Un Ami d’Argentine (Tristan BERNARD - Max MAUREY)

Pièce en quatre actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Athénée, le 5 novembre 1930.

 

Personnages

 

GABILIN

RENAUD

TIREMAIN

GASTON BRÉMOND

FÉLIX BRÉMOND

BERTIN

DELAYE

COMOREL

BULLION

JEAN

LÉON

JAME RENAUD

SOPHIE BRÉMOND

CATHERINE

ADRIENNE

ALICE

 

 

ACTE I

 

Un salon richement meublé. Deux portraits de famille au mur. L’un d’eux, en carré haut, représentant un magistrat en robe, l’autre, ovale, représentant un homme jeune encore du type sud-américain

 

 

Scène première

 

COMOREL, JEAN

 

M. Comorel entrant, suivi de Jean qui porte une corbeille de fleuri.

COMOREL, à Jean.

Déposez ceci sur la table.

Jean pose la corbeille.

Là... Parfait !... Puis-je parler à Monsieur ou à Mademoiselle ?

JEAN.

Je ne sais si Mademoiselle est rentrée, mais je vais prévenir Monsieur.

Comorel est un homme de trente-cinq an et habillé avec beaucoup de recherche.

COMOREL.

Veuillez annoncer, s’il vous plaît, à votre maître, M. Comorel.

JEAN.

Monsieur ?...

COMOREL.

Comorel, Co-mo-rel, c’est un nom qu’il connaît d’ailleurs certainement bien.

JEAN.

Bon, je vais le prévenir, monsieur, Voici justement Monsieur,

Il sort. Entre Renaud.

 

 

Scène II

 

COMOREL, RENAUD

 

COMOREL, très poli.

Monsieur, je suis charmé et honoré de faire votre connaissance. Et je me permets de vous dire que vous avez une fille charmante. J’ai eu le plaisir de l’entrevoir plusieurs fois. Je me suis permis de lui apporter cette corbeille de fleurs.

RENAUD.

En quel honneur, monsieur ?

COMOREL.

Elle va se marier prochainement ?

RENAUD.

Prochainement, non. Mais enfin, on va prendre date ces jours-ci.

COMOREL.

Je l’ai appris indirectement, et c’est pour cette raison que je v fait apporter cette corbeille de fleurs.

RENAUD.

Je ne saisis pas, monsieur. À qui ai-je l’honneur de parler ?

COMOREL.

Comorel. Vous avez certainement vu mon nom dans les journaux ?

RENAUD.

Excusez-moi, monsieur, mais je ne vois toujours pas pourquoi vous avez apporté ces fleurs.

COMOREL.

Je suis fleuriste, monsieur.

RENAUD.

Ah ! bien.

COMOREL.

Je suis fleuriste ensemblier.

RENAUD.

Comment dites-vous ?

COMOREL.

Ensemblier, monsieur. Je fais des ensembles, des ensembles floraux. J’ai donc appris que votre fille allait se marier et que, probablement, vous alliez organiser une fête. Je me mets donc à votre entière disposition, en laissant à part toute question de prix, pour entreprendre la décoration de votre appartement le jour des fiançailles. Je me permettrai d’ajouter que je suis fleuriste botaniste, ce qui me permet d’étudier ce que j’appellerai le caractère et la personnalité de chaque fleur, de façon à composer mes ensembles qui ont une durée d’épanouissement fixe.

RENAUD.

Monsieur, je suis confus de votre amabilité. Mais, pour le moment, il n’est pas question d’une fête de fiançailles, Vous avez pu apprendre, en effet, par une personne de ma maison que ma fille était pour ainsi dire promise et qu’aujourd’hui même nous avions des entrevues familiales où assisteront deux ou trois amis...

COMOREL.

Très bien, monsieur, mais au moins, si ma visite est prématurée, qu’elle ne soit pas inutile. Vous m’obligerez, au cas échéant, en prenant bonne note de mon nom. Sur ce, monsieur, je pense que vous devez être très occupé et je ne voudrais pas abuser de vos instants. Au revoir, monsieur.

Et comme Renaud veut l’accompagner jusqu’à la porte.

Je trouverai bien le chemin monsieur.

S’en allant.

M. Comorel, fleuriste ensemblier... ne vous dérangez pas...

Comorel parti, Renaud regarde sa montre et sonne. Entre Catherine, la vieille domestique.

 

 

Scène III

 

RENAUD, CATHERINE

 

CATHERINE.

C’est-il moi que Monsieur sonne ?

RENAUD.

Vous ou quelqu’un d’autre.

CATHERINE.

Oui, oui, moi ou quelqu’un d’autre. Monsieur ne fait aucune différence entre sa vieille domestique et les autres.

RENAUD.

Qu’est-ce que vous dites ?

CATHERINE.

Rien, monsieur, une remarque, une remarque qui ne vous intéresserait pas.

RENAUD.

Alors, gardez-la pour vous. Est-ce que Mademoiselle est rentrée ?

CATHERINE.

Comment Monsieur veut-il que je le sache ?... Je viens de la cuisine...

RENAUD.

Eh bien, allez voir si elle est rentrée !

CATHERINE.

Elle est pas rentrée, monsieur.

RENAUD.

Vous dites que vous n’en savez rien.

CATHERINE.

Je n’ai jamais dit à Monsieur que je n’en savais rien... J’ai dit à Monsieur : comment voulez-vous que je le sache ?...

RENAUD.

Vous êtes insupportable.

CATHERINE.

C’est entendu, je suis insupportable.

RENAUD.

Quand mon beau-frère et ma belle-sœur arriveront, vous me préviendrez dans ma chambre. Je vais travailler un peu.

CATHERINE.

Dormir.

RENAUD.

Non, je ne vais pas dormir. En tout cas, ça ne-vous regarde pas.

CATHERINE.

Ça ne me regarde pas. Mais Monsieur ferait bien, de dormir. Il est rentré du cercle à 4 heures du matin.

RENAUD.

Eh bien, est-ce que c’est votre affaire ?

CATHERINE.

Non, ce n’est pas mon affaire. Monsieur est bien libre de s’abîmer la santé. Seulement, comme je couche dans l’appartement, j’entends Monsieur qui rentre, je regarde ma montre. Alors, comme ça, je sais que Monsieur est rentré à 4 heures du matin.

RENAUD.

Est-ce-que quelqu’un vous le demande ?

CATHERINE.

On ferait bien de ne pas me le demander. Je ne répondrais pas. Ce n’est pas l’affaire des gens.

Pendant toute cette scène, Catherine a-pris de petites serviettes à thé et dressé une table.

RENAUD.

Pourquoi est-ce vous qui disposez la table ? C’est à la femme de chambre de s’en occuper.

CATHERINE.

Je ne sais pas coudre.

RENAUD.

Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

CATHERINE.

Je veux dire que, pendant que Julie est en train de coudre, je ne vais pas la déranger pour le goûter. Si je la dérangeais, je serais obligée de faire’ son travail à sa place. Et je ne sais pas coudre.

RENAUD.

Alors, c’est entendu, vous m’appellerez quand il-viendra quelqu’un ?

CATHERINE.

Monsieur me prend pour une idiote qu’il ait deux fois à me répéter la même chose ?

Renaud hausse les épaules et s’en va. À ce moment entre Jane par une autre porte.

 

 

Scène IV

 

CATHERINE, JANE

 

JANE.

Catherine, est-ce que papa est là ?

CATHERINE, sans la regarder et en continuant son travail.

Oui, mademoiselle, il est dans son bureau. Il est en train de commencer sa nuit ou plutôt il est en train de finir l’autre.

JANE.

Qu’est-ce que tu racontes ?

CATHERINE.

Il est allé dormir.

JANE.

Mais qui est-ce qui a apporté ces fleurs ?

CATHERINE.

Je ne sais pas. Il y a peut-être une carte dedans. C’est un garçon fleuriste qui est venu tout à l’heure. Si tu t’imagines que j’ai été regarder la carte !... D’ailleurs, je n’ai pas encore eu le temps.

JANE, regardant la corbeille.

Il n’y a pas de carte.

CATHERINE.

Ça doit être encore un coup de ton petit cousin Gaston.

JANE, regardant de plus près.

Il n’y a pas de carte, il n’y a qu’un papillon au nom du fleuriste.

CATHERINE.

Ah ! bon sang de bon sang !

JANE.

Qu’est-ce que tu as ?

CATHERINE.

Ça m’ennuie que tu te maries.

JANE.

Mais je ne me marie pas encore, ce n’est même pas fiançailles aujourd’hui. C’est simplement une petite conversation, avant le départ de Gaston pour New York. On va fixer une date, puis prononcer des paroles officielles.

CATHERINE, d’un air de doute.

Tu seras heureuse avec ce garçon-là ?

JANE, riant.

Mais oui... Pourquoi pas ?

CATHERINE.

Parce qu’il ne me fait pas l’effet d’être bien énergique. Il est vrai que tu l’es pour deux. J’aime ça, moi, de savoir ce qu’on veut. Depuis six ans que ta pauvre maman est morte, il n’y a que toi dans la maison qui as de la volonté. Parce que ton père...

JANE.

Catherine, je te défends de dire du mal de papa. Qu’est-ce que c’est que ces manières ?

CATHERINE.

Mais je l’aime bien, ton père. Seulement, il faut dire ce qui est, comme maître, il n’est pas gênant, mais je n’aurais pas voulu avoir un père pareil. Le mien était menuisier, il buvait, il n’aimait pas le travail, il était menteur avec la clientèle, mais c’était un homme.

 

 

Scène V

 

CATHERINE, JANE, JEAN

 

JEAN, entrant.

Mademoiselle, c’est Mlle Berteau.

JANE.

Adrienne ! mais qu’elle entre. Qu’est-ce que tu attends ?...

Elle va au-devant d’Adrienne qui entre.

Ma petite Adrienne...

Sort Jean.

 

 

Scène VI

 

CATHERINE, JANE, ADRIENNE

 

CATHERINE.

Catherine, va-t’en !

JANE.

Pourquoi Catherine va-t’en ?

CATHERINE.

C’est pour t’épargner la peine de me le dire.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

ADRIENNE, JANE

 

ADRIENNE.

Quel phénomène !

Elle aperçoit la corbeille.

Oh ! mais dis donc, il me semble qu’on t’a gâtée ! Qui est-ce qui t’a donné cette corbeille ?

JANE.

Je ne sais pas. Ça doit être Gaston. Il n’y a pas de carte dessus.

ADRIENNE.

Eh bien, ma chérie, tu es heureuse ?

JANE.

Oui, très heureuse... À vrai dire... je le serais davantage si je me mariais tout de suite... mais il est obligé de partir pour l’Amérique, il y restera deux ou trois mois, le mariage n’aura donc peut-être pas lieu avant un an.

ADRIENNE.

Pauvre fille ! Un an à attendre son amoureux !

JANE.

Et à mener une vie imbécile, sans préoccupation et sans but ! Des thés... des soirées... dîners... Vraiment ! J’ai hâte de vivre l’existence de mon mari...

ADRIENNE.

Et puis enfin, tu aimes Gaston ?...

JANE.

Je ne m’en cache pas...

ADRIENNE.

Et c’est tout naturel, il est si gentil !...

JANE.

Il a des défauts, tu sais, je le connais...

ADRIENNE.

Qui n’en a pas, ma petite Jane ?...

JANE.

Sois tranquille, je me connais aussi... D’ailleurs, nos défauts sont exactement opposés.

ADRIENNE.

Excellent pour l’accord parfait.

JANE.

Je le crois... Nous nous disputons effroyablement et je n’ai de plaisir que quand il est là... Même enfant, je le dominais, je le martyrisais, je le considérais déjà comme mon mari...

ADRIENNE.

Et puis, comme caractère, il est heureusement l’opposé de ta future belle-mère.

JANE.

Ma tante ! On ne peut pas dire que ce soit une méchante femme... C’est une sorte de garde champêtre !... Elle croit que sa destinée est de surveiller les autres... Quand elle voit des gens heureux, elle se demande s’ils n’ont pas pris le bonheur en maraude dans le jardin d’autrui... Alors, c’est elle la première punie...

 

 

Scène VIII

 

ADRIENNE, JANE, GASTON

 

GASTON, entrant.

Bonjour ! Tiens, Adrienne est là !

ADRIENNE.

Oui. Adrienne est là. Ça vous gêne, mon petit Gaston ?... Mais vous pouvez embrasser Jane devant moi, vous savez...

GASTON.

Je ne m’en priverai pas !... Bonjour.

Il va à Jane et l’embrasse tendrement. Baiser prolongé.

JANE, souriant.

Assez !

Ils se séparent.

Imbécile ! Pourquoi m’as-tu envoyé des fleurs ?

GASTON, interdit.

Mais je ne t’ai pas envoyé de fleurs. On avait dit qu’on n’envoyait pas de fleurs. Bonjour, Adrienne.

JANE.

Alors, qui les a envoyées ? Ce n’est pas tes parents, au moins ?

GASTON.

Oh ! non. Papa n’y pense pas... C’est peut-être maman...

JANE, souriant.

Oh ! non, ta mère y pense, mais elle n’en envoie pas. Tu sais, moi, je suis très ennuyée de ce voyage en Amérique. J’ai vu dans les journaux qu’il y a des tempêtes.

GASTON.

Pas de ce côté-là.

JANTE.

Je ne vois pas à quoi ça rime ce voyage.

GASTON.

Je vais voir des clients de papa.

JANE.

Mais les clients de ton papa n’ont qu’à se déranger. Ils vous achèteront beaucoup plus de choses s’ils viennent ici que si vous allez les trouver.

GASTON.

Tu sais qu’ils ne viennent pas beaucoup en ce moment.

JANE.

Alors c’est qu’ils ne sont pas disposés à acheter... Moi, je suis très ennuyée de ce voyage en Amérique !

GASTON.

Ah ! jalouse.

JANE.

Ce n’est pas que je sois jalouse de toi.

À Adrienne.

Il va devenir alcoolique... Pour lui faire honneur, on lui fera boire en cachette du cognac. Enfin, apporte-moi des petits porte-cigarettes en cristal pour mettre sur la table... Ici on n’en trouve pas... De cette façon-là au moins, tu n’auras pas perdu ton temps...

À Adrienne.

Tu ne trouves pas qu’il a mauvaise mine ?

ADRIENNE.

Il a une mine superbe !

JANE, lui tirant l’oreille.

Sale gosse... Pourquoi suis-je attachée à lui ?... Il n’a pas de grandes qualités, il n’a même pas de grands défauts. C’est inexplicable.

GASTON.

Inexplicable ! Mais regarde-moi donc !...

Il l’attire à lui. Tous deux s’embrassent.

ADRIENNE.

Mes enfants, vous êtes bien gentils, mais je vous laisse... Vraiment, vous vous embrassez trop !

 

 

Scène IX

 

ADRIENNE, JANE, GASTON, CATHERINE, puis MADAME BRÉMOND

 

CATHERINE, entrant.

Une bonne nouvelle !... Ta tante vient d’arriver...

JANE.

Merci, Catherine, de nous prévenir. Je m’en vais !

GASTON.

Je te suis !...

ADRIENNE.

Moi, je vous précède !...

GASTON, voyant entrer sa mère.

Ah ! maman !

CATHERINE, sortant.

Madame !

MADAME BRÉMOND, la regardant partir.

Sans-gêne, cette fille !

ADRIENNE, à Mme Brémond.

Je vous demande pardon... Un coup de téléphone à donner...

Adrienne sort.

 

 

Scène X

 

MADAME BRÉMOND, JANE, GASTON

 

MADAME BRÉMOND, à Jane.

Tu la vois toujours cette petite ?

JANE.

Tu as quelque chose contre elle ?...

MADAME BRÉMOND.

Oh ! pas du tout !... Elle m’est complètement indifférente... Dieu ! que tu as mauvaise mine !

JANE.

Rassure-toi, je vais très bien tout de même.

MADAME BRÉMOND.

Tant mieux, mon enfant !

À Gaston.

Ton père n’est pas arrivé ?

GASTON.

Pas encore !

MADAME BRÉMOND.

Naturellement ! Tu es drôlement fagoté...

GASTON.

Tu trouves ?

MADAME BRÉMOND.

Ta cravate est ridicule et ton pantalon est trop large... Je t’ai prévenu quand tu l’as essayé... Seulement, tu ne m’écoutes jamais.

GASTON.

Mais si, maman.

MADAME BRÉMOND.

Mais non... et ce sera tant pis pour toi, tu t’en apercevras plus tard !

Tombant en arrêt devant la corbeille de fleurs.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

JANE.

Je crois, ma tante, que ce sont des fleurs.

MADAME BRÉMOND, à son fils.

Qui a fait la bêtise d’envoyer ça, c’est toi ?...

GASTON.

Non, maman... tu m’avais dit...

MADAME BRÉMOND.

C’est bon ! Je parie que c’est ton père... Dépenser autant d’argent pour des fleurs, ça fait de la peine.

GASTON.

Pas au fleuriste...

MADAME BRÉMOND.

Nous devions venir ensemble, ton père et moi... Mais il n’a pas pu m’attendre. Pourquoi ? Je te la demande... Ce n’est pas un méchant homme, ton père, mais c’est une pauvre nature, et quel caractère ! Enfin, ça n’est pas trop sa faute. Il a été mal élevé ! Voilà tout, pas d’éducation première, tout le mal vient de là. Quand ta pauvre mère vivait, je me suis tuée à le lui dire... elle ne voulait pas en convenir... Naturellement, c’était son frère... mais c’est moi qui avais raison.

JANE, souriant.

Comme toujours.

MADAME BRÉMOND.

Oui, mon enfant, comme toujours... Je ne suis pas plus maligne qu’une autre, mais je vois juste... C’est comme ton père...

JANE.

Oh ! non, ça, ma tante, ton mari... je te l’abandonne, il t’appartient, mais papa... je ne veux pas que tu en dises du mal...

MADAME BRÉMOND.

Du mal !... Qu’est-ce que tu chantes... Ai-je jamais dit du mal de quelqu’un ? Mieux que personne, je sais ce que vaut ton père... Je connais ses qualités, c’est la bonté même... Sans doute est-il un peu faible comme tous les gens trop bons et même autrefois a-t-il supporté...

JANE.

Quoi, ma tante, quoi ?

MADAME BRÉMOND.

Rien, mon enfant, rien... C’est comme ce portrait, pourquoi le garder ?

Elle montre le portrait de Da Proba.

JANE.

Parce qu’il a toujours été là comme cet autre...

Elle désigne le portrait du magistrat.

MADAME BRÉMOND.

Cet autre, c’est différent, c’est ton grand-père... mais celui-là ?... Il y a belle lurette que ton père s’est fâché avec M. Da Proba, alors ?

JANE.

Ce n’est pas une raison pour le décrocher de son cadre... Je l’ai toujours connu là !...

GASTON.

Mais oui, toujours...

JANE.

Il fait partie de la décoration... c’est un souvenir...

MADAME BRÉMOND.

En effet, c’est un souvenir...

JANE.

Ma tante... tu parais toujours insinuer des choses...

MADAME BRÉMOND.

Je n’insinue rien du tout... C’est toi qui prêtes à mes paroles un sens qu’elles n’ont pas... Qu’est-ce que tu veux que j’insinue Ton père est le meilleur des hommes !

JANE, ironique.

Mais...

MADAME BRÉMOND.

Il n’y a pas de mais...

JANE.

Allons, tant mieux !

 

 

Scène XI

 

MADAME BRÉMOND, JANE, GASTON, FÉLIX

 

GASTON, apercevant son père.

Ah ! papa !

MADAME BRÉMOND, à Félix qui entre.

Enfin ! te voilà, foi ! Je te remercie de m’avoir attendue !

FÉLIX.

Ma chère amie, je voulais marcher un peu... alors, je t’ai laissé la voiture.

MADAME BRÉMOND.

Tu as raison... tu as toujours raison... ne discutons pas. C’est un manque d’égards, j’y suis habituée, nous ne sommes pas mariés d’hier.

FÉLIX.

Eh ! non !

JANE, à Félix.

Bonjour, mon oncle !

FÉLIX.

Bonjour, ma petite Jane.

MADAME BRÉMOND.

Si je t’ai dit de m’attendre pour venir ici, c’est que probablement j’avais à te parler en chemin.

FÉLIX.

Mais, ma bonne amie... Je t’assure.

GASTON, à Jane.

Ça recommence !

JANE, à Gaston.

Oui, ça recommencera sans nous !

Haut.

Nous allons retrouver Adrienne qui est dans sa chambre.

FÉLIX.

Bon...

MADAME BRÉMOND.

C’est ça, allez-vous-en !

Ils sortent. Elle attend que Jane soit sortie. À Félix.

C’est toi qui as en l’idée d’envoyer cette corbeille de fleurs ?

 

 

Scène XII

 

MADAME BRÉMOND, FÉLIX

 

FÉLIX.

Moi ? non.

MADAME BRÉMOND.

Alors, qui est-ce ? Ce n’est pas Gaston...

FÉLIX, calme.

La question s’éclaircira plus tard.

MADAME BRÉMOND.

De qui que ce soit, c’est idiot ! Ça donne à notre entrevue un caractère officiel qu’elle ne doit pas avoir.

FÉLIX.

Comment, qu’elle ne doit pas avoir ?... Je sais bien que ça n’est pas des fiançailles, mais on s’est réunis pour fixer la date et pour le dire aux gens.

MADAME BRÉMOND.

Eh bien, on ne fixera pas de date, et on n’aura rien à dire aux gens.

FÉLIX, abasourdi.

Alors, cette fois, je ne te comprends plus.

MADAME BRÉMOND.

M’as-tu jamais comprise ?

FÉLIX, haussant les épaules.

Je n’ai pas constamment cherché à te comprendre.

MADAME BRÉMOND.

Pour dire des insolences, tu es là.

FÉLIX, insistant.

C’est toi-même qui as organisé ce petit rendez-vous de famille où doit assister notre ami Tiremain, afin de fixer la date du mariage et de pouvoir dire à nos amis que c’est officiel.

MADAME BRÉMOND, sèchement.

Eh bien, j’ai changé d’avis, on ne fixera pas de date aujourd’hui.

FÉLIX, levant les bras.

C’est formidable ! Je me demande pourquoi tu as voulu qu’on se réunisse ? D’ailleurs, je le sais !

MADAME BRÉMOND.

Pourquoi ?

FÉLIX.

Parce que l’autre jour, lorsque nous avons dîné ensemble, Ernest nous a dit qu’il n’était pas pressé de marier sa fille et qu’il se demandait ce qu’il allait devenir quand il habiterait seul. Alors, l’idée qu’il est heureux ainsi t’est devenue insupportable et tu as voulu que l’on marie le plus tôt possible les enfants.

MADAME BRÉMOND.

Tu me prêtes toujours des idées extraordinaires !

FÉLIX.

Pourquoi, aujourd’hui, reviens-tu sur ce que tu as dit !...

MADAME BRÉMOND.

Pour des raisons très graves, si tu veux le savoir. Mais tu ne sais rien, et tu ne t’occupes de rien. C’est que la situation de ton beau-frère, la situation future de ton fils, paraissait très belle il y a quinze jours. Et que, depuis, des renseignements nouveaux, que j’ai eus et que Tiremain te confirmera, me prouvent qu’il est plus sage d’attendre.

FÉLIX.

Attendre ! Alors, à quoi ça sert-il d’attendre ? Est-ce que nous reviendrons jamais sur notre parole ?...

MADAME BRÉMOND.

Je ne parle pas, pour le moment, de revenir sur notre parole. Si ce que je crains se produit, il sera toujours temps d’envisager cette question.

FÉLIX.

Mais, enfin, qu’est-ce que tu crains ?

MADAME BRÉMOND.

Attendons Tiremain, il ne tardera pas.

FÉLIX, haussant les épaules.

Je ne te presse pas de questions car, depuis que je te connais si la millième partie des cataclysmes que tu as prédits se réalisaient, où en serions-nous, Dieu du ciel !

MADAME BRÉMOND, qui s’est arrêtée devant le portrait du président.

Et dire que c’est ton père !

FÉLIX.

Eh bien, oui. C’est mon père.

MADAME BRÉMOND.

Et dire que tu es le fils de cet homme qui représentait l’équité, la pondération, toutes les vertus de l’ancienne magistrature.

FÉLIX.

Évidemment, je ne ressemble pas à mon père. Mais enfin, je ne crois pas qu’il me maudirait s’il revenait en ce monde.

MADAME BRÉMOND, regardant l’autre portrait.

Quel cynisme !

FÉLIX.

En quoi ai-je été cynique ?

MADAME BRÉMOND.

Il n’est plus question de toi. Quel cynisme de la part de ton beau-frère d’avoir laissé, à côté de cette image édifiante, le portrait de ce Da Proba qui devrait être au grenier, et encore... derrière une pile de meubles.

FÉLIX.

Et chaque fois que tu es devant ce portrait, c’est la même chose. Eh bien, moi, je ne veux plus de ces insinuations tout à fait injustifiées.

MADAME BRÉMOND.

Bien ! bien ! Tu es un bon frère ! Garde intacte la mémoire de ta sœur. Ce n’est pas moi qui offenserai ce sentiment respectable.

 

 

Scène XIII

 

MADAME BRÉMOND, FÉLIX, JEAN

 

JEAN, entrant.

M. Tiremain.

MADAME BRÉMOND.

Bonjour, Tiremain.

Jean s’efface pour laisser passer M. Tiremain, puis sort.

 

 

Scène XIV

 

TIREMAIN, FÉLIX, MADAME BRÉMOND

 

TIREMAIN.

Bonjour, chers amis.

MADAME BRÉMOND.

Vous n’êtes pas raisonnable.

TIREMAIN.

Je ne me suis jamais flatté d’être raisonnable. Mais dans le cas particulier, je vous demande humblement pourquoi je ne le suis pas.

MADAME BRÉMOND, montrant la corbeille.

Cette corbeille de fleurs...

TIREMAIN.

Cette corbeille de fleurs ?

MADAME BRÉMOND.

Ce n’est pas vous qui avez envoyé cette corbeille ?

TIREMAIN.

Non ! je suis confus, mais je ne savais pas qu’on devait envoyer des fleurs aujourd’hui.

MADAME BRÉMOND.

Très bien.

À Félix.

Tu vois, il a compris. Vous avez compris, n’est-ce pas, Tiremain, que ce n’est pas des fiançailles officielles ?

TIREMAIN.

Oui, mais c’est tout comme puisque vous devez arrêter la date du mariage aujourd’hui même.

MADAME BRÉMOND, grave.

Ce matin, mon cher ami, j’ai été à votre bureau. Je n’ai pas eu le plaisir de vous y rencontrer, mais j’ai vu votre fondé de pouvoir. Je lui ai demandé des renseignements de Bourse.

TIREMAIN.

Vous jouez ?

MADAME BRÉMOND.

Dieu m’en garde !

TIREMAIN.

Que voilà donc une parole de sagesse !

MADAME BRÉMOND.

Non ! C’est pour un ami, ou plutôt...

TIREMAIN.

Peu importe, chère madame.

MADAME BRÉMOND.

Enfin ! Ce n’est pas de l’indiscrétion. Vous faites des opérations de Bourse et tout un chacun peut demander des renseignements à votre fondé de pouvoir.

TIREMAIN.

Je n’ai jamais dit qu’il y eût de l’indiscrétion...

FÉLIX.

Oh ! Mais il faut faire attention à ce qu’on dit ou à ce qu’on ne dit pas à ma femme, parce qu’elle vous prête, pour les besoins de sa thèse, des propos que l’on n’a jamais prononcés.

MADAME BRÉMOND.

N’écoutons pas ce que dit cet esprit frivole et continuons. Votre fondé de pouvoir m’a donné, pour diverses valeurs, des renseignements extrêmement précieux. Il est très bien, votre fondé de pouvoir.

FÉLIX.

On va illuminer.

MADAME BRÉMOND.

Pourquoi ?

FÉLIX.

Ma femme vient de dire que quelqu’un était très bien.

MADAME BRÉMOND, avec un haussement d’épaules.

Il est très bien, mais j’aimerais savoir de vous-même... enfin !... Qu’est-ce que c’est au juste que la Kéfir Pallette ?

TIREMAIN.

Excellente valeur.

MADAME BRÉMOND.

Mais de quoi ?

TIREMAIN.

On ne sait pas exactement.

MADAME BRÉMOND.

Et c’est vraiment sérieux.

TIREMAIN.

Non ! Je vous dis que c’est excellent !... comprenez-moi, excellent au point de vue bancaire... plus la valeur change, plus on l’achète et plus on la vend... À chaque transaction, l’intermédiaire touche sa commission... on est donc en droit de dire que c’est là du papier fort productif.

MADAME BRÉMOND.

J’entends bien, mais comme valeur ?

TIREMAIN.

Elle s’est comportée normalement. Elle est partie de rien... a sauté, descendu, remonté, puis dégringolé...

MADAME BRÉMOND.

Je sais. Mais elle peut remonter ?

TIREMAIN.

Non pour moi... une fois dégonflé, c’est fini, l’ombre d’un papier qui vole, c’est tout. En Bourse, c’est comme en chirurgie : les opérations fructueuses ne sont pas toujours profitables aux clients.

MADAME BRÉMOND.

...Et les Andreyas... argentifères ?

TIREMAIN.

Même tabac...

MADAME BRÉMOND.

Autrement dit ?

TIREMAIN.

De la fumée !

MADAME BRÉMOND.

Votre fondé de pouvoir ne m’a pas dit autre chose.

TIREMAIN.

Cela ne m’étonne pas. C’est un esprit rassis et clairvoyant.

MADAME BRÉMOND.

Or, mon beau-frère avait, je crois, de très fortes positions sur ces deux valeurs... et naturellement il n’a rien vendu.

FÉLIX.

Tu n’en sais rien.

MADAME BRÉMOND.

Si, parce que selon sa coutume, une fois l’opération faite et pour s’épargner les soucis de la hausse, Ernest ne s’occupe plus de ses positions et va se distraire aux courses et au baccara.

FÉLIX, à Tiremain.

Qu’y a-t-il donc d’exact, là-dedans ?

MADAME BRÉMOND, avec autorité.

Tout.

TIREMAIN.

Non, peut-être pas tout, mais malheureusement une grande partie.

FÉLIX.

Quoi qu’il arrive, on ne reviendra pas sur ce projet de mariage. Ton fils n’y consentira jamais.

MADAME BRÉMOND, avec autorité.

Mon fils est mon fils !

FÉLIX.

Il est le mien aussi.

MADAME BRÉMOND.

Je le déplore.

FÉLIX.

Je ne te répondrai pas ce que quelqu’un a répondu à sa femme en pareille circonstance... Mon fils est mon fils et ne pouvait être que mon fils... car je ne vois personne...

Il s’arrête.

MADAME BRÉMOND.

Qu’est-ce que tu dis ?

FÉLIX.

Rien.

TIREMAIN.

Vous disiez ?

MADAME BRÉMOND.

Vous comprenez, cet Ernest n’a qu’une idée. C’est de nous laisser nous enferrer. La preuve, c’est qu’il a accepté que cette entrevue se fasse aujourd’hui.

TIREMAIN.

Mais il n’a jamais voulu croire qu’il était venu dans une situation mauvaise.

MADAME BRÉMOND.

Malgré son optimisme, il doit s’en douter, Seulement, il veut que ce mariage se fasse. Et veux-tu que je te dise ?... Cette corbeille qui n’a été envoyée ni par Gaston, ni par M. Tiremain, ni par toi – Dieu du ciel !... – cette corbeille, c’est certainement Ernest qui l’a fait envoyer à sa fille pour donner à cette entrevue l’allure officielle de fiançailles.

FÉLIX.

Qu’est-ce que tu vas chercher ?...

Il appuie sur un bouton.

MADAME BRÉMOND.

Tu sonnes ?

FÉLIX.

Oui. Je vais faire venir Ernest. C’est tout de même inouï que nous discutions cela sans lui ; il n’y a qu’à lui dire ce qui est.

MADAME BRÉMOND.

Eh bien, c’est entendu.

À Jean qui entre.

Voulez-vous prévenir Monsieur que nous l’attendons.

 

 

Scène XV

 

TIREMAIN, FÉLIX, MADAME BRÉMOND, JEAN, puis RENAUD

 

JEAN.

Bien, madame.

Il sort.

TIREMAIN.

N’est-ce pas, qu’il soit bien établi que je ne suis pour rien dans cette histoire-là.

MADAME BRÉMOND.

Mais non, mais non. Vous n’y êtes pour rien.

TIREMAIN.

C’est tout naturel que je ne tienne pas à être mêlé indiscrètement à des affaires de famille.

FÉLIX.

Mais non, bon ami, jamais Ernest n’aura cette idée-là.

RENAUD entre, il est tout endormi.

Bonjour, ma chère Sophie ! Bonjour, mon bon Tiremain ! Bonjour, toi !

Il baise la main de Mme Brémond. À Félix.

Bonjour, toi...

D’un ton endormi.

Eh bien, ça va ? ça va ?

FÉLIX.

Ça va... Enfin, quand je dis que ça va... Voilà ce que nous tenons à te dire. Il était convenu qu’on se réunissait aujourd’hui pour fixer une date.

RENAUD.

Oui. En effet, c’est une idée de ma belle-sœur. Je n’en voyais pas la nécessité... mais, enfin ! Fixons une date. Quelle date ?

FÉLIX.

Seulement, il me semble nécessaire d’avoir avec toi une conversation préliminaire... autrement dit...

MADAME BRÉMOND, à son mari.

Pardon ! Veux-tu me permettre... Je voudrais aussi pouvoir placer un mot.

FÉLIX, à sa femme.

Mais je t’en prie !

MADAME BRÉMOND, à Renaud.

C’est un petit renseignement que je serais heureuse d’obtenir de vous.

RENAUD.

Allez ! allez !

MADAME BRÉMOND.

Asseyez-vous, Renaud... Ne voyez, dans ce que je vais vous dire, aucun sujet de méfiance... Oui ! Je vous sais un peu susceptible, comme tous les hommes... Je serais vraiment au désespoir qu’une parole de moi pût vous déplaire... Vous savez la franchise que j’ai le souci d’apporter dans tous les actes de la vie et aussi la sympathie profonde, sincère et naturelle que vous m’inspirez,

RENAUD.

Je sais tout cela, ma chère Sophie... et alors quelle tuile allez-vous m’annoncer ?... Oui, parce que, comme dans certains pays tropicaux, votre douceur de climat est une annonce de tornade. Quelle tuile va me tomber du toit !

BRÉMOND.

Pourquoi parlez-vous de tuile ?

RENAUD.

Parce que j’ai comme une vague idée qu’il va m’en tomber une.

MADAME BRÉMOND.

Elle ne viendra pas de moi, soyez convaincu...

RENAUD.

Tant mieux !... il s’agit donc ?

MADAME BRÉMOND.

Voici ! N’êtes-vous pas fortement engagé en Bourse pour le moment ?

RENAUD.

Oui, oui... je suis engagé... trop engagé !

MADAME BRÉMOND, à Félix.

Tu vois ! trop engagé... Il le dit lui-même...

RENAUD.

Oui, je le dis moi-même... Mais qu’est-ce que cela peut faire ?

FÉLIX.

Tu n’as aucune inquiétude pour ta situation ?

RENAUD, ton ferme.

Aucune inquiétude.

FÉLIX.

Oh !

RENAUD.

C’est-à-dire, si, évidemment... Du moment qu’on spécule, on a toujours de l’inquiétude... Si on spéculait à coup sûr, ça ne serait plus de la spéculation !

MADAME BRÉMOND.

Mais enfin, n’êtes-vous pas engagé très fortement sur certaines valeurs... comme la Kéfir Pallette ?...

RENAUD.

Et les Andreyas argentifères, oui... Et elles sont en baisse, je le sais !

MADAME BRÉMOND, d’un ton supérieur.

Elles sont à plat !

RENAUD.

Chère amie, toute valeur a ses variations... Ça monte, ça descend... C’est le mouvement du balancier...

MADAME BRÉMOND.

Et des balançoires... Ah ! le jeu... le jeu, mon pauvre Ernest !

RENAUD.

Mais je ne joue pas... Je fais travailler mes capitaux.

MADAME BRÉMOND.

Vous ne serez jamais raisonnable !

RENAUD.

Dans quelques jours les valeurs remonteront et vous me trouverez le plus sensé des hommes. Après la pluie, le beau temps, voilà ce qu’il faut se dire, n’est-ce pas, mon bon Tiremain ?

TIREMAIN.

Mais oui. Malheureusement, il y a des pluies qui durent pendant toute une saison.

RENAUD, à Tiremain.

Vous n’avez pas confiance dans la situation ?

TIREMAIN.

Ça dépend de quelle valeur. La baisse n’est pas générale, mais il y a des valeurs industrielles qui sont fortement touchées...

RENAUD, d’un ton indifférent.

C’est ce qu’on m’a dit. Évidemment, si j’étais obligé maintenant de réaliser, j’y laisserais des plumes et des plumes très sérieuses. Mais je n’ai pas le couteau sur la gorge.

Changeant brusquement de ton. À Tiremain.

Non, mais vous commencez sérieusement à m’inquiéter, mon bon Tiremain. Est-ce que vous savez quelque chose de précis ?

TIREMAIN, gêné.

Ah ! rien d’absolument précis, non, non...

RENAUD.

Parce que vous savez, moi, si vous savez quelque chose de précis, il faut me le dire. Je suis l’homme des sacrifices. S’il faut se couper un bras, eh bien, je me couperai un bras.

MADAME BRÉMOND.

Écoutez, Ernest, vos affaires se rétabliront ou ne se rétabliront pas. Nous espérons tous qu’elles se rétabliront. Mais je dis une chose, sans changer en rien les projets que nous avons...

FÉLIX.

Nos projets de marier ces enfants. Il est évident que rien ne saurait les changer.

Mme Brémond garde le silence.

RENAUD.

Non, sérieusement, est-ce que vous croyez que quelque chose pourrait les changer ?

FÉLIX.

Rien ne pourra les changer. Mais ma femme était d’avis que cette entrevue d’aujourd’hui est inutile...

RENAUD.

Mais, n’était-ce pas elle qui l’avait demandée ?

MADAME BRÉMOND.

C’était moi, en effet, mais c’est justement parce que c’était moi que je n’ai que plus d’autorité à dire aujourd’hui qu’en effet cette entrevue était inutile et c’est aussi l’avis de Tiremain.

TIREMAIN, gêné.

Permettez ! Ça, ce sont des, affaires de famille.

MADAME BRÉMOND.

C’est entendu. Mais enfin, vous êtes assez lié avec nous pour que nous puissions vous demander un avis et un conseil dans les affaires de famille.

TIREMAIN.

C’est délicat... c’est très délicat !

MADAME BRÉMOND.

Mais justement parce que c’est délicat que c’est très gentil de votre part de passer sur ce scrupule et de donner votre avis.

TIREMAIN.

Bon. Eh bien, je crois...

MADAME BRÉMOND.

Moi, voici le mien. Je trouve qu’à la rigueur nous pouvons fixer une date, mais, pour la question de la divulguer, c’est autre chose. Je ne vois la nécessité de dire d’un côté et d’autre : « C’est entendu, nous marierons ces enfants tel jour de tel mois ! » Au contraire. S’il y a des bruits... moi je ne dis pas qu’il y ait des bruits, mais, étant donné qu’il pourrait y avoir des bruits défavorables sur la situation, d’Ernest, les gens se demanderaient : « Pourquoi ont-ils publié la date de leur mariage ? »

À Tiremain.

N’est-ce pas, c’est bien votre avis ?

TIREMAIN, d’un air de doute.

Oui...

MADAME BRÉMOND, à Félix.

Et toi qui ne dis rien...

FÉLIX.

Oui, ça peut, se soutenir.

RENAUD.

Eh bien, moi, je trouve que ça ne se soutient pas et je ne vois pas du tout où vous voulez en venir. En tout cas, il faut prévenir les enfants. Ce sont les principaux intéressés.

MADAME BRÉMOND.

Je ne vois pas la nécessité de leur en parler.

RENAUD.

Comment, vous ne voyez pas la nécessité de leur en parler !... Nos enfants ne sont pas tout à fait des enfants. Ils savent que nous nous réunissons aujourd’hui pour fixer une date et pour la donner aux amis. Eh bien, ils nous demanderont la date, en tout cas. Si nous la leur donnons, à eux, ils la donneront aux amis... Il faut prévenir les enfants.

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

TIREMAIN, FÉLIX, MADAME BRÉMOND, JEAN

 

TIREMAIN.

Alors, mes amis, n’est-ce pas, vous n’avez plus besoin de moi ?

MADAME BRÉMOND.

Ah ! Non ! Vous n’allez pas vous en aller, maintenant !

TIREMAIN.

Vous allez parler d’une question qui ne me regarde pas,

MADAME BRÉMOND.

Mais où avez-vous pris cela que ça ne vous regarde pas ?

TIREMAIN, à Félix.

Vraiment, je ne vois pas pourquoi ma présence est nécessaire.

FÉLIX.

Si, si, il faut que vous restiez !

TIREMAIN, regardant sa montre.

J’ai énormément à faire.

 

 

Scène XVII

 

RENAUD, TIREMAIN, MADAME BRÉMOND, JANE, GASTON, ADRIENNE

 

RENAUD entre, précédant Jane, Gaston et Adrienne.

Arrivez un peu, les enfants !

JANE.

Bonjour, monsieur Tiremain !

GASTON.

Bonjour, monsieur Tiremain !

ADRIENNE.

Bonjour, monsieur Tiremain !

RENAUD.

Écoutez !

ADRIENNE.

Mais je suis peut-être de trop.

RENAUD.

Non, non, tu es de la maison ! Voilà.

 

 

Scène XVIII

 

RENAUD, TIREMAIN, MADAME BRÉMOND, JANE, GASTON, ADRIENNE, JEAN

 

Entrée de Jean apportant le thé.

JEAN.

Le thé !

RENAUD.

Posez ça là !...

Un silence. Jean sort.

 

 

Scène XIX

 

RENAUD, FÉLIX, MADAME BRÉMOND, TIREMAIN, JANE, GASTON, ADRIENNE

 

RENAUD.

Mes enfants, nous sommes tous réunis ici, c’est-à-dire...

Il hésite.

On a adopté cette entrevue...

Il hésite encore.

Le but de cette réunion est de fixer une date, une date aussi vague que possible.

MADAME BRÉMOND, prenant la parole.

Oui ! Nous avons examiné la question et nous avons vu que, somme toute, il n’y avait aucune utilité à fixer cette date pour le moment. Gaston va partir pour l’Amérique, et sitôt après son retour, eh bien, on pourra parler de fiançailles,

JANE.

Je ne comprends rien à tout cela. Pourquoi nous réunit-on ? Pour fixer une date ! Et maintenant que nous sommes réunis, on vient nous dire qu’il n’y a aucune date à fixer.

GASTON.

Moi, je suis de l’avis de Jane. Je n’y comprends rien.

MADAME BRÉMOND.

Toi, tu n’as pas la parole !

JANE.

Comment, il n’a pas la parole ? Ce n’est pas lui qui se marie ?

MADAME BRÉMOND.

Qu’il écoute un peu ce que nous allons dire.

JANE.

Soit ! Écoutons. Nous ne demandons que cela.

À Gaston.

Écoute !

MADAME BRÉMOND.

Voilà. Vous n’êtes plus des enfants, ni l’un ni l’autre ! Vous êtes assez grands pour qu’on dise les choses très nettement. Les affaires d’Ernest passent par une période fâcheuse.

JANE.

Ah ! Tu es ennuyé, papa ?

RENAUD.

Non, je ne suis pas ennuyé. Je n’ai jamais dit que j’étais ennuyé.

MADAME BRÉMOND.

Je ne dis pas non plus qu’il est ennuyé. Je dis que ses affaires sont dans une mauvaise période,

JANE.

Alors, le mariage est rompu ?

GASTON, à tes parents.

Qu’est-ce que vous me racontez là ?

MADAME BRÉMOND.

Mais est-ce que j’ai jamais dit quelque chose de semblable ?... C’est inouï de faire dire aux gens ce qu’ils n’ont jamais voulu dire.

FÉLIX, à Mme Brémond.

Tu vois, c’est une chose très pénible...

MADAME BRÉMOND.

Pourquoi me dis-tu cela ?

FÉLIX.

Parce que ça t’arrive quelquefois.

JANE, nettement.

Enfin, qu’est-ce que vous voulez ? Vous voulez qu’on rompe le mariage ?

MADAME BRÉMOND.

Mais non, à aucun prix !... Seulement, je veux que, pour le moment, on n’en parle pas.

JANE, ironiquement.

Ah ! bon, qu’on n’en parle pas !

GASTON, vivement.

On n’en parle pas ? Eh bien, moi, je ne vais pas en Amérique !

MADAME BRÉMOND.

Comment, tu ne vas pas en Amérique ? Je voudrais bien voir cela !

GASTON, monté.

Eh bien, tu le verras, maman.

MADAME BRÉMOND.

Allons, tout cela n’est pas sérieux. Demandons un avis à M. Tiremain.

TIREMAIN.

Oh ! moi, je n’ai pas d’avis à donner dans la circonstance.

FÉLIX, prenant la parole.

Il n’est pas question de remettre le voyage en Amérique, pas plus qu’il n’est question de renoncer au mariage. Si vous en faites une question sine qua non, on fixera une date, on la dira à tout Paris, mais notre avis et l’avis formel de Tiremain, c’est l’avis de personnes âgées et raisonnables.

JANE.

Il faut que tu le dises pour qu’on le croie ! Qu’est-ce que tu en dis, toi, papa ?

RENAUD.

Eh bien, tout à l’heure, nous disions, ou plutôt ta tante disait qu’étant donné les bruits qui ne circulent pas, mais qui pourraient un jour circuler sur ma situation de fortune, il ne faudrait pas avoir l’air de répondre à ces bruits en fixant une date de mariage.

JANE.

Mais ça ne tient pas debout.

RENAUD.

Je te répète ce qu’a dit ta tante.

MADAME BRÉMOND.

Ce que j’ai dit, moi... et ce qu’a dit Tiremain...

TIREMAIN, gêné de plus en plus.

Pardon...

MADAME BRÉMOND, à Tiremain.

C’est entendu... Vous prétendez que ce sont des affaires de famille qui ne vous regardent pas. Mais nous vous avons répondu sur ce point. Vous êtes assez bien avec la famille pour que ça vous regarde.

GASTON, décidé.

Moi, ça m’est égal, je ne vais pas en Amérique.

JANE, avec autorité.

Mon petit Gaston, tu iras en Amérique. Ça n’est pas sérieux. Ton voyage est organisé, Des clients de ton père attendent ta visite, tu iras en Amérique.

MADAME BRÉMOND.

Mais oui. An moins, ta cousine a du bon sens.

JANE, lui jetant un coup d’œil, à Gaston.

Je ne disais pas du tout cela pour être approuvée. Tu iras en Amérique et l’on fixera plus tard la date du mariage. Voyons, es-tu sûr de tes sentiments ?

GASTON.

Est-ce que tu ne le sais pas ?

JANE.

Oui, je crois que, pour le moment, tu es très sincère.

GASTON.

Que signifie : pour le moment ?

JANE.

Enfin, on ne peut répondre que de la sincérité du moment.

GASTON.

Tu me fais de la peine.

JANE.

Ce n’est pas ma pensée. Alors, voilà qui est convenu. Gaston part pour l’Amérique, et d’ici quelque temps, quand cette crise d’affaires de papa sera passée, on reparlera du mariage.

Silence prolongé de tout le monde.

ADRIENNE.

Ah ! Eh bien, moi, je vais faire la jeune fille de la maison.

JANE.

C’est ça !

ADRIENNE, à Brémond.

Crème ou citron, madame ?

MADAME BRÉMOND.

Crème ou citron.

ADRIENNE.

Voyons.

MADAME BRÉMOND.

Citron, puisqu’il faut se décider.

ADRIENNE.

Et vous, monsieur Tiremain ?

TIREMAIN.

Je ne prends jamais rien.

ADRIENNE, lui tendant une tasse.

Voilà.

TIREMAIN.

Merci.

ADRIENNE.

Et vous, monsieur Brémond ? Crème ou citron ?

FÉLIX.

Crème.

ADRIENNE, même jeu.

Voilà.

FÉLIX, regardant sa tasse.

Citron ! 

ADRIENNE, même jeu, à Gaston.

Voilà !

GASTON.

Non, merci.

RENAUD, recevant sa tasse.

Merci, Adrienne.

Silence, puis.

TIREMAIN.

Je suis au désespoir, mais j’ai deux Anglais qui m’attendent à la banque depuis une demi-heure. Ne vous dérangez pas. Ne vous dérangez pas.

Il sort par le fond.

FÉLIX, le suivant.

Moi aussi, je suis obligé de m’en aller pour une expertise.

MADAME BRÉMOND.

Je vais avec toi.

FÉLIX, à Gaston.

Tu viens ?

GASTON.

Voilà, papa.

À Jane.

Je te reverrai demain.

Il sort.

JANE.

Quand tu voudras.

ADRIENNE.

Tu m’excuses, ma petite Jane, mais tu sais que je n’étais venue que pour quelques instants.

Elle sort.

JANE.

Je t’accompagne. Tu viens, papa ?

RENAUD.

Je te suis.

MADAME BRÉMOND, sur le point de sortir, et montrant à Ernest la corbeille de fleurs.

Dites donc, Ernest... c’est vous qui avez envoyé cette corbeille ? RENAUD.

Non, c’est M. Comorel.

JANE.

M. Comorel ?

RENAUD.

Oui, c’est un fleuriste.

JANE.

Ah bon !

Elle sort.

RENAUD.

C’est un fleuriste ensemblier.

MADAME BRÉMOND.

Ensemblier ?

RENAUD.

Oui, un fleuriste qui étudie le caractère et la personnalité de chaque fleur de façon à composer des ensembles qui ont une durée d’épanouissement fixe...

Pendant qu’il parle, Mme Brémond sort et le rideau baisse.

 

 

ACTE II

 

Petit salon très simple où se retrouvent très d l’étroit les beaux meubles du premier acte avec les portraits de la famille de Da Proba et de La Hardier.

 

 

Scène première

 

JANE, CATHERINE

 

CATHERINE entre, elle porte un large carton qu’elle dépose sur une des commodes du fond.

Là, encore, ça y est... Ah ! vous voyez qu’ils finiront par me démolir, bon sang...

Jane assise devant une petite table où le trouve un service à café. Elle vérifie des comptes sur un petit livre.

JANE.

Allons, Catherine, encore une catastrophe ?

CATHERINE.

Toujours ces sacrés meubles...

JANE.

Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?...

CATHERINE.

Ils m’ont fait mal, pardi. On ne peut pas remuer sans se cogner dedans. Je suis truffée de bleus comme une dinde de Noël. Hier à la jambe, ce matin à l’épaule et maintenant à la cuisse...

JANE.

C’est que tu es trop grosse...

CATHERINE.

C’est eux qui sont trop gros.

JANE.

Ils n’ont pourtant pas changé.

CATHERINE.

Oui. Mais c’est l’appartement qui n’est plus le même. Nous habitons dans une soucoupe. Alors ils sont à l’étroit. Ils ne sont pas à leur aise.

JANE.

Ils souffrent peut-être.

CATHERINE.

C’est possible.

JANE.

Alors, pour se venger, ils te flanquent des coups...

CATHERINE.

Oh ! mais toi, tu plaisantes toujours. Si tu te figures que c’est gai...

JANE.

Je ne me figure pas que c’est triste. Si tu t’imagines que ton exemple est encourageant... Tu ne cesses de bougonner, et, à force de grogner, tu finis par donner à tout ce qui t’entoure un air de mauvaise humeur. Les choses, c’est comme les gens, elles ont l’âme que nous leur prêtons.

CATHERINE.

Tu as raison, les choses, c’est comme les personnes, il ne faut donc pas les sortir de leur milieu. Autrefois, tous ces meubles-là, c’était beau, c’était gai. Maintenant, ça paraît triste.

JANE.

Tu penses au bel hôtel où nous ne sommes plus.

CATHERINE.

Et puis je me dis que tu es obligée de travailler... comme si tu étais faite pour cela...

JANE.

Tu crois donc qu’il y a des gens qui sont faits pour travailler et d’autres pour ne rien faire.

CATHERINE, la regardant.

Évidemment. Sans cela, la moitié du monde serait en faute. Et puis, ce n’est pas fini.

JANE.

Eh bien, pour moi, c’est fini. Tu m’embêtes. Tu as compris ?

CATHERINE.

Oh ! je comprends très facilement... Je t’ai apporté deux manteaux là, dans le carton. On va revenir demain matin, il faut que tu te décides.

JANE.

Lequel me conseilles-tu ?...

CATHERINE.

Oh ! on me demande mon avis maintenant... Eh bien, il faut prendre les deux.

JANE.

Pourquoi les deux ?

CATHERINE.

Parce que tu en as besoin, pardi. Il te faut un manteau pour aller à ton bureau et puis un autre quand tu sors.

JANE.

Avec mon vieux, ça m’en ferait trois. C’est beaucoup trop.

CATHERINE.

Ton vieux ne tient plus que par miracle. Et puis j’en ai assez de ton vieux, moi. Je le retourne, je le reprise, je le redouble. Il me fait honte pour toi.

JANE.

Tout à l’heure, je vais demander à papa son avis sur ces manteaux. Nous en prendrons un et puis tu rendras l’autre demain matin.

CATHERINE.

Ton père va aux courses, naturellement ?

JANE.

Pourquoi naturellement ?

CATHERINE.

Parce que c’est dimanche et aussi parce que, s’il a perdu tous ses biens, il a au moins gardé ses bonnes habitudes.

JANE.

Dis donc, je t’engage à parler, toi. Est-ce que tu ne joues pas aux courses ?... et tous les jours. C’est toi-même qui me l’as avoué.

CATHERINE.

Moi, c’est différent. D’abord je n’y vais pas aux courses. Je vais parier chez le marchand de vin. Et puis il y a encore une autre petite chose, c’est que l’argent que je risque là, c’est des petites économies à moi.

JANE.

Tu m’ennuies. Je ne t’écoute plus. Voici papa. Tais-toi et enlève le café.

CATHERINE.

Voilà.

Elle prend le café et sort en disant.

Demande-lui pour le manteau.

Entre Renaud.

 

 

Scène II

 

JANE, RENAUD

 

JANE.

Eh bien, papa, pas encore prêt ! Tu vas arriver en retard.

RENAUD.

Oh ! mon chéri, je crois que je ne sortirai pas aujourd’hui.

JANE

Allons, allons, allons. Tu ne vas pas rester ici à t’ennuyer tout un dimanche. Tu vas aller aux courses. Ça ne te coûte rien. Tu as ton entrée et ton ami Julien t’emmène dans sa voiture.

RENAUD.

Oui. Mais ce n’est pas bien agréable d’y aller dans ces conditions.

JANE.

Pourquoi ?

RENAUD.

Parce que je rencontre là certains camarades qui n’ont pas changé leur vie. Huchet, par exemple, je l’ai vu hier. Il sait très bien que ma situation n’est plus la même, mais il l’a oublié. Ça ne le préoccupe pas. Il m’a dit : « Viens demain, à Longchamp, j’ai une bonne affaire dans la troisième. » Je ne peux pas dire à ces gens-là que je ne parie pas.

JANE.

Eh bien, papa, tu vas faire un grand plaisir à ta petite fille...

RENAUD.

Non ! Jamais de la vie. Je te dois déjà 2 000 francs.

JANE.

Quelle importance. Je te jure que ça me fera un gros plaisir. D’ailleurs, j’ai une impression... j’ai l’impression que tu gagneras aujourd’hui.

RENAUD.

Moi aussi, seulement ce n’est pas une certitude.

JANE.

Tu gagneras, je te dis. Tiens, voilà 1 000 francs.

Jane prend un billet de 1 000 francs et le lui met dans la poche de son paletot.

RENAUD.

Si tu te figures que ça me fait plaisir, à moi...

JANE.

Pas tout de suite... tout à l’heure... Et puis tu vas me le rapporter avec beaucoup d’autres.

RENAUD.

Tu as vraiment l’impression que je gagnerai.

JANE.

J’en suis sûre.

RENAUD.

Je te demande ça parce que je sais que tu n’y connais rien. Et les innocents ont la main heureuse. Une fois, pas plus. Après ils croient que c’est arrivé. Ils continuent à vous conseiller et ça ne colle plus. La Providence n’aime pas quand on abuse.

JANE.

Dépêche-toi d’aller t’habiller. Allons, vite.

RENAUD.

Je ne mérite pas une fille comme toi.

JANE.

C’est donc que tu as de la chance. Alors, il faut en profiter. Va te faire beau.

RENAUD, avec un faux air de résignation.

Eh bien, je vais m’habiller.

Voyant entrer Catherine.

Ah ! Catherine, donnez-moi donc mes gants et mon chapeau.

 

 

Scène III

 

CATHERINE, RENAUD, JANE

 

CATHERINE.

C’est fait. Tout est préparé dans la chambre de Monsieur.

RENAUD.

Tiens, comment saviez-vous que je sortais ?

CATHERINE.

Une idée.

RENAUD.

Je vais m’habiller.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

CATHERINE, JANE

 

CATHERINE.

Alors, tu lui as demandé, pour les manteaux ?

JANE.

Non, décidément. Ils ne me plaisent ni l’un ni l’autre.

CATHERINE, la regardant avec consternation.

Ni l’un ni l’autre ! Tout à l’heure, tu les trouvais très jolis.

JANE.

Non, non. Tu les rendras tous les deux demain matin.

CATHERINE.

Oh ! la la la !

JANE.

Quoi ? Oh ! la la la ?...

CATHERINE.

Rien.

JANE.

Ah ! non, je t’en prie. Qu’est-ce qui te prend à soupirer comme ça ?...

CATHERINE.

Je ne soupire pas, je respire. J’ai bien le droit de respirer.

JANE.

Oui. Et puis d’aller te promener aussi cet après-midi.

CATHERINE.

Je n’en ai pas envie. C’est plutôt toi qui devrais sortir prendre Un peu l’air. Est-ce que tu crois que ça ne te ferait pas du bien ?...

JANE.

Non, j’attends ma tante Sophie.

CATHERINE.

Comment, tu attends ta tante Sophie ?... Et ton père qui ne sera pas là ! En voilà une nouvelle !

JANE.

Je ne lui ai rien dit et préfère la recevoir seule.

CATHERINE.

Je ne te demande pas pourquoi.

JANE.

Tu fais aussi bien, je ne te le dirais pas.

Rentre Renaud.

 

 

Scène V

 

CATHERINE, JANE, RENAUD

 

RENAUD, élégamment habillé.

Alors, je m’en vais.

JANE.

Au revoir, papa, amuse-toi bien.

RENAUD.

Laisse-moi t’embrasser. Tu es la plus gentille petite fille qui existe.

CATHERINE.

Oh ! oui.

RENAUD.

Qu’est-ce qu’il y a ?

CATHERINE.

Je dis : oh ! oui. Je suis de votre avis. J’ai bien le droit d’être de votre avis.

JANE, sur un ton qui veut couper court à cette conversation.

À tout à l’heure, papa.

RENAUD.

Et si je gagne, tu entends, nous irons dîner ensemble quelque part. Tu me le promets, Jane ?

JANE.

Je te le promets.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

JANE, CATHERINE

 

CATHERINE.

On ne risque rien de préparer le dîner à la maison. Alors, tu ne veux pas me dire pourquoi tu veux être seule à recevoir ta tante ?

JANE.

Tiens, on téléphone, ça doit être elle.

CATHERINE.

Elle va te dire qu’elle ne vient pas.

JANE.

C’est probable.

Prenant le téléphone.

« Allô ! allô ! Renaud... oui, c’est ici. Mlle Renaud, c’est moi. Mais de la part de qui ?... Je ne comprends pas bien le nom, monsieur... Gabilin... Monsieur Gabilin ?... Je ne me rappelle pas... Ah ! bon, je ne vous connais pas... Vous êtes venu deux fois à la banque... pourquoi ?... Vous ne pouvez pas me le dire par téléphone ?... Eh bien, monsieur, j’attends votre visite. Mais vous pourriez très bien venir d’ici une heure. Au revoir, monsieur. »

Elle raccroche l’appareil.

Voilà c’est quelqu’un que je ne connais pas et qui désire me voir pour une communication importante.

CATHERINE.

Tu as peut-être tort de le laisser venir. Moi, je ne recevrais jamais personne que je ne connais pas. Enfin, je serai là.

JANE.

Si tu veux.

On entend sonner.

Tiens, cette fois, ça doit être elle. Va ouvrir.

Catherine sort en laissant la porte ouverte. Après quelques instants on entend la voix de Mme Brémond.

La voix de MADAME BRÉMOND.

Elle est là, n’est-ce pas ?

La voix de CATHERINE.

Oui, madame.

JANE, voyant entrer sa tante.

Bonjour, ma tante !

 

 

Scène VII

 

JANE, MADAME BRÉMOND

 

MADAME BRÉMOND.

Bonjour, mon enfant.

JANE.

Tu vas bien ?

MADAME BRÉMOND.

Merci.

Elle se laisse tomber sur un fauteuil.

Ah ! je souffle un peu. Tu permets. C’est haut chez vous.

JANE.

Un petit cinquième. On doit nous mettre l’ascenseur. Voilà deux ans que le propriétaire le promet aux locataires.

MADAME BRÉMOND.

Mais ce n’est pas trop mal ici.

JANE.

Non, pas si mal. C’est la première fois que tu viens.

MADAME BRÉMOND.

On est tellement occupés. Les jours, les semaines passent... On ne sait vraiment pas comment... Vous avez pu garder beaucoup de vos anciens meubles, je vois ça.

JANE.

Quelques-uns, en effet... Comment va mon oncle ?

MADAME BRÉMOND.

Oh ! il va toujours bien !... Il mange...

JANE.

Et mon cousin ?

MADAME BRÉMOND.

Eh bien, Gaston est revenu d’Amérique il y a quelques jours...

JANE.

En bon état ?

MADAME BRÉMOND.

Il est bien.

JANE.

Tant mieux.

MADAME BRÉMOND.

Ton père n’est pas là ?...

JANE.

Non, il vient de sortir.

MADAME BRÉMOND.

Ça doit être lui que j’ai aperçu au coin de la rue, avec sa lorgnette de courses.

JANE.

C’est probable !

MADAME BRÉMOND.

Je vois avec plaisir qu’il se donne du bon temps.

JANE.

Pourquoi pas ?... Le bon temps est à tout le monde. Ma tante, moi, je ne demande qu’une chose, c’est qu’il oublie ses ennuis.

MADAME BRÉMOND.

Crois bien qu’en ce qui me concerne je ne vois aucun inconvénient à ce qu’il cherche des distractions. Mais c’est pour les autres personnes qui le rencontrent. Ces gens-là doivent trouver ton père un peu léger.

JANE.

C’est donc qu’ils sont bien lourds.

MADAME BRÉMOND.

Possible, mais ils savent que sa fille est obligée de travailler.

JANE.

Tiens, Catherine m’a déjà dit ça...

MADAME BRÉMOND.

Tu es fort aimable...

JANE.

C’est une femme pleine de bon sens, Catherine... Et puis, si papa n’allait pas aux courses, je n’en serais pas moins obligée de gagner ma vie ? Est-ce que je me plains ?...

MADAME BRÉMOND.

Enfin, Jane, ce n’est pas de cela que je suis venue te parler. Et je ne sais vraiment pas pourquoi j’ai eu l’idée de soulever cette petite discussion. J’ai autre chose à te dire... Pas plus grave... il ne faut rien exagérer... ça ne serait grave que si c’était définitif. Pourquoi souris-tu ?

JANE.

Mais je ne souris pas, ma tante.

MADAME BRÉMOND.

Tu as un petit air sarcastique. Voyons, je te disais... Oui, ça ne serait grave que si c’était définitif... Je tiens à te déclarer qu’il n’est pas dans notre intention que cela soit...

JANE.

Que de précautions, ma tante !... Va tout de suite au fait. Tu veux me parler de mon mariage ?...

MADAME BRÉMOND.

C’est-à-dire...

JANE.

Et c’est la moindre des choses... avoue-le... car, enfin, depuis cette fameuse réunion de famille, on n’en a plus soufflé mot... Aussi quand j’ai reçu la nouvelle de ta visite j’ai bien pensé, sans grand effort d’imagination, qu’il devait s’agir de mon mariage... Je n’ai pas dit à papa que je t’attendais... je l’ai même poussé à sortir... parce que je tenais à être seule avec toi...

MADAME BRÉMOND.

Pour me tuer ?...

JANE.

Non ! Pour te dire simplement, et devant lui cela m’eût gênée, ce que je pense de toutes vos petites roublardises.

MADAME BRÉMOND.

Vraiment ! Tu as une façon de t’exprimer...

JANE.

Alors, ma tante, s’il n’y a pas eu de roublardise de votre part, c’est donc que vous avez tous un instinct merveilleux.

MADAME BRÉMOND.

De quel instinct veux-tu parler ?

JANE.

De celui des rats... qui abandonnent le navire sur le point de sombrer...

MADAME BRÉMOND.

Je préfère ne pas me fâcher... tu es grossière... voilà tout... Si j’avais su... je ne me serais certes pas dérangée. Dans tous les cas, crois-le bien... ce ne sont pas tes paroles déplaisantes et déplacées qui arrangeront les choses...

JANE.

Rien n’est plus à arranger... tu as pris la peine de venir pour me dire que rien n’était changé à nos projets, rien n’est changé. Mais tout de même il n’est plus question que j’épouse ton fils...

MADAME BRÉMOND.

Vraiment ! Tu parles !... tu parles...

JANE.

Allons, ma tante, rien ne colle plus, n’est-ce pas ?... Vous avez de nouveaux projets pour Gaston. Et ça vous aurait gênés si je l’avais appris par quelqu’un d’autre.

MADAME BRÉMOND.

Il n’y a rien en train pour lui.

JANE.

Non, mais ça peut se trouver... Alors, écoute, ma tante, je vais te mettre bien à ton aise... Tu ne veux pas que ton fils épouse une fille pauvre...

MADAME BRÉMOND.

Tu me prêtes là des sentiments...

JANE.

Mais tout naturels... il faut écouter la voix de la raison, tu l’as dit assez souvent.

MADAME BRÉMOND.

Écoute, Jane, si tu continues à me parler sur ce ton que je juge déplacé, je serai obligée de m’en aller.

JANE.

Reste. Tu me feras un grand plaisir en restant... C’est peut-être notre dernière conversation sérieuse, alors, il vaut mieux qu’elle soit complète et définitive... C’est ennuyeux peut-être pour toi de m’entendre parler aussi librement, mais songe à la satisfaction que tu auras ce soir en pensant que tu as rompu ce mariage si contraire à la raison.

MADAME BRÉMOND.

Je te laisse dire...

JANE.

...À la raison et à tes sentiments... Non, ma tante, tu n’as jamais aimé ce mariage...

MADAME BRÉMOND.

Vraiment, et pourquoi donc ?...

JANE.

Pour bien des raisons... et tu les connais... Allons ! ma tante, regarde...

Elle montre le portrait de Da Proba.

Son portrait est là, à M. Da Proba... tu ne l’avais donc pas vu ?...

MADAME BRÉMOND.

Si ! si !...

JANE.

Et tu ne m’as encore rien dit... pas la moindre insinuation. C’est extraordinaire !...

MADAME BRÉMOND.

Je ne comprends pas...

JANE.

Mais si, ma tante, tu comprends fort bien... M’as-tu assez torturée à cause de lui... Parce qu’il venait beaucoup à la maison... t’a-t-il assez inquiétée... Écoute, je ne sais pas ce qu’on a pu raconter sur mon compte, mais je suis sûre, moi, qu’il aimait mes parents en pure et saine amitié.

MADAME BRÉMOND.

Je ne sais pas ce que tu vas chercher. Il est possible qu’il y ait eu des commérages sur les visites fréquentes que ce monsieur faisait à tes parents, mais, pour ceux qui la connaissaient, ta mère était au-dessus de tout soupçon.

JANE.

Oh ! comment, vous disiez bien haut que les soupçons ne l’atteignaient pas, ce qui vous permettait de vous faire l’écho de tous les bruits qui couraient sur son compte. Et quand M. Da Proba est parti pour l’Argentine, un peu fâché, je crois, avec papa... qu’est-ce que tu n’as pas insinué à propos de cette brouille ?

MADAME BRÉHOND.

Faut-il en entendre ?

JANE.

N’est-ce pas ?... Enfin, tu es venue ici pour me faire comprendre que mon mariage était impossible... Sois donc satisfaite... Dis à Gaston que je lui rends sa parole.

MADAME BRÉMOND.

Je t’assure que ce n’est pas du tout ça que j’étais venue te demander...

JANE.

C’est donc une agréable surprise que tu m’as permis de te faire. Et j’ajoute : que ce n’est pas vous qui aurez le geste inélégant de refuser la fille pauvre. Non ! C’est la fille pauvre qui ne veut pas de ton fils. Elle est pourrie d’orgueil, la fille pauvre ; tu entends... Elle serait peut-être entrée dans ta famille... Elle ne veut pas y être acceptée... Voilà. Eh bien, je crois que nous n’avons plus rien à nous dire...

MADAME BRÉMOND.

Tu as raison... Quoi que j’ajoute

Elle passe.

tu le prendras en mauvaise part. Si ce mariage se rompt – ce que je n’ai pas souhaité, je le répète – il ne doit pas en substituer un froid entre nous...

JANE, vaguement, et continuant.

Ah ! pas le moins du monde.

MADAME BRÉMOND.

J’ai toujours eu une grande estime pour ton caractère...

JANE.

Oui, mais ce beau caractère ne suffit pas à constituer un beau parti.

MADAME BRÉMOND.

Ah ! fille insupportable ! Tu ne mérites pas que je t’embrasse.

JANE.

Pour... embrasser les gens, il n’est pas nécessaire qu’ils l’aient mérité.

MADAME BRÉMOND.

Au revoir, mon enfant.

JANE, elle embrasse sa tante.

Au revoir, ma tante. Bien des choses à celui qui a failli être mon beau-père et qui reste mon bon oncle.

MADAME BRÉMOND.

Je n’y manquerai pas.

Jane va à la porte et sort quelques instants pour reconduire sa tante. Catherine entre par une autre porte suivie de Gaston.

 

 

Scène VIII

 

CATHERINE, GASTON

 

CATHERINE, mystérieusement.

Attendez-la, elle va revenir. Elle est allée reconduire votre mère.

Elle s’en va. Jane rentre l’instant d’après.

 

 

Scène IX

 

JANE, GASTON

 

JANE.

Comment, c’est toi ! Par où es-tu venu ?

GASTON.

J’ai passé par l’autre escalier.

JANE.

Par l’escalier de service ?

GASTON.

Je savais que maman était là.

JANE.

Et tu ne voulais pas la rencontrer... Ah ! ça me fait bien plaisir, ces petites manœuvres-là.

GASTON.

J’avais hâte de te revoir.

JANE.

Tu es à Paris depuis quand ?...

GASTON.

Depuis huit jours...

JANE.

En effet, quel empressement !

GASTON.

Depuis mon retour, ça a été comme un fait exprès... Je n’ai pas eu une minute à moi, et puis à la maison... tu ne sais pas toutes les scènes que j’ai eues...

JANE.

Pour t’empêcher de venir ?

GASTON.

Pour que je ne vienne pas avant que maman t’ai vue...

JANE.

Eh bien, sois tranquille... Elle m’a vue, ta maman, tout est arrangé : je ne t’épouse plus !

GASTON.

Qu’est-ce que tu dis là ?

JANE.

Ne fais donc pas l’étonné... avec ça que tu ne t’y attendais pas !... Sincèrement, on croit encore à notre mariage dans ta famille ?...

GASTON.

En tout cas, s’ils ne veulent plus, moi je n’ai pas changé.

JANE.

Oui, mais, moi, j’ai changé !

GASTON.

Tu ne m’aimes plus ?

JANE.

Il n’est plus question de cela : je ne t’épouse plus !

GASTON.

Et pourquoi donc ? Qu’est-ce que je t’ai fait ?... Je me demande vraiment ce que tu as à me reprocher !...

JANE.

Je ne te reproche rien... Je ne t’épouse plus, c’est tout !

GASTON.

Comme ça, sans raison ?

JANE.

Mais si, avec raison... Écoute, Gaston, tu es très gentil, mais vraiment tu manques un peu de caractère... On te dit de partir pour l’Amérique, tu pars. On te fait signe de revenir, tu reviens... On t’empêche de me voir, tu obéis encore... Tu trouves ça très chic ?

GASTON.

Mais ce voyage, c’est toi-même qui me l’as conseillé... Rappelle-toi ?

JANE.

Rappelle-toi que papa était ruiné, et que c’est la raison, comme dit ta mère, qui t’a conseillé de t’éloigner de moi pour attendre des jours meilleurs... Ces jours-là ne sont pas venus... Maintenant, je suis obligée de travailler : je suis employée chez Tiremain...

GASTON.

Oui, je sais...

JANE.

Il est probable que si notre situation s’était rétablie tu m’aurais plus vite donné de tes nouvelles...

GASTON.

Mais je t’ai écrit ?

JANE.

Oh ! parlons-en de tes lettres... elles n’étaient vraiment pas compromettantes... elles étaient d’un vague... Non, je m’attendais de ta part à autre chou...

GASTON.

Tu penses bien que s’il n’y avait que moi... je me ficherais pas mal de ces questions d’intérêt, mais il y a maman... tu la connais... Alors, mieux vaut ne rien brusquer... voilà tout... Mais ça ne m’empêche pas de t’aimer... et de te revoir ; on finira bien par se marier un jour... ma petite Jane...

JANE.

Ou, tout au moins, on feindra de le croire, mon petit Gaston... Alors en attendant... tu continueras à flirter, à m’embrasser et à venir me voir par l’escalier de service...

GASTON.

Qu’est-ce que tu dis !...

JANE.

Je dis ce que tu penses !... Parce que, si tu ne le pensais pas, tu n’aurais pas agi comme tu l’as fait.

GASTON.

Je ne te comprends pas.

JANE.

Et tu ne me comprendras jamais !... Va-t’en... ça vaut mieux.

GASTON.

Allons, voyons, Jane, ce n’est pas possible... que je.ne te revoie plus ?...

JANE.

Ce n’est pas possible, mais c’est vrai. Ne crois pas que je te parle comme une jeune fille outragée... Non. Je suis peut-être orgueilleuse, vertueuse, si tu veux, mais je n’en fais aucun étalage... et je serais parfaitement l’amie d’un garçon qui m’aimerait...

GASTON.

Et moi, je ne t’aime pas ?

JANE.

Attends que j’aie fini !... Je dis que je serais parfaitement l’amie d’un garçon qui m’aimerait et qui le mériterait.

GASTON.

Et tu trouves que moi...

JANE.

Toi ! Je trouve que tu ne t’es pas conduit en homme... Voilà !

GASTON.

Je serais furieux de ce que tu me dis là si c’était vrai... Mais, maman m’avait dit...

JANE.

Tu es grotesque ! « Maman m’avait dit... » Non, tu me fais pitié... Allons, va-t’en !

GASTON.

Eh bien, je m’en vais... Mais je ne reviendrai plus !

JANE.

C’est exactement ce dont je te prie.

GASTON.

Tu m’as dit : « Va-t’en ! » Tu ne me le diras pas deux fois !

JANE, avec un calme forcé.

Je te demande pardon. J’attends une visite.

GASTON.

Eh bien, je m’en vais !

Il sort.

 

 

Scène X

 

CATHERINE, JANE

 

CATHERINE.

Il est parti ?

JANE.

Oui, il est parti... et il n’aurait pas dû venir, et toi tu n’aurais pas dû le laisser entrer... surtout de cette façon... Je vous demande un peu, par l’escalier de service !

CATHERINE.

Ah ! je m’en veux... je m’en veux... je me battrais, tiens !

JANE.

Oh ! ne te frappe pas non plus ; une autre fois, tu feras attention...

CATHERINE.

Oh ! ce n’est pas de ça que je me frappe... Figure-toi... que je suivais Désiré depuis six mois... Je le lâche aujourd’hui !... Il fait 171 francs pour cent sous !

JANE.

Ah ! c’est un cheval, Désiré !

CATHERINE.

Oui, c’est un cheval, Désiré. J’avais mis sur lui vingt-cinq louis des halles... c’est-à-dire 1 fr. 25... Si j’avais gagné, ça me faisait 42 fr. 50.

JANE.

Voilà. Ça t’apprendra à être infidèle à Désiré.

On entend sonner.

Fais entrer ce monsieur, tout de même.

CATHERINE.

Oui, mademoiselle.

En s’en allant.

171 francs pour cent sous, non, c’est à vous dégoûter du sport...

Catherine sort et introduit, après quelques instants, M. Gabilin.

 

 

Scène XI

 

JANE, GABILIN

 

JANE, à Gabilin.

C’est vous, monsieur, qui m’avez téléphoné tout à l’heure ?

GABILIN.

Oui, mademoiselle... Mademoiselle Renaud ?

JANE.

Mlle Renaud.

Elle montre un siège à Gabilin qui s’assoit et s’assoit également.

GABILIN.

Mademoiselle, je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous. Mon nom, Gabilin, ne vous dit rien. Car vous ne vous êtes probablement jamais occupée des sciences astronomiques...

JANE.

Non, monsieur, je l’avoue.

GABILIN.

C’est le seul petit domaine où j’aie quelque notoriété.

JANE.

Oh ! monsieur, le domaine du ciel, ce n’est pas un petit domaine.

GABILIN.

Évidemment, s’il nous était accessible. Mais nous ne le voyons d’ici qu’avec nos pauvres lunettes. Oui, mademoiselle, c’est parce que je suis astronome que j’ai, aujourd’hui, l’honneur d’entrer en rapport avec vous.

JANE.

Je ne vois pas du tout...

GABILIN.

Il y a exactement trois ans, un mois et quatorze jours, je devais me trouver à Buenos Aires, à 6 h 24 du matin.

JANE.

Comme vous êtes précis.

GABILIN.

Ce n’était pas moi qui avais fixé le rendez-vous, mademoiselle, c’était le soleil.

JANE.

Le soleil ?

GABILIN.

Oui. Le soleil, pour une éclipse qui était visible à Buenos Aires de 6 h 24 à 6 h 35, soit, exactement, onze minutes, ce qui est considérable. Le gouvernement français m’avait envoyé là-bas avec des crédits spéciaux... un peu courts. On me payait la traversée d’aller et retour. Mais la somme affectée au prix de mon séjour là-bas était si minime que j’y pouvais rester à peine les onze minutes que durait l’éclipsé pour revenir en France par un autre bateau qui partait précisément ce jour-là.

JANE.

Je vois que vous avez choisi un autre parti.

GABILIN.

Oui, mademoiselle, avec la recommandation d’un savant de là-bas, je me suis adressé à un riche Argentin, M. Da Proba.

JANE.

Ah ! M. Da Proba...

GABILIN.

Oui. J’ai des raisons de croire que vous le connaissez bien.

JANE.

Nous avons connu, en effet, M. Da Proba il y a quelques années. Mais nous ne sommes plus en relations suivies.

GABILIN.

Nous ne sommes...

JANE.

Oui. Qu’est-ce qui vous étonne ?

GABILIN.

C’est le mot : sommes...

JANE.

Pourquoi ?

GABILIN.

Vous ne savez donc pas que M. Da Proba n’est plus de ce monde ?...

JANE, étonnée.

Pas du tout...

GABILIN.

Il est mort il y a six semaines. C’était un homme charmant et vraiment de la générosité la plus délicate, la plus discrète qui se puisse imaginer. Pour ne pas donner au service qu’il me rendait l’apparence d’un service d’argent, il m’avait demandé de fonder là-bas, avec les subsides qu’il mettait à ma disposition, un observatoire... dont j’étais le directeur... le directeur appointé, très largement, je vous prie de le croire...

JANE.

Ce que vous me dites m’étonne un peu, monsieur, parce que le bruit courait que M. Da Proba, lorsqu’il a quitté la France, se trouvait dans une situation assez difficile.

GABILIN.

Oui. C’est très exact. Mais, dans les derniers temps, il avait fait des spéculations particulièrement heureuses. Et non seulement sa situation s’était rétablie, mais encore il avait réalisé une fortune considérable. Or, il y a deux mois, en sortant du théâtre, il a pris froid. Il s’est alité, et le pauvre homme ne s’est plus relevé. Peu d’instants avant sa mort il m’a fait venir. Et ici, mademoiselle Renaud, j’arrive au but de ma visite... il m’a remis quelque chose pour vous...

JANE.

Pour moi ?

GABILIN.

Oui. En titres divers, à peu près toute sa fortune,

JANE se lève comme frappée d’un coup douloureux. Au bout d’un instant.

Ah !

GABILIN.

Eh oui.

JANE.

Vous êtes étonné, monsieur, qu’un tel message soit accueilli par moi comme une mauvaise nouvelle... Mais, M. Da Proba ne vous a rien dit d’autre relativement aux raisons qui motivaient cet acte de générosité ?...

GABILIN.

Non, mademoiselle, rien d’autre. Il m’a dit simplement de vous remettre ces titres. Il a ajouté seulement qu’il ne voulait pas faire de vous son héritière légale, à cause des droits énormes qui auraient frappé cet héritage.

JANE.

Ça me gêne, monsieur, de dissimuler avec vous ! Vous avez fait naturellement des suppositions...

GABILIN.

Je n’ai fait aucune supposition, mademoiselle.

JANE, après un silence.

Monsieur Gabilin, vous avez connu M. Da Proba. Trouvez-vous que je lui ressemble ?

GABILIN, qui ne veut pas donner son opinion.

Peut-être, mademoiselle... peut-être... Mais, vous savez, quelquefois, une idée préconçue vous fait trouver des ressemblances imaginaires.

Regardant le portrait de Da Proba.

C’est son portrait quand il était jeune ?

JANE.

Oui.

GABILIN jette un coup d’œil à Jane et au portrait.

Oui, on peut trouver un air... mais ça ne s’impose pas.

Tous deux gardent le silence. Jane réfléchit. Au bout d’un instant, une expression décidée se lit sur son visage.

JANE.

Je devine ce que vous pensez, monsieur Gabilin.

GABILIN.

Mademoiselle !

JANE.

Je suis certaine que je suis la fille d’Ernest Renaud. Il m’aime tendrement, et j’ai pour lui la plus profonde affection et qui resterait, en dépit de tout, une affection filiale. J’ai eu des moments de doute... des soupçons... je les ai écartés... Ils sont revenus avec la nouvelle que vous m’apportez. Je les écarte encore. Mon père, lui, ne sait rien et je n’ai qu’une tâche dans ma vie, c’est de lui épargner tout chagrin... Il a déjà été très malheureux. Il a perdu sa fortune... il en souffre évidemment, pour lui... et encore beaucoup plus pour moi... Moi, ça m’est égal, je me suis mise à travailler... Lui n’a pas cette distraction... et je me rends compte des changements qui s’opèrent en lui... il a beaucoup vieilli depuis quelque temps... Enfin ça me fait beaucoup de peine.

GABILIN, au bout d’un instant.

Vous avez maintenant le moyen de lui rendre la tranquillité en lui donnant la fortune.

JANE.

Non, puisque en lui redonnant la tranquillité je le rendrais malheureux d’une autre façon...

GABILIN.

Il faut pourtant que je vous mette complètement au courant. Vous ne vous doutez pas de ce que je vous apporte. N’énoncez pas de chiffres... Moi-même, je ne pourrais pas vous en donner d’exacts... Mais ça dépasse certainement quatre à cinq cents millions de francs...

JANE.

Cinq cents millions ?...

GABILIN.

Oui ! Nous autres astronomes, nous prononçons ces chiffres avec beaucoup de facilité. Nous vivons parmi des quintillions, des sextillions. Alors, quatre cents pauvres millions, c’est pour nous de la petite monnaie céleste. Mais, tout de même, quand nous descendons de notre télescope, nous nous rendons compte que sur la planète bourgeoise que nous habitons cette somme constitue une force considérable... Tout est relatif, n’est-ce pas ?... Alors, je me dis : quand on a un moyen pareil à sa disposition on peut toujours se tirer d’embarras.

JANE.

Certainement... Je ne dis pas... Mais pour moi, non vraiment, c’est impossible, je ne veux pas.

GABILIN.

Permettez, mademoiselle, il ne s’agit pas de votre volonté, mais de celle de M. Da Proba... C’est lui qui est mort, tout de même... Une dernière volonté s’exécute toujours... En admettant que vous ayez l’idée folle de refuser cette fortune... que voulez-vous que j’en fasse... M. Da Proba n’a jamais pensé que vous refuseriez... Il n’a pris aucune autre disposition. Je ne peux tout de même pas aller à minuit sur le pont des Saints-Pères et jeter ces quatre cents millions dans la Seine.

JANE.

Gardez-les pour vous.

GABILIN.

Je n’en ferai rien. Ils vous appartiennent. Moi, je suis à l’abri du besoin. M. Da Proba m’a laissé de quoi vivre très largement jusqu’à la fin de mes jours. Voici donc ce que je vous propose : Mademoiselle Renaud, je suis seul dans la vie...

Il rit.

Ah ! non, ne croyez pas que le moyen en question consiste à m’épouser.

JANE.

Monsieur, sans vous désobliger, j’avoue que je n’y pensais pas.

GABILIN.

J’ai été marié trois ans avec une personne qui m’a très fortement gêné dans mon travail et dont la conduite m’a fourni une excellente occasion de reprendre ma liberté. C’est maintenant un autre époux qui en a la responsabilité. Moi, cette expérience me suffit. Seul dans la vie, n’ayant plus la charge de mon observatoire ni celle de ma femme, je suis tout entier à ma grande passion du jeu d’échecs, elle me laisse des loisirs. Eh bien, permettez-moi de vous les consacrer. Du reste le moyen que je vous apporte est très simple... Je prends un coffre dans un établissement de crédit, j’y dépose vos titres qui sont tous au porteur et je vous remets ce qu’il vous faut au fur et à mesure de vos besoins.

JANE.

Votre combinaison est, en effet, très simple.

GABILIN.

Et très facile... Allons ! Vous n’avez pas le droit d’hésiter. Mais songez donc, vous allez créer des heureux à votre choix... vous allez rendre à votre père le bonheur et le bien-être...

JANE.

Évidemment, il faut réfléchir un peu à tout ça.

GABILIN.

Alors, c’est entendu, vous allez devenir une providence... Que dis-je là, une toute-puissance...

JANE.

Je n’en suis pas plus gaie pour ça, monsieur... Je suis tout de même contente pour papa, mais une condition... c’est qu’il ne sache jamais rien. Vous entendez, jamais !

GABILIN.

Mais nous ne sommes que deux à connaître ce secret. Comment voulez-vous qu’il lui arrive aux oreilles... Mais, j’y pense, vous devez avoir certainement besoin d’argent... il y en pas mal de liquide dans ce que j’ai apporté. Alors j’en ai pris un peu sur moi. Voulez-vous 200 000 ou 300 000 francs ?

JANE.

200 000 ou 300 000 francs ! Quel astronome !... Donnez-m’en 20 000... oh ! non... 10 000

Mettant dans son secrétaire une liasse de billets que vient de lui remettre Gabilin.

Je ne compte pas...

GABILIN.

J’ai compté bien soigneusement. Maintenant, mademoiselle, il faut que nous prenions rendez-vous pour une conversation plus importante.

JANE.

Ici, ce n’est pas possible. À la banque non plus... car je suis employée à la banque Tiremain, je suis la secrétaire du patron et j’ai suivi les opérations de Bourse... Je ne suis pas tout à fait au courant, mais on m’a dit que j’avais des dispositions...

GABILIN.

Mes compliments ! Oh ! moi, ma compétence ne commence qu’à partir de la lune... Eh bien, voyons, j’ai habité l’hôtel jusqu’à hier soir, mais depuis ce matin j’ai repris mon petit appartement... C’est au 8, boulevard du Montparnasse...

JANE.

Voulez-vous que je passe vous voir demain matin vers 9 heures avant d’aller à la banque ? Cela vous convient-il ?

GABILIN.

Oh ! très bien ! J’ai tout mon temps de libre, vous savez... Je vous attendrai...

JANE.

Je vous demande pardon, monsieur Gabilin, mais papa ne va pas tarder à rentrer et je n’ai pas encore trouvé comment je vous présenterais à lui...

GABILIN.

C’est vrai. Je comprends, vous avez raison. Alors je m’en vais...

JANE.

Monsieur Gabilin... je ne vous ai pas remercié...

GABILIN.

Mais de quoi, mademoiselle ?...

JANE.

Mais du tintouin que vous vous êtes donné pour moi !... Et puis, ce n’est pas fini, vous savez...

GABILIN.

Je l’espère bien...

JANE.

Passez donc.

GABILIN.

Je n’en ferai rien.

JANE.

Alors, je vous précède, je vous montre le chemin.

Elle l’accompagne à la porte de droite et sort quelques instants avec lui.

 

 

Scène XII

 

CATHERINE, puis JANE

 

CATHERINE entre par la gauche et prend le téléphone.

Ah ! faut que je téléphone maintenant... on ne répond même plus. C’est le bureau des sourds-muets... c’est rageant tout de même.

JANE, revenant.

Catherine, Catherine, toujours de mauvaise humeur...

CATHERINE.

Tu en parles à ton aise. Il faudrait vraiment être en caoutchouc pour avoir le sourire aujourd’hui.

JANE.

À qui téléphones-tu ?

CATHERINE.

Ben, au charcutier pour qu’il dépose chez le concierge un peu de viande froide. J’ai ma salade, j’ai mon fromage...

JANE.

Tu mangeras tout cela. Nous ne dînons pas ici.

CATHERINE.

Vous ne dînez pas ici ?

Riant.

Alors tu t’imagines que ton père a gagné aux courses ?

JANE.

Je n’en sais rien, mais je crois qu’il me reste encore assez d’argent pour dîner dehors... J’ai mal à la tête... Je n’ai pas pris l’air aujourd’hui... ça me dit de sortir...

CATHERINE.

Eh bien, tu as raison. Moi, je ne mange pas de viande le soir, et ça se trouve bien parce que la demoiselle du téléphone n’a vraiment pas l’air d’être rentrée de vacances.

Elle sort.

 

 

Scène XIII

 

JANE, RENAUD

 

JANE.

Ah !

Renaud entre, Jane va à lui et l’embrasse.

Mon petit papa.

RENAUD.

Ah ! Ton petit papa n’est pas bien content.

JANE.

Ça n’a pas marché ?

RENAUD.

Si, ça a commencé par très bien marcher. Seulement, qu’est-ce que tu veux, on rencontre du monde, on change ses idées. Après la troisième, je m’étais dit : je jouerai la Tour de Glace et je m’arrêterai après. La Tour de Glace, ça c’est une jument que je connais, une jument régulière, jamais de mauvaise surprise avec elle... Malheureusement...

JANE.

Tu ne l’as pas jouée ?...

RENAUD.

Ah ! si, si...

JANE.

Elle n’a pas gagné ?

RENAUD.

Si ! Seulement, tout mon bénéfice, je l’ai mis dans la course d’après... Ah ! tu sais, je suis dégoûté. De ma vie, je ne reficherai plus les pieds aux courses.

JANE.

C’est ce qu’on dit toujours quand on a perdu.

RENAUD.

Ah ! cette fois-ci, c’est sérieux, tellement sérieux que j’ai demandé à Tiremain... C’est lui qui m’a ramené. Ah ! à propos, il est enchanté de toi. Il te trouve épatante, il n’a jamais vu une secrétaire pareille.

JANE, se serrant les mains.

Bravo ! Bravo ! mademoiselle.

RENAUD.

Alors, je lui ai demandé qu’il me trouve un emploi.

JANE.

Oh ! Papa !

RENAUD.

Tu ne me crois pas capable de travailler ?

JANE.

Si ! Mais aller au bureau tous les jours...

RENAUD.

Oui. Je ne suis bon que pour Auteuil ou pour Longchamp. Eh bien, tu verras que tu te trompes. Et pour commencer, fini Auteuil, fini Longchamp !

JANE.

C’est dommage, c’est amusant Longchamp.

RENAUD.

Mais non, ma petite.

JANE.

Mais si, papa.

RENAUD.

Comment peux-tu le savoir que c’est amusant ? Tu n’y vas jamais.

JANE.

Eh bien, je vais te faire un aveu. Moi aussi, je joue.

RENAUD.

Toi ?

JANE.

Moi !

RENAUD.

Ah ! misère ! C’est la fin de tout. Voilà le résultat du mauvais exemple que je t’ai donné. Mais comment joues-tu ?

JANE.

Eh bien, c’est un employé de la banque qui est au courant. Jusqu’à présent, je n’avais pas osé et puis hier il m’a conseillé de mettre de l’argent sur un cheval. Je lui ai remis cent francs pour ça. Je ne sais d’ailleurs pas s’il a gagné...

RENAUD.

Comment s’appelle-t-il, le cheval ?...

JANE.

Le cheval... Désiré !

RENAUD, sursautant.

Désiré ?... Ah !... Tu as mis cent francs sur Désiré ?... Mais c’est admirable ! Tu ne te doutes pas à quel point c’est admirable. Tu gagnes près de 4 000 francs.

JANE.

Quatre mille francs ! Oh !

RENAUD.

J’ai laissé mon programme dans l’antichambre... Je vais calculer exactement avec les chiffres du rapport...

JANE.

Alors, n’est-ce pas, impossible de ne pas aller dîner au restaurant !

RENAUD.

Impossible. Ah ! par exemple, voilà qui est inouï.

Appelant.

Catherine ! Catherine ! Il faut le dire à Catherine. Elle va être épatée parce que, tu sais, elle parie aussi.

JANE.

Oui. Mais il ne faut pas le lui dire, parce que je sais qu’elle a perdu. Alors, si tu lui dis que tu as gagné, ça lui ferait gros cœur.

RENAUD.

Oui, oui, tu as raison.

 

 

Scène XIV

 

JANE, RENAUD, CATHERINE

 

CATHERINE.

Monsieur m’a appelée ? 

RENAUD.

Oui.

CATHERINE.

C’est pour ?...

RENAUD, très gai.

Pour rien.

Il la regarde en riant, d’un air heureux.

JANE, même jeu.

Pour rien. Je vais mettre mon chapeau.

Tous deux sortent en riant.

CATHERINE, toute seule.

Qu’est-ce qu’ils ont donc ?

 

 

ACTE III

 

Un bureau. Portes à droite, à gauche et au fond. Grande table et une autre plus petite de dactylo à laquelle travaille Mlle Alice.

 

 

Scène première

 

BERTIN, ALICE

 

M. Bertin est debout devant Alice. Il paraît très en colère. Aux murs, plusieurs affiches et tableaux comme on en voit dans les banques et les portraits de Da Proba et de Le Hardier.

BERTIN.

Vous comprenez ? C’est clair ?

ALICE.

Oui, monsieur Bertin.

BERTIN.

Vous n’avez rien à faire ici... alors ?

ALICE.

C’est Mlle Renaud qui elle-même...

BERTIN.

Mlle Renaud n’a pas à vous donner d’ordres contraires au règlement. Chaque dactylo doit travailler dans son bureau... et non ailleurs... Qu’est-ce que vous tapez ?

ALICE.

C’est un rapport personnel destiné à M. le directeur... Un travail pressé... c’est pourquoi Mlle Renaud n’a pas voulu qu’il se promène dans les bureaux.

BERTIN.

Entendu ! pour cette fois, mais que ça ne se renouvelle pas ! Je suis fondé de pouvoir... j’entends que l’on m’obéisse. Quant à ce rapport, aussitôt fini, vous me le communiquerez.

ALICE.

Bon !...

 

 

Scène II

 

BERTIN, ALICE, LÉON

 

BERTIN, voyant entrer Léon.

Ah ! vous voilà, vous !

LÉON.

Monsieur Bertin m’a fait appeler ?

BERTIN.

Oui... c’est à cette heure-ci que vous arrivez ?

LÉON.

Je vais vous expliquer.

BERTIN.

Rien du tout !... Vous venez quand bon vous semble et à l’heure qui vous convient... Où vous croyez-vous donc ?... À l’auberge ou à la foire ? Je vais vous apprendre où vous êtes.

LÉON.

Je connais la maison. Voilà vingt ans que j’y suis...

BERTIN.

Eh bien ! vous n’y serez plus très longtemps...

LÉON.

Monsieur Bertin... vous allez comprendre...

BERTIN.

C’est tout compris... Voilà deux fois que vous arrivez en retard ce mois-ci... c’est deux de trop... Passez à la caisse immédiatement.

LÉON.

Monsieur me renvoie ?

BERTIN.

Sans aucun doute...

À Jane qui est entrée depuis la précédente réplique.

Je vous salue, mademoiselle.

 

 

Scène III

 

JANE, BERTIN, ALICE, LÉON

 

JANE.

Monsieur Bertin, vous n’allez pas renvoyer ce brave homme.

BERTIN.

Mademoiselle Renaud, ce brave homme, comme vous dites, est aussi garçon de bureau... et son premier devoir est d’arriver à l’heure.

LÉON.

Monsieur Bertin, j’ai eu tort, j’en conviens... Mais ma femme est à l’hôpital... j’étais inquiet... J’ai voulu avoir de ses nouvelles, ce matin, avant mon service... Il y a une trotte depuis là-bas... J’ai eu beau me presser... Je me suis mis en retard.

JANE.

Ça n’est pas bien grave.

BERTIN.

Je ne suis pas de votre avis.

LÉON.

Mademoiselle Renaud, je vous fais juge...

JANE.

Léon, je n’ai pas à juger ce que fait M. Bertin.

BERTIN.

D’autant plus que c’est tout jugé... vous vous ferez régler et vous partirez aujourd’hui même... Vous pouvez disposer.

LÉON.

Bien, monsieur... Mademoiselle.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

JANE, BERTIN, ALICE

 

JANE.

Monsieur Bertin, permettez-moi d’insister, mais je crois que M. le directeur ne sera pas content.

BERTIN.

Pourquoi donc ?

JANE.

Quand M. Gabilin s’est rendu acquéreur de cette maison... il avait été entendu avec notre ancien patron, M. Tiremain, que l’on conserverait tout l’ancien personnel.

BERTIN.

Eh bien ?

JANE.

Si vous le mettez à la porte, vous le conserverez difficilement.

BERTIN.

Mademoiselle, vous étiez autrefois la secrétaire de M. Tiremain, vous êtes aujourd’hui celle du nouveau patron ; à ce titre vous avez une situation sans doute privilégiée... mais il n’en faudrait pas abuser... Je n’ai aucune explication à vous donner.

JANE.

Je ne vous en demande pas non plus.

BERTIN.

J’ai mis Léon à la porte... J’entends qu’il y reste.

JANE.

Si le patron vous demandait...

BERTIN.

Je refuserais... Je ne reviens jamais sur ce que j’ai décidé.

JANE.

Tout de même...

BERTIN.

Non, mademoiselle, ce sera lui ou moi.

JANE.

À ce point ?

BERTIN.

Oui, mademoiselle... Et, à ce propos, je vous serais obligé de ne pas faire venir de dactylo dans votre bureau pour vous taper des rapports confidentiels... Je verrai M. Gabilin tout à l’heure.

Il sort.

 

 

Scène V

 

ALICE, JANE

 

ALICE.

Oh ! mais il est mauvais, ce vieux-là...

JANE.

Oui... et, si le patron veut m’écouter, ce sera une occasion merveilleuse de se débarrasser de lui...

ALICE.

Tout ça pour faire croire qu’il est indispensable... bluff et chiqué ! Pourtant, il devrait être plus indulgent, il a assez fait son beurre ici...

JANE.

Je sais...

 

 

Scène VI

 

ALICE, JANE, LÉON

 

LÉON, entrant.

C’est des messieurs de Lyon... Ils désirent voir le patron.

JANE.

M. le directeur n’est pas arrivé ?

LÉON.

Pas encore, mademoiselle, et ils demandent s’ils peuvent revenir tout à l’heure.

JANE.

Bien sûr.

LÉON.

Et puis, si Mademoiselle pouvait dire un mot au patron... enfin... si je pouvais garder ma place... pensez, j’ai ma femme malade... et puis, tout de même voilà vingt ans...

JANE.

Je suis à peu près certaine que ça va s’arranger.

LÉON.

Vous croyez ?

JANE.

Oui, allez... ne vous en faites pas trop. Prévenez-moi dès que M. le directeur sera là.

LÉON.

Bien, mademoiselle... Merci, mademoiselle...

Il sort.

 

 

Scène VII

 

JANE, ALICE

 

ALICE.

Heureusement que vous avez de l’influence sur le patron... Qu’est-ce qu’on deviendrait avec ce sale Bertin... Dites donc, il m’a demandé de connaître le rapport sur l’affaire de Lyon.

JANE.

Rien du tout... Il est terminé ?

ALICE.

Oui, mademoiselle.

JANE.

Passez-le-moi.

ALICE.

Voici. Dites donc, mademoiselle Renaud, une supposition, un jour, que vous demanderiez au patron une petite augmentation pour moi... elle serait peut-être accordée.

JANE.

Peut-être bien... on verra ça.

ALICE.

Merci, mademoiselle.

JANE.

C’est moi qui vous remercie.

Alice sort. Entre Léon.

 

 

Scène VIII

 

JANE, LÉON, puis TIREMAIN

 

LÉON.

Mademoiselle, c’est notre ancien patron, M. Tiremain.

JANE.

Priez-le d’entrer.

Léon va à la porte, s’efface pour laisser entrer M. Tiremain et sort.

TIREMAIN.

Bonjour, ma petite Jane.

JANE.

Bonjour, monsieur Tiremain.

TIREMAIN.

Je suis bien content de te voir. Tu as une mine magnifique. M. Gabilin n’est pas là ?

JANE.

Pas encore, mais il ne va pas tarder. Si vous voulez l’attendre dans son cabinet ?...

TIREMAIN.

Pourquoi ? Je suis très bien ici, je ne t’empêche pas de travailler ?

JANE.

Pas le moins du monde.

TIREMAIN.

C’est ton bureau ?

JANE.

Mais oui...

TIREMAIN.

Dis donc, c’est beaucoup mieux que de mon temps...

JANE.

La maison est aussi plus grande... Là-bas, nous n’avions que trois étages ; ici, nous avons tout l’immeuble...

TIREMAIN.

Et un immeuble superbe... C’est à Gabilin ?

JANE.

La banque l’a acheté...

TIREMAIN.

Excellent placement. Ah ! il paraît avoir du cran, ton nouveau patron...

JANE.

Il est très allant en affaires...

TIREMAIN.

Oui, très à la page. C’est une place sérieuse que tu as là...

JANE.

Grâce à vous. C’est vous qui m’avez imposée à M. Gabilin.

TIREMAIN.

Je n’ai pas eu grand mal, je t’assure. Dis-moi, tu as aussi ton appartement dans là maison ?

JANE.

C’est-à-dire que M. Gabilin veut qu’il y ait toujours quelqu’un de la direction à la banque. Comme il est obligé de s’absenter assez souvent, il m’a proposé d’habiter là, pour être plus près des services. J’ai accepté d’autant plus volontiers qu’avec papa et moi nous étions plutôt mal logés... Vous vous rappelez ce petit appartement ?

TIREMAIN.

Oui... et maintenant, c’est mieux ?

JANE.

Très gentil... Venez nous voir un jour... Vous verrez.

TIREMAIN.

Avec le plus grand plaisir.

JANE.

Je vous prends au mot... Je vais dire à papa de vous inviter.

TIREMAIN.

Entendu !... Comment va mon ami Renaud ?

JANE.

Très bien, je vous remercie... J’ai eu de ses nouvelles hier soir, il est en voyage d’études dans le Dauphiné... Nous l’attendons aujourd’hui ou demain...

TIREMAIN.

Parfait ! Par exemple, veux-tu m’expliquer pourquoi diable ces tableaux de famille se trouvent ici...

JANE.

Je vais tout vous dire. Là-haut... c’est de l’ultramoderne et ces messieurs, dans leur cadre, faisaient un peu coco, alors je les ai descendus...

TIREMAIN.

Ils illustrent fort bien ces murs. Dis donc, ma petite Jane, il n’a pas l’air de venir très vite le nouveau directeur.

JANE.

Je m’étonne qu’il ne soit pas encore là...

TIREMAIN.

Écoute, en deux mots, voici ce dont il s’agit... Je voudrais que la banque consentît une ouverture de crédit à l’un de mes amis. Tiens ! voici son nom et son adresse... Parles-en au patron... Je reviendrai ce soir.

JANE.

Il s’agit de combien ?

TIREMAIN.

Quatre cent mille.

JANE.

Quatre cent !

TIREMAIN.

Ou, à la rigueur, trois cent... je file... Impossible... d’attendre. J’ai des rendez-vous...

JANE.

C’est entendu... Monsieur Tiremain...

TIREMAIN.

Au revoir, ma petite Jane... Je compte sur toi.

Il sort. Jane l’accompagne. Un temps. Entre Gabilin.

 

 

Scène IX

 

JANE, GABILIN

 

JANE.

Ah ! vous voilà.

GABILIN.

J’arrive à l’instant.

JANE.

Pourquoi si tard ?

GABILIN.

Ah ! taisez-vous. Je suis furieux... J’ai dû faire un nombre incalculable de kiosques avant de trouver cette revue des échecs, et encore ce n’est pas la bonne, c’est une sorte de contrefaçon où les problèmes posés ont généralement des données fausses.

JANE.

Cachez donc ça, si l’on vous voyait tout de même ! Est-ce là une lecture pour un homme qui brasse des affaires comme vous faites, pour le directeur de la banque Tiremain, Gabilin successeur... Tiremain sort d’ici... Il veut que vous lui consentiez une ouverture de crédit de 400 000 francs... pour cette dame...

Elle lui passe le papier que lui a donné Tiremain.

qui est, sans doute, une petite dame... Vous lui accorderez 250 000... c’est suffisant. Il est à découvert et puis vraiment... elles finissent par lui coûter trop cher...

GABILIN.

Bon !

JANE.

Quant à vous, perdez l’habitude de flâner dans les rues comme vous le faites... Vous savez que je ne peux pas me priver de vos services... alors... n’abusez pas de la situation...

GABILIN.

Est-ce que je ne remplis pas toutes vos conditions ?

JANE.

Oui... et non.

GABILIN.

Voilà qui est fort. Je ne fais pas vos complètes volontés ?

JANE.

Si, mais la manière n’y est pas. À aucun prix, je ne veux que l’on soupçonne que ce n’est pas vous le directeur, le vrai, celui qui commande et qui paie. Vous m’avez obligée à accepter ces millions... tant pis pour vous... mais, pour tout le monde, ils sont à vous... Une bonne fois pour toutes... prenez donc... le visage et l’importance d’un homme riche... et considérable... Qu’est-ce que c’est que ce costume ?...

GABILIN.

Il est bien.

JANE.

Il y a mieux !

GABILIN.

Alors, je ne sais plus... Un costume tout neuf... le troisième que vous me faites acheter depuis un mois... Précisez... Qu’est-ce que vous lui reprochez ?

JANE.

Rien... et tout... Mais qui est-ce qui vous a fait ça ?

GABILIN.

Un des bons tailleurs de Paris, mais je ne peux pas vous dire son nom.

JANE.

Pourquoi ?

GABILIN.

Je ne sais pas, mais une fois que j’ai eu essayé, il m’a regardé, puis il m’a dit : « Je préfère que vous ne disiez pas que ça vient de chez moi. » Excès de modestie que je ne m’explique pas...

JANE.

Sans doute. C’est comme votre cravate !...

GABILIN.

C’est une des deux cravates que vous m’avez offertes l’autre jour.

JANE.

Je ne l’avais pas reconnue.

GABILIN.

Voulez-vous que je mette l’autre ?

JANE.

Non ! Nous sommes trop pressés.

Au téléphone.

« Priez M. Bertin de venir... » C’est le fondé de pouvoir que nous allons vider.

GABILIN.

Vider ?

JANE.

Saquer, si vous aimez mieux.

GABILIN.

Je n’ai pas de préférence.

JANE.

Il est méchant... Nous allons profiter de l’occasion : il veut mettre Léon à la porte.

GABILIN.

Pourquoi ?

JANE.

Parce qu’il est arrivé en retard... comme vous.

GABILIN.

Ah ! 

JANE.

Vous direz : non, non et non ! Il se rebiffera, vous le laisserez filer.

GABILIN.

Non ! non et non !

 

 

Scène X

 

JANE, GABILIN, BERTIN

 

BERTIN, entrant.

Bonjour, monsieur le directeur.

GABILIN.

Monsieur Bertin...

JANE.

Monsieur Bertin, j’ai dit à M. le directeur votre intention de renvoyer Léon et, comme je le prévoyais, il dit que c’est impossible.

GABILIN.

Non, non et non !

BERTIN.

Comment ? Mais permettez !

GABILIN.

Non, non et non !

BERTIN.

Ce sera donc lui ou moi.

Jane fait signe à Gabilin de dire : oui.

GABILIN.

Entendu !

BERTIN.

Dans ce cas, monsieur le directeur, je n’ai plus qu’à vous remettre ma démission.

Même jeu de la part de Jane.

GABILIN.

Entendu !

BERTIN.

Toutefois, vous trouverez naturel que je fasse jouer l’article 15 bis de mon contrat, relatif au dédit que vous me devez.

JANE.

C’est pourtant vous qui partez.

BERTIN.

Parce que l’on prétend rogner mes droits et diminuer mon autorité... D’ailleurs, mademoiselle, tout cela ne vous regarde en rien.

GABILIN.

Permettez !

JANE.

M. Bertin a raison et je m’excuse de mon intervention.

BERTIN.

Alors, monsieur Gabilin, ce sera mon dédit ou un procès.

GABILIN.

Parfaitement...

BERTIN.

Parfaitement quoi ?

Jane fait signe à Gabilin, en faisant glisser son pouce sur son index, d’avoir à donner le dédit. Gabilin pour toute réponse refait à Bertin le geste de Jane.

Le dédit ?

GABILIN.

Parfaitement.

BERTIN.

Et quand le toucherai-je ?

JANE.

Je donnerai des ordres à la caisse pour que vous le puissiez toucher ce soir.

À Gabilin.

N’est-ce pas, monsieur le directeur ?

GABILIN.

Parfaitement.

BERTIN.

Je vous remercie...

À Jane.

Et toutes mes félicitations, mademoiselle, pour l’influence que vous avez su prendre dans cette maison.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

JANE, GABILIN

 

GABILIN, un temps.

Alors, on va lui payer son dédit ?

JANE.

Oui, deux cents billets.

GABILIN.

C’est énorme.

JANE.

Je sais... Mais c’est encore moins que de garder un ennemi auprès de soi...

GABILIN.

Voulez-vous me permettre une petite, une très légère observation ?

JANE.

Allez ! Allez !

GABILIN.

Cette banque que nous avons rachetée, ces affaires que nous lançons, ces dédits que nous payons, ces contrats que je signe sans savoir, comme un mauvais élève qui copierait ses devoirs, tout cela n’est-il pas dangereux ?

JANE.

Pour qui ?

GABILIN.

Pour vous, je veux dire pour votre fortune... Ne croyez-vous pas qu’il eût été préférable de la placer en bonnes valeurs sûres qui nous eussent rapporté un petit tant pour cent ?

JANE.

Et permis de toucher bêtement nos revenus.

GABILIN.

Bêtement peut-être, mais, en tout cas, tranquillement.

JANE.

Toujours le moindre effort... Le capital ne doit pas être seulement une distribution de coupons... C’est une force créatrice dispensant le travail, le bien-être et même parfois le bonheur... C’est parce que nous avons acquis le droit de parler en maîtres dans cette maison que nous pouvons empêcher ce pauvre Léon d’être mis à la porte... nous faisons un heureux.

GABILIN.

Et aussi un malheureux. Sans ce même pouvoir, nous n’eussions pas mis dehors M. Bertin.

JANE.

Acte de justice... Bertin est un tripoteur... Autre temps... autres mœurs... Finie l’époque où pour s’enrichir il suffisait de s’asseoir sur de bonnes valeurs.

GABILIN.

C’est extraordinaire !

JANE.

Ce que je dis ?

GABILIN.

Non ! mais la façon dont vous le dites.

JANE.

Parce que ?

GABILIN.

Vous me rappelez, de la manière la plus saisissante, ce pauvre M. Da Proba... ce sont les mêmes idées, les mêmes théories et jusqu’aux mêmes gestes... c’est frappant.

JANE, interdite.

Ah ! Vous trouvez !

GABILIN.

C’est inimaginable...

La porte s’ouvre, paraît Renaud.

 

 

Scène XII

 

JANE, GABILIN, RENAUD

 

RENAUD.

Bonjour, ma chérie !

JANE.

Oh ! papa... mon petit papa !... Quelle bonne surprise !

GABILIN, très gêné.

Monsieur !

RENAUD.

Oh ! monsieur Gabilin, enchanté de vous voir.

GABILIN.

Moi de même, monsieur Renaud.

RENAUD.

Excusez-moi de faire irruption de cette façon, mais j’arrive du Dauphiné... Je descends du train et avant de monter à l’appartement... j’ai tenu à. embrasser ma fille...

À Jane.

Tu vas bien ?

JANE.

Tu vois.

RENAUD, à Gabilin.

Vous êtes content de ma petite Jane ?

GABILIN.

Ravi, monsieur, positivement ravi...

JANE.

Et toi, papa... un bon voyage ?

RENAUD.

Excellent.

JANE.

Tu as ton rapport ?

RENAUD.

Il n’y a plus qu’à le taper. Tu me prêteras une dactylo. Et à ce propos, monsieur le directeur, je suis parti si précipitamment que je n’ai pas eu le temps de vous remercier.

JANE.

Mais de quoi, papa ?

GABILIN.

Mais oui, de quoi, cher monsieur ?

RENAUD.

50 000 francs pour ce voyage d’études... Vous avez été vraiment généreux.

JANE.

Ça vaut ça...

GABILIN.

Ça vaut ça.

RENAUD.

Mais non... mais non !... D’ailleurs je suis désolé, mais ces 50 000 francs ne rapporteront rien à votre maison, car l’affaire est très mauvaise.

JANE.

Tu en es sûr ?

RENAUD.

Tu verras mon rapport... il*vaut mieux ne pas y donner suite.

GABILIN.

Tant pis !

JANE.

Tant pis ! pour l’affaire...

À Gabilin.

Mais tant mieux pour vous, n’est-ce pas, monsieur le directeur ?

GABILIN, ne comprenant pas.

Bien sûr !

RENAUD.

Je ne saisis pas bien.

JANE.

M. Gabilin a compris, lui.

GABILIN, ahuri.

Mais voyons !

RENAUD.

Ça. J’avoue...

JANE.

Mon petit papa... tu viens de faire gagner deux millions à la banque. Avant que tu entres, M. Gabilin me disait précisément qu’il allait mettre deux millions dans cette affaire, sans toi ; c’était fait... n’est-ce pas, monsieur Gabilin ?

GABILIN.

Absolument !

RENAUD.

Je suis enchanté d’avoir pu vous sauver cet argent, mais je vais toujours vous rendre celui que je n’ai pas dépensé.

JANE.

Mais, c’est la banque qui te doit...

RENAUD.

À moi ?

JANE.

Eh oui... 5 % sur les deux millions que tu lui as empêché de perdre...

RENAUD.

Ah ! non, tout de même, ma petite Jane, parles-tu sérieusement ?

JANE.

C’est la règle de la maison...

GABILIN.

La règle absolue.

RENAUD.

Jamais, monsieur le directeur, je n’accepterai...

JANE, à son père.

Écoute, nous en reparlerons... Nous dînons ensemble ?

RENAUD.

Bien sûr.

JANE.

Alors, viens me prendre.

RENAUD.

Oui, je te laisse travailler.

À Gabilin.

Monsieur le directeur, à quel moment puis-je, sans vous déranger, vous entretenir un peu de cette affaire ?

JANE.

Mais papa, ton rapport...

GABILIN.

Eh oui, cher monsieur, il y a votre rapport...

RENAUD.

Mon rapport est tout court... Je voudrais vous donner... vous expliquer verbalement les raisons pour lesquelles cette affaire me paraît devoir être abandonnée.

GABILIN, geste vague.

Oh ! mon Dieu !

JANE.

Tu crois que c’est utile ?

RENAUD.

J’y tiens absolument...

À Gabilin.

Je peux me tromper... Il y a là pour moi une responsabilité réelle. J’aimerais avoir votre avis... Voulez-vous demain ?

GABILIN.

Demain...

RENAUD.

Ou cet après-midi ?

GABILIN.

Ou cet après-midi...

JANE, à Gabilin.

Vous avez beaucoup de rendez-vous...

GABILIN.

Eh oui !

RENAUD.

Préférez-vous tout de suite ? Pendant que Jane termine son travail... je ne vous retiendrai pas longtemps, nous sommes seuls, c’est une occasion.

GABILIN.

En effet, c’est une occasion...

JANE.

Voyons, papa... comme M. le directeur est très pris... Peut-être pourrais-tu pendant le dîner, si toutefois M. Gabilin veut bien accepter...

RENAUD.

Excellente idée.

À Gabilin.

Puis-je me permettre de vous prier de dîner avec nous ?

GABILIN.

Mais...

RENAUD.

De cette façon, sans trop abuser de votre temps, je vous donnerai toutes les explications nécessaires et je vous soumettrai aussi une idée intéressante, je crois. Ce qui manque à ce pays si dense en population, si riche en industrie, c’est un casino.

GABILIN.

Un casino ?

RENAUD.

Avec jeux bien entendu.

JANE.

Vous parlerez de cela à dîner ; si M. le directeur consent à se joindre à nous.

Elle fait signe à Gabilin d’accepter.

GABILIN.

Entendu !

RENAUD.

Vous acceptez ?

GABILIN.

Avec plaisir.

RENAUD.

Ravi, monsieur le directeur, absolument ravi !

GABILIN.

Moi de même, monsieur Renaud.

RENAUD.

À tout a l’heure.

Il sort.

GABILIN.

Alors, je vais dîner avec votre père ?

 

 

Scène XIII

 

JANE, GABILIN

 

GABILIN.

Quelle idée avez-Vous eue là !

JANE.

C’était pour vous éviter un tête-à-tête avec lui... Ça paraissait tellement vous bouleverser !

GABILIN.

Évidemment, il vaut mieux, en effet, que vous soyez là... S’il me pose des questions...

JANE.

Quelles questions voulez-vous qu’il vous pose ? Bien entendu, vous ne vous intéressez à aucune affaire de casino... Au besoin... un petit couplet sut les joueurs que vous méprisez et sur le jeu que vous détestez... Quant au reste, laissez-le parler, contentez-vous d’approuver ce qu’il vous dira. Comment le trouvez-vous papa ?

GABILIN.

Ah ! Il est d’une jeunesse !

JANE.

N’est-ce pas... Je suis contente... ce voyage lui a fait du bien... Dites donc, nous approchons de la mauvaise saison... Il va falloir l’envoyer sur la Côte d’Azur. Nous trouverons bien une affairé à étudier de ce côté-là.

GABILIN.

Vous préférez l’éloigner ?

JANE.

Oui, comme ça il voit moins les choses qui pourraient l’étonner... À propos, vous êtes content de votre nouvelle voiture.

GABILIN.

Pas du tout.

JANE.

Qu’est-ce qu’elle a ?

GABILIN.

Elle a qu’elle est une auto et que j’ai horreur de ce mode de locomotion.

JANE.

Possible ! Mais dans votre situation vous ne pouvez vous en passer.

GABILIN.

Moi qui aimais tant le métro.

JANE.

D’ailleurs, vous allez avoir aussi une torpédo.

GABILIN.

Mais pourquoi faire ?

JANE.

Pour que vous ayez l’obligeance de me la prêter quand je voudrai me promener sur les routes... pas ?

GABILIN.

On verra.

On frappe.

Bon ! Dites donc... on a frappé !

JANE.

Eh bien, dites : entrez !

GABILIN.

Oui, en effet : entrez !

 

 

Scène XIV

 

JANE, GABILIN, LÉON

 

LÉON, entrant.

Monsieur, ce sont les messieurs de Lyon.

JANE.

Bien ! Ah ! Léon. M. le directeur a quelque chose à vous dire : vous ne quittez pas là maison.

LÉON, à Gabilin.

Oh ! monsieur, vous êtes bon, vraiment bon !... et je vous remercie de tout mon cœur parce que...

JANE, le renvoyant.

Dans un instant, vous ferez entrer ces messieurs. Je sonnerai, d’ailleurs.

Léon sort.

 

 

Scène XV

 

JANE, GABILIN

 

GABILIN.

Voilà des remerciements que je vous restitue.

JANE.

Oh ! vous seriez parfaitement capable de les mériter. Vous êtes sans idées pratiques et sans initiative, mais vous êtes bon, il faut bien vous laisser ça.

GABILIN.

Qu’est-ce que je vais dire à ces messieurs ?

JANE.

Les écouter et quand il y en aura un qui dira une chose dont il est parfaitement convaincu, vous ferez simplement : hon ! hon !

GABILIN, docilement.

Hon ! hon !

JANE.

Oui, oui, il faut un peu travailler ce hon ! hon ! C’est comme si vous disiez : je veux bien ne pas vous contredire, mais il faudra voir ça un peu de plus près.

GABILIN, essayant.

Hon ! hon !... hon ! hon !...

JANE.

C’est mieux. Pour le reste, ne vous mêlez de rien et laissez-moi parler.

GABILIN.

Il faudra bien entendu vous approuver.

JANE.

Qui est-ce qui a dit ça ? Moi, il ne faut pas m’approuver. Vous êtes le monsieur que personne ne possède, même pas ses employés. Écoutez-moi ! Vous ne connaissez rien aux affaires mais vous êtes intelligent ; sans y prendre intérêt, il vous sera peut-être difficile de suivre l’exposé de ces messieurs ; très mauvais ça, très mauvais ! Vos yeux ne doivent regarder que dés objets de votre bureau, le cendrier par exemple, et avec accablement.

GABILIN.

Mais qu’est-ce que c’est que cette affaire ?

JANE.

Elle est excellente. J’ai tous les renseignements sut leurs propositions. Ils nous offrent bien entendu une remise honorable, mais je veux qu’ils donnent davantage.

GABILIN.

Je comprends.

JANE.

Ne comprenez pas trop. Je veux qu’ils donnent 30 à 40 % en plus. Donc, il faut être dégoûté, vous comprenez, très dégoûté, ça n’est pas difficile.

GABILIN.

J’essaierai.

JANE.

Je sonne pour que Léon les fasse entrer.

Elle sonne. D’ores et déjà Gabilin prend un air accablé.

C’est bien, dites-leur à peine bonjour, frisez l’impolitesse et même la grossièreté !

Entrent Delaye et Bullion.

 

 

Scène XVI

 

JANE, GABILIN, DELAYE, BULLION

 

DELAYE, saluant Gabilin.

Monsieur Gabilin.

BULLION.

Monsieur Gabilin.

Ils saluent l’un après l’autre Jane de la tête.

DELAYE.

Nous nous présentons nous-mêmes, M. Delaye de Grenoble et M. Bullion de Saint-Marcellin.

Jane leur avance des sièges. Ils s’assoient.

J’entre tout de suite dans le vif de la question. Nous nous sommes rendus acquéreurs, mes amis et moi, des deux rives d’un torrent et affluent du Drac dans l’Isère. Nous utiliserons naturellement les eaux de ce torrent pour des forces motrices. Quand nous l’avons acquis, il avait un débit assez faible et les propriétaires des rives nous les ont cédées pour un prix fort modéré. Or, il s’est trouvé que, selon nos prévisions, le débit de ce torrent a augmenté dans la proportion de 1 à 40...

Il regarde Gabilin pour juger de l’effet.

GABILIN.

Hon ! Hon !

DELAYE.

Je comprends parfaitement votre scepticisme, monsieur. Je l’avais d’ailleurs prévu. Cette proportion vous semble énorme, aussi, vous ai-je apporté les chiffres à l’appui.

BULLION.

Ils sont certifiés par les ingénieurs départementaux.

GABILIN.

Hon ! Hon !

DELAYE.

Oui, j’entends bien ce que vous voulez dire, cette certification n’a souvent qu’une valeur relative, mais nous avons tous les autres documents que nous joindrons au dossier.

JANE.

Faut-il que je prenne des notes, monsieur Gabilin ?

GABILIN.

Si vous voulez.

JANE, elle s’arrange pour passer derrière Gabilin et lui souffle.

Très bien.

GABILIN.

Hon ! Hon !

DELAYE.

Nos prévisions d’augmentation de débit étaient basées sur des observations géologiques qui avaient été faites par un ingénieur, M. Voron.

GABILIN, intéressé.

Gabriel Voron ?

DELAYE.

Oui, vous le connaissez ?

GABILIN.

Oui, c’est un nom que j’ai vu, maintes fois, dans les revues scientifiques.

BULLION, continuant.

M. Voron a remarqué que, fréquemment, étant donné la nature du terrain, il se produisait dans cette région des failles, des fentes...

GABILIN.

Je sais ce que c’est.

DELAYE.

Par ces fentes ; s’infiltreront à la longue les eaux de plusieurs torrents voisins ; à la longue, ces interstices s’élargissent et forment des dérivations véritables, si bien que les eaux des autres cours d’eau viennent grossir le débit de notre torrent à nous.

GABILIN, intéressé.

Ah ! Ah !

Jane fait entendre un bruit nerveux de tapotement sur la machine, mais Gabilin ne le remarque pas.

DELAYE.

L’augmentation de ce débit à été exactement de 4 virgule 22 %, proportion qui ne pourra que s’accroître.

GABILIN, qui s’est tourné complètement de leur côté en tournant le dos à Jane.

Je vous entends, mais il peut arriver que votre torrent subisse aussi des pertes d’eau ; je pense que vous avez étudié la formation géologique de son lit ?

DELAYE.

Faite exclusivement de silex et de quartz qui rendent impossible toute infiltration secondaire.

GABILIN, d’un ton chaleureux.

C’est excellent !

Jane tape nerveusement sur sa machine, puis se lève.

C’est ça, prenez des notes.

À Delaye.

Vous disiez ?

JANE.

Pardon, monsieur le directeur !

GABILIN, comme un homme que l’on dérange.

Qu’est-ce qu’il y a ?

JANE.

On téléphone dans la pièce à côté. C’est la communication Bruxelles que vous avez demandée.

GABILIN, égaré.

La communication de Bruxelles !

JANE.

Oui, oui, je reconnais la sonnerie spéciale de la ligne internationale. Il faut que vous alliez répondre vous-même.

Il ne se lève pas tout de suite.

Il le faut !

GABILIN se lève, Jane l’accompagne jusqu’à la porte.

Je reviens.

JANE, bas à Gabilin.

Ne revenez sous aucun prétexte !

Il sort. Silence.

DELAYE.

Excusez-moi, mademoiselle, si je vous pose cette question indiscrète. Quelle est vôtre impression ?

JANE.

Mon impression ?

DELAYE.

Oui. Que pensez-vous de l’effet de mon exposé sur M. Gabilin ?

JANE.

Dame ! Je ne sais pas...

DELAYE.

Oh ! c’est que mon impression à moi n’est pas bonne... Hon ! Hon ! Oui. Oui, je sais bien ce que vous allez me dire ! Il a paru s’y intéresser. C’est ce qui me fait peur, j’ai l’habitude des gens d’affaires. Si M. Gabilin m’avait écouté sans me donner des signes d’approbation, je me serais dit : « Ça va bien, ça va très bien », mais il s’est trop laissé aller. Vous ne trouvez pas, Bullion ?

BULLION.

Tout à fait. Quand je l’ai vu vous écouter ainsi, je me suis dit : « Il ne marchera pas. »

DELAYE.

Mademoiselle, je ne sais quelle est votre influence dans la maison...

JANE.

Elle est bien modeste, monsieur.

DELAYE.

Enfin, vous approchez M. Gabilin et nous ne serions pas fâchés de nous créer un auxiliaire dans la place. Nous nous souviendrons, croyez-le bien, du concours que vous nous aurez prêt4. Une jeune fille a toujours besoin de â à 4 000 francs de supplément, ça ne fait pas de mal, cinq billets au besoin. D’ailleurs, nous sommes tout disposés à augmenter le chiffre de la remise que nous donnerons à la banque Gabilin pour le placement des titrés.

JANE.

Pouvez-vous me dire dans quelle proportion ?

DELAYE.

Écoutez ! nous irons jusqu’à... ma foi, je suis carré en affaires, je vais tout de suite jusqu’au bout de ce que nous pouvons faire. Voyons, si nous augmentions la remise d’un quart... de la moitié. Non, mademoiselle ; nous doublerons.

JANE.

Vous doublerez ! c’est assez intéressant. Dans ces conditions, je pourrai peut-être vous donner une réponse dans une heure.

DELAYE.

Ça nous ferait particulièrement plaisir, car si nous étions d’accord nous pourrions prendre le train ce soir même pour Lyon. Merci, mademoiselle. En ce qui vous concerne, six billets vous feraient plaisir ?

JANE.

Vous êtes gentil. Il est évident que six billets me feront plus plaisir que quatre et bien moins que huit.

DELAYE.

Nous vous donnerons les 8 000 francs.

JANE.

Au revoir, messieurs.

Ils sortent. Elle va à la porte de droite et appelle M. Gabilin.

 

 

Scène XVII

 

JANE, GABILIN

 

GABILIN.

J’ai tout fait rater.

JANE.

Au contraire, ils doublent leur mise. Vous avez été beaucoup plus malin que moi, simplement parce que vous ne l’avez pas été, mais je suis vexée comme un dindon.

GABILIN.

Ah !

JANE.

Oui, mais je touche une commission.

GABILIN.

C’est défendu.

JANE.

Je vous ferai un cadeau.

GABILIN.

Alors, c’est permis.

Sonnerie du téléphone.

JANE, prenant le téléphone qui est sur la table.

« Tiens !... oui !... Oui... Eh bien, quand je sonnerai. »

À Gabilin.

C’est mon oncle ! Comment trouvez-vous ça ?

GABILIN, effrayé.

Je ne sais pas. Je ne le connais pas. Vous voulez que je le reçoive ?

JANE.

Mais non !

GABILIN.

Ah ! tant mieux. Puis-je me retirer ?

JANE.

Je vous y autorise. Et n’oubliez pas que nous dînons avec papa !

GABILIN.

Je n’oublie pas.

Il sort. Entre Félix.

 

 

Scène XVIII

 

JANE, FÉLIX

 

JANE.

Bonjour, mon oncle... Personne n’est malade ?

FÉLIX.

Non, personne. Je m’excuse de venir te relancer ici.

JANE, l’invitant à s’asseoir.

Je t’en prie.

FÉLIX.

Merci. J’aurais pu monter chez toi, mais on ne t’y trouve que le soir ou le matin de bonne heure, et ça n’est pas commode... Ton père va bien ?

JANE.

Très bien, merci.

FÉLIX.

Tu as bonne mine.

JANE.

Toi aussi.

FÉLIX.

C’est donc que les soucis ne marquent pas.

Il s’assied.

Écoute, mon enfant, il y a un mois environ... tu as flanqué ta tante et ton cousin à la porte... eh bien !... depuis ce moment... ce ne sont pour nous que tuiles et embêtements... Gaston, qui jusqu’alors était le plus docile des enfants, a complètement changé... Il a renoncé à tout travail et mène aujourd’hui une existence de propre à rien.

JANE.

On m’avait dit qu’il était dans les affaires d’automobiles.

FÉLIX.

Il m’a fait lui acheter une voiture, il s’y promène, voilà ce qu’il appelle s’occuper d’auto... Il est clair qu’il n’a plus sa tête à lui... une seule idée l’occupe... Il ne pense qu’à toi.

JANE.

À moi, mon oncle ?

FÉLIX.

Il ne l’avoue pas... mais il ne faut pas être sorcier pour s’en convaincre... La seule chance que nous ayons de le voir changer, ce serait la certitude que c’est fini de ton côté.

JANE.

Mais, c’est fini.

FÉLIX.

Bon !... Donc si nous pouvions lui faire admettre que non seulement tu ne l’aimes plus, mais que tu en aimes un autre, le sentiment, qui chez lui se complique peut-être du remords de ne pas s’être conduit envers toi comme il aurait dû le faire, le transformerait et l’amènerait certainement dans un avenir prochain à...

JANE.

À m’oublier.

FÉLIX.

À t’oublier... non... mais enfin à être moins obsédé par ton souvenir.

JANE.

De cette façon, il pourrait plus facilement penser à quelque beau mariage conforme à sa fortune, à votre situation. Enfin ! À la raison, comme dirait ma tante !...

FÉLIX.

Ce n’est pas exactement ce que je veux dire...

JANE.

Mais, c’est à peu près ce que je comprends. Eh bien, et moi, mon oncle, vous ne trouvez pas que ce serait me compromettre singulièrement. Je sais bien, je ne suis, à vos yeux, qu’une fille sans dot... Je n’ai plus droit qu’aux troisièmes classes... et, dans ce compartiment, c’est au mariage des autres qu’il faut songer... Tout de même, je trouve que vous allez un peu fort dans la famille... Vous êtes à la fois simples et machiavéliques. En un mot, je trouve votre projet complètement idiot,

FÉLIX.

Idiot ?

JANE.

Complètement...

FÉLIX.

C’est tout à fait mon avis.

JANE.

Comment ?

FÉLIX.

Ma petite Jane, si je suis venu te proposer ce que je considère, moi aussi, comme une absurdité, c’est que j’ai eu la faiblesse de le promettre à ta tante. Tu la connais, c’est la ténacité même ; quand elle a une idée, rien ne la lui ferait lâcher... Elle n’a pas osé venir elle-même...

JANE.

Elle a aussi bien fait... Je ne l’aurais pas reçue...

FÉLIX.

Aussi est-ce moi qu’elle a chargé de cette agréable corvée. Maintenant que c’est fait, je vais te donner ma façon de penser. Tout ce qui nous arrive est de notre faute. Quant à mon fils, c’est le dernier des daims.

JANE.

Tu crois ?

FÉLIX.

J’en suis sûr... Comment ! Voilà un garçon qui est amoureux fou de toi et qui n’ose pas venir te l’avouer !...

JANE.

Qu’est-ce que tu vas chercher, mon oncle ? 

FÉLIX.

La vérité, ma nièce... Voilà un garçon qui n’a qu’une idée : il attend patiemment que sa mère nous ait laissés et, dès qu’il est seul avec moi, il ne fait que répéter : « J’aime Jane, et je suis malheureux ! » Je lui dis : « Va le lui dire. » Il me répond : « Elle m’a mis à la porte. » Je sais bien, ce n’est pas l’affaire d’un papa de jouer le rôle d’un page et de venir comme messager d’amour, mais, moi, dans ces questions-là je n’ai pas de dignité, qu’est-ce que tu veux... Je vois ce gosse malheureux, alors je te dis, reçois-le.

JANE.

Oui, le recevoir, mais à quoi ça noua mènerait-il ?

FÉLIX.

Au mariage, mon enfant !...

JANE.

Trop tard !...

FÉLIX.

Ma petite Jane, pas d’amour-propre... Nous avons eu tous les torts je le reconnais... Pardonne-nous... un bon coup d’éponge... Que tout soit oublié... et dis : oui !

JANE.

Non !...

FÉLIX.

Ne fais pas la mauvaise tête !...

JANE.

Impossible !...

FÉLIX.

Pourquoi ?

JANE.

Parce que je ne l’aime plus !

FÉLIX.

Tu n’aimes plus Gaston ?

JANE.

Non, mon oncle.

FÉLIX, très peiné.

Alors ça... bien sûr... c’est différent...

JANE.

Je te fais de la peine, mon oncle ? 

FÉLIX.

Plus que tu ne penses... Enfin, c’est normal, j’ai passé ma vie à me tromper ou plutôt à vouloir agir quand il était trop tard. Mon pauvre Gaston !...

JANE.

Il se consolera !

FÉLIX.

Je ne crois pas...

JANE.

Mais si.

FÉLIX.

Tu devrais tout de même consentir à le voir.

JANE.

Quand il voudra.

FÉLIX.

Tu le recevras...

JANE.

Je te le promets.

FÉLIX.

Si on lui disait d’entrer ?

JANE.

Il est là.

Au téléphone.

Voulez-vous faire entrer la personne qui est venue avec M. Brémond ?

FÉLIX.

Merci. J’ai voulu qu’il m’accompagne... Je m’attendais à autre chose, n’est-ce pas ?... Je l’avais décidé... lui n’osait pas...

À Gaston.

Allons, viens, arrive.

Un temps. Entre Gaston.

 

 

Scène XIX

 

JANE, FÉLIX, GASTON

 

JANE.

Bonjour, Gaston.

GASTON.

Bonjour, Jane !...

JANE.

Comment vas-tu ?

GASTON.

Merci... et toi ?

JANE.

Comme tu vois...

Un silence.

FÉLIX.

Mes enfants... excusez-moi... je rentre.

JANE.

Au revoir, mon oncle.

FÉLIX.

Au revoir, ma petite Jane.

Il sort.

 

 

Scène XX

 

JANE, GASTON

 

JANE.

Alors ?

GASTON, très gêné.

Alors, père t’a parlé ?

JANE.

Oui...

GASTON.

Et naturellement, c’est non ?

JANE.

Tu pensais que ça pouvait être oui ?

GASTON.

Je me doutais bien que tu refuserais... Je te remercie quand même de m’avoir reçu...

JANE.

Tu es toujours mon cousin...

GASTON.

Oui !... Ma petite Jane, si tu savais l’émotion que j’éprouve à te revoir.

JANE.

Je n’ai pas trop changé ?

GASTON.

Tu as encore embelli.

JANE.

Eh bien, pas toi... Tu en as une mine !

GASTON.

Je sais...

JANE.

Ton père m’a dit que tu menais une existence plutôt fâcheuse.

GASTON.

Il paraît...

JANE.

Tu ne travailles plus, tu ne t’intéresses plus à rien... tu deviens un mauvais sujet...

GASTON.

Peut-être...

JANE.

Mais c’est très mal, tout ça !... très mal...

GASTON, très ému.

Oh ! ma petite Jane... Si tu savais... si tu savais...

Il éclate en sanglots.

JANE.

Prends garde ! Si l’on entrait !

GASTON, se maîtrisant.

Tu as raison, excuse-moi, je suis à bout, je suis trop malheureux.

JANE.

À cause ?

GASTON.

Tu le demandes ? Tu aurais pu être ma femme ! Ça ne dépendait que de moi... je tenais ce bonheur et, par veulerie, par lâcheté, j’ai tout perdu. Oui, je me suis mal conduit, mais tu es cruellement vengée... Si tu savais... j’ai une peine... Jane, ma petite Jane, je t’adore !...

JANE.

Tais-toi...

GASTON.

Non, laisse-moi te dire... Pardonne-moi...

JANE.

Allons, tais-toi, ne me fais pas regretter de t’avoir reçu !

GASTON.

Jane, je t’en prie...

JANE.

Tais-toi, c’est ridicule...

GASTON.

Bon ! bon, je comprends, j’ai eu tort d’insister... En effet, ce doit être ridicule... Sans doute y a-t-il des raisons majeures, des motifs sérieux qui t’empêchent de m’écouter...

JANE.

À propos ?

GASTON.

De ta situation.

JANE.

Et qu’est-ce que l’on raconte ?

GASTON.

Que l’autorité que tu as prise ici n’est pas naturelle.

JANE.

Tiens !...

GASTON.

Tu y fais le jour et la nuit... c’est ta volonté qui mène tout.

JANE.

Allons donc !...

GASTON.

Bref, la place que tu y occupes ne serait pas celle d’une simple employée, mais plutôt...

JANE.

Plutôt ?

GASTON.

Tu m’as compris ?

JANE.

Pas encore... plutôt ?

GASTON.

Celle d’une patronne...

JANE.

Tu veux dire : « D’une maîtresse... de la maîtresse du patron ? »

GASTON.

Oui...

JANE.

Comment, tu ne le savais pas ?

GASTON.

Quoi ?

JANE.

Eh bien, oui, c’est vrai !

GASTON.

Jane.

JANE.

Quoi, Gaston ?

GASTON.

Tu es la maîtresse ?

JANE.

Bien sûr !...

GASTON.

Gabilin est ton amant ?

JANE.

Faut-il te le jurer ? Tu es étonnant... Oui, mon vieux, si j’ai ici de nombreux avantages, c’est en effet pour mes beaux yeux... Il paraît qu’ils ne sont pas mal. D’abord, j’ai résisté et puis, ma foi, j’ai réfléchi !... Puisque-je n’étais plus de celles qu’on épouse... Je n’allais pas commettre, du moins, la sottise de refuser une belle situation.

GASTON.

Tais-toi, tu mens !...

JANE.

C’est la vérité !...

GASTON.

Tu mens, je te dis !...

JANE.

Tu ne me crois pas ?

GASTON.

Non !...

JANE.

Pourquoi ?

GASTON.

Difficile à t’expliquer... mais je suis sûr que ça n’est pas... Avant de venir... Oui, à l’instant encore cette sale idée me torturait... Veux-tu la vérité ? La seule raison qui m’a décidé à accompagner père, ce n’est pas la pensée du mariage, non ! Je me doutais bien que je n’arriverais à rien, que tu refuserais, que c’était fichu... mais cette autre chose, je voulais en avoir le cœur net... je n’y tenais plus... je voulais savoir... maintenant, je sais... Invente, raconte ce que tu veux... aucune importance, je suis fixé... ma conviction est absolue... pourquoi ? Je n’en sais rien... Mais je t’ai vue... Je t’ai entendue et je t’ai retrouvée, tu es toujours la même, la même petite Jane ? Ose dire que ça n’est pas...

JANE, lui souriant.

Mais tu n’es pas aussi bête que ton père le prétend.

GASTON.

Quoi !...

JANE.

C’est très gentil de ne pas avoir douté de moi...

GASTON.

Oh ! ma petite Jane... Tu es ce que j’ai de plus cher... Je te place si haut...

JANE.

N’exagère pas...

GASTON.

Tu ne crois pas que je t’aime ?

JANE.

Je crois que tu aimes un peu tout le monde...

GASTON.

Un peu... tout le monde... Je n’aime que toi... follement... et je te jure bien que je ne permettrai à personne désormais...

JANE.

Aucune importance !...

Geste de Gaston.

Puisque tu n’y crois pas...

GASTON.

Jane, que c’est gentil ce que tu viens de dire là... alors je peux espérer un peu ?... un tout petit peu ?... Je ne te demande pas de me dire oui, mais simplement peut-être...

JANE.

Écoute... Si le projet auquel tu penses devait se réaliser un jour, c’est que...

GASTON.

C’est que...

JANE.

C’est que je serais devenue riche, très riche...

Elle sourit.

GASTON.

Tu n’as pas changé. Quand tu étais petite, tu étais d’une taquinerie souvent féroce... Seulement, vois-tu, maintenant, tu as tort

Très ému et sur le point de pleurer.

parce que je suis très malheureux... Plus encore que je ne peux te le dire...

JANE.

Tu es bête... Allons, embrasse-moi.

GASTON.

Jane !...

JANE.

Eh oui, embrasse-moi...

GASTON.

Tu veux bien ?

JANE.

Allons ! vite ! Dépêche-toi ! Embrasse-moi là

Elle lui tend sa joue droite.

parce que tu es une grosse bête... Embrasse-moi là

Elle lui tend sa joue gauche.

parce que tu n’as pas douté de moi et moi je t’embrasse parce que je ne te déteste pas.

Ils s’embrassent sur la bouche. Gabilin entre.

 

 

Scène XXI

 

JANE, GASTON, GABILIN

 

GABILIN.

La voiture est là. Oh ! Pardon... Je venais vous dire...

Tous les trois se regardent, l’air très gêné.

JANE.

Monsieur le directeur, je vous présente... Gaston Brémond, c’est mon cousin...

À Gaston.

M. Gabilin, mon directeur.

Les deux hommes se saluent.

GABILIN.

Monsieur, vraiment, je suis ravi...

GASTON.

Excusez-moi, j’étais monté prendre des nouvelles de Mlle Renaud.

GABILIN.

Je vous en prie... vous êtes ici chez vous...

À Jane qui tousse légèrement comme pour le rappeler à l’ordre.

Je disais donc, oui, la voiture est arrivée.

JANE.

Votre voiture, monsieur le directeur.

GABILIN.

Oui, c’est cela, ma voiture... Elle est très belle... très belle... vous verrez... elle est arrivée... elle est longue... et elle doit aller vite.

JANE.

Ah ! tant mieux !

Elle lui fait signe d’avoir à disparaître.

GABILIN.

Oui... et je vous en prie... excusez-moi encore.

Il sort.

 

 

Scène XXII

 

JANE, GASTON

 

GASTON.

C’est ton directeur.

JANE.

Oui !

GASTON.

M. Gabilin ?

JANE.

Lui-même... Ah ! Je suis vexée... nous avoir surpris... Qu’est-ce qu’il va me passer tout à l’heure !...

GASTON.

Il ne paraissait pas très fâché !...

JANE.

Tu ne le connais pas... Il est très sévère... Seulement il dissimule... Allons, au revoir.

GASTON.

Quand te reverrai-je ?

JANE.

Attends !... Une idée... Tu t’occupes d’autos ?... Tu t’y connais ?

GASTON.

Plutôt !...

JANE.

Veux-tu essayer la voiture dont parlait le patron ? Elle est nouvelle, et il disait ce matin qu’il serait heureux de la faire rouler un peu... lui est très occupé, tu pourrais la prendre, faire un tour et revenir ?

GASTON.

Tu crois qu’il voudra ?

JANE.

Oui, sûrement, je le lui demanderai. Je dîne avec lui ce soir.

GASTON.

Tu dînes avec lui ? Et les autres employées aussi ?

JANE.

Mais non...

GASTON.

Alors pourquoi t’invite-t-il ?

JANE.

Il m’invite avec papa... Il veut causer avec lui.

GASTON.

Jane...

JANE.

Quoi ?

GASTON.

L’autre jour, j’étais en auto... Je pensais à toutes ces histoires que l’on raconte sur toi et sur M. Gabilin, j’en étais si malheureux que j’ai eu un instant l’idée d’aller me cogner contre un mur...

JANE.

Alors, mon vieux... je préfère ne pas monter en voiture avec toi... Tu vois que ça te reprenne...

GASTON.

Non, maintenant, c’est fini, mais, tout de même, je voudrais comprendre.

JANE.

Gaston, l’attachement, tout à fait amical, que M. Gabilin a pour moi est dû à des raisons que je ne puis te dévoiler maintenant, c’est le secret d’un autre... Tu as confiance en moi ?

GASTON.

Oui... mais un peu moins depuis que tu m’as dit qu’il y avait une explication... Ma confiance aveugle était plus forte.

JANE.

Tu ne me crois pas ?

GASTON.

Si...

JANE.

Alors... file et à tout à l’heure...

GASTON.

Entendu...

Il lui envoie un baiser et sort. Jeanne court à la porte de droite, l’ouvre et dit : « Arrivez ! » Entre Gabilin.

 

 

Scène XXIII

 

JANE, GABILIN

 

JANE.

Arrivez ! Eh bien, je vous remercie.

GABILIN.

Quoi encore ?

JANE.

Comment, vous voyez tout à l’heure que l’on embrasse votre secrétaire et vous ne dites rien,... ou plutôt si... vous vous excusez... Il fallait m’attraper, me faire une scène : « Où vous croyez-vous donc, mademoiselle ?... Comment dans votre bureau ?... » Enfin ! que sais-je ?

GABILIN.

C’était votre cousin.

JANE.

Oui.

GABILIN.

Il est charmant.

JANE, subitement radoucie.

Vous trouvez ?

GABILIN.

Parole.

JANE.

Vous êtes gentil... Ça m’ennuie de vous gronder tout le tempe, mais tâchez donc de tenir votre rôle... votre rôle de directeur.

GABILIN.

Je vous jure... vous me martyrisez... toute cette comédie. Je ne suis pas acteur... je suis astronome... L’observatoire, oui... le conservatoire, non...

JANE.

Bon, j’ai compris !... Vous me lâchez... vous m’abandonnez !

GABILIN.

Mais non ! mais non...

JANE.

Voulez-vous que je vous augmente ? Combien gagnez-vous ?

GABILIN.

Trop... beaucoup trop... Je ne sais plus que faire de mon argent... J’ai envie de fonder un prix de vertu.

JANE.

Excellente idée ! En attendant, il y a le courrier à signer... ne vous mettez pas en retard... et puis filez pour aller vous habiller... nous dînons chez Larue... en smoking...

GABILIN.

Oh ! ces toilettes ! Cette existence de gigolo...

Il sort.

 

 

Scène XXIV

 

JANE, BERTIN

 

BERTIN, entrant.

Ah ! mademoiselle... peut-en voir le directeur ?

JANE.

Je le crois très occupé... en ce moment.

BERTIN.

Je n’insiste pas... Vous voudrez bien lui remettre cette note de comptabilité.

JANE.

Je n’y manquerai pas, monsieur.

Elle sort.

 

 

Scène XXV

 

BERTIN, RENAUD, puis LÉON

 

RENAUD, entrant.

Tiens, bonjour, Bertin.

BERTIN, très froid.

Bonjour, monsieur Renaud, bonjour et adieu !

RENAUD.

Adieu ? Pourquoi ?

BERTIN.

Comment, vous ne savez donc pas ce qui m’arrive ?

RENAUD.

Non !

BERTIN.

Je suis mis à la porte.

RENAUD.

Vous !...

BERTIN.

Je viens de passer à la caisse toucher mon dédit.

RENAUD.

Mais pourquoi ?

BERTIN.

Je ne puis vous le dire exactement, Mlle Renaud vous renseignera. Elle est plus en courant des intentions de la direction Que je ne l’ai jamais été même sous le règne de M. Tiremain. Mais puisque j’ai le plaisir de vous rencontre ?, monsieur Renaud, je vous dis en passant que je n’ai pas fait figurer sur ma comptabilité les diverses sommes qui vous ont été versées pour vos voyages d’études,

RENAUD.

Pourquoi ?

BERTIN, feignant d’être gêné.

Eh bien, parce que ces sommes sont importantes, beaucoup plus importantes que celles que l’on alloue pour de pareilles missions. Alors, j’ai pensé que c’était plutôt des conditions de faveur que vous faisait le patron.

RENAUD.

Je ne vous comprends pas ; M. Gabilin très gentils mais, je ne vois pas pourquoi, il me ferait des conditions de faveur.

BERTIN.

Sans doute parce qu’il s’intéresse beaucoup à votre famille... De même que pour les appointements de Mlle Renaud, ils ne figurent sur cette liste que pour 3 000 francs par mois, ce qui est un chiffre bien minime, étant donné l’importance qu’elle a dans la maison et l’avenir surtout qu’elle semble avoir devant elle. Je ne parle pas de sa compétence en affaires étant donné son âge. Personne encore n’est fixé là-dessus... Mais enfin, elle dispose d’un tel charme qu’elle a acquis en six semaines une influence que vingt ans de loyaux services ne peuvent donner à un employé masculin M. Gabilin a probablement reconnu que ce charme qu’il a trouvé en elle est aussi très intéressant vis-à-vis de la clientèle et qu’il est précieux d’avoir dans an établissement de crédit un auxiliaire aussi séduisant, Monsieur Renaud, je vous salue.

Renaud reste seul quelques instants, un peu égaré. Entre Léon.

LÉON.

Ah ! monsieur Renaud, du courrier pour vous.

Il sort. Un temps Renaud ne touche ni aux lettres ni aux journaux

 

 

Scène XXVI

 

RENAUD, JANE

 

JANE, entrant.

Tiens, papa !... Tu es là ?... Je file m’habiller... M. Gabilin viendra nous prendre avec sa voiture.

RENAUD, ennuyé.

Avec sa voiture ?

JANE.

Eh bien, oui, puisqu’il la met à notre disposition... Nous n’allons pas nous lancer dans des taxis inutiles...

RENAUD.

Et où dînons-nous ?

JANE.

Chez Larue... Il tient à nous inviter...

RENAUD, agité.

Eh bien, non ! Ce n’est pas à lui à nous inviter... Ça m’ennuie aussi d’aller ce soir au restaurant.

JANE.

Veux-tu que nous dînions chez nous ? 

RENAUD.

Oui, je préfère.

JANE.

C’est facile... Catherine va nous organiser ça en quatrième vitesse.

RENAUD.

Et puis, c’est comme ces 50 000 francs pour mon voyage d’études... Vraiment, non, je ne peux pas accepter ça.

JANE.

On s’arrangera toujours, papa... Il n’y a pas d’exemple qu’on ne s’arrange pas avec un monsieur qui demande moins qu’on ne lui offre...

RENAUD.

Bien sûr... J’ai d’ailleurs l’intention de lui dire doux mots à M. Gabilin.

JANE.

Ne lui parle pas affaires surtout. Comme les as de la finance, il cache son jeu.

RENAUD.

Ce n’est pas d’affaires que je veux l’entretenir. De choses et d’autres... de choses et d’autres... Ah ! ma petite Jane !...

Il l’attire à lui et la regarde droit dans les yeux.

JANE.

Qu’est-ce qui te prend ?

Un temps, il l’embrasse tendrement et paraît complètement tranquillisé.

Quoi, mon petit papa...

RENAUD.

Rien... va... va... ma chérie ! Dis-moi, Bertin s’en va ?

JANE.

Nous avons dû nous en séparer.

RENAUD, prenant la lettre et regardant l’enveloppe.

Ah ! par exemple !

JANE.

Quoi donc ?

RENAUD.

Tu te rappelles M. Da Proba qui venait à la maison quand tu étais petite ?...

JANE.

Oui, eh bien ?

RENAUD.

Oui ! nous étions fâchés... Je ne savais plus ce qu’il était devenu... j’ai voulu avoir de ses nouvelles... À tout hasard, je lui ai écrit et voilà que ma lettre me revient avec cette mention : « Décédé. » Et j’en ai de la peine... Nous étions complètement fâchés... Je n’avais pas de ses nouvelles depuis quatre ans. Ses affaires n’allaient pas... J’ai grand’peur que, ces dernières années, il les ait vécu bien tristement, dans la gêne... dans la misère...

JANE.

Papa... je te demande pardon... J’ai juste le temps de donner les ordres à Catherine.

RENAUD.

Va... ma petite...

Jane sort. Renaud s’assoit, songeur. Entre Tiremain.

 

 

Scène XXVII

 

RENAUD, TIREMAIN

 

TIREMAIN.

Bonjour, mon bon... Bien content de vous voir, vous n’avez pas vu Gabilin. Voilà deux fois que je viens aujourd’hui... Et Jane n’est pas là non plus ?

RENAUD.

Elle vient de me quitter. Elle a dû monter chez elle... Voulez-vous que je la fasse appeler ?

TIREMAIN.

Non ! Je l’avais chargée d’une commission auprès de Gabilin... Elle a dû la faire... C’est lui que je voudrais voir.

RENAUD.

Il ne va sûrement pas tarder...

TIREMAIN.

Bon !

Un temps.

Dites donc, mon vieux, qu’est-ce qu’il y a ? Vous avez l’air un peu dans le vague ?

RENAUD.

Oui, oui... Je viens d’apprendre la mort de quelqu’un, d’un camarade avec qui je m’étais fâché... Mais, au fait, vous l’avez connu, Da Proba ?

TIREMAIN.

Très bien, je savais qu’il venait de mourir. Il a dû laisser quelque chose, comme fortune !...

RENAUD, incrédule.

Da Proba ?

TIREMAIN.

Oui, je sais qu’il avait été longtemps en difficultés... Mais le change, mon cher, le change est un grand magicien. Grâce au change, il avait opéré un rétablissement formidable !...

RENAUD.

Qu’est-ce que vous dites là ?

TIREMAIN.

Mais vous pouvez m’en croire... C’est à se demander quand votre Gabilin, mon distingué successeur, va rentrer...

RENAUD.

Mais tout de suite... Je l’attends... Il dîne avec nous, ce soir, à la maison...

TIREMAIN.

Il vient dîner chez vous ?

RENAUD.

Avec vous...

TIREMAIN.

Non, merci... Ce soir, impossible. Je suis attendu... Mais, si vous le permettez, je monterai chez vous avant dîner pour dire à notre homme ce que j’ai à lui dire... Je passe chez moi, j’ai un télégramme qui m’attend...

RENAUD.

Téléphonez, on vous le lira...

TIREMAIN.

Je ne peux pas le faire lire par un domestique... Au revoir.

RENAUD, à Tiremain qui va sortir.

Non, mais dites-moi, vous êtes sûr que Da Proba a laissé...

TIREMAIN.

Un sac énorme, énorme... À tout à l’heure.

Il sort. Un temps. Gabilin entre.

 

 

Scène XXVIII

 

RENAUD, GABILIN

 

RENAUD.

Tiens, vous êtes encore là, monsieur Gabilin ?

GABILIN.

Ah ! monsieur Renaud... Je m’en allais... Mais je suis heureux de vous voir... Je suis dans un doute effroyable.

RENAUD.

De quoi s’agit-il ?

GABILIN.

Voici : dites-moi... en smoking... faut-il mettre un gilet blanc... noir ou de couleur fantaisie ?

RENAUD.

Je ne sais pas... ça dépend... plutôt clair !

GABILIN.

Plutôt clair ? C’est curieux... C’est tout ce que je voulais savoir. Merci.

RENAUD.

Un instant ! Moi aussi, je voudrais vous parler...

GABILIN.

Ah ! ah !

RENAUD.

J’ai eu un ami d’Argentine, M. Da Proba, dont je viens d’apprendre le décès...

GABILIN.

Je vous demande pardon, je crois qu’on m’appelle au téléphone... c’est la sonnerie de Bruxelles...

RENAUD.

Je n’ai pas entendu...

GABILIN.

Si, si... je la reconnais... c’est Bruxelles... vous permettez, j’y vais... C’est Bruxelles, qui m’appelle !...

Il sort.

 

 

ACTE IV

 

Même décor que pour l’acte III. Au lever de rideau. Renaud est assis, l’air méditatif. Un temps. La porte l’ouvre. Paraît Tiremain.

 

 

Scène première

 

RENAUD, TIREMAIN

 

TIREMAIN.

Seul ?

RENAUD.

Vous voyez...

TIREMAIN.

Gabilin ?

RENAUD.

Je l’ai vu un instant. Il va revenir.

TIREMAIN.

Vous êtes resté ici, tout le temps ?

RENAUD.

Ma foi, oui. Et vous, ce coup de téléphone ?

TIREMAIN.

Excellent, tel que je le souhaitais.

RENAUD.

Alors, vous ne dînez pas avec nous ?

TIREMAIN.

Non, mon cher !

RENAUD.

Heureux homme !

TIREMAIN.

Heureux d’illusions !

Il descend un peu au milieu.

Et vous, encore dans le noir ?

RENAUD.

Moi... mon bon, c’est différent. C’est sérieux, très sérieux.

TIREMAIN.

Quel ton grave !

RENAUD se lève.

Écoutez ! J’ai beaucoup réfléchi depuis tout à l’heure. Vous êtes le seul à qui je puisse parler comme à un confesseur.

TIREMAIN.

Mon vieux, je vous vois venir, je la connais, votre confession... Vous avez encore fait des bêtises... C’est aux courses ou au cercle ?

RENAUD.

Ni chevaux, ni cartes... D’ailleurs, je ne joue plus et je tiens parole.

TIREMAIN.

Et aussi un petit banco... de temps en temps... comme il y a trois semaines.

RENAUD.

C’était tout à fait exceptionnel.

TIREMAIN.

Allons... Dites vite combien !

RENAUD.

Vous êtes très gentil, mais vous n’y êtes pas !... Écoutez ! Tiremain. Le temps presse. Ce que je peux vous dire, il faut que Jane ne l’entende pas, et elle peut descendre d’un moment à l’autre... C’est au sujet de M. Da Proba avec qui j’étais fâché... C’est une idée qui me ronge..., Si j’avais gardé de bonnes relations avec lui, il lui aurait certainement laissé une grosse partie de sa fortune... Si je vous dis cela, mon bon, vous pouvez le croire. Regardez ce portrait !

Il lui montre le portrait de Da Proba.

TIREMAIN.

Celui de Da Proba ?

RENAUD.

Oui...

Il sort de son portefeuille une photo et la lui met sous les yeux.

Regardez maintenant la photo de Jane ? N’êtes-vous pas frappé d’une grande ressemblance ?

TIREMAIN, gêné.

Non, je ne trouve pas...

RENAUD.

Ce portrait-là a été fait il y a vingt ans. Da Proba avait alors quarante-cinq ans. Ma femme, elle, en avait vingt-trois.

Tiremain le regarde.

Ma pauvre Irma, il l’adorait... Tiremain, le secret que je vais vous dire n’est pas à moi, mais je suis obligé de vous le révéler. Da Proba était le père de ma femme.

TIREMAIN.

Le père de votre femme ?

RENAUD.

Oui ! Le père de ma femme.

TIREMAIN.

Alors le grand-père de Jane ?

RENAUD.

Naturellement. Le président Le Hardier, la présidente ne sont plus de ce monde... Mais mon beau-frère Félix a toujours cru à la vertu de sa mère. C’est pour lui surtout qu’il faut se taire...

TIREMAIN, regardant le portrait de Le Hardier.

Ah ! Je n’en reviens pas ! Ainsi le président Le Hardier ?...

RENAUD.

Oui, mon cher, cette grande figure de la famille, cet homme éminent et vénéré, a été trompé jusqu’à la gauche, c’est-à-dire par Da Proba et sa femme, mais copieusement. Cela se passait à Buenos Aires, à un congrès pour modifier le dispositif pénal relatif à l’adultère. La présidente avait trente ans, Da Proba vingt ans à peine. Les séances du congrès étaient longues, la présidente n’y assistait pas. Elle aurait dû y assister... Elle avait trop souvent entendu parler son mari qui avait l’éloquence la plus élevée, la plus nourrie, mais qui était inécoutable... Personne n’a jamais pu écouter plus de cinq minutes le président Le Hardier. On préférait l’admirer... On disait de lui au Palais : « C’est un orateur qui fait penser. » Et on ajoutait : « Qui fait penser à autre chose. »

TIREMAIN, qui examine le portrait.

Ce que vous m’apprenez de lui le complète assez bien.

RENAUD.

Oui, mais il vaut mieux que ça ne vous amuse pas trop et que vous ne soyez pas tenté de le répéter...,

TIREMAIN.

Soyez tranquille... Ça me fera de la peine de ne pas le dire, mais je le garderai pour moi.

RENAUD.

Vous me le promettez !

TIREMAIN.

Je vous le jure !

RENAUD.

Ah ! pourquoi me suis-je fâché avec ce Da Proba ?

TIREMAIN.

Raisons sérieuses ?

RENAUD.

Pas le moins du monde... Simple question d’intérêts... Des capitaux qu’il m’avait confiés et que j’ai eu la maladresse de vouloir faire fructifier trop vite.

TIREMAIN.

Au baccarat ?

RENAUD.

Non, à la roulette. Il m’en a voulu, ça m’a vexé... d’où la rupture... la fâcheuse rupture sans laquelle il eût songé à Jane, sa petite-fille.

TIREMAIN.

N’en doutez pas...

RENAUD.

Alors, mon cher ami, répondez-moi franchement... À ma place que feriez-vous ? En parleriez-vous à Jane ?...

TIREMAIN.

Jamais de la vie... Il serait de la dernière maladresse de lui en dire un mot... cela ne changerait rien à ce qui est... Vous lui donneriez le regret de cet héritage perdu... et, malgré l’affection et la tendresse qu’elle vous porte, elle arriverait bien vite à vous en vouloir.

RENAUD.

Voilà des paroles sensées et qui me paraissent d’autant plus justes qu’elles répondent exactement à ce que je pense.

TIREMAIN.

Je vais plus loin... Jane a été élevée l’amour et la vénération du président Le Hardier, il doit continuer à être pour elle son grand-père, vous n’avez pas le droit de le déboulonner gratuitement.

RENAUD.

Mon cher Tiremain, je vous remercie. Avant votre arrivée...

Il se lève.

j’hésitais... Maintenant, c’est fini, je vois clair... le silence le plus complet sur cette histoire...

Il gagne un peu à gauche.

TIREMAIN.

Vous n’avez pas autre chose à faire... Et puis, il y a aussi la réputation de la présidente...

RENAUD.

Chut !

Entre Gabilin par le fond.

 

 

Scène II

 

RENAUD, TIREMAIN, GABILIN

 

GABILIN, il est en smoking.

Ah ! bonjour, messieurs ! Excusez-moi, je suis, sans doute, en retard.

RENAUD.

Du tout... du tout...

TIREMAIN.

Ravi de vous voir, monsieur Gabilin.

GABILIN.

Moi de même, monsieur Tiremain.

Les deux hommes se serrent la main.

TIREMAIN.

Mlle Jane a dû vous mettre au courant de ma visite de tantôt ?

GABILIN.

Parfaitement ! Il s’agit de quoi, déjà ?

TIREMAIN.

D’une ouverture de crédit...

GABILIN.

J’y suis...

TIREMAIN.

Nous pourrions passer dans votre cabinet ?

GABILIN le fait passer.

J’allais vous le proposer.

TIREMAIN, à Renaud.

Vous m’excusez ?

RENAUD.

Je vous en prie...

GABILIN, à Tiremain en lui ouvrant la porte de son cabinet.

Prenez donc la peine...

TIREMAIN.

Merci !

Il entre à droite dans le cabinet de Gabilin.

 

 

Scène III

 

RENAUD, GABILIN

 

RENAUD, arrêtant Gabilin sur le point de suivre Tiremain.

Monsieur Gabilin, un mot, je vous prie...

GABILIN.

Maintenant ?

RENAUD.

Tout de suite !

GABILIN.

C’est que...

RENAUD.

Une seconde seulement... Voilà ce que je voulais vous dire tout à l’heure... Monsieur Gabilin... vous êtes un homme qui connaissez les affaires et la vie... Vous êtes amené à résoudre souvent des questions difficiles... j’ai confiance en votre jugement... C’est un conseil que je voudrais vous demander... Vous voyez ce portrait ?

Il lui montre le portrait de Da Proba.

GABILIN.

Parfaitement...

RENAUD.

C’est celui d’un ami à moi, M. Da Proba.

GABILIN.

Ah !

RENAUD.

Il est mort très riche...

GABILIN.

Oh !

RENAUD.

Si je ne m’étais pas brouillé avec lui... il eût certainement laissé à ma fille une partie de sa fortune... Vous me demandez pourquoi ?

Geste de dénégation de Gabilin.

Je vais vous répondre : des liens naturels que je ne peux pas préciser unissaient Jane à cet homme...

Lui tendant la photo de Jane.

Tenez ! regardez cette photo... comparez avec ce portrait... vous voyez la ressemblance !... Mais je n’ai pas le droit de m’expliquer plus clairement...

GABILIN.

Mais, monsieur ?

RENAUD.

Je vous en prie, écoutez-moi... L’idée que, de mon fait, Jane n’a pas hérité me tracasse beaucoup... Voilà une petite qui aurait de l’argent à sa disposition... Ce n’est pas parce que j’en profiterais, évidemment j’en profiterais, mais c’est surtout à cause d’elle que je me tourmente... Il me semble que je serais moins ennuyé si je lui disais toute la vérité... Que me conseillez-vous ?

GABILIN.

Le silence, voyons !... Vous ne pourriez, en parlant, que lui faire de la peine... et pour ne rien changer à la situation.

RENAUD.

C’est l’évidence même... Malheureusement je parlerai !

GABILIN.

Pourquoi ?

RENAUD.

Parce que je me connais... Quand j’ai tort envers quelqu’un que j’aime, il faut que je le lui avoue... Ça ne sert à rien, je le sais, mais il faut que je lui en parle... C’est plus fort que moi.

GABILIN.

Pourquoi consulter les autres ?

RENAUD.

Pourquoi ?

GABILIN.

Sans doute dans l’espoir qu’ils seront de votre avis !

RENAUD.

Il y a un peu de ça...

GABILIN.

C’est un non-sens !

 

 

Scène IV

 

RENAUD, GABILIN, JANE

 

JANE, entrant.

Tout est prêt... Nous allons pouvoir monter...

À Gabilin.

Comment ! Monsieur Gabilin en smoking !...

GABILIN.

Oui !

JANE.

Mais pourquoi ?

GABILIN.

Comment, pourquoi ?... Mais parce que, mademoiselle... C’est vous-même...

JANE.

Tout à fait inutile... nous dînons ici.

GABILIN.

Ici ?

JANE.

Oui, enfin... monsieur le directeur... chez nous... là-haut... Papa a préféré cela...

À son père.

Tu n’as dons pas prévenu M. Gabilin ?

RENAUD.

Non, pas encore.

JANE, à Gabilin.

Ça ne vous ennuie pas ?

GABILIN.

J’en suis, au contraire, ravi, mais j’ai retenu une table chez Larue...

JANE.

Il n’y a qu’à la décommander...

 

 

Scène V

 

RENAUD, JANE, GABILIN, TIREMAIN

 

TIRREMAIN, paraissant à la porte de droite.

Monsieur Gabilin... vous m’oubliez... Tiens ! Bonjour, ma petite Jane.

JANE.

Bonjour, monsieur Tiremain.

GABILIN.

Excusez-moi, monsieur Tiremain...

RENAUD.

C’est ma faute... C’est moi qui ai retenu M. le directeur...

TIREMAIN.

Je ne vous dis pas, mais je suis attendu... Je dois aller avant dîner à un cocktail chez les Lebidois.

GABILIN.

Parfaitement, je suis à vos ordres... Vous venez, mademoiselle Jane...

JANE.

Volontiers.

RENAUD.

Excusez-moi, monsieur le directeur... Je voudrais parler à Jane.

GABILIN.

Mais certainement.

Bas à Jane.

Et c’est de Da Proba qu’il veut vous parler.

Il sort par la porte de droite laissée ouverte par Tiremain.

 

 

Scène VI

 

RENAUD, JANE

 

RENAUD.

Ma fille, un homme peut éprouver dans la vie une infortune conjugale...

La regardant et regardant, le portrait du président assez longuement, puis avec une certaine gravité.

Cela ne diminue pas le respect qu’on lui doit...

JANE, émue.

Oh ! non, papa... ni le respect, ni la tendresse.

RENAUD, après un coup d’œil au portrait.

La tendresse... oui... enfin... s’il est capable de l’inspirer.

JANE, protestant.

Oh ! papa !

RENAUD, il vient à elle et lui joint les mains.

Il faut que je te fasse une confession très grave !

JANE, suppliante, s’assied.

Non, papas non, ne me dis rien !

RENAUD, ferme.

Il faut que je te parle ! J’ai de grands torts envers toi.

JANE.

Oh ! papa, comment peux-tu dire ça ?

RENAUD.

J’ai eu de grands torts envers toi ! J’ai commencé par te ruiner... Après t’avoir entraînée dans ma mauvaise destinée, j’aurais pu avoir la satisfaction de te voir recouvrer la richesse grâce à un ami qui, nécessairement, te l’aurait donnée... Je me suis brouillé avec lui... Je dois dire à ma décharge-que j’ignorais tout à fait que cet ami avait refait sa fortune... Si je l’avais su et qu’il ne se fût agi que de moi, je n’aurais pas changé d’attitude... mais je n’avais pas le droit de te priver, toi, ma petite Jane, de cet argent qui te revenait, pas légalement, c’est entendu, mais pour une raison naturelle, mon enfant !

Il la regarde avec émotion.

JANE, plus suppliante encore.

Je t’en prie, papa, ne me dis rien.

RENAUD, lui montrant le portrait de Da Proba.

As-tu remarqué, ma chère enfant, la ressemblance de cet homme et de toi ?

JANE, faiblement.

Mais non, papa, je t’assure.

RENAUD.

Tu nies l’évidence... Maintenant, regarde...

Montrant le portrait de Le Hardier.

Voici le président Le Hardier, la grande figure de la famille, ton grand-père... Lui ne te ressembla pas du tout.

JANE.

Ah !...

RENAUD.

Non !... Et pourquoi ?

JANE.

Pourquoi ?

RENAUD, solennellement.

Parce que le président Le Hardier a été trompé par ta grand’mère !

JANE.

Je ne vois pas le rapport...

RENAUD.

Et avec qui l’a-t-elle trompé ?

JANE, machinalement.

Je ne sais pas...

RENAUD.

Avec M. Da Proba.

Montrant le portrait de Da Proba.

Voici ton véritable grand-père ! 

JANE, ravie.

Oh ! mon petit papa !

RENAUD.

C’est tout l’effet que ça te fait ?

JANE.

Comme je suis heureuse que grand’mère ait été infidèle...

RENAUD.

Les femmes sont stupéfiantes !... Tout de même, je tiens beaucoup à ce que tu fasses effort pour ne pas modifier les sentiments que tu avais pour le président Le Hardier...

JANE.

Ils n’ont pas changé... C’est-à-dire que je l’aime davantage...

Regardant le portrait.

Il m’apparaît plus magnifique que jamais, et j’aime grand’mère qui l’a trompé.

RENAUD.

Elle ne l’a pourtant pas fait pour ton plaisir.

JANE.

Je l’en remercie tout de même, du fond du cœur.

RENAUD.

Mon enfant, tu es d’une inconscience... et d’une insouciance aussi ! Pense un peu à ceci qui est la raison de cet entretien... Je me suis fâché stupidement avec ton véritable grand-père... Par ma faute, tu es pauvre au lieu d’avoir une fortune énorme !

JANE.

Écoute, papa... sois heureux... parce que...

Un temps.

RENAUD.

Parce que ?...

JANE, reculant.

Non, rien.

RENAUD.

Qu’est-ce que tu voulais dire ?

JANE.

C’eût été une sottise !

RENAUD.

Une sottise ?

JANE.

Oui... ce que j’avais l’intention de te dire...

RENAUD.

Mais encore ?

JANE.

Voyons ! Suppose que M. Da Proba nous ait laissé une fortune considérable et que... je ne voudrais pas te faire de la peine... mais que...

RENAUD.

J’ai compris... tu as raison... sûrement ! Je me connais, j’aurais joué... j’aurais perdu... nous serions ruinés...

JANE.

Peut-être pas...

RENAUD.

Sûrement, va. Si Da Proba t’a oubliée, c’est qu’il s’est trop souvenu de moi... Mais pourquoi souries-tu ?... Il n’y a pas de quoi !

JANE.

Mais si, mon papa chéri, il y a de quoi... parce que, vois-tu, nous sommes tout de même très tranquilles pour l’avenir, grâce à M. Gabilin.

RENAUD.

Oui... voilà ! C’est que, précisément, je n’aime pas beaucoup ça... Non ! je n’aime pas ça du tout

JANE.

Oh ! papa ! Qu’est-ce que tu vas chercher ?

RENAUD.

J’ai pleine et entière confiance en toi, c’est entendu... mais il y a le monde... Tout à l’heure encore ce Bertin me lançait des insinuations... Oui !... ta situation, ici, pour une jeune fille... Vraiment... Enfin !... comment te dire... mais je suis ennuyé, très ennuyé !

JANE.

Alors, papa... moi aussi, je te dois la vérité... Je te demande pardon... ma situation est ici, en effet, tout autre... Tu vas tout savoir...

RENAUD, accablé.

Mon Dieu... alors, M. Gabilin...

JANE.

M. Gabilin est, en réalité...

 

 

Scène VII

 

RENAUD, JANE, GABILIN

 

GABILIN, qui est entré depuis un instant.

Un homme qui vous rend toute son estime... monsieur Renaud... pleine et entière...

À Jane.

Vous permettez, mademoiselle ?

RENAUD.

Mais, monsieur...

GABILIN.

Monsieur, tout à l’heure... je me suis laissé aller à porter, in petto, sur votre caractère un jugement regrettable... Je m’en excuse...

RENAUD.

Monsieur, je ne saisis pas le sens de vos paroles ni le rapport qu’elles ont avec la situation qu’occupe ma fille chez vous...

GABILIN.

Chez moi...

RENAUD.

Vous me comprenez.

GABILIN.

À merveille...

À Jane.

C’est donc que M. votre père ne sait rien encore ?

JANE.

J’allais tout lui apprendre quand vous m’avez coupé la parole... Maintenant, parlez...

GABILIN.

Vous voulez que ce soit moi ?

JANE.

Oui, je préfère.

RENAUD.

Décidez-vous ?

GABILIN.

M. Tiremain, en me quittant, m’a mis au courant de l’histoire du président Le Hardier...

RENAUD.

Il a eu tort, c’est un secret de famille...

GABILIN.

Il a eu, raison... puisque maintenant rien ne s’oppose à ce que vous connaissiez la vérité...

RENAUD.

Mais quelle vérité, bon Dieu !

GABILIN.

C’est limpide ! Ma fortune tout entière appartient à votre fille.

RENAUD.

Comment ça ?

GABILIN.

Parce que ma fortune, c’est la sienne.

RENAUD.

La sienne ?

GABILIN.

Celle de M. Da Proba... Vous héritez...

RENAUD.

Moi ?

GABILIN.

Non. Elle.

RENAUD.

Ma fille !

JANE.

Oui, papa !

RENAUD.

Ah ! le brave homme que ce Da Proba !... Mais alors, vous, monsieur, dans tout ça...

GABILIN.

Moi, c’est toute une histoire... Figurez-vous qu’il y a trois ans un mois le soleil...

Il est brusquement interrompu par Gaston qui est entré en coup de vent par la porte du fond.

 

 

Scène VIII

 

JANE, RENAUD, GABILIN, GASTON

 

GASTON.

Jane... Mon oncle... Monsieur... Si vous saviez ce que je viens d’apprendre... J’ai rencontré M. Tiremain, il m’a tout raconté de l’histoire du président...

RENAUD, remontant du fond.

Oh ! non, celui-là ! quand je lui confierai un secret...

JANE.

Tu n’as pas autre chose à nous apprendre !

GASTON.

Non.

JANE.

Tu n’as rien à demander à papa ? 

GASTON,

Non...

JANE.

Ah ! je croyais...

Elle agite la main droite.

GABILIN, à Gaston.

Mais si... voyons ! chercher un peu !

Même jeu.

RENAUD, à Gaston.

Oui...

Même Jeu.

GASTON, ahuri, les regardant agiter tous les trois leur main droite.

Mais qu’est-ce qu’ils ont ?

JANE, se détachant et très gentiment le menaçant de la main.

Alors, tu n’en veux pas ?

GASTON, ne comprenant pas.

Une gifle ?

JANE.

Oh ! quel idiot !

GASTON.

J’ai compris !... Oh ! quel bonheur, ma petite Jane !

 

 

Scène IX

 

JANE, RENAUD, GABILIN, GASTON, MADAME BRÉMOND, puis CATHERINE

 

MADAME BRÉMOND, entrant brusquement par la porte du fond.

Quelle histoire ! Je viens de rencontrer Tiremain chez les Lebidois...

RENAUD.

Alors, naturellement, vous savez tout.

GABILIN.

Ce M. Tiremain n’est pas un homme, c’est un haut-parleur !

MADAME BRÉMOND.

Il paraît que nous héritons ?

JANE.

Non, pas toi !

MADAME BRÉMOND.

Mais si, puisque Da Proba est le père de mon mari.

RENAUD.

Jamais de la vie ! Votre mari avait douze ans de plus que sa sœur.

GABILIN.

M. Da Proba l’aurait engendré à l’âge de neuf ans.

JANE.

Mais ne te trouble pas, ton fils, lui, héritera...

GASTON.

À moins que tu ne refuses ton consentement...

MADAME BRÉMND.

Moi ! Mais ce mariage a toujours été l’idée de ma vie !

CATHERINE, entrant.

Eh bien, vous êtes décidés à venir dîner ?

JANE.

Ah ! Catherine ! Sais-tu ce que je viens d’apprendre ? C’est M. Da Proba qui était mon grand-père !

CATHERINE.

Je le savais.

JANE.

Tu aurais pu me le dire !

CATHERINE.

Tu ne me l’as jamais demandé !

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