, je puis le dire, quand sa majesté détériore son mobilier, c’est moi qui, à votre place, répare le dégât du monarque.

MOLIÈRE.

Ah ça, tu veux donc me quitter ?

MICOUT.

Dans un sens, c’est-à-dire pour tout ce qui touche à la tapisserie... mais non pas le décor, le décor de théâtre, s’entend...

MOLIÈRE.

Quoi ! tu aurais la pensée ?...

MICOUT.

De devenir artiste à deux fins, acteur et auteur comme vous.

MOLIÈRE.

Ah ! malheureux !

MICOUT.

Oui, monsieur Poquelin, je veux, comme vous, composer des comédies et les jouer.

MOLIÈRE.

Mais tu ne sais pas même l’orthographe.

MICOUT.

C’est vrai.

MOLIÈRE.

Tu ne peux rien apprendre par cœur.

MICOUT.

C’est encore vrai : j’ai de plus un physique assez défectueux à l’œil... mais, bah ! le talent ne s’arrête pas à ces vétilles-là. Enfin c’est plus fort que moi, je veux que vous m’engagiez dans votre troupe : j’ai une indigestion de clous dorés, il faut que je monte sur les planches, que je me fasse claquer : je commencerai par jouer les valets, je le sais bien ; mais à la manière dont je m’y prendrai je ne serai pas longtemps à jouer les maîtres.

MOLIÈRE.

As-tu fini ?

MICOUT.

Complètement.

MOLIÈRE.

Eh bien, tu es fou.

MICOUT.

Fou !

MOLIÈRE.

À lier,

MICOUT.

Par exemple.

MOLIÈRE, avec force.

Acteur ! auteur ! peux-tu comprendre tout ce qu’il y a de déception et de soucis dans ces deux mots ?

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Mais d’un acteur connais-lu l’existence ?
C’est un destin de haine et de tourment,
Le premier fat peut avec insolence
L’humilier impunément.
Et lorsqu’en fin à la peine il succombe,
Au malheureux survit l’iniquité.
Vivant, du monde on le voit rejeté ;
Mort, on lui refuse une tombe !

Voilà pour l’acteur... pour l’auteur, travailler avec la conscience d’une noble mission... réformer les mœurs, fouetter le ridicule, stigmatiser le vice et ne trouver partout que haine, envie et persécution. Ici le grand seigneur dont j’étale sur la scène la nullité et la sottise... là le fourbe à qui j’arrache le masque de la vertu. C’est un combat de tous les jours, une lutte de tous les instants, à la quelle ma vie s’épuisera sans doute, mais dont le souvenir me survivra peut-être... Ah ! il fallait du courage pour l’entreprendre, cette lutte, et par fois je sens mes forces fléchir sous le poids des calomnies qui sont leurs armes à eux... armes déloyales et qui frappent dans l’ombre... Va, va, crois-moi, mon enfant, si le ciel l’avait donné ce talent malheureux... je te dirais encore : Reste ce que tu es... ce que je regrette de n’avoir pas été.

MICOUT.

Quoi ! vraiment, vous aimeriez mieux être tout bonnement...

MOLIÈRE.

Un simple ouvrier comme toi.

MICOUT.

Et moi, un grand homme comme vous... dam ! chacun son goût... je sens que la comédie est mon élément !

MOLIÈRE.

Ah ! mon garçon, un bon artisan vaut bien mieux qu’un mauvais artiste.

MICOUT.

Mauvais... c’est possible.

MOLIÈRE.

Allons... tu réfléchiras, et dans huit jours...

MICOUT.

Dans huit jours... Au fait, je réfléchis que j’ai ici de la besogne à finir... l’ottomane du boudoir du grand roi... ça ne peut pas se remettre... Diable ! un moment... le monarque n’aurait qu’à en avoir besoin... faut pas qu’il s’impatiente... j’ vas couper mon étoffe...

MOLIÈRE, l’arrêtant.

Reste... j’ai une commission à te donner.

MICOUT.

Voilà.

MOLIÈRE.

Tu iras au théâtre du Palais-Royal.

MICOUT.

Bon... je vois ça d’ici...

MOLIÈRE.

Tu demanderas Mlle Béjart.

MICOUT.

La Béjart ! une comédienne !... je la connais infiniment... belle brune... avec des yeux en coulisse... qui vous embrassent toute une salle... quand elle veut s’en donner la peine... et puis qui déclame... et qui mime, la Béjart !... adorable ! ravissante !... bravo, la Béjart ! bravo !

Il bat des mains.

MOLIÈRE.

Est-ce assez ?

MICOUT.

Pardon, monsieur Poquelin, c’est de l’enthousiasme d’artiste, voilà tout... et qu’est-ce qu’il faut que je dise de votre part à cette aimable sylphide ?

MOLIÈRE.

Que je l’attends ce matin pour répéter son rôle dans ma nouvelle comédie... Allons, dépêche-toi, tu l’accompagneras jusqu’ici et sans la quitter un seul instant.

MICOUT.

Oui, monsieur Poquelin... je lui offrirai mon bras... quel bonheur ! une actrice !

Il se dispose à sortir ; on entend frapper à la porte de la rue. Micout s’arrête.

Ah ! on frappe à la porte de la rue... c’est peut-être elle qui arrive... quel dommage !...

Il regarde par la croisée.

V’là votre cuisinière Laforêt qui va ouvrir... Non, ce n’est pas la Béjart.

MOLIÈRE.

Et qui donc ?

MICOUT.

Deux messieurs à panaches... je me sauve.

Il sort.

MOLIÈRE, regardant.

Saint-Évremont et le surintendant marquis de Fouquet... deux dilapidateurs de la fortune publique... l’un qui puise dans le trésor, et l’autre dans la bourse de tout le monde. Les voici.

Il va au-devant d’eux.

 

 

Scène III

 

MOLIÈRE, SAINT-ÉVREMONT, FOUQUET

 

MOLIÈRE, saluant Fouquet.

Monseigneur...

FOUQUET.

Bonjour, mon cher Molière.

MOLIÈRE, à Saint-Évremont.

Monsieur le chevalier, agréez mes salutations...

SAINT-ÉVREMONT.

Et vous, mes amitiés...

Il lui prend la main.

FOUQUET.

Saint-Évremont voulu me faire partager la bonne fortune d’entendre une de vos productions, monsieur de Molière, et je n’ai pu me défendre d’une curiosité qui passera toujours pour une preuve de bon goût.

MOLIÈRE.

C’est un honneur sur lequel je n’aurais jamais osé compter et dont je sens tout le prix.

À part.

Il y a dans cette visite un but qui me semble très peu littéraire.

SAINT-ÉVREMONT.

Vous le voyez, mon cher Fouquet, tout est modeste chez Molière, demeure et talent.

MOLIÈRE, à part.

Saint-Évremont commence mon panégyrique, il a quelque méchant tour à me jouer.

Haut.

Messieurs, veuillez vous asseoir.

Il avance des sièges.

FOUQUET, bas à Saint-Évremont.

Vous m’aviez dit qu’Isabelle Béjart devait se trouver ici ?

SAINT-ÉVREMONT, de même, à Fouquet.

Si elle n’y est pas encore, elle ne fartera pas a y venir.

MOLIÈRE, à part.

Des à parte ! il y a de la comédie sous jeu... Ah ! messieurs de la cour, prenez garde...

SAINT-ÉVREMONT.

Pour quelle heure votre lecture ?

MOLIÈRE.

Pour trois heures, et il n’en est que deux.

FOUQUET, à Saint-Évremont.

Une heure encore !... et le roi qui m’attend à Versailles.

SAINT-ÉVREMONT.

Le roi attendra.

MOLIÈRE.

Je voudrais maintenant qu’Isabelle ne vint pas.

FOUQUET.

Eh bien ! monsieur de Molière, avez-vous été content de la fête que j’ai donnée hier à Vaux ?

MOLIÈRE.

Toutes les feuilles annoncent que sa majesté Louis XIV en a fait faire de publiques félicitations à votre seigneurie... les miennes seraient chose bien mesquine après elles...

FOUQUET.

Ne croyez pas cela, Molière, les éloges les plus flatteurs ne viennent pas tous du trône.

MOLIÈRE.

Ils s’y adressent pourtant toujours.

SAINT-ÉVREMONT.

Je vous dirai que notre Molière tient depuis quelque temps rigueur à la cour... cet accès d’humeur nous vaudra quelque chef-d’œuvre...

MOLIÈRE.

Dont le dénouement pourrait bien se passer à la Bastille.

FOUQUET.

Ou à l’académie.

MOLIÈRE.

À l’académie ! messieurs, à l’académie ! Est-ce donc par hasard pour les gens de lettres que le cardinal de Richelieu l’a fondée ?... non pas, s’il vous plaît... mais pour les princes, les ducs, les marquis... pour la haute livrée de Versailles, cette ennemie née de Vaugelas... Soyez Laferté, Vivonne, Cavois, Rohan-Rohan, sachez à peine lire et nullement écrire, peu importe, votre place est à l’hôtel Mazarin.

Air : Que d’établissements nouveaux.

À chacun il n’est pas permis
D’aborder un tel sanctuaire.
Sans de chauds et puissants amis,
Messieurs, on n’y pénètre guère ;
Mais, à la faveur d’un grand nom,
L’intrigue ouvre l’académie,
Et pour faire entrer le blason,
Laisse à la porte le génie.

Je ne dis pas cela pour moi, au moins, qui n’ai ni blason ni génie...

FOUQUET.

Rassurez-vous, Molière, la postérité toujours indépendante vous fera justice quelque jour.

Air de Téniers.

Oui, nos neveux acquitteront la dette
Que des ingrats vous refusent en vain,
Et votre nom, au sein d’un jour de fête,
Sera gravé sur le marbre ou l’airain.
De votre gloire aujourd’hui méconnue
L’éclat alors sera plus radieux ;
Le peuple un jour fondra votre statue
Pour expier l’erreur de ses aïeux.

SAINT-ÉVREMONT.

Tenez, Fouquet, voulez-vous que je vous dise ce qui met Molière en si mauvaise disposition ?

FOUQUET.

Qu’est-ce donc ?

SAINT-ÉVREMONT.

Pour être maussade, comme l’a dit votre con frère Despréaux, Molière :

C’est peu d’être poète, il faut être amoureux.

FOUQUET.

Amoureux ! Molière ! comment, il y aurait encore dans votre esprit une place pour ce sentiment-là ?

MOLIÈRE.

Monsieur le surintendant met de l’esprit partout, même à la place du cœur.

SAINT-ÉVREMONT.

Voyons, Molière, vous aimez Béjart ?

MOLIÈRE.

Et quand cela serait, monsieur de Saint-Évremont ?

SAINT-ÉVREMONT.

Et vous vous en croyez aimé ?

MOLIÈRE.

Cela peut être.

SAINT-ÉVREMONT.

Et vous êtes, comme tous les amoureux, con vaincu de la fidélité de votre maîtresse.

MOLIÈRE.

Ceci est un compte à régler entre elle et moi.

SAINT-ÉVREMONT.

Et vous n’auriez nul ombrage de voir d’autres concurrents à son cœur.

MOLIÈRE.

C’est selon lesquels.

SAINT-ÉVREMONT.

Nous, par exemple.

FOUQUET.

Que dites-vous, Saint-Évremont. Croyez bien Molière que je ne suis pour rien...

MOLIÈRE.

Pourquoi donc, monsieur le surintendant, j’aimerais mieux avoir affaire à deux rivaux qu’à un seul.

FOUQUET, bas à Saint-Évremont.

Avec votre manière de brusquer les choses, vous échouerez toujours.

SAINT-ÉVREMONT.

Je parie deux milles pistoles que ce soir Isabelle Béjart écoutera mon amour et m’accordera une entrevue.

MOLIÈRE, à part.

L’insolent !

Haut.

Répondez, monsieur le sur intendant, car ce ne peut être à moi que s’adresse une pareille proposition : Un pari de vingt mille livres à un comédien ! c’est un coup de contrôleur général des finances.

FOUQUET.

Ce fou de Saint-Évremont mériterait bien que je tinsse la gageure.

SAINT-ÉVREMONT.

Ce ne serait pas la première fois que Fouquet aurait bien mérité de mes créanciers.

FOUQUET.

Prenez garde, au moins, si je me pique au jeu, et si Molière y consent, je parierai que ma terre de Vaux sera plus favorisée que votre bicoque de la rue Saint-Antoine.

MOLIÈRE.

Bravo, messieurs, allez toujours.

FOUQUET.

Avez-vous parlé sérieusement ? Vingt mille livres qu’Isabelle Béjart se rend ce soir à ma campagne.

MOLIÈRE, à part.

Voyez un peu comme ces faquins dorés mettent sur le tapis l’honneur d’une femme.

FOUQUET.

Ah çà, croyez bien, Molière, que si je me prête à l’étourderie de Saint-Évremont, c’est par intérêt pour vous : vous pourrez juger par la conduite que tiendra Mlle Béjart en cette circonstance si elle mérite réellement votre amour ; car il serait bien cruel que la destinée d’un homme tel que vous tombât entre les mains d’une femme qui n’en serait pas digne.

MOLIÈRE.

Bien sensible à la noblesse de votre seigneurie.

À part.

Le sot, qui croit avoir fait une dupe

Haut.

Maintenant, messieurs, que les paris sont bien entendus, me serait-il permis d’entrer dans la partie ?

FOUQUET.

C’est de toute justice.

SAINT-ÉVREMONT.

Mais vous disiez tout à l’heure...

MOLIÈRE.

Que je ne parierais pas vingt mille livres. Je ne me suis jamais engagé qu’à ce que j’ai pu faire ; mais je gage, moi, Poquelin de Molière, comédien de monseigneur le prince de Conti, que je l’emporterai sur sa seigneurie le surintendant général des finances, marquis de Fouquet, et M. le chevalier de Saint-Évremont, sans avoir besoin de faire briller une seule des mille pièces d’or qui doivent leur assurer la possession de la femme qu’ils me font aimer.

SAINT-ÉVREMONT.

Soit, chacun son enjeu ; vous et moi, notre argent.

FOUQUET.

Lui, son esprit ; gare à nous.

SAINT-ÉVREMONT.

L’esprit charme une femme, l’or la gagne.

FOUQUET.

Nous écrirons chacun de notre côté une lettre à Béjart.

SAINT-ÉVREMONT.

Soit.

MOLIÈRE, à part.

Il ne faut pas qu’Isabelle les voie, allons au-devant d’elle.

Haut.

Messieurs, permettez que je vous laisse, j’ai quelques corrections dans la tête, je passe dans mon cabinet.

À part.

Courons au Palais-Royal.

Haut.

À tout à l’heure, messieurs.

FOUQUET.

Nous vous attendrons.

Molière sort.

 

 

Scène IV

 

FOUQUET, SAINT-ÉVREMONT

 

SAINT-ÉVREMONT.

Placez-vous à cette table et écrivez.

FOUQUET.

Quoi donc ?

SAINT-ÉVREMONT.

Eh ! parbleu, votre lettre à la Béjart, moi, je m’installe à ce pupitre où travaille souvent Molière.

FOUQUET.

 Cela vous inspirera, écrivons.

SAINT-ÉVREMONT, à part.

Oh ! mon Dieu ! rien que trois lignes, mais trois lignes sonores.

FOUQUET.

Une ordonnance de vingt mille livres à venir toucher à Vaux.

SAINT-ÉVREMONT.

Voilà qui est fait.

FOUQUET.

Voilà qui est signé. Ma foi, mon cher Saint-Évremont, maintenant que nous voilà seuls, je vous avouerai que cette petite me tient réellement au cœur.

SAINT-ÉVREMONT.

Ma foi, mon cher Fouquet, je vous en dirai tout autant.

FOUQUET.

Sans plaisanterie !

SAINT-ÉVREMONT.

D’honneur, elle était délicieuse hier.

FOUQUET.

Jamais femme, peut-être, ne me parut plus désirable.

SAINT-ÉVREMONT.

Mais vous serez donc toujours sur mon chemin quand je poursuis quelque bonne fortune : vous êtes l’âme damnée de toutes mes amours, vous me devriez pourtant bien un dédommagement, vous, l’homme le plus heureux et le plus puissant de France, vous qui touchez de si près aux degrés du trône.

FOUQUET.

Ce qui est un danger est rarement un bonheur.

Air d’Aristippe.

D’un tel destin, ami, qui peut répondre ?
Tel aujourd’hui se voit chargé d’honneurs
Qui des demain, hélas ! peut voir confondre,
Et sa fortune et ses faveurs,
Et son crédit et ses grandeurs.
Jamais alors n’est juste la balance :
Des souverains est-on abandonné,
Leur mains se ferme, et leur toute-puissance
Ôte plus qu’elle n’a donné,

SAINT-ÉVREMONT.

Oui, la liberté et quelquefois la vie.

FOUQUET.

Nul n’est maître de l’avenir, Saint-Évremont.

SAINT-ÉVREMONT.

Mais brisons là ; il faut maintenant trouver quelqu’un d’intelligent pour faire tenir ces billets à leur adresse.

 

 

Scène V

 

FOUQUET, SAINT-ÉVREMONT, BÉJART

 

BÉJART, au fond, à part.

Je m’attendais à les trouver ici.

FOUQUET.

Que vois-je !... Mlle Béjart !

SAINT-ÉVREMONT.

Vivat !

BÉJART.

Mon camarade Molière serait-il absent, messieurs ? et attendriez-vous son retour ?... Il n’était point au Palais-Royal.

SAINT-ÉVREMONT.

Molière n’est point sorti... il est dans son cabinet, occupé à revoir quelques passages de son nouveau manuscrit.

À part.

Si je lui glissais adroitement mon billet...

FOUQUET, à part.

Si je lui remettais ce papier sans être vu de Saint-Évremont !

BÉJART, à part.

Ils ont l’air tout embarrassés... ils se gênent l’un l’autre...

FOUQUET, bas à Béjart.

Charmante Isabelle ! avancez votre main... une lettre...

SAINT-ÉVREMONT, de même.

Divine Béjart !... déployez votre mouchoir... un billet...

BÉJART, à part.

Une femme peut toujours recevoir des lettres d’amour, sauf à n’y point répondre.

FOUQUET, à part.

Maintenant rien ne me retient plus ici.

Haut.

L’heure s’avance, et je crains bien de ne pouvoir entendre le chef-d’œuvre que nous avait promis Molière...

SAINT-ÉVREMONT.

Oui, ses corrections peuvent le retenir longtemps, et...

BÉJART.

Oh ! il ne peut tarder, et bientôt sans doute il va vous lire...

 

 

Scène VI

 

FOUQUET, SAINT-ÉVREMONT, BÉJART, MOLIÈRE, entrant brusquement

 

MOLIÈRE, d’un ton colère.

Non, messieurs, je ne lirai rien aujourd’hui... je ne le puis... je ne me sens pas bien... je suis au désespoir de vous avoir fait attendre...

À Béjart.

Ah ! vous voici, mademoiselle ! où étiez-vous donc tandis que je faisais de tous côtés courir après  vous ?...

FOUQUET.

Allons, Molière, calmez-vous !... Pouvez-vous montrer tant d’humeur à mademoiselle ?...

MOLIÈRE.

Eh ! pardieu ! messieurs, je trouve plaisant de ne pouvoir dire chez moi ce qu’il me plaît à dire ! je ne vais point à la surintendance des finances contrôler vos comptes et viser vos bordereaux, mon seigneur de Fouquet... Vous, monsieur de Saint-Évremont, je ne tiens pas le dossier de vos dettes, et ne fais point le relevé de vos incartades qui mettent en rumeur et la cour et la ville... Par ma foi, messieurs, laissez donc les gens être maîtres chez eux, gronder quand ils le veulent, et rire s’il leur plaît.

BÉJART.

Voilà un accès de jalousie qui va retomber sur moi.

FOUQUET, à Molière.

Mon cher Molière, ne vous fâchez point... je prétends rester de vos amis, et j’espère avant peu vous en donner des preuves.

MOLIÈRE.

Bien obligé, monseigneur !

SAINT-ÉVREMONT.

Molière, le pari tient toujours ?

MOLIÈRE.

Toujours... quand ce ne serait que pour mystifier votre fatuité !...

SAINT-ÉVREMONT.

Vilain jaloux !... Allons, Fouquet, présentons nos hommages à mademoiselle, et laissons-la en tête-à-tête avec la belle humeur de Molière.

FOUQUET.

Adieu, charmante Isabelle !

Bas.

Soyez sensible à ma prière !

SAINT-ÉVREMONT.

Au revoir, délicieuse comédienne !

Bas.

je meurs si vous me refusez.

FOUQUET.

Au plaisir, Molière !

SAINT-ÉVREMONT.

Sans rancune.

Air : Ici bientôt tu reviendras (Simon Terre-Neuve).

Adieu, mon cher Molière,
Gagnez votre pari,
Et vous serez, j’espère,
Un excellent mari !
Dans votre Sganarelle
Vous nous avez dupés,
Plus de femme infidèle
Et plus d’époux trompés.

Ensemble.

FOUQUET et SAINT-ÉVREMONT.

Adieu, mon cher Molière, etc.

Ils sortent.

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE, BÉJART

 

BÉJART.

Allons... commencez, criez, tempêtez, je m’y attends... je suis prête à essuyer la bourrasque... dites-moi bien des injures, cela vous soulage... il faut toujours que vous grondiez... Ainsi ne vous gênez pas...

MOLIÈRE.

Ingrate !...

BÉJART.

Comment ! voilà tout !... vous n’avez pas encore quelque tendre petit adjectif à ajouter à celui là ?... Ingrate !... mais c’est un mot aimable, affectueux... cherchez donc mieux.

MOLIÈRE.

Comme vous avez le talent de me désarmer sur le-champ !

BÉJART.

Vous désarmer ! voyez un peu la belle nécessité de vous tenir toujours, comme vous le faites, sur la défensive avec moi qui vous aime, qui vous vénère, qui vous dois tout !...

MOLIÈRE, à part.

Il n’y a peut-être rien de sincère dans tout ce qu’elle me dit ; et pourtant je me plais à m’en tendre tromper !... Ah ! Molière, seras-tu donc toujours le patron sur lequel tu tailleras tous tes Sganarelle !

Haut.

Isabelle, mon enfant, mon amie, écoutez-moi, et n’abusez pas de ma trop grande facilité à vous trouver excusable...

BÉJART.

Voyons, mon cher maître, avant la leçon de comédie, faites-moi vite celle de morale.

MOLIÈRE, avec bonté.

Oui, vous avez bien dit, de morale... vous êtes légère, Isabelle, inconsidérée, capricieuse, coquette...

BÉJART.

Ah ! quand je vous disais que cela ne pouvait manquer d’arriver...

MOLIÈRE, vivement.

Écoutez-moi... vous faites parler la cour et la ville aux dépens de votre réputation, peut-être même de la mienne...

BÉJART.

De la vôtre ?

MOLIÈRE.

Oui... ne sait-on pas que, malgré mon âge qui devrait me prémunir contre les séductions qui appartiennent au votre, ne sait-on pas que j’ai la faiblesse de vous aimer ?... Eh bien ! Isabelle, j’entends dire partout que vous vous jouez de moi, de ma confiance, de ma tendresse...

BÉJART.

Bruit de coulisses... caquets de théâtre... Que voulez-vous ? il y a parmi nous si peu de femmes à l’abri du reproche... qu’il faut bien qu’à tort ou à raison chacune de nous perde quelque chose de sa bonne renommé...

MOLIÈRE.

Air : Soldat français, né d’obscurs laboureurs.

Vous avez tort, et je conviens ici
Que votre erreur et m’étonne et me blesse,
Au théâtre on cite aujourd’hui
Mainte actrice pour sa sagesse...

BÉJART.

Oh ! quel que soit votre courroux,
Paraître prude et m’effraie et m’indigne ;
Chez bien des femmes, voyez-vous,
Tant de vertu n’est, entre nous,
Que la laideur qui se résigne.

MOLIÈRE.

Oh ! je sais bien qu’en fait d’esprit vous vous tirerez toujours d’affaire.

BÉJART.

Je suis à si bonne école !

MOLIÈRE.

Hier, chez le surintendant des finances vous avez été horrible !

BÉJART, se récriant en reculant.

Horrible ! ah ! mon Dieu !

MOLIÈRE.

De coquetterie, d’inconvenance...

ISABELLE, rassurée.

Ah !

MOLIÈRE.

Oh ! j’ai bien suivi vos regards qui semblaient d’intelligence avec tous ces muguets de Versailles, qui ce matin, soyez-en sûre, vous proclament déjà leur conquête.

BÉJART, vivement.

Tous !... Vous croyez ?

MOLIÈRE.

Cela vous flatterait, n’est-ce pas ?... Isabelle, songez-y, il faut ou renoncer à moi, ou renoncer à votre manière d’agir et de penser.

BÉJART.

Que vous êtes méchant, et que vous mériteriez bien que j’acceptasse la première de ces conditions ; mais non, vous avez beau faire, je vous aimerai toujours, dussiez-vous être cent fois plus maussade et plus jaloux.

MOLIÈRE.

Promesse d’enfant !... et à la première occasion vous déchirerez ce cœur assez lâche pour vous chérir en dépit de tout.

BÉJART.

Oh ! pourquoi cette occasion ne se présente-t-elle pas à l’instant même ? je vous prouverais...

MOLIÈRE.

Elle s’offrira peut-être plus tôt que vous ne le pensez.

BÉJART.

Je l’attends de pied ferme.

MOLIÈRE.

Nous verrons.

BÉJART.

Maintenant tout est fini, n’est-ce pas ? vous ne bouderez plus... Voyons, un peu de comique pour racheter les mauvais instants que vous me faites passer.

MOLIÈRE.

Allons, puisqu’il faut toujours que vous ayez gain de cause avec moi... qu’il ne soit plus question de mes plaintes. Voyons, que vais-je vous faire répéter ? ah ! une scène qui m’occupe, celle d’Arnolphe et d’Agnès, dans la pièce que je pré pare...

BÉJART.

Et que vous appelez ?

MOLIÈRE.

L’École des femmes.

BÉJART.

Quelle entreprise vous abordez là, mon Dieu !

MOLIÈRE.

Oh ! vous êtes là pour me fournir des inspirations ? Prenez ce cahier, c’est Arnolphe qui parle ; Arnolphe est un homme d’un âge fait... c’est moi, si vous voulez ; Agnès, c’est vous, si vous voulez encore...

Il lit.

Vois ce regard mourant, contemple ma personne,
Et quitte ce morveux et l’amour qu’il le donne ;
C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi,
Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi ;
Ta forte passion est d’être brave et leste,
Tu le seras toujours, va je te le proteste :
Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,
Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai ;
Tout comme tu voudras tu pourras le conduire ;
Je ne m’explique point, et cela, c’est tout dire.

À part.

Jusqu’où la passion peut-elle faire aller ?

Haut.

Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler !
Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ?
Me veux-tu voir pleurer ? veux-tu que je me batte ?
Veux-tu que je m’arrache un côté des cheveux ?
Veux-tu que je me tue ? Oui, dis, si tu le veux,
Je suis tout prêt, cruelle, a te prouver ma flamme.

BÉJART, lisant.

Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme.
Horace avec deux mots en ferait plus que vous.

MOLIÈRE, avec explosion.

Assez, assez !... avec quelle effrayante vérité, avec quel instinct vous avez dit ce vers, qui résume à lui seul toute la sécheresse d’un cœur qui n’aime pas, d’un cœur insensible à toute la peine qu’il cause ! Voyez-vous ce malheureux Arnolphe, qui se meurt d’amour, qui pleure, qui rit, qui se bat, qui se tuera même au besoin, et qui s’entend dire, le misérable !

Horace avec deux mots en ferait plus que vous.

Ah ! vous avez eu un naturel désespérant !

BÉJART.

Eh bien, ne devez-vous pas m’en faire des éloges ?

MOLIÈRE.

C’est le fond de votre cœur qui a parlé.

BÉJART.

Pourquoi écrivez-vous les choses, si ce n’est pour qu’on les dise bien ?

MOLIÈRE.

Ah ! quand il s’agit de celles-là, je voudrais un interprète moins fidèle que vous ne l’avez été.

BÉJART.

Vous êtes fou, mon très honoré maître, c’est votre élève qui vous le dit.

MOLIÈRE.

Oh ! oui, oui, bien fou en effet.

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, BÉJART, MICOUT

 

MICOUT.

Monsieur, il y a là dedans des hommes vêtus de noir, qui vous demandent sur-le-champ.

BÉJART.

Qu’est-ce donc ? que veulent-ils ?

MOLIÈRE, à part.

Je sais ce que c’est.

Haut.

Sans doute quelques hommes de loi qui veulent causer avec moi d’une requête que la Comédie a présentée au Châtelet. Dites que j’y vais, Micout. Adieu, Isabelle ; songez, mon enfant, que vous m’avez promis de me prouver votre tendresse si l’occasion s’en présentait jamais.

BÉJART.

J’aurai la mémoire du cœur.

MOLIÈRE.

Nous verrons.

À part.

Puissé-je réussir !

Molière sort.

 

 

Scène IX

 

BÉJART, seule

 

Bon Molière ! oh ! il mérite bien d’être aimé... et quand je le compare à ceux qui me poursuivent de leurs déclarations... de billets doux bien fades... bien respectueux, comme ceux-ci sans doute,

Elle ouvre une des deux lettres.

Saint-Évremont... Que vois-je ? un rendez-vous chez lui !... ah ! l’impertinence est un peu forte, cela mérite rait une leçon. Et le surintendant.

Elle ouvre l’autre lettre.

Un bon de vingt mille livres à recevoir à son château ; c’est encore pis... Ah ! messeigneurs, je vous apprendrai le cas que je fais de vous et de vos offres... vingt mille livres, quelle humiliation !... Que ne s’adressaient-ils à mes camarades de Brie ou du Parc, on ne les repousserait pas, car il y a bien des diamants dans ces trois mots ; vingt mille livres !... il y a de quoi être resplendissante, effacer mes rivales et les voir mourir de dépit... Mais Molière, Molière ! ah ! ce mot seul me rappelle à tous mes devoirs.

Elle déchire les lettres.

Moi, perdre pour toujours cet avenir de gloire qui s’attache à son nom, oh ! jamais, jamais !

 

 

Scène X

 

BÉJART, MICOUT

 

MICOUT, entrant précipitamment.

Ah ! mon Dieu, quel malheur !... qu’est-ce qui se serait attendu à ça ?

BÉJART.

Qu’est-ce donc ?

MICOUT.

Ah ! ce pauvre M. Poquelin, soyez donc artiste, ayez donc du talent, pour être traité de cette façon.

BÉJART.

Vous expliquerez-vous enfin, Micout ?

MICOUT.

Un homme qui aurait dû avoir des richesses immenses !

BÉJART.

Il me met au supplice... Qu’est-il donc arrivé à Molière ?

MICOUT.

Il est...

BÉJART.

Eh bien ?

MICOUT.

Arrêté !... arrêté, et pour dettes !

BÉJART.

Molière arrêté pour dettes !... juste ciel ! se pourrait-il ?

MICOUT.

Oui, mademoiselle, ces quatre hommes qui l’attendaient, c’était pour le conduire en prison.

BÉJART.

Il était donc malheureux ?... lui si bon, si généreux envers moi, lui qui me comblait de présents... ah ! c’est moi qui l’ai ruiné ! Ah ! tout ce que je possède, tout ce que j’ai, sera engagé, vendu ! Molière prisonnier, quelle pensée horrible ! Micout, tu vas venir avec moi, chez moi ; là nous aviserons aux moyens de délivrer Molière... Malheureuse, malheureuse que je suis !... Ah ! si l’offre de Fouquet... mais non, oh ! non, un or aussi impur ne doit point racheter la liberté d’un grand homme. Micout, que personne ne sache ce qui arrive... Mon Dieu ! quel est ce bruit ?

MICOUT.

Ah ! mademoiselle, ce sont les comédiens du Palais-Royal, les camarades de M. Poquelin qui viennent le complimenter sur le succès des Fâcheux.

BÉJART.

Qu’ils ignorent ce qui se passe, Micout.

MICOUT.

Oui, c’est à nous seuls à tout réparer.

 

 

Scène XI

 

BÉJART, MICOUT, COMÉDIENS

 

CHŒUR DES COMÉDIENS.

Air de la Muette.

De nos transports, de notre juste ivresse
À notre maître apportons le tribut,
À ses succès la France s’intéresse,
Et l’imiter est notre unique but.

BÉJART.

À vos désirs Molière
Ne peut se rendre, hélas !
Mais bientôt, je l’espère
Il sera dans vos bras !

CHŒUR.

De nos transports, etc.

 

 

ACTE II

 

Un riche salon ; portes au fond, à droite et à gauche.

 

 

Scène première

 

CLOTILDE, seule

 

Mon tuteur, M. de Saint-Évremont, n’est pas encore rentré, personne ne m’a vue dans le jardin où je puis recevoir les lettres que le chevalier de Saint-Brice me fait passer pour me parler de son amour. Je suis seule, lisons celle que je viens de recevoir. « Chère Clotilde, il faut nous armer de courage... » Ah ! mon Dieu ! voilà un début effrayant ! « M. de Saint-Évremont à qui j’ai fait demander votre main par le célèbre Molière, un de ses meilleurs amis, a non seulement refusé, mais encore a déclaré avoir l’intention de devenir lui-même votre époux. » Lui ! mon tuteur ! m’épouser ! ah ! quelle affreuse nouvelle ! Mais je ne l’aime pas, mon tuteur, je ne l’aimerai jamais, et Saint-Brice, je l’aimerai toujours... Que je suis donc malheureuse !

Continuant.

« Il ne nous reste qu’un espoir ; c’est de vous soustraire à cet hymen qui doit vous épouvanter comme moi. Fiez-vous à mon amour... à dix heures une voiture vous attendra à la grille du jardin des Feuillants. Profitez du premier moment de liberté pour sortir, je veille autour de cette demeure ; nous partirons ensemble, et c’est entre les mains de ma mère que j’irai remettre celle de qui dépend tout mon bonheur à venir. » Sortir ! échapper à la surveillance des gens de M. Saint-Évremont ! ils sont toujours sur mes pas.

 

 

Scène II

 

CLOTILDE, ZACHARIE

 

ZACHARIE.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! où est-elle ? par où est-elle passée ? moi qui ne dois pas la perdre de vue un instant ! ah ! la voici ! Eh bien ! mademoiselle, vous me causez de fameuses secousses, allez... voilà plus d’une demi-heure que je vous cherche, que je cours après vous : vous voulez donc me faire perdre ma place ? Si votre tuteur savait que vous échappez à ma surveillance à toute minute, il me chasserait.

CLOTILDE.

Rassure-toi, mon pauvre Zacharie, je ne te jouerai pas un si mauvais tour.

ZACHARIE.

Vous profitez de ce que je ne jouis pas entièrement de toutes mes facultés, de ce que je n’y vois clair que d’un coté. Tout à l’heure, en faisant mon service, je donnais de temps en temps un coup de mon bon œil dans votre chambre : j’étais tranquille, parce que je vous voyais occupée à travailler bien attentivement. Cependant cette immobilité m’a étonné, vous, d’habitude si remuante ! je me suis approché et j’ai vu... que ce que je prenais pour votre personne n’était autre chose que votre mante arrangée sur un fauteuil pour simuler votre ressemblance.

CLOTILDE, à part.

J’étais bien sûre qu’il s’y tromperait.

ZACHARIE.

Ça n’est pas délicat de votre part.

CLOTILDE.

Ah ! mon pauvre Zacharie, je n’y ai pas mis d’intention, c’est le hasard seul...

ZACHARIE.

Chut ! voici votre tuteur, qu’il ignore que j’étais en faute.

CLOTILDE.

Sois tranquille, ce n’est pas moi qui le lui dirai.

 

 

Scène III

 

CLOTILDE, ZACHARIE, SAINT-ÉVREMONT, FOUQUET

 

SAINT-ÉVREMONT.

Encore ici, Clotilde !

CLOTILDE.

J’allais rentrer.

SAINT-ÉVREMONT.

Je suis charmé de vous voir pour vous annoncer que demain, au point du jour, vous partirez pour Mantes, où vous attend ma sœur, la marquise de Rieux.

CLOTILDE.

Et pourquoi cela, monsieur ?

SAINT-ÉVREMONT.

Parce que telle est ma volonté.

FOUQUET, à part.

Voilà qui est faire le tuteur à merveille !

SAINT-ÉVREMONT.

Allez, faites vos préparatifs, et ne quittez votre appartement sous aucun prétexte que ce soit.

CLOTILDE, à part.

Il n’y a plus à hésiter, il faut sortir d’ici cette nuit même.

ZACHARIE, à part.

C’est donc demain que ma responsabilité expirera... Dieu soit loué !

SAINT-ÉVREMONT.

Air : Gentille Moscovite (Lestocq).

Allez, que l’on s’apprête
À souscrire à mes vaux,
Pour vous cette retraite
Conviendra beaucoup mieux,

Ensemble.

CLOTILDE.

Il veut que je m’apprête
À souscrire à ses vœux,
Mais une autre retraite
Me conviendra bien mieux.

Zacharie sort avec Clotilde.

 

 

Scène IV

 

SAINT-ÉVREMONT, FOUQUET

 

FOUQUET.

Fort bien, Saint-Évremont, j’aime à vous voir ainsi digne et sévère... cet air grave vous va à ravir. Oh ! vous êtes un excellent gouverneur de jeunes filles.

SAINT-ÉVREMONT.

Riez, riez, monsieur le surintendant ; mais le chevalier de Saint-Brice est entreprenant, et je ne me fie que fort peu aux airs naïfs de ma pupille.

FOUQUET.

Il vous tardait ensuite de l’éloigner ; cette épreuve que nous avons en vue ne veut pas d’un pareil témoin : tant de candeur, d’innocence... au surplus, c’est une partie manquée ; Molière n’y sera pas, et c’est lui que nous voulions convaincre...  

SAINT-ÉVREMONT.

Vous, monseigneur... mais moi, je veux avant tout gagner vos deux mille pistoles. La détention de Molière favorise au contraire nos projets.

FOUQUET.

J’ai donné des ordres pour qu’on le relâchât... mais cela demande du temps.

SAINT-ÉVREMONT.

Vous avez eu tort ; quelques heures au grand Châtelet ne lui auraient pu faire grand mal, et nous aurions été fort à l’aise. Le Molière est habile, ses moyens de comédie lui auraient peut être fourni celui d’empêcher Béjart de venir ; mais enfin, il est au moins jusqu’à demain sous les verrous, et nous avons le terrain libre...

 

 

Scène V

 

SAINT-ÉVREMONT, FOUQUET, MOLIÈRE, entrant brusquement

 

MOLIÈRE.

Enchanté, messieurs, de vous trouver ensemble.

SAINT-ÉVREMONT et FOUQUET.

Molière !

SAINT-ÉVREMONT.

Comment se fait-il... ?

FOUQUET.

Mes ordres auraient-ils été si promptement exécutés, Molière, et l’offre que j’ai faite de tout payer pour vous...

MOLIÈRE.

Mille grâces, monseigneur ; mais ce n’est point cela. On me conduisait en prison, quand tout-à coup j’ai trouvé moyen de tromper la vigilance des recors, en me rappelant le rendez-vous chez M. de Saint-Évremont... j’y suis venu, rien n’est donc changé à notre pari.

SAINT-ÉVREMONT.

Rien ?... et si vous perdez, comment paierez-vous ?

MOLIÈRE.

Sur mon premier ouvrage.

FOUQUET.

Je suis sa caution. Cette petite Béjart vous tient donc bien au cœur, Molière ?

MOLIÈRE.

Oui, il est dit qu’elle fera le bonheur ou le malheur de ma vie. Je cherche une certitude qui me fixera, et c’est vous, messieurs, qui me la fournirez, cette preuve sans réplique.

SAINT-ÉVREMONT.

Nous verrons.

MOLIÈRE.

Oui, messieurs, vous ferez les frais de ma sécurité conjugale. Oh ! je crois avoir mieux lu que vous dans son cœur... peut-être est-elle coquette, est-elle légère ; mais elle n’oubliera pas ses devoirs, et ce n’est point quand elle me croit dans le malheur qu’elle songera à me trahir.

SAINT-ÉVREMONT.

Allons, mon cher Molière, vous avez raison de vous marier, vous serez un époux confiant et facile. Quant à Béjart, mon cher poète, nous saurons avant peu si elle est digne d’un amour aussi noble que crédule.

MOLIÈRE.

En bonne vérité, messieurs, je trouve bien beau de votre part de tant hasarder pour mes seuls intérêts. Vrai Dieu ! c’est libéral à vous de risquer vingt mille livres pour la tranquillité future d’un mince auteur, d’un obscur comédien ; mais en conscience, vous me traitez comme le ferait un bon conseil de famille. Merci de la curatelle, mes seigneurs.

FOUQUET.

Ainsi, Molière, vous prétendez qu’elle ne viendra pas ?

MOLIÈRE.

Assurément.

SAINT-ÉVREMONT.

Qu’en ce moment elle gémit renfermée chez elle du sort de son fidèle Molière ?

MOLIÈRE.

À coup sûr.

FOUQUET.

Et qu’elle n’en sortira que lorsque, rendu à la liberté, vous irez l’y chercher vous-même ?

MOLIÈRE.

Je n’en fais aucun doute.

Un domestique entre.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Mlle Béjart.

Molière tombe sur un fauteuil.

SAINT-ÉVREMONT.

Eh bien ?

FOUQUET.

Eh bien ?

SAINT-ÉVREMONT.

Qu’en dit votre philosophie ?

MOLIÈRE, à part.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Haut.

Je dis... je dis que je ne croirai que lorsque j’aurai vu.

SAINT-ÉVREMONT.

Voilà une crédulité tenace !

FOUQUET.

Que Molière reste ici et la reçoive lui-même.

SAINT-ÉVREMONT.

D’accord.

À Molière.

Éteignez les flambeaux ; habile comédien, il vous sera facile de déguiser votre voix, et vous vous assurerez complètement de ce que vous tremblez d’apprendre.

MOLIÈRE.

J’accepte ; retirez-vous, messieurs.

FOUQUET.

Bon succès, Molière !

SAINT-ÉVREMONT.

Pendant ce temps je vais commander le souper.

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, seul

 

La perfide ! devant eux je la défendais ! mais mon cœur ne me dit que trop son infâme trahison ! Ah ! Béjart ! Béjart ! tu es l’ange des ténèbres que Satan a jeté sur mon passage pour me faire expier l’orgueil de quelques triomphes que je donnerais tous pour ton amour ! J’entends venir ; la voici, je me sens presque défaillir !

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE, ISABELLE, MICOUT

 

ISABELLE.

Quelle obscurité profonde !

MICOUT.

C’est vrai qu’il fait peu clair dans ce local !

ISABELLE.

Ce domestique qui m’a quittée à l’entrée de cette chambre... Me tendrait-on quelque piège ?

MOLIÈRE, à part.

Elle se parle, se consulte ; c’est la vertu qui combat encore avant de céder.

ISABELLE.

Micout, tu ne me quittes pas ?

MICOUT.

Soyez tranquille, pas plus que votre ombre, que, du reste, je ne vois pas, tant il fait noir.

MOLIÈRE.

Micout avec elle ! qu’est-ce que cela signifie ? je ne sais, mais ma respiration devient plus libre !

Il s’avance vers elle.

ISABELLE.

On a marché près de nous.

MICOUT.

J’en ai l’idée.

ISABELLE.

Je regrette de m’être tant avancée ; Micout sortons d’ici.

MOLIÈRE, à part.

Non pas, du moins, avant que je gâche pourquoi vous y êtes venue.

Haut et contrefaisant la voix de Saint-Évremont.

Calmez cette frayeur, charmante Béjart, vous ne trouverez ici que des gens qui vous veulent du bien. Si j’ai désiré vous recevoir dans cette obscurité, c’était afin de n’attirer l’attention de personne. Et d’ailleurs pourquoi paraître si craintive ? n’avez-vous pas pris soin de vous faire accompagner ? à un rendez-vous c’est au moins neuf et piquant.

MICOUT, à part.

Infâme séducteur, va, quelle langue il vous a !

ISABELLE, le prenant pour Saint-Évremont.

Mais, monsieur le chevalier, vous vous méprenez sur le motif qui m’amène, et le mystère dont vous voulez m’entourer était close bien inutile, je vous assure.

MOLIÈRE.

Comment ?

ISABELLE.

Je viens de chez M. le surintendant, qui honore Molière de sa bienveillance, je ne l’ai pas trouvé. Les grands seigneurs sont rarement chez eux !

MOLIÈRE.

Qu’aviez-vous à lui demander ?

ISABELLE.

Eh quoi, vous ne le devinez pas, monsieur ? En apprenant que Molière avait été arrêté pour dettes, quelle a dû être ma pensée ? le délivrer ! Ah ! sans doute, j’aurais pu, avec tous mes camarades dont il est la providence, trouver de quoi y parvenir ; mais j’ai voulu que sa liberté fût mon ouvrage ; j’ai vendu toutes mes parures.

Molière témoigne son attendrissement.

Hélas ! cela ne suffisait pas. C’est alors que j’ai été trouver M. Fouquet ; il m’avait envoyé un bon de deux mille pistoles pour me faire manquer à l’amour que je dois à mon bienfaiteur, à mon maître... je le lui rapportais pour le prier de consacrer cet argent à Molière. Oh ! c’est un noble emploi qu’il eût fait de ses largesses ! un homme si riche, si puissant est le protecteur naturel des arts et des artistes ! Ne L’ayant pas trouvé, monsieur, je suis venue à vous, car vous êtes l’ami de notre grand poète.

Jeu muet de Molière et de Micout ; celui-ci pleure et imite les mouvements de Béjart.

Je suis venue à vous, car chaque minute de sa captivité est un outrage à la gloire de la France et un supplice pour moi.

MICOUT, avec effusion.

À la gloire de la France et un supplice pour moi... Oui, j’ai juré de reprendre mon marteau ; c’est tout ce que je possède. Je vous en prie, mon seigneur, faites-vous meubler, et je ferai toutes vos tapisseries gratis, mais payez ! tirez le sieur Poquelin de sa prison.

MOLLÈRE, à part.

Je n’y tiens plus !

ISABELLE.

Eh bien ! vous ne répondez pas ?

MICOUT.

Eh bien ! vous ne répondez pas ?

MOLIÈRE, à part.

Que je voudrais les serrer dans mes bras !

ISABELLE.

Voulez-vous ou non venir au secours de Molière ?

MICOUT.

Voyons, oui ou non ?

MOLIÈRE, à part.

Et ne pouvoir tomber à ses pieds, lui avouer que tout ceci n’est qu’une ruse pour m’assurer de son amour !

MICOUT.

Il se consulte, l’odieux suborneur ; voulez-vous que j’achève de le persuader ?

ISABELLE.

Non, tais-toi.

MOLIÈRE, à part.

Il faut amener ici mes adversaires, afin qu’ils l’entendent parler elle-même.

ISABELLE.

Vous vous taisez, monsieur, veuillez donner des ordres pour qu’on nous reconduise.

MOLIÈRE.

Non ; vos paroles sont arrivées à mon cœur, mademoiselle, elles m’ont fait sentir tout ce qu’il y aurait de beau, d’honorable à répondre à votre confiance ; veuillez bien m’attendre ici, où je ne tarderai pas à vous rejoindre.

À part.

Courons les chercher tous les deux.

ISABELLE.

Air : Valse de Robin des Bois.

En accédant à ma prière
Vous rendez à la liberté
Un homme dont la France entière
Proclame l’immortalité !

MICOUT.

Oui, je renonce à l’espoir qui me grille,
Et je reprends du matin jusqu’au soir
Et mon marteau, mon échelle, et ma vrille :
Sauver son maître est un devoir !

Reprise.

Molière sort.

 

 

Scène VIII

 

ISABELLE, MICOUT, puis ZACHARIE

 

MICOUT.

Allons, voilà un gentilhomme qui n’est pas si grand seigneur que je croyais, il a bon cœur, et grâce à lui...

ISABELLE.

Ne nous flattons de rien, c’est peut-être encore une rouerie de Saint-Évremont.

MICOUT.

Ah çà, mais ça finit par être assommant de végéter ainsi dans les ténèbres, si j’appelais...

ISABELLE.

Appelez, Micout.

MICOUT.

Holà, quelqu’un, quelqu’un de la suite de M. de Saint-Évremont.

Zacharie paraît.

Mon cher ami, faites-moi l’amitié de me donner de la lumière, nous en manquons.

ZACHARIE.

Bien volontiers, M. le chevalier vient justement de m’ordonner d’éclairer ses appartements.

Il allume.

MICOUT, à Isabelle.

En ce cas, il n’y a plus rien à craindre ; la bienfaisance aime le grand jour.

ZACHARIE.

Voilà tout ce qu’il y a pour votre service, je retourne à mon poste, car Mlle Clotilde pourrait bien profiter...

Il sort.

 

 

Scène IX

 

ISABELLE, MICOUT, puis CLOTILDE

 

MICOUT.

À la bonne heure, au moins, c’est-à-dire que les yeux me cuisent d’une force... oh ! c’est unique, à présent qu’il fait clair, j’y vois plus du tout... ah ! ah ! v’là que ça revient, v’là que ça revient.

ISABELLE.

Ainsi, ce pauvre Molière aura passé une nuit tout entière en prison, il est trop tard maintenant pour songer à l’aller délivrer ; voyons l’heure qu’il est à la petite horloge de poche, dont m’a gratifiée le roi à la fête de Vaux.

MICOUT.

Ah ! oui, ce bijou de nouvelle invention, que les dames de Versailles appellent une montre ; c’est très joli, très ingénieux... c’est un joli cadeau que vous a fait là sa majesté.

ISABELLE.

Aussi est-ce par respect pour celui qui me l’a donnée que je n’en ai point disposé pour sauver Molière. Il est déjà dix heures !...

Clotilde paraît dans le fond.

CLOTILDE, sans voir Isabelle.

Voici le moment désigné par Saint-Brice, j’ai pu parvenir jusqu’ici sans rencontrer d’obstacle, et cette porte qui donne sur la rue...

Elle heurte Micout et Isabelle.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! qui que vous soyez, ne me perdez pas.

ISABELLE.

Vous perdre ! mon enfant, rassurez-vous.

MICOUT.

Rassurez-vous, beaucoup même.

ISABELLE.

D’où vient donc l’effroi où vous êtes ?

CLOTILDE.

Oh rien ! rien !...

ISABELLE.

N’êtes-vous point Mlle de Grignan, la pupille de M. de Saint-Évremont ?

CLOTILDE.

Oui, madame.

ISABELLE.

Et vous alliez, si vous ne nous eussiez rencontrés, vous échapper de cette maison.

CLOTILDE.

Non, non, madame.

ISABELLE.

Le chevalier de Saint-Brice, officier de mousquetaires, vous attend à peu de distance d’ici.

CLOTILDE.

Ah ! mon Dieu ! mais vous savez donc tout ?

ISABELLE.

Oui, une lettre adressée ce matin à Molière par M. de Saint-Brice est tombée dans mes mains. Mais tranquillisez-vous, je veux vous être en aide.

CLOTILDE.

Vous, madame ?

ISABELLE.

Oui, moi... j’ai tous les moyens nécessaires pour favoriser votre fuite.

CLOTILDE.

Comment cela ?

ISABELLE.

Vous allez prendre le bras de ce garçon.

CLOTILDE.

Ensuite ?

ISABELLE.

Le suisse nous ayant vus entrer ensemble vous laissera passer en vous prenant pour moi.

CLOTILDE.

Ah ! que de bonté... mais qui êtes-vous donc ?

ISABELLE.

Une bonne fille qui veut vous rendre service et jouer un tour à Saint-Évremont... Isabelle Béjart, une comédienne du Palais-Royal,

CLOTILDE.

Une comédienne !...

ISABELLE.

Eh ! oui, voyons, Micout, offrez votre bras à mademoiselle. 

MICOUT, lui donnant le bras.

Voilà le deuxième bras que je donne aujourd’hui à un couple de superbes femmes !

ISABELLE.

Vous, mademoiselle de Grignan, plus de laisser aller dans la marche, la tête plus haute, la tournure plus dégagée, quelque chose de la profession, ou bien l’on ne vous prendra pas pour moi.

MICOUT.

En a-t-elle un d’esprit !... Oh ! la Béjart !... est-elle fine la Béjart !...

ISABELLE.

C’est bien, de l’assurance, et M. de Saint-Brice ne tardera pas à vous voir près de lui, ne perdez pas de temps.

Clotilde et Micout se disposent à sortir.

Un moment ! j’entends venir de ce côté...

MICOUT.

Et par là aussi ; c’est le surintendant Fouquet.

CLOTILDE.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! comment donc faire ?

ISABELLE.

Mettre votre masque et vous faire passer pour moi...

À Micout.

nous, tenons-nous à l’écart. 

Ils entrent dans un cabinet à gauche, Clotilde a son masque.

 

 

Scène X

 

FOUQUET, CLOTILDE, ISABELLE et MICOUT, à l’écart

 

FOUQUET, à part.

Ce pauvre Molière est fou de joie, sa maîtresse lui est fidèle ! je viens voir ce phénomène de vertu, pendant que notre poète cherche Saint-Évremont occupé à donner des ordres ; une comédienne i fidèle, une Pénélope de théâtre, c’est rare...

Allant à Clotilde.

Oh ! oh ! ma belle enfant, vous nous cachez votre joli visage, libre à vous, il est de ceux que l’on n’oublie jamais, et votre masque  fût-il d’un velours vingt fois plus noir et plus épais, il ne déguiserait rien à nos yeux.

CLOTILDE, à part.

Que dire ?

FOUQUET, à part.

Elle joue l’émotion et ne répond pas ; c’est tout simple...

Haut.

Vous paraissez émue, charmante Béjart, vous tremblez...

Clotilde fait de petites mines.

rassurez-vous.

CLOTILDE.

Monseigneur, je ne m’attendais pas...

FOUQUET.

À me rencontrer ici, n’est-ce pas ? peu importe ; ici, comme ailleurs vous pouvez répondre au billet que je vous ai donné.

CLOTILDE, à part.

Un billet... ah ! mon Dieu, mais je ne comprends rien à tout ce qu’il me dit.

FOUQUET.

Ce fou de Saint-Évremont ne peut vous rendre heureuse, mon enfant, et le mieux que vous ayez à faire, c’est de lui rompre en visière, de quitter cette maison et de vous confier à moi... Saint-Évremont est un mauvais sujet, qui vous fait la cour, tandis qu’il se dispose à épouser sa pupille, une enfant simple et naïve qu’il sacrifie indignement.

CLOTILDE.

Oh ! c’est affreux !

FOUQUET.

C’est abominable, convenez-en.

CLOTILDE.

Aussi je ne veux plus le voir.

FOUQUET.

Je ne vous parle pas de Molière, j’ai la certitude que vous ne songez pas sérieusement à me le préférer... mais, ma jeune amie, il n’y a pas de temps à perdre, et si vous m’en croyez, vous quitterez ces lieux au plus tôt ; d’ailleurs vous n’y paraissez pas à votre aise.

CLOTILDE.

C’est vrai, monseigneur, aussi voudrais-je bien en sortir.

FOUQUET.

Et où voudriez-vous aller, charmante Isabelle ?

CLOTILDE.

Où vous voudrez, monseigneur, pourvu que je ne reste pas ici.

À part.

Une fois hors de cette maison, je rejoindrai facilement Saint-Brice.

FOUQUET.

Et vous consentiriez à sortir avec moi ?

CLOTILDE.

Avec vous.

FOUQUET.

Et vous ne craignez pas ?...

CLOTILDE.

Je ne crains rien... que de rester.

FOUQUET.

Venez donc... car j’entends Saint-Évremont...

À part.

Ah ! parbleu ! l’aventure est piquante.

CLOTILDE.

Partons vite.

FOUQUET.

Justement ma voiture est à la porte.

Il prend le bras de Clotilde, et en sortant s’écrie à part.

Pauvre Molière !

 

 

Scène XI

 

SAINT-ÉVREMONT, MOLIÈRE, puis ISABELLE

 

SAINT-ÉVREMONT.

Eh bien, où est-elle, cette héroïne de vertu ?

MOLIÈRE.

Oui, vous avez bien dit, de vertu, et qui ne veut point qu’on doute de sa sincérité... Je sais bien que la présomption est chose difficile à convaincre, et que vous croirez à regret qu’elle soit venue ici, chez vous, uniquement pour intercéder en ma faveur... et je ne lui ai pas sauté au cou... et je n’ai pas couvert son visage des larmes de ma reconnaissance ! mais non, j’ai voulu vous confondre, monsieur le chevalier, j’ai voulu vous donner de nos dames artistes une idée plus édifiante et plus honorable !

ISABELLE, paraissant à la porte du cabinet.

Que vois-je ? Molière en liberté !... oh ! bonheur !...

SAINT-ÉVREMONT.

Ah ! par ma foi, poète, je suis incrédule comme vous, et à moins que je n’entende de sa propre bouche...

ISABELLE, faisant du doigt un signe de menace à Saint-Évremont.

À votre tour, monsieur de Saint-Évremont. 

Elle rentre dans le cabinet.

MOLIÈRE.

Elle devait attendre ici que je lui rapportasse le prix de ma liberté... comment se fait-il qu’elle n’y soit plus ?

SAINT-ÉVREMONT.

En effet...

MOLIÈRE.

Elle paraissait inquiète dans ce salon, peut être sera-t-elle passée dans la pièce voisine.

SAINT-ÉVREMONT.

Ah ! je vous le répète, Molière, il faut qu’elle me dise encore à moi-même ce que vous m’avez raconté pour que je croie avoir perdu mon part ; la Béjart n’est pas fille à mystifier un homme comme moi...

MOLIÈRE.

Encore moins à trahir un homme comme moi, monsieur de Saint-Évremont.

SAINT-ÉVREMONT.

Un homme comme vous... un homme comme vous, c’est presque un mari, mon cher... et demandez-vous à vous-même ce qu’on fait des maris...

MOLIÈRE.

Ce sera au chevalier de Saint-Brice à vous l’apprendre, si vous épousez votre pupille... Mais j’aperçois Isabelle...

SAINT-ÉVREMONT.

Cachez-vous dans cette galerie...

Il désigne le fond.

et n’allez pas, par un accès de jalousie, interrompre la conversation que vous entendrez tout à l’heure.

Molière sort. 

 

 

Scène XII

 

SAINT-ÉVREMONT, MICOUT, sous la mante de Béjart

 

SAINT-ÉVREMONT, à part.

Ne lui laissons pas le temps de se reconnaître, et employons auprès d’elle ces expressions brûlantes que l’on ne rend jamais mieux que lorsqu’on ne pense pas ce qu’on dit.

MICOUT, à part.

Je vais donc enfin jouer une scène de travestissement... je suis la Béjart... je suis la plus jolie femme du théâtre du Palais-Royal...

SAINT-ÉVREMONT.

Adorable comédienne, n’essayez plus de déguiser vos véritables sentiments ! que j’entende de votre bouche un aveu charmant, auquel j’attache le bonheur de ma vie ; dites-moi que c’est pour moi, pour moi seul que vous êtes venue ici... que votre pudeur...

MICOUT, à part.

Oh ! ma pudeur !... fameuse ma pudeur.

SAINT-ÉVREMONT.

A cru devoir user d’un prétexte pour se donner le change à elle-même... je conçois... j’excuse... j’approuve même un stratagème qui atteste de nobles, de vertueux scrupules... mais que la confiance renaisse dans votre cœur... plus de craintes... de soupçons offensants... abandonnez cette main au plus tendre, au plus respectueux des amants...

MICOUT, à part.

Ah ! ben oui... ma main... elle est douce avec ça... c’est comme une râpe...

SAINT-ÉVREMONT.

Vous vous défendez, charmante Béjart... il en coûte à votre bouche de prononcer quelques mots pour rassurer mon cœur... et lorsque je vous demande une preuve muette de vos sentiments pour moi, vous me la refusez encore...

MICOUT, à part.

Si j’avais des gants, à la bonne heure...

SAINT-ÉVREMONT, à part.

Redoublons.

Haut.

Allons, je vois qu’il faut que je tombe à vos pieds... alors, du moins, votre main daignera-t-elle s’abaisser jusqu’à moi pour me relever jusqu’à vous ?

Il tombe aux genoux de Micout.

Eh quoi, pas une parole, pas un geste favorable... voulez-vous donc me voir expirer d’amour et de douleur à vos pieds !

MICOUT, à part.

La scène que je joue en ce moment est au-dessus de mes moyens... je ne trouve pas un traitre mot à dire...

SAINT-ÉVREMONT.

Eh bien, cruelle ?

 

 

Scène XIII

 

SAINT-ÉVREMONT, MICOUT, FOUQUET, puis MOLIÈRE et ISABELLE

 

FOUQUET.

Que vois-je ? et que faites-vous là, Saint-Évremont ?

SAINT-ÉVREMONT, à Fouquet.

Je gagne mon part.

Haut.

Mlle Béjart accepte mon hommage.

MICOUT, à part.

Allons, voilà l’autre à présent... le suborneur n° 2.

FOUQUET, à Saint-Évremont.

Béjart, dites-vous ? mais je viens de la faire conduire à ma petite maison.

SAINT-ÉVREMONT, riant.

Ah ! ah ! ah ! voilà qui est parfait, sur mon âme.

FOUQUET.

Je vous dis que j’ai tout à l’heure mis Béjart en voiture, en donnant ordre à mon cocher de la conduire à ma maison des Feuillantines.

SAINT-ÉVREMONT.

Allons, mademoiselle, parlez, et que votre propre aveu désabuse ce pauvre surintendant.

FOUQUET.

Il me faudrait en effet une pareille preuve pour me convaincre... encore, je n’y croirais qu’à demi.

SAINT-ÉVREMONT.

Tenez, mademoiselle me pardonnera de trahir son incognito.

Il tire son camail en arrière, et laisse voir la figure ébahie de Micout.

SAINT-ÉVREMONT, reculant de trois pas.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ce monstre-là ?

FOUQUET.

Délicieux ! délicieux ! Saint-Évremont aux prises avec ce maraud, tandis que la belle roule comme le vent vers une demeure où je ne tarderai pas à l’aller rejoindre.

SAINT-ÉVREMONT.

Ah ! drôle ! tu vas me le payer ! passe vivement de l’autre côté.

MOLIÈRE, ramenant Béjart.

Permettez-moi, messieurs de vous présenter, non plus Mlle Isabelle Béjart, mais bien Mlle Molière.

SAINT-ÉVREMONT.

La véritable Béjart !

FOUQUET.

Oh ! cette fois-ci, c’est trop fort, et je n’y comprends plus rien... mais qui donc ai-je enlevé ?

 

 

Scène XIV

 

SAINT-ÉVREMONT, MICOUT, FOUQUET, MOLIÈRE, ISABELLE, ZACHARIE, UN VALET DE FOUQUET

 

ZACHARIE.

Monsieur le surintendant, votre valet de chambre demande à vous parler.

FOUQUET.

Qu’il entre.

ZACHARIE, à part.

Ah ! mon Dieu ! si l’on savait que j’ai égare la pupille de monsieur !

LE VALET.

Monseigneur, à peine avions-nous fait une centaine de pas, qu’un jeune officier, accompagné de deux domestiques, accourut aux cris que poussait la demoiselle que vous aviez confiée à ma garde, et, malgré toute ma résistance, il l’a arrachée de nos mains.

SAINT-ÉVREMONT.

Où est Clotilde ?

LE VALET.

C’est justement le nom de la jeune personne qu’on nous a enlevée.

SAINT-ÉVREMONT.

Ah ! parbleu ! monseigneur, vous avez fait là de belles choses...

MOLIÈRE.

Eh ! mon Dieu ! de meilleures que vous ne croyez... Monsieur de Saint-Évremont, qu’en dit votre philosophie ?

SAINT-ÉVREMONT.

Au diable !...

LE VALET.

Voici de plus une lettre que j’avais oublié de remettre à votre seigneurie.

FOUQUET.

Vous permettez ?

Après avoir lu, à Isabelle.

Cette lettre de Mlle Béjart, mademoiselle, exprime de nobles sentiments... dans une âme également noble ils doivent être dignement appréciés... Pour délivrer Molière... notre ami... vous aviez vendu vos parures... que les quarante mille livres, fruit de notre ridicule part, servent à les racheter.

MOLIÈRE.

Non, monseigneur, je ne souffrirai pas... Tout ceci n’était-il pas une ruse ?... tout, jusqu’à mon arrestation simulée...

ISABELLE.

Ah ! cruel !...

MOLIÈRE.

Oui, messieurs, un moyen de comédie devait triompher de vos pompeuses séductions.

ISABELLE.

Un moyen de comédie... et l’amour de Béjart.

SAINT-ÉVREMONT.

Je présente demain un placet au roi pour faire mettre Saint-Brice à la Bastille.

FOUQUET.

Et moi, je forme en même temps son recours en grâce... Ne continuons pas à être ridicules, Saint-Évremont.

SAINT-ÉVREMONT.

Une pupille et quarante mille livres de moins... c’est dur !... encore si tout cela devait assurer le bonheur de ce pauvre Molière !

MOLIÈRE.

Toujours la même sollicitude !... oh ! messieurs, dispensez-m’en de grâce... et d’ailleurs, soyez tranquilles, mon bonheur sera complet.

SAINT-ÉVREMONT.

Je le désire.

ISABELLE.

Je le promets.

FOUQUET, à part.

Et moi, j’en doute.

CHŒUR.

Air : Le vin, le jeu, les belles (Robert).

À la beauté quand s’unit le génie,
Point de présage attristant l’avenir ;
Faisons des veux pour que toute leur vie,
Soit désormais de gloire et de plaisir !

BÉJART, au public.

Air de l’Angélus.

Sans doute, il est audacieux
D’oser faire parler Molière,
De sacrilège à bien des yeux
Nous encourons la peine entière,
Peine méritée et sévère ;
Auteurs, acteurs aussi, nous venons tous
Au père de la comédie
Demander pardon, devant vous,
Messieurs, renvoyez-nous absous,
On fait grâce à celui qui prie.

CHŒUR.

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