Thrasibule (MONTFLEURY)

Tragi-comédie en cinq actes, et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, au Château du Louvre, le 10 décembre en 1663.

 

Personnages

 

DIOMÈDE

THRASIBULE

ELPIDIE, mère de Thrasibule

THÉBALDE

ARISTIDE, fille de Thébalde

ATHIS, capitaine des gardes

CLÉONE, confidente d’Elpidie

SUITE

 

La scène est dans Syracuse.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

THRASIBULE, THÉBALDE

 

THRASIBULE.

Hé bien ! Thébalde ; enfin, faut-il que la contrainte

Réduite insolemment mes efforts à la feinte ?

Un tyran aura-t-il, pour monter à mon rang,

Impunément tari la source de mon sang ?

Mon père massacré, ma puissance ravie,

Doivent-ils me réduire à lui laisser la vie ?

Et, forçant aujourd’hui ma main à l’épargner,

Faut-il que je paraisse indigne de régner ?

THÉBALDE.

Non, Seigneur ; le tyran qui règne en votre place

Doit sentir les effets de votre noble audace :

Gardez, pour l’en punir, ces bouillants mouvements,

Mais, encore une fois, attendez tout du temps.

Le tyran est trop fort ; courir à force ouverte

À venger votre sang, c’est chercher votre perte.

Continuez, Seigneur, de faire l’insensé.

Depuis qu’il s’est couvert du sang qu’il a versé,

Il croit que votre esprit, frappé d’un tel outrage,

De la raison qu’il eut ne fait aucun usage :

Que le premier forfait que son bras a commis,

Coûta la vie au père, et la raison au fils ;

Et vous savez enfin, par cette rude atteinte,

Que vous devez, Seigneur, vos jours à votre feinte.

Pour le voir hors du trône, et vous y voir monté,

Continuez...

THRASIBULE.

Ô dieux ! quelle nécessité !

Qu’un grand cœur est frappé d’une sensible atteinte,

Alors que son malheur le réduit à la feinte !

THÉBALDE.

Rejetez les appas d’un scrupule si vain ;

Le ciel, contre un tyran, demande votre main :

Servez-vous des moyens que sa bonté vous donne

Lorsqu’il faut racheter l’éclat d’une couronne,

Et voir par ses efforts un tyran abattu,

C’est être criminel qu’avoir trop de vertu.

Vous vous devez, Seigneur, cette illustre victime

Épargner un tyran, c’est partager son crime ;

Ce monstre qui, bravant les hommes et les dieux

Couronne hautement son forfait à nos yeux,

Ne serait pas puni, si la valeur d’un autre

Usurpait aujourd’hui cet effort sur la vôtre.

Vous devez compte aux dieux du sang qu’il a versé ;

Son forfait, sans sa mort, ne peut être effacé.

Un Roi, comme les Dieux, peut lancer le tonnerre,

Réservez vos efforts pour en purger la terre ;

Et la foudre qui met les monstres aux abois,

Doit partir de leurs mains ou de celle des Rois.

THRASIBULE.

Mon retour d’Agrigente, après deux ans d’absence,

N’est-il point pour me perdre, une belle apparence ?

Car tu sais que dès-lors que le tyran fut Roi,

Pour servir sa fureur, on s’assura de moi,

Et qu’un trouble affecté me conservant la vie,

Le soin de m’éloigner sut borner son envie.

Son dessein...

THÉBALDE.

Non, Seigneur : j’ai causé ce retour ;

Le tyran craint trop peu pour vous ôter le jour :

Je l’ai persuadé que dans ces lieux sa haine

Vous ferait observer avecque moins de peine,

Et qu’ici sa fureur, sa crainte ou son courroux,

Avec moins de péril, s’affureraient de vous.

Depuis la mort du Roi, voyant la tyrannie

Forcer tous vos sujets à la rendre impunie,

Faible contre un tyran, je me joignis à lui ;

Ne pouvant l’accabler je me fis son appui,

Pour éblouir sa rage et ménager sa perte ;

Et tant que je n’ai pu le perdre à force ouverte.

Tant de soins affectés ont signalé ma foi,

Qu’à peine ses soupçons pourraient tomber sur moi.

Le frère du tyran, jaloux de ma puissance,

Ne souffre ma faveur qu’avecque répugnance,

Mais j’ai séduit pour vous le Gouverneur du fort,

Des chefs et des soldats fécondent notre effort.

Outre que, si c’est peu de ce que je hasarde,

Moi-même, s’il le faut, je séduirai sa garde ;

Et sur, pour l’immoler, d’un passage secret,

Il recevra de vous le prix de son forfait.

THRASIBULE.

Que ne te dois-je point ?

THÉBALDE.

Mais le tyran s’avance.

De peur de vous trahir, évitez sa présence.

 

 

Scène II

 

DIOMÈDE, THÉBALDE, SUITE

 

THÉBALDE.

Seigneur, l’on a conduit Thrasibule en ces lieux.

DIOMÈDE.

Toujours également transporté, furieux ?

THÉBALDE.

Oui, Seigneur ; son malheur, qui lui sauve la vie,

Demande beaucoup plus de pitié que d’envie :

Il semble que le ciel, pour vous faire régner,

N’oppose à vos vertus qu’un Prince à dédaigner.

DIOMÈDE.

Ce Prince est à mes yeux une importune image,

Et m’exposer aux siens c’est irriter sa rage :

Car tu sais que, parti pour combattre Dimas,

Ma prodigalité corrompit ses soldats ;

Que, par l’ordre du Roi commandant son armée,

Son innocence fut par mon crime opprimée ;

Que, lorsque pour me joindre il s’approcha de moi,

L’ayant fait massacrer, je fus proclamé roi ;

Et que, la force en main, entrant dans Syracuse,

La vieillesse du Roi fut toute mon excuse.

Mais, malgré mon pouvoir, je ne puis m’empêcher

De blâmer la douceur où je devrais pencher.

Pour adoucir le peuple et calmer le murmure,

Où du Prince troublé l’a su porter l’injure,

J’ai voulu qu’en ces lieux il respirât le jour,

Non que pour le sauver je souffre son retour,

Mais pour m’en assurer ; je veux que l’apparence

Ne puisse m’accuser d’aucune violence ;

Laisser le Prince libre, et ne me réserver

Que l’espoir et le soin de le faire observer,

Feindre de le laisser de son destin arbitre,

De respecter en lui sa naissance et son titre ;

Cependant qu’en secret pour le faire périr... 

THÉBALDE.

Ah ! gardez-vous, Seigneur, de le faire mourir.

Le peuple, de son trouble ayant eu peu de marques,

Croirait avoir perdu le plus grand des Monarques,

Bien loin de voir son cœur succomber à vos coups ;

Les Dieux ne l’ont rendu si différent de vous,

Qu’afin que cet état, dans son extravagance,

Pût de vous et de lui faire la différence.

Seigneur, sa vie importe à votre sureté.

Opposez vos clartés à sa stupidité ;

Sa chute à ses sujets paraissant légitime,

Il aura leur mépris, vous aurez leur estime.

Pour rendre un Roi l’objet d’un amour peu commun,

Offrez-en toujours deux, afin qu’il n’en ait qu’un ;

Afin que cet État, ayant changé de maître,

Dise qu’un fils de Roi fut indigne de l’être ;

Et que tous ses sujets, obligés d’obéir,

Rendent grâces aux Dieux de vous le voir trahir.

DIOMÈDE.

Ah ! depuis que le sang d’un Prince légitime

Fut d’un trône usurpé la première victime,

Il faut, pour assurer sa puissance et ses jours,

Tarir du sang royal et la source et le cours.

Les tyrans teints de sang, devenant redoutables,

Ne peuvent l’épargner sans se rendre coupables ;

Et le ciel, indigné de leurs premiers forfaits,

S’ils ne l’ont tout versé, ne les absout jamais.

THÉBALDE.

Plutôt qu’à son trépas le peuple s’intéresse,

Donnez, Seigneur, donnez ses jours à sa faiblesse :

Le sceptre teint d’un sang qui n’était point suspect,

Imprime trop d’horreur et trop peu de respect :

Et quand le crime acquiert la grandeur souveraine,

Moins la couronne coûte et plus est certaine.

Pour un cœur qui succombe à l’ardeur de régner,

Tout ce qu’il ne craint point doit être à dédaigner.

Les cœurs ambitieux ne commettent de crimes,

Que ceux de s’immoler sans besoin de victimes :

Ainsi, quand trop d’ardeur demande son trépas,

Ce cœur l’en doit sauver, puisqu’il ne le craint pas.

DIOMÈDE.

Hé ! qui me répondra que ce bonheur extrême

Des Dieux, pour le venger, n’est point un stratagème ?

Peut-être que les Dieux ne l’ont rendu troublé

Qu’afin qu’aigri du coup dont il est accablé,

Il méprise un péril dont un autre, en sa place,

Formerait un obstacle à son illustre audace.

Quiconque a sur le crime affermi sa grandeur,

Doit tenir pour suspect l’excès de son bonheur.

Un cœur que les forfaits ont rendu redoutable,

Doit prévenir le coup, de peur qu’il ne l’accable ;

Et, quelque grand succès qui réponde à nos vœux,

C’est faiblesse aux tyrans de se fier aux dieux.

THÉBALDE.

Mais, Seigneur, si pour vous leur faveur est suspecte.

Si vous versez un sang qu’ils veulent qu’on respecte.

Qui, faible contre vous...

DIOMÈDE.

Je pourrais l’épargner,

Et ne rien voir en lui qu’un bras à dédaigner,

Si ce fils ne servait, contre ma tyrannie,

À soutenir l’orgueil de l’ingrate Elpidie ;

Qui, fondant sur ce fils un espoir glorieux,

Abuse insolemment de ma grâce à mes yeux,

Et pour qui mon pouvoir... Mais je la vois paraitre.

 

 

Scène III

 

DIOMÈDE, ELPIDIE, THÉBALDE, SUITE

 

DIOMÈDE.

Vous vouliez m’éviter ?

ELPIDIE.

Vous l’avez pu connaître.

DIOMÈDE.

Pour vaincre vos mépris tous mes soins superflus...

ELPIDIE.

Votre bonheur est grand, je ne puis rien de plus.

DIOMÈDE.

Madame, le mépris pour les Rois est un crime.

ELPIDIE.

Oui ; mais pour les tyrans il est trop légitime.

DIOMÈDE.

Mon cœur dont les respects pour un si digne objet...

ELPIDIE

C’est qu’étant mon tyran, il est né mon sujet.

DIOMÈDE.

En vain un faible appas séduit votre colère ;

Tous ces noms de tyran ne sont qu’une chimère ;

Le diadème est fait pour les ambitieux ;

Les dieux n’offrent d’objet que le trône à leurs yeux.

Des dieux, pour y monter, nous donnant un même être,

Y destinent sans choix celui qui s’en rend maître.

Un grand cœur, pour régner, ne doit rien épargner,

Et les sceptres font faits pour qui peut les gagner.

ELPIDIE.

Oui, quand avec le sang la vertu le rend digne

De se voir honoré de cet éclat insigne :

Mais lorsque par la mort d’un légitime Roi...

DIOMÈDE.

Ne me reprochez plus que j’ai trahi ma foi ;

Celui dont la valeur acquiert une couronne,

Est Roi comme les Rois à qui le sang la donne ;

Votre époux, qui du sang eut le titre de Roi,

L’ayant eu sans efforts, le fut bien moins que moi ;

Je devais par son sang effacer sa mémoire,

Et, quoi que l’on oppose à l’éclat de ma gloire,

Il dut tout à son sang, je ne dois rien au mien ;

Je dois tout à mon bras, il ne dut rien au sien.

Monter par sa valeur à ce degré suprême,

C’est savoir acheter l’éclat du diadème ;

Et l’on doit dérober à ce nom odieux

Un cœur qui fait pour lui plus que n’ont fait les Dieux.

ELPIDIE.

En vain, pour t’éblouir, ce sentiment t’anime.

Si ces perfides cœurs qui sont nés pour le crime,

Ensanglantent le sceptre et le trône à nos yeux,

Renversent dans les Rois les images des Dieux,

Ce n est pas que les Dieux, autorisant leurs crimes,

Demandent à leurs bras de si pures victimes :

Ils permettent de voir les tyrans élevés,

Pour voir à plus d’horreurs leurs forfaits réservés :

Ces Dieux, pour les punir, feignant de les absoudre,

Les laissant élever, les approchent du foudre.

Ils doivent, pour venger les Rois et leurs Sujets,

Le dernier des tourments au plus grand des forfaits ;

Et comme il n’en est point qu’un perfide n’efface

Par la mort de son Roi pour monter à sa place,

Ils font de tout le trône un illustre échafaud,

Pour faire trébucher ces monstres de plus haut.

DIOMÈDE.

Dans votre emportement je vous plains sans vous craindre.

ELPIDIE.

Crains, tyran, crains plutôt ma fureur sans me plaindre.

Du sang de tant de Rois le ciel me laisse un fils.

DIOMÈDE.

Il en a fait, Madame, un objet de mépris ;

Pour craindre le courroux où ce cœur s’intéresse,

Il a trop peu d’esprit, et vous trop de faiblesse.

De tant d’égarements tous les sens agités...

ELPIDIE.

Si son âme a perdu ses brillantes clartés,

La raison, que les dieux ont laissée à la mienne,

Peut réparer en lui le défaut de la sienne,

Sa main et ma fureur qui demandent ton sang,

Uniront leurs efforts pour te percer le flanc ;

Nous ferons, dans l’ardeur qui le veut voir répandre,

Lui pour l’exécuter, et moi pour l’entreprendre.

Pour punir le plus grand de tous les attentats,

J’unirai contre toi mes conseils et son bras.

Tremble, tremble, tyran, prévoyant la tempête

Que le ciel par nos mains excite sur ta tête ;

Et si ton cœur, après des forfaits impunis,

Nous craint peu séparés, crains de nous voir unis.

DIOMÈDE.

Puisqu’enfin à mes yeux ce grand courroux éclate,

Je veux vous faire voir de quel bras il se flatte.

Que l’on cherche le prince, et qu’on l’amène ici.

THÉBALDE.

Ô dieux ! Je vais, Seigneur, en prendre le souci.

 

 

Scène IV

 

ELPIDIE, DIOMÈDE, SUITE

 

DIOMÈDE.

Un trouble si certain n’a rien qui m’épouvante.

Voyez si son bras peut répondre à votre attente ;

Bannissez de son cœur ses transports languissants ;

Excitez sa fureur, Madame, j’y consens :

Mais son égarement vous va faire connaître,

Que les dieux à l’État devaient un autre maitre,

Et qu’un Prince troublé n’aurait pu concevoir...

ELPIDIE.

Plus son trouble est certain, plus j’en conçois d’espoir.

Quand les dieux, employant des grâces singulières,

Ont versé dans un cœur leurs brillantes lumières,

Qu’ils ont à la raison réuni la vertu,

Ces dieux bornent leurs soins à ceux qu’ils en ont eu ;

Et, leur abandonnant l’éclat d’un vrai mérite,

Ils laissent à ces cœurs le soin de leur conduite ;

Mais ceux à qui le sort refuse des clartés,

Qu’ils puisent opposer à tant d’obscurités,

Sont ceux à qui le ciel devenant plus propice,

Des destins ennemis répare l’injustice.

Les dieux, par un effet d’une extrême bonté,

Dispensent leurs faveurs avec égalité ;

Ils donnent, unifiant leurs soins avec les nôtres,

De la raison aux uns, et du secours aux autres ;

Et ceux dont ce défaut peut obscurcir les jours,

Sont ceux à qui les dieux prêtent plus de secours.

 

 

Scène V

 

THRASIBULE, ELPIDIE, DIOMÈDE, THÉBALDE, SUITE

 

THÉBALDE.

Seigneur, voici le Prince.

ELPIDIE.

Ah ! mon fils, que mes larmes

Vous fassent concevoir mes mortelles alarmes :

Cherchez dedans mes yeux la source de mes pleurs.

Et punissez l’auteur de nos communs malheurs :

Ou, si ce n’est assez des larmes d’une mère,

Pour faire naître en vous un courroux nécessaire.

Et pour vous inspirer un glorieux projet,

Jetez, jetez, mon fils, les yeux sur cet objet.

Cherchez, cherchez en lui le meurtrier d’un père,

L’ennemi de vos jours, le tyran d’une mère ;

Un lâche usurpateur, l’horreur de vos États.

Vengez... Hélas ! mon fils, vous ne m’écoutez pas !

Dans l’excès des malheurs, qui vous rend insensible,

Ce cœur à mes conseils devient inaccessible ;

Et le ciel, qui vous peint le trouble sur le front,

Vous rend, en vous bravant, insensible à l’affront.

THRASIBULE.

Mes malheurs... Bannissez cette erreur de votre âme.

Mon bonheur est plus grand que vos ennuis, Madame,

Et le ciel qui me peint le trouble sur le front,

Vous cache mon bonheur, sans me cacher l’affront.

ELPIDIE.

Ah ! ne vous flattez point d’un bien imaginaire,

Et soyez plus sensible aux larmes d’une mère :

Son cœur, pour vous sauver d’un mortel embarras,

Vous prête sa fureur, prêtez-lui votre bras ;

Réparons, s’il se peut, le défaut l’un de l’autre,

J’emploierai tous mes soins pour suppléer au vôtre :

Donnez à ma douleur ce qui manque à ma main.

Changez de sentiments.

DIOMÈDE.

Vous lui parlez en vain ;

Et, si d’un tel dessein son âme était capable,

Pour lui laisser la vie il serait trop coupable :

Mais voyant que son trouble en obscurcit le cours,

Je donne à la pitié le reste de ses jours,

Et crains peu les transports que son malheur lui cause.

ELPIDIE.

Voyez à quel mépris le Dessin vous expose !

Tâchez de concevoir...

THRASIBULE.

Je connais mon bonheur,

Et le trouve assez grand pour charmer ma douleur.

ELPIDIE.

Hélas ! de quel bonheur le trouble de votre âme

Peut-il flatter vos vœux ?

THRASIBULE.

De quel bonheur, Madame ?

Je commence à régner ; ma gloire et mon pouvoir

M’élèvent sur le trône, et partent votre espoir.

Tout flatte mes desseins, et : même en ce partage,

D’un illustre sujet je recevais l’hommage.

Thébalde en est témoin : Madame, en est-ce assez

Pour arrêter le cours des pleurs que vous versez ;

Vous faut-il son aveu ? Parle, ton cœur s’étonne.

THÉBALDE.

Seigneur, nous étions seuls, et je n’ai vu personne.

ELPIDIE.

Ah, mon fils ! si mes pleurs font sur vous peu d’effort,

Et ne causent en vous aucun autre transport ;

Si, toujours vous flattant d’un bonheur chimérique,

En vain pour vous aigrir ma colère s’explique...

THRASIBULE.

Que voulez-vous de plus de l’effort de mon bras ?

ELPIDIE.

Qu’il meure, cet ingrat.

THRASIBULE.

Qu’il meure ? 

Au tyran.

Tu mourras.

À Elpidie.

Êtes-vous satisfaite ?

ELPIDIE.

Ah ! pressez cette envie,

Que la fin de ce jour soit la fin de sa vie.

THRASIBULE.

Je suis plus indulgent que son crime, et ma main

Le laisse par pitié vivre jusqu’a demain,

Tandis que tous mes soins, occupés à sa perte,

Emploieront contre lui tout, hors la force ouverte.

J’armerai contre toi les chefs et les soldats,

Pour résoudre avec eux l’ordre de ton trépas.

Ceux qu’un zèle apparent attache à ta personne,

Se verront tous séduits pour t’ôter ma couronne,

Et pour te décharger d’un fardeau trop pesant :

Thébalde que tu vois n’en fera pas exempt.

Dans l’ardeur où pour moi je veux qu’il se hasarde,

Il aura seul le soin de suborner ta garde,

Et sur, pour t’immoler, d’un passage secret...

THÉBALDE.

Ah ! Prince.

THRASIBULE.

Tu verras quel en fera l’effet.

 

 

Scène VI

 

ELPIDIE, DIOMÈDE, THÉBALDE, SUITE

 

THÉBALDE.

Seigneur, vous avez vu le trouble de son âme.

DIOMÈDE.

Voilà pour vos ennuis un grand secours, Madame :

Mes efforts contre lui, vont être superflus ;

Il vous promet ma mort, que vous faut-il de plus ?

À quel plus grand espoir auriez-vous pu prétendre ?

ELPIDIE.

Je ferai mes efforts, afin de te l’apprendre.

 

 

Scène VII

 

DIOMÈDE, THÉBALDE

 

DIOMÈDE.

Faut-il que tant d’orgueil se force à m’outrager,

Sans que ce lâche cœur se porte à s’en venger ?

THÉBALDE.

Sa faiblesse, Seigneur, de tant d’orgueil suivie... 

DIOMÈDE.

Ce n’est pas le motif qui lui sauve la vie ;

Et pour tout dire, enfin, les ennuis que je sens,

Pour être plus cachés, ne sont pas moins pressants ;

Te le dirai-je ? Hélas ! pour cette fière Reine,

Mon amour est plus fort mille fois que la haine,

Et l’espoir d’affermir mon trône en l’épousant,

Rend, malgré mes efforts, mon transport plus pressant.

Tandis qu’à d’autres soins mon ardeur occupée,

Fera servir contre eux leur puissance usurpée,

Fais observer la Reine, afin que son transport,

Ne pouvant éclater, en devienne moins tort ;

Afin que par mes soins sa fierté soit déçue,

De la mère et du fils empêche l’entrevue ;

Détourne adroitement leurs secrets entretiens,

Pour assurer mes jours en conservant les siens.

Car j’atteste des dieux l’éclat et la puissance,

Que le moindre soupçon de leur intelligence,

Saura confondre ensemble, après tant de mépris,

Les larmes de la mère avec le sang du fils.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ELPIDIE, CLÉONE

 

ELPIDIE.

Laisse couler des pleurs où ton zèle s’oppose,

C’est le moins que je doive à l’ennui qui les cause ;

Le ciel trahit mes vœux, Cléone, et son courroux

M’a ravi sans pitié mon fils et mon époux :

Mon fils, en le rendant insensible à l’outrage ;

Mon époux, le faisant succomber à la rage ;

Et force la douleur qui s’oppose à mes vœux,

N’en ayant perdu qu’un, de les plaindre tous deux.

CLÉONE.

Expliquez mieux le trouble où son malheur l’expose :

Les dieux ont des effets dont ils cachent la cause,

Et près de rétablir ce fils et son pouvoir...

ELPIDIE.

Hélas ! Sur quoi veux-tu fonder ce grand espoir ?

Cléone, aucun secours ne flatte ma vengeance.

Le tyran à mon fils dérobe ma présence,

Sans qu’il me soit permis d’en oser murmurer ;

Thébalde en ce moment vient de m’en assurer :

Attestant, m’a-t-il dit, la céleste puissance,

Que le moindre soupçon de notre intelligence

Saura confondre ensemble, après tant de mépris,

Les larmes de la mère avec le sang du fils.

Ah ! faut-il que du ciel la rigueur implacable,

Unisse les efforts au malheur qui m’accable,

Et ne me laisse enfin, pour charmer mes ennuis,

Que des yeux dont la vue est mortelle à mon fils ?

CLÉONE.

J’aperçois le tyran.

 

 

Scène II

 

DIOMÈDE, ELPIDIE, CLÉONE, SUITE

 

DIOMÈDE.

Quoi ! ces yeux pleins de charmes

Nous cacheront toujours leur éclat dans leurs larmes ?

Et tout ce qu’à vos maux ma faveur peut offrir,

Ayant versé vos pleurs, ne les saurait tarir ?

Ah ! Souffrez qu’à ces pleurs, Madame, je m’oppose.

ELPIDIE.

L’effet de mes ennuis en surprend-il la cause ?

Mon fils, par vos rigueurs et confus et troublé,

N’a pu s’en voir atteint sans en être accablé.

Quoi ! n’est-ce pas assez d’une si rude atteinte ?

Faut-il que ces rigueurs qui séduisent ma plainte,

M’ayant ôté l’espoir que je m’étais permis,

Rendent tous mes regards funestes à mon fils ?

DIOMÈDE.

Je vous entends. Madame, et veux bien vous le rendre,

Ce fils, l’unique objet d’une amitié si tendre ;

Mais puisqu’à vos ennuis je prête du secours,

Des miens, Madame, au moins interrompez le cours.

C’est assez, c’est assez me forcer au silence,

Ainsi que ma raison, mon amour s’en offense.

Voyez, aimez ce fils, Madame, j’y consens :

Mais au moins soulagez les maux que je ressens.

Si l’amour en secret vous déroba le père,

Sachez que sans l’amour vous ne feriez plus mère ;

Et pouvant vous ôter le fils avec l’époux,

Voyez, en le sauvant, ce que j’ai fait pour vous.

Du faite des grandeurs le roi près de descendre,

Commençait à mêler à ces feux trop de cendre ;

Le trône où je me sieds, lassé d’un tel fardeau,

Semblait moins à nos yeux un trône qu’un tombeau :

Le Roi, de ce qu’il fut, n’étant plus rien que l’ombre,

Du sceptre qu’il portait rendait l’éclat trop sombre.

Je vous rends, unissant l’amour et la pitié,

De ce tout inégal la plus belle moitié :

Souffrez donc que mon cœur vous tienne lieu de l’autre,

Joignez à mon ardeur les restes de la vôtre.

Je puis seul mettre fin à des ennuis si grands,

Je vous dois un époux, hé bien ! je vous le rends ;

S’il fut Roi, je le fus ; s’il aima : je vous aime ;

Cessez donc de venger son trépas sur vous-même ;

Et votre cœur, Madame, à qui le mien est dû,

Saura changer d’époux sans avoir rien perdu.

ELPIDIE.

Si le fort, qui d’un Roi te fit une victime,

Sous ces belles couleurs t’a déguisé ton crime,

Ou tâche à me cacher l’excès de ta fureur,

Je veux que mes ennuis t’en découvrent l’horreur.

Si l’éclat de ce Roi te paraissait trop sombre,

Apprends qu’un criminel n’en voit jamais que l’ombre,

Et que l’éclat des Rois par la vertu formés,

N’ouvre jamais des yeux que le crime a fermés.

Régie sur cet aveu le transport de ton âme,

Et crois, pour épargner mes mépris à ta flamme,

Que mon cœur, pour un Roi par tes coups accablé,

Eût prévenu ton bras, s’il t’avait ressemblé.

DIOMÈDE.

J’avais à ce courroux préparé ma confiance,

Madame ; et, pour ne pas l’aigrir par ma présence,

Je veux vous épargner la douleur de me voir.

Cependant si ce fils peut flatter votre espoir,

Si vous aimez en lui le sang de vos Monarques,

Vous savez le moyen de m’en donner des marques ;

Et, sans que ma présence augmente votre ennui,

Je jugerai par moi de votre amour pour lui.

Nous pouvons mettre fin aux ennuis l’un de l’autre ;

Vous, finissant le mien ; moi, soulageant le vôtre :

Et vous savez enfin, pouffant ma flamme à bout,

Ce qu’on peut accorder à qui refuse tout.

 

 

Scène III

 

ELPIDIE, CLÉONE

 

ELPIDIE.

Juge après les efforts d’une flamme imprévue,

Si je dois de mon fils souhaiter l’entrevue ;

Et vois ce que mon cœur n’en doit point redouter,

Apprenant à quel prix je la dois acheter.

Ah ! faut-il qu’immolant ma haine à ma tendresse,

Le plaisir de le voir me coûte une bassesse ?

Ou faut-il que l’effort de mes justes mépris,

Me coûte la douleur de ne voir point mon fils ?

Pour ne pas l’exposer aux coups de ce perfide,

Et braver son courroux, employons Aristide.

Ce généreux objet de l’amour de mon fils

Conserve tout l’éclat d’un feu qui fut permis ;

Et malgré les rigueurs de Thébalde, son père,

Ce grand cœur à mon fils ne peut être contraire :

Elle l’aime, et je sais qu’elle est jusqu’à ce jour

Soumise aux lois du sang, sans trahir son amour.

CLÉONE.

Madame, elle paraît.

 

 

Scène IV

 

ELPIDIE, ARISTIDE, CLÉONE

 

ELPIDIE.

Venez, venez, Madame,

Donner quelque relâche au trouble de mon âme.

Thébalde et le tyran ne m’ont que trop appris.

Que, sans le hasarder, je ne puis voir mon fils.

Oui, ce père cruel, Madame, dont le zèle

Fit du Roi mon époux un sujet si fidèle,

Depuis que le tyran s’est rendu le plus fort,

Immole tout son zèle à son lâche transport ;

Il a mis en oubli que l’hymen de sa fille

Eût mis, avec mon fils, un trône en sa famille,

Sans l’indigne attentat d’un tyran furieux.

Mon fils, par ses conseils, de retour en ces lieux,

Ne méfait que trop voir, après deux ans d’absence,

Que, pour borner ses jours, il est d’intelligence ;

Et les Dieux irrités ne sont pas satisfaits,

De me forcer avoir tant de lâches forfaits,

Si mes yeux, trahissant le trouble de mon âme,

Dans le cœur d’un tyran n’allume tant de flamme

Que le sien...

ARISTIDE.

Un tyran a de l’amour pour vous,

Madame, et ce grand cœur en paroir en courroux,

Employez contre lui ce qu’a votre vengeance...

ELPIDIE.

Que l’amour est peu propre à venger une offense,

Et qu’on mérite bien les maux que l’on ressent,

Quand on met sa vengeance au pouvoir d’un enfant !

ARISTIDE.

Si quelqu’autre se cours flattait votre espérance,

Je blâmerais celui d’une telle vengeance :

Mais, Madame, le Prince est si fort transporté,

Il a joint tant de trouble à si peu de clarté,

Que c’est vous abuser, Madame, que de croire

Qu’il en conserve assez pour rétablir sa gloire.

Je l’ai vu, mais hélas ! si troublé que mes yeux

N’ont vu qu’avec douleur ce Prince dans ces lieux.

Voyez si les moyens où vous pouviez prétendre

Laissent à votre espoir...

ELPIDIE.

Tâchez de me les rendre.

Mon fils, quand le tyran versa le sang du Roi,

Devoir, vous le savez, recevoir votre foi.

Il joignit tant d’esprit à l’heur de sa naissance,

Que je déments pour lui mes sens et l’apparence ;

En vain j’ai vu son trouble et son égarement,

Et je ne puis penser qu’aucun ressentiment

Ne joigne les efforts au malheur qui l’accable.

Tâchez de découvrir s’il en est incapable :

Unifiez, pour bannir un tyran de son rang,

L’intérêt de l’amour avec celui du sang ;

Ou plutôt, condamnant la nature au silence,

Ne chargez que l’amour du soin de ma vengeance.

Aussi-bien, dans les cœurs qui nous doivent le jour,

La nature se tait pour écouter l’amour :

Si l’on les joint tous deux, l’un ou l’autre en murmure :

L’amour, seul, est plus fort que joint à la nature ;

Et des cœurs que leurs nœuds engagent tour-à-tour,

Il en échappe au sang, et jamais à l’amour.

ARISTIDE.

Quoique son trouble, joint avec deux ans d’absence,

Ne me laisse sur lui qu’une faible puissance,

Puisque vous le voulez, je ferai mes efforts

Pour faire naître en lui de glorieux transports ;

Vous savez que l’amour, et la foi qui m’engage,

M’en font, malgré son trouble, une charmante image ;

Et qu’enfin si le fort obscurcit sa vertu,

Mon cœur en est surpris sans en être abattu.

ELPIDIE.

Comme ma dignité n’a plus rien qu’on respecte,

Je vais me retirer de peur d’être suspecte.

Adieu.

ARISTIDE.

Puisque l’amour peut charmer votre ennui,

Madame, si je puis, je n’emploierai que lui.

 

 

Scène V

 

ARISTIDE, seule

 

Mais quel est le dessein où ma flamme s’engage :

Dois-je porter le Prince à venger son outrage

Puis qu’enfin le tyran peut tout ce qu’il lui plaît,

Et que, si son trépas... Mais hélas ! il paraît.

 

 

Scène VI

 

ARISTIDE, THRASIBULE

 

THRASIBULE.

Quoi ! vous versez des pleurs ? Souffrez que je m’étonne...

ARISTIDE.

Ah ! c’est à vos malheurs, Prince, que je les donne.

Puis-je ne voir en vous, en ce funeste jour,

Qu’un Prince que les dieux ont trahi tour-à-tour ;

Dont le cœur insensible à l’ennui qui l’accable,

Est, de ses sens troublés, la preuve indubitable,

Seigneur, et m’empêcher, dans ce triste embarras,

De plaindre les malheurs de qui ne les plaint pas ?

THRASIBULE.

Si rien que mes malheurs ne cause vos alarmes,

Madame, vous pouvez mettre fin à vos larmes,

En savez-vous quelqu’un qui me soit inconnu ?

ARISTIDE.

Hélas ! si votre esprit était moins prévenu,

S’il pouvait encor voir l’éclat d’une couronne,

Qu’aux fureurs d’un tyran le Destin abandonne,

D’une autre passion ce cœur prendrait la loi.

THRASIBULE.

Est-ce un si grand malheur que de n’être pas Roi ?

Sont-ce là tous les maux dont j’ai lieu de me plaindre,

Madame ?

ARISTIDE.

Ah ! Prince, en vain je tâcherais à feindre.

Le ciel vous ôte un sceptre, et ce coup me surprend ;

Mais si c’est un malheur, ce n’est pas le plus grand.

THRASIBULE.

Et quel plus grand malheur a droit de me surprendre,

Alors qu’auprès de vous...

ARISTIDE.

Quoi ! faut-il vous l’apprendre ?

Le trouble où vous a mis l’excès de ce malheur,

Cause seul mes ennuis.

THRASIBULE.

Que je plains votre erreur !

ARISTIDE.

Hélas !

THRASIBULE.

Sans m’alarmer, souffrez que je vous voie ;

Aucun ennui secret ne se mêle à ma joie.

ARISTIDE.

Quoi ! votre sang versé, votre trône usurpé !

Votre cœur, par son trouble, à la rage échappé !

THRASIBULE.

Hé bien ! si la douleur de me voir sans couronne

A pu causer les pleurs que votre cœur me donne,

Dissipez vos ennuis, vous me verrez demain

Le diadème au front, et le sceptre à la main.

Demain, je monte au trône, et, pour vous satisfaire,

Puisque je vois qu’il faut être Roi pour vous plaire,

Apprenez que le fort va finir mes malheurs.

ARISTIDE.

Hélas ! de quel secours flattez-vous mes douleurs !

Et que peut votre effort, pour surmonter l’obstacle

Que ce trouble...

THRASIBULE.

Je vais vous répondre en oracle.

Ne doutez plus de mon effort,

Je ne dois plus avoir la fortune ennemie ;

Le tyran va trouver la mort

Dans la source de votre vie.

Jusqu’à l’heureux moment qui doit me faire Roi,

Développez ce sens, et puisqu’enfin ma foi

Vous promet par ces mots une gloire imprévue,

Tâchez, par vos clartés, d’en prévenir l’issue.

ARISTIDE.

Dieux ! quels égarements !

THRASIBULE.

Cet aveu vous surprend ?

ARISTIDE.

Vous le dirai-je ? Hélas ! que votre trouble est grand !

THRASIBULE.

Madame, cet espoir répond-il mal au vôtre ?

Hé bien ! pour en juger, apprenez-en un autre.

Puisque pour vous l’énigme a trop d’obscurité,

Et que pour m’expliquer vous manquez de clarté,

Je veux que le tyran soit puni par moi-même,

D’avoir indignement fouillé le diadème ;

Que mon bras contre lui ponant tout son effort.

ARISTIDE.

Ah ! n’entreprenez rien, Prince, ou vous êtes mort :

Votre trépas est sur, s’il faut qu’on vous soupçonne ;

J’aime mieux pour jamais me passer de couronne,

Que de vous voir tenter un dangereux effort

Et pleurer vos malheurs, Prince, que votre mort.

Si mes jours vous sont chers, souffrez que votre flamme

Dérobe ce transport au trouble de votre âme :

Voulez-vous qu’à l’envi nos deux cœurs déchirés...

THRASIBULE.

Ils sont trop bien unis pour être séparés,

Et pour vous voir régner j’ai trop d’impatience ;

Ma fureur du tyran va borner la puissance ;

Ne m’opposez donc plus le péril où je cours ;

Pour un trône il est beau de hasarder ses jours.

ARISTIDE.

Ah ! suivez moins l’ardeur que votre amour redouble ;

Ce n’est pas la raison, Seigneur, c’est votre trouble

Qui vous fait mépriser les maux où vous courez.

Ah ! Prince, croyez-en mes sens moins égarés.

Vous êtes trop troublé pour juger de vous-même,

Donnez-en le pouvoir à ce cœur qui vous aime ;

Qui, jugeant mieux que vous d’un mortel embarras,

Prévoit mille malheurs que vous ne voyez pas ;

Ce cœur à qui des dieux la faveur plus ouverte

Vous a rendu trop cher pour souffrir votre perte ;

Et ne le forcez pas, méprisant son secours,

De céder au transport qui veut borner vos jours.

THRASIBULE.

Madame, de vos pleurs je crains trop la puissance ;

Et si mon trouble a pu... Mais Thébalde s’avance !

 

 

Scène VII

 

THRASIBULE, THÉBALDE, ARISTIDE

 

THÉBALDE.

Quoi ! je vous trouve en pleurs ?

ARISTIDE.

Oui, Seigneur, les ennuis

D’un Prince malheureux font le trouble où je suis :

Je l’aimai par votre ordre, et si la tyrannie

Goûte en paix la douceur de se voir impunie,

Et trouble la raison de qui m’offrit les soins,

Je vous laisse à juger si mon cœur lui doit moins.

Mais, Seigneur, si l’éclat d’une si belle flamme

Pour ce Prince troublé peut émouvoir votre âme,

Sauvez-le du péril qui menace ses jours,

Et, pour les conserver, prêtez-lui du secours :

Il en veut au tyran, il attente à sa vie.

THÉBALDE.

Quoi ! d’un si noir complot sa fureur est suivie ?

ARISTIDE.

Excusez son transport, Seigneur, sans l’en punir ;

C’est d’un esprit troublé...

THÉBALDE.

Je veux l’entretenir ;

Laissez-nous seuls, de peur que l’objet de sa flamme

Ne devienne un obstacle au calme de son âme.

 

 

Scène VIII

 

THÉBALDE, THRASIBULE

 

THÉBALDE.

Seigneur, qu’avez-vous fait ? Vous êtes-vous trahi ?

THRASIBULE.

Non, Thébalde ; mon cœur t’a trop bien obéi ;

Ce n’est pas que l’éclat d’une flamme si pure

N’ait contre ma raison formé quelque murmure

Ce n’est pas que l’amour n’ait assez tendrement

Interrompu le cours de mon égarement ;

Que, par quelques soupirs désavouant ma feinte,

Il ne m’ait, en secret, adressé quelque plainte.

THÉBALDE.

Prince, vous vous perdez pour le voir satisfait.

Votre amour...

THRASIBULE.

Ne crains rien de l’effort qu’il a fait ;

L’amour avec le trouble est trop d’intelligence,

Pour craindre qu’un des deux trahisse ma vengeance ;

Et pour tout dire, enfin, les transports d’un amant

Ont un si grand rapport avec l’égarement,

Que, pour peu qu’un bel œil l’excite ou le redouble,

Un cœur n’a pas besoin d’affecter d’autre trouble.

THÉBALDE.

Mais, Seigneur, si l’amour n’a fait qu’un vain effort,

Si votre cœur l’a fait servir à son transport,

Si votre âme par lui n’a pu se voir séduite,

Qui peut de vos desseins l’avoir sitôt instruite ?

THRASIBULE.

Moi, dont la politique a toujours affecté

Un aveu qui fait voir mon cœur plus agité ;

Et je veux, affurant mon trône et ma vengeance,

Pour cacher mes desseins, les mettre en évidence ;

Parler avec transport, oublier tout respect ;

Prévenir les soupçons, de peur d’être suspect.

L’aveu que fait mon cœur d’une illustre entreprise,

Fait que, sans s’alarmer, le tyran me méprise,

Et qu’il croit que mon cœur, qui lui tend cet appas,

Si c’était son dessein, ne s’en vanterait pas.

THÉBALDE.

On peut croire qu’un Roi se servant d’une ruse,

Par l’ardeur de régner...

THRASIBULE.

Non, ton zèle t’abuse.

On doit croire des Rois qu’anima la vertu,

Qu’ils ne perdent jamais tout l’éclat qu’ils ont eu ;

Et, lorsque leur malheur les réduit à la feinte,

Ils doivent s’épargner une vile contrainte :

Non qu’il ne faille enfin armer tout son pouvoir,

Quand l’effort d’un tyran les a réduits à voir,

Par leur égarement, leurs forces rétablies ;

Mais il faut que ce soient de prudentes folies ;

Et les douceurs d’un trône usurpé lâchement,

Ne valent pas l’affront de feindre bassement.

THÉBALDE.

Avec tant de clartés, votre façon de feindre,

À mes nobles projets ne laisse rien à craindre ;

Mais apprenez, Seigneur, pour vous expliquer moins,

Qu’un ennemi secret fait obstacle à vos soins ;

Tout ce que le tyran a conçu de colère,

Est l’effet des fureurs de Sosthêne, son frère ;

Le tyran aujourd’hui se plaît à l’écouter.

Feignez bien à ses yeux, de peur de l’irriter :

Sa fureur, employant ses soins à votre perte,

Pourrait, vous soupçonnant, vous perdre à force ouverte,

Et du tyran aigri faire agir le courroux.

Sachez que notre fort ne dépend que de vous,

Que de tous nos desseins lui seul suspend l’issue ;

Affectez, s’il se peut, plus de trouble à sa vue.

Je vais tout préparer pour notre illustre effort.

Si vous voyez la Reine, évitez-en l’abord.

De peur que le tyran, en prenant quelque ombrage,

N’y trouve avec plaisir un prétexte à sa rage,

Et n’immole vos jours à son ressentiment.

Rendez-vous dans une heure en mon appartement,

Afin qu’avec loisir je puise vous apprendre

Ce que contre un tyran nous voudrons entreprendre.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DIOMÈDE, THÉBALDE, SUITE

 

DIOMÈDE.

Approche, et viens savoir à quel nouveau bonheur

Le Destin veut porter l’excès de sa faveur ;

Tu verras aujourd’hui ma puissance affermie

Triompher des efforts de la rage ennemie,

Et goûter en repos le plaisir d’être Roi.

Tu sais combien Sosthêne a de zèle pour moi,

Et que le nœud du sang l’attache à ma personne,

Plus que n’a jamais fait l’éclat de ma couronne ;

Son cœur, qui de si haut craint de me voir tomber,

À l’appas d’un soupçon n’a pu le dérober ;

Il soupçonne le Prince ; et, soit zèle, soit crainte,

Son trouble et ses transports ne passent que pour feinte.

THÉBALDE.

Quoi ! le Prince, Seigneur, pourrait dissimuler ?

Il faut s’en éclaircir, Seigneur, et l’immoler.

Si jusqu’à cet effort son ardeur s’est contrainte,

Je me chargé du soin de découvrir sa feinte,

Et j’atteste les dieux, si l’on sait son dessein,

Que dans le sang d’un Roi je tremperai ma main,

Et bornerai ses jours pour venger cet outrage.

Je vais, pour le savoir, mettre tout en usage,

Et mourrais de regret si, dedans cet emploi,

Quelqu’un de vos sujets vous servait mieux que moi.

DIOMÈDE.

Je le sais, et de plus que l’hymen de ta fille

Eût mis, avec le Prince, un trône en ta famille,

Si, pour me voir régner, le ciel ne l’eût troublé ;

Je sais que ton grand cœur, loin d’en être accablé,

Entre ce Prince et moi fait quelque différence.

Ainsi, de ce secours ma faveur te dispense ;

Sosthêne a pris ce soin ; il vient d’être averti

Que, pour aller chez toi, le Prince était sorti ;

Il sait qu’avant son trouble il aimait Aristide.

Ainsi, pour décider des jours de ce perfide,

C’est par leur entretien que, sans être aperçu,

Il pourra m’éclaircir de ce qu’il aura su.

THÉBALDE.

Quoi ! Sosthêne, Seigneur ?...

DIOMÈDE.

Oui, cet illustre frère

De ces déguisements va percer le mystère ;

Si la feinte du Prince a séduit ma fureur,

Sosthêne aime Aristide ; et si, dans mon erreur,

Je n’ai pu m’abaisser à soupçonner la feinte,

Ses yeux plus éclairés en vont bannir la crainte.

THÉBALDE.

Dans un amant jaloux craignez trop de transport.

Sosthêne d’un rival peut souhaiter la mort ;

Et, pouvant après vous prétendre à la couronne...

DIOMÈDE.

Ne crains rien de l’espoir que son zèle me donne :

Mais pour ne pas verser un sang à mépriser,

Joins tes efforts aux siens pour te désabuser,

Tandis que du succès j’attendrai la nouvelle.

 

 

Scène II

 

THÉBALDE, seul

 

Je sens mon cœur atteint d’une crainte mortelle ;

Courons et traversons, s’il se peut, un dessein...

 

 

Scène III

 

THRASIBULE, THÈBALDE

 

THRASIBULE.

C’en est fait, et je riens de lui percer le sein.

THÉBALDE.

De qui, Seigneur ? Ô dieux ! que venez-vous m’apprendre ?

THRASIBULE.

De... Mais vois si quelqu’un ne saurait nous entendre.

THÉBALDE.

Seigneur, nous sommes seuls.

THRASIBULE.

J’étais entré chez toi,

Pour savoir quels effets avait produit ta foi ;

J’entretenais déjà la charmante Aristide ;

Mon trouble avait rendu ma flamme plus timide ;

Et l’amour, par mes yeux, sortant en trahison,

Tâchait à se montrer en cachant ma raison ;

Quand peu de temps après, et sans bruit, et sans suite,

Sosthêne entre ; mon œil l’aperçoit, et l’évite ;

Il ne s’en doute point, et tâche à se cacher,

Je seconde sa feinte, et le laisse approcher ;

Lui, croyant que le sort seconde son envie,

Se couvre d’un des pans d’une tapisserie,

Et là, prête, sans bruit, l’oreille à mes discours.

De mon trouble affecté continuant le cours,

Et pour être entendu, rendant ma voix plus forte,

Je dis avec transport : Non ; je veux qu’il en sorte :

Ce monstre a trop régné, mon bras l’en va punir ;

Avecque son pouvoir mon malheur va finir.

Madame, au nom des dieux acceptez la couronne,

Que même avant sa mort ma noble ardeur vous donne ;

Ma fureur va demain enchaîner à son tour,

La Fortune, les Dieux, la Victoire et l’Amour.

Mais, que dis-je, demain ? j’aperçois, ce me semble,

Les bataillons armés que mon bonheur assemble

Pour l’effort que leurs bras doivent faire éclater.

Ah ! je les reconnais, il n’en faut plus douter :

Je vois qu’à me venger leur courage s’apprête.

Allons sans différer, mettons-nous à leur tête.

Mais l’ennemi paraît, donnons rompons les rangs,

Rendons tous nos efforts funestes aux tyrans ;

Les soldats sont émus, leur courage s’étonne,

L’aile droite a plié, qu’on n’épargne personne,

De peur que quelqu’un d’eux ne demeure impuni.

Là, tirant un poignard dont je m’étais muni

Pour servir, au besoin, mon transport et ma haine,

Je m’arrête, et m’écrie en reprenant haleine :

Quel amas de chevaux et d’hommes renversés !

Que d’ennemis défaits ! mais ce n’est pas assez.

Sosthêne et le tyran, que ce gros environne,

Doivent quitter la vie en quittant la couronne ;

Il faut les immoler à mon juste courroux,

Quoi ! des désespérés vous font craindre leurs coups ?

Donnez à mon exemple, et vengez votre maître.

Là ; j’approche du lieu qui me cache ce traître ;

Mon bras, dans mon transport, se prépare à loisir :

De peur de le manquer, je tâche à le choisir.

Ensuite, transporté de fureur et de haine,

De deux coups de poignard je fais tomber Sosthêne,

Et lors en cet état pour t’apprendre sa mort.

THÉBALDE.

Ô dieux ! qu’avez-vous fait ?

THRASIBULE.

Un glorieux effort.

THÉBALDE.

C’est pour plaire au tyran, que, sans bruit et sans suite,

Sosthêne allait veiller dessus votre conduite.

Vous avez tout perdu par ce coup imprévu.

Pourquoi le massacrer, puisque vous l’aviez vu

Avant qu’il put avoir découvert votre feinte ?

THRASIBULE.

Son rang et son crédit te donnaient de la crainte ;

Tu m’en as toujours fait un redoutable appui

D’un sceptre dont le faix pouvait tomber sur lui ;

Et ma main a voulu, terminant sa puissance,

Dérober cet obstacle au cours de ma vengeance.

Le ciel, qui l’a trahi par sa funeste erreur.

Ne l’a pas vainement offert à ma fureur ;

Et puisque la victime à ma main s’est offerte,

J’ai cru que tous les dieux me demandaient sa perte.

Lorsqu’un heureux moment flatte notre douleur,

Qui n’en profite pas, mérite son malheur ;

L’occasion qui plaît, et qui nous favorise,

Ne s’offre point à nous sans vouloir être prise ;

Et les dieux, qui par-là se savent expliquer,

Ne la donnent jamais à qui l’a pu manquer.

THÉBALDE.

Pourquoi vous hasarder, quand pour vous satisfaire ?...

THRASIBULE.

Je voulais, en privant le tyran de son frère,

Avant que le Destin me remît dans mon rang,

Que l’arrêt de sa mort fût signé de son sang.

THÉBALDE.

Ah ! ce trépas va mettre en danger votre tête.

THRASIBULE.

N’est-il pas temps de faire éclater la tempête ?

Et si Sosthêne mort doit avancer mes jours,

Ai-je, après mon trépas, besoin de ton secours ?

Quel qu’en soit le succès, je veux que tout éclate,

Et lui ravir l’espoir dont ma perte le flatte.

THÉBALDE.

Hé bien. Seigneur, hé bien ! tâchons à vous venger ;

Mais pour ne vous pas perdre, il faut tout ménager.

Le tyran peut ici vous perdre à force ouverte ;

Mille obstacles divers s’opposent à la perte ;

Mais enfin, Marcelin seconde notre effort,

Et comme Gouverneur il peut tout dans le fort.

Pour ne pas hasarder mes jours et votre tête,

Apprenons-lui l’éclat où notre bras s’apprête ;

La crainte de vous perdre ou de vous exposer

Nous a fait différer pour pouvoir tout oser ;

Mais la mort du tyran ne pouvant se remettre,

Je vais à Marcelin écrire un mot de lettre,

Lui dire à quel péril le sort vous vient d’offrir,

Et qu’il faut vous venger du tyran, ou périr.

Mais Sosthêne devait revenir pour lui dire

Votre entretien secret, et je vais l’en instruire ;

Lui dire que chez moi vous êtes arrêté,

Et qu’il peut aisément vous mettre en sûreté.

Pour s’assurer de vous, il enverra, sans doute :

Ne vous alarmez point. Mais je crains qu’on n’écoute.

Un plus long entretien, dans un pareil danger,

Hasarde des moments que l’on doit ménager ;

Surtout, quelque péril qui vous oblige à craindre,

Si tout n’est découvert, ne cessez point de feindre ;

Cependant rendez-vous dans mon appartement,

Redoublez les transports de votre égarement ;

Ne craignez du tyran rien qui vous soit funeste,

Et les dieux et mes soins sauront pourvoir au reste.

 

 

Scène IV

 

THRASIBULE, seul

 

Je crains peu les effets d’un injuste courroux.

Mais entrons chez Thébalde.

 

 

Scène V

 

THRASIBULE, ARISTIDE

 

ARISTIDE.

Ah, Prince ! sauvez-vous.

Aux fureurs du tyran dérobez votre tête,

Il va faire sur vous éclater la tempête ;

Sosthêne, qui mourant lui vient d’être mené...

THRASIBULE.

Quoi, Sosthêne ? Et qui peut l’avoir assassiné ?

ARISTIDE.

Hélas ! de votre erreur c’est l’effet trop funeste ;

Usez, pour vous sauver, du pouvoir qui vous reste.

Votre bras, votre erreur et votre égarement,

Sur Sosthêne caché dans mon appartement...

THRASIBULE.

Dieux ! que me dites-vous ? Mon bras vient de défaire

Des bataillons armés : animé de colère,

Vous m’avez vu, Madame, encourager mes gens,

Du trône du tyran saper les fondements,

Porter sur ses appuis les effets de ma haine ;

Mais dedans le combat je n’ai point vu Sosthêne...

ARISTIDE.

Épargnez-vous les pleurs que sa mort va causer.

Le péril est trop grand pour vous le déguiser,

Prince, et les ennemis que vous croyiez défaire,

Dans un esprit plus sain, ne font qu’une chimère.

Mais si quelqu’un des dieux, dans votre égarement,

Vous déguise un péril qui vous paraît charmant ;

Il vous trompe. Seigneur, et tâche à vous séduire :

L’appas de son secours vous flatte pour vous nuire,

Et c’est, pour vous livrer à l’horreur de ses coups,

Un dieu que le tyran a séduit ; contre vous.

Ces dieux font trop suspects pour tâcher à leur plaire :

Ne les écoutez plus, j’en sais un plus sincère ;

Et si vous me voulez épargner un ennui,

Fiez-vous à l’Amour, je vous réponds de lui.

THRASIBULE.

L’Amour ? Il peut troubler mon repos et le vôtre ;

Ce dieu semble à mes yeux aussi suspect qu’un autre,

Et faisant quelquefois un aveu qui nous perd...

ARISTIDE.

Ah ! Prince, à cette fois il parle à cœur ouvert ;

C’est pour sauver vos jours eue sa faveur éclate,

Savez-les de l’appas de l’erreur qui vous flatte ;

Évitez un tyran.

THRASIBULE.

Cet ordre me surprend ;

Voulez-vous que l’espoir que sa perte me rend...

ARISTIDE.

Mais le tyran, suivant le transport de son âme,

Vous va faire arrêter.

THRASIBULE.

Je le sais bien, Madame :

Mais sa mort va finir les maux que j’ai soufferts.

ARISTIDE.

Mais, Prince, sa rigueur vous va charger de fers.

THRASIBULE.

Sans doute, et c’est un bien où mon espoir s’apprête.

ARISTIDE.

Et votre tête, hélas !

THRASIBULE.

Je réponds de ma tête ;

Retenez donc ces pleurs tandis que j’armerai,

Madame...

ARISTIDE.

Et cependant. Seigneur, je vous perdrai.

Ah ! Prince, s’il se peut, cachez-moi votre trouble :

Sans soulager mes maux ce transport les redouble.

Les dieux vous ont rendu, vous laissant outrager,

Trop faible et trop troublé pour pouvoir vous venger.

Ah ! si ce cœur qui croit remonter à sa place,

En avait le pouvoir sans en avoir l’audace,

Je vous dirais : Vengez votre père et mon Roi ;

Si vous voulez m’aimer, soyez digne de moi ;

Partagez avec moi l’éclat de votre vie,

Et ne m’en faites point partager l’infamie :

Il faut, pour m’obtenir, perdre vos ennemis,

Et mon amour ne peut se donner qu’à ce prix.

Mais, sans vous en blâmer, l’effort de ma tendresse

Excuse votre trouble et plaint votre faiblesse ;

Fuyez, si vous m’aimez ; tâchez de garantir

Une tête...

THRASIBULE.

Non, non, je n’y puis consentir.

ARISTIDE.

Ah ! puisqu’en vain l’amour veut sauver votre tête,

Allez vous exposer aux coups de la tempête ;

Contraignez le tyran à verser votre sang :

Cruel ! allez périr pour affermir son rang.

Mais enfin, ma douleur s’efforçant à vous suivre.

Peut faire assez d’effort pour ne vous pas survivre,

Et prévenir les maux qui vous font apprêtés.

Vous en verrez l’effet.

THRASIBULE.

Ah ! Madame, arrêtez.

ARISTIDE.

Cruel ! voulez-vous voir le trouble de mon âme ?

THRASIBULE.

Ah ! que l’amour fait mal l’art de feindre, Madame !

Que les pleurs sont d’effort sur un amant aimé...

Ah ! c’est trop me cacher aux yeux qui m’ont charmé.

Un transport affecté doit peu vous faire craindre.

C’est pour perdre un tyran que je m’abaisse à feindre ;

De peur d’être suspect je feins d’être troublé,

Tant que par mes efforts il puisse être accablé.

Madame, bannissez la douleur et la crainte.

ARISTIDE.

Quoi ! Prince, votre trouble est l’effet d’une feinte ?

Mais, hélas ! un soupçon contraire à mon bonheur,

Après tant de transports, me fait craindre l’erreur :

Sosthêne massacré, présent à ma mémoire...

Et toutefois, hélas ! je voudrais bien vous croire.

Ma raison, dont l’amour ne peut vaincre l’effort,

Prend ce dernier aveu pour l’effet d’un transport ;

Mon cœur, de cet appas, à peine à se défendre ;

Je crains que votre amour ne tâche à me surprendre.

Ah ! si vous m’en voulez épargner la douleur,

Prince, faites-moi voir que je suis dans l’erreur.

THRASIBULE.

Il n’est pas malaisé. Madame, quand Sosthêne

A senti devant vous les effets de ma haine,

Je l’avais vu, Madame, et voulais le punir

De me ravir l’honneur de vous entretenir.

ARISTIDE.

Mais, Prince, avant sa mort lorsque vous m’ayez vue.

Sans que par cet objet votre âme fût émue,

D’où naissaient les transports dont mon cœur abusé...

THRASIBULE.

Votre père, Madame, en doit être accusé.

Dans la pressante ardeur de hâter ma vengeance,

Thébalde n’exigeait de moi que mon silence ;

Et, contraint d’employer la teinte et le transport,

Pour le voir moins durer je le rendais plus fort.

Mais je vous dois l’aveu dont ma feinte est suivie,

Vos larmes ont plus fait que le soin de ma vie ;

Et l’amour indigné m’a puni par vos pleurs

De n’avoir pas tint le cours de vos douleurs.

Quoi ! cet aveu ne peut finir votre tristesse ?

Joignez à mes soupirs des marques de tendresse,

Et souffrez que mon cœur, dans un calme si doux,

Goûte en paix la douceur de se voir près de vous ;

Un espoir redoublé ternira moins vos charmes.

ARISTIDE.

Ah ! Prince, votre aveu redouble mes alarmes !

Je vois dans ce péril vos sens moins égarés :

Vous le connaissez mieux ; mais quoi ! vous y courez !

Sachez, lorsque ce bras va venger son outrage,

Si je puis perdre plus que je crains davantage,

Et que, lorsque le fort vous expose à ses coups,

Moins vous êtes confus, et plus je crains pour vous.

Non que, pour détourner une illustre entreprise,

En vous montrant ces pleurs, ma flamme s’autorise :

Mon amour doit céder, quoi qu’il ait combattu ;

Contentez à la fois l’amour et la vertu.

Vous devez un effort au sang de nos Monarques,

Si votre trouble est feint, vous m’en devez des marques.

Allez, Prince, suivez ce glorieux transport.

Laissez couler mes pleurs sans en craindre l’effort.

Si la mort du tyran vous doit coûter la vie,

Je plaindrai votre sort sans blâmer votre envie,

Et, pleurant le malheur qui vous fera mourir,

Je louerai le transport qui vous y fait courir ;

Mais songez, en suivant l’ardeur qui vous transporte,

Si la raison en vous se trouve la plus forte,

Si votre trouble est feint, et sans hasarder rien,

Prince, si vous m’aimez, examinez-vous bien.

THRASIBULE.

Ne craignez rien, Madame, et si le fort me livre...

Mais, dieux ! j’entends du bruit.

 

 

Scène VI

 

ARISTIDE, THRASIBULE, ATHIS, SUITE

 

ATHIS.

Seigneur, il nous faut suivre.

L’ordre que nous avons...

THRASIBULE.

Il faut vous suivre ? Allons.

Où me conduisez-vous ?

ATHIS.

Seigneur, nous l’ignorons.

Vous le saurez du Roi, si vous voulez vous rendre.

THRASIBULE.

Traître ! vous l’ignorez, et je veux vous l’apprendre ;

Un songe cette nuit m’en a fait un tableau ;

Déjà le ciel en deuil de se voir sans flambeau,

Par un profond silence expliquait sa tristesse,

Et déjà le sommeil...

ATHIS.

Seigneur, notre ordre presse.

THRASIBULE.

Madame, une autre fois vous saurez ce qui suit,

Il est bon jusques-là que seul j’en sois instruit.

Cachez-moi la douleur que vous faites paraître.

Je vais à cet État donner un autre maître ;

Je vais rendre ce cœur digne de votre foi.

Adieu, Madame.

ARISTIDE.

Adieu.

THRASIBULE.

Gardes, conduisez-moi.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DIOMÈDE, THÉBALDE, ATHIS, SUITE

 

DIOMÈDE.

Enfin, mon frère vient d’expirer à ma vue !

Thrasibule a causé la douleur qui me tue ;

Mais j’atteste les dieux que tout son sang versé

Me va faire raison du sein qu’il a percé.

Ce n’est pas qu’en effet l’aveu qu’a fait Sosthêne,

Ne le dût garantir de l’effort de ma haine :

Ne craignez, m’a-t-il dit, rien d’un Prince troublé.

C’est par le coup du fort que je suis accablé,

Pour Thrasibule, hélas ! ma crainte fut trop vaine.

Ma mort est de son trouble une preuve certaine ;

Les dieux me font punir d’avoir osé douter

D’un trouble que pour vous ils ont fait éclater.

Donnez, Seigneur, donnez ses jours à ma prière,

Après ces mots, la mort lui ferme la paupière,

Il expire ; son cœur, par son dernier effort,

Tâche à sauver les jours de qui cause sa mort.

THÉBALDE.

Et vous pourrez le perdre après cette assurance !

DIOMÈDE.

Son trouble ravirait sa tête à ma vengeance,

Donnerait le pouvoir à ce Prince emporté,

De se couvrir de sang avec impunité !

Laisser, en le sauvant, cette erreur impunie,

C’est laisser au hasard le reste de sa vie ;

Et le sort, pour venger le sang de nos vrais Rois

Pourrait guider sa main une seconde fois.

THÉBALDE.

Mais vous aimez la Reine ; et si votre vengeance

Fait agir contre lui toute votre puissance,

Son cœur, par cette mort sensiblement touché,

Pourra-t-il par l’hymen être au vôtre attaché ?

L’amour, pour ses transports, veut une âme soumise

Et si, pour adoucir un cœur qui vous méprise,

Vous répandez du sang qui lui doit être cher...

DIOMÈDE.

Ah ! je l’y forcerai, ne pouvant la toucher.

Lorsque par le mépris d’une illustre couronne,

Un cœur brave l’éclat que notre rang nous donne

Un grand cœur, dans l’espoir que son feu s’est permis,

Ne doit pas s’obstiner à faire le soumis.

Ces bas amusements sont pour ceux dont la flamme

Ne saurait appuyer le transport de leur âme :

Mais les Rois dont l’amour a su charmer les sens,

Doivent sauver leurs feux de ces abaissements,

Au défaut de l’amour faire agir leur puissance,

Mettre avec la douceur leur pouvoir en balance,

Et prêter, en suivant un plus noble transport,

Leurs armes à l’amour pour le rendre plus fort.

THÉBALDE.

Le Destin qui le livre aux coups de votre haine,

Plus coupable que lui... Mais j’aperçois la Reine.

 

 

Scène II

 

DIOMÈDE, THÉBALDE, ELPIDIE, SUITE

 

ELPIDIE.

Enfin, Sosthêne est mort par la main de mon fils,

Et déjà son malheur ne m’a que trop appris

Que le cruel effort d’une injuste colère...

DIOMÈDE.

Oui, je vais le punir du trépas de mon frère.

ELPIDIE.

Oserez-vous verser le sang de tant de Rois ?

DIOMÈDE.

Fût-il du sang des dieux, if est sujet aux lois ;

Et, puisque son transport lui vient d’ôter la vie,

Je veux voir aujourd’hui ma vengeance assouvie.

Sosthêne massacré me fait craindre un effort...

ELPIDIE.

Mais pourquoi l’en punir, si c’est un coup du fort ?

Dans un esprit confus un effort magnanime

Nous étonne souvent sans attirer d’estime ;

La gloire où son transport l’empêche d’aspirer,

Lui refuse l’éclat qu’on en doit espérer ;

Et puisqu’il est ainsi, lorsqu’il commet un crime,

Sa perte ne saurait devenir légitime.

L’effort de sa vertu, se trouvant sans éclat,

Doit mettre ses défauts dans un semblable état.

Quelque grand mouvement qui transporte son âme

Elle est, comme de gloire, incapable de blâme ;

Et, suivant ses transports sans raison et sans choix

Son cœur est au-dessous de la rigueur des lois.

DIOMÈDE.

En vain vous me donnez son trouble pour excuse

Sans le justifier, cette raison l’accuse.

Si c’est un coup du fort, Madame, quel dessein

L’a muni du poignard qui lui perce le sein ?

Ah ! je ne vois que trop par ce cruel silence,

Qu’il faut chercher son crime en son obéissance.

L’excès de vos fureurs lui faisant tout oser...

ELPIDIE.

Je t’estime trop peu pour te désabuser.

Et tu peux à ton choix en douter ou le croire.

Cependant...

DIOMÈDE.

Vantez-vous d’en avoir eu la gloire ;

Mais enfin ma fureur peut venger sur ce fils

Tout ce que son transport m’a su causer d’ennui :

Dans l’espoir glorieux que mon cœur se propose,

J’en punirai l’effet sans en punir la cause,

Madame ; et si le fort, qui m’expose à vos coups,

M’empêche de porter ma fureur jusqu’à vous,

Je puis porter sur lui l’effort de ma colère,

J’immolerai ce fils aux mânes de mon frère ;

Et, quoique l’amour tâche à braver mon courroux,

J’ai de quoi vous punir sans me venger de vous.

ELPIDIE.

Tu porterais plus loin sa peine et son outrage !

Tu pourrais sur mon fils faire éclater ta rage !

Épargne à ma douleur de si mortels ennuis,

Fais massacrer ensemble et la mère et le fils.

DIOMÈDE.

Si vous craignez de voir ma vengeance assouvie,

Donnez-moi votre main, je vous donne sa vie,

Et pourrai sans regret, vous rendant votre rang,

Acheter votre amour même au prix de mon sang.

Mais craignez que le ciel, qui s’efforce à vous plaire,

Ne venge vos refus et la mort de mon frère,

En voyant que le cœur d’un monarque absolu

Serait quitte vers vous, si vous l’aviez voulu.

ELPIDIE.

Je pourrais, me livrant une éternelle guerre,

Partager avec toi la crainte du tonnerre.

L’hymen me rendrait digne, en m’unissant à toi,

Du foudre que les dieux feraient tomber sur moi.

Ah ! plutôt que l’hymen me joigne à la personne...

DIOMÈDE.

Faites-moi voir l’horreur que cet hymen vous donne :

Mais enfin, apprenez qu’il faut choisir demain

Sa mort ou mon amour, ou sa tête ou ma main.

Réglez sur cet aveu le transport qui vous flatte,

Et, si vous m’en croyez, empêchez qu’il n’éclate.

Je vais vous envoyer, pour la dernière fois,

Ce fils que son malheur met au-dessous des lois ;

Thébalde, qui fera présent à l’entrevue,

Quand vous l’aurez quitté, m’en apprendra l’issue.

Aux Gardes.

Allez quérir le Prince et l’amenez ici.

À Elpidie.

Il y va de sa mort, Madame ; songez-y.

 

 

Scène III

 

ELPIDIE, seule

 

Honneur, vertu, devoir, nature,

Le sort va forcer mes souhaits

À choisir entre deux forfaits,

Quoique l’un de vous en murmure.

Un tyran veut ma main, ou le sang de mon fils :

Il faut soulager ses ennuis,

Ou voir, par mes refus, sa vengeance assouvie ;

Et, de quelque façon qu’agisse mon transport,

Je couvre mon fils d’infamie,

Ou suis coupable de sa mort.

 

Faut-il, mère trop malheureuse

D’être réduite à ces transports,

Que les nœuds du sang soient si forts,

Ou la vertu si scrupuleuse ?

La fierté de mon cœur qui s’oppose à mes vœux,

Veut voir triompher l’un des deux ;

De peur de se trahir sans celle elle m’obsède,

Et me défend, forçant l’une ou l’autre à céder.

D’appeler l’amour à mon aide,

Pour tâcher de les accorder.

 

Faut-il, aux dépens de ma gloire,

Conserver les jours de mon fils,

Ou voir les droits du sang trahis,

De peur de noircir ma mémoire ?

Ah ! de quelque côté que penche ma vertu,

Mon cœur, par ce coup abattu,

Voit le sang ou l’honneur contraire à mon envie ;

Et lorsque l’un des deux, pour flatter mon ennui,

S’efforce à lui sauver la vie.

L’autre conspire contre lui.

 

Le sort qui m’ôte un diadème,

Et qui trahit tous mes souhaits,

Veut que j’aime ce que je hais,

Pour me conserver ce que j’aime,

Mon cœur, pour le tyran de trouble transporté.

Ignore, en étant agité,

Si c’est pour terminer son malheur par le nôtre,

Que je sens, au milieu de mes mortels ennuis,

Que je puis faire l’un ou l’autre,

Mais qu’il vaut mieux sauver mon fils,

Hélas ! je l’aperçois, que de trouble en mon âme !

 

 

Scène IV

 

ELPIDIE, THRASIBULE, THÉBALDE, SUITE

 

THÉBALDE, bas à Thrasibule.

Seigneur, songez à vous.

ELPIDIE.

Ah, mon fils !

THRASIBULE.

Quoi ! Madame,

Je vois par la douleur ce grand cœur abattu !

ELPIDIE.

Elle brave l’effort de toute ma vertu ;

Savez-vous à quel point sa rigueur m’a réduite ?

THRASIBULE.

Je le sais.

ELPIDIE.

Savez-vous quelle en sera la suite,

Mon fils ?

THRASIBULE.

Je la prévois, Madame, et n’y vois rien

Capable d’alarmer votre cœur et le mien.

ELPIDIE.

Votre trouble, mon fils, éblouit votre vue ;

Tremblez, en apprenant quelle en sera l’issue.

Il faut que, par l’hymen d’un tyran odieux,

Je devienne l’horreur des hommes et des dieux ;

Ou vos jours, immolés à sa fureur extrême...

THRASIBULE.

Madame, il vous abuse, et s’abuse lui-même.

Le tyran peut porter l’excès de votre ennui...

Mais il n’en fera rien, je vous réponds de lui.

ELPIDIE.

Hé bien ! que les appas d’un espoir téméraire

Vous ôtent votre part aux ennuis d’une mère ;

Méprisez, en faveur du trouble qui vous perd,

La douleur de vous voir à sa vengeance offert.

Opposez, opposez vos froideurs à ma plainte ;

Et les mortels ennuis dont mon âme est atteinte,

N’étant point séparés, pourront être assez forts

Pour dérober mes jours à ces cruels transports.

THRASIBULE, à part, à Thébalde.

Ah, Thébalde !

THÉBALDE.

Seigneur, songez qu’on vous observe.

THRASIBULE, bas.

Apprenons-lui l’espoir que mon cœur se réserve.

Gardes, éloignez-vous ; laissez-nous seuls ici.

THÉBALDE.

Non, gardes ; demeurez, le Roi le veut ainsi.

Profitez des moments que sa bonté vous donne.

THRASIBULE, bas.

Veux-tu que la douleur où son cœur s’abandonne ?...

THÉBALDE, bas.

Mais voulez-vous périr pour la désabuser ?

THRASIBULE.

Ah ! Madame, croyez que je puis tout oser ;

Je suis à mes malheurs sensible moins qu’aux vôtres,

Vos ennuis sont les miens, je n’en connais point d’autres.

ELPIDIE.

Hé bien ! s’il est ainsi, mon fils, par quel secours

Puis-je vous en sauver ? Faut-il donner vos jours ?

Faut-il donner ma gloire en méprisant la vôtre ?

Parlez : qui de nous deux doit s’immoler à l’autre ?

Sauvez-moi de l’horreur, dans ce malheur commun,

De choisir un forfait pour m’en épargner un.

Quel choix faire ? Faut-il l’irriter ou lui plaire ?

THRASIBULE.

Il faut...

ELPIDIE.

Quoi ?

THRASIBULE.

L’oublier, Madame, et n’en point faire.

ELPIDIE.

C’est vous perdre, mon fils, que d’en user ainsi.

THRASIBULE, regardant les gardes auprès de lui.

Non, Madame ; ce cœur doit mieux être éclairci.

Je suis... Et le tyran, quand mon espoir redouble...

Si Thébalde et l’armée...

THÉBALDE, bas.

Ah, Seigneur !

THRASIBULE.

Je me trouble.

Excusez un transport que me causent vos pleurs.

ELPIDIE.

Hé bien ! pour un moment je suspends mes douleurs.

Prince, si par mes pleurs votre trouble s’augmente,

Parlez.

THRASIBULE.

S’il faut enfin répondre à votre attente,

Apprenez qu’observé, mon visage et mon cœur,

Étonnés de l’ennui qui cause votre erreur,

Ne pouvant expliquer quelle horreur mon outrage.

ELPIDIE.

Hélas ! vous vous troublez encore davantage ;

Sans employer le temps en de si vains discours,

Songez, mon fils, songez qu’il y va de vos jours :

Mon cœur, dans les clartés que ce trouble vous ôte,

Ne pouvant concevoir...

THRASIBULE.

Ah ! ce n’est pas ma faute,

Et, pour m’expliquer mieux, je fais ce que je puis.

ELPIDIE.

S’il est ainsi, mon fils, que je prévois d’ennuis !

Dieux, qui me réduisez aux peines que j’endure,

S’il faut, pour faire un choix, consulter la nature,

Rendez plus éclairé ce fils de qui l’aveu...

THRASIBULE, lui montrant les gardes.

Hélas ! je le suis trop, et vous l’êtes trop peu ;

Laissez les dieux en paix, de peur de les surprendre ;

Si vous faites des vœux, que ce soit pour m’entendre ;

Tâchez de concevoir qu’en secret mon courroux...

ELPIDIE.

Votre trouble, mon fils, s’explique malgré vous.

THÉBALDE.

Notre entreprise ici peut être découverte ;

Il est temps de résoudre ou sa vie, ou sa perte.

Madame, et pour le Prince...

ELPIDIE.

Ah, cruel ! peux-tu bien

M’envier la douceur d’un si triste entretien ?

THÉBALDE.

Madame, le Roi presse, et le tems qui vous reste... 

ELPIDIE.

Hé bien ! s’il faut enfin faire un choix si funeste

Puisque je vois mon fils indigne de régner,

Puisque par ses transports il est à dédaigner,

Plutôt que de me voir couverte d’infamie,

Qu’il serve de victime à la rage ennemie.

Ah ! mon fils, pardonnez ce crime à mes douleurs ;

Allez sur l’échafaud voir finir vos malheurs ;

Il vaut mieux, quand l’effort d’un tyran nous surmonte,

Mourir avec honneur que vivre dans la honte.

Allez, et soyez sûr que la fin de vos jours

Des miens mal affermis saura borner le cours.

Oui, vos derniers soupirs mettront fin à ma vie,

Et, pour voir du tyran la fureur assouvie,

Ma main me punira, dans de si grands ennuis,

D’avoir été réduite à condamner mon fils.

THRASIBULE.

Ah ! Madame, perdez un espoir si funeste,

Laissez-moi la douceur de celui qui me reste ;

Le glorieux effort que vous faites pour moi...

THÉBALDE.

Allons, Prince, il est temps d’en rendre compte au Roi.

THRASIBULE.

Adieu, Madame.

 

 

Scène V

 

ELPIDIE, CLÉONE

 

ELPIDIE.

Hélas ! en bravant ma colère,

Ce barbare l’entraîne. Enfin, vertu sévère,

Vous m’avez asservie à l’éclat de mon rang :

Ne m’opposez plus rien, je vous donne mon sang ;

Bornez-là votre plainte et tout votre murmure,

Et ne défendez pas des pleurs à la nature.

Malgré mon impuissance et le tyran, je veux

Vous rendre en même temps contentes toutes deux.

Vous aurez, finissant et ma vie et la sienne,

Vous, celle de mon fils ; la nature, la mienne ;

Et ma douleur, vengeant son trépas par le mien,

Saura perdre mon fils sans me reprocher rien.

CLÉONE.

Madame, si suivant le transport qui vous guide,

Vous pouvez consentir... Mais je vois Aristide.

 

 

Scène VI

 

ELPIDIE, ARISTIDE, CLÉONE

 

ARISTIDE.

Je viens avec plaisir vous apprendre quel soin...

ELPIDIE.

Hélas ! Madame, hélas ! il n’en est pas besoin ;

Le sort trahit nos vœux, sa rigueur nous accable ;

Et, loin de vous flatter d’un secours favorable,

Venez, venez mêler vos pleurs à mes ennuis,

Vous perdez un amant, et moi je perds un fils ;

L’amour pourra pour vous réparer cette perte :

Mais pour moi la mort seule à mes vœux est offerte.

ARISTIDE.

Quoi ! vous perdez un fils et je perds un amant ?

Quel destin...

ELPIDIE.

Oui, Madame, et, son égarement

Ayant causé chez vous le trépas de Sosthêne,

Le tyran, transporté de fureur et de haine,

M’a contrainte à choisir de lui donner demain,

Pour calmer ses ennuis, ou mon fils, ou ma main ;

Et, voyant que ce fils est indigne de vivre,

Mon cœur a mieux aimé le perdre pour le suivre,

Que de trahir pour lui ma gloire et ma vertu.

Le trouble dont ce fils me paraît abattu

Ne laissant à mon cœur qu’une faible espérance...

ARISTIDE.

Quoi ! vous l’abandonnez au coup de sa vengeance ?

ELPIDIE.

Hélas ! n’ajoutez rien au cours de ma douleur.

Oui, ce fils va périr, Madame ; et son malheur

Me punira bientôt d’avoir causé la perte,

D’en avoir eu le choix et de l’avoir soufferte ;

Et mon cœur par le coup dont il est accablé...

ARISTIDE.

Hélas ! qu’avez-vous fait ? Ce fils n’est point troublé,

Madame...

ELPIDIE.

C’est en vain que ce transport éclate,

Madame ; croyez-moi, c’est l’amour qui vous flatte :

Je connais mieux que vous son trouble et ses transports.

ARISTIDE.

Non, Madame ; apprenez à quels puissants efforts...

ELPIDIE.

Princesse, dérobez votre erreur à ma vue ;

Croyez-en ma douleur, votre flamme est déçue.

Par l’ordre du tyran je viens de voir mon fils,

Pour résoudre avec lui du choix de mes ennuis,

Et j’ai trop bien connu le trouble qui l’anime.

Mais quoi ! votre transport me paraît légitime,

Votre flamme s’efforce à venger votre amant ;

Tout transporté qu’il est, il vous paraît charmant ;

Vous voulez m’éblouir d’un espoir téméraire,

Vous parlez en amante, et moi j’agis en mère.

ARISTIDE.

À l’aveu que je fais accordez plus de foi.

Thrasibule aujourd’hui s’est découvert a moi ;

Le trépas du tyran l’allait couvrir de gloire,

Lui-même me l’a dit.

ELPIDIE.

Avez-vous pu le croire ?

Quoi ! sur un tel aveu ce grand espoir fondé

Vous cache les transports dont il est obsédé ?

Votre raison pour lui ne forme aucun scrupule,

Vous l’en croyez ? Hélas ! que l’amour est crédule !

ARISTIDE.

Ah ! soyez moins sensible aux traits de votre ennui,

Les plus fermes appuis du tyran font pour lui ;

Son trouble et ses transports sont l’effet d’une feinte.

Et, si vous l’ignorez, c’est celui de sa crainte.

Sans doute qu’observé par les gardes du Roi,

Il s’est fait du silence une sévère loi.

Tous ses transports sont feints, et c’est pour vous l’apprendre,

Que jusqu’auprès de vous son aveu m’a fait rendre.

Ah ! Madame, sortez d’une funeste erreur :

Le Prince est en péril, détournez ce malheur.

Il voulait se venger, souffrirez-vous sa perte ?

La tête du tyran, à sa vengeance offerte,

Doit-elle par vos soins échapper à son bras ?

ELPIDIE.

Quoi donc ! pour se venger il a pu feindre ? Hélas !

Je trahis mes souhaits, ma vertu s’autorise

À détourner l’effet d’une illustre entreprise !

Allons, Madame, allons seconder son effort ;

Promettons notre main pour empêcher sa mort,

Mais enfin apprenez, me forçant à vous croire,

Que c’est sur votre aveu que je trahis ma gloire,

Et que l’illustre effort où mon cœur se résout...

ARISTIDE.

Allons, Madame, allons ; je vous réponds de tout.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DIOMÈDE, SUITE

 

DIOMÈDE.

Quoi ! jusqu’à me trahir Thébalde se dispense !

Ce traître à tant d’horreur porte son insolence !

 

 

Scène II

 

DIOMÈDE, ATHIS, GARDES

 

ATHIS.

Seigneur, Thébalde vient d’être conduit au fort,

Et Marcelin n’attend qu’un ordre pour sa mort ;

Qui, dans le noble orgueil que votre ordre lui donne,

S’étant jusques chez lui saisi de la personne,

À son zèle pour vous s’est tout abandonné,

Et l’a jusques au fort honteusement traîné.

DIOMÈDE.

Que, jusques à la mort, par l’horreur des supplices,

Il tâche de savoir le nom de ses complices :

Va, ne perds point de temps ; tout me devient suspect.

ATHIS.

Seigneur, quoi qu’à votre ordre on doive de respect,

Je ne puis vous celer que le peuple murmure,

Et qu’il souffre à regret ce que l’on fait d’injure

À Thébalde, à son Prince ; et si par leur trépas

Il peut...

DIOMÈDE.

Les dieux unis ne l’en sauveraient pas.

Pour répandre mon sang Thrasibule à su feindre,

Thébalde a secondé ce que j’en devais craindre ;

il lui prêtait son bras ; mais, grâces au Destin,

Thébalde s’est enfin ouvert à Marcelin ;

Et le zèle apparent qu’il a feint pour me nuire,

L’a si bien ébloui, qu’il a su le séduire.

Marcelin jusqu’ici n’a voulu déguiser,

Qu’afin de le convaincre, ayant su l’accuser.

Ce billet que je tiens d’un sujet si fidèle,

M’instruisant d’un forfait, m’explique tout son zèle :

Pour voir dans quel péril m’a jette mon erreur,

Écoute à quel effort aspirait leur fureur.

La mort du perfide Sosthêne

Va mettre en danger notre Roi ;

Il faut dès cette nuit signaler notre foi,

Et punir le tyran pour prévenir sa haine ;

Sans éclaircir le peuple, il le faut engager

À perdre un ennemi dont la rage est à craindre ;

Car Thrasibule est las de feindre,

Et Thébalde alarmé de le voir en danger.

THÉBALDE.

ATHIS.

Je ne m’étonne plus qu’un sujet si fidèle,

Pour arrêter Thébalde, ait fait voir tant de zèle,

Ni de ce qu’à le perdre il témoigne d’ardeur.

DIOMÈDE.

Je dois à ce Sujet ma vie et mon bonheur ;

Mais de peur que le peuple, après leur insolence,

N’oppose son effort au cours de ma vengeance ;

L’appareil de leur mort, dans le fort préparé,

Est, pour y mettre obstacle, un moyen assuré ;

Afin que Marcelin, par l’horreur des supplices,

Me donne le plaisir de punir les complices.

Va lui porter mon ordre.

 

 

Scène III

 

DIOMÈDE, seul

 

Enfin cet attentat ;

Ne m’étant plus caché, va m’assurer l’État ;

D’où vient que contre moi ma raison se soulève ?

Et que, dans le haut rang où ma valeur m’élève,

Elle prête sa voix à leurs ressentiments ?

Cessez de m’alarmer, indiscrets mouvements ;

Je sais que mon pouvoir doit exciter leur rage,

Que le Prince se doit raison de cet outrage,

Que l’honneur doit porter Thébalde à me haïr ;

Je sais que les vrais Rois savent mal obéir,

Et que les vrais Sujets sont ennemis du crime ;

Ainsi, pour faire choix d’une illustre victime,

L’un me doit son transport, l’autre lui doit le sien,

Tous deux font leur devoir, je veux faire le mien ;

Leur devoir est l’effort où leur cœur s’abandonne,

Le mien est d’affermir mon trône et ma couronne,

Et, si par leur trépas je puis me faire Roi,

Je suis quitte comme eux de ce que je me doi.

Mais, ô dieux ! j’aperçois le sujet de ma flamme.

 

 

Scène IV

 

DIOMÈDE, ELPIDIE

 

DIOMÈDE.

Hé bien ! Madame, un fils n’a pu toucher votre âme ?

Sa perte...

ELPIDIE.

Ah ! le péril commence à m’étonner !

Mon âme à tant d’ennuis ne peut s’abandonner,

Si le bouillant transport d’une vertu sévère

A banni de mon cœur les mouvements de mère,

La nature, à son tour, dans ce cœur combattu,

Bannit les mouvements qu’inspirait la vertu.

Oui, quel qu’en soit le prix, je veux sauver la vie

D’un fils de qui la perte a flatté votre envie :

Oui, je veux mettre fin aux ennuis que je sens.

Et puisqu’il faut ma main...

DIOMÈDE.

Madame, il n’est plus temps.

ELPIDIE.

Il n’est plus temps, ô dieux ! qu’entends-je ! quoi ! perfide ?

As-tu fait par sa mort un second parricide ?

M’a-tu ravi mon fils ? As-tu borné ses jours ?

DIOMÈDE.

Non ; mais pour l’en sauver il n’est plus de secours ;

Apprenez, pour ne plus m’adresser votre plainte,

Que je sais que ce fils m’abusait par sa feinte ;

Qu’avecque lui Thébalde aspirait à ma mort,

Et que, si mon amour a voulu faire effort,

Pour donner à vos pleurs le reste de sa vie,

D’un contraire dessein mon ardeur est suivie,

Et que, pour voir ce fils par mes coups accablé,

Je ne suis plus clément, quand il n’est plus troublé.

ELPIDIE, bas.

Quoi ! mon fils découvert !

Haut.

le soupçon d’une feinte

Peut-il autoriser l’éclat de tant de crainte ?

Et l’offre de ma main ne peut de ce trépas...

DIOMÈDE.

Pour ne pas l’accepter, je n’y renonce pas ;

Je ne puis l’épargner sans hasarder ma vie.

Le bien que vous m’offrez fait ma plus forte envie :

Mais comme cet hymen, dont je prévois le cours,

Devrait vous donner lieu de craindre pour mes jours,

Et que mon sang versé vous coûterait des larmes,

Je veux vous garantir de ces tristes alarmes ;

Faire mourir ce fils, et, prévenant ses coups.

Vous sauver la douleur de perdre votre époux.

ELPIDIE.

Qu’il meure cet époux, si sa rage assouvie,

Par le sang de mon fils, veut assurer sa vie :

Épargne-toi le soin d’augmenter mes ennuis,

Cherche un autre prétexte à t’immoler mon fils :

Car pour hâter sa mort, la feinte qu’on m’oppose,

N’en est que le prétexte, et n’en est point la cause ;

Son trouble est trop certain pour oser en douter.

DIOMÈDE.

Non ; d’un espoir si vain cessez de vous flatter,

Je veux vous faire voir que toute ma colère

Céderait sans regret aux larmes d’une mère,

Si effort que mon bras doit à ma sûreté

Pouvait me dérober un trouble concerté.

Qu’on amène le Prince.

ELPIDIE.

Hélas ! quelle est ma peine !

DIOMÈDE.

Ainsi que Ton transport, mon espérance est vaine,

Et de quelque succès dont vous flattiez vos vœux,

Madame, j’ai de quoi le confondre à vos yeux.

ELPIDIE.

Hé bien ! s’il est ainsi, cruel ! rends-moi la joie

De jouir du bonheur que le Destin m’envoie ;

En quelqu’état qu’il soit, accorde-moi ses jours.

DIOMÈDE.

Ce fils serait pour vous un trop puissant secours,

Madame, et sa fureur vous doit être connue ;

Mais je veux aujourd’hui qu’on l’immole à ma vue,

Et que, par son trépas mon courroux adouci,

Après la mort du fils, l’hymen... Mais le voici.

 

 

Scène V

 

THRASIBULE, DIOMÈDE, ELPIDIE, SUITE

 

DIOMÈDE.

C’est déformais en vain que votre feinte éclate,

Prince, et que de ma mort votre trouble vous flatte ;

Ne dissimulez plus : le malheur qui vous fuit...

THRASIBULE.

Madame, à quel dessein m’a-t-on ici conduit ?

Et d’où vient qu’à mes yeux cet insolent s’égare ?

DIOMÈDE.

Apprenez-le, et sachez ce que je vous prépare.

Tant que vous avez feint, Thébalde m’a trahi ;

Mais, étant en état de me voir obéi,

Votre sang et le sien vont laver cet outrage.

Mettez, mettez encor votre feinte en usage,

Au dessein que je fais opposez ce transport,

Mais ne vous croyez pas exempter de la mort.

THRASIBULE, bas.

Serais-je découvert ? Gardes, que l’on l’entraîne,

Et qu’on me laisse seul entretenir la Reine,

J’ai des points importants à lui communiquer.

DIOMÈDE.

Enfin, pour vous convaincre, il faut mieux s’expliquer ;

Jugez si contre vous le ciel me favorise.

Marcelin, qui devait être de l’entreprise,

Trahissant vos desseins pour féconder le mien,

M’a remis ce billet, examinez-le bien.

Thrasibule prend le billet et le déchire.

Insolent ! jusques-là mépriser ma colère ?

THRASIBULE, lui jetant les morceaux.

Je sais ce qu’il contient, il n’est pas nécessaire.

DIOMÈDE.

Continuez de feindre, et démentez sa main.

THRASIBULE.

Non ; tout est découvert, je le nierais en vain.

Quoique de mes sujets la foi soit inégale,

Mon cœur les doit tirer d’une erreur trop fatale,

Et, puisque ton bonheur s’oppose à mon pouvoir,

Je dois cesser de feindre, ayant perdu l’espoir :

Ma feinte, à ma vertu trop, longtemps opposée,

Doit cesser à ma mort après l’avoir causée.

Si les dieux m’ont laissé des clartés sans état,

C’est afin de pouvoir mourir avec éclat.

 

 

Scène VI

 

DIOMÈDE, THRASIBULE, ELPIDIE, ATHIS, SUITE

 

ATHIS, bas à Diomède.

Seigneur...

DIOMÈDE, après l’avoir écouté.

Quoi donc ! Thébalde au silence s’obstine.

ATHIS.

Seigneur, il dit qu’à quoi que le sort le destine,

Il ne peut avouer un forfait inventé ;

Que centre lui l’envie arme votre bonté,

Et qu’il brave la mort où sa fureur aspire ;

C’est ce que Marcelin m’a chargé de vous dire.

DIOMÈDE.

Son silence et son zèle auraient pu m’éblouir,

Sans sa main et l’aveu qui le vient de trahir ;

Le Prince sur ce point vient de me satisfaire.

Ainsi, malgré l’espoir qui l’oblige à se taire,

En montrant Thrasibule.

Voici pour le convaincre un assuré témoin ;

Mais, quant à son aveu, j’en veux prendre le soin,

De peur qu’étant instruit du nom de ses complices,

Quelqu’un ne le dérobe à l’horreur des supplices.

THRASIBULE.

Infidèles sujets, peuple qui m’as trahi,

Pourras-tu consentir ?

DIOMÈDE.

Je suis mieux obéi ;

Pour vous le faire voir, gardes que l’on l’entraîne,

Et qu’on me laisse seul entretenir la Reine.

On emmène Thrasibule.

ELPIDIE.

Ah, cruel !

DIOMÈDE.

Je viendrai calmer ce grand courroux,

Lorsque je n’aurai plus rien à craindre que vous.

 

 

Scène VII

 

ELPIDIE, CLÉONE

 

ELPIDIE.

Crains de mon désespoir... Il méprise ma plainte ;

Enfin, je perds mon fils, le ciel trahit sa feinte ;

En vain tous ses efforts ont caché sa vertu.

CLÉONE.

Rien ne peut le sauver.

ELPIDIE.

Ah ! Cléone, il l’a pu.

Hélas ! quelle douleur doit égaler la nôtre,

S’il faut que l’un des deux soit convaincu par l’autre.

Et que Thébalde enfin, au silence obstiné,

Sur l’aveu de mon fils, se trouve condamné.

Car enfin, quelque sort dont il brave la suite,

Voilà le triste état où son âme est réduite ;

Thébalde Ili prêtait ses conseils et son bras,

Il méprisait pour lui la rigueur du trépas,

Quand un billet surpris trahit son espérance.

Pour conserver mon fils, il s’obstine au silence,

Il tâche d’adoucir l’excès de mon ennui,

Et mon fils va servir de témoin contre lui.

CLÉONE.

Madame, la douleur où sa perte vous porte,

A dû...

ELPIDIE.

Pour t’écouter ma douleur est trop forte.

 

 

Scène VIII

 

ELPIDIE, ARISTIDE, CLÉONE

 

ARISTIDE.

Hé bien ! Madame, hé bien ! votre effort est-il vain ?

Quel effet a produit l’offre de votre main ?

ELPIDIE.

Sauvez-moi le récit de mes tristes alarmes,

Et, pour me l’épargner, jugez-en par mes larmes.

Mon fils est découvert, Marcelin l’a trahi.

De l’éclat du tyran ce perfide ébloui,

Perd, pour sauver ses jours, mon fils et votre père,

Quoi qu’il dût avec eux l’immoler à son frère.

ARISTIDE.

Quoi ! mon père !...

ELPIDIE.

Oui, Madame, un billet de sa main,

Découvert par ce traître, a détruit leur dessein,

Et réduit à la mort toute leur espérance ;

Jugez si d’un refus j’ai pu fuir l’insolence,

Et si mon fils, qui vient d’être conduit au fort,

Où l’on doit l’immoler, peut éviter la mort.

ARISTIDE.

Quoi ! le ciel nous trahit. Madame, et sa colère,

Avecque mon amant, met en péril mon père !

L’excès de sa rigueur, qu’il voulait me cacher,

Va verser tout le sang qu’il m’avait rendu cher.

Hé bien donc ! que la mort termine nos alarmes.

Mais enfin, dans les maux qui font couler nos larmes,

Si le seul désespoir a droit de nous flatter,

Ne mourons pas du moins sans le faire éclater.

Il faut faire tomber ce tyran qu’on redoute ;

Allons verser son sang pour les pleurs qu’il nous coûte :

Et, puisqu’enfin le sort nous livre à son courroux,

Entraînons, s’il se peut, ce barbare avec nous.

ELPIDIE.

Ce noble sentiment est digne d’une amante ;

Mais, hélas ! quel succès peut flatter notre attente,

Alors que le tyran ne laisse à nos ennuis...

Mais, dieux ! j’entends du bruit, et j’aperçois mon fils.

 

 

Scène IX

 

THRASIBULE, ELPIDIE, ARISTIDE, CLÉONE

 

ARISTIDE.

Ah, Seigneur !

ELPIDIE.

Ah ! mon fils, dites-nous par quels charmes

Le plaisir de vous voir met fin à nos alarmes.

THRASIBULE.

Apprenez un succès qui passe notre espoir,

Qui me rend aujourd’hui le plaisir de vous voir.

Thébalde et Marcelin étaient d’intelligence,

Madame ; et le tyran s’est pris par l’apparence :

Ce billet, qui semblait détruire nos desseins,

Par l’ordre de Thébalde est tombé dans ses mains.

ELPIDIE.

Quoi ! sans vous avertir ? Sans savoir quelle suite

Un si hardi projet...

THRASIBULE.

Admirez sa conduite ;

Me voyant arrêté depuis Sosthêne mort,

Sans pouvoir me parler, et maître dans le fort,

Il y met ses amis, prépare ma vengeance,

Et, pour voir le tyran séduit par l’apparence,

Il se fait, jusqu’au fort, honteusement traîner,

De peur qu’un moindre effort ne le fît soupçonner ;

Bornant à me venger sa gloire et son envie,

Et voyant le danger qui menaçait ma vie,

Il s’obstine à se taire, et cet illustre effort

N’est que pour attirer le tyran dans le fort :

Il s’en veut rendre maître, et sa valeur s’apprête

À venger mon affront sans hasarder ma tête :

Et telle est la faveur du Destin qui nous suit,

Qu’avecque le tyran je m’y suis vu conduit :

À peine ai-je aperçu Thébalde, qu’à sa vue,

Songeant à son aveu, mon âme s’est émue.

Lui, plein d’un noble orgueil de me voir dans ces lieux,

S’écrie, ayant pu voir mon trouble dans mes yeux :

Venez, Seigneur, venez, il n’est plus temps de feindre,

Ni pour vous ni pour moi, je n’ai plus rien à craindre ;

Votre vertu, Seigneur, n’a plus besoin de fard,

Au sang qu’on va verser nous avons même part,

Et puisque le ciel veut vous rendre une couronne...

À ces mots le tyran et s’irrite et s’étonne,

Et dedans son transport, c’est assez, a-t-il dit :

Ils font trop convaincus, cet aveu me suffit :

Qu’on verse tout leur sang. Tu n’en es plus le maître.

Dit Thébalde, montrant tout son zèle à ce traître.

Qu’on verse tout le sien. Là, le signal donné

Me fait voir le tyran des miens environné ;

Sa crainte, à leur aspect, en rage convertie,

Voyant en un moment tous les gardes sans vie :

Traîtres, leur a-t-il dit, qui me manquez de foi,

Sachez que, malgré vous, je suis maître de moi.

Après ces mots, la main à l’immoler s’apprête ;

Mais Thébalde, plus prompt, et l’approche, et l’arrête,

Le saisit, le désarme ; et le tyran, surpris,

Joint à de vains efforts le blasphème et les cris.

Nos illustres mutins obstinés à sa perte,

Voyant à leur courroux cette victime offerte,

Avec empressement traînent à l’échafaud

Ce monstre que le Sort fait tomber de si haut.

Là, le bras qui devoir le punir de son crime,

Frappe d’un coup mortel cette indigne victime ;

Et le même échafaud dressé pour notre mort,

Teint du sang du tyran, assure notre sort ;

Sa tête, par ce coup, de son corps séparée,

Semble tourner vers nous une vue égarée :

Sa bouche, en ce moment, s’ouvrant avec effort,

Tâche de dérober un soupir à la mort,

Et, sentant que sa langue a perdu son usage,

Il jette par les yeux le reste de sa rage.

ELPIDIE.

Et le peuple ?

THRASIBULE.

Il avait environné le fort,

Demandant le tyran ; mais apprenant sa mort,

Et qu’un trouble affecté leur dérobait ma gloire,

De peur de se tromper, il a peine à le croire ;

Et, sortant pour apprendre un changement si doux,

Ce peuple, avec des cris, m’a conduit jusqu’à vous ;

Et mon cœur, dans l’espoir que Thébalde me donne,

Vient remettre à vos pieds mon sceptre et ma couronne,

Tandis qu’il est allé, d’un zèle officieux,

Faire tout préparer pour rendre grâce aux Dieux.

ELPIDIE.

Allons, mon fils, allons hâter ce sacrifice,

Afin qu’en même tems votre hymen s’accomplisse,

Et joigne, par l’oubli de l’horreur des forfaits,

Aux douceurs de l’amour, les plaisirs de la paix. 

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