Toto chez tata (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 25 août 1873.

 

Personnages

 

TOTO

LE GARDIEN DES ARRÊTS

 

Paris. De nos jours.

 

Au collège. Les arrêts. Quatre murs absolument nus. Au fond, vers la gauche, faisant face au public, la porte du cachot ; un petit guichet est pratiqué dans cette porte. À droite, en pan coupé, fenêtre mansardée. Pour tout mobilier, une table et un petit banc ; cette table et ce petit banc sont placés à droite.

 

 

Scène première

 

LE GARDIEN, puis TOTO

 

Bruit de verrous. La porte s’ouvre. On aperçoit le Gardien se débattant avec un personnage qui refuse d’entrer.

LE GARDIEN.

Entrerez-vous, à la fin ?...

TOTO.

Non, je n’entrerai pas...

LE GARDIEN.

Vous n’entrerez pas ?...

TOTO.

Non.

LE GARDIEN.

Nous allons voir ça.

Bataille. Le Gardien finit par être le plus fort. Entre Toto, ébouriffé, débraillé, furieux ; son gilet est déboutonné, sa cravate défaite ; sa montre, sortie de la poche du gilet, pend au bout de la chaîne, etc.

TOTO.

Ne me frappez pas, il vous est défendu de me frapper.

LE GARDIEN.

Je ne vous ai pas frappé.

TOTO.

Si fait, vous m’avez frappé... Je me plaindrai au proviseur.

LE GARDIEN.

Je vous ai poussé, je vous ai trainé... mais je ne vous ai pas frappé...

TOTO.

Tu n’oserais pas me frapper... Essaye donc un peu pour voir !

Allant vers lui.

Hein, essaye donc un peu...

LE GARDIEN, allant à la table.

Voici des feuilles de papier, des plumes, de l’encre et un Virgile... Vous avez quinze cents vers à faire...

TOTO.

Je ne les ferai pas...

LE GARDIEN.

Vous ne les ferez pas ?

TOTO.

Non, je ne les ferai pas... Tiens, ton papier ! tiens, tes plumes ! tiens, ton Virgile !...

Il fait tout sauter en l’air.

LE GARDIEN.

Je reviendrai dans dix minutes... et, si je ne vous trouve pas à la besogne, j’avertirai M. le censeur... petit mutin.

TOTO.

Grand capon !

LE GARDIEN.

Dans dix minutes...

À part, en s’en allant.

Je les adore, moi, ces galopins-là !...

Il sort.

 

 

Scène II

 

TOTO, seul

 

Au moment où le Gardien sort, Toto se précipite sur la porte. On entend un grand bruit de verrous. La porte est fermée ; Toto redescend.

Aux arrêts ! ils m’ont fourré aux arrêts... parce qu’hier, dimanche, je suis allé chez une cocotte ! Eh bien, oui, j’y suis allé, j’en conviens, je m’en vante ; mais pourquoi y suis-je allé ?... on ne le sait pas ; si on le savait, au lieu de me mettre aux arrêts, on m’aurait décerné un prix... un prix spécial... le prix mérité par l’élève qui a séché les larmes de sa correspondante... Voilà pourquoi j’y suis allé, chez cette cocotte, c’est pour sécher les larmes de... et pas du tout pour... Ah ! Dieu !

En faisant la moue.

D’abord, moi, ces femmes-là, je ne les aime pas, je ne les aime pas du tout... Je ne sais pas si je changerai d’avis plus tard... mais pour le moment...

Toto, tout en parlant, va et vient dans le cachot, refait le nœud de sa cravate, reboutonne son gilet.

Ah ! quand on a, comme moi, été élevé sur les genoux des femmes du monde, quand surtout on a le bonheur d’avoir pour correspondante la marquise de Château-Lansac...

Avec orgueil.

C’est elle ! c’est à elle et à son mari que papa m’a confié quand il a été nommé préfet... Il a été nommé préfet, papa... il n’y a pas longtemps... il y a quelques mois... Le jour où il a été obligé de partir pour sa préfecture, il a demandé au marquis et à la marquise de vouloir bien se charger de moi... Le marquis m’a donné une petite tape sur la joue, la : marquise m’a attiré vers elle et n’a embrassé. Ah ! qu’elle sentait bon !...

Changeant de ton.

Et il a été convenu que ce serait chez eux que je sortirais tous les dimanches ! Comme j’étais content ! C’était moi qui avais la correspondante la plus gentille, la plus à la mode, la plus lancée... Il y avait des émeutes au parloir les jours où elle venait, et, quand elle traversait la première cour pour aller parler au proviseur, toutes les parties de balle s’arrêtaient... Les grands remettaient vite leur tunique... ils accouraient, formaient la haie et la regardaient passer... Elle aussi, les regardait, et alors, ils piquaient des soleils, oh ! mais la des soleils ! Ils devenaient rouges jusqu’aux oreilles... C’était elle qui racontait ça, et elle riait... Elle était si gaie, si bon garçon !... Tout d’un coup, il y a six semaines environ, sa gaieté disparut. Un dimanche, au lieu de passer la journée à s’occuper de moi, comme elle en avait l’habitude, ce fut à peine si elle m’adressa quelques paroles.

Il tire son mouchoir de sa poche, et machinalement, tout en parlant, il fait quatre nœuds aux quatre coins de ce mouchoir.

Le marquis s’était montré un instant à déjeuner et s’en était allé tout de suite après... Le dimanche suivant, ce fut encore plus grave : le marquis ne se montra pas du tout, et je m’aperçus que ma correspondante avait pleuré. Je lui demandai ce qu’elle avait. Elle ne répondit rien ; je le lui demandai une seconde fois... Alors, elle me dit que c’étaient là des choses que les enfants ne pouvaient pas comprendre... et elle me donna une carte verte pour aller à l’Arc de l’Étoile, voir l’entrée du shah.

Sur ces derniers mots, Toto se coiffe de son mouchoir, noué aux quatre coins. Le petit guichet de la porte s’ouvre, et paraît la tête du Gardien.

 

 

Scène III

 

LE GARDIEN, TOTO

 

LE GARDIEN, avec un rugissement.

Eh ben ?

TOTO, enlevant prestement sa coiffure.

Eh ben, quoi ?

LE GARDIEN, par le guichet.

Ces quinze cents vers... ?

TOTO.

Comment voulez-vous que je les fasse ?... je n’ai ni plumes ni papier...

LE GARDIEN.

Qu’est-ce que vous dites !

Il ouvre la porte et se précipite sur la scène comme un furieux.

Eh ! qu’est-ce que vous osez dire ?...

TOTO.

Je dis que je n’ai ni papier ni plumes...

Montrant la table.

Voyez plutôt...

LE GARDIEN, se calmant tout à coup.

Je les adore, ces galopins-là !

Il ramasse le papier, les plumes, le Virgile et remet tout sur la table.

Là, maintenant, vous avez des plumes, vous avez du papier...

Toto s’assied.

Soyez gentil, ne faites plus le petit mutin, et prenez à partir de là :

At, Regina, gravi jam dudum sancia cura...

Quel homme que ce Virgile ! Dans une demi heure, je reviendrai et je vous apporterai votre déjeuner.

Il prend les plumes de Toto et les taille.

Et, vous savez, pas de bêtises !... ne faites pas comme quelques-uns de vos camarades, qui attachent trois plumes ensemble, afin d’aller plus vite... C’est très ingénieux ; malheureusement, ils ne pensent pas à tout : ils écrivent trois fois le même vers, et alors ils se font coller... S’ils avaient la malice d’écrire trois vers différents, on ne les collerait pas... mais c’est une idée qui ne leur vient jamais.

Il se rapproche de la table pour donner les plumes à Toto ; celui-ci attache par derrière, à l’un des boutons de la redingote du Gardien, une immense queue de papier découpé.

Elle est pourtant bien simple... ça m’étonne ; qu’elle ne leur vienne pas...

Le Gardien sort très lentement, en trainant derrière lui sa grande queue de papier.

 

 

Scène IV

 

TOTO, écrivant

 

At, Regina, gravi jam dudum saucia cura,
Vulnus alit venis...

Il se lève, va sur la pointe des pieds regarder par le guichet, revient précipitamment s’asseoir et recommence à écrire.

Vulnus alit venis, et cœco carpitur igni
Multa viri virtus animo, multusque recursat.
Gentis honos...

Il se lève une seconde fois, va de nouveau regarder par le guichet et redescend sur le devant de la scène.

Quatre jours plus tard, c’était un jeudi, nous étions en promenade, on nous avait menés au Jardin d’acclimatation... à l’exposition des chiens. Il y en avait de superbes, des chiens de chasse, des terres-neuves, mais il y en avait aussi de bien drôles !... un surtout, dans la petite rotonde réservée aux chiens de luxe...

Toto a gardé une plume d’oie à la main, et, tout en parlant, s’amuse à en arracher les barbes.

Figurez-vous, dans une niche capitonnée, un petit monstre vert-pomme grelottant sur un coussin de satin rouge ; autour du petit monstre, des gâteaux, des bonbons, des fruits glacés et une jolie tasse de porcelaine bleue remplie d’eau ; au dessus, le nom du chien : « Petit-Amour, » et le nom de la propriétaire de « Petit-Amour » : Madame T. Bourguignon, et l’adresse : 217, avenue des Champs-Élysées... Nous nous étions tous arrêtés devant le chien vert-pomme, et nous nous tordions ! c’étaient des rires, des cris !... « Est-il bon teint ? demandait-on, est-il bon teint ? – Nous allons voir ça, » dit Adhémar. Et alors, il tira de sa poche une... une... vous savez bien, comme dans Monsieur de Pourceaugnac, plus petite, par exemple... Adhémar ne sort jamais sans... Il prit de l’eau dans la tasse en porcelaine bleue... Prrr !... et après ça, bjjj ! sur le chien... et puis prrr ! pour reprendre de l’eau dans la tasse, et puis bjjj ! sur le chien, qui se mit à hurler et se sauva dans le fond de ses appartements. Nous, nous continuions à nous tordre. Tout d’un coup, une femme se jette sur nous... Une femme pas jeune, pas belle, peinte et repeinte, avec une robe jaune, une ombrelle jaune, des cheveux jaunes et deux livres de raisin noir sur la tête... une femme dans le genre du chien. Elle se jette sur nous, nous écarte, et envoie deux calottes à Adhémar en s’écriant : « Qu’est-ce qui m’a fichu des crapauds comme ça ! » Puis, avec une clef qu’elle avait, elle ouvre la porte de la niche, s’empare de Petit-Amour, et se met à le couvrir de baisers... Fallait voir ça ! Le chien déteignait sur la femme, la femme déteignait sur le chien !... C’était horrible ! Alors, nous nous mettons à faire bousin... Hou hou ! pour la femme jaune ! Hou hou ! pour le-chien vert ! » Le chien vert montre les dents, la femme jaune brandit son ombrelle jaune... Le maître d’étude arrive... Il essaye de présenter des excuses, et veut faire l’aimable.

En riant.

Tout ce qu’il y a gagné, ç’a été un bon coup d’ombrelle ! Alors, il n’a plus rien dit, il nous a fait mettre sur deux rangs, et il nous a emmenés.

D’un bond, Toto va tomber assis sur la table. Il s’assied sur la table et coupe une plume en deux.

Si le soir, à l’étude, il y a eu de la fermentation, je vous le demande... On nous avait appelés crapauds,

Il tire un canif de sa poche et taille une petite sarbacane dans sa plume d’oie.

et crapauds, chacun sait qu’il n’y a rien de plus dur à avaler. À l’unanimité, nous décidâmes que nous nous vengerions de crapauds ; mais comment nous venger ? Nous ne savions même pas qui était la femme qui nous avait insultés... C’était là, avant tout, ce qu’il fallait savoir...

Toto, tout en parlant, trempe un bout de papier dans son encrier, puis se lève et s’en va tracer sur le mur à gauche une petite cible ronde.

L’externe riche la connaissait, peut-être ; il fut convenu que, le lendemain, on ferait passer un billet à l’externe riche.

Il mâche une boulette de papier.

On l’appelle l’externe riche, parce qu’il est toujours très bien mis... Il a des gants à deux boutons, et le bruit court qu’il connaît toutes les jolies femmes de Paris... Le lendemain donc...

Il va s’appuyer contre la table, envoie avec sa petite sarbacane une boulette de papier dans la cible. Le coup porte. Toto met la petite sarbacane dans sa poche, se rassied en sautant sur la table, et reprend.

 Le lendemain donc, à la classe du matin, Adhémar écrivit le billet et le remit à Rabourdin, en disant de faire passer. Tout alla bien d’abord : Rabourdin fit passer à Dufour, qui fit passer à Magimel, qui fit passer à Écorche ville, etc. etc... Le professeur, pendant ce temps, lisait à pleine voix une page de Quinte-Curce et ne s’apercevait de rien. De main en main, de gradin en gradin, le billet traversa la classe et finit par arriver à destination. L’externe riche prit son lorgnon, lut ce qu’on lui demandait, écrivit quelques mots... et fit passer à Villefroy, qui fit passer à Leroux, qui fit passer à Caperonnier, qui fit passer à Turlot. Tout à coup le professeur s’interrompit.

Imitant la voix cassée du professeur.

« Monsieur Turlot, dit-il, apportez-moi le papier que l’on vient de vous donner...

Imitant la petite voix de Turlot.

– Moi, m’sieu ? répondit Turlot, on ne m’a rien donné, m’sieu. »

Il descend de la table.

Mais le professeur descendit de la chaire, empoigna Turlot, lui ouvrit la main de force et pinça le billet. À ce moment là, nous eûmes une fière peur... Si le professeur avait lu tout bas, nous étions flambés. Heureusement, emporté par l’habitude, il lut à pleine voix, comme si ç’avait été du Quinte-Curce, d’abord la demande d’Adhémar : « Qu’est-ce que c’est qu’une madame T. Bour guignon qui a un petit chien vert-pomme ? » et puis la réponse de l’externe riche : « T veut dire Tata ; c’est une grande cocotte, tout ce qu’il y a de plus chic comme grande cocotte.» Là-dessus, le professeur mit toute la classe en retenue ; mais ça nous était bien égal, nous savions ce que nous voulions savoir... Le jour même, à la majorité de dix-sept voix contre douze, il fut décidé que nous nous vengerions par le mépris. « Mais comment, demanda Mical, un petit qui n’est pas bête, mais comment lui ferons-nous savoir que nous la méprisons ? – Nous le lui enverrons dire, lui répondit-on ; un de nous ira chez elle dimanche prochain, se fera annoncer et lui dira : « Madame, vous nous avez appelés crapauds ; mais les crapauds savent qui vous êtes, et il vous méprisent, les crapauds ! » – Celui que vous enverrez ne sera pas reçu, riposta Mical. Est-ce que vous vous figurez qu’on entre comme ça chez ces femmes-là ? Il faut de l’or, pour être reçu ! il faut de l’or ! » Et il nous raconta que lui, Mical, avait un cousin, un grand cousin, que ce grand cousin connaissait une cocotte, que cette cocotte recevait le grand cousin quand il avait de l’or, mais qu’elle le mettait impitoyablement à la porte quand il n’avait pas le sou. « Eh bien, dit Adhémar... (Il était enragé, Adhémar, à cause des deux calottes ! ), eh bien, s’il faut de l’or, nous en aurons. » – Et il proposa de faire une poule ; on mettrait les billets à cinquante centimes, pour ne décourager personne ; tous ceux qui voudraient coopérer à la vengeance générale en prendraient, on tirerait au sort, et celui qui gagnerait prendrait l’argent de la poule, s’en irait chez Tata Bourguignon, et porterait la parole au nom de toute l’étude. Cette proposition fut adoptée, la poule produisit vingt-sept francs cinquante centimes, et ce fut moi que le sort désigna pour porter la parole... J’aurais tout autant aimé que le sort en eût désigné un autre ; parole d’honneur, ça ne m’amusait pas du tout, oh ! mais la pas du tout. Je pris les vingt-sept francs cinquante, je promis que j’irais... Je le promis parce que j’avais peur qu’on ne se moquât de moi... Au fond, j’étais bien décidé à ne pas y aller. Mais, le lendemain dimanche, il se passa quelque chose...

Bruit de verrous. Toto se précipite à la table et se met à écrire avec fureur. Entre le Gardien avec un grand panier et une cruche.

 

 

Scène V

 

TOTO, LE GARDIEN

 

Le gardien s’arrête un instant sur le seuil de la porte, regarde Toto qui écrit avec fureur, puis descend en scène et va poser par terre, à gauche, sa cruche et son panier.

TOTO, écrivant.

Anna soror quæ suspensam me insomnia terrent
Quis nouus hic nosiris

Toto a pris dans sa poche sa petite sarbacane et envoie une boulette de papier au Gardien. Celui-ci reçoit la boulette et, avec beaucoup de calme, sans aucunement soupçonner Toto, il se met à se gratter le coin de l’œil.

TOTO, écrivant.

Successit sedibus hospes
Quem sese ore ferens...

Nouvelle boulette lancée au Gardien. Celui-ci fait mine de chasser une mouche. Il s’approche de la table. Toto silencieusement continue à écrire avec rage. Le Gardien a tiré du panier et dépose sur la table un immense morceau de pain. Il prend un verre d’eau, le remplit moitié, s’en va, revient, et, trouvant qu’il n’a pas mis assez d’eau dans le verre, en ajoute un peu. Tout cela, en regardant avec beaucoup de bienveillance Toto qui ne cesse d’écrire. Le Gardien a repris son panier, sa cruche et se dispose à sortir.

TOTO, déclamant.

O tandem, tandem, postremo, denique, tandem !

LE GARDIEN, qui a écouté avec admiration.

Quel homme que ce Virgile ! mais il a eu de la chance tout de même de ne pas tomber sur un ministre qui ait supprimé les vers latins !... À quoi tient la réputation !

Il sort.

 

 

Scène VI

 

TOTO, seul

 

J’arrivai chez ma correspondante le lendemain dimanche et je la trouvai plus triste que jamais. Le chagrin l’avait pâlie, avait creusé ses joues, avait cerné ses yeux... Je me jetai dans ses bras, je la suppliai encore une fois de me dire ce qu’elle avait, je l’assurai qu’elle avait tort de ne voir en moi qu’un enfant, que j’étais un homme et que, si je connais sais la cause de son chagrin, je trouverais bien moyen de le faire cesser... Mais, cette fois, encore elle refusa de me répondre. Elle m’embrassa deux ou trois fois, et fondit en larmes... Puis elle essuya ses yeux, essaya de sourire et me dit de faire seller le poney et d’aller faire un tour au Bois avec Jean. Une heure après, j’étais au Bois... Le poney dansait entre mes jambes, et j’étais content, moi, fallait voir ! – Je trottais, je galopais,

Toto s’est mis à cheval sur le petit banc, et à ce moment il descend un peu en scène en faisant trotter et galoper le petit banc.

et Jean, à côté de moi, me disait : « Doucement, monsieur Victor, doucement ! ne forcez pas le train, rendez, reprenez, la main plus haute et plus légère. » Tout à coup, à travers les arbres, dans une petite allée, j’aperçois une grande calèche à huit ressorts ; dans cette calèche, une femme que je reconnais tout de suite : Tata Bourguignon, et, accoudé sur la portière de la calèche, causant de tout près avec cette femme, mon correspondant ! C’était bien lui ! – Je fais un ah ! Je veux m’élancer, mais Jean prend la bride de mon cheval et m’emmène. « C’est mon correspondant, lui disais-je, je suis bien sûr que c’est mon correspondant ! – En effet, me répondit Jean, c’est monsieur le marquis... Mais, si vous ne voulez pas faire de la peine à madame la marquise, vous ne parlerez pas de cette rencontre. »

Il se lève.

Alors, je compris tout. C’est étonnant comme il y a des moments où l’on comprend vite !... Le chagrin de ma correspondante, les absences de mon correspondant, tout me fut expliqué en un instant... Et c’était cette femme, cette méchante femme !... Comment ! non contente de nous avoir appelés crapauds, elle faisait pleurer ma correspondante... Ah bien, elle allait voir ! – J’étais sorti le matin avec l’intention bien arrêtée de ne pas allez chez elle, mais ce que je venais de voir m’avait fait changer d’avis... Ventre à terre je retourne à la maison... Jean galopait derrière moi et me criait : « Pas si vite, monsieur Victor, pas si vite, vous allez claquer le poney ! » Mais je ne l’écoute pas, je vole, j’arrive, je saute à bas de mon cheval, je monte comme un fou dans ma chambre, je prends les vingt-sept francs cinquante... ils étaient dans un petit sac, un petit sac dans lequel autrefois on avait mis des billes... Je redescends... Me voilà dans la rue. Il me semble que derrière moi l’on m’appelle... Je ne réponds pas, je cours, bousculant les passants, filant à travers les voitures, manquant vingt fois d’être écrasé, je cours ! et, rouge, essoufflé, tenant à la main le petit sac, j’arrive enfin au numéro 217 de l’avenue des Champs-Élysées, devant la porte de madame Tata Bourguignon ! Toute l’étude m’attendait sur le trottoir. Il y avait là trente ou quarante collégiens, en uniforme, qui se promenaient... Il étaient venus pour avoir les nouvelles ! Dès que je parus, ils se précipitèrent sur moi. « Dépêche-toi, me dirent-ils, dépêche-toi, elle vient de rentrer. » Ils me poussèrent vers la porte, sonnèrent à tour de bras, la porte s’ouvrit, j’entrai seul et la porte se referma. « Je regardai autour de moi, j’étais dans un hôtel ; elle a un hôtel, la malheureuse ! – Le concierge, un homme superbe, me demande ce que je désire. « Madame Tata Bourguignon, s’il vous plaît ? Allez lui dire que je veux lui parler et que j’ai de l’argent. » Et je montrai mon petit sac. Le concierge sembla surpris. Deux coups de timbre, bing ! bing ! Au bruit du timbre, une gentille petite femme de chambre paraît sur le seuil du vestibule. Le concierge me fait signe d’aller à elle, et j’y vais. « Allez dire à votre maîtresse que je veux lui parler et que j’ai de l’argent... » Et je montrai, toujours... La femme de chambre me regarde, part d’un grand éclat de rire. « Veuillez attendre un instant, monsieur, je vais prévenir madame. » Et, riant toujours, elle me pousse dans un petit salon,

Il se promène.

et j’attends. Il était magnifique, ce petit salon, tendu en satin bleu avec un divan tout autour, des fauteuils énormes, des jardinières remplies de plantes rares ; sur la cheminée, une coupe, et, dans cette coupe, deux ou trois cents cartes de visite. Pour passer le temps, je m’amusai à les lire... Il y avait là des noms que je connaissais pour les avoir appris par cœur dans mon histoire de France... Il y en avait d’autres aussi, des noms d’étrangers... et, sur les cartes, un tas de choses écrites au crayon... « Ce soir, au café Anglais. Ce soir, chez Bignon. Ce soir, chez Brébant. Ce soir, à la Cascade... » Elles ne font que manger, ces femmes-là !

Il remonte et va vers la fenêtre.

J’écartai les rideaux et je regardai par la fenêtre ; je vis la calèche que l’on était en train de nettoyer, les chevaux que l’on faisait rentrer à l’écurie, et je me mis à calculer à part moi combien tout cela, hôtel, chevaux, calèche, pouvait représenter de vingt-sept francs cinquante. Au milieu de ce calcul, la petite femme de chambre ouvrit la porte, me fit une grande révérence et me dit : « Madame attend monsieur. » Elle m’attendait dans son boudoir. J’y entrai, te nant toujours mon petit sac et le serrant de toutes mes forces. Cette fois, je suis obligé d’en convenir, Tata Bourguignon me parut très belle... Les rideaux étaient à moitié fermés. Elle était étendue sur une chaise longue et faisait... comme cela, danser sa pantoufle au bout de son pied. Des fleurs brodées, rouges, bleues, vertes, avaient l’air de grimper le long de son bas de soie. Elle me regardait en riant... Alors, moi, je commençai à avoir très peur... Et je perdis complètement la tête quand elle me demanda ce que j’avais à lui dire ; le petit sac s’échappa de mes mains, tomba, les vingt-sept francs cinquante s’éparpillèrent sur le tapis, et je cherchai, moi, la porte pour me sauver... Mais, dans ce mouvement, j’aperçus une canne qui était là, sur un pouf, à côté d’une paire de gants, et, cette canne, je la reconnus tout de suite : c’était celle de mon correspondant ! Alors, le courage me revint avec la colère, je me retournai vers elle, et, pleurant, trépignant, exaspéré : « Ce que j’ai à vous dire ?... lui criai-je, j’ai à vous dire que vous avez chipé mon correspondant à ma correspondante... et je veux que vous le lui rendiez !... J’aurais bien aussi à vous parler de crapauds, mais ça nous embrouillerait. Laissons de côté crapauds... ne parlons que de ma correspondante... » Et je lui dis que ma correspondante était jolie, tandis qu’elle était vilaine, elle, très vilaine, très vilaine, très vilaine. « Et vous le lui rendrez, son mari, et vous allez le lui rendre tout de suite... Car il est ici ; ne me dites pas qu’il n’y est pas, voici sa canne ! » Et je la pris, cette canne, et, comme Tata Bourguignon continuait à rire et à faire danser sa pantoufle, je me mis à rager pour tout de bon, et je marchai vers elle, avec la canne. Mais, en ce moment, je sentis que l’on m’arrachait cette canne des mains, je levai les yeux et je vis mon correspondant qui était entré je ne sais par où. « Viens, me dit-il, allons-nous-en !... » Et il m’emmena, je devrais dire qu’il m’emporta... Et, pendant que, mon correspondant et moi, nous descendions l’escalier, j’entendais Tata Bourguignon qui, en haut, sur la porte de son boudoir, riait plus fort que jamais et me menaçait en disant : « Toi, mon petit homme, je te repincerai dans quatre ou cinq ans ! » Mon correspondant me ramena chez lui. Il me conduisit dans la chambre de ma correspondante, et, me poussant dans ses bras : « Embrassez-le, lui dit il, c’est un brave enfant ! » il raconta en peu de mots ce qui s’était passé, puis il se mit à genoux devant elle, lui demanda pardon... Et, le soir à dîner, ma correspondante était redevenue gaie... Elle riait comme autrefois, et c’était moi le héros de la fête... Comme j’étais content de la voir contente !

Changeant de ton.

Ce qui m’a fait pincer, c’est l’épisode des quarante collégiens en uniforme, se promenant devant la porte. Les sergents de ville s’étonnèrent de voir tant de collégiens réunis sur un même point, on s’informa, on sut ce qui c’était passé. On fit un rapport au proviseur... et, ce matin, à sept heures, le gardien des arrêts ouvrait la porte de l’étude et de sa gracieuse voix criait :

Imitant le gardien.

« L’élève Montflambert ! » C’est moi l’élève Montflambert, c’est moi Toto.

Prenant son pain sec et mangeant.

Je vous ai tout dit ; maintenant, vous savez pourquoi j’y suis, aux arrêts, pourquoi j’ai quinze cents vers à faire. Eh bien, avais-je tort ou raison tout à l’heure, quand je prétendais qu’au lieu de me mettre aux arrêts, on aurait dû me décerner une couronne ?

Il tombe assis sur son petit banc. Bruit de verrous.

 

 

Scène VII

 

LE GARDIEN, TOTO

 

Le Gardien entre d’un air mystérieux, portant un gros paquet de gâteaux.

LE GARDIEN.

Chut !

TOTO, qui mange son pain.

Qu’est-ce qu’il y a ?

LE GARDIEN.

Chut donc !... ne mangez pas ça... Je vous apporte quelque chose de meilleur !

TOTO.

Comment ?

LE GARDIEN.

Tout à l’heure un garçon est venu me dire qu’une dame m’attendait en bas... dans sa voiture... J’ai cru d’abord que c’était mon rêve qui se réalisait.

TOTO.

Votre rêve !... qu’est-ce que c’est que votre rêve ?

LE GARDIEN.

C’est d’être enlevé par la mère d’un élève riche ; mais j’ai vu tout de suite qu’il ne s’agissait pas... La dame qui m’attendait c’était madame de Château-Lansac.

TOTO.

Ma correspondante ?

Toto se lève.

LE GARDIEN.

Elle m’a donné une lettre pour vous.

Il prend la lettre et passe à droite, le Gardien remonte vers la table.

TOTO, embrassant la lettre à plusieurs reprises.

Ah !...

Lisant.

« Mon pauvre Toto, tu souffres à cause de moi, mais prends patience... tu en seras récompensé plus tard... » Ah !

Se remettant à lire.

« Pour le moment, j’ai fait tout ce que je pouvais faire, j’ai acheté ton gardien... »

Au Gardien, qui a défait le paquet.

Ma correspondante vous a acheté ?...

LE GARDIEN, agitant avec satisfaction un billet de cent francs.

Oui.

TOTO, continuant à lire.

« Il se charge de te remettre un gros paquet de bons petits gâteaux... »

LE GARDIEN.

Voilà les petits gâteaux.

TOTO, lisant.

« Et une jolie bouteille de vin de malaga, parce que je sais que tu l’aimes bien... N’en bois pas trop... Je t’embrasse. » Ah !...

LE GARDIEN, tire de sa poche une bouteille de malaga et un petit verre.

Voilà le malaga.

TOTO, lisant.

« Post-scriptum. – Quant à tes quinze cents vers, ne t’en inquiète pas : ton gardien dit qu’il a un moyen... »

Au Gardien.

Vous avez un moyen ?

LE GARDIEN.

Et un fameux !

TOTO.

Et c’est ?

LE GARDIEN.

De les faire moi-même, vos quinze cents vers.

S’asseyant à la place de Toto.

Mettez-vous là, mangez vos gâteaux, buvez votre malaga, et ayez la bonté de me dicter... Attendez un peu... Une, deux, trois !

Il attache trois plumes ensemble.

Là, maintenant...

Toto s’assied sur le coin de la table.

TOTO, offrant un plein verre de malaga au gardien.

Tu y es ?

LE GARDIEN.

J’y suis.

Tous les deux trinquent ensemble, Toto buvant dans le petit verre, et le Gardien dans le grand.

TOTO, tout en mangeant des gâteaux, dicte au Gardien, qui écrit avec ses trois plumes.

Anna soror quæ suspensam me insomnia terrent.

LE GARDIEN, qui n’a pas entendu.

Hé ?

Toto fourre un gâteau dans la bouche du Gardien, et, pendant que le rideau tombe, tous les deux, Toto et le Gardien, mangent des gâteaux et boivent du malaga.

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