Trop heureuse (Jacques-François ANCELOT - Hippolyte LEROUX)

Sous-titre : un jeune ménage

Comédie en un acte, mêlée de chants.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 25 mars 1837.

 

Personnages

 

DE LANGEAIS, riche propriétaire

EDMOND, son neveu

ANNA, femme d’Edmond

PAULINE, femme de Langeais

LOUISA, femme de chambre d’Anna

 

L’action se passe chez Edmond, à Paris, en 1837.

 

Le théâtre représente un salon riche. Porte au milieu ; une autre porte au fond, sur plan coupé. Vis-à-vis, sur l’autre plan, une seconde porte. À gauche, un piano ; de l’autre coté, une table et une psyché. Chaises, fauteuils, etc.

 

 

Scène première

 

LOUISA, PAULINE, entrant ensemble par le fond

 

LOUISA.

Comment ! madame, vous à Paris, sans prévenir personne ? monsieur et madame sont sortis.

PAULINE.

Pour longtemps ?

LOUISA.

Oh ! je ne pense pas ; leur promenade ordinaire au bois de Boulogne.

PAULINE.

C’est vrai, voici l’heure... je n’y songeais pas... Est-ce que je deviens tout-à-fait provinciale ? Le matin, les emplettes... les visites, la promenade, et le soir, l’Opéra et le bal !... programme d’une journée bien employée... à Paris, mais dont on n’a guères l’idée à Langeais, département d’Indre-et-Loire.

LOUISA, souriant.

Madame ne dit pas aussi son château de Langeais ?

PAULINE.

Je laisse cela à mon mari.

LOUISA.

Est-ce qu’il n’a pas accompagné madame ?

PAULINE.

Si fait, vraiment ; mais j’ai voulu être la première à embrasser mon petit ménage... car c’est mon ouvrage, à moi !... M. de Langeais ne voulait pas les marier, sous prétexte que son neveu était encore trop jeune, et que lui, M. de Langeais, s’était mal trouvé d’avoir épousé sa première femme à vingt ans ; mais Edmond aimait Anna, il en était fou, elle l’aimait aussi !... Le grand malheur quand ils seraient heureux deux ans plus tôt, ces chers enfants !

LOUISA.

Et puis la jeunesse, c’est le seul défaut dont on soit bien sûr de se corriger.

PAULINE, soupirant.

Sans doute ! la vieillesse, au contraire...

LOUISA.

Ça ne diminue pas avec le temps !... et M. de Langeais...

PAULINE.

Oh ! ce n’est pas que je pense aux vingt ans qu’il a de plus que moi... je n’y pense que... bien rarement ; mais, pour notre nièce, un mari plus jeune vaut tout autant.

LOUISA.

Vaut beaucoup mieux !

PAULINE.

Et il est toujours amoureux ?

LOUISA.

Oh ! il y a plutôt du plus que du moins.

PAULINE.

À la bonne heure ! parlez-moi d’un mariage comme cela.

LOUISA.

Oui... bien certainement.

PAULINE.

Et puis, ici, à Paris, il n’a rien à faire... et sa femme est son unique occupation.

LOUISA.

Mais il me semble qu’il doit y avoir moins de distractions encore à la campagne.

PAULINE.

Il est vrai que M. de Langeais s’était éloigné de la ville pour chercher l’oisiveté et le repos après une vie occupée, eh bien ! par habitude, il s’est créé tant de travaux que je le vois à peine... Il semble vraiment qu’il ait moins acheté un château pour y vivre que pour en vivre ! c’est bien l’agronome le plus infatigable !...

LOUISA.

Ah ! et alors madame reste seule ?

PAULINE, soupirant.

Bien seule.

LOUISA.

Et monsieur ne tourmente pas madame ?

PAULINE.

À son âge, le cœur est si calme !

LOUISA.

Sûrement ! et madame n’a aucune inquiétude non plus ? pas de danger que monsieur soit infidèle ?

PAULINE.

Un mari de son âge...

LOUISA.

Pas de danger qu’il soit jaloux à force d’amour ?

PAULINE.

Un mari de son âge...

LOUISA.

Décidément, chez vous, tout est au mieux.

PAULINE, à part.

Oui, mais quelquefois le mieux est l’ennemi du bien.

Haut.

Ils ne rentrent pas, Louisa ?

LOUISA.

Aussi, pourquoi madame n’annonce-t-elle pas son arrivée ?

PAULINE.

Eh ! ils comptent sur nous... ils le doivent du moins... n’y a-t-il pas, dans la vie de famille, des jours qu’ils ne peuvent passer sans nous, des dates de bonheur qu’on n’a pas besoin de rappeler ?... À propos, je leur ai préparé une petite surprise pour la circonstance ; oui, on va venir de ma part disposer... j’aurai à vous donner quelques ordres secrets... vous ferez entrer dans l’orangerie.

LOUISA.

Je n’y manquerai pas ; mais madame doit être fatiguée ?

PAULINE.

Non, du tout, je vais seulement dans cette chambre rajuster un peu ma toilette.

Avant d’entrer dans la chambre, elle s’arrête près d’une table, à droite.

Ah bien ! des livres, une tapisserie d’Anna, une aquarelle d’Edmond... des sièges tout près l’un de l’autre... voilà un ménage comme ils devraient être tous ! Louisa, dans quelques instants il faudra venir me rejoindre, et ne dites pas mon arrivée ! je veux les surprendre au milieu de leur bonheur !... je serai fière comme un auteur qui jouit de son succès !... vous m’entendez, ne dites rien.

Elle sort par la porte latérale à droite.

 

 

Scène II

 

LOUISA, seule

 

Il paraît que Mme de Langeais aimerait autant un mari qui eût moins de quarante-cinq ans...

Air de l’Artiste.

Moi, je serais bien d’même ;
La jeunesse a son prix ;
Les femm’ n’ont qu’un système,
En c’qui touch’ les maris :
Car ils n’ont pas la chance
Qu’ont les vins d’amateurs,
Et les plus vieux, je pense,
Ne sont pas les meilleurs.

Ah ! j’entends la voiture... voici monsieur et madame...

Regardant par le fond.

ils montent... sont-ils gentils... tous deux bras dessus, bras dessous !... oh ! le joli petit ménage !

 

 

Scène III

 

LOUISA, EDMOND, ANNA, puis PAULINE

 

ANNA, entrant.

Air de la valse de Léocadie.

C’est bien,
C’est bien...
Pourquoi tant de peine ?
Non, rien,
Mais rien...
Je me trouve bien.

À elle-même avec vivacité.

Sans trouble et sans gêne,
Dans le bois courir !...
Jusqu’à perdre haleine...
C’est un vrai plaisir

Ensemble.

ANNA.

C’est bien,
C’est bien...
Pourquoi tant de peine ?
Non, rien,
Mais rien...
Je me trouve bien.

EDMOND.

C’est bien,
C’est bien...
Mais je te ramène... Oh ! viens,
Oui, viens...
Repose-toi bien.

Anna donne son chapeau et sa mantille à Louisa.

EDMOND.

Louisa, occupez-vous de ma femme... tout de suite... elle s’est un peu fatiguée au bois.

ANNA.

Eh ! mon Dieu ! non, je n’ai besoin de rien.

Louisa sort à gauche.

EDMOND.

Pardon, ma chère amie, pardon... et hier ? oh ! je vendrai ce cheval... il est trop vif... trop ardent pour toi.

ANNA.

Allons donc ! un cheval charmant, que tout le monde admire.

EDMOND.

Tu t’es trompée... c’était toi qu’on admirait.

ANNA, avec un sourire dédaigneux.

Ah !

Elle s’assied.

EDMOND, avec empressement.

Là !... repose-toi donc, pauvre amie.

ANNA, souriant.

Tu me le permets ?

EDMOND.

Tu es délicate, tu as besoin de beaucoup de ménagements et de soins.

ANNA, le repoussant doucement.

Laisse-moi donc !

EDMOND, avec un léger dépit.

Ah ! tu me repousses toujours maintenant ?

ANNA.

Mais c’est qu’il y a des moments... Ainsi, hier, au bois (je voulais te le dire), quand nous avons passé devant ces dames, j’ai lancé mon cheval pour le faire voir... et vite tu t’es mis à me suivre pas à pas, comme si tu avais couru après un enfant... Et quand on est marié... sans compter qu’on prête à des observations...

EDMOND.

Ce langage !...

ANNA, se levant.

Écoute, pendant que j’y suis... Tiens, c’est comme chez maman, l’autre jour, à son dernier bal, je ne l’avais jamais tant remarqué, tu ne te tiens pas convenablement... tu es un homme enfin !

EDMOND.

Et parce que je suis un homme, faut-il que je reste sans bouger... raide comme un suisse ?

ANNA.

Eh ! mais un air grave, posé, c’est ce qu’il faut ! tandis que tu es toujours là, me serrant les mains, me parlant à l’oreille... enfin on en jasait, on te prenait pour un jaloux.

EDMOND.

Dis plutôt que je faisais des jaloux.

ANNA.

Il faut prendre garde au ridicule.

EDMOND.

Il faut prendre en pitié l’envie.

Ici Pauline entr’ouvre la porte de la chambre, s’arrête et écoute.

Mais vraiment, tu me glacerais !... indifférente à tout, ennuyée de tout... par moments on dirait que tu ne m’aimes plus.

PAULINE, à part.

Qu’est-ce que j’entends ?

ANNA.

Allons, voilà bien une autre folie à présent !... je ne l’aime plus... où vat-il chercher cela, je vous le demande ?... il faut avoir l’esprit bien désœuvré !

EDMOND.

C’est la crainte que j’en ai.

ANNA.

Tu n’es pas raisonnable... et tu m’obsèdes !...

PAULINE, à part.

Oh ! Anna !

EDMOND.

Je ne te comprends pas... tu devrais être si heureuse !... Regarde les autres femmes... Mme de Vaubelle, par exemple, mariée en même temps que toi, mais à un chef de division, c’est-à-dire régulièrement veuve de dix à cinq heures... la moitié de ses journées, le quart de sa vie !... Mme Richebourg r dont le tendre époux, colonel de lanciers et plus à son régiment qu’à sa femme, n’est mari que par permission du ministre de la guerre... tandis que moi, qui ne fais rien, je suis à toi, toujours... je t’appartiens exclusivement... je peux t’aimer toute la journée !

ANNA, à part et souriant.

C’est peut-être ça.

PAULINE, à part.

Il est charmant !

Elle sort par le fond.

EDMOND, avec passion.

Eh bien ! mon Anna, qu’un doux regard soit le prix de mon amour constant ! oui, que le sourire reparaisse sur tes lèvres... un peu boudeuses... un mot de tendresse ! dis que tu m’aimes !

ANNA, comme pour se débarrasser de lui.

Mais oui !

EDMOND.

Veux-tu te distraire par un peu de musique ?

ANNA.

Non !

EDMOND, il va près de la table.

Que je te lise les journaux, la mode ?

ANNA.

Rien !

EDMOND, la prenant vivement dans ses bras.

Que je t’embrasse alors !

ANNA, impatientée.

Ah !... tu me décoiffes !

EDMOND, piqué.

Quel malheur !

ANNA, rajustant ses cheveux.

C’est insupportable !

EDMOND.

Il n’y a d’insupportable que toi.

Air : Je veux vous plaire. (Loïsa Puget.)

Ensemble.

EDMOND.

Que faut-il donc faire ?...

Si mon amour
Ne sait plus lui plaire ?...
J’enrage à mon tour !
Eh bien ! plus de chaîne !
Oui, rebuté,
Vivons donc sans gène,
Et de mon côte !...

ANNA.

Faut-il, pour lui plaire,
De son amour
Qu’ainsi je tolère
L’ennuyeuse cour ?
Mon cœur à la gêne,
Et trop flatté,
Pour la liberté !

EDMOND.

Plus de tendresse,
Plus de caresse...
Désormais, j’aurai soixante ans !...

ANNA.

Je suis sincère ;
Je le préfère...
J’aurai la paix pour quelque temps !

EDMOND.

Qu’elle est aimable !...

ANNA.

Plus raisonnable,
Un époux est-il moins chéri ?

EDMOND, revenant malgré lui.

Mais si jolie !...

ANNA, le repoussant.

Dieu ! qu’il m’ennuie !...

EDMOND, avec dépit.

Alors on prend un vieux mari !...

Reprise de l’ensemble.

EDMOND.

Que faut-il donc faire ?... etc.

ANNA.

Faut-il pour lui plaire ?... etc.

ANNA, se jetant sur une chaise, à gauche.

Quel supplice !

EDMOND, même jeu de l’autre côté.

Quel enfer !

LANGEAIS, dans la coulisse.

C’est bon, c’est bon.

EDMOND, se levant.

Qu’entends-je ?... la voix de mon oncle...

ANNA, se levant.

Et notre tante avec lui sans doute ?

EDMOND, revenant vivement à Anna.

Voyons, Anna, voyons !... pour eux, du moins, qui nous ont mariés... qui nous croient heureux !... car tout cela n’a pas le sens commun !

Il la serre dans ses bras.

Mon Anna !

 

 

Scène IV

 

ANNA, LANGEAIS, PAULINE, EDMOND

 

LANGEAIS, entrant du fond avec Pauline.

Bravo ! bravo !...

EDMOND et ANNA, allant au-devant d’eux.

Cher oncle !... bonne tante !...

LANGEAIS.

Voilà comme j’espérais bien les trouver... de véritables tourtereaux !... Mon cher neveu !... ma chère nièce !...

EDMOND.

C’est bien aimable à vous.

ANNA.

Oh ! oui... nous surprendre ainsi !...

LANGEAIS.

Comment ! vous surprendre ? Est-ce que vous ne nous attendiez pas ?... Et la date, le quantième... ça n’a donc pas de mémoire les tourtereaux ?

PAULINE.

L’anniversaire...

EDMOND, vivement.

De notre mariage, Anna.

ANNA.

Tiens, c’est vrai.

LANGEAIS.

Elle n’y pensait pas ! ni lui non plus, je crois !

Air de Turenne.

Oh ! c’est bien mal, je le déclare ;
Un jour d’hymen, seul jour heureux
Que le ciel, justement avare,
N’accorde qu’une fois

Prenant la main de Pauline.

Ou deux !

PAULINE.

Pardon !... moi, je les comprends mieux !
Bon, quand la joie est courte et passagère !...
Mais on peut bien, lorsque, grâce aux amours,
Le bonheur est de tous les jours.
Oublier son anniversaire.

LANGEAIS.

C’est juste.

EDMOND.

Mais l’un n’empêche pas l’autre, et je ne suis pas aussi coupable que j’en ai l’air.

Il va prendre un écrin dans un tiroir à droite et le présente à Anna.

Tiens, Anna.

PAULINE.

Voyons !

ANNA, regardant avec indifférence.

Quelle folie ! j’en ai déjà tant !

Pauline prend l’écrin, admire la parure qu’il renferme, et le donne à Edmond, qui le met sur la table.

LANGEAIS.

À la bonne heure ! car je m’apprêtais à vous gronder... moi qui pour eux quitte mon château...

ANNA.

Que vous devriez quitter tout-à-fait, mon cher oncle.

PAULINE.

Ah bien oui !... et le plaisir de tout bouleverser dans sa terre... de courir des champs aux prairies, des granges au moulin ; de se lever à cinq heures du matin, de rentrer le soir bien moulu, bien accablé, de bâiller au nez de sa femme, de dormir comme une marmotte, pour recommencer le lendemain... et au bout de tout cela d’avoir moitié plus de peine et deux fois moins de revenus qu’avec un fermier !

EDMOND.

Ça, c’est bien vrai, et vous devriez y mettre ordre, ma tante.

PAULINE, souriant.

Oh ! patience, j’ai déjà commencé, et, si l’on me tient parole ici...

LANGEAIS.

Vraiment, de quoi s’agit-il donc ?

PAULINE.

Vous le saurez... peut-être aujourd’hui même.

LANGEAIS.

Allons, quand vous voudrez, chère amie... mais en attendant, vous me permettrez de juger aussi ma vie à ma façon, et de trouver charmant, jusqu’à preuve du contraire, de tout voir par soi-même, tout ordonner, d’être seigneur et maître dans ce beau château... château historique, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, et que je peux faire ériger au premier jour en marquisat !... qui sait, avec de l’argent... ?

PAULINE.

Ce serait drôle.

LANGEAIS.

Bah ! aujourd’hui on voit tant de choses drôles... et je suis de mon époque, que voulez-vous ?

Air du Charlatanisme.

Comme tout vilain ennobli,
Aux honneurs, moi, je suis sensible.

EDMOND, souriant.

Verra-t-on chez vous rétabli
Le droit du seigneur ?

LANGEAIS.

C’est possible !
Du siècle malgré le progrès,
Que demain, de mes droits suprêmes
Tu sois l’héritier jeune et frais ;
Mes vassales, que je connais,
Le rétabliront d’elles-mêmes.

ANNA, vivement.

Oh ! mon oncle !... voyons, ne nous occupons que de vous, du plaisir de vous revoir...

À Pauline.

Vous avez l’air sérieux, ma tante ?

PAULINE, passant près d’Anna.

La fatigue du voyage, sans doute.

LANGEAIS.

Eh bien ! laissons Pauline se reposer près de sa nièce ; toi, Edmond, montre-moi tes serres nouvelles, ton jardin, c’est-à-dire ce que vous appelez un jardin à Paris ; nous parlerons agronomie, moi qui suis secrétaire de notre société d’agriculture.

EDMOND.

Vous savez que j’ai complété mes camélias ?

LANGEAIS.

Oui, tu me l’as écrit.

EDMOND.

Toujours pour mon Anna, pour rendre délicieux le séjour qu’elle habite !... vous verrez, mon oncle, un axillaris admirable !... et surtout l’atrorubens !...

LANGEAIS.

Voyons l’atrorubens !

Air : Assez dormir, ma belle.

Ensemble.

EDMOND.

Allons, vous qu’on renomme,
Mon oncle l’agronome,
En maître guidez-nous.
Oui, je dois me soumettre ;
Je n’ai pas l’honneur d’être
Un savant comme vous.

LANGEAIS.

Voyons, jeune agronome,
Ces fleurs que l’on renomme...
Allons, conduisez-nous...
Mais je tremble ; et peut-être
De l’élève le maître
Va devenir jaloux.

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène V

 

ANNA, PAULINE

 

ANNA.

Chère tante, savez-vous que voilà bien longtemps que nous ne nous sommes trouvées comme cela tête-à-tête ?

PAULINE, souriant.

Et cela renouvelle, n’est-ce pas... cela rompt la monotonie du ménage ?

ANNA.

Je n’ai pas dit cela.

PAULINE.

Si tu le penses ?

ANNA.

Mon Dieu ! d’où vous vient cette idée ?

PAULINE.

Vous... ? en nous quittant tu me disais : ma tante, que je t’aime !

ANNA.

C’est ta faute !... je ne savais plus depuis le temps...

PAULINE.

Oh ! charmante quand tu le veux !... et cela te cause donc bien de la joie de me revoir ?

ANNA.

Plus que je ne puis l’exprimer !... plus encore qu’autrefois.

PAULINE.

Pourquoi ?...

ANNA.

C’est si naturel !

PAULINE.

Au fond de tout ce qui est naturel il y a toujours une cause.

ANNA.

Bien simple !... séparées depuis six mois...

PAULINE.

Tu aimerais donc mieux ton mari après six mois d’absence ?

ANNA.

Comment ?... mais vos questions... on dirait que vous êtes chargée de m’interroger.

PAULINE.

Encore vous ?

ANNA.

C’est que tes paroles ont un air d’enquête et de réprimande qui me glace.

PAULINE.

Eh bien ! écoute... est-ce que dans la joie de me revoir, il n’y a pas... un peu de plaisir d’avoir une distraction nouvelle ?

ANNA.

Oh ! ma tante !...

PAULINE.

Oui, je suis ta tante... ayant la responsabilité d’un bonheur que j’ai voulu faire... et si je savais qu’Edmond ne te rendît pas heureuse...

ANNA.

Oh ! si fait, ma tante !

PAULINE.

Serait-il assez insensé pour ne pas apprécier le trésor que nous lui avons donné ?

Air : Un page aimait la jeune Adèle.

Anna, je veux de la franchise !

ANNA.

Mais je suis franche !...

PAULINE.

Allons, il n’est plus là !
S’il te néglige, il faut qu’on me le dise.

ANNA.

Ma tante, rien de tout cela !

PAULINE, grossissant sa voix.

Vous me trompez !

À part, souriant et toussant.

Mais plus moyen que j’aille !...
À la gronder je m’enrhume, je crois !
Car je n’ai pas la basse-taille
Qui conviendrait aux devoirs de l’emploi.

Haut.

Je lui ferai des reproches.

ANNA.

Oh ! garde-t’en bien... au contraire !... au contraire !...

PAULINE.

Alors explique toi, car j’ai vu et entendu des choses...

ANNA.

Comment ?

PAULINE.

Oui, et j’exige une entière confiance.

ANNA.

Eh bien ! ma petite tante, puisque tu veux tout savoir, écoute... je serai franche avec toi... Oui, Edmond est un mari excellent... rare même... qui fait tout ce que je veux, qui ne me quitte pas plus du cœur que du regard... qui resterait là... seul avec moi, sans voir personne, si je le laissais faire... qui est parfait vraiment !... mais la perfection...

PAULINE, souriant.

Eh bien !

ANNA.

La perfection... c’est très ennuyeux.

PAULINE.

Oui-dà ?...

ANNA.

Enfin, toujours est-il que je croyais le bonheur plus amusant que cela.

PAULINE.

Est-ce là tout ton chagrin ?

ANNA.

Mais... oui !...

PAULINE, avec un sourire moqueur.

Comme elle est à plaindre !... la pauvre petite !... Va, tu es bien malheureuse !... ne t’abandonne pas trop à la profonde douleur que tu dois éprouver !... je prends bien part, je t’assure, à tes chagrins domestiques, et il faut vraiment toute la force de mon caractère pour ne pas me désespérer et pour avoir le courage d’aller me reposer un instant après avoir entendu le récit de tes infortunes.

Elle sort, en riant, à droite.

 

 

Scène VI

 

ANNA, seule

 

Voilà qui est aimable... croyez donc à l’amitié... rire comme cela quand je lui dis que j’ai du chagrin... c’est que c’est vrai que j’en ai... qui me consolera donc ? si je pouvais me distraire... voyons !...

Elle prend une brochure.

Ah ! la mode... voilà une amie qui donne au moins de bons conseils... beaucoup de diamants au dernier bal de la cour... que m’importe !...

Apercevant l’écrin qui est resté ouvert.

Tiens, c’est gentil !... cher Edmond, il a tant de goût !...

Elle se pare négligemment.

et puis il est si bon... oh ! oui, je l’aime bien !... mais en vérité, je n’ai plus envie de rien... pas même d’être jolie !... Edmond m’a tant répété que je le suis...

Elle descend en scène.

Air du bouquet de bal.

Premier couplet.

Toujours sûre d’être admirée,
Pourquoi me parer maintenant ?
La chose que j’ai désirée,
Hélas, je bâille en l’obtenant !
Pourtant chacun avec envie
Parle du bonheur de ma vie !...
Si mes jours sont des jours heureux,
Les tourments sont moins ennuyeux.

Deuxième couplet.

J’entends sans cesse à mon oreille
Résonner le même refrain :
Car ce qu’Edmond m’a dit la veille,
Il le redit le lendemain.
De soins, d’amour il m’environne ;
Mais toujours !... c’est bien monotone !...
Si mes jours sont des jours heureux,
Les tourments sont moins ennuyeux !

Mon Dieu !... mon Dieu ! que je suis malheureuse !...

 

 

Scène VII

 

LANGEAIS, ANNA

 

LANGEAIS.

Malheureuse !... vous ma nièce ?...

ANNA.

Ciel ! mon oncle !... je me retire.

LANGEAIS, la retenant.

Que vois-je ? vous avez des larmes dans les yeux, et vous vous sauvez quand j’arrive ?... que signifie cela ?

ANNA.

Rien, mon oncle, je n’ai rien !... pardonnez-moi, je vous reverrai tout à l’heure.

À part, en sortant.

Lui aussi se moquerait de mon chagrin.

Elle entre à gauche, et ferme vivement la porte. On entend le bruit d’un verrou.

 

 

Scène VIII

 

EDMOND, LANGEAIS

 

LANGEAIS, seul un instant.

C’est ainsi qu’on me reçoit !... que diable peut elle avoir ?

EDMOND, entrant du fond.

Eh bien ! mon oncle, vous avez fait le tour de mes domaines... non historiques ?...

LANGEAIS.

Oui, oui, mais il ne s agit pas de cela : écoute un peu ici, j’ai à te parler.

EDMOND.

À moi, mon cher oncle ?je suis à vos ordres.

LANGEAIS.

Qu’est-ce que je viens de voir, et qu’est-ce qui se passe ici ?

EDMOND.

Quoi donc, mon oncle ?

LANGEAIS, le regardant fixement.

Tu ne soupçonnes pas ?

EDMOND.

Non !...

LANGEAIS.

Voilà ce ménage si heureux... par la poste !... on reçoit des lettres charmantes, puis on arrive, et que trouve-t-on ? une femme en pleurs !

EDMOND.

En pleurs !... mon Anna ?

LANGEAIS.

Qui se plaint d’être malheureuse.

EDMOND.

Pas possible !

LANGEAIS.

Et qui va s’enfermer dans sa chambre... pour pleurer à son aise, je parie.

EDMOND.

Par exemple !... ah ! je veux savoir...

Il va à la porte de la chambre d’Anna.

Anna, ma bonne Anna, qu’as-tu donc ?

LANGEAIS.

Elle ne répondra pas.

EDMOND, appelant, toujours.

Chère Anna !

LANGEAIS.

C’est à toi qu’elle en veut.

EDMOND.

Parle-moi donc, ma bonne amie !... point de réponse... oh ! c’est bien mal !...

LANGEAIS.

Silence complet.

EDMOND, revenant près de Langeais.

Eh bien ! c’en est trop ! vous saurez tout, mon oncle.

LANGEAIS.

Je disais bien qu’il y avait quelque chose.

EDMOND.

Jusqu’ici, ce n’étaient que des caprices ; mais à la fin c’est trop fort... apprenez donc que notre ménage... oui, c’est un mauvais ménage, là !... mais pas par moi, mon oncle, par ma femme... par sa faute, par sa seule faute !...

LANGEAIS.

À la bonne heure ! voilà une explication.

EDMOND.

Plus je redouble avec elle d’empressement et de tendresse, plus elle est indéfinissable.

LANGEAIS.

Bah !...

EDMOND.

Je l’accable de preuves d’amour, sans cesse, à chaque instant, eh bien ! elle n’y répond pas, il semble que ça la fatigue, que je lui suis devenu indifférent, désagréable même.

LANGEAIS, réfléchissant.

Oui-dà ?

EDMOND.

Et moi :... oh ! je l’aime !... c’est l’idole de mon cœur !... je la chéris, je l’adore !...

LANGEAIS, avec explosion.

Eh pardieu ! voilà le mal !... on aime sa femme... on ne l’adore pas !... l’amour est un enfant ; le mariage est un homme raisonnable !... je vois tout maintenant, et ce que tu viens de me dire me rappelle tout-à-fait mon premier mariage.

EDMOND.

Vraiment, mon oncle ?

LANGEAIS.

Oui, mon ami, c’est notre faute... nous rendons nos femmes trop heureuses !... voilà ! c’est dans le sang, c’est un vice de famille.

EDMOND.

Vous croyez ?

LANGEAIS.

J’en suis sûr.

EDMOND.

Mais le moyen de remédier à cela ?... on n’est pas maître de moins aimer...

LANGEAIS.

Autre faute !... le moins serait encore pire que le trop.

EDMOND.

Que faire donc ?

LANGEAIS, hésitant.

Ah ! il faudrait... mais...

EDMOND.

Vous vous taisez ! vous ne voulez pas m’éclairer, je le vois.

Air : Il me faudrait quitter l’Empire.

Quand il y va du repos de ma vie,
Conseillez-moi, je veux vous obéir...
Mon bon oncle, je vous en prie,
Soyez sensible, et laissez-vous fléchir,
Pour moi, pour elle, oui, pour notre avenir !...
J’en fais serment, rien ne, saurait m’abattre,
J’affronterais ses larmes, sa douleur...
Et, n’écoutant ici que mon bon cœur,
Je serais prêt à tout, même à la battre,
Si ça pouvait augmenter son bonheur.

LANGEAIS, lui serrant la main.

Oh ! alors, dès que tu es si bien disposé... voyons, écoute moi... Ma première femme, dis-je, était comme la tienne... un vrai enfant gâté !... partant, même destinée, même résultat !... il faut faire comme moi !... arrêter le mal... tu m’écoutes ?...

EDMOND.

Oh ! mon oncle, de toutes mes oreilles !...

Il passe son bras sous celui de Langeais.

LANGEAIS, avec un peu d’embarras.

Comme toi, je commençais à être impatienté, ennuyé... je cherchai un bon spécifique...

EDMOND.

Très bien !... et que fîtes-vous ?

LANGEAIS.

Justement, à cette époque-là nous avions au-dessous de nous, à l’entresol, une nymphe de l’opéra, ou sylphide, ou diable, je ne sais, mais diablement jolie... et un jour... était-ce un jour ?

EDMOND, d’un ton grave.

Est-il possible, mon oncle ?...

LANGEAIS, vivement.

Oh ! je fis semblant !...

EDMOND.

À la bonne heure !

LANGEAIS.

Sans doute !... mais c’est égal, si tu avais vu Mme de Langeais, lorsqu’elle s’aperçut de l’aventure... c’était un état, des spasmes, des attaques de nerfs !... oh ! elle fut guérie pour quelque temps de ses caprices, va, je t’en réponds.

EDMOND.

En vérité ?...

LANGEAIS.

Mais oui !

EDMOND.

Ça me coûterait beaucoup... pourtant, si ça vous a réussi ?

LANGEAIS, étourdiment.

Je le crois bien ! plus d’une fois !

EDMOND.

Par exemple !

LANGEAIS.

Toujours pour faire semblant !...

EDMOND.

J’entends bien, poursuivez, mon oncle.

LANGEAIS.

Que je poursuive... diable ! je crois que j’aurais mieux fait de ne pas commencer.

EDMOND.

Pourquoi cela ?

LANGEAIS.

Parce que... parce que ce moyen n’est pas sans inconvénients.

EDMOND.

Bah !... et lesquels ?

LANGEAIS.

Il y a des femmes qui n’entendent pas la plaisanterie ; ta tante prit cela au sérieux.

EDMOND.

Vraiment !

LANGEAIS.

Oui... dès que ses caprices revenaient, j’avais recours au même procédé, et mes visites à ma voisine, mes soins... bien innocents, qui n’avaient qu’un but, tenir ma femme en baleine, l’inquiéter un peu... tout cela fit plus d’effet que je ne m’y attendais... une fois par exemple...

EDMOND.

Achevez, mon oncle, achevez... il faut bien que je sache...

LANGEAIS.

Sûrement... c’est pour ton instruction !... un jour donc, j’avais mené la susdite voisine à la campagne, dans les bois de Verrières...

EDMOND.

Oh ! mon oncle !

LANGEAIS.

Ah ! c’est que vraiment, ce jour-là, ta tante avait besoin d’une bonne leçon !... elle sut... la promenade... et...

EDMOND.

Et ?

LANGEAIS.

Elle crut que je la trahissais réellement, et elle se fâcha.

EDMOND.

Dam ! vous employiez peut-être trop souvent le remède ?

LANGEAIS.

Il est possible que j’aie un peu forcé la dose !... elle était difficile à corriger, ta tante... la première... car la seconde est bonne, douce, charmante.

EDMOND.

Ma tante Pauline ?... je le crois bien !

LANGEAIS.

Si tu avais vu comme aux bals de Tours, cet hiver, tous les élégants de la province l’admiraient !

EDMOND.

Parbleu !...

LANGEAIS.

Mais elle me dit tout, je suis tranquille !... j’habiterais Saumur avec elle, malgré l’école de cavalerie.

EDMOND.

Oh ! oui, mon oncle, vous avez raison ! mieux que personne, j’ai pu l’apprécier pendant trois années : c’est une de ces femmes...

LANGEAIS.

Comme tu en as une aussi, mon Dieu !... sage, bien élevée ; mais pour la tienne, je vois qu’il faut achever son éducation conjugale.

EDMOND.

C’est possible...

LANGEAIS.

Allons !... du courage ! et n’oublie pas que c’est moi qui t’ai donné ce conseil-là !

Air : Vous disiez vrai, mademoiselle. (Pensionnaire mariée.)

Si j’en crois mon expérience,
De tourments ta femme a besoin ;
Mets-y pourtant de la prudence,
Et surtout ne va pas trop loin.
On néglige dans cette vie
Ce qu’on est sûr de posséder ;
Mais, si nous craignons qu’il nous fuie,
Nous faisons tout pour le garder.

ENSEMBLE.

Si j’en crois, etc.

EDMOND.

Oui, j’en crois votre expérience,
De tourments ma femme a besoin ;
Mais j’y mettrai de la prudence,
Et ne veux pas aller trop loin.

Langeais sort.

 

 

Scène IX

 

EDMOND, seul

 

Il a raison !... allons !... il faut avoir l’air de me distraire et de penser à une autre femme... mais à qui ?... voyons... Ah ! si la femme du docteur n’était pas malade... Elle est très jolie, la femme du docteur ! ah ! ah !... celle du colonel Berthaud revient justement de la campagne ! Elle est charmante... et fort coquette !... elle doit arriver demain !... demain !... mais c’est dès aujourd’hui qu’il faudrait commencer... c’est tout de suite !... Anna est si maussade !...

 

 

Scène X

 

PAULINE, EDMOND

 

PAULINE, entrant, un camélia à la ceinture.

Edmond !...

EDMOND, comme un homme à qui vient une idée nouvelle.

Ma tante !... c’est vous, ma tante !...

PAULINE.

Mais oui, c’est moi qui viens pour...

EDMOND.

Oh ! que vous faites bien d’arriver !... vous me tirez d’un grand embarras !

PAULINE.

Comment !

EDMOND, à part.

Au fait, pourquoi pas ma tante ? elle est si gentille !...

PAULINE.

Qu’avez-vous donc, Edmond ?

EDMOND.

Comme vous êtes venue à propos, chère tante, charmante tante, délicieuse tante !...

PAULINE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?...

EDMOND.

Ça veut dire... Diable, c’est difficile à expliquer... voyons, chère tante, nous sommes seuls... tout seuls... et j’ai une confidence à vous faire.

PAULINE.

À moi ?

EDMOND.

Oui, à vous-même !... Supposez que je vous aime, ma tante.

PAULINE.

Ah ! de bonne amitié !... je le crois.

EDMOND.

Du tout, du tout !... d’amour, de passion !...

PAULINE, reculant.

Qu’est-ce que vous dites là, Edmond ?... êtes-vous fou ?...

EDMOND, lui prenant la main.

Au contraire, je deviens sage.

PAULINE, retirant sa main.

Vous que je devais croire un si bon mari ! 

EDMOND.

Eh ! justement !... c’est pour cela que je me mets à vous adorer !

PAULINE.

Expliquez-vous.

EDMOND.

Écoutez !

ANNA, en dehors.

Oui, Louisa, oui...

EDMOND.

Ah !... j’entends ma femme.

PAULINE.

Eh bien !...

EDMOND, à demi-voix, en la faisant passer devant lui.

Il ne faut pas qu’elle se doute... laissez-moi faire.

PAULINE.

Que je vous laisse faire ?...

EDMOND, la poussant à droite.

Oui, oui !

Il avance un siège.

Tenez, asseyez-vous là...

Il s’assied près d’elle.

 

 

Scène XI

 

ANNA, EDMOND, PAULINE

 

ANNA, entrant et posant de la musique sur son piano.

Ah ! ma tante, Edmond.

EDMOND, feignant de ne pas faire attention à Anna.

Quelle joie de se revoir après six mois de séparation !

ANNA, à elle-même.

Ah !

Elle descend en scène.

EDMOND, même jeu.

Où est le temps, trop vite écoulé, où ma place était ainsi, près de vous, chère tante ?...

ANNA, à elle-même.

Eh bien ! est-ce qu’ils ne me voient pas ?...

Elle écoute.

PAULINE, voulant se lever, et à demi-voix.

Edmond... Anna est là !...

EDMOND, la forçant de se rasseoir, bas.

Chut !... ne faites pas semblant de la voir.

PAULINE, étonnée.

Comment !...

ANNA, à elle-même.

Ils parlent bas.

EDMOND.

Parlons de ce passé si pleine de riants souvenirs !... de ce paisible séjour de Langeais, où, chaque été, après les douces fatigues de l’hiver parisien, m’attendaient tant de témoignages d’affection !

ANNA, à part.

C’est ennuyeux, à la fin.

Haut, en s’approchant.

Ah ! vous parlez de Langeais ?... vous vous y plaisiez ?...

EDMOND.

Tiens !... c’est toi, Anna !... il paraît que tu vas mieux ?... j’en suis charmé !...

À Pauline.

Nos journées étaient si variées dans leur uniformité !... si remplies dans leur nullité apparente !... vous en souvient-il ?... C’était cette image parfaite du bonheur que je me représentais en ménage...

ANNA, vivement.

Que dites-vous donc, Edmond ?...

EDMOND.

Je dis... je dis que ma bonne tante m’a gâté... elle m’a rendu trop difficile !... c’est un malheur.

PAULINE, à part.

Est-ce que son intention serait d’exciter la jalousie d’Anna ?...

EDMOND.

C’est avec tant de joie que je me rappelle tout cela... pendant que mon oncle, partagé entre les soins agricoles, l’autorité et les honneurs seigneuriaux...

ANNA, avec un peu de dépit.

Ah !... vous le laissiez seul, alors ?... il paraît que chez vous, Edmond, vous voulez aussi vous dispenser de lui tenir compagnie ?...

EDMOND, se levant.

Oh ! c’est vrai, tu as raison !... cet excellent oncle, il ne faut pas le laisser seul !... Anna, je t’en prie, va le retrouver, va, va, ma bonne amie...

ANNA, à part.

On dirait qu’il veut m’éloigner.

Haut, en s’asseyant près du piano.

Je suis trop fatiguée.

EDMOND.

Alors, repose-toi !...

À Pauline, en se rasseyant près d’elle.

Vous rappelez-vous ?... quand je proposais quelque lecture, que j’apportais l’ouvrage nouveau dont Paris s’occupait, avec quel doux sourire vous daigniez me remercier ?... quel intérêt vous preniez à la lecture ?...

PAULINE.

Mais Anna, je pense...

ANNA.

Oui.

EDMOND.

Anna ?... que lui importe ?... Et si le soleil brillait... si je proposais une promenade... vous étiez joyeuse et chargée...

PAULINE.

J’en conviens... mais la promenade avec Anna...

ANNA.

Certainement...

EDMOND, lui coupant la parole.

Anna ?... elle est toujours fatiguée d’avance... Et au retour... c’étaient ces doux entretiens intimes, ces mots que le cœur envoie... ou bien la musique...

PAULINE.

Tout cela est vrai ; mais votre femme est excellente musicienne.

ANNA.

N’est-ce pas ?

EDMOND.

Ma femme ?... non, ça l’ennuie.

Plus bas.

Enfin tout était plaisir et joie...

ANNA, à part.

C’est qu’en vérité ils finissent par oublier tout-à-fait que je suis là.

Elle va au piano.

S’ils ne me voient plus, ils m’entendront peut-être.

ANNA, à elle-même, chantant avec dépit et colère.

Air : Sur le rivage ramène-moi. (Amédée de Beauplan.)

Il faut m’entendre,
Écoute-moi !...
Ma voix si tendre
S’adresse à toi !...

Parlé.

Ça ne parvient pas à le distraire ! lui qui aimait tant à m’écouter.

Elle recommence à chanter avec plus de colère.

Ne vois-tu pas l’inquiétude
Qui tourmente ma solitude ?...
Resteras-tu sourd à ma voix ?...

Parlé.

Il ne se détourne seulement pas !...

EDMOND, bas.

Oh !... qu’il faut de courage !... mais mon oncle avait raison.

ANNA, chantant et frappant sur le piano avec rage.

Auprès de moi, quand, je l’appelle,
Croirai-je qu’il est infidèle ?...

Elle voit qu’on ne s’occupe pas d’elle ; son indignation redouble, elle fait des notes fausses sur le piano.

Oh !... c’est insupportable !... ce piano est faux.

Elle se lève avec emportement.

 

 

Scène XII

 

ANNA, LANGEAIS, EDMOND, PAULINE

 

LANGEAIS.

Ah ! ah ! rassemblés ici !...

ANNA, courant à lui.

Venez, mon oncle, venez.

LANGEAIS.

Eh ! mais, ma nièce, vous semblez émue ?

ANNA, à demi-voix à Langeais.

Je ne sais pas, mon oncle, ce qu’ils peuvent avoir à se dire, mais ils ne font pas plus attention à moi que si je n’existais pas, et ils se parlent, se parlent... et tout bas encore.

LANGEAIS.

En vérité ?

Il se tourne vers Edmond.

EDMOND, à l’oreille de Langeais.

Ça va bien, cher oncle, ça va très bien.

LANGEAIS, de même.

Qu’est-ce qui va bien ?

ANNA, à Langeais.

Je vous dis que, depuis une demi-heure, je n’ai pas pu placer un mot.

LANGEAIS, se tournant vers Edmond.

Ah !

EDMOND, bas, à son oreille.

Votre conseil est excellent, laissez-moi faire.

PAULINE, à part.

Est-ce que M. de Langeais serait du complot ?

ANNA, faisant tourner Langeais de son côté.

C’est inconcevable... quand il le ferait pour me tourmenter...

LANGEAIS.

Te tourmenter ?

Il se tourne vers Edmond.

EDMOND, à l’oreille de Langeais.

Vous y êtes à présent ?... vous avez compris ?

LANGEAIS, à demi-voix.

Je crois qu’oui. Ah ! ah ! ah !

Il rit.

ANNA.

Vous riez, mon oncle ?

PAULINE.

Il rit.

LANGEAIS, à part.

Mais, je ne lui avais pas dit de s’adresser à ma femme.

PAULINE, à part.

Ils sont d’intelligence, plus de doute... et il rit ?... Voilà une sécurité quelque peu humiliante.

Haut.

Eh bien ! oui, Edmond, c’est convenu : cet été, à Langeais, nous pourrons reprendre ces occupations.

ANNA, à part.

Comment ! est-ce que ça durera jusqu’à l’été ?

EDMOND.

Oh ! ma bonne petite tante !

Il lui baise la main.

LANGEAIS, se retournant.

Hein ?

EDMOND, à son oreille.

Je fais semblant.

LANGEAIS, à demi-voix.

Ah ! c’est juste.

ANNA, le faisant tourner de son côté.

Avez-vous vu ?

LANGEAIS.

Très bien.

À part.

C’est amusant... mais c’est égal, il a eu là une singulière idée de songer à sa tante.

EDMOND, à son oreille.

Emmenez Anna je vous en prie.

LANGEAIS, vivement.

Que je l’emmène ?

EDMOND, bas.

Sans doute.

LANGEAIS, à demi-voix.

Ah ! oui... je ne pensais plus au complot.

ANNA, avec dépit.

Allons, je vois, mon oncle, que vous ne m’écoutez pas plus qu’eux... et quand on s’aperçoit qu’on est de trop quelque part, ce qu’on a de mieux à faire, c’est de sortir.

EDMOND, à son oreille.

À merveille ! Elle est en colère... donnez-lui le bras.

LANGEAIS, à part, riant.

Mais, va-t-il ! va-t-il !

Regardant Anna.

Il est impossible qu’elle ne s’y trompe pas... Bravo !

EDMOND, à Anna.

À propos, chère amie, mon oncle n’a pas encore vu ton joli boudoir.

ANNA, vivement.

Mais ma tante non plus.

PAULINE, avec intention.

Oh ! j’ai bien le temps... cette conversation avec Edmond est pour moi si intéressante...

ANNA, avec dépit.

Vraiment ? À votre aise !

LANGEAIS, à part.

Elle aussi, elle mord bien au jeu, ma femme.

PAULINE, à part.

Il ne s’émeut pas le moins du monde... tâchons donc que la leçon soit double.

Air du morceau d’ensemble. Quel singulier transport ! (Le soupçon, Gymnase.)

EDMOND.

Oui, ça marche ; vraiment,
Je vois que le remède opère...
Mais son cœur souffre tant !...
Et d’un autre côté, pourtant,
Ce jeu devient piquant...
Et, malgré moi, dans cette affaire,
Certain contentement
L’emporte encor sur le tourment.

ANNA.

Ah ! j’étouffe, vraiment,
Et de dépit, et de colère...
Mais, cachons mon tourment,
Dont il se rit en ce moment !...
Oui, ce jeu désolant,
Par lequel il me désespère,
Quittons-le dans l’instant...
Mes pleurs trahiraient mon tourment !

PAULINE.

Est-on plus imprudent ?...
Quoi ! me mêler à cette affaire ?...
Et c’est si peu galant
De ne pas craindre un seul instant !...
Pour le punir, vraiment,
Je veux le rendre solidaire...
Oui, dans ce jeu plaisant,
Je lui ménage un châtiment !

LANGEAIS, bas, à Edmond.

C’est très bien ! c’est charmant !
Oui, poursuivons avec mystère...

Haut, à Anna.

Une tante ! un parent !
C’est assez naturel, vraiment !...

À lui-même.

À ce jeu, cependant,
J’aurais préféré la soustraire...
Mais soyons confiant,
Oui, c’est très bien ! oui, c’est charmant !

Offrant son bras à Anna.

Allons !...

ANNA, le repoussant.

Non !... d’accepter
Dispensez-moi !

À part.

Mon Dieu ! c’est drôle !...
Je ne puis les quitter...

Montrant la porte latérale, à gauche.

Oh ! là ! je veux les écouter !

LANGEAIS, se frottant les mains.

Nous marchons à grands pas !...

EDMOND, bas.

Oui, laissez-nous à notre rôle !

LANGEAIS, bas.

Surtout n’ajoutons pas !
Vous m’entendez ?... n’ajoutons pas !...

Reprise de l’ensemble.

Langeais sort par le fond, et Anna par la gauche.

 

 

Scène XIII

 

EDMOND, PAULINE

 

EDMOND.

À merveille !... les voilà partis.

PAULINE.

Ah çà ! Edmond, je me suis prêtée à vos étranges fantaisies, parce que, depuis mon arrivée, j’ai appris beaucoup de choses, et que j’ai deviné votre intention.

EDMOND.

Ah ! vous avez deviné ?

PAULINE.

Oui, Anna, trop sûre de votre tendresse, a besoin d’inquiétudes, et vous m’avez choisie...

EDMOND.

Comme la femme la mieux faite pour en donner.

PAULINE.

Ou peut-être comme une personne tout-à-fait sans conséquence... ce qui serait beaucoup moins flatteur.

EDMOND.

Allons donc ! vous savez à quoi vous en tenir là-dessus.

PAULINE.

Il est vrai que je né suis pas encore d’un âge...

EDMOND.

Je le crois bien... vingt-quatre ans, et tant de talents, de grâces et d’esprit !

PAULINE.

Je n’ai pas le courage de chercher à vous persuader le contraire.

EDMOND.

Trop de gens vous démentiraient.

PAULINE.

Soit ! mais Anna est sortie ; tout cela est inutile maintenant, il n’est plus besoin de vous contraindre.

EDMOND.

Je vous assure que je ne me contrains pas du tout.

PAULINE.

En vérité ? Mais si votre oncle allait se fâcher ?

EDMOND.

Se fâcher ? c’est impossible.

PAULINE, souriant.

Voilà un impossible qui ne me semble pas d’aussi bon goût que les paroles précédentes.

EDMOND.

C’est ce que vous ne savez pas...

PAULINE.

Quoi donc ?

EDMOND.

Que mon oncle est au fait de tout.

PAULINE.

Ah !

À part.

Je ne m’étais pas trompée.

EDMOND.

Que c’est lui-même qui m’a conseillé cela.

PAULINE.

Vraiment ?

EDMOND.

Que j’ai commencé pour lui obéir.

PAULINE, à part.

Ces maris ont quelquefois des idées...

EDMOND.

Et, je mets ses conseils à profit... mais ça vient tout naturellement, et comme si je l’avais inventé moi-même.

ANNA, entr’ouvrant une porte latérale.

Voyons un peu.

PAULINE, à part, apercevant Anna.

C’est elle ! Bien, M. de Langeais n’en perdra rien, elle écoutera pour deux.

EDMOND.

À quoi pensez-vous donc là, ma tante ?

PAULINE, avec une émotion feinte.

À rien. Vous disiez, mon cher Edmond...

EDMOND, à part, comme étonné.

Eh ! mais elle a l’air de se troubler !

Haut.

Je dis que tous ces souvenirs qui s’éveillent près de vous me font comparer l’ennui du présent aux plaisirs du passé ; vous ne me repoussiez pas quand je m’approchais de vous ; toujours l’humeur égale, toujours le sourire sur les lèvres. Ah ! que je voudrais être à cette époque où nous devons nous retrouver ensemble aux mêmes lieux !

ANNA, à part.

Certainement, je ne l’y laisserai pas aller.

PAULINE.

Mon Dieu ! Edmond, je ne vous cacherai pas non plus que votre présence à Langeais me serait précieuse ; elle mêlerait quelques distractions à l’insipide monotonie d’une vie solitaire et ennuyée.

EDMOND.

Qu’entends-je, ma chère tante ? vous n’êtes pas heureuse ?

PAULINE.

Puis-je l’être, moi qu’on laisse presque toujours seule ; moi dont les pensées ne trouvent pas un écho ; moi qui, dans les courts instants où mon cœur pourrait s’épancher, n’entends parler que de bottes de foin, de bestiaux et de luzerne !

EDMOND, se rapprochant d’elle.

Voyez-vous cela !

PAULINE.

Et pourtant, M. de Langeais a l’esprit cultivé ; son âme est noble et belle ; il pourrait, s’il voulait, mais il ne veut pas.

EDMOND.

C’est comme ma femme ; elle a tout ce qu’il faut... mais elle ne veut pas non plus.

PAULINE.

N’est-il pas cruel de se dire : le bonheur est là, près de moi, et il m’échappe !

EDMOND.

Oh ! oui, c’est bien cruel !

ANNA, à part.

Ah ! mon Dieu !

PAULINE.

On repousse les consolations qui sé présentent, car c’est un devoir...

EDMOND, se rapprochant.

Certainement, on les repousse... et cependant, il en est qui ont tant de charmes !

PAULINE.

Peut-être... mais un peu plus loin, je vous prie.

EDMOND.

Pourquoi ? nos cœurs s’entendent si bien !

PAULINE.

C’est pour cela qu’il faut les faire taire.

EDMOND.

Oh ! non, non ; au contraire.

PAULINE, reculant.

Ah ! c’est assez... taisez-vous, Anna nous écoute.

EDMOND, à part, avec dépit.

Ah ! elle écoute... Voyez-vous la sournoise.

Haut.

Eh bien ! alors, raison de plus.

Air : Cependant je doute encore.

Quand chaque instant me révèle
Dans ma femme un nouveau tort,
De grâce, aimez-moi pour elle !

PAULINE, à part.

Eh quoi ! ça devient plus fort ?

EDMOND.

Retrouvez ce doux sourire
Si bien fait pour me venger !

PAULINE.

Cher Edmond, qu’osez-vous dire ?...

EDMOND.

Que vous coûte un doux sourire ?...
C’est pour mieux la corriger...

PAULINE, souriant.

Si ça doit la corriger...

Parlé.

Allons, Edmond, c’est assez.

Même air.

EDMOND, bas.

En vain je voudrais me taire...

PAULINE.

Mais pourquoi baisser la voix ?...
De l’élever, au contraire,
Ce serait le cas, je crois...

EDMOND, avec feu.

Eh bien ! cela doit s’entendre...
Un baiser pour abréger ?...

PAULINE.

Un baiser... le laisser prendre ?...

Edmond l’embrasse malgré sa résistance.

EDMOND.

Mais il faut qu’il soit bien tendre...
C’est pour mieux la corriger...

PAULINE.

Si ça doit la corriger...

Anna referme la porte et disparaît.

PAULINE.

Ah çà ! avez-vous perdu la tête ?

EDMOND.

Je ne dis pas non ! Et je vous jure...

 

 

Scène XIV

 

EDMOND, PAULINE, LOUISA

 

LOUISA, entrant.

Madame !

Apercevant Edmond.

Ah !

PAULINE.

Que voulez-vous ?

LOUISA.

C’est à l’orangerie... vous savez ?

PAULINE.

Ah ! très bien ! Allez m’y attendre.

Louisa sort.

 

 

Scène XV

 

EDMOND, PAULINE

 

EDMOND.

L’orangerie ! j’y vais avec vous.

PAULINE, vivement.

Non pas, vraiment.

EDMOND.

Je vous en conjure, un mot ! un regard !

PAULINE, faisant un mouvement pour sortir.

Rien du tout.

EDMOND, cherchant à la retenir.

Oh ! je ne vous quitte pas !

PAULINE.

Ah ! vous me fâcherez, à la fin.

EDMOND.

Vous fâcher ? moi ? jamais !

PAULINE, à part, souriant.

Au fait !... l’orangerie...

Elle semble réfléchir.

EDMOND, timidement.

Je vous ai irritée ? mon pardon !

Elle le repousse.

Eh bien ! pour me prouver que vous ne m’en voulez plus, moins qu’un mot, moins qu’un regard !... cette fleur détachée de votre ceinture...

PAULINE.

Cette fleur ?

À part.

Oh ! quelle idée ! Ah ! monsieur mon mari, vous m’avez donné un rôle dans votre comédie ? c’est à mon tour !

EDMOND.

Ne l’obtiendrai-je pas ?

PAULINE.

Si vous la voyez en d’autres mains que les miennes, venez à l’orangerie.

EDMOND, voulant la suivre.

Pauline !

 

 

Scène XVI

 

ANNA, EDMOND

 

ANNA, entrant par le côté.

Edmond !

EDMOND, s’arrêtant.

Anna !

ANNA, à part.

Du courage !

EDMOND, la regardant.

Oh ! qu’elle a l’air de souffrir !

ANNA, gracieuse et triste.

Tu sortais, mon ami ?

EDMOND, avec embarras.

Moi ? je...

ANNA.

Ta femme vient te chercher.

EDMOND, à part.

Comme elle est pâle ! mais qu’elle est jolie !

ANNA.

Oui, je venais te chercher ; car j’ai bien souffert.

EDMOND, allant à elle avec inquiétude.

Tu as souffert ?

ANNA.

Sans doute !... Oh ! mon ami, ce n’est pas possible, n’est-ce pas ? Dis-moi que non ! dis-moi que mon oreille m’a trompée !

EDMOND.

Mais... Anna...

 

 

Scène XVII

 

ANNA, EDMOND, LANGEAIS

 

LANGEAIS, un camélia à la main et l’examinant.

Atrorubens !... oui, ma femme a raison, il manque à ma collection.

Apercevant Edmond et Anna.

Ah ! ah ! le ménage aux prises ! attention !

ANNA, à Edmond.

Tu ne me réponds pas ? Eh quoi ! cet amour qu’il me jurait, serait-ce un mensonge ? mais parle donc !

EDMOND.

Oh ! chère !...

Il va pour prendre sa main, il aperçoit Langeais qui lui fait un signe, et il s’arrête.

Que répondre ?

ANNA, vivement en saisissant son bras.

Ah ! que tu m’aimes toujours ! oui, que tout ceci n’était qu’un jeu cruel pour me déchirer le cœur, et que tu ne souffres pas moins que moi, mon Edmond !

EDMOND, à part.

Bonne petite femme !

LANGEAIS, à part.

Il va fléchir !

ANNA.

Ah ! je comprends ! vous voulez que ce cœur que j’ai blessé peut-être...

Vivement.

oh ! bien sans le vouloir, je te jure. N’importe ! vous voulez me le faire racheter ?

LANGEAIS, bas, de loin, à Edmond.

Ferme ! ou tout est perdu !

ANNA, appuyée sur l’épaule d’Edmond.

Air de la Croix d’or. (Pilati.)

Je me souviens encore
De vos tendres discours :
« À celle que j’adore
« Je consacre mes jours ;
« Loin d’elle, sur la terre
« Rien ne peut me charmer ;
« Je voudrais savoir plaire
« Comme je sais aimer. »
Heureuse de vous croire,
Je comptais là-dessus.
Quand j’ai de la mémoire,
Edmond n’en a-t-il plus ?
Allons, allons, avancez votre main ;
Vous l’avez dit, bouder, c’est très vilain.

EDMOND, à part.

Hélas ! hélas ! pour braver son chagrin,
Il faut vraiment avoir un cœur d’airain.

LANGEAIS, bas, de loin.

Courage ! allons ! trop souvent, dans l’hymen,
Pour être heureux il faut un cœur d’airain.

Il lui fait signe.

Chut !

EDMOND, à part.

Est-il barbare donc !

ANNA.

Même air.

Vous vous plaisiez à dire :
« J’aime tes jolis yeux,
« J’aime ton doux sourire,
« J’aime tes longs cheveux. »
J’ai là-bas, je l’avoue,
Consulté mon miroir ;
Eh bien ! tout ce qu’on loue,
Il m’a semble le voir !
Mes yeux par cette glace
Ont-ils été déçus ?
Ou ce qu’elle retrace ;
Ne le voyez-vous plus ?
Allons, allons, avancez votre main ;
Vous l’avez dit, bouder, C’est bien vilain.

EDMOND, à part.

Hélas ! hélas ! pour braver son chagrin,
Il faut vraiment avoir un cœur d’airain.

Edmond fait un mouvement vers Anna.

LANGEAIS, lui faisant encore signe de se retenir.

Veux-tu bien !...

Edmond recule.

ANNA, avec dépit.

Allons, puisqu’il en est ainsi, j’y renonce.

Elle s’assied et lui tourne le dos.

LANGEAIS, bas, en s’approchant d’Edmond.

Va-t’en !

EDMOND.

Mais...

LANGEAIS, bas.

Pas plus de courage !

EDMOND, voyant le camélia que Langeais tient à la main.

Que vois-je !... cette fleur... n’est-ce pas ma tante ?...

LANGEAIS, le poussant.

Oui, oui, mais va-t’en.

EDMOND, à part.

Ah ! ma foi !...

Il sort vivement.

LANGEAIS, à demi-voix.

Allons donc ! Ce n’est pas sans peine.

 

 

Scène XVIII

 

ANNA, LANGEAIS

 

ANNA, se levant au bruit que fait Edmond en sortant.

Edmond !... j’avais tort...

Elle aperçoit Langeais.

Ah !... ne me retenez pas.

LANGEAIS, l’arrêtant.

Au contraire.

ANNA.

Si vous saviez...

LANGEAIS, souriant.

Quoi ?

ANNA.

La perfidie, la trahison dans cet odieux tête-à-tête.

LANGEAIS, riant.

Bah ! quelle folie !

ANNA.

Vous ne les avez pas entendus, vous ; mais, moi, j’ai tout écouté.

LANGEAIS, à part.

C’est bien là ce que l’on voulait.

ANNA.

Et ils s’aiment !... ils se le sont dit.

LANGEAIS, riant.

Voyez-vous ça !... Des parents qui s’avouent leur amitié.

ANNA.

Leur amour !

LANGEAIS, avec dignité, en plaçant le camélia à sa boutonnière.

Allons, ma nièce, allons !... la jalousie vous égare.

ANNA.

Et vous, la confiance !... Et, s’il ne vous faut qu’une preuve, laissez-moi donc courir à l’orangerie.

LANGEAIS, vivement.

Hein ? l’orangerie ?

ANNA.

Oui ! ils y sont !

LANGEAIS.

Plaît-il ?

À part.

Ma femme m’en éloigne depuis ce matin.

ANNA.

Ah ! et cette fleur ? votre femme la portait à sa ceinture ?

LANGEAIS.

Sans doute ! après ?

ANNA.

C’est le signal convenu, le consentement tacite.

LANGEAIS.

Qu’est-ce que vous dites-là ?

ANNA.

Et c’est par vous-même...

LANGEAIS, à lui-même.

En effet, son émotion à lui en voyant cette fleur...

Il l’arrache de sa boutonnière et la jette à terre. Haut avec emportement.

Est-ce que je serais un jouet ici ? Ah ! mais, ah ! mais... Un moment !...

ANNA.

Oh ! je suis la plus malheureuse des femmes.

LANGEAIS.

Eh bien ! et moi ? qu’est-ce que je serais donc ?

ANNA.

Ah ! vous me croyez maintenant ?

LANGEAIS.

C’est-à-dire je ne crois rien, mais je cours... moi qui étais leur allié !

ANNA.

Vous !

LANGEAIS.

Moi qui faisais tout de concert avec eux, qui ai eu le premier l’idée...

ANNA.

Quel abominable complot !

LANGEAIS.

C’est votre faute aussi... voilà où mènent les caprices.

ANNA.

C’est plutôt la vôtre ! Pourquoi ne vous occupez-vous pas de votre femme ?

LANGEAIS.

Pourquoi ennuyez-vous votre mari ?

ANNA.

Elle se plaint de vous.

LANGEAIS.

Il vous accuse.

ANNA.

Un homme qui ne s’occupe que de foins et de bestiaux.

LANGEAIS.

Une femme qui ne fait que bâiller quand son mari l’adore.

ANNA, avec impatience.

Et vous que...

LANGEAIS.

Et vous qui... mais quand nous resterons là à nous renvoyer la balle...

Il va pour sortir.

ANNA, se sentant défaillir.

Ah ! mon oncle, j’en mourrai.

Elle tombe dans ses bras, il la place sur une chaise.

LANGEAIS.

Eh bien ! eh bien ! elle se trouve mal à présent, elle me retient au lieu de courir elle-même.

Il appelle.

Eh ! quelqu’un... Louisa !...

Avec une tendresse comique.

Anna ! chère Annal remettez-vous... que diable ! c’est dans l’intérêt commun.

Il appelle.

Louisa, Louisa !

 

 

Scène XIX

 

ANNA, LANGEAIS, LOUISA

 

LOUISA, accourant.

Madame, madame ! on n’attend plus que vous. Que vois-je !

Elle passe à la droite d’Anna.

LANGEAIS, remettant Anna à ses soins.

Parbleu ! votre maîtresse sur mes bras... pendant qu’on l’attend... où çà ?

LOUISA, qui a placé sa maîtresse sur un fauteuil, lui fait respirer un flacon.

Mais à l’orangerie.

LANGEAIS.

Elle ? c’est bien invraisemblable.

LOUISA.

Et vous aussi, monsieur.

LANGEAIS.

Moi aussi ?

LOUISA.

On m’envoie vous chercher... Depuis une heure les musiciens y sont : c’est une surprise pour l’anniversaire... une surprise de votre femme.

LANGEAIS, avec transport.

Les musiciens y sont depuis une heure ?

On entend la musique au dehors.

LOUISA, donnant toujours des soins à Anna.

Cette chère dame ! Tenez, entendez-vous les instruments ?

LANGEAIS, se remettant.

Oui, oui !... le cornet à piston... très distinctement.

 

 

Scène XX

 

LOUISA, ANNA, EDMOND, PAULINE, LANGEAIS

 

PAULINE, donnant la main à Edmond.

Allons donc, monsieur Langeais, que faites-vous ? Nous avons une petite fête improvisée.

LANGEAIS, avec joie.

Oui, par toi, chère amie. Ah ! je respire... l’horizon s’éclaircit... c’est pour cela que tu m’éloignais ?

PAULINE, souriant en regardant Edmond.

Pour que la surprise fût générale.

EDMOND, allant vivement à Anna.

Qu’ai-je vu ? ma femme ! Anna !

LANGEAIS.

Qui revient à elle pour le moment, et à toi pour toujours.

ANNA, se levant.

Qu’entends-je ? cette musique...

EDMOND.

Le plaisir, le bonheur de notre anniversaire ; une attention délicate de notre tante.

ANNA.

Se peut-il ?

LANGEAIS, à Edmond en riant.

Ah ! c’est, que tu ne sais pas qu’elle avait pris cela, au sérieux, ta femme ? Comme ta tante... la première... oui, et elle voulait me convaincre, me persuader... mais j’ai trop de confiance, d’autant mieux que j’étais du complot, moi !

Il tend la main à Pauline.

PAULINE, à part en souriant.

En a-t-il toujours été ? c’est une question.

EDMOND.

Chère Anna, ne nous rappelons le passé que comme un de ces nuages qui laissent après eux le ciel plus serein et les jours plus beaux encore.

ANNA, avec émotion.

Mon ami, c’est bien vrai ?

Edmond dorme quelques ordres, à Louisa, Anna pusse auprès de Pauline.

Et toi, méchante ?

PAULINE.

Moi ? je t’ai un peu tourmentée... mais prends-y garde ! ton mari ne s’adresserait pas toujours à ta tante.

Edmond descend et reprend sa place entre Anna et Pauline.

LANGEAIS, à part.

Et ma femme pourrait bien ne pas s’adresser toujours à mon neveu !

ANNA.

Oh ! je n’oublierai pas ! tout cela n’était que dans l’intérêt de notre bonheur ?

EDMOND, avec feu.

Mon Anna, je veux, te le prouver par plus d’amour, plus d’attention, plus de soins.

PAULINE, le retenant et lui remettant un papier ouvert.

Doucement, Edmond ! c’était là le mal, et voici le remède... plus sûr que celui de mon mari.

EDMOND.

Que vois-je ? une place de maître des requêtes.

PAULINE.

Oui, ça ne donne pas grand mal et ça occupe.

LANGEAIS.

Comment ! cette place à mon neveu ?

PAULINE.

C’était pour vous que je l’avais demandée, monsieur de Langeais.

LANGEAIS.

Pour moi ?...

Se rappelant.

Ah ! j’y suis ! cet autre mystère de ce matin.

PAULINE.

J’avais pensé qu’un emploi, que dis-je ? que vingt emplois réunis vous laisseraient encore plus de loisir pour vous occuper de moi que votre malheureuse activité d’agronome, qui n’est pourtant que de l’oisiveté. Mais ensuite, et par réflexion, ici, au milieu d’un badinage qui a dû nous éclairer tous, je me suis convaincue qu’à votre âge, mon ami, on n’avait plus trop de tout son temps pour plaire à sa femme : c’est donc un fermier qu’il vous faut. À l’âge d’Edmond, au contraire, on ne saurait être trop économe du sien, pour le faire apprécier.

Regardant tout le monde.

Eh bien ! ai-je raison ?

LANGEAIS, vivement, en montrant Edmond.

Oh ! pour mon neveu, certainement.

Bas à Pauline.

Toujours Sénégal.

EDMOND, montrant Langeais.

Pour mon oncle, je ne dis pas.

Bas à Pauline.

Sibérie.

PAULINE, à demi-voix à tous deux.

C’est un double tort. Dans le mariage, le véritable degré du bonheur est : tempéré.

EDMOND.

Nous tâcherons.

Il prend la main d’Anna.

ANNA.

Air : Je veux vous plaire (Loïsa Purget.)

J’ai paru méchante,
Mais près de moi
Ton retour m’enchante,
Je reviens à toi ;
Que le chagrin cesse,
Car dès ce jour
Douceur et tendresse
Paieront ton amour.
Plus de colère,
Je veux te plaire
Autant que je saurai t’aimer.

EDMOND.

Moi, je t’adore,
Mais vois encore
Quel juge tu dois désarmer.

Ils descendent en scène.

ANNA.

Ah ! oui, je tremble...
Eh bien ! ensemble
Confions-nous à son appui.
Que ta tendresse
À ma faiblesse
Serve d’égide auprès de lui.

EDMOND, au public.

Sa peur est extrême ;
Mais son mari
Lui pardonne et l’aime,
Faites comme lui.

ANNA, au public.

Ma peur est extrême,
Mais mon mari
Me pardonne et m’aime,
Faites comme lui.

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