Tricoche et Cacolet (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Vaudeville en cinq actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 6 décembre 1871.

 

Personnages

 

TRICOCHE

CACOLET

LE DUC ÉMILE

LE BARON VAN DER POUF

OSCAR PACHA

BRELOQUE

DES ESCOPETTES

HIPPOLYTE

JUSTIN

UN HOMME

UN DOMESTIQUE

UN FAUX CLERC D’HUISSIER

BERNARDINE

FANNY BOMBANCE

MADAME BOQUET

GEORGETTE

VIRIGINIE

UNE BONNE

 

À Paris, de nos jours.

 

 

ACTE I

 

Un salon chez Van der Pouf. Porte d’entrée au fond à gauche, porte de la chambre de madame Van der Pouf ; à droite, la porte du cabinet de M. Van der Pouf. Guéridon au milieu du salon. Piano à droite.

 

 

Scène première

 

BERNARDINE, GEORGETTE, UN DOMESTIQUE

 

Au lever du rideau. Bernardine est au piano.

GEORGETTE, entrant par le fond, un paquet d’affiches à la main.

Ce sont les affiches, madame.

Un domestique entre en même temps que Georgette et attend au fond.

BERNARDINE, se levant.

Voyons un peu.

GEORGETTE, lisant.

« Cinq cents francs de récompense... Il a été perdu, dans les environs du Palais-Royal, une petite chienne blanche, havanaise, répondant au nom de Mirza. »

BERNARDINE.

C’est très bien.

Georgette remet le paquet d’affiches au domestique.

Faites poser ces affiches le plus vite possible et recommandez que l’on en mette partout, partout...

LE DOMESTIQUE.

Oui, madame.

Il sort par le fond.

BERNARDINE.

Pauvre Mirza ! Croyez-vous que je la retrouverai, Georgette ?

GEORGETTE.

Je l’espère, madame.

BERNARDINE.

C’est une bête assez ordinaire, mais j’y tiens parce qu’elle m’a été donnée... par la personne que j’estime le plus au monde...

GEORGETTE.

Le duc Émile...

BERNARDINE.

Chut !

GEORGETTE, regardant la porte de gauche.

On a frappé, madame...

BERNARDINE.

Qu’est-ce ? Voyez...

VAN DER POUF, montrant sa tête.

Peut-on entrer ?

GEORGETTE.

Madame, c’est monsieur Van der Pouf... votre mari.

BERNARDINE, à part.

Ah ! quel ennui !

Entre Van der Pouf par la droite. Georgette sort par la gauche.

 

 

Scène II

 

BERNARDINE, VAN DER POUF, puis BRELOQUE

 

BERNARDINE.

Vous avez à me parler ?

VAN DER POUF.

Oui, madame, et de choses assez importantes.

BERNARDINE.

Ah bien ! alors, plus tard, n’est-ce pas ? plus tard...

VAN DER POUF.

Non, madame, tout de suite.

BERNARDINE.

En ce moment, monsieur, je n’ai pas la tête à moi.. Mirza n’est pas retrouvée il me sera impossible tant que cette bête ne sera pas rendue à mon affection...

VAN DER POUF.

Je vous répète, madame, qu’il s’agit de choses importantes, et je pense que vous me ferez l’honneur de m’écouter. Je ne suis pas content..

BERNARDINE.

En vérité ?...

VAN DER POUF.

Non, madame, non. Vous ne vous conduisez pas comme devrait se conduire la femme d’un banquier tel que moi...

BERNARDINE.

Monsieur...

VAN DER POUF.

Je connais l’austérité de vos principes... À Dieu ne plaise que je songe à vous en faire un crime !... mais enfin la vertu, chez une femme, ne doit pas aller jusqu’à empêcher son mari de gagner de l’argent.

Entre Breloque par la droite.

BRELOQUE.

Une dépêche de Vienne...

VAN DER POUF, après avoir lu la dépêche.

N’exécutez pas la première partie... exécutez la seconde... Vendez ferme... achetez le double à prime.

Mouvement de Breloque.

Peu importe l’écart !... Télégraphiez aussitôt fait.

Breloque sort.

Je vous disais, madame, qu’il faut, en toutes choses, garder une juste mesure. Une parole prononcée d’une voix douce, un regard jeté à propos n’empêchent pas une femme d’être vertueuse, et cela attire les clients une fois les clients attirés, le reste me regarde ; c’est moi qui me charge de faire leur affaire. de faire leurs affaires... veux-je dire...

BERNARDINE.

Oh ! monsieur !...

VAN DER POUF.

Ce sont là des libertés permises, et vous-même, dans les premiers temps, ne songiez pas du tout à vous en effaroucher. Je me rappelle encore ce pauvre baron de Gourdakirsch... ce malheureux Autrichien qui m’a fait obtenir ma grosse affaire de la canalisation du Danube... Il faisait d’abord mine de regimber, il discutait, exigeait des garanties... mais vous le regardâtes d’une certaine façon, vous lui sourîtes d’une certaine manière, et, un soir, pendant que, de la main gauche, il vous serrait furtivement le bout des doigts... il signa, de la main droite, un joli petit acte que j’avais rédigé moi-même et avec soin ! Vous ne vous souvenez pas ?

BERNARDINE.

Si fait, monsieur, et j’en rougis.

VAN DER POUF.

Il ne faut pas rougir pour ça. Fasciné par vous, enfoncé par moi, et le lendemain mis à la porte... voilà comment je comprends la vertu ! Ce qui m’étonne, c’est que vous ne vouliez pas jouer avec Oscar Pacha l’innocente comédie que vous avez si bien jouée avec le baron de Gourdakirsch... Aurai-je l’emprunt turc, ou ne l’aurai-je pas ? Cela dépend absolument d’Oscar Pacha, et vraiment, là, vous n’avez pas été gentille avec Oscar Pacha.

BERNARDINE.

J’ai refusé de le recevoir.

VAN DER POUF.

C’est ce dont il se plaint, c’est ce dont nous nous plaignons. Trois fois il a demandé à être reçu, et trois fois l’on a répondu que vous n’étiez pas visible.

BERNARDINE.

Oh ! pardon, la troisième fois...

VAN DER POUF.

C’est vrai... la troisième fois, vous lui avez fait dire que, s’il tenait absolument à vous voir, il n’avait qu’à monter par un escalier dérobé que votre femme de chambre lui indiqua. Égaré par les renseignements de cette impertinente camériste, Oscar Pacha prit un escalier, suivit un long corridor et tomba sur une queue de deux cents personnes... L’espoir lui fit prendre patience ; il resta là trois heures, attendant son tour... Au bout de ces trois heures, il arriva en face d’un guichet. Là, on lui déclara qu’il ne restait plus d’actions de la Loterie néerlandaise, mais que s’il avait bien envie d’en avoir, il en trouverait chez le concierge, en les payant un peu plus cher...

BERNARDINE.

C’était drôle !...

VAN DER POUF.

Je ne dis pas le contraire.. d’autant plus qu’il en a pris des actions, et beaucoup... Mais en voilà assez Oscar Pacha finirait par s’apercevoir qu’on se moque de lui, et je n’aurais pas l’emprunt turc.

BERNARDINE.

Que m’importe !...

VAN DER POUF.

Il m’importe beaucoup, à moi. Oscar Pacha ne vous a jamais vue, il a envie de vous voir, vous ne pouvez lui refuser cette satisfaction... Je l’ai invité de votre part à venir dîner, ce soir, avec nous, à notre ermitage de Ville-d’Avray ; il a accepté avec transport, et il espère que vous voudrez bien lui permettre de vous remercier de vive voix. Tout à l’heure il viendra ici pour cela, vous le recevrez...

BERNARDINE.

Je ne le recevrai pas.

VAN DER POUF.

Madame !...

BERNARDINE.

Je ne le recevrai pas...

VAN DER POUF, sur le point de se fâcher, se contenant.

Mais enfin, voyons, pourquoi ?... Une pareille obstination quand il s’agit d’une chose aussi simple, c’est incompréhensible !... Qu’est-ce qu’Oscar vous a fait ?... Pourquoi refusez-vous ?...

BERNARDINE, se levant, un peu agitée.

Pourquoi ?...

VAN DER POUF.

Oui.

BERNARDINE, à part.

Je ne peux pourtant pas lui dire que depuis que j’ai rencontré le duc Émile...

VAN DER POUF.

Eh bien, dites !...

BERNARDINE.

À quoi bon ? vous ne comprendriez pas...

VAN DER POUF.

Dites toujours...

BERNARDINE.

Je n’ai rien à vous dire... Je refuse... voilà tout.

VAN DER POUF.

Eh bien, moi, madame, j’exige que vous le receviez.

BERNARDINE.

Vous exigez ?...

VAN DER POUF.

Oui, madame, et je trouverai bien moyen de vous y forcer.

BERNARDINE.

Ah ! tenez, monsieur, je ne cherchais pas cette conversation, mais puisque vous avez voulu qu’elle eût lieu... puisque vous me menacez...

Breloque est entré ; entendant que l’on se dispute. il s’arrête discrètement au fond, à droite.

VAN DER POUF, bas.

C’est bon ; laissons cela...

BERNARDINE.

Je vous dirai, moi...

VAN DE POUF, bas.

Plus tard, madame.

BERNARDINE.

Non, monsieur, tout de suite...

Van der Pouf lui fait des signes.

Quoi ?...

VAN DER POUF, à demi-voix.

Breloque !... il est là... n’ayons pas l’air...

BERNARDINE, avec éclat.

Eh ! je m’en moque pas mal que Breloque soit là... au contraire, j’en suis ravie. Écoutez, monsieur Breloque...

Breloque salue et s’approche. Reprenant, à Van der Pouf.

Je suis enchantée qu’il y ait là quelqu’un pour entendre ce que j’ai à vous dire. Oui, cela est vrai, je vous ai secondé dans vos manœuvres, j’ai souri à vos actionnaires afin de les distraire et de les empêcher de voir ce que vos mains faisaient dans leurs poches.

Breloque sourit.

Je ne savais pas alors que cela était mal...

Signe de dénégation de Breloque.

J’ignorais certaines délicatesses. Mais, à la suite d’un événement... sur lequel je glisse... ces délicatesses m’ont été révélées. Ce que j’ai fait, je ne le ferai plus... je ne recevrai pas Oscar Pacha, tenez-vous-le pour dit, et désormais ne comptez plus sur moi pour vous aider dans vos tripotages.

VAN DER POUF.

Tripotages !..

BERNARDINE, avec force.

Tripotages !

Elle sort, par la gauche, en fermant violemment la porte.

 

 

Scène III

 

VAN DER POUF, BRELOQUE

 

VAN DER POUF.

Tripotages !...

BRELOQUE, lui donnant une lettre.

Personnelle... envoyée par le président du conseil de surveillance du Chemin de fer interlope.

VAN DER POUF.

Voilà assez longtemps que je lui fais des rentes, à celui-là, afin de savoir à l’avance quelque nouvelle importante.

Se tournant vers la porte.

Tripotages !...

Il lit la lettre et sourit.

Eh ! eh !

BRELOQUE.

Bon ?...

VAN DER POUF.

Très bon !... Il m’annonce que, dans le rapport qui sera lu à l’assemblée générale, on proposera de fixer à 65 francs le dividende des actions. L’affaire est magnifique... Vite un mot à notre journal !

BRELOQUE, se préparant à prendre des notes.

Compris !

VAN DER POUF.

Imaginons un bon petit déraillement...

BRELOQUE, écrivant.

Quinze tués...

VAN DER POUF.

Trente-cinq blessés...

BRELOQUE.

Grièvement...

VAN DER POUF.

Très grièvement... Supposons une somme énorme à donner comme indemnités...

BRELOQUE.

Si nous faisions entendre que l’accident est dû au mauvais état de la voie ?...

VAN DER POUF.

Et qu’une réparation de tous les travaux de la ligne est indispensable...

BRELOQUE.

Ainsi que le renouvellement complet du matériel...

VAN DER POUF, regardant la porte par où est sortie Bernardine.

Tripotages !...

À Breloque.

Ce sera bien le diable si les actions ne baissent pas de 40 ou 50 francs.

BRELOQUE.

Nous achetons tout ce qu’on offre, à Francfort, à Vienne, à Londres...

VAN DER POUF.

Le lendemain, ici, je rectifie...

BRELOQUE.

Les nouvelles de l’assemblée arrivent par là-dessus... la hausse se produit...

VAN DER POUF, se frottant les main.

Et je revends tout ce que j’ai acheté.

Se tournant vers la porte.

Tripotages !...

BRELOQUE, riant.

Mais la compagnie se plaindra sans doute... La nouvelle du déraillement étant reconnue fausse on sera obligé de cinq cents francs de dommages-intérêts.

VAN DER POUF, riant.

Il faut savoir faire des sacrifices ! Nous rattraperons ça.

BRELOQUE, tendant une autre lettre.

Une autre lettre.

Il la lui donne.

VAN DER POUF ouvre la lettre et lit tout en fredonnant.

Nous rattraperons ça... nous rattraperons... Ah ! non... Il ne s’agit pas d’argent à rattraper...

Sa figure s’épanouit.

Au contraire !..

BRELOQUE.

Une femme ?...

VAN DER POUF.

Oui, Breloque, une femme... Fanny Bombance... Elle arrive de La Haye, s’en va à Pétersbourg et ne compte rester ici que vingt-quatre heures.

Avec fatuité.

Elle m’en prévient.

BRELOQUE.

Une ancienne connaissance ?...

VAN DER POUF.

Je ne sais pas... Cependant, dit-elle, elle habitait Paris, il y a cinq ou six ans et pour me faire voir que, depuis ce temps-là, elle a beaucoup gagné...

BRELOQUE.

Elle vous envoie des fonds ?...

VAN DER POUF.

Non... elle m’envoie sa photographie.

BRELOQUE.

Irez-vous, monsieur ?... ou irai-je à la place de monsieur ?...

VAN DER POUF.

J’irai moi-même, Breloque, j’irai moi-même.

Il met la photographie dans sa poche.

Est-ce tout ?...

BRELOQUE.

Non, il y a encore ceci...

VAN DER POUF ouvre l’enveloppe et parcourt le papier qu’elle contenait, après avoir lu, très ému.

Qui est-ce qui vous a remis ce papier ?

BRELOQUE.

Un homme d’assez méchante mine.

VAN DER POUF.

Où est-il ?

BRELOQUE.

En bas... il attend...

VAN DER POUF.

Faites-le venir... amenez-le par le petit escalier... faites-le venir tout de suite.

BRELOQUE.

C’est bien, monsieur.

 

 

Scène IV

 

VAN DER POUF, relisant le papier

 

Qu’est-ce que c’est que ça ? un prospectus !... « Agence Tricoche et Cacolet. Maison de confiance. Recherches dans l’intérêt des familles. Placement de domestiques des deux sexes. Fonds de commerce à vendre dans et hors Paris. Associations diverses, mariages et autres. Spécialité pour les maris inquiets surveillance de leurs dames, avant pendant et après, – avec la réciproque, – et, généralement, opérations de toute nature. » Et là, écrit au crayon : « Communication relative à ce qui est souligné. » Qu’est-ce qui est souligné ? « Spécialité pour les maris inquiets : surveillance de leurs dames. »

Paraît le pure Isaac (Tricoche), amené par Breloque. Breloque et le père Isaac. entrent par la droite.

 

 

Scène V

 

VAN DER POUF, TRICOCHE. en père Isaac

 

VAN DER POUF.

C’est vous qui m’avez envoyé ?...

Il montre le prospectus.

TRICOCHE, avec l’accent hollandais.

Oui, c’est moi... le père Isaac, c’est moi...

VAN DER POUF.

Et vous avez une communication à me faire ?...

TRICOCHE.

Oui...

VAN DER POUF.

Une communication relative à ?...

TRICOCHE.

À ce qui est souligné, oui.

VAN DER POUF.

C’est bien... Breloque, laissez-nous !...

Breloque sort.

Eh bien, voyons, parlez...

TRICOCHE.

Je n’ai rien à vous dire... j’ai seulement à vous remettre.

Il montre une lettre Van der Pouf avance la main, Tricoche retire la lettre...

à vous remettre contre un peu d’argent...

VAN DER POUF.

À me vendre, alors ?...

TRICOCHE.

Pas à vous vendre... à vous remettre contre un peu d’argent...

VAN DER POUF.

De qui, cette lettre ?

TRICOCHE.

Ça, je veux bien vous le dire... elle est de votre dame.

VAN DER POUF.

De ma ?...

TRICOCHE.

Oui !

VAN DER POUF, à part.

Comment !... malgré l’austérité de ses principes, elle aurait ?... C’est impossible...

Haut.

Adressée à qui, cette lettre ?

TRICOCHE.

Au duc Émile.

VAN DER POUF, vivement.

Donnez, monsieur, donnez...

TRICOCHE, retirant la lettre.

Mais non... Je vous ai dit...

VAN DER POUF.

Eh bien, voyons, finissons-en !... Qu’est-ce que vous en voulez, de votre lettre ? Dites votre prix...

TRICOCHE.

Non... dites, vous, ce que vous voulez donner...

VAN DER POUF.

Non... vous d’abord.

TRICOCHE.

Moi, je ne dirai rien.

VAN DER POUF.

Moi non plus...

TRICOCHE.

Alors je m’en vais.

Fausse sortie.

VAN DER POUF.

Eh ! que diable, restez donc !...

TRICOCHE.

Alors dites, vous, ce que vous voulez donner !

VAN DER POUF.

Eh ! mon Dieu, votre lettre... ne dirait-on pas ?... vous faites bien le fier, avec votre lettre... voulez-vous que je vous dise ?... c’est une lettre qui vaut...

TRICOCHE.

C’est une lettre... qui vaut de l’argent.

VAN DER POUF.

Oh ! oh ! de l’argent !

TRICOCHE.

Oui, c’est une lettre qui vaut...

VAN DER POUF.

C’est une lettre qui vaut cent sous...

TRICOCHE, furieux.

Cent sous ?...

VAN DER POUF.

Cent sous.

TRICOCHE.

Je m’en vais !

Fausse sortie.

VAN DER POUF, retenant Tricoche.

Mais tenez-vous donc tranquille !... vous n’avez pas du tout envie de vous en aller... Je vous dis, moi, que c’est une lettre qui vaut...

TRICOCHE.

C’est une lettre qui vaut mille francs.

VAN DER POUF.

Cent sous.

TRICOCHE.

Mille francs... Si vous trouvez que c’est trop cher, je peux vous vendre quelque chose de meilleur marché. Voulez-vous une bonne lorgnette ?

VAN DER POUF.

Allons, vous n’êtes pas raisonnable ; moi, je veux l’être... je mets cinq francs.

TRICOCHE.

Moi aussi.

VAN DER POUF.

Ça fait dix !

TRICOCHE.

Ça fait neuf cent quatre-vingt-quinze...

VAN DER POUF.

Nous n’en finirons pas !...

TRICOCHE.

Cinq cents francs... C’est mon dernier mot... Si vous ne voulez pas, je m’en vais pour tout de bon...

VAN DER POUF.

Allons, donnez.

TRICOCHE.

Et si je vous la passe à ce prix-là, c’est bien pour obliger un confrère.

VAN DER POUF, scandalisé.

Un confrère !...

TRICOCHE.

Oui... Moi aussi, je suis banquier... Vous, vous êtes un gros banquier ; moi, je suis un petit banquier... mais la taille n’y fait rien, nous sommes confrères.

VAN DER POUF.

La lettre ?...

TRICOCHE.

Les cinq cents francs ?...

VAN DER POUF.

Voici.

TRICOCHE.

Voilà.

Ils font l’échange.

VAN DER POUF, après avoir lu la lettre.

Ah ! mais, dites donc, vous êtes un farceur !

TRICOCHE.

Comment ?...

VAN DER POUF.

Cette lettre... vous m’avez attrapé. cette lettre prouve que ma femme a été coquette, inconséquente, mais elle ne prouve pas du tout... elle n’en prouve pas pour cinq cents francs !

TRICOCHE.

Vous vous en plaignez ?...

VAN DER POUF.

Non, évidemment, je ne m’en plains pas... au contraire. mais, enfin, étant donné le prix, je pouvais espérer...

TRICOCHE.

Il y a la dernière phrase...

VAN DER POUF.

La dernière phrase ?...

TRICOCHE.

Oui...

VAN DER POUF.

En effet, la dernière phrase, je ne dis pas...

TRICOCHE.

Et puis, il faut tenir compte du mal que j’ai eu à prendre cette lettre au duc Émile... Il la portait là,

Il montre son cœur.

enfermée dans un médaillon.

VAN DER POUF.

Comment avez-vous pu, alors ?...

TRICOCHE.

De la façon la plus simple. Le duc Émile dînait au cercle ; j’avais là un ami qui est domestique et qui servait à table... Je lui avais donné mes instructions au milieu du dîner, mon ami fait envoler un hanneton...

VAN DER POUF.

Un hanneton ?...

TRICOCHE.

Oui... Tout le monde lève le nez... le duc Émile comme les autres... alors mon ami, qui ne sort jamais sans avoir un narcotique dans sa poche...

VAN DER POUF.

Je vois ça d’ici : votre ami profite du moment où tout le monde a le nez en l’air pour verser le narcotique dans le verre du duc.

TRICOCHE.

Oui... Il boit... il s’endort... on l’emporte, et mon ami, sous prétexte de lui porter secours, déboutonne le gilet du duc, ouvre le médaillon et s’empare de la lettre.

VAN DER POUF.

Mais savez-vous bien, père Isaac, que vous me faites l’effet d’un crâne homme ?... très spirituel !

TRICOCHE.

Oh ! mon Dieu...

VAN DER POUF.

Et si, par hasard... on ne sait pas ce qui peut arriver... si, par hasard, on avait besoin de vous, où pourrait-on vous retrouver ?

TRICOCHE, avec éclat.

Retrouver le père Isaac ?...

VAN DER POUF.

Oui.

TRICOCHE, avec ampleur.

On ne le retrouverait pas, le père Isaac !... Il va s’en aller, il va s’en aller, le père Isaac, et, à partir du moment où il sera parti, il n’y aura plus de père Isaac.

Changeant de ton.

Mais si jamais vous vous trouvez dans un des cas indiqués par le prospectus... si jamais vous avez besoin d’un homme actif, intelligent et discret, voici des cartes, adressez-vous la maison Tricoche et Cacolet, et demandez Tricoche, car, dans le fond, Cacolet n’est qu’un imbécile... Vous entendez bien Cacolet n’est qu’un imbécile !...

Il sort par la droite.

 

 

Scène VI

 

VAN DER POUF, puis GEORGETTE

 

VAN DER POUF, regardant la lettre.

Le duc Émile... le plus élégant gentilhomme de la saison... Heureusement, cette lettre prouve que le mal n’est pas bien grand encore de la coquetterie... beaucoup de coquetterie... énormément de coquetterie... mais voilà tout... Telle qu’elle est, cette lettre n’en est pas moins une arme dont je pourrai me servir pour combattre l’insubordination de madame Van der Pouf.

Il sonne.

Allons, allons, les cinq cents francs que j’ai donnés tout à l’heure ne sont peut-être pas de l’argent mal placé.

GEORGETTE, entrant.

C’est vous qui avez sonné, monsieur ?

VAN DER POUF.

Oui, c’est moi. Approchez, Georgette. Vous savez que j’ai de l’affection pour vous... Tenez, Georgette, voilà un louis...

GEORGETTE.

Merci, monsieur.

VAN DER POUF.

Encore un... tenez... À quelle heure viendra le duc Émile aujourd’hui ?

GEORGETTE.

À la même heure qu’hier, monsieur.

VAN DER POUF.

Ah ! très bien... Un autre louis, Georgette... À quelle heure le duc Émile est-il venu hier ?

GEORGETTE.

À la même heure que les autres jours, monsieur.

VAN DER POUF.

À la même heure que les... Parfait ! Tenez, Georgette.

Il donne encore un louis.

À quelle heure le duc Émile est-il venu les autres jours ?

GEORGETTE.

À une heure, monsieur.

VAN DER POUF.

À une heure ?

Il regarde sa montre.

Dans dix minutes alors... c’est bon ! Merci, Georgette... Combien vous ai-je donné de louis ?

GEORGETTE.

Quatre, monsieur.

VAN DER POUF.

Et vous avez de l’argent sur vous ?

GEORGETTE.

Oui, monsieur.

VAN DER POUF.

Ajoutez un louis à ces quatre-là.

Georgette l’ajoute.

C’est très bien ! Cela fait cent francs... Je les prends, je les ai pris... Tu vois, Georgette, je les prends, et je te donnerai en échange une jolie action de ma Loterie néerlandaise... Ah ! ne me remercie pas... Te voilà actionnaire !... Non, ne me remercie pas !

À part, en s’en allant.

Tripotages !

Il sort à droite.

GEORGETTE, regardant la porte par laquelle est sorti Van der Pouf.

Vous savez, monsieur, vous ne me la ferez pas deux fois, celle-là

Entre un domestique.

 

 

Scène VII

 

GEORGETTE, UN DOMESTIQUE, puis CACOLET, en musicien ambulant

 

GEORGETTE.

Qu’est-ce que c’est ?...

LE DOMESTIQUE, au fond.

C’est un musicien ambulant, mademoiselle ; il rapporte Mirza.

GEORGETTE.

Mirza !... Ah ! que madame va être contente !... Faites-le entrer vite, vite...

LE DOMESTIQUE.

Entrez, l’homme.

Entre Cacolet, en musicien ambulant, avec une guitare en bandoulière et portant Mirza dans ses bras. Le domestique sort.

GEORGETTE.

Mirza ! c’est bien elle...

Elle veut la prendre.

CACOLET, avec l’accent italien.

Doucement, mademoiselle, doucement.

GEORGETTE.

Comment ?...

CACOLET.

Allez dire à votre maîtresse que je suis ici avec le chien qu’elle a perdu... et que je lui rendrai, à elle... mais à elle seulement... allez...

GEORGETTE.

J’y vais...

Elle entre chez Bernardine, à gauche.

 

 

Scène VIII

 

CACOLET, seul, reprenant sa voix naturelle

 

Mon accent n’est pas mon accent, mon visage n’est pas mon visage ; personne ne le connaît, mon visage, personne ne le connaîtra !.. Et maintenant, Cacolet, attention, mon garçon ! jamais plus belle occasion ne se présentera... Si tu ne poses pas aujourd’hui la première pierre de ta fortune, cette pierre, jamais tu ne la poseras.

Entre Bernardine par la gauche.

 

 

Scène IX

 

BERNARDINE, CACOLET, GEORGETTE

 

BERNARDINE.

Où est-elle ?

CACOLET, reprenant l’accent italien.

La voici, madame.

BERNARDINE.

Ah !

CACOLET.

Prenez-la, madame. Vous pouvez la prendre.

BERNARDINE.

Tenez, monsieur, voici la récompense promise.

CACOLET, prenant le billet de cinq cents francs.

Merci, madame.

BERNARDINE.

Chère petite bête !... Prenez-la, Georgette, prenez-la...

Georgette sort, emportant Mirza.

Dites-moi, comment vous est-elle tombée dans les mains ?

CACOLET.

Tout naturellement, madame je l’ai volée.

BERNARDINE.

Voilà de la franchise...

CACOLET.

Nous autres enfants de la montagne...

BERNARDINE.

C’était pour avoir les cinq cents francs.

CACOLET, indigné.

Par exemple !

BERNARDINE.

Pourquoi donc, alors ?

CACOLET.

Parce que je tenais absolument à me rapprocher de madame j’avais à lui dire des choses que je crois intéressantes.

BERNARDINE.

Je ne comprends pas.

CACOLET.

Je vais me faire comprendre... Vous souvenez-vous, madame qu’un soir, il y a six mois environ, vous étiez à l’Opéra ?... Moi aussi, j’y étais..

BERNARDINE.

Vous !

CACOLET.

Oui, madame.

BERNARDINE, montrant la guitare.

À l’orchestre, où vous jouez de ?...

CACOLET.

Non, madame ; ce soir-là, je n’en jouais pas.

GEORGETTE, entrant.

Madame, le duc Émile...

Mouvement de Cacolet.

BERNARDINE.

Dites-lui... dites-lui que je le recevrai dans quelques instants... qu’il attende... Ah ! portez-lui Mirza... ça lui fera plaisir de la revoir.

À Cacolet.

Je vous écoute... soyez bref.

CACOLET.

Oui, je sais, il est là...

BERNARDINE.

Que voulez-vous dire ?...

CACOLET.

Moi ? rien... rien du tout... Le jour où vous et moi étions à l’Opéra... il y était aussi, lui...

BERNARDINE.

Qui ça, « lui » ?...

CACOLET.

Eh bien, mais... celui que votre femme de chambre vient de vous annoncer... celui qui en ce moment est là avec Mirza, le duc Émile, enfin !

BERNARDINE.

Plaît-il ?...

CACOLET.

Ce soir-là, le duc et vous n’eûtes pas l’air de vous connaître ; mais, un peu avant la fin de la représentation, au moment où vous alliez partir, une ouvreuse s’approcha de vous et vous remit un billet, en vous disant tout bas : «  C’est de sa part. »

BERNARDINE.

Vous savez ?...

CACOLET.

C’était moi, l’ouvreuse.

BERNARDINE.

Vous avez dit ?...

CACOLET.

Je vous préviens, madame, que si vous vous étonnez en détail de tout ce que j’ai à vous dire d’étonnant, nous n’en finirons pas vous ferez mieux d’attendre, et alors vous vous étonnerez à la fin, en bloc...

BERNARDINE, à part.

Qu’est-ce que c’est que cet homme ?

CACOLET.

Oh ! cela vous surprend que je sache tant de choses. J’en sais bien d’autres, allez, madame, je sais que vous lui avez écrit une lettre.

BERNARDINE.

Ciel !

CACOLET.

Une lettre commençant par ces mots : « Mon joli duc. »

BERNARDINE.

Oh !

CACOLET.

Et finissant par ceux-ci : « Ta petite femme du monde qui t’aime bien... »

BERNARDINE, à part

C’est bien cela...

Se remettant.

Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

CACOLET.

Bien, madame, très bien... vous hésitez à vous confier à moi... je n’ai pas le droit de m’en plaindre... vous ne me connaissez que pour vous avoir volé un chien, ça ne suffit pas pour mériter votre confiance...

BERNARDINE.

Encore une fois...

CACOLET.

Encore une fois, madame, je ne vous demande rien ; seulement, écoutez-moi : pour des raisons à moi connues, il me paraît impossible que d’ici à peu de temps une scène violente n’ait pas lieu entre vous et monsieur Van der Pouf.

BERNARDINE, à part.

Que veut-il dire ?... Est-ce que mon mari saurait ?...

CACOLET.

Il me paraît impossible qu’à la suite de cette scène la guerre n’éclate pas dans le ménage. Eh bien ! madame, dans cette guerre vous aurez besoin de soutien, et quel meilleur soutien pouvez-vous trouver que la maison Tricoche et Cacolet ?... Voulez-vous surprendre une correspondance ?... Tricoche et Cacolet !... Faire surveiller votre mari afin d’avoir des armes contre lui ?... Tricoche et Cacolet ! Avez-vous besoin d’un fiacre conduit par un cocher dévoué ?... Eh ! mon Dieu, madame, il y a des moments où l’on peut avoir besoin d’un fiacre conduit par un... Tricoche et Cacolet !... Cacolet et Tricoche !... Prenez des adresses, madame, prenez des adresses, et venez nous voir, si vous avez besoin de nous ; mais ayez bien soin de demander Cacolet, car au fond Tricoche n’est qu’une bête... Adieu, madame.

Il dépose des adresses sur la table et sort par le fond.

 

 

Scène X

 

BERNARDINE

 

Elle sonne.

Les paroles de cet homme m’ont troublée.

Entre Georgette.

Faites venir le duc Émile.

Georgette sort.

Ainsi mon secret court les rues !... Et cette lettre, surtout, cette lettre... En parlerai-je au duc ?... ce serait l’affliger inutilement, peut-être ; d’un autre côté, pourtant... la prudence... Que faire ? mon Dieu ! que faire ?

GEORGETTE, annonçant.

Le duc Émile...

Entre le duc Émile.

 

 

Scène XI

 

BERNARDINE, LE DUC

 

LE DUC.

Bernardine !...

BERNARDINE.

Mon ami !...

LE DUC.

Qu’avez-vous ? On dirait que vous avez quelque chose.

BERNARDINE.

Je n’ai rien, je vous assure... Dites-moi, duc... on s’occupe de nous dans Paris, n’est-ce pas ?

LE DUC.

Si on s’occupe de nous ?...

BERNARDINE.

Oui...

LE DUC.

Ah bien ! par exemple... en voilà une bonne ! Et de qui s’occuperait-on si on ne s’occupait pas ?... Deux personnalités aussi en évidence... car nous sommes en évidence... ma Didine... il n’y a pas plus en évidence que nous dans Paris...

BERNARDINE.

Et que dit-on de nous ?...

LE DUC.

Des bêtises.

BERNARDINE.

On nous calomnie peut-être ?...

LE DUC.

Décidément, vous avez quelque chose...

Ils vont s’asseoir.

BERNARDINE.

Ils disent que je vous aime ?

LE DUC.

Oh ! avec les initiales seulement, n’ayez pas peur.

BERNARDINE

Mais disent-ils aussi que ce qui me charme surtout dans cet amour, c’est le plaisir que je trouve à y résister...

LE DUC.

Ils ne donnent pas de détails.

BERNARDINE.

Nous deux, qui sommes là, nous savons bien que je ne fus qu’imprudente et que nous n’avons pas ça à nous reprocher...

LE DUC.

Ça, c’est vrai... vous surtout, parce que moi, encore, il y a des moments où, en vous regardant, je me reproche de ne rien avoir à me repr...

BERNARDINE, se levant.

Braver le monde, s’exposer de gaieté de cœur aux rigueurs de l’opinion, sans rien faire pour les mériter... cela est beau !

LE DUC.

Cela est beau, si on veut !... parce que, moi, du moment qu’on fait tant que de s’exposer aux rigueurs de l’opinion, je trouve que l’on ferait tout aussi bien de...

BERNARDINE.

Duc !

LE DUC, modestement.

Mettons que je n’ai rien dit...

BERNARDINE.

J’adorais la musique... vous vous en occupiez...

LE DUC, modestement.

Un talent d’amateur sur le piano mécanique...

BERNARDINE.

Où est le mal ?...

LE DUC.

Il n’y en a pas.

BERNARDINE.

Je le sais bien, qu’il n’y en a pas... et vous aussi, vous le savez... mais les autres ?...

LE DUC.

Je parie cent louis que vous avez quelque chose !...

BERNARDINE.

Eh bien, oui, là !...

LE DUC.

Quoi donc ?

BERNARDINE.

Cette lettre que je vous ai écrite...

LE DUC.

Elle est là, sur mon cœur, dans un médaillon... Vous allez voir...

Après avoir ouvert le médaillon.

La voilà... tenez... la voilà.

Examinant un papier qu’il a trouvé dans le médaillon.

« Agence Tricoche et Cacolet, maison de confiance... » Non, ce n’est pas ça… Qu’est-ce que cela veut dire ?

BERNARDINE.

Cela veut dire que je suis perdue, probablement du moins...

La porte s’ouvre et Van der Pouf paraît. Il s’avance.

Mon mari !.. n’ayons pas l’air... Au piano, duc... au piano, et faites-moi entendre une de ces rêveries que vous jouez si bien.

Le duc se mot au piano et exécute un brillant prélude. Van der Pouf s’approche lentement du duc.

 

 

Scène XII

 

BERNARDINE, LE DUC, VAN DER POUF, puis BRELOQUE et GEORGETTE

 

VAN DER POUF, applaudissant.

Bravo, duc !... Ne vous dérangez pas : un peu de musique ne fera pas mal comme accompagnement aux paroles que j’ai à dire à madame.

LE DUC.

Alors, je continue.

VAN DER POUF.

Oui, continuez.

Le duc, pendant toute la scène, joue la Rêverie de Rosellen. Van der Pouf s’approche de sa femme. À Bernardine.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

BERNARDINE, à part, en reconnaissant la lettre.

Ça y est !...

VAN DER POUF.

Eh bien, madame ?...

BERNARDINE.

Eh bien, c’est une lettre...

VAN DER POUF.

De qui, cette lettre ?

BERNARDINE.

De moi.

VAN DER POUF.

Adressée à qui ?

BERNARDINE.

Au duc Émile.

VAN DER POUF.

Très bien.

Entre Breloque.

BRELOQUE.

Une dépêche de Londres.

VAN DER POUF.

Je vous demande pardon, madame... nous reprendrons tout à l’heure...

Il prend la dépêche et lit.

BERNARDINE, pendant que son mari lit la dépêche.

Pas une minute perdre, il faut prendre un parti.

Elle s’assied à la table, écrit fiévreusement et sonne.

VAN DER POUF, à Breloque.

C’est sérieux... très sérieux... Je vais répondre moi-même.

Il s’assied à la table et commence à écrire. Entre Georgette, par la gauche.

BERNARDINE, bas, à Georgette, pendant que Van der Pouf écrit.

Tenez, Georgette, vous allez sortir, et puis vous rentrerez et vous remettrez cette lettre au duc comme si elle venait du dehors. Il y a une réponse.

Elle s’assied sur le canapé.

GEORGETTE.

Bien, madame.

Elle sort par le fond.

VAN DER POUF, se levant.

J’ai besoin, pour répondre, d’avoir les cours d’hier... Allez me les chercher, Breloque.

BRELOQUE.

Oui, monsieur.

Il sort.

VAN DER POUF.

Continuez, duc, Continuez.

Il se rapproche de Bernardino et s’assied près d’elle.

Je connais l’austérité de vos principes et je suis tout à fait sûr, en dépit des apparences, que vous n’avez rien à vous reprocher. mais cette lettre n’en est pas moins une arme dont je pourrais me servir si j’étais méchant.

BERNARDINE, se levant.

À votre aise, monsieur !

VAN DER POUF.

Vous me défiez ?...

BERNARDINE.

Faites ce qu’il vous plaira.

VAN DER POUF.

Madame...

BERNARDINE.

Eh bien ! monsieur, après ?...

VAN DER POUF.

J’attendais de vous de meilleures paroles. J’espère encore que vous réfléchirez...

Entre Breloque.

BRELOQUE.

Voici, monsieur.

VAN DER POUF.

Pardon, madame.

Il se remet à écrire.

Attendez, Breloque.

Entre Georgette, avec la lettre.

GEORGETTE, du fond.

On apporte cette lettre pour monsieur le duc.

LE DUC cesse brusquement de jouer du piano et se lève.

Une lettre pour moi ?... ici !...

GEORGETTE.

Oui, monsieur le duc.

LE DUC, ouvrant la lettre et lisant.

« Mon mari sait tout. Que faire ? »

GEORGETTE.

La réponse, monsieur...

LE DUC.

Je vais vous la donner.

Il s’approche de la table sur laquelle Van der Pouf continue d’écrire.

VAN DER POUF.

Qu’est-ce que vous voulez, duc ?

LE DUC.

Un mot à écrire... mais j’attendrai...

VAN DER POUF.

Ah !... tenez... j’ai fini... ou, pour mieux dire, il m’est impossible de terminer ma réponse sans avoir aussi les cours d’avant-hier... Allez me les chercher, Breloque.

BRELOQUE.

Oui, monsieur.

Il sort. Le duc s’installe et se met à écrire, Georgette attendant près de lui. Van der Pouf se rapproche de sa femme.

VAN DER POUF, venant s’asseoir près de sa femme.

Je menaçais tout à l’heure, j’avais tort ; je ne veux plus menacer... je veux être tout à fait bon enfant... Cette lettre, que j’ai dans les mains, je vous la rendrai... J’oublierai que vous avez été imprudente... et vous, de votre côté...

BERNARDINE.

De mon côté ?...

VAN DER POUF.

Eh bien ! vous, vous serez touchée de ma générosité, naturellement... et alors, pour me prouver que la paix est faite...

BERNARDINE, souriant.

Je recevrai Oscar Pacha...

VAN DER POUF.

Est-ce dit ?...

Bernardine ne répond pas. Le duc, après avoir fait deux ou trois brouillons,. donne la lettre à Georgette.

LE DUC.

Voici la réponse...

Georgette sort.

VAN DER POUF, à Bernardine.

Vous ne dites rien ?... allons, laissez-moi espérer que ce silence est au moins la moitié d’un consentement... Nous finirons par nous entendre, et j’en suis charmé.

Entre Breloque.

Mais, pardon !...

Il regarde les cours que lui apporte Breloque.

Oui, c’est cela qu’il me fallait.

Il se remet à écrire. Entre Georgette.

BERNARDINE.

C’est la réponse, Georgette ?...

GEORGETTE.

Oui, madame.

BERNARDINE.

Ah !

Elle lit. 

« Fuyons ensemble, puisqu’il sait tout. Voulez-vous que je vous enlève ? Répondez-moi tout de suite... » Oh ! oui, je vais répondre.

Elle s’assied à la table où est son mari ; après avoir échangé des signes avec le duc. elle écrit de nouveau.

LE DUC.

Ah ! j’ai oublié de lui dire.

Il vient, lui aussi, s’asseoir à la table. Ils écrivent tous les trois, avec des plumes d’oie qui crient, très fort. Van der Pouf a fini le premier. se lève et donne sa lettre à Breloque.

VAN DER POUF.

Tenez, faites porter cela tout de suite... Ah ! Breloque, écoutez un peu...

Il le conduit jusqu’à la porte en lui disant quelques mots ; pendant ce temps-là, le duc et Bernardine ont achevé leurs lettres et les échangent.

BERNARDINE, au duc.

Prenez et lisez...

LE DUC, à Bernardine.

Vous aussi, lisez... j’avais oublié dans ma première lettre...

BERNARDINE, lisant.

« Si nous partons, autant vaut partir tout de suite. »

LE DUC, lisant.

« Partons, je le veux bien. »

Ils se font des signes et cachent leurs lettres.

BRELOQUE, répondant à Van der Pouf.

C’est très bien, monsieur, j’ai compris.

Il sort.

VAN DER POUF, à Bernardine.

Eh bien, madame ?

BERNARDINE.

Eh bien, monsieur, je ferai tout ce qu’il vous plaira...

VAN DER POUF.

À la bonne heure !... alors, ce pauvre Oscar...

BERNARDINE.

Amenez-le-moi quand vous voudrez.

VAN DER POUF.

Je vous l’enverrai tout à l’heure... il est chez moi.

BERNARDINE.

Tout à l’heure, c’est entendu.

VAN DER POUF.

Vous êtes un ange... Adieu, duc...

LE DUC.

Adieu...

Van der Pouf sort.

 

 

Scène XIII

 

LE DUC, BERNARDINE, puis GEORGETTE

 

BERNARDINE sonne entre Georgette.

Un chapeau, Georgette, et faites avancer un fiacre.

GEORGETTE.

Oui, madame.

Elle sort.

LE DUC, avec passion.

Oh ! Bernardine !...

BERNARDINE.

Un mot encore, duc...

LE DUC.

Parlez.

BERNARDINE, très grave.

Jurez-moi, dans quelque situation que nous puisse jeter celle aventure, jurez-moi que je serai pour vous une sœur0... que vous serez pour moi un frère.

LE DUC, après une pause.

Vous tenez à ce serment ?

BERNARDINE.

J’y tiens.

LE DUC, tendant le bras.

Eh bien, je le fais, en rechignant, mais je le fais.

BERNARDINE.

Merci, duc !.. Maintenant nous pouvons partir.

LE DUC.

Un mot, à mon tour... Vous savez que je m’expose à deux ans de prison...

BERNARDINE.

Vous avez peur ?...

LE DUC.

Non... mais enfin je ne suis pas fâché de vous faire remarquer...

Entre Georgette, par la gauche.

GEORGETTE.

Voici le chapeau, madame, et le fiacre est en bas.

BERNARDINE.

C’est bien !

Elle met son chapeau.

Entrez dans ma chambre, duc, et prenez le portrait de ma mère... Je ne veux pas partir sans emporter le portrait de ma mère...

LE DUC.

Je vais le chercher.

Il entre dans la chambre à gauche.

GEORGETTE.

J’entends votre mari, madame.

BERNARDINE.

Vite, Georgette, un tour de clef...

VAN DER POUF, du dehors.

C’est moi, ma chère.

BERNARDINE.

Tenez bon, Georgette…. Eh bien, ce portrait ?...

LE DUC, reparaissant avec un énorme portrait sous le bras.

Je ne trouve que ça...

BERNARDINE.

C’est cela même... Tenez bon, Georgette...

VAN DER POUF, du dehors.

C’est moi, avec Oscar Pacha ; je vous l’amène comme c’était convenu...

GEORGETTE.

Madame, la porte va céder...

Van der Pouf et Oscar Pacha poussent la porte ; Georgette résiste. Par la porte entr’ouverte, on aperçoit le fez d’Oscar Pacha.

BERNARDINE, au duc.

Vite, vite, partons !...

LE DUC, montrant le portrait.

Mais, ma chère... ça va bien nous gêner... est-ce que vous ne craignez pas ?...

BERNARDINE.

Je ne craindrai rien tant que ce portrait sera entre vous et moi... Allons !...

Elle fait passer le duc devant elle.

GEORGETTE.

Y êtes-vous, madame ?

BERNARDINE.

Nous y sommes.

GEORGETTE.

Alors je peux lâcher...

La porte s’ouvre violemment Van der Pouf et Oscar Pacha sont précipités en avant et vont rouler par terre, chacun d’un côté de la scène.

 

 

Scène XIV

 

VAN DER POUF, OSCAR PACHA, assis par terre en face l’un de l’autre

 

OSCAR PACHA.

Si vous croyez que c’est en vous y prenant de cette façon-là que vous aurez l’emprunt turc !...

 

 

ACTE II

 

L’agence Tricoche et Cacolet. Intérieur médiocrement meublé. Bureau avec tiroirs ; casiers numérotés. Trois portes : une au fond, avec un petit guichet, une adroite, une à gauche ; celle de droite, cachée dans la muraille. Une fenêtre au fond, à droite.

 

 

Scène première

 

TRICOCHE, UNE BONNE, puis VAN DER POUF

 

Tricoche, en père Isaac, entre par le fond, verrouille la porte, prend dans son portefeuille un billet de banque qu’il met dans un tiroir du bureau. On sonne. La bonne entre.

LA BONNE.

On y va, mon Dieu, on y va !...

Tricoche lui parle bas à l’oreille. La bonne ouvre le guichet.

Qui est-ce qui est là ?

VAN DER POUF, montrant sa tête par le guichet.

C’est moi.

LA BONNE.

Et qu’est-ce que vous voulez, vous ?

VAN DER POUF.

D’abord, je voudrais entrer.

LA BONNE.

C’est bon attendez...

Elle ôte les verrous, tourne la clef, etc. Grand bruit de ferraille.

Eh ben, vous v’là entré : à c’t’heure, qu’est-ce que vous voulez encore ?

VAN DER POUF.

M. Tricoche...

LA BONNE.

M. Tricoche ?...

VAN DER POUF.

Est-ce qu’il n’y est pas ?

LA BONNE.

Y est p’t’être ben, ou ben y est pas... Et s’il y est, qu’est-ce qu’i faut y dire ?

VAN DER POUF.

Il faut lui dire que monsieur... que M. Benoît veut lui parler.

LA BONNE.

C’est bon, on va y dire, monsieur Van der Pouf.

VAN DER POUF.

Mais non... Benoît !...

LA BONNE.

Et moi je vous dis : « monsieur Van der Pouf », gros malin !

Elle sort par la gaucho.

 

 

Scène II

 

VAN DER POUF, seul

 

Elle sait qui je suis... c’est prodigieux !... Si la servante est ainsi, comment doit être le patron ?... J’ai bien fait de venir ici : le temps presse... Oscar Pacha est furieux... Il faut que j’aie l’emprunt turc : par conséquent, il faut, quitte à me séparer le lendemain, bien entendu, il faut absolument que je rattrape madame Van der Pouf... J’ai retrouvé, par hasard, une des cartes de ce M. Tricoche : « Voilà mon affaire ! me suis-je dit ; il me rendra ma femme ; cela doit rentrer dans sa spécialité... » et je suis venu... Mais, avant, j’avais déjà pris quelques précautions j’avais envoyé une circulaire dans toutes les gares, une circulaire qui dit tout et qui ne dit rien... Il y a une demi-heure, j’ai eu une émotion... Je vois arriver un employé de Paris-Lyon-Méditerranée : « M. Van der Pouf ! M. Van der Pouf ! Eh bien ? Eh bien, nous les tenons. – Vrai ? – Parole... nous les tenons, ils sont à la gare... » Je cours, j’arrive, je trouve une femme voilée... je lève le voile... Ce n’était pas ma femme ! c’était celle d’un de mes confrères !... Elle partait avec un jeune étranger... fort aimable... Je leur ai fait mes excuses, et je les ai mis en wagon ; en les quittant, j’étais un peu remonté... Ah ! La Rochefoucauld a bien raison il y a toujours dans le malheur d’un ami quelque chose qui nous fait plaisir.

Entre Tricoche : costume et tenue de chef de bureau, lunettes sur le nez, dossier sous le bras ; il entre d’un air affairé.

 

 

Scène III

 

TRICOCHE,VAN DER POUF

 

TRICOCHE.

Ce cher monsieur Van der Pouf !... enchanté de vous voir !... et cependant je ne suis pas content...

VAN DER POUF.

Comment, monsieur ?

TRICOCHE.

Non, monsieur, je ne suis pas content : vous avez essayé d’en imposer à une femme qui est mon service.

VAN DER POUF.

Monsieur, je suis incapable...

TRICOCHE.

Vous lui avez donné un faux nom... comme s’il était possible de tromper les personnes que j’emploie !

VAN DER POUF.

Je sais, monsieur, que vous êtes un malin.

TRICOCHE.

C’est mon état.

VAN DER POUF.

J’ai reçu la visite d’un certain père Isaac.

TRICOCHE.

Le père Isaac ?... qu’est-ce que c’est que ça, le père Isaac ?

VAN DER POUF.

Un de vos agents, je suppose.

TRICOCHE.

Le père Isaac ?... ah ! oui, un agent subalterne, tout à fait subalterne... Donnez-vous donc la peine de vous asseoir...

Il va au bureau, à gauche.

Et qu’est-ce qu’il est allé faire chez vous, le père Isaac ?

Il s’assied.

VAN DER POUF, s’asseyant près du bureau.

Il m’a apporté une lettre qu’il m’a vendue assez cher.

TRICOCHE.

Jamais assez... jamais assez...

VAN DER POUF.

En même temps, il m’a parlé de vous il m’a dit que si je me trouvais jamais dans un des cas indiqués par le prospectus, je n’aurais qu’à m’adresser...

TRICOCHE.

Et vous vous trouvez dans un des cas ?...

VAN DER POUF.

Oui, monsieur.

TRICOCHE, lui tendant un prospectus.

Quel article ?...

VAN DER POUF, consultant le prospectus.

Là, monsieur : « Maris inquiets... surveillance de leurs dames... »

TRICOCHE.

Monsieur, vous me croirez si vous voulez, mais, sur dix personnes qui viennent ici, il y en a neuf pour cet article-là...

VAN DER POUF.

C’est un bon article...

TRICOCHE.

Excellent, monsieur, excellent... Nous disons donc : surveillance de votre dame... Avant, pendant, ou après ?...

VAN DER POUF.

Vous dites ?...

TRICOCHE.

L’article se subdivise... Je vous demande dans quelle subdivision avant, pendant, ou après ?

VAN DER POUF.

Ah !...

Vivement.

Avant, monsieur, avant...

TRICOCHE.

À la bonne heure !... Et n’en êtes-vous encore qu’aux soupçons, ou bien avez-vous un commencement de preuve ?

VAN DER POUF.

Un commencement de preuve ?...

TRICOCHE.

Oui...

VAN DER POUF.

Mon Dieu ! je ne sais pas si on peut appeler... Ma femme a quitté la maison...

Mouvement de Tricoche.

Elle est partie avec un ami...

TRICOCHE.

Avec un ami... J’adore ces affaires-là !... mais alors... pourquoi tout à l’heure m’avez-vous dit : « avant ?... »

VAN DER POUF.

Pourquoi je vous ai dit ?...

TRICOCHE.

Oui... Il me semble que cela peut tout aussi bien être...

VAN DER POUF, avec force.

Non, monsieur, non... je sens là quelque chose qui me dit... Je connais Bernardine : elle est vive, emportée, capable d’un coup de tête... mais de là à...

TRICOCHE.

Soit... Et vous venez me demander de la retrouver, de vous la rendre...

VAN DER POUF.

Oui... Est-ce que vous vous chargeriez ?...

TRICOCHE.

C’est mon état, et j’adore ces affaires-là... je les adore !...

VAN DER POUF.

Alors ?...

TRICOCHE.

Mais je n’ai pas le plaisir de connaître madame Van der Pouf... il me faudrait quelques renseignements...

VAN DER POUF.

Je vous ai apporté une photographie.

TRICOCHE.

Bonne idée... très bien...

Regardant la photographie.

Oh ! oh !

VAN DER POUF.

Qu’est-ce que vous avez ?

Il se lève.

TRICOCHE.

Mes compliments... elle est jolie, très jolie...

Il se lève.

VAN DER POUF.

Naturellement !... Si elle n’avait pas été jolie...

TRICOCHE, riant.

On ne l’aurait pas enlevée... c’est parfaitement juste... Maintenant, parlons un peu de celui qui... Avez-vous une photographie de lui ?...

VAN DER POUF, choqué.

Non, monsieur, non.

TRICOCHE.

Tant pis... tant pis... tant pis...

VAN DER POUF.

Mais vous le connaissez peut-être ?... C’est le duc Émile.

TRICOCHE.

Le duc Émile !...

VAN DER POUF.

En personne...

TRICOCHE.

Mes compliments !

VAN DER POUF.

Vous le connaissez ?

TRICOCHE.

De réputation, seulement...

VAN DER POUF.

Vous me la rendrez, n’est-ce pas ?...

TRICOCHE.

Certainement, certainement !... Ils sont partis ensemble ?

VAN DER POUF.

Oui.

TRICOCHE.

De chez vous ?...

VAN DER POUF.

De chez moi.

TRICOCHE.

La première chose que nous ayons à faire est de passer à votre hôtel, et de bien examiner l’appartement : nous aurons bien du malheur si nous ne trouvons pas là quelque chose...

VAN DER POUF.

Je vais rentrer et vous attendre.

Fausse sortie.

TRICOCHE, ramenant Van der Pouf.

Oh ! ce n’est pas moi qui irai.

VAN DER POUF.

Ce n’est pas vous ?...

TRICOCHE.

Non... Vous recevrez la visite de sir Richard Burlington, banquier anglais, qui désire étudier l’organisation de vos bureaux...

VAN DER POUF.

Très bien... je comprends.

TRICOCHE,

Après avoir vu tout ce qu’il a besoin de voir, sir Richard Burlington, banquier anglais, se présentera à votre caisse.

VAN DER POUF.

Pourquoi faire ?

TRICOCHE.

Mais pour toucher...

VAN DER POUF.

Ah ! très bien... je continue à comprendre...

TRICOCHE.

Moitié d’avance, le reste après livraison.

VAN DER POUF, à part.

Après livraison !...

Haut.

Et, dites-moi, pendant que nous sommes là, tous les deux, dites-moi... cela me coûtera cher, hé ?...

TRICOCHE.

Vous causerez de cela avec sir Richard Burlington, banquier anglais.

VAN DER POUF.

Ah ! très bien... Et il sera chez moi ?...

TRICOCHE, regardant sa montre.

Avant une demi-heure.

VAN DER POUF.

Adieu, alors...

TRICOCHE.

Serviteur... Ah ! pardon, un mot encore... Quand désirez-vous la ravoir, votre dame ?...

VAN DER POUF.

Comment, quand je désire ?...

TRICOCHE.

En êtes-vous bien pressé ?

VAN DER POUF, avec force.

Mais certainement, je suis pressé !... je désirerais la ravoir le plus tôt possible.

TRICOCHE.

Je comprends... mais vous, de votre côté, vous devez comprendre que, sans doute, il faudra du temps... Combien de temps pouvez-vous nous donner ?

VAN DER POUF, réfléchissant.

Combien de temps ?...

TRICOCHE.

Oui.

VAN DER POUF.

Je vais vous dire... J’aimerais mieux, bien entendu, la ravoir tout de suite, mais enfin, à la rigueur, je n’en aurai absolument besoin que demain matin à huit heures...

TRICOCHE.

Hé !...

VAN DER POUF, se reprenant très vivement.

Non, non... je confondais avec autre chose... à huit heures... je la veux, ce soir, à huit heures.

TRICOCHE.

Donnez-vous jusqu’à neuf ?...

VAN DER POUF.

Neuf heures, soit, mais neuf heures bien précises... Et n’est-ce pas ? c’est bien entendu, je m’appelle M. Benoît...

TRICOCHE, le reconduisant.

Oui, monsieur Van der Pouf.

VAN DER POUF.

Mais non... Benoît !...

TRICOCHE.

Parfaitement, cher monsieur... au revoir, au revoir... et en vous remerciant... J’adore ces affaires-là !...

VAN DER POUF.

Je suis fâché de ne pas avoir eu à vous en apporter plus tôt.

 

 

Scène IV

 

TRICOCHE, seul

 

Et je partagerais une pareille aubaine avec Cacolet !... jamais de la vie !... je ne lui en dirai pas un mot. Seul je chercherai la femme, seul je la trouverai, et seul je palperai la somme rondelette que cette affaire-là doit rapporter... Allons, allons... pas une minute à perdre, redevenons sir Richard Burlington…

Il ouvre une armoire et on aperçoit une vingtaine de costumes civils et militaires vieilles redingotes, vieux chapeaux, blouses. Livrées... Tricoche cherche parmi ces costumes en disant.

Où est-il, sir Richard Burlington ?

On frappe fortement au dehors ; la porte s’ouvre avec violence : entre Cacolet, une grosse canne à la main. Costume de vieux soldat en bourgeois : grande houppelande boutonnée, chapeau gris à larges bords, etc. ; un Charlet.

 

 

Scène V

 

TRICOCHE, CACOLET

 

CACOLET, arpentant le théâtre et déguisant sa voix.

Monsieur Tricoche, s’il vous plaît ?... où est-il, ce monsieur Tricoche ?... C’est à monsieur Tricoche que j’ai l’honneur de parler ?

TRICOCHE.

Mais... monsieur.

CACOLET, saisissant Tricoche et le secouant fortement.

Il n’y a pas de « mais, monsieur... » Monsieur Tricoche, est-ce vous ? alors, vous allez me suivre...

TRICOCHE.

Où ça ?

CACOLET.

Dans un endroit où l’on vous apprendra ce qu’il en coûte pour se déguiser en temps prohibé.

Il ôte d’un seul coup sa perruque, son faux nez et ses moustaches. Changeant de ton.

Hé ! hé ! il paraît que je ne suis pas trop mal déguisé, puisque tu ne me reconnais pas.

TRICOCHE.

Cacolet ! J’y ai été presque pincé.

CACOLET.

Tu peux bien dire que tu y as été pincé tout à fait !... Je viens de faire rentrer la créance Capuron. En me voyant arriver avec cette tête-là...

Il fait le moulinet avec sa canne.

Capuron a payé tout de suite. Et toi, qu’est-ce que tu fais ? tu t’habilles ?

TRICOCHE.

Oui, j’ai à sortir.

CACOLET.

En quoi te mets-tu ?

TRICOCHE.

En Anglais.

CACOLET.

Peuh ! c’est bien usé...

TRICOCHE.

Pour ce que j’ai à faire, c’est ce qu’il y a de mieux.

Jusque vers la fin de la scène, Tricoche et Cacolet, tout en parlant, se maquillent. Tricoche se met en Anglais : gros ventre, perruque rousse, longs favoris roux, visage fortement coloré. Cacolet change également de costume et se transforme on un petit vieux : ni moustache ni favoris, perruque ébouriffée, gilet à fleurs, etc. ; un Daumier.

Tu es allé chez cette Fanny Bombance ?

CACOLET.

Je viens de chez elle.

TRICOCHE.

Est-elle jolie ?

CACOLET.

Elle est splendide !

TRICOCHE.

Et qu’est-ce qu’elle nous voulait ?

CACOLET.

Elle part, ce soir même, pour Pétersbourg. Elle voudrait emmener deux domestiques : un valet de chambre et une femme de chambre.

TRICOCHE.

As-tu quelqu’un ?

CACOLET.

Oui, j’attends deux personnes. Voici leur lettre de recommandation.

TRICOCHE.

Et pourquoi diable est-elle si pressée de quitter Paris, mademoiselle Bombance ?

CACOLET.

De vieilles dettes, beaucoup de vieilles dettes... et si ses créanciers se doutaient qu’elle est ici... Il y a surtout une marchande à la toilette, madame Nourrisson, qui la poursuit à outrance.

TRICOCHE.

Y a-t-il autre chose ?

CACOLET.

Oui, une certaine madame Boquet : elle tient un petit café à Montparnasse, près du théâtre... le café du Monstre vert... elle voudrait le céder.

TRICOCHE.

Nous avons un acquéreur ?

CACOLET.

Non... mais nous en trouverons un.

TRICOCHE.

Eh bien ?... tu vois, les affaires ne manquent pas, nous n’avons pas à nous plaindre... Cinq cents francs de récompense pour le chien, et cette lettre de madame Van der Pouf que j’ai vendue cent francs.

CACOLET.

Dis donc, Tricoche ?...

TRICOCHE.

Quoi ?...

CACOLET.

Là, vraiment... cette lettre de madame Van der Pouf, est-ce que tu ne l’as pas vendue plus de cent francs ?

TRICOCHE, menaçant.

Qu’est-ce que ça signifie, ça ?...

CACOLET, très doux.

Rien.

TRICOCHE.

Si tu te méfies, il faut le dire...

CACOLET.

Je ne me méfie pas... seulement, je trouve que tu aurais pu la vendre plus de cent francs.

TRICOCHE.

Si j’avais essayé de la vendre plus de cent francs, on ne me l’aurait pas achetée.

CACOLET.

C’est possible... Et où vas-tu aller comme ça en Anglais ?...

TRICOCHE.

Moi ? je m’en vais... je m’en vais chez ce monsieur qui n’est pas content parce qu’on lui boit tout son vin, et qui nous a chargés de découvrir...

CACOLET.

Tu vas chez Bidart ?...

TRICOCHE.

Oui, chez Bidart... Et j’espère, en me cachant dans la cave... Tu restes là, toi ?

CACOLET.

Oui... j’attends ces deux personnes que je dois envoyer à mademoiselle Fanny Bombance...

TRICOCHE.

Allons, me voilà prêt... suis-je bien ?... regarde un peu...

Avec l’accent anglais.

Dites-moa, est-ce que je ne avais pas bienne la flguioure d’un Anglais ? dites-moa...

CACOLET.

C’est bien... seulement, il y encore le regard. il faut soigner le regard... tu n’as pas l’air assez fier d’être Anglais...

TRICOCHE.

Ah ! je n’ai pas... Tiens, maintenant !...

Avec l’accent anglais.

Est-ce que je n’ai pas tout à fait l’air d’un Anglais véritable, d’un citoyen de l’Angleterre ?...

CACOLET.

Très bien... très bien...

TRICOCHE, avec l’accent anglais.

N’est-ce pas que j’ai bien tout à fait l’air ?...

De sa voix naturelle.

Je vais chez Bidart.

Il sort.

CACOLET.

Oui, mon ami, va chez Bidart, va dans la cave à Bidart... mais prends garde d’attraper des fraîcheurs... À tout à l’heure !...

 

 

Scène VI

 

CACOLET, seul

 

Il se moque de moi, et je n’ose rien dire... Ah ! si la démarche que j’ai tentée il y a deux heures pouvait avoir un résultat !... si la fringante madame Van der Pouf consentait à me charger de ses intérêts !...

On frappe.

Entrez !...

Entrent Virginie et Hippolyte en livrée.

 

 

Scène VII

 

CACOLET, VIRGINIE, HIPPOLYTE

 

CACOLET.

Ah ! les domestiques : à ta besogne, vieux placeur, à ta besogne !... et n’oublie pas de demander quarante sous d’avance... Allons, approchez.

HIPPOLYTE.

Vous nous avez écrit de venir...

CACOLET.

Donnez-moi quarante sous chacun...

VIRGINIE.

Allons, donnez quatre francs, Hippolyte.

HIPPOLYTE.

Oui, mademoiselle.

Il donne les quatre francs.

CACOLET.

Vous savez de quoi il s’agit. Vous entreriez chez mademoiselle Fanny Bombance. Vos gages seraient considérables.

VIRGINIE.

Ça, ça nous va...

CACOLET.

Et vous partiriez, ce soir même, pour Pétersbourg.

VIRGINIE.

Ça, ça ne nous va plus...

CACOLET.

Comment ?...

VIRGINIE.

Nous voulons bien avoir des gages considérables, mais nous ne voulons pas nous éloigner de Paris.

CACOLET.

Eh bien, alors, si vous ne voulez pas... qu’est-ce que vous venez faire ici ?

VIRGINIE.

Nous venons vous demander si vous ne pourriez pas nous placer chez une autre personne...

HIPPOLYTE.

Qui donnerait les mêmes gages...

VIRGINIE.

Et qui ne nous forcerait pas à quitter Paris.

CACOLET.

Ah ! mais, dame ! ça, vous savez, c’est une seconde affaire... Redonnez-moi quarante sous chacun.

VIRGINIE.

Hippolyte, donnez quatre francs.

HIPPOLYTE.

Oui, mademoiselle.

Il donne les quatre francs.

CACOLET, les prenant.

Quelle misère !...

Entre le duc Émile, agité, effaré, portant toujours le portrait.

 

 

Scène VIII

 

CACOLET, VIRGINIE, HIPPOLYTE, LE DUC ÉMILE

 

LE DUC, entrant par le fond.

Monsieur Cacolet, s’il vous plaît ?

CACOLET, se levant.

C’est moi, monsieur le duc...

LE DUC.

Vous me connaissez ?...

CACOLET.

Parbleu !

LE DUC.

Chut ! alors...

CACOLET.

C’est convenu...

LE DUC, montrant les domestiques.

Éloignez ces gens-là... Dans l’escalier, il v a une personne...

CACOLET, très ému.

Une dame ?...

LE DUC.

Oui, une dame.

CACOLET, de plus en plus ému.

Elle, peut-être ?

LE DUC, après un moment d’hésitation.

Eh bien, oui... l’on m’a dit que je pouvais avoir confiance en vous... eh bien, oui, c’est elle...

CACOLET.

Vrai, bien vrai ? vous ne me trompez pas ?...

LE DUC, avec noblesse.

Foi de gentilhomme !

CACOLET.

Oh ! alors...

Poussant Hyppolyte et Virginie vers la porte de gauche.

Entrez là tous les deux... tout à l’heure, dans un instant, je m’occuperai de vous... entrez là...

HIPPOLYTE.

Une bonne petite place sans quitter Paris... n’est-ce pas ?

Hippolyte et Virginie sortent par la gauche.

LE DUC.

Maintenant elle peut entrer...

CACOLET.

Oui !

Le duc sort par le fond.

Madame Van der Pouf ici !... madame Van der Pouf, c’est-à-dire la fortune...

Bernardine paraît au fond soutenue par le duc.

Je vous en prie, madame, donnez-vous la peine d’entrer...

 

 

Scène IX

 

LE DUC, BERNARDINE, CACOLET

 

LE DUC.

Venez, madame.

BERNARDINE, se laissant tomber sur une chaise.

Ah !... Où est le portrait de ma mère ?

LE DUC.

Il est là.

Il reprend le portrait, qu’il avait déposé contre le bureau de Cacolet. BERNARDINE.

Le cadre est abîmé, il me semble.

LE DUC.

Oui... c’est en le décrochant... j’ai légèrement écorné. mais j’en ferai faire un autre...

Tout en parlant, il détache un petit morceau du cadre et le jette par terre.

BERNARDINE.

Mettez ce portrait devant moi...

LE DUC.

Le voici...

Le duc est à genoux, tenant le portrait devant lui.

BERNARDINE.

Ma mère !... elle paraît irritée...

LE DUC, se penchant par-dessus le portrait pour voir.

Mais non.

À Cacolet.

Est-ce que vous trouvez, vous ?

CACOLET.

Moi ? pas du tout... et même, si vous voulez que je vous dise, je trouve que la mère de madame a l’air enchanté.

LE DUC.

Vous entendez, mon amour !...

BERNARDINE.

Oui, j’entends.

Montrant Cacolet.

Mais qui est ce monsieur ?

LE DUC.

C’est vrai, vous ne le connaissez pas... Monsieur Cacolet. Maintenant nous pouvons causer.

CACOLET, saluant.

Causons... Il est nécessaire que je sache...

LE DUC.

Je vous dirai tout. Madame m’avait prié de la conduire chez une parente, et elle avait ordonné à sa femme de chambre d’aller chercher un fiacre... Le fiacre arrive, nous montons dedans... et nous disons au cocher : « Gare d’Orléans. » Mais en route une idée me vient il nous faudrait de l’argent, sans doute... en avions-nous ? Nous n’en avions pas. Je dis au cocher de passer par l’avenue d’Eylau... C’était encore un retard, mais il était nécessaire… Nous arrivons ; je laisse Bernardine dans la voiture, et je monte chez moi prendre une forte somme...

CACOLET.

Bonne idée.

LE DUC.

Bonne dans un sens, pas bonne dans un autre... Car, en redescendant, je trouvai devant ma porte deux escogriffes qui semblaient guetter, et qui, lorsque notre fiacre repartit, se mirent à le suivre.

CACOLET.

Vous êtes sûr ?...

LE DUC.

Parfaitement sûr. Bernardine les a remarqués comme moi...

BERNARDINE, impatientée, se levant, bas au duc.

Ne m’appelez donc pas Bernardine... c’était bon chez mon mari, ces familiarités-là ; mais vous devriez comprendre que maintenant...

LE DUC, à Bernardine.

C’est vrai, j’ai manqué de tact.

À Cacolet.

Enfin nous apercevons la gare ; nous descendons ; nos escogriffes étaient encore là... Voyant cela, madame Van der Pouf a peur, elle veut remonter dans le fiacre...

BERNARDINE, à Cacolet.

Mais le fiacre n’était plus là, monsieur...

LE DUC.

Alors, chère amie, vous devenez folle, vous vous mettez à courir...

BERNARDINE.

Nous traversons le Jardin des Plantes.

LE DUC.

Nous prenons à droite, à gauche, en avant, en arrière, sans savoir où nous allons... enfin le hasard nous conduit dans cette rue...

BERNARDINE.

Rue de la Vieille-Estrapade... j’avais lu ce nom sur les prospectus, sur les cartes que le musicien ambulant m’avait laissées... nous cherchons le numéro, nous le trouvons, et, ne sachant que devenir, nous nous jetons dans votre escalier.

LE DUC.

Mais je crois bien que nos deux escogriffes n’ont pas perdu la piste et que nous avons été suivis...

CACOLET.

Nous allons voir ça.

Il se lève et va à la fenêtre.

Parfaitement !... j’aperçois Fil-de-Soie et Haricot Vert... vous avez été filés.

LE DUC, à Bernardine.

Ah ! voilà ! nous avons été filés...

BERNARDINE.

Nous avons été filés... Enfin, monsieur Cacolet, puisque c’est vous qui êtes monsieur Cacolet, on nous a dit que vous étiez un habile homme, pouvez-vous nous le prouver ?...

CACOLET.

Comment cela, madame ?

BERNARDINE.

Pouvez-vous nous mettre à l’abri des recherches ?

LE DUC.

Pouvez-vous nous donner le moyen de quitter Paris le plus vite possible sans être reconnus ?

CACOLET.

Hum !

BERNARDINE.

Ah ! vous ne pouvez pas...

CACOLET.

J’étais sûr que vous alliez dire ça... Parce qu’on hésite un instant... « Ah ! vous ne pouvez pas... » Eh ! que diable, donnez-moi le temps...

LE DUC.

Donnons-lui le temps, ma chère...

CACOLET, réfléchissant.

Au fait, pourquoi pas ?... J’ai trouvé, madame, j’ai trouvé !

LE DUC, à Bernardine.

Eh bien, vous voyez, il a été raisonnable... il aurait pu nous tenir là une heure ou deux.

CACOLET, ouvrant la porte de droite.

Revenez tous les deux.

Rentrent Hippolyte et Virginie. À Bernardine.

Vite, madame, il faut, s’il vous plaît, que vous entriez là et que vous changiez de toilette avec mademoiselle.

À Virginie.

Vous serez bien payée...

BERNARDINE.

Mais, monsieur...

CACOLET.

Ah ! madame, il faut faire ce que je dis.

BERNARDINE.

C’est bien, monsieur, j’obéis.

Elle entre à gauche, avec Virginie.

 

 

Scène X

 

CACOLET, LE DUC, HIPPOLYTE

 

CACOLET.

Allons, duc, ne perdons pas de temps, prenez la livrée de ce garçon.

LE DUC.

Ah ! il faut que moi aussi...

CACOLET, à Hippolyte.

Ôte ta livrée.

Au duc.

Sans doute, la livrée. et le chapeau.

À Hippolyte.

Vous, mon brave, endossez-moi les habits de monsieur le duc.

Au duc.

Eh bien, est-ce fait ?

LE DUC.

Voilà.

Il a mis la livrée et le chapeau.

CACOLET.

Marchez un peu, tâchez de vous donner la tournure...

LE DUC.

Vous allez voir.

Il marche lourdement.

CACOLET.

C’est prodigieux.

LE DUC.

N’est-ce pas, j’ai tout à fait l’air ?... C’est que j’ai déjà... joué le rôle d’un domestique... imaginez-vous... c’était dans une représentation... une représentation donnée par des gens du monde... j’ai eu un succès !... il faut que je vous conte ça...

CACOLET.

Ça ne peut pas faire de mal, pendant que madame s’habille...

LE DUC.

Imaginez-vous que dans cette pièce... je ne vais pas vous raconter la pièce, je vais seulement vous raconter ma scène... mon maître... j’avais un maître dans la pièce, parce que j’étais domestique... mon maître m’avait donné deux lettres à porter... l’une pour la marquise et l’autre pour la baronne... Moi, j’avais remis à la baronne la lettre de la marquise et à la marquise la lettre de la baronne... et alors mon maître me demandait : « Jean, pourquoi as-tu remis à la baronne la lettre de la marquise ?... » et alors, moi, je répondais : « Monsieur, c’est parce que je suis une bête. »

CACOLET.

Oh !

LE DUC.

J’ai eu un succès !

CACOLET.

Oui, quand vous avez dit : « C’est parce que je suis une bête ! » tout le monde s’est écrié : « Oh ! comme c’est bien ça ! »

LE DUC.

On a crié bis !

CACOLET.

Et vous avez redit la phrase ?...

LE DUC.

Si je n’avais pas redit la phrase, on n’aurait pas pu continuer la pièce... Et plusieurs personnes m’ont assuré que c’était très flatteur, parce que d’ordinaire on ne crie jamais bis aux choses qui ne sont pas en musique.

 

 

Scène XI

 

CACOLET, LE DUC, HIPPOLYTE, BERNARDINE, VIRGINIE

 

Il est absolument nécessaire que les deux femmes aient entièrement changé de toilette.

BERNARDINE, entrant.

Me voila prête !

CACOLET.

Ah ! très bien... Et maintenant, monsieur le duc Hippolyte et mademoiselle la baronne Virginie, voulez-vous gagner cinq cents francs ?

VIRGINIE.

Nous voulons bien.

CACOLET.

Duc, donnez-moi cinq cents francs.

LE DUC.

Vous voyez comme j’ai bien fait de passer chez moi et de prendre une forte somme !

Le duc tire de sa poche un gros portefeuille bondé de billets de banque ; il donne cinq cents francs à Cacolet, qui les remet à Virginie.

VIRGINIE.

Et qu’est-ce qu’il y aura à faire ?

CACOLET.

Presque rien... Vous vous promènerez dans les divers quartiers de Paris, à pied ou en voiture, pendant deux ou trois petites heures.

HIPPOLYTE.

Voilà tout ?

CACOLET.

Voilà tout... ah ! cependant attendez...

Il prend le portrait et le met sous le bras d’Hippolyte.

Mettez ça sous votre bras, et, tant que durera la promenade, ne le quittez pas...

BERNARDINE.

Le portrait de maman !

CACOLET.

Je vous jure, madame, que dans deux heures ce portrait vous sera rendu.

À Hippolyte. 

Dans deux heures, vous entendez, vous le ferez porter par n’importe quel commissionnaire à cette adresse : « Mademoiselle Fanny Bombance, rue, etc. »

Il lui remet l’adresse.

Vous comprenez, madame, le duc a été vu avec ce portrait : il est donc nécessaire pour compléter la ressemblance.

À Hippolyte et à Virginie.

Maintenant... partez, vous autres, promenez-vous comme je vous ai dit ; et si vous vous apercevez qu’on vous file, laissez-vous filer...

VIRGINIE.

N’ayez pas peur... venez-vous, duc ?...

HIPPOLYTE.

Me voici, me voici... baronne...

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène XII

 

CACOLET, LE DUC, BERNARDINE

 

CACOLET, à la fenêtre.

Et voilà ce que j’attendais... Fil-de-Soie et Haricot Vert prennent la fausse piste...

LE DUC.

Alors nous pouvons respirer ?

CACOLET.

Oui...

LE DUC.

Ah !

BERNARDINE.

Qu’est-ce que vous allez faire de nous, à présent ?

CACOLET.

Je vais vous envoyer avec une lettre de recommandation chez mademoiselle Fanny Bombance, qui a besoin d’une femme de chambre et d’un domestique mâle.

LE DUC.

Comment ?...

CACOLET.

Vous passerez l’après-midi chez elle en cette qualité ; ce soir, elle partira pour Pétersbourg et vous emmènera.

BERNARDINE.

Ah ! très bien...

CACOLET.

Une fois à la frontière, vous ferez ce qu’il vous plaira.

LE DUC.

J’ai compris... c’est superbe !... Donnez-nous vite cette lettre.

CACOLET.

Ah ! vous devez comprendre qu’une pareille lettre... on ne la donne pas...

LE DUC.

On la vend, vous voulez dire...

CACOLET.

Dame !

LE DUC, avec dignité.

Je m’appelle le duc Émile.

CACOLET.

Je le sais, monseigneur, et je ne fixerai pas de prix : j’ai confiance.

LE DUC.

Et vous avez raison.

CACOLET.

Voici votre lettre... Soyez là dans une heure, vous m’y trouverez...

LE DUC.

C’est bien... Venez-vous, madame ?

CACOLET.

Imprudent !

LE DUC.

C’est juste, il faut dissimuler... Viens-tu ?... Virginie...

BERNARDINE.

Oui, Polyte !...

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène XIII

 

CACOLET, puis TRICOCHE

 

CACOLET.

Et je donnerais la moitié d’une pareille affaire à mon associé ! jamais de la vie... au diable l’association ! il faut absolument que je mo fâche avec Tricoche...

Entre Tricoche, toujours dans le costume de l’Anglais. Il ôte seulement ses favoris, pour jouer la fin de l’acte avec sa figure naturelle.

TRICOCHE, à part.

Touché moitié à présentation : il faut absolument que je me fâche avec Cacolet.

CACOLET.

Ah ! déjà revenu...

TRICOCHE.

Oui, je suis revenu parce que j’ai à te parler...

CACOLET.

Eh bien ?... voyons, j’attends...

TRICOCHE.

Qu’est-ce que c’est que ce ton-là, d’abord ?...

CACOLET.

C’est le ton qu’il me convient d’avoir... Parleras-tu ?

TRICOCHE.

Je vais parler... Il y a une demi-heure, dans la conversation que nous avons eue ensemble, tu as prononcé une phrase que j’ai eu tort de laisser passer...

CACOLET.

Voyez-vous ça !...

TRICOCHE.

Tu m’as demandé si vraiment je n’avais pas vendu plus de cent francs la lettre... il y a là un doute qui m’offense...

CACOLET.

N’est-ce que cela ?... je retire le doute... oui, je le retire et je le remplace par une certitude absolue... cette lettre, je suis sûr que tu l’as vendue plus de cent francs.

TRICOCHE.

Tu m’insultes.

CACOLET.

Tu n’es pas fort... oh ! non, tu n’es pas fort... mais enfin tu n’es pas assez bête non plus pour t’être contenté de cinq malheureux louis.

TRICOCHE.

Monsieur Cacolet !...

CACOLET.

Eh bien, quoi, monsieur Tricoche ?... Tu t’es moqué de moi dans l’affaire de la lettre ; tu t’es moqué de moi en me disant que tu te déguisais en Anglais pour aller surveiller la cave à Bidart... tu as dû bien rire... mais j’en ai assez, tu ne te moqueras plus...

TRICOCHE.

Ah çà ! mais c’est une rupture que tu veux ?...

CACOLET.

Oui... et toi ?...

TRICOCHE.

Moi aussi...

CACOLET.

Eh bien, alors ?...

TRICOCHE, passant à droite.

Une rupture !...

Pendant un instant, il semble chercher à comprendre... tout à coup, il se met à rire en regardant Cacolet.

Ah ! malin, va !... malin !...

CACOLET.

Qu’est-ce qu’il a ?... Qu’est-ce que tu as ?...

TRICOCHE, ramassant le petit morceau de cadre qui a été jeté à terre par le duc.

J’ai que j’étais en train de faire une réflexion... si tu m’envoies promener, c’est que tu as une affaire que tu désires garder pour toi tout seul... je cherchais quelle pouvait être cette affaire...

CACOLET.

Eh bien ?...

TRICOCHE.

Eh bien, j’ai trouvé.

CACOLET.

Tu as trouvé ?

TRICOCHE.

Oui, j’ai trouvé en apercevant ce petit fragment de plâtre doré... ce fragment de cadre... qui ressemble beaucoup... oh ! mais, là, beaucoup... à un autre fragment

Il le tire de sa poche.

que j’ai trouvé tout à l’heure dans la chambre de madame Van der Pouf.

CACOLET, vivement.

Tu viens de chez elle ?...

TRICOCHE.

Oui, je viens de chez elle...

CACOLET.

Et tu as promis de la trouver, peut-être ?

TRICOCHE.

Tout comme toi tu as promis de la cacher, sans doute... puisqu’elle est venue ici en sortant de chez son mari.

CACOLET.

Monsieur Tricoche...

TRICOCHE.

Eh bien, quoi, monsieur Cacolet ?

CACOLET.

Et alors, tu crois que tu la trouveras ?

TRICOCHE.

Je l’espère... Nous autres, tu sais... quand nous tenons un bout du fil, nous tenons tout l’écheveau... et tu m’avoueras que je tiens un bout du fil, puisque je te tiens.

CACOLET.

Oui, mais tu ne me tiendras pas longtemps.

TRICOCHE.

Ah ! que si !... je ne te quitte plus...

CACOLET.

Tu me filerais ?... toi ?...

TRICOCHE.

Oui, je te filerai, moi...

CACOLET.

Toi ?...

TRICOCHE.

Moi.

CACOLET.

Je t’en défie !

TRICOCHE.

Nous verrons ça...

CACOLET.

Tu veux voir ça ?...

TRICOCHE.

Je n’en serais pas fâché...

CACOLET.

Eh bien ! voyons-le tout de suite...

Il lui jette sa perruque à la figure et se sauve par le fond en fermant la porte à double tour du dehors.

TRICOCHE.

Ah ! brigand !

Il court jusqu’au fond et se heurte à la porte fermée.

Imbécile ! il n’avait pas deviné que je sauterais par la fenêtre.

Il saute par la fenêtre. À peine a-t-il disparu, la porte du fond s’ouvre de nouveau Cacolet reparaît.

CACOLET, revenant tranquillement.

L’imbécile !... il n’a pas deviné que je devinerais qu’il sauterait par la fenêtre...

Cacolet ôte rapidement sa redingote et son gilet. Le rideau tombe.

 

 

ACTE III

 

Un salon chez Fanny Bombance. À droite, la porte d’entrée. À gauche la porte de la chambre à coucher. Autre porte au fond, à droite.

 

 

Scène première

 

BOMBANCE, UN PORTIER

 

BOMBANCE.

Voyons un peu quelles sont les personnes que j’attends... le vicomte de Gardefeu... le prince Yermontof, le petit Bob et le baron Van der Pouf.

LE PORTIER.

Madame, il y là un vieil invalide...

BOMBANCE.

Un invalide !... je n’en attends pas...

LE PORTIER.

Madame, il vient de la part de M. Cacolet.

BOMBANCE.

Ah ! c’est bien, faites entrer...

Le portier sort, entre Cacolet il est en invalide, vieux et cassé.

 

 

Scène II

 

CACOLET, BOMBANCE

 

CACOLET s’arrête, lève son chapeau, agite sa canne.

Vive l’amour !... Mademoiselle Bombance, s’il vous plaît ?

BOMBANCE.

C’est moi.

CACOLET.

C’est vous ?... Oh ! la belle personne !...

BOMBANCE.

Vous dites ?...

CACOLET.

Je dis : « Oh ! la belle personne !... » M. Cacolet ne m’avait pas trompé, il m’avait dit : « Je vous envoie chez une belle personne... »

BOMBANCE.

Ah ! vous venez de chez M. Cacolet ?

CACOLET.

Pardon... je n’ai pas entendu... j’ai l’oreille un peu dure...

BOMBANCE.

Ah ! vous avez...

CACOLET.

Oui...

BOMBANCE, criant.

Eh bien, je vous demande ce que vous avez à me dire de la part de M. Cacolet.

CACOLET.

Très bien, très bien... j’ai entendu... Oh ! la belle personne !

Bombance passe à gauche.

Oui, je viens de la part de M. Cacolet ; je suis attaché à ses bureaux... c’est moi qui fais les courses pressées, les courses qui demandent de l’activité et de l’intelligence, et j’ai à vous dire de la part de M. Cacolet que les deux domestiques que vous attendez vont arriver.

BOMBANCE.

Ah ! c’est bien...

CACOLET.

En attendant, qu’ils soient arrivés, M. Cacolet m’a prié...

Avec une espèce de rugissement.

Oh ! oh ! la belle personne !.. Voyons, madame, voulez-vous finir ! Voulez-vous bien ne pas être belle comme ça !.. Oh ! la belle personne !

Il donne, à tour de bras. de grands coups de canne sur les meubles et sur le parquet.

BOMBANCE.

Allons, monsieur l’invalide... vous disiez que M. Cacolet vous a prié...

CACOLET.

M. Cacolet m’a prié de vous rendre tous les petits services... et je suis venu. un peu en retard peut-être... mais si je suis venu en retard, c’est que...

BOMBANCE.

C’est que ?...

CACOLET.

C’est que...

Étalant un grand mouchoir à carreaux.

C’est que j’avais un rendez-vous d’amour...

LE PORTIER.

Madame, voici les domestiques que vous attendez.

BOMBANCE.

Faites entrer...

Entrent le duc et Bernardine.

 

 

Scène III

 

BOMBANCE, CACOLET, LE DUC, BERNARDINE

 

LE DUC, en domestique.

Mademoiselle Fanny Bombance ?...

BOMBANCE.

C’est moi.

LE DUC, s’oubliant.

Par exemple, voilà un nom qui est bien porté !...

À Bernardine.

Voyez donc, ma chère, comme voilà un nom qui est bien porté.

CACOLET, au duc.

Taisez-vous donc !

BOMBANCE.

Ils sont familiers.

Cacolet donne un petit coup sec, avec sa canne d’invalide, dans les jambes du duc.

LE DUC.

Qu’est-ce que c’est ?...

CACOLET, bas.

C’est moi... Cacolet... Mais si vous ne jouez pas mieux que ça votre rôle de domestique, je ne réponds de rien.

Il remonte.

LE DUC, bas.

Vous allez voir.

À Bombance, en lui donnant une lettre.

Tenez, madame, voilà une lettre pour vous...

BOMBANCE, après avoir parcouru la lettre.

C’est très bien... nous allons causer un brin, et, si mes conditions vous conviennent, comme je l’espère. Bombance passe à droite et s’assied sur le canapé...

BERNARDINE.

Oh ! quant aux conditions !...

LE DUC.

Ça nous est bien égal, les conditions. Madame part ce soir ?...

BOMBANCE.

Oui, pour Saint-Pétersbourg.

LE DUC.

Et madame nous emmène ?...

BOMBANCE.

Naturellement.

LE DUC.

C’est tout ce qu’il nous faut, nous ne demandons pas autre chose.

BOMBANCE.

Vous avez donc des raisons pour quitter Paris ?

Nouveau coup de canne, donne violemment dans les jambes du duc.

LE DUC.

Non, pas du tout... au contraire !...

Coup de sonnette.

BOMBANCE.

On vient de sonner...

CACOLET, au duc.

Ne vous dérangez pas... je vais ouvrir... continuez à causer...

À Bombance.

Ils sont très bien, n’est-ce pas ?...

Il sort à droite.

BOMBANCE, assise.

Nous ne partons que ce soir à huit heures moins le quart ; je passerai l’après-midi chez moi, et, sans aucun doute, il me viendra des visites... j’ai écrit à quelques amis... peut-être viendra-t-il aussi des créanciers... je n’ai pas besoin de vous dire qu’il ne faudra pas confondre... vous recevrez les uns et vous ne recevrez pas les autres... je suppose que vous savez votre métier...

LE DUC.

Certainement, nous le savons...

BOMBANCE.

Vous avez déjà servi chez ?...

LE DUC.

Chez ?...

BOMBANCE.

Eh bien, mais chez quelques-unes de ces dames...

LE DUC.

Si j’ai servi ?...

À Bernardine.

Vous entendez, Virginie, madame me demande si j’ai servi chez quelques-unes de ces dames.

BERNARDINE.

Est-ce que je sais ?

LE DUC, avec fatuité.

Je crois bien que j’ai servi, et chez pas mal encore !

BOMBANCE.

Chez lesquelles ?

LE DUC.

Chez lesquelles ?... alors, comme ça, c’est la liste de mes maîtresses que madame...

BOMBANCE.

Justement.

LE DUC.

Hélène Clou... j’avais seize ans alors... Nina Castrucci, Bébé Patapouf, Adélaïde de Valgeneuse... et puis Blanche Taupier, Cora Bourguignon, Boule-de-Gomme et Juliette Brumaire... en même temps, ces deux-là, en même temps...

BOMBANCE.

Vous dites ?...

LE DUC, à Bernardine.

Mais oui, ma chère, figurez-vous...

Rentre Cacolet.

CACOLET, à Bombance.

C’est une petite boîte que l’on apporte pour madame.

BOMBANCE.

Ah ! oui, des cartes pour faire des patiences pendant le voyage... C’est combien ?...

CACOLET.

Dix-huit francs...

BOMBANCE, cherchant dans son porte-monnaie.

Je n’ai que des billets... demandez à la personne si elle a...

LE DUC.

Ah ! madame, je vous en prie, ne vous occupez pas... c’est une bagatelle...

À Cacolet.

dix-huit francs, n’est-ce pas ?...

BOMBANCE.

Ah ! il paraît que dans les maisons où vous avez servi ?...

LE DUC, remettant l’argent à Cacolet.

Oui, madame, dans les maisons où j’ai servi, j’avais l’habitude de faire des avances.

CACOLET, lui donnant un coup de canne dans les jambes.

Farceur !...

Il sort.

BOMBANCE, à Bernardine.

Et vous, chez qui avez-vous été femme de chambre ?

BERNARDINE, souriant.

Chez qui... j’ai été ?...

BOMBANCE.

Oui...

BERNARDINE.

Mais chez... chez plusieurs des personnes qu’Hippolyte a nommées à madame.

BOMBANCE.

Ah ! ah ! dans les mêmes maisons.

Elle les regarde en riant.

Approchez donc !... Savez-vous que vous êtes très jolie ?...

LE DUC, avec élan.

N’est-ce pas, madame, n’est-ce pas ?...

BERNARDINE.

Vraiment, madame, vous trouvez ?...

BOMBANCE.

Et vous êtes toujours restée femme de chambre ?... Jamais l’idée ne vous est venue de monter en grade ?... Ces messieurs cependant ont dû vous le proposer bien souvent... Ils sont si canailles, ces messieurs !

BERNARDINE, jetant un regard au duc.

En effet, ces messieurs m’ont proposé quelquefois...

BOMBANCE.

Et vous n’avez pas voulu ?...

BERNARDINE.

Non, madame.

BOMBANCE.

Pourquoi ça ?...

BERNARDINE.

Ah ! vous savez, quand on voit ces choses-là de tout près, comme nous autres...

BOMBANCE, se levant vivement.

Ah ! comme tu as raison !... tu me plais beaucoup, sais-tu bien...

LE DUC.

Et à moi, donc ! et à moi !...

BOMBANCE, à Bernardine.

Tu t’exprimes en termes choisis, j’adore ça... Si tu veux, quand il n’y aura personne, tu ne seras plus ma femme de chambre, tu seras mon amie.

BERNARDINE.

Oh ! madame !...

BOMBANCE.

Tu veux bien, n’est-ce pas ?... Joues-tu le grabuge ?...

BERNARDINE.

Non, madame.

BOMBANCE.

Je te l’apprendrai.

BERNARDINE.

Merci, madame.

Rentre Cacolet, avec une facture.

CACOLET.

Des livres, maintenant... des livres que madame a fait prendre à la Librairie Nouvelle... Le Chien perdu et la Femme fusillée... Histoire du Consulat

Se découvrant avec émotion.

et de l’Empire... etc. etc... en tout, cent cinquante-trois francs cinquante...

BOMBANCE, voulant payer.

Tenez, le commis aura de la monnaie, sans doute.

LE DUC, l’arrêtant.

Oh ! encore ?...

BOMBANCE.

Comment ?...

LE DUC.

Je vous ai déjà déclaré que je ne souffrirais pas...

À Cacolet.

Qu’est-ce que vous avez dit ?...

Tirant son portefeuille.

CACOLET.

J’ai dit cent cinquante-trois francs cinquante.

LE DUC.

Voilà...

CACOLET, sortant, à Bombance.

Il est bien, n’est-ce pas ?...

BOMBANCE.

Je crois bien qu’il est bien !...

D’une voix douce.

Hippolyte...

Redescendant.

Je suis contente de vous... très contente...

LE DUC.

Madame est bien bonne...

BOMBANCE.

Et je vous garde...

Montrant Bernardine.

avec elle, bien entendu.

Avec intention.

Je vous garde tous les deux... Et, vous savez, pour ce qui est du sentiment, il ne faut pas vous gêner, avec moi...

BERNARDINE.

Comment ?...

BOMBANCE.

Je suis une bonne fille... et ça m’est tout à fait égal à moi, ces choses-là...

BERNARDINE.

Mais, madame, qu’entendez-vous par ?...

BOMBANCE, riant.

Eh ! pardieu, j’entends... je ne vous en fais pas un crime, au moins... quand on a servi dans les mêmes maisons, il est tout naturel...

BERNARDINE, très vivement.

Mais non, madame, mais non... vous vous trompez !

BOMBANCE.

Allons donc !

BERNARDINE.

Je vous assure !...

BOMBANCE se tourne vers le duc, le regarde ; il prend un air piteux.

Là... vraiment... non ?...

LE DUC.

Ce n’est pas l’envie qui m’en manque, mais je-suis obligé d’avouer que jusqu’à présent...

BOMBANCE.

C’est elle qui ne veut pas, alors ?

LE DUC.

Juste !...

BOMBANCE.

Ah ! ce n’est pas gentil... elle a tort...

LE DUC.

N’est-ce pas ?

BOMBANCE.

Certainement, elle a tort...

LE DUC, avec éclat.

Vous entendez, Virginie !

CACOLET, entrant, avec une troisième facture.

Cette fois-ci, madame, cette fois-ci, c’est de la parfumerie.

BOMBANCE, remontant un peu.

Ah ! donnez... que je voie si l’on a bien apporté tout ce dont j’ai besoin...

Examinant la note.

Oui, c’est bien, c’est très bien... Total : deux mille quatre cent soixante-dix francs.

Moment de silence. Elle regarde le duc ; celui-ci, sans s’occuper de Bombance, fait des signes à Bernardine qui est de l’autre côté de la scène.

Eh bien ?...

Le duc regarde Bombance sans avoir l’air de comprendre.

CACOLET, au duc.

Eh bien ?...

LE DUC.

Eh bien, quoi ?...

CACOLET.

Deux mille quatre cent soixante-dix francs, on vous dit...

LE DUC.

Deux mille ?...

BOMBANCE.

Oui... une note de parfumerie.

LE DUC, très simplement, tirant son portefeuille.

Ah ! pardon... je pensais à autre chose... Deux mille...

CACOLET.

Deux mille quatre cent soixante-dix francs.

LE DUC.

Voici...

À part.

J’ai bien fait de prendre une forte somme.

CACOLET, à Bombance, en sortant.

Qu’est-ce que vous en dites ?...

BOMBANCE, qui est remontée avec Cacolet.

C’est un trésor que ce garçon-là... Hippolyte !

LE DUC.

Madame ?

BOMBANCE, redescendant.

Je suis contente de vous... de plus en plus contente !

LE DUC s’approche de Bombance et va lui prendre la main.

Cela n’est rien...

BERNARDINE, vivement.

Eh bien !... qu’est-ce que vous faites ?...

LE DUC, à Bernardine.

Oh ! pardon...

BOMBANCE.

Hippolyte...

LE DUC.

Madame ?...

BOMBANCE.

Si vous voulez, pour ne pas embrouiller nos comptes, vous continuerez pendant le voyage à vous charger de toutes les dépenses... nous réglerons là-bas, à Pétersbourg.

LE DUC.

Sur les bords de la Néva...

BOMBANCE.

Oui, mon ami.

Rentre Cacolet.

Encore une facture ?...

CACOLET.

Non, madame, c’est un commissionnaire qui apporte un portrait...

BOMBANCE.

Un portrait !.. quel portrait ?... je n’attends pas de portrait...

BERNARDINE, avec élan.

Celui de ma...

CACOLET, bas.

N’ayez pas l’air de le reconnaître : je me méfie de ce commissionnaire...

BOMBANCE.

Eh bien, voyons... qu’est-ce que cela signifie ? Faites entrer cet homme...

TRICOCHE, entrant.

Me voici, madame.

Il entre brusquement et s’arrête, regardant autour de lui. Il est déguisé en commissionnaire jeune, blond, l’air absolument stupide, avec des habits trop courts il a un cadre sous le bras.

CACOLET, bas, à Bernardine.

Attention !

Il passe devant le duc et Bernardine et rejoint Tricoche. Tous deux s’examinent, puis font, quelques pas ensemble, toujours en s’observant.

 

 

Scène IV

 

BOMBANCE, CACOLET, LE DUC, BERNARDINE, TRICOCHE

 

BOMBANCE.

Eh bien ! parlerez-vous ?

TRICOCHE, souriant.

Que je parle ?...

BOMBANCE.

Qu’est-ce que vous venez faire ici ?

TRICOCHE.

J’apporte quelque chose qu’on m’a dit d’apporter.

BOMBANCE.

Eh ! quoi ?...

TRICOCHE.

J’apporte ça.

Il soulève le cadre et montre le portrait ; la tête de Tricoche est cachée par le tableau.

BERNARDINE, d’une voix étouffée.

Ma mère !...

BOMBANCE, presque en même temps.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Cacolet tousse bruyamment.

TRICOCHE, passant la tête, vivement.

Qu’est-ce qui a dit : « Ma mère !... »

LE DUC.

Ce n’est pas Virginie... Virginie n’a rien dit... elle n’a rien dit du tout, Virginie...

TRICOCHE, en riant, à Bombance.

Alors c’est vous qui avez ?...

BOMBANCE.

Qu’est-ce que j’ai fait ?...

TRICOCHE.

Vous avez poussé un cri.

BOMBANCE.

Moi ?

TRICOCHE.

Oui, vous avez poussé un cri... j’ai bien entendu... vous avez dit : « Ma mère !... »

BOMBANCE.

Il est idiot... Qui est-ce qui vous a dit d’apporter ça ?

TRICOCHE.

Qui est-ce qui m’a dit ?...

BOMBANCE.

Vous ne savez pas quelle est la personne ?...

TRICOCHE.

Ça n’est pas une personne.

BOMBANCE.

Comment ?...

TRICOCHE.

C’est deux personnes... deux personnes très bien, qui se promenaient avec ça sous le bras... Alors il y a une de ces deux personnes qui m’a dit : « Mon garçon, qu’elle m’a dit, ça nous embête de nous trimballer avec cette enseigne.

Indignation de Bernardine.

Tu vas porter ça à cette adresse-là. »

BOMBANCE.

Et l’on vous a donné l’adresse ?...

TRICOCHE.

Oui, l’on m’a donné... Attendez, je vais vous montrer... Voulez-vous tenir, monsieur l’invalide ?

Il remet le portrait à l’invalide. À part.

On se méfie, mais c’est égal, je la tiens...

Il tire plusieurs papiers de sa poche.

Non, c’est pas ça.

En riant.

Ça, c’est une lettre que je dois porter depuis huit jours et que je ne porte pas parce que je l’oublie... c’est-il farce ! c’est-il farce !

Il rit bruyamment, se tourne du côté de Cacolet qui lui aussi se met à rire ; puis tous deux brusquement, en même temps, cessent de rire et se regardent longuement.

La voilà... l’adresse... regardez, c’est bien ici...

Il donne un papier à Bombance.

BOMBANCE.

Oui, c’est bien ici.

TRICOCHE.

Eh bien ! alors... c’est-il farce ! c’est-il farce !

Même jeu de scène entre Tricoche et Cacolet.

BOMBANCE.

On se sera trompé, voilà tout.

TRICOCHE.

Eh bien ! alors, si ce portrait n’est pas pour vous,

Bombance fait signe que non.

ni pour vous.

Il regarde Bernardine.

LE DUC, répondant pour Bernardine.

Non, non...

TRICOCHE, au duc.

Ni pour vous...

LE DUC.

Pas pour moi non plus...

TRICOCHE.

Ni pour monsieur l’invalide...

À part.

Qu’est-ce que c’est que cet invalide-là ?...

Haut.

Je vais le remporter, ce portrait.

BERNARDINE, bas.

Oh ! non, je ne souffrirai pas...

CACOLET, bas.

Taisez-vous.

TRICOCHE.

Hein !...

Personne ne bouge. À part.

Maintenant il me faudrait un fiacre et quelques amis pour me prêter main-forte...

Haut.

Je vais le remporter et tâcher de retrouver les deux personnes qui m’ont dit... je vais tâcher de les retrouver...

CACOLET.

Vous aurez de la peine...

TRICOCHE.

P’t’être bien, p’t’être bien... mais ça ne fait rien, je les retrouverai. Quand je veux trouver, moi, je trouve...

Il regarde dans les yeux Cacolet, qui se tient courbé en deux, appuyé sur sa béquille d’invalide. Avec le cadre du portrait, il donne un coup sur la béquille Cacolet tombe par terre, le nez en avant. Tricoche aussitôt se sauve en courant, après avoir dit à part.

C’est Cacolet.

CACOLET, accroupi par terre, à part.

De l’amour-propre... c’est Tricoche...

Il se lève, regarde autour de lui, et, ne voyant plus Tricoche.

Eh bien ! il est parti ?... Attends, attends !

Il sort en courant à toutes jambes et en se jetant avec un grand bond sur la porte du fond.

 

 

Scène V

 

BOMBANCE, BERNARDINE, LE DUC

 

BOMBANCE.

Il est idiot... mais un mot qu’il a dit me fait songer que j’en ai une, de mère, qui tient un petit café dans la banlieue, et que j’ai promis d’aller dîner avec elle, ce soir, avant de partir... Hippolyte !...

LE DUC.

Madame ?...

BOMBANCE.

Je vais écrire une lettre pour ma mère, vous la porterez... à moins que cela vous ennuie de la porter ; si cela vous ennuie, vous ne la porterez pas.

LE DUC.

Alors, puisque madame me laisse le choix, j’aime autant ne pas...

BOMBANCE.

C’est très bien, vous la ferez porter par le concierge... Vous comprenez bien que je ne veux pas tourmenter un domestique comme vous... Hippolyte !

LE DUC.

Madame ?...

BOMBANCE, près de la porte.

Je suis contente de vous, très contente.

Elle entre dans sa chambre.

 

 

Scène VI

 

LE DUC, BERNARDINE

 

BERNARDINE.

Je vous défends de vous laisser regarder comme ça.

LE DUC.

Mais, Bernardine...

BERNARDINE.

Je vous le défends. Quand cette femme vous regarde, quand elle vous parle, elle a un air...

LE DUC.

Jalouse !...

BERNARDINE.

Eh bien ! oui, je le suis.

LE DUC.

C’est bien fait... na !...

BERNARDINE.

Comment ?...

LE DUC.

Ça vous apprendra !...

BERNARDINE.

Que voulez-vous dire ?

LE DUC.

Si vous ne m’aviez pas refusé ce que je vous ai demandé dans le fiacre...

BERNARDINE.

Duc !

LE DUC.

Je vous ai demandé de me dégager de ce serment.

BERNARDINE.

Ah !

LE DUC.

De ce serment que vous avez exigé de moi avant de nous mettre en route... et que, moi, j’ai eu la bêtise...

BERNARDINE.

Si vous trouviez que c’était une bêtise, pourquoi l’avez-vous fait ?...

LE DUC.

Mais, parce que j’espérais...

BERNARDINE.

Parce que vous espériez ?...

LE DUC.

Eh ! oui, parce que j’espérais que, vous-même, vous comprendriez, et qu’alors...

BERNARDINE.

Vraiment, vous avez espéré ça ?

LE DUC.

In petto ! in petto !...

BERNARDINE, avec hauteur.

Eh bien, mon cher, vous vous êtes trompé.

LE DUC, furieux.

Bernardine !

BERNARDINE.

Des menaces ?...

LE DUC.

Non, des plaintes.

BERNARDINE.

J’ai cru que vous alliez me battre.

LE DUC.

Je le devrais peut-être.

BERNARDINE.

Par exemple !...

LE DUC.

Qui sait ?... si je vous battais, qui sait si ce ne serait pas vous qui alors... à mes pieds...

BERNARDINE.

Mais quelle femme croyez-vous donc que je suis ?

LE DUC.

Une franche coquette, à ne vous rien celer.

BERNARDINE.

Comment !... parce qu’il vous a plu de me trouver jolie, parce que j’ai eu la faiblesse de me laisser aimer, vous vous êtes figuré comme cela que tout de suite...

LE DUC.

Oh ! non, non, pas tout de suite... Je savais très bien. Au cercle, on m’avait prévenu...

BERNARDINE.

On vous avait ?...

LE DUC.

On m’avait dit qu’il me faudrait trois mois.

BERNARDINE, suffoquée.

En vérité, vous avez une singulière façon de me remercier de ce que j’ai fait pour vous...

LE DUC.

Eh ! mon Dieu ! qu’avez-vous donc fait ?

BERNARDINE.

Comment ! ce que j’ai fait ? mais je me suis fait enlever !...

LE DUC.

À quoi cela me sert-il ?

BERNARDINE.

Plaît-il ?...

LE DUC.

Ah ! ce serment !... ce serment !...

BERNARDINE, avec le dernier mépris.

C’est le costume que vous portez, sans doute, c’est ce costume qui vous inspire de pareils sentiments.

LE DUC.

Avec ça qu’elle est gaie, ma situation !... Tout à l’heure, quand madame, en nous interrogeant tous les deux, m’a fait l’honneur de croire que nous étions coupables...

BERNARDINE.

Eh bien ?...

LE DUC.

Eh bien, si vous croyez que ça m’a amusé de lui dire que nous ne l’étions pas !... J’étais tout honteux, et je devais avoir un air bête en disant ça !...

BERNARDINE, indulgente.

Mais non... pas trop...

LE DUC.

Là, vraiment. pas trop ?

BERNARDINE, gentiment.

Non, pas trop...

Éclatant de rire.

mais un peu.

LE DUC, exaspéré.

Ah ! vous vous jouez trop de moi, Bernardine, en vérité, vous vous jouez trop de moi !...

Il va s’accouder à la cheminée, la tête dans ses mains. Bernardine s’est assise sur le canapé.

BERNARDINE, d’une voix douce.

Émile !...

Le duc ne bouge pas.

Venez ici, Émile...

LE DUC.

Non !...

BERNARDINE.

Venez ici tout de suite.

Le duc se rapproche en rechignant comme un enfant qui boude.

Venez et ne soyez plus méchant... allons... allons donc... agenouillez-vous là, bien gentiment, devant moi...

LE DUC.

À quoi bon ?

Il s’agenouille.

BERNARDINE, calmement.

Grand enfant !... vous savez bien que je vous aime...

LE DUC.

Oui, je le sais.

BERNARDINE.

Cela devrait vous suffire.

LE DUC, avec éclat.

Eh bien, non, cela ne me suffit pas !

Entre Bombance, une lettre à la main ; elle voit le duc aux genoux de Bernardine.

 

 

Scène VII

 

LE DUC, BERNARDINE, BOMBANCE

 

BOMBANCE.

Hippolyte... je vous demande pardon. Hippolyte. j’aurais dû frapper, peut-être...

LE DUC, se relevant.

Non, non, c’est très bien.

Coup de sonnette au dehors.

BOMBANCE.

Il me semble qu’on a sonné, Hippolyte.

LE DUC.

Vous croyez ?...

BOMBANCE.

J’en suis sûre... Cela vous ennuie-t-il d’aller ouvrir ?... si cela vous ennuie, j’enverrai Virginie...

BERNARDINE, indignée.

Par exemple !...

LE DUC.

Non, non... j’y vais...

BOMBANCE.

Je vous ai dit que j’attendais quelques amis. C’est un de ces amis, sans doute... Vous me l’annoncerez, et après, si cela ne vous contrarie pas, vous irez dire au concierge de porter cette lettre.

LE DUC.

À madame votre mère ?...

BOMBANCE.

Oui, Hippolyte.

LE DUC.

Donnez... je vais annoncer, et puis j’irai dire au concierge...

Il prend la lettre et sort par la gauche.

BOMBANCE.

Merci.

À Bernardine, pendant que le duc est sorti.

Comment pouvez-vous avoir le cœur de faire poser ?...

Le duc rentre.

Eh bien ! qu’est-ce ?...

LE DUC, très gaiement.

C’est un huissier...

BOMBANCE.

Un huissier comment diable a-t-il pu savoir que je serais à Paris aujourd’hui ?...

L’HUISSIER, entrant.

C’est mon cœur qui me l’a dit, madame.

L’huissier, c’est Tricoche, tout en noir, avec une perruque et des favoris blonds, enjoué, vif, remuant, doué d’une volubilité singulière, Le, duc sort après avoir introduit Tricoche.

 

 

Scène VIII

 

BOMBANCE, BERNARDINE, TRICOCHE, TROIS HOMMES

 

BOMBANCE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... vous êtes huissier ?...

TRICOCHE.

Mignon, maître Mignon, pour vous servir !

BOMBANCE.

C’est singulier, je croyais connaître tous les huissiers. de Paris, et, vous, je ne vous connais pas.

TRICOCHE, très gaiement.

Nous allons faire connaissance...

Il va à la porte.

Entrez, vous autres.

Entrent trois faux clercs d’huissier. Costumes de l’emploi.

BOMBANCE.

Et vous venez de la part ?...

TRICOCHE.

De madame Nourrisson.

BOMBANCE.

Vieille coquine !... Vous venez saisir ?

TRICOCHE.

Si vous le permettez...

À Bernardine, qui fait un mouvement pour sortir.

Hé là ! mademoiselle, ne bougez pas. s’il vous plaît !

BERNARDINE, étonnée.

Pourquoi ?

TRICOCHE.

Nous vous le dirons tout à l’heure.

BOMBANCE, à Bernardine.

Viens donc, va, et laisse-les faire. Nous allons rire un peu.

Elle s’étend sur le canapé. Bernardine vient se placer derrière elle. Deux des hommes de Tricoche se sont installés à la table et préparent leur papier timbré. Tricoche et un des hommes sont debout sur le devant de la scène.

L’HOMME, bas.

Eh bien ! et Cacolet ?...

TRICOCHE, bas.

Rien à craindre : mes hommes l’ont empaqueté, ficelé et jeté dans le fiacre de Pitanchard... Pitanchard est en train de lui faire faire, au pas et à l’heure, une promenade qui durera jusqu’à minuit. Nous pouvons marcher.

Haut.

Attention ! je procède...

Tricoche commence à dicter.

En vertu d’un jugement rendu par le tribunal de commerce, en date du... Vous avez la date ?... à la requête de madame Nourrisson, marchande à la toilette, j’ai, moi, Mignon, huissier, demeurant rue Tirechape, n° 199, fait commandement itératif à mademoiselle Fanny Bombance, parlant à sa personne, ainsi déclarée, de, sur-le-champ, payer la somme de trois cents francs en capital, plus les intérêts et les frais, le tout au total montant à la somme de onze mille deux cent cinquante-sept francs vingt-cinq centimes, lui déclarant que, faute par elle de ce faire, je vais procéder à la saisie, ce à quoi la dite demoiselle Fanny Bombance ayant répondu...

À Bombance.

Qu’est-ce que vous répondez ?

BOMBANCE.

Flûte !...

TRICOCHE, continuant à dicter, du même ton.

Ayant répondu : « Flûte ! » nous avons immédiatement procédé à la saisie ; 1° dans une pièce de l’entresol, servant de petit salon, une riche….

Examinant la pendule et les flambeaux.

oui

Reprenant.

une riche garniture de cheminée.

BOMBANCE.

Dites donc, vous savez que je suis en garni !...

TRICOCHE, continuant.

Item : une superbe table.

Examinant la table.

en bois ordinaire.

BOMBANCE, haussant la voix.

En garni !

TRICOCHE, continuant, s’approche de Bombance.

Item : une superbe ottomane.

BOMBANCE, criant.

En garni !!!

TRICOCHE.

En garni ?...

BOMBANCE.

Un peu !... Ne devant passer que vingt-quatre heures à Paris... vous supposez bien que je n’ai pas été assez bête...

TRICOCHE.

Alors, vous êtes nomade ?

BOMBANCE, furieuse.

Vous dites ?...

TRICOCHE.

Vous êtes nomade...

BOMBANCE, se levant.

Pas d’insolence !... je suis polie avec vous, soyez poli... Il m’appelle nomade !

TRICOCHE.

Il n’y a pas d’insolence. Vous êtes nomade... mais je puis au moins saisir vos objets mobiliers... Où sont vos malles ?...

BOMBANCE, en riant.

Mes malles ?

TRICOCHE.

Oui.

BOMBANCE, passant à gauche.

Cherche, mon bonhomme, cherche !... je n’ai ici que ce que j’ai sur moi, et ça... c’est insaisissable.

TRICOCHE, avec doute.

Oh ! oh !...

BOMBANCE.

Mais oui, c’est insaisissable !...

TRICOCHE, galant.

Vous n’oseriez pas dire que cela n’a jamais été saisi...

BOMBANCE, avec hauteur.

Qu’est-ce que c’est ?...

TRICOCHE, changeant de ton.

Je vous demande pardon, madame... je vous parle comme si vous étiez vraiment mademoiselle Fanny Bombance...

BOMBANCE, stupéfaite.

Comment, comme si j’étais ?...

TRICOCHE, respectueux.

Je sais très bien que vous n’êtes pas...

BOMBANCE.

Voilà que je ne suis pas Fanny Bombance, à présent !...

TRICOCHE.

Et vous avez beau essayer de jouer ce rôle.

BOMBANCE.

Et qui est-ce donc, s’il vous plaît, si ce n’est pas moi ?

TRICOCHE, montrant Bernardine.

C’est mademoiselle.

BERNARDINE.

Moi !

BOMBANCE.

Ma femme de chambre !...

TRICOCHE, à Bernardine.

Quand on tient à passer pour une femme de chambre, on ne garde pas les boucles d’oreille que vous avez.

BERNARDINE.

Mais pas du tout, monsieur, pas du tout ! je suis...

TRICOCHE.

Vous êtes ?...

BERNARDINE, troublée.

Je suis... on vous a dit... Virginie, la femme de chambre...

TRICOCHE.

Je m’attendais à ces dénégations ; mais, comme il y a doute, comme je suis porteur d’un jugement contre la demoiselle Fanny Bombance, comme je sais que la demoiselle Fanny Bombance est l’une de vous deux et que je ne sais pas laquelle, le plus simple me paraît être de vous emmener toutes les deux devant le juge...

BERNARDINE, avec effroi.

Devant le juge !...

TRICOCHE.

Et je vais vous emmener.

BOMBANCE.

Nous emmener ?...

TRICOCHE.

Parfaitement !

BOMBANCE.

À moi ! à moi !...

Rentre le duc.

 

 

Scène IX

 

BOMBANCE, BERNARDINE, TRICOCHE, LES TROIS HOMMES, LE DUC

 

LE DUC, entrant.

Qu’est-ce qui se passe ?...

BOMBANCE.

Hippolyte !... et moi qui l’avais oublié !...

À Tricoche.

Vous dites que je vous dois ?...

TRICOCHE.

Mais, puisque vous ne pouvez pas...

BOMBANCE, avec autorité.

Je vous demande ce que je vous dois.

TRICOCHE.

Avec les intérêts et les frais ?...

BOMBANCE.

Oui, oui, tout, dites tout...

TRICOCHE.

Onze mille deux cent cinquante-sept francs vingt-cinq centimes.

BOMBANCE, se rapprochant d’Hippolyte.

Onze mille deux cent cinquante-sept francs vingt-cinq centimes... Hippolyte !...

LE DUC, se grattant l’oreille.

J’entends. Mais, diable !... c’est un peu...

BERNARDINE, bas.

Il le faut il veut nous emmener chez le juge.

LE DUC.

Oh ! alors... Mais c’est égal, c’est un peu...

Il commence à payer, en comptant les billets.

Onze mille... Certainement il m’est arrivé de donner autant que cela, et même plus. Chez Adélaïde de Valgeneuve, par exemple... j’ai souvent donné... mais alors, c’était...

Il rencontre un regard de Bernardine.

TRICOCHE, à Bombance.

Enfin, il est entendu que vous ne payez pas ?...

LE DUC, allant à Tricoche.

Tenez, l’homme, voilà votre argent.

TRICOCHE, à part.

Il paye !... qu’est-ce que cela signifie ?

LE DUC.

Vous êtes payé... sortez !...

TRICOCHE, à part.

Eh bien, c’est manqué... on trouvera autre chose.

Haut, à Bombance.

Au plaisir de vous revoir, madame.

À ses hommes.

Venez, vous autres.

Il sort avec ses hommes, par la gauche. Bernardine et le duc s’assoient sur le canapé. Ils causent tous les deux à voix basse. Le duc montre à Bernardine les papiers que l’huissier lui a remis.

 

 

Scène X

 

LE DUC, BERNARDINE, BOMBANCE

 

BOMBANCE.

Hippolyte, ne vous dérangez pas.

Elle vient s’asseoir sur le canapé, près du duc, qui se trouve serré entre les deux femmes. Inquiétude de Bernardine elle tire le duc de son côté. Jeu de scène.

Je vous ai dit que nous partirions pour Pétersbourg, mais si vous aimez mieux ne pas quitter Paris...

LE DUC.

Ne pas quitter Paris ?...

BOMBANCE.

Oui... Si vous vous engagiez à rester à mon service, je consentirais volontiers...

LE DUC.

Mais pas du tout !... je tiens beaucoup, au contraire...

BOMBANCE.

Vous tenez à ce que nous partions ?...

LE DUC.

Sans doute, puisque c’est pour cela...

BOMBANCE.

C’est très bien... c’est très bien. Nous partirons.

Elle va pour rentrer chez elle.

Un mot encore, Hippolyte : je vous ai recommandé tout à l’heure de recevoir mes amis... et de ne pas recevoir les créanciers... C’est changé, maintenant... vous recevrez tout le monde... les créanciers comme les autres...

LE DUC.

Bien, madame.

BOMBANCE, s’arrêtant avant de sortir.

Seulement, ne vous éloignez pas... Décidément, Hippolyte, je suis contente, oh ! mais, là, de plus en plus contente...

Elle rentre chez elle.

 

 

Scène XI

 

LE DUC, BERNARDINE, puis BRELOQUE, puis VAN DER POUF

 

BERNARDINE.

Duc, partons d’ici.

LE DUC.

Nous ne pouvons pas, puisque l’invalide... puisque M. Cacolet a promis de revenir...

BERNARDINE.

Mais puisqu’il ne revient pas !...

Coup de sonnette.

LE DUC.

On a sonné... C’est lui, peut-être.

En sortant.

Je vais ouvrir ; mais, si c’est un créancier, je le flanque à la porte.

Il sort.

BERNARDINE.

Mais qu’est-ce qu’il peut faire, ce M. Cacolet, qu’est-ce qu’il peut faire ?... Il nous laisse là...

Rentre le duo, effaré.

LE DUC.

C’est M. Breloque, le caissier de votre mari !...

BERNARDINE, vivement.

Il vous a reconnu ?

LE DUC.

Non, parce que je me suis sauvé.

Entre Breloque.

Prenez garde !

Il va à l’extrême gauche, et Bernardine à l’extrême droite. Tous les deux restent là, tournant le dos.

BRELOQUE, entrant à gauche.

Voilà une façon d’ouvrir la porte !... C’est moi... J’ai supposé qu’après ce qui était arrivé, le patron ne viendrait pas... alors, je suis venu... Mademoiselle Bombance ?

Il s’adresse d’abord à Bernardine, puis au duc.

LE DUC et BERNARDINE, le dos tourné et les bras étendus, faisant des signes par derrière.

Là... elle est là...

BRELOQUE, surpris.

Ah çà ! mais...

LE DUC, toujours sans se retourner.

Elle est là, on vous dit...

BRELOQUE.

Quels drôles de domestiques !...

Il entre chez Bombance.

BERNARDINE, revenant au duc.

Ah ! mon ami...

Nouveau coup de sonnette.

LE DUC.

Parions que ça va encore être quelqu’un que je connaîtrai... Je suis sûr que je les connais tous !

BERNARDINE.

Restez, alors ; moi qui n’en dois connaître que quelques-uns, je vais ouvrir.

Elle sort.

LE DUC.

Décidément, cette cachette n’est peut-être pas suffisamment sûre pour nous.

Rentre Bernardine. folle de terreur.

Encore une connaissance ?...

Bernardine n’a pas la force de répondre. Entre Van der Pouf. Même jeu que tout à l’heure : Bernardine et le duc tournent le dos ; Bernardine prend l’extrême gauche, le duc la droite.

VAN DER POUF.

J’ai de bonnes nouvelles, Tricoche est sur la piste ; alors, je me suis dit : « Puisque tout va bien, je ne vois pas pourquoi je n’irais pas », et je suis venu chez Fanny Bombance... Mademoiselle Fanny Bombance ?

Le duc et Bernardine lui indiquent la porte sans parler.

Elle est là, elle m’attend... bien ! quelle discrétion !... De cette façon-là, les domestiques ne voient pas les personnes qui viennent.

Il sort.

BERNARDINE.

Partons d’ici, Émile... partons d’ici...

LE DUC.

Mais nous ne pouvons pas, puisque...

La porte au fond s’ouvre paraît Cacolet en cocher de fiacre grande houppelande, sabots, gants de tricot, un brûle-gueule à la bouche, un fouet à la main.

 

 

Scène XII

 

LE DUC, BERNARDINE, CACOLET

 

BERNARDINE.

Encore un !

Bernardine et le duc se retournent vivement. Même jeu de scène qu’aux deux entrées précédentes.

CACOLET.

Qu’est-ce qu’ils ont ?...

LE DUC, le dos tourné.

Madame est là, on vous dit... madame est là...

CACOLET.

Mais vous ne me reconnaissez donc pas ?... c’est moi, Cacolet...

BERNARDINE.

Ah !... monsieur Cacolet !...

LE DUC.

Nous nous faisions un mauvais sang en vous attendant !

CACOLET.

J’ai été retenu, je vous conterai ça ; je m’en suis tiré en achetant, pour votre compte, le fiacre, les chevaux et le carrick de Pitanchard ! ça vous coûte trois mille francs.

Tendant un papier au duc.

Prenez ça.

LE DUC.

Un numéro de voiture ?...

CACOLET.

C’est votre titre de propriété... Venez vite... Là où je vais vous cacher, Tricoche ne vous trouvera pas... Passez, madame.

LE DUC.

Pardon... je ne comprends pas bien...

CACOLET.

Vite, donc !

Il pousse le duc. Tous les trois sortent. À peine sont-ils sortis, rentre Van der Pouf furieux. Il tient Breloque par le collet et le secoue de toutes ses forces. Bombance, riant aux éclats, paraît sur le seuil de la porte, à gauche.

VAN DER POUF, furieux.

Allons vérifier votre caisse, monsieur Breloque, allons vérifier votre caisse !

 

 

ACTE IV

 

Le café du Monstre vert, à Montparnasse. Porte d’entrée au fond. Porte à gauche conduisant à l’arrière-boutique. Autre porte intérieure à droite. Le comptoir à gauche. Un billard au milieu du café. Tables tout autour de la salle. Le gaz est allumé.

 

 

Scène première

 

MADAME BOQUET, assise au comptoir, MONSIEUR DES ESGOPETTES, assis à une table voisine du comptoir, UN CONSOMMATEUR, DEUX JOUEURS DE BILLARD, finissant une partie, au fond, DEUX JOUEURS DE PIQUET, à côté d’eux, UNE FEMME endormie, puis JUSTIN

 

PREMIER JOUEUR, carambolant.

Et trente !... j’ai gagné...

DEUXIÈME JOUEUR.

J’ai perdu... Garçon, les frais !

MADAME BOQUET.

Tout de suite, monsieur.

LE CONSOMMATEUR, à gauche.

Garçon, un grog !...

PREMIER JOUEUR.

Garçon, il nous manque un sept de carreau.

MADAME BOQUET.

Voilà, messieurs, voilà...

DES ESCOPETTES.

Vous aurez beau dire, madame Boquet, vous ne vous déciderez pas à vendre votre fonds, vous ne nous ferez pas ce chagrin.

MADAME BOQUET.

Mande pardon, monsieur des Escopettes... mande pardon... je vous quitterai dès que mon homme d’affaires m’aura trouvé un acquéreur ; mais je vous regretterai, monsieur des Escopettes.

DES ESCOPETTES.

Comment l’appelez-vous, votre homme d’affaires ?

MADAME BOQUET.

Je l’appelle Cacolet... C’est un futé...

LE CONSOMMATEUR.

Eh bien ? et ce grog ?...

MADAME BOQUET.

Tout de suite, monsieur.

DEUXIÈME JOUEUR.

Et ces frais ?...

MADAME BOQUET.

Le garçon va venir, monsieur.

DEUXIÈME JOUEUR.

Pourquoi n’est-il pas ici, le garçon ?...

MADAME BOQUET, avec dignité.

Vous voudrez bien, je suppose, lui laisser le temps de dresser mon couvert pour mon dîner...

DEUXIÈME JOUEUR.

Je m’en fiche pas mal, de votre dîner !... tout ça c’est des frimes pour allonger les frais.

LE CONSOMMATEUR.

Et moi, j’attends mon grog...

MADAME BOQUET, à part.

Malhonnêtes !

À M. des Escopettes.

Et vous voulez que je continue à vivre au milieu de gens qui ont si peu d’égards ?... Non, monsieur des Escopettes... Dès que mon établissement sera vendu...

Entre Justin, par la droite.

DEUXIÈME JOUEUR.

Enfin !... ce n’est pas malheureux...

MADAME BOQUET.

Voyez billard, Justin.

JUSTIN.

Qu’est-ce que vous avez ?

DEUXIÈME JOUEUR.

Un grog, deux tabacs et les frais.

JUSTIN.

Une heure quarante de frais.

DEUXIÈME JOUEUR.

Mais il y a un quart d’heure que nous ne jouons plus...

JUSTIN.

Pourquoi ne l’avez-vous pas annoncé ?...

DEUXIÈME JOUEUR, frappant sur le comptoir.

Je l’ai dit au comptoir... pas vrai que je l’ai dit ?...

JUSTIN.

Nous disons, 26 et 2 font 28 et 6 font 34... c’est 34 sous...

On le paie, il rend la monnaie.

34 et 6 font 40... voilà, monsieur.

LE CONSOMMATEUR.

Et mon grog ?... est-ce pour aujourd’hui, garçon ?...

JUSTIN.

Voilà ! voilà le grog demandé...

Le verre du joueur de billard étant à demi plein, Justin verse de l’eau dans ce verre, fait ainsi un nouveau grog et va le porter au consommateur.

Voilà, monsieur.

LE CONSOMMATEUR, buvant.

Il est léger, votre grog !...

JUSTIN.

C’est la spécialité de la maison, monsieur.

Le deuxième joueur, en sortant, envoie de la fumée dans le nez de madame Boquet, qui se met à tousser. Les deux joueurs sortent.

MADAME BOQUET.

Malhonnête !

À Justin.

Vous avez mis deux couverts ?...

JUSTIN.

Oui, madame.

DES ESCOPETTES se lève.

Vous attendez quelqu’un ?...

MADAME BOQUET quitte son comptoir et descend en scène.

J’attends ma fille Fanny. Avant de partir pour la Russie, elle vient manger un gigot avec sa mère. Voulez-vous dîner avec nous ?

DES ESCOPETTES.

Avec plaisir...

MADAME BOQUET.

Justin, vous mettrez un troisième couvert.

Justin prend les billes, va les serrer dans le bas du comptoir, donne un coup de serviette sur les bandes, puis sort.

DES ESCOPETTES.

Vous la revoyez, votre fille ?

MADAME BOQUET.

De temps à autre ; il y a cinq ans que je ne l’ai vue.

DES ESCOPETTES.

Mais vous n’êtes plus mal ensemble ?... enfin... vous avez pardonné ?...

MADAME BOQUET.

Oui.

DES ESCOPETTES.

Ah !...

MADAME BOQUET.

Ai-je eu tort, monsieur des Escopettes ?

DES ESCOPETTES.

Au contraire, madame Boquet... au contraire...

MADAME BOQUET.

Le jour où elle a filé d’ici avec ce mauvais petit cabotin des Batignolles, j’étais furieuse ; mais qu’est-ce que vous voulez ?... quand, six mois après, je l’ai vue revenir dans une grande voiture jaune qui a fait une émeute dans le quartier... ces choses-là, on a beau dire, ça fait toujours quelque chose sur une mère.

DES ESCOPETTES.

Ça la flatte...

MADAME ROQUET.

Naturellement !... Et puis je me suis laissé dire que de mal tourner ça n’avait plus l’importance que ça avait. autrefois.

Elle va se remettre au comptoir.

DES ESCOPETTES.

En effet, madame Boquet, en effet !... les mœurs s’adoucissent de jour en jour.

Des Escopettes remonte s’asseoir à une table du fond, à droite. Entre brusquement Cacolet, toujours en cocher.

 

 

Scène II

 

MADAME BOQUET, DES ESCOPETTES, CACOLET, puis LE DUC et BERNARDINE, puis JUSTIN

 

Il ne reste plus au fond de la scène, derrière le billard, que les deux joueurs de piquet et la femme endormie.

CACOLET fait entrer le duc et Bernardine et les traîne devant le billard ; il va au comptoir.

Madame Boquet.

Madame Boquet le regarde sans le reconnaître.

Ne cherchez pas, je suis Cacolet... Vous voulez toujours vendre votre fonds ?

MADAME BOQUET.

Plus que jamais.

CACOLET.

Combien ?

MADAME BOQUET.

Dix mille francs.

CACOLET, au duc.

Donnez dix mille francs.

LE DUC, abruti, épuisé.

Dix mille francs !

CACOLET.

Oui.

LE DUC, ouvrant son portefeuille.

Bien... bien... allez... je suis lancé...

CACOLET.

Allons, descendez de là, madame Boquet.

À Bernardine.

Et vous, madame, vite, vite, installez-vous...

Il installe Bernardine au comptoir, elle s’assied et reste là, jusqu’à la fin de la scène. silencieuse, immobile. atterrée, anéantie.

MADAME BOQUET, à Cacolet, après avoir pris l’argent.

Voici les clefs, monsieur, voici les titres.

Entre Justin.

CACOLET, sautant sur lui.

Au garçon, maintenant !... Vite, donne ta veste, donne ta serviette... donne ton tablier...

JUSTIN, se débattant.

Comment, comment ?...

CACOLET.

On te les achète... avec ta situation de garçon de café... trois cents francs.

Au duc.

Duc, donnez trois cents francs.

LE DUC, donnant.

Allez... allez toujours...

JUSTIN.

Ah bien ! si on me donne trois cents francs...

Il ôte son tablier. Le duc, aide par Cacolet, a ôté sa livrée.

CACOLET, jetant cette livrée à Justin.

Prends cela par-dessus le marche et décampe...

Justin s’en va.

Vite, duc, vite.

Il aide le duc à enfiler la veste, lui attache le tablier, lui met la serviette sous le bras. À madame Boquet.

Qu’est-ce que vous faites encore là, vous ?...

MADAME BOQUET.

Un mot seulement, monsieur Cacolet... J’attends ma fille... elle doit venir dîner avec M. des Escopettes et moi, là... dans l’arrière-boutique ; je vais l’attendre...

Au duc.

Vous aurez la bonté de lui dire que je suis là, n’est-ce pas, et de me l’envoyer ?

LE DUC.

Soyez tranquille...

MADAME BOQUET.

Venez-vous, monsieur des Escopettes ?

DES ESCOPETTES, qui est reste au fond, faisant des saluts et envoyant des sourires à Bernardine.

Je viens. me voilà, madame Boquet... me voilà.

Ils sortent tous les deux par la gauche.

CACOLET.

Hein ! comme c’est enlevé !... Cette fois, vous voilà bien cachés.

Il se verse un petit verre et il boit.

LE DUC.

Et allons-nous être un peu tranquilles enfin ?...

CACOLET.

Ça, je ne sais pas... ça dépendra des consommateurs qui viendront... mais n’ayez pas peur... avant une heure, vous aurez quitté Paris...

LE DUC, sans enthousiasme.

Nous aurons quitté Paris ?...

CACOLET.

Sans doute... est-ce que ce n’est pas cela que vous voulez ?...

Il boit un second petit verre.

LE DUC.

Si fait !

CACOLET, tirant de sa poche un vieux porte-monnaie délabré.

Eh bien, alors... Qu’est-ce que je vous dois ?

LE DUC.

Pourquoi ça ?

CACOLET.

Mon petit verre...

LE DUC.

Comment ?... vous voulez ?... par exemple !... je ne souffrirai pas... Monsieur Cacolet... je ne souffrirai pas...

À Bernardine.

Ne recevez pas...

CACOLET.

Toujours gentilhomme !

Il sort, au fond, à droite.

 

 

Scène III

 

BERNARDINE au comptoir, LE DUC, puis DES ESCOPETTES, puis BOMBANCE

 

LE DUC.

Dites donc, Bernardine !...

BERNARDINE, comme sortant d’un rêve.

Eh bien... Quoi ?...

LE DUC.

Est-ce que vous ne vous sentez pas un peu... ? Toutes ces émotions, ces promenades en fiacre, ces perpétuels changements de position sociale... quant à moi, je suis claqué...

BERNARDINE.

Moi, je suis morte...

LE DUC.

Et il y a des moments, en vérité... il y a des moments où je ne puis m’empêcher de me dire que nous serions mieux chez votre mari.

BERNARDINE.

Ah !...

LE DUC.

N’est-ce pas ?... Et puis enfin... cela ne vient assurément qu’en seconde ligne... et je suis loin de vous en faire un crime... mais enfin... savez-vous ce que j’ai dépensé depuis que je vous ai enlevée ?

BERNARDINE, sèchement.

Non, je ne le sais pas...

LE DUC, assis sur le billard, en face du comptoir.

Eh bien, je vais vous le dire... 28 704 fr. 75 c.

BERNARDINE.

Eh bien ?... ne dirait-on pas ?...

DES ESCOPETTES, entrant à gauche et venant s’appuyer sur le billard, de l’autre côté.

Garçon, deux madères.

LE DUC.

Si c’étaient 28 704 fr. 75 c. une fois donnés, je ne dirais rien... mais supposons que nous nous aimions seulement pendant quinze jours... nous ne pouvons guère supposer que nos amours durent moins de quinze jours, n’est-ce pas ?... multiplions donc 28 704 fr. 75 c par 15... je vais calculer.

Il se met à écrire avec de la craie sur le billard.

5 fois 7 font 35.

DES ESCOPETTES.

Eh bien, garçon, et ce madère !...

LE DUC.

5 fois 7 font 35.

DES ESCOPETTES.

Je vous ai demandé un madère !...

LE DUC.

Voilà... voilà.

À Bernardine.

Où est le madère ?...

BERNARDINE.

Est-ce que je sais ? moi...

LE DUC.

Monsieur aurait-il l’extrême obligeance de me dire où est le madère ?

DES ESCOPETTES, venant au comptoir.

Le voici... Mettez la bouteille sur un plateau avec deux verres et portez cela dans l’arrière-boutique.

LE DUC prend la bouteille, les verres et le plateau, s’en va du côté de l’arrière-boutique et dit en traversant la scène.

Il est vrai que pour mes 28 704 fr. 75 c. je me trouve propriétaire d’un café, d’un fiacre, de deux petits chevaux, d’un fouet...

Il sort par la gauche.

DES ESCOPETTES, se rapprochant vivement.

Chut ! prenez garde, ne faites pas de bruit, à cause de madame Boquet... C’est moi qui suis M. des Escopettes.

BERNARDINE, effrayée

Monsieur...

DES ESCOPETTES.

Votre principal habitué...

Montrant la table voisine du comptoir. 

Cette place est ma place... je n’ai pas besoin de vous dire qu’il faudra me la garder...

BERNARDINE.

Bien, monsieur.

DES ESCOPETTES.

Tous les soirs, après mes journaux, j’ai l’habitude de causer avec la dame du comptoir...

BERNARDINE, se reculant.

Mais, monsieur...

DES ESCOPETTES, voulant escalader le comptoir.

Chut donc !... je vous dis... à cause de... Donnez-moi un baiser... mais ne faites pas de bruit.

Il saute sur le comptoir. Entre le duc.

BERNARDINE.

Que je vous donne !... Eh bien, monsieur, eh bien ?...

LE DUC, se jetant sur des Escopettes.

Attends, toi... attends !...

Il le tire par la jambe et le fait dégringoler.

DES ESCOPETTES, furieux.

Comment, drôle ! vous vous permettez...

BOMBANCE, paraissant au fond.

Le café du Monstre vert, c’est bien ici ?...

BERNARDINE, à part.

Ciel !

LE DUC, à part.

Ah ! mon Dieu ! Bombance...

Ils tournent le dos comme au troisième acte.

BOMBANCE.

Je viens dîner avec maman... Où est maman ?

BERNARDINE, lui montrant l’arrière-boutique, sans se retourner.

Là ! là ! elle est là !

LE DUC, même jeu.

Là ! là ! elle est là !

BOMBANCE.

Qu’est-ce qu’ils ont ?...

DES ESCOPETTES.

Madame votre mère est là, belle dame... voulez-vous me permettre de vous offrir mon bras ?

BOMBANCE.

Avec plaisir...

Ils sortent par la gauche.

LE DUC, se laissant tomber sur un tabouret.

Nous serions mieux chez votre mari ; décidément, nous serions mieux chez votre mari...

 

 

Scène IV

 

BERNARDINE, LE DUC, TRICOCHE, puis DEUX HOMMES

 

Paraît Tricoche en voyou, rôdeur de barrière ; il s’arrête un instant sur le seuil de la porte, entre, descend en scène, regarde de tous les cotés, retire sa pipe de sa bouche et en secoue la cendre en tapant sur une table.

BERNARDINE.

Qu’est-ce que c’est encore que celui-là ?

TRICOCHE.

Garçon !

Le duc ne bouge pas.

Garçon !

Bernardine se met à sonner pour prévenir le duc.

LE DUC.

Ah ! oui... c’est vrai !...

TRICOCHE.

Garçon !

LE DUC.

Que désire monsieur ?

TRICOCHE.

Un mêlé.

LE DUC.

Vous dites ?

TRICOCHE.

Je dis un mêlé... Est-ce que tu ne sais pas ce que c’est qu’un mêlé ?

LE DUC, allant au comptoir.

Non... mais je vais m’informer au comptoir.

TRICOCHE, à part.

Cette fois-ci, elle ne m’échappera pas.

LE DUC, à Bernardine.

Ma chère, ce monsieur demande un mêlé. Savez-vous ce que c’est ?

BERNARDINE.

Un mêlé... ce doit être un mélange.

LE DUC.

Vous avez raison.

Entrent deux des hommes qui accompagnaient Tricoche dans la scène de l’huissier ; ils vont s’assoir à la table de Tricoche.

TRICOCHE.

Pas un mêlé, garçon, trois mêlés.

Aux deux hommes.

La voiture ?...

PREMIER HOMME, bas.

Dans deux minutes, elle sera là.

Montrant la gauche.

Arrêtée ici, devant la petite porte de l’arrière-boutique.

TRICOCHE, bas.

Bien !

DEUXIÈME HOMME, bas.

Alors, c’est par là qu’on va emballer la dame ?...

TRICOCHE, bas.

Oui... Et une fois que vous l’aurez portée dans la voiture, en route pour Ville-d’Avray, et promptement !

UN JOUEUR.

Quinte et quatorze.

PREMIER HOMME, bas.

Et ces gens-là ?...

TRICOCHE, bas.

Des gêneurs... il faut attendre qu’ils soient partis.

Haut.

Eh bien, garçon, tu les fais donc cuire, ces mêlés ?

LE DUC, chargé de tous les carafons qu’il a trouvés sur le comptoir.

Voilà tout ce que j’ai trouvé ; maintenant, si ça vous est égal, je vous prierai de mêler tout ça vous-mêmes.

TRICOCHE.

Ah çà ! combien y a-t-il de temps que tu es garçon ?...

LE DUC, avec finesse.

Pas mal de temps déjà.

TRICOCHE.

Eh bien, alors, comment se fait-il que tu ne sais pas ?...

LE DUC.

Je vas vous dire... il y a pas mal de temps que je suis garçon, mais il n’y a pas longtemps que je suis garçon... de café.

TRICOCHE, lui donnant une poussée.

Ah ! farceur !...

LE DUC.

Monsieur !...

TRICOCHE, se levant.

Tu as de l’esprit...

LE DUC, modestement.

Mon Dieu, monsieur...

TRICOCHE.

Si fait... t’en as pas l’air, mais t’en as... Veux-tu prendre avec nous... ?

LE DUC, regardant les carafons.

De ça ?...

TRICOCHE.

Dame !...

LE DUC, avec dignité.

Je vous remercie.

TRICOCHE.

De la fierté ?...

LE DUC.

Non, mais certaines habitudes d’élégance.

Il retourne au comptoir.

TRICOCHE.

Le fait est que t’as l’air maniéré...

LE DUC, à Bernardine, qui dévore des biscuits de Reims.

Tiens ? qu’est-ce que vous faites donc là ?...

BERNARDINE.

Au milieu de tout ça, nous n’avons pas dîné... et je meurs de faim.

LE DUC.

Moi aussi.

Il se met à manger des biscuits.

PREMIER HOMME, bas, à Tricoche.

Et nous ne sommes que trois pour faire la chose ?...

TRICOCHE, bas.

C’est pas assez ?

PREMIER HOMME, bas.

C’est pas trop... Dans une affaire comme celle-là, un homme de plus, ça n’aurait pas été du luxe.

Les joueurs de piquet font un mouvement, la femme se réveille.

TRICOCHE, bas.

Un homme de plus, il n’y en a pas... Hein ? ils remuent là-bas... ils vont s’en aller... Attention ! Toi tu éteindras le gaz... et toi, tu te jetteras sur...

Les deux hommes ont retroussé leurs manches et se sont levés à demi.

PREMIER JOUEUR.

Encore une, monsieur Turlin, encore une...

DEUXIÈME JOUEUR.

Il est neuf heures, monsieur Coquart.

PREMIER JOUEUR.

La dernière...

DEUXIÈME JOUEUR.

Allons, soit !

Ils se remettent à jouer la femme se rassied et se rendort.

PREMIER HOMME, se rasseyant, bas.

Pas de chance !... ils ne s’en vont pas...

TRICOCHE, bas.

Faisons quelque chose en attendant.

Haut.

Qu’est-ce qui veut faire un billard ?

 

 

Scène V

 

BERNARDINE, LE DUC, TRICOCHE, LES DEUX HOMMES, CACOLET, également déguisé en voyou et bossu

 

CACOLET, paraissant brusquement.

Moi !...

TRICOCHE.

Qui qu’a dit ça ?

CACOLET, descendant.

Moi !... Vous voulez faire un billard ? faisons un billard... faisons deux billards... faisons trois billards... Je l’ai dit à Augustine... « Rentreras-tu de bonne heure ? » qu’elle m’a dit. J’y ai dit : « Oui... j’rentrerai de bonne heure, si je ne trouve pas à faire un billard... mais si je trouve à faire un billard... »

TRICOCHE.

Alors... ça va ?...

CACOLET.

Ça va.

TRICOCHE.

Qué que nous jouons ?...

Ils vont prendre des queues.

CACOLET.

Voulez-vous cinquante centimes ?

TRICOCHE.

Et les frais ?

CACOLET.

Et les frais... Garçon ! les billes...

Il cogne par terre avec une queue ; Tricoche, même jeu.

TRICOCHE.

Garçon ! les billes...

LE DUC.

Mais voulez-vous bien vous taire ? on se croirait à l’estaminet... Que désirent ces messieurs ?

TRICOCHE.

Les billes, on vous dit.

LE DUC.

Les billes ?

CACOLET.

Oui, les billes.

LE DUC.

Les billes... C’est que, je vais vous dire, messieurs, je suis nouveau dans la maison et je ne sais pas où elles sont, les billes...

LE PREMIER HOMME.

Dans le comptoir, en bas.

TRICOCHE.

Attends, je vas les prendre.

Il s’approche du comptoir, où est assise Bernardine.

BERNARDINE, épouvantée.

Émile ! Émile !...

LE DUC, arrêtant Tricoche.

Non, non, c’est inutile, je vais moi-même...

Il cherche sous le comptoir.

BERNARDINE, se levant.

Mon Dieu ! Émile, que vous êtes maladroit !

LE DUC.

Ah ! les voilà !

Il met les billes sur le billard.

Les voilà, messieurs, les voilà...

Tricoche prend une queue et joue pour se faire la main.

CACOLET.

Garçon ! une gomme...

LE DUC.

Une gomme ?...

CACOLET.

Oui, une gomme.

LE DUC.

C’est que je ne sais pas ce que c’est qu’une gomme...

CACOLET, bas, avec sa voix naturelle.

Donnez-moi ce que vous voudrez et ouvrez l’œil...

LE DUC, le reconnaissant, bas.

Monsieur Cacolet !...

CACOLET, bas.

Chut !

LE DUC, à part.

Allons, bon ! il va encore se passer quelque chose.

Il sert Cacolet sur une table éloignée de celle où il a servi Tricoche.

TRICOCHE.

Après vous...

CACOLET.

Plus souvent !...

TRICOCHE.

C’est donc par obéissance... Je commence.

Ils s’adressent une espèce de salut avec leurs queues et se mettent à jouer. Tricoche du premier coup fait un carambolage.

CACOLET, après le coup.

Ah ! vous connaissez le billard ?...

TRICOCHE.

Parole d’honneur, non...

LE DUC, accoudé sur le comptoir, à Bernardine.

Nous jouons mieux que cela au club... On a beau dire, il n’y a que les hautes classes...

CACOLET.

Les bandes ne rendent pas.

LE DUC, s’approchant du billard.

Moi, à votre place, je prendrais la bille à gauche, je décrirais un angle de quarante-cinq degrés, et je ramènerais la rouge...

TRICOCHE.

Dis donc, toi, à quelle heure qu’on te couche ? Va donc voir là-bas si j’y suis !...

CACOLET.

Il est indiscret, ce garçon-là... ça n’a pas d’éducation...

TRICOCHE, cessant de jouer.

C’est drôle, plus je vous regarde, plus il me semble que je vous ai déjà vu.

CACOLET.

Dame, vous savez, il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas... vous me direz...

Il montre sa bosse.

TRICOCHE.

C’est à vous, ça ?

CACOLET.

C’est pas à ma laitière, bien sûr.

TRICOCHE.

Certainement, je vous ai déjà vu quelque part.

CACOLET.

Ça ne m’étonnerait pas, parce que j’y vas quelquefois.

TRICOCHE.

Non, c’est pas là, mais où ça ?

CACOLET.

C’est peut-être au dernier bal des Tuileries.

Ils se séparent et vont chacun boire à sa table.

LE PREMIER HOMME, bas, à Tricoche.

Dis donc, il est bien, cet homme-là...

TRICOCHE, bas.

Il n’est pas mal...

LE PREMIER HOMME, bas.

Tu devrais lui proposer de nous donner un coup de main...

TRICOCHE, bas.

C’est une idée, je m’en vais le tâter.

Haut.

Dis donc, Lagardère... qu’est-ce que vous faites de votre état ?

CACOLET.

Moi, je fais rien.

TRICOCHE.

C’est un bon état ; ça vous rapporte-t-il d’quoi mettre quelque chose de côté ?

CACOLET.

Oh ! non... je joins les deux bouts... c’est pas que je sois dépensier... moi... à part ma toilette... je vivrais presque avec rien... mais il y a les femmes !

TRICOCHE.

Elles vous coûtent de l’argent ?

CACOLET.

Ne m’en parlez pas !

TRICOCHE.

J’ l’aurais pas cru.

CACOLET.

Ah ! si je voulais !... mais non, je pourrais pas, non... je pourrais pas aimer une dame à qui je ne donnerais pas d’argent.

TRICOCHE.

Alors vous devez en avoir quelquefois besoin, d’argent ?

CACOLET.

Ça m’arrive.

TRICOCHE.

Eh bien ! si on vous proposait quelque chose où il y en aurait à gagner ?...

CACOLET.

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?... ça dépendrait de la proposition, et puis de ce qu’il y aurait à gagner.

TRICOCHE.

Eh bien ! si, au lieu de jouer cinquante centimes, je vous proposais de jouer vingt francs ?...

Au duc qui s’approche.

Veux-tu t’en aller voir là-bas si j’y suis, grand faignant !... ça se met garçon de café !...

CACOLET.

Au lieu de s’occuper d’agriculture...

À Tricoche.

Vingt francs, que vous dites ?...

TRICOCHE.

Et j’promettrais bien volontiers de les perdre... j’ai pas d’amour-propre, moi... j’promettrais volontiers de les perdre si vous promettiez, vous, de me rendre un service.

CACOLET.

Qué service ?

Le duc, s’étant. approché pour écouter, reçoit de Tricoche un grand coup de pied.

LE DUC, humilié.

Oh !... devant Bernardine !...

TRICOCHE.

Je ne l’ai pas raté.

À cacolet.

Voilà ce que c’est ces bourgeois qui sont là...

CACOLET.

Les vieux ?...

TRICOCHE.

Ils vont s’en aller... Quand ils seront partis... faudrait, toi... sauter sur le garçon, à seule fin de l’empêcher de bouger pendant que nous ferons...

CACOLET, vivement.

Pendant que vous ferez ?...

TRICOCHE.

Ce que nous avons à faire... Ça va-t-il ?

CACOLET.

Vingt francs, vous avez dit. ?...

TRICOCHE.

Oui, vingt francs.

CACOLET.

Faites-les voir...

TRICOCHE.

Les v’là... Ça va-t-il ?

CACOLET.

Ça va.

Les deux joueurs de piquet et la femme se lèvent.

TRICOCHE, bas, à ses deux hommes.

Pour le coup, ils s’en vont. C’est le moment.

Il leur parle bas.

PREMIER JOUEUR.

J’ai perdu, c’est moi qui paye.

Les joueurs et la femme sortent du café. En même temps les deux acolytes de Tricoche se glissent dans l’arrière-boutique, à gauche.

CACOLET, bas, au duc.

Empoignez-moi une queue de billard sans avoir l’air.

LE DUC.

Hein ?...

CACOLET, bas.

Et tenez-vous près de madame pour la défendre. dans une minute, ça va chauffer...

Le duc prend une queue et se met à monter la garde devant le comptoir.

TRICOCHE.

Y sommes-nous ?...

CACOLET.

J’y suis...

À part.

Tu vas voir comme j’y suis !...

Pendant que Tricoche éteint le bec de gaz placé au-dessus du billard. Cacolet saute sur lui. Courte lutte. Tricoche renverse Cacolet sur le bord du billard et lui enlève sa perruque.

TRICOCHE.

Eh bien, Cacolet, cette fois-ci, y es-tu ?

PREMIER HOMME, entrant.

La femme est emballée.

Il sort.

TRICOCHE.

Je t’avais bien dit que je retrouverais madame Van der Pouf... Je la tiens, et je la ramène chez son mari. Bonsoir... Tiens, v’là les vingt francs : tu payeras les frais.

Il sort par la gauche.

LE DUC.

Monsieur Cacolet !

CACOLET, au duc.

Taisez-vous donc, il se fiche dedans !.. il enlève Bombance !

 

 

ACTE V

 

À Ville-d’Avray, chez Van der Pouf. Un salon. Canapé à gauche. Une table au milieu. Les lampes sont allumées.

 

 

Scène première

 

TRICOCHE, en sir Richard Burlington, UN DOMESTIQUE

 

TRICOCHE, entrant par le fond, avec l’accent anglais.

Monsieur Van der Pouf, s’il vous plaît ?...

LE DOMESTIQUE.

Il est là, en train de dîner avec un Turc.

Éclats de rire.

TRICOCHE.

Ils étaient d’une grande gaieté, il me semble.

LE DOMESTIQUE.

Ils sont très gais...

TRICOCHE.

Voulez-vous avoir l’extrême obligeance de dire à monsieur Van der Pouf que sir Richard Burlington désire lui parler ?

LE DOMESTIQUE.

Je vais lui dire.

 

 

Scène II

 

TRICOCHE, VAN DER POUF

 

TRICOCHE.

Cinq mille francs d’avance, cinq mille francs après livraison : j’ai encore cinq mille francs à toucher...

VAN DER POUF, sur la porte.

Oscar Pacha est enchanté : il dîne avec Bombance, et il se figure qu’il dîne avec ma femme.

Rires.

J’aurai l’emprunt turc... je l’aurai certainement... Ah ! sir Richard Burlington...

TRICOCHE.

Monsieur Van der Pouf...

VAN DER POUF.

Je suis enchanté de vous voir...

TRICOCHE.

Et moi, je l’étais aussi... Savez-vous pourquoi je venais ?...

VAN DER POUF.

Je m’en doute... Je vais vous chercher vos cinq mille francs ; cependant, si je voulais ne pas payer...

TRICOCHE.

Si vous vouliez ne pas payer ?...

VAN DER POUF.

J’aurais un motif...

TRICOCHE.

Que voulez-vous dire ?

VAN DER POUF.

Monsieur Tricoche s’était engagé à me ramener ma femme...

TRICOCHE.

Eh bien ?... est-ce que, il y a une heure, des hommes à monsieur Tricoche ne vous ont pas...

VAN DER POUF.

Ces hommes m’ont ramené une femme... mais ce n’était pas ma femme...

TRICOCHE.

Ce n’était pas votre femme !...

VAN DER POUF.

Non... mais ça ne fait rien... je ne vous accuse pas... ce n’est pas votre faute... c’est la mienne... Imaginez-vous... c’est très drôle... c’est peut-être parce que j’ai bu du champagne que je trouve ça drôle... mais enfin, j’avais cru donner à monsieur Tricoche une photographie de ma femme, et je lui avais donné une photographie de mademoiselle Bombance.

TRICOCHE.

Comment ! la photographie était celle de ?...

VAN DER POUF.

Alors, vous m’avez ramené mademoiselle Bombance.

TRICOCHE.

On ne pouvait pas vous en ramener une autre...

VAN DER POUF.

Je n’ai rien à dire... et d’ailleurs, entre nous, ça a bien tourné...

TRICOCHE.

Comment ?...

VAN DER POUF.

Oui, très bien... Vous ne pouvez pas comprendre ; mais moi, je me comprends... Je vais vous chercher vos cinq mille francs...

Il sort.

 

 

Scène III

 

TRICOCHE, seul

 

Ainsi, c’est mademoiselle Bombance que j’ai ramenée !... Évidemment, il n’y a pas de ma faute. puisqu’il m’avait donné la photographie de... mais Cacolet doit bien rire et ça me vexe...

Entrée de Cacolet déguisé en domestique.

 

 

Scène IV

 

TRICOCHE, CACOLET

 

CACOLET.

Cacolet n’a pas le temps de rire.

TRICOCHE.

Toi ici !... Tu viens te ficher de moi...

CACOLET.

Pas du tout, je viens te proposer une nouvelle affaire.

TRICOCHE.

Une affaire avec toi !... jamais de la vie !..

Changeant de ton et se rapprochant.

Quelle affaire ?...

CACOLET.

Madame Van der Pouf voudrait rentrer chez son mari.

TRICOCHE.

Eh bien, qu’elle y rentre...

CACOLET.

Oui, mais elle voudrait y rentrer, la tête haute...

TRICOCHE.

Ça, c’est difficile.

CACOLET.

Il faudrait prouver que madame Van der Pouf est tout à fait innocente...

TRICOCHE.

Hum !...

CACOLET.

La vérité, c’est qu’elle l’est.

TRICOCHE.

Allons donc !

CACOLET.

Parole ! Le duc Émile n’a pas obtenu ça...

TRICOCHE.

Un jocrisse, alors !...

CACOLET.

Je ne les ai pas quittés...

TRICOCHE.

C’est fort ! Mais jamais le mari ne voudra croire...

CACOLET.

Il croira si nous trouvons un moyen... Veux-tu chercher avec moi ?...

TRICOCHE.

Jamais de la vie !... je te l’ai déjà dit...

CACOLET.

Le duc Émile donne vingt mille francs.

TRICOCHE, ébranlé.

Vingt mille francs ?

CACOLET.

Oui...

TRICOCHE.

Il faudrait trouver...

CACOLET.

Et si nous cherchons, tous les deux, nous trouverons...

TRICOCHE, ému.

Cacolet !

CACOLET, ému.

Tricoche !

TRICOCHE.

Mon ami !

CACOLET.

Mon vieux camarade !...

TRICOCHE.

C’est bien, ce que tu fais là !... Où est-elle, madame Van der Pouf ?...

CACOLET, remontant et passant à droite.

Elle est là, dans une voiture.

TRICOCHE.

As-tu un commencement d’idée, toi ?

CACOLET, cherchant.

Le mari est là avec Fanny Bombance...

TRICOCHE.

Une maîtresse dans le domicile conjugal !... On pourrait organiser un scandale...

CACOLET.

Va pour le scandale ! nous verrons ce que cela amènera.

TRICOCHE.

Le mari !... chut !...

 

 

Scène V

 

TRICOCHE, CACOLET, VAN DER POUF, puis BOMBANCE

 

VAN DER POUF.

Qu’est-ce que ce domestique ?

TRICOCHE, reprenant l’accent anglais.

C’est mon domestique...

VAN DER POUF.

Voilà vos cinq mille francs.

TRICOCHE.

Merci... mais M. Tricoche sera désolé de ne pas vous avoir ramené la vraie...

VAN DER POUF.

Je ne vous en veux pas... au contraire... il vaut mieux, pour moi, que vous vous soyez trompé... Allons, au revoir.

TRICOCHE.

Bonsoir, monsieur Van der Pouf... Allons, William, venez, venez tout de suite.

Ils sortent tous les deux.

VAN DER POUF.

Ça me coûte dix mille francs, mais je ne les regrette pas...

 

 

Scène VI

 

VAN DER POUF, BOMBANCE, OSCAR PACHA

 

Oscar Pacha et Bombance paraissent à gauche, sur le seuil de la porte, ils sont très gais.

OSCAR PACHA et BOMBANCE.

Eh ! Vander !...

VAN DER POUF.

Eh bien ! quoi ?

OSCAR PACHA, très animé.

Vous aurez l’emprunt turc !

VAN DER POUF.

J’y compte bien !...

BOMBANCE, descendant en scène, à Van der Pouf.

Il est très gentil, votre Turc.

OSCAR PACHA.

Vous aurez l’emprunt turc !... seulement, écoutez un peu...

VAN DER POUF.

Je vous écoute...

OSCAR PACHA.

Non, pas ici... là-bas...

Il emmène Van der Pouf à droite.

VAN DER POCF.

Où vous voudrez...

OSCAR PACHA.

Votre femme est charmante...

VAN DER POUF.

N’est-ce pas ?...

OSCAR PACHA.

Mais il y a une chose que je ne m’explique pas...

VAN DER POUF.

Laquelle ?

OSCAR PACHA.

Pourquoi, pendant si longtemps, a-t-elle refusé de me recevoir ?

VAN DER POUF.

La timidité !...

OSCAR PACHA.

Ah ! elle est...

VAN DER POUF.

Horriblement !...

OSCAR PACHA.

Qu’est-ce que ce serait donc, bon Dieu ! si elle ne l’était pas ?...

VAN DER POUF.

Dites donc, Excellence, si nous signions ce petit traité ?...

OSCAR PACHA, s’approchant de la table.

Quand vous voudrez !... Où faut-il signer ?...

VAN DER POUF.

Tenez, là... là... et puis là...

OSCAR PACHA.

Bien... bien... où vous voudrez, Vander, je signerai où vous voudrez...

Il s’assied et se met à signer et parapher le traité.

VAN DER POUF, à part.

Ce n’est peut-être pas très délicat de faire signer un homme qui est dans cet état-là... mais en affaires !...

BOMBANCE, venant à Van der Pouf.

Qu’est-ce que j’aurai sur l’emprunt turc, moi ?

VAN DER POUF, bas, à Bombance.

Je payerai tes dettes.

BOMBANCE, bas.

À la bonne heure !...

OSCAR PACHA, se levant.

C’est fait... j’ai signé partout...

VAN DER POUF.

Donnez, Excellence.

OSCAR PACHA.

Voici, voici...

Allant à Bombance.

Vous êtes un ange !

Il la fait asseoir près de lui, sur le canapé, et se met à lui baiser éperdument les mains.

VAN DER POUF, examinant le traité.

Parfaitement en règle.

Les regardant.

Ça a très bien tourné. jamais madame Van der Pouf n’aurait pu en faire autant que ça, je ne l’aurais pas toléré... Excellence ?...

OSCAR PACHA.

Plaît-il ?...

VAN DER POUF.

À votre tour, écoutez-moi...

OSCAR PACHA.

Je vous écoute.

VAN DER POUF.

Non, pas ici... là-bas...

Il emmène Oscar Pacha à droite.

OSCAR PACHA.

Où vous voudrez.

VAN DER POUF.

Savez-vous ce que vous feriez, si vous étiez bien gentil ?

OSCAR PACHA.

Non...

VAN DER POUF.

Ma femme a envie de retourner à Paris. N’est-ce pas, chère amie, que vous avez envie de retourner à Paris ?

BOMBANCE.

Mais oui, je veux bien...

À part.

Tout ce qu’on voudra, puisqu’on paye mes dettes !...

VAN DER POUF.

Et si vous étiez bien gentil, vous la reconduiriez.

OSCAR PACHA, stupéfait.

Hé ?...

VAN DER POUF.

Vous la reconduiriez... j’ai bien dit...

OSCAR PACHA.

Je n’osais pas vous le demander.

VAN DER POUF.

Vous aviez tort.

OSCAR PACHA, à Bombance.

Quand vous voudrez, madame, nous partirons.

BOMBANCE, se levant.

Partons, mon Turc !...

UN DOMESTIQUE, entrant.

Il y a là une femme, madame Boquet, qui réclame sa fille...

BOMBANCE, très étonnée.

Maman !...

VAN DER POUF.

Faites entrer !...

 

 

Scène VII

 

VAN DER POUF, BOMBANCE, OSCAR PACHA, TRICOCHE, dans le costume de madame Boquet, puis CACOLET

 

TRICOCHE, allant à Bombance.

Ma fille ! ma fille ! où est-elle ?...

Prenant Bombance dans ses bras.

Ah ! la voici... mon enfant ! mon enfant !

Il l’embrasse avec frénésie.

BOMBANCE.

Eh bien !... qu’est-ce que c’est ?...

TRICOCHE, bas.

Dites comme moi : Hippolyte rentrera à votre service.

BOMBANCE, bas.

Hippolyte ! le domestique qui fait les avances ?...

TRICOCHE.

Oui...

Haut.

Mon enfant !

Il recommence à l’embrasser.

BOMBANCE, bas.

Ah bien ! alors, tout ce que vous voudrez.

Haut.

Ma mère ! ma mère !...

TRICOCHE.

Mon enfant ! mon enfant !

Allant à Van der Pouf.

C’est toi, brigand, qui l’as fait enlever.

VAN DER POUF.

Madame !...

TRICOCHE.

Mais il t’en cuira !... J’ai amené mon homme d’affaires... Où est-il, mon homme d’affaires ?

CACOLET, entrant, redingote râpée, perruque, lunettes bleues.

Me voici ! madame Boquet, me voici !

TRICOCHE, montrant Van der Pouf à Cacolet.

Le voilà, le brigand !... Tiens, regarde, comme il a une tête à ça... Et tu lui en fourreras, du papier timbré, n’est-ce pas, mon chéri ?... tu lui en fourreras !...

CACOLET.

Vous pouvez être tranquille, madame Boquet, je lui en fourrerai...

VAN DER POUF.

Excellence, je vous demande pardon, vous ne devez pas comprendre...

OSCAR PACHA.

Si fait, si fait... je comprends très bien… c’est votre belle-mère... On m’a dit qu’à Paris elles étaient tontes comme ça...

CACOLET, à Tricoche.

Je lui en fourrerai, madame Boquet... De quoi vous plaignez-vous ?

TRICOCHE.

Je l’accuse d’avoir fait enlever ma fille, mon enfant...

VAN DER POUF, entraînant Cacolet à droite.

Je voudrais vous dire deux mots en particulier.

TRICOCHE, s’élançant sur Cacolet et le prenant dans ses bras.

Je m’y oppose ! je m’y oppose !... Je le connais : on va me le corrompre…

VAN DER POUF, à Cacolet.

Voyons, monsieur, vous ne me ferez pas croire que c’est sérieux !

TRICOCHE.

On veut me le corrompre !... on veut me le corrompre !... Je le connais... pour quarante sous, on en fera tout ce qu’on voudra...

Fanny Bombance emmène Tricoche et essaye de le calmer.

VAN DER POUF, à Cacolet.

C’est une comédie, tout cela !... il y a un dessous de cartes...

CACOLET.

Oui, il y en a un...

VAN DER POUF.

À la bonne heure !...

CACOLET.

J’agis au nom de madame Van der Pouf... elle tient à faire constater la présence de cette demoiselle dans le domicile conjugal.

TRICOCHE, à Oscar Pacha et à Bombance.

On va me le corrompre...

VAN DER POUF.

Et pourquoi cela ?

CACOLET.

Afin de vous offrir un marché.

VAN DER POUF.

Lequel ?

CACOLET.

Elle ne fera pas d’éclat, à la condition que vous la recevrez ici et que, de votre côté, vous ne lui reprocherez rien... D’abord, vous n’avez rien à lui reprocher...

VAN DER POUF.

Quant à ça, je le sais... et je vous dirai comment tout à l’heure...

CACOLET.

Alors, vous consentez à la recevoir ?

VAN DER POUF.

Certainement !

TRICOCHE.

Ça y est ! Il est corrompu !...

CACOLET, allant au fond.

Venez, madame, venez.

 

 

Scène VIII

 

VAN DER POUF, BOMBANCE, OSCAR PACHA, TRICOCHE, CACOLET, BERNARDINE, LE DUC, portant de nouveau le portrait

 

BERNARDINE.

Mon ami !...

VAN DER POUF.

Entrez, entrez...

Il voit le duc ; avec étonnement et dignité.

Vous, monsieur, je ne m’attendais pas...

BERNARDINE.

C’est moi qui l’ai ramené, parce que je tenais à lui faire redire devant tous le serment que j’ai exigé de lui avant de partir...

LE DUC.

Allons, bon ! il faut encore que je...

TOUS.

Dites !... dites !...

LE DUC, piteusement.

Eh bien ! j’ai juré...

BERNARDINE.

Que, dans quelque situation que pût nous jeter cette aventure...

LE DUC.

Je serais pour vous un frère, vous seriez pour moi une sœur...

VAN DER POUF.

Et ce serment, vous l’avez tenu ?

BERNARDINE.

Il l’a tenu...

VAN DER POUF, riant.

Pauvre duc !...

LE DUC, à part.

Jusqu’au mari qui se moque de moi !...

BERNARDINE.

Je puis vous prouver, mon ami...

VAN DER POUF.

C’est inutile, j’ai déjà une preuve.

BERNARDINE.

Laquelle ?...

VAN DER POUF.

Tout à l’heure, j’ai entendu une certaine conversation entre sir Richard Burlington et son domestique.

TRICOCHE et CACOLET, à part.

Aïe !

VAN DER POUF.

Et ce sir Richard Burlington, par parenthèse, il n’est pas fort : car, au lieu de lui donner cinq billets de mille francs que je lui devais, je lui ai donné cinq chiffons de papier ; il ne s’en est pas aperçu.

TRICOCHE, relevant brusquement ses jupes et fouillant dans son pantalon.

Par exemple !...

VAN DER POUF, riant.

Eh bien, madame Boquet !... ce sont les culottes de M. Boquet que vous portez là ?...

CACOLET, à part.

Nous sommes pris...

VAN DER POUF.

Votre serviteur, monsieur Cacolet. Vous aviez promis à monsieur le duc de prouver l’innocence de ma femme, et vous l’avez prouvée... Par conséquent, duc, donnez vingt mille francs.

TOUS.

Donnez vingt mille francs.

LE DUC.

Vingt mille francs ? Ah ! très bien... voilà !... voilà !...

Il donne les vingt mille francs et ensuite secoue le portefeuille, qui est entièrement vide.

OSCAR PACHA, à Van der Pouf.

Ah çà ! mais vous avez donc deux femmes ?...

VAN DER POUF.

Oui, j’en ai une pour les emprunts... et une autre... Vous m’en voulez ?...

OSCAR PACHA.

Pas du tout !... j’en serai quitte pour vous proposer une nouvelle affaire, voilà tout !

TRICOCHE, venant sur le devant de la scène avec Cacolet.

Cacolet !

CACOLET.

Tricoche !

TRICOCHE.

Nous voilà riches.

CACOLET.

Et nous ne nous séparerons plus, maintenant.

TRICOCHE.

Il ne nous reste plus qu’à souhaiter le bonsoir à la société... Mais... avant de partir... s’il y avait quelque personne qui se trouve dans un des cas indiqués par le prospectus...

CACOLET.

Venez rue de la Vieille-Estrapade...

TRICOCHE.

S’adresser à l’agence Tricoche et Cacolet...

CACOLET.

Et, s’il s’agit de quelque chose de délicat, demandez Tricoche...

TRICOCHE.

Non ! non !... demandez Cacolet...

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