Teresa (Alexandre DUMAS Père)

Drame en cinq actes, en prose.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre Ventadour, le 6 février 1832.

 

Personnages

 

LE BARON DELAUNAY

TERESA

ARTHUR DE SAVIGNY

AMÉLIE DELAUNAY

DULAU

PAOLO

M. DE SORBIN

LE GÉNÉRAL CLÉMENT

LAURE DE SOUZA

PLUSIEURS INVITÉS

HOMMES et FEMMES

DOMESTIQUES

 

À Paris, chez Delaunay.

 

 

À MES JEUNES COMPATRIOTES ET AMIS

 

C’est à Villers-Cotterets, au milieu de nos fêtes, de nos soirées et de nos chasses, que ce drame a été composé et écrit. Je vous le dédie, frères ! Recevez-le comme un frère ; car Villers-Cotterets est son pays natal.

 

Alex. Dumas.

Ce 6 février 1832, onze heures du soir.

 

 

ACTE I

 

AMÉLIE DELAUNAY

 

Un salon.

 

 

Scène première

 

AMÉLIE, ARTHUR, LAURE

 

AMÉLIE.

Et vers quelle époque étiez-vous à Venise ?

ARTHUR.

À la fin de 1829.

LAURE.

Et la reine de l’Adriatique mérite-t-elle la réputation que lui ont faite les poètes ?

ARTHUR.

C’est la seule ville du monde qui ait arrêté Byron trois ans.

AMÉLIE.

En a-t-elle conservé le souvenir ?

ARTHUR.

Amélie, les cités dont les monuments s’écroulent oublient vite les hommes. Oui, quelques Vénitiens se souviennent encore peut-être d’avoir vu passer par leurs rues un étranger hautain, au front pâle, qu’on appelait Byron ; ils se souviennent de lui, non parce qu’il est l’auteur du Corsaire et de Childe-Harold, non qu’il soit pour eux comme pour nous une espèce d’ange rebelle et déchu, sur le front duquel Dieu a écrit du doigt : génie et malheur ; mais parce que, dans une ville où la race en est presque inconnue, il conduisait avec lui quelques superbes chevaux qui l’emportaient au galop sur les dalles humides de la place Saint-Marc, où un piéton peut se soutenir à peine ; mais parce qu’on le voyait, au Lido, franchir avec eux les tombes du cimetière juif, que n’ose pas, sans y être forcé, traverser le soir un chrétien.

AMÉLIE.

Oh ! voilà qui me désenchante de Venise.

ARTHUR.

Cela devrait tout au plus, Amélie, vous désenchanter de ses habitants. Rarement, je l’ai remarqué, les peuples sont en harmonie avec les villes qu’ils habitent. Il faut voir Venise, chère Amélie, du haut de l’obélisque de Saint-Marc, Venise plongeant ses pieds dans l’eau comme la Vénus Marine, sillonnée le soir en tout sens par ses mille gondoles noires, avec un fanal au front, se croisant comme des étoiles qui filent ; il faut voir Venise du Lido, lorsque, le matin, entourée d’un brouillard, chaque brise qui arrive de l’Adriatique déchire et emporte avec elle un coin de son voile, et laisse apercevoir tour à tour un palais, un pont, une église ; on dirait, passez-moi la comparaison, Amélie, on dirait une coquette qui, par calcul, ne veut que petit à petit découvrir sa beauté.

LAURE.

Monsieur Arthur, voilà une description qui me semble plus d’un poète que d’un voyageur.

AMÉLIE.

Une fois mariés, Arthur, nous irons à Venise ensemble. Vous me le promettez, n’est-ce pas ?

ARTHUR.

Oui, mon Amélie ; et je trouverai alors Venise encore plus belle, car vous m’accompagnerez cette fois sur l’obélisque de Saint-Marc, vous serez près de moi au Lido ; et, si je n’oublie pas Venise pour vous, Venise me paraîtra bien belle, Amélie, car je la verrai avec le regard d’un homme heureux.

AMÉLIE.

Et vous allâtes à Naples ensuite ?...

ARTHUR.

À Naples.

AMÉLIE.

À Naples, où est en ce moment mon père !... Oh ! parlez-moi de Naples, Arthur !

ARTHUR.

Votre père va revenir, Amélie, et je ne veux pas le priver du plus grand plaisir d’un voyageur, celui de raconter.

LAURE.

Ou plutôt, dites, monsieur le poète, que les souvenirs que vous avez rapportés de Naples ne sont pas de ceux que vous voulez confier à Amélie.

ARTHUR.

Et pourquoi pas, Laure ?

AMÉLIE.

Que veut-elle dire ?

ARTHUR.

Écoutez, Amélie, et je vais vous faire ma confession tout entière. Votre père va revenir, et son retour sera suivi de notre mariage. Cette union, je l’espère du moins, doit être pour nos deux existences un avenir de bonheur : il faut donc, pour qu’aucun reproche ne vienne la troubler, que vous me connaissiez comme je vous connais. Votre cœur est calme, Amélie ; aucune passion ne l’a jamais tourmenté ; mais à vous seule peut-être en ce monde Dieu accorda d’être pure et belle comme un ange. Vous m’aimez plutôt comme un frère que comme un mari... Oh ! ce n’est point un reproche, car, avant moi, vous n’aviez aimé personne, même comme un frère... Je suis moins heureux que vous, Amélie, et je vous apporte une âme moins pure : un amour violent a bouleversé deux ans de ma vie. Mon excuse est dans quelques mots : je ne vous connaissais pas encore, Amélie !...

AMÉLIE.

Oh ! racontez-moi cela !

LAURE.

Comment ! c’est ainsi que tu reçois de pareils aveux ?

AMÉLIE.

Sans doute. N’as-tu pas entendu ? n’a-t-il pas dit que cette passion était éteinte, et que, lorsqu’elle est nec, il ne me connaissait pas encore ? Eh bien, il me connaît maintenant, il m’aime : que m’importe un passé qui ne m’appartenait pas, quand l’avenir peut être à moi ? Oh ! racontez-moi tout, Arthur !

ARTHUR.

Merci, Laure : vous m’avez sauvé, quoique ce ne fût pas votre intention peut-être, ce qu’avait d’embarrassant un aveu qu’en amant craintif je retardais, mais qu’en homme loyal je comptais faire.

AMÉLIE.

Voyons, dites vite... Son nom d’abord ?

ARTHUR.

Son nom ne m’appartient pas, Amélie : c’est la seule chose que je ne puis vous apprendre.

AMÉLIE.

Vous avez raison toujours... Mais vous pouvez me raconter comment vous l’avez connue, me dire si vous l’avez aimée beaucoup, longtemps ; si elle vous aimait, elle ; si elle était jolie ; quelle âge elle avait... Vous pouvez me dire tout cela.

ARTHUR.

Et vous me pardonnerez tout cela, même si je vous dis qu’elle était jolie, n’est-ce pas ?

AMÉLIE.

Arthur...

ARTHUR.

Eh bien ?...

AMÉLIE.

Regardez-moi. M’aimez-vous ?

ARTHUR.

De toute mon âme !

AMÉLIE.

Je vous pardonne.

ARTHUR

Vous êtes charmante !

AMÉLIE.

Pas de compliments. Mon histoire.

ARTHUR.

J’étais à Naples depuis huit jours, à peu près : j’habitais, au pied du Vésuve, une de ces villas qui bordent le golfe de Sorrente lorsque, vers le milieu d’une nuit, je fus réveillé par une violente secousse : à la lueur sanglante qui pénétrait dans l’appartement, au mugissement du vent qui traversait l’espace, à la pluie de feu qui tombait, je reconnus que le volcan allait me rendre témoin d’une de ces éruptions que j’avais tant désiré voir. À peine pris-je le temps de m’habiller et de jeter un manteau sur mes épaules, car chaque marche de l’escalier tremblait et craquait sous mes pas. Je me précipitai dans la rue. C’était une chose effrayante à voir que cette population tout entière fuyant sur une terre mouvante, entre deux rangées de maisons qui oscillaient comme des arbres que le vent courbe. Deux femmes marchaient devant moi, sans soutien, sans protecteur : je saisis leurs bras. Un passage conduisait au bord de la mer ; je le pris, les entraînant toutes deux. Un pêcheur détachait sa barque pour fuir à l’autre bord ; je la forçai de nous y donner place ; car, quoique la mer fût agitée comme par une tempête, il y avait moins de danger encore sur elle qu’au milieu des rues, où les édifices croulaient. Je donnai de l’or au batelier, je fis entrer les deux femmes sous une espèce de tente dressée à la poupe, et qui pouvait les garantir de la pluie de cendres qui tombait. Le pécheur déploya sa voile au vent, et la barque partit, rasant les vagues comme un oiseau de mer attardé.

LAURE.

Mais c’est tout un roman, monsieur Arthur ?

AMÉLIE.

Laissez-le donc dire.

ARTHUR.

Du moment où les deux femmes que le hasard avait mises sous ma protection furent en sûreté, le désir de voir le spectacle qui se développait devant mes yeux devint mon unique pensée : je m’appuyai contre le mât de notre petite embarcation, et je regardai. Oh ! Amélie, il ne faut pas même essayer dépeindre... Figurez-vous une colonne de feu qui s’élance à deux cents pieds de hauteur et retombe en gerbe ; des ruisseaux de lave ardente qui bondissent en cascades ; une mer de flammes qui descend à la rencontre de l’autre, la chasse devant elle, recule à son tour, repousse et est repoussée ; deux éléments qui luttent comme deux hommes ; une nature à l’agonie qui semble demander grâce ; des ombres échevelées courant çà et là sur le rivage, dans une atmosphère rougeâtre, comme les damnés du Dante, et vous n’aurez qu’une pâle idée d’une nuit à Naples, au milieu du golfe d’Ischia, pendant une éruption du Vésuve. Pour moi, j’étais debout, immobile, les bras croisés, le regard fixe, la poitrine haletante, quand, dans un mouvement de la barque, je sentis un bras qui se retenait au mien, et j’entendis une voix qui disait derrière moi : « N’est-ce pas que c’est sublime ?... » Je me retournai, et, pardon... Amélie... c’est ici que je vous demande la permission de dire toute la vérité... cette femme, vue ainsi à la lueur de l’incendie, avec ses yeux noirs, ses cheveux épars, son teint de Napolitaine, que le reflet du volcan éclairait d’une lueur fantastique, cette femme, elle était superbe ! Vous devinez que c’est elle que j’aimai. La manière dont je l’avais connue, le romanesque de notre rencontre, la facilité que le service que j’avais rendu à elle et à sa mère me donnait de les revoir, tout cela établit entre nous un lien que son père, au retour d’un voyage, rompit d’un mot... Elle était riche, j’ai peu de fortune. Un jour, en arrivant à l’heure accoutumée, j’appris qu’elle était partie : une lettre d’elle m’annonça qu’elle obéissait à son père, et m’ordonna de retourner en France, sans savoir ce qu’elle était devenue. Je lui obéis, je revins. Vous étiez en pension, Amélie : votre père me parla de vous comme d’un ange de candeur et de beauté. Il me connaissait depuis longtemps, me savait honnête homme, partait pour l’Italie, voulait vous laisser un soutien ; et, malgré la différence d’opinion de nos familles, puisqu’il était colonel de l’Empire, et que le sang breton de mon père avait coulé dans la Vendée, il m’offrit le titre de votre époux...

AMÉLIE.

Que vous refusâtes sans balancer... Merci, monsieur.

ARTHUR.

Je ne vous connaissais pas, Amélie... Et puis...

AMÉLIE.

Je devine maintenant : c’est désespérant de ce mariage qu’il me donna Laure, la fille de son ami tué près de lui sur le champ de bataille, pour compagne ou plutôt pour sœur... n’est-ce pas, Laure ? qu’il installa Dulau chez lui comme tuteur, et qu’il vous permit, à vous, monsieur, de nous rendre visite chaque jour... Est-ce bien cela ? ai-je tout dit ?

ARTHUR.

Non, Amélie, car vous oubliez d’ajouter que, du jour où je vous vis, je désirai vous revoir... Je vous regardai d’abord comme une sœur : votre caractère qui se développa sans contrainte sous mes yeux, me fit bientôt envier le sort de celui qui serait un jour votre mari... Puis j’en fus jaloux d’avance... Enfin je pensai que ce pouvait être moi. Je m’habituai à cette pensée ; le souvenir d’un autre amour s’effaça peu à peu, et finit par ne plus se présenter à mon esprit que comme un songe... Je me souviens d’elle encore sans doute, mais seulement comme d’un épisode frappant et inséparable de cette nuit où j’ai vu Naples tremblante, la mer soulevée, et le Vésuve en flammes.

AMÉLIE.

Oh ! en effet, cela devait être bien beau ! Nous irons aussi à Naples, mon ami : nous regarderons ensemble, à notre tour, du milieu du golfe d’Ischia, une éruption du Vésuve ; et vous verrez, monsieur, que, quoiqu’on ait les yeux bleus et le teint d’une Française, on peut être jolie aussi à la lueur fantastique d’un volcan.

LAURE.

Voilà Dulau.

 

 

Scène II

 

AMÉLIE, ARTHUR, LAURE, DULAU

 

DULAU.

Mes enfants, mes enfants, une bonne nouvelle !...

AMÉLIE.

Une lettre de mon père ?

DULAU.

Justement.

ARTHUR.

Datée de Naples ?

DULAU.

De Lyon.

AMÉLIE.

De Lyon ! mon père en France ! Oh ! mais, Dulau, vous êtes un tuteur barbare ! Montrez-moi sa lettre !

DULAU.

Me remercieras-tu, Amélie ?

AMÉLIE.

Oh ! je vous embrasserai !

ARTHUR.

À moi la récompense, Amélie ; car c’est moi qui ai la lettre.

AMÉLIE.

Oh ! voyons, voyons !

ARTHUR, lisant.

« Mon cher Dulau, je suis arrivé ce matin à Lyon ; je ne m’y arrête que pour prendre un instant de repos ; je repars dans quelques heures, et serai à Paris presque en même temps que ma lettre. »

AMÉLIE.

Presque en même temps, Arthur ! entendez-vous ?... Et cette lettre est arrivée ?...

DULAU.

Ce matin.

AMÉLIE.

Et vous nous apprenez cette nouvelle à trois heures de l’après-midi !

DULAU.

Je rentre à l’instant, on me la remet en rentrant.

AMÉLIE.

Voyons, Arthur, si papa dit autre chose.

ARTHUR.

« Rien ne pouvait m’être plus agréable que ce que tu me dis de l’amour d’Arthur pour Amélie. »

DULAU.

Assez, assez, monsieur : ceci est une affaire entre mon vieil ami et moi ; ce sont nos secrets à nous, et ils ne vous regardent pas.

AMÉLIE.

Rendez-lui sa lettre, Arthur, car nous savons tout ce que nous voulions savoir : papa arrive ; votre tutelle finit aujourd’hui, monsieur Dulau ; et Dieu en soit loué ! car vous rendiez votre pupille bien malheureuse,

Lui prenant les deux mains.

entendez-vous, mon bon Dulau !

DULAU.

Ingrate !

ARTHUR.

Concevez-vous, Amélie ?... votre père de retour ; plus d’intervalle entre nous et le bonheur !... Mais vous ne pensez donc pas ?...

AMÉLIE.

Monsieur, je ne pense qu’au plaisir de revoir mon père, et pas à autre chose ; et, jusqu’à ce que je l’aie vu, je vous oublierai, j’oublierai Dulau, Laure, tout le monde ; je sauterai comme une folle, je courrai par toute la maison en criant : « Mon père va arriver ! » Je le dirai aux passants, aux domestiques, à mes tourterelles ; je... je... Ah ! ah ! mon père !...

DULAU.

Eh bien, la petite folle !...

ARTHUR.

Le baron !...

DULAU.

Delaunay !...

 

 

Scène III

 

AMÉLIE, ARTHUR, LAURE, DULAU, DELAUNAY

 

DELAUNAY.

Ma fille ! mon enfant ! ma bonne Amélie !...

AMÉLIE.

Mon père !...

DULAU.

Mon vieil ami !...

ARTHUR.

Monsieur !...

DELAUNAY, à sa fille.

Ah çà ! mais me lâcheras-tu, que je me débarrasse de ce manteau qui m’enveloppe les bras ?... Que diable ! j’en ai besoin pour vous embrasser tous. Ah ! mes bons amis !... Ah çà ! maintenant, laissez-moi regarder ma fille.

AMÉLIE.

Eh bien, papa ?...

DELAUNAY.

Je te trouve enlaidie à faire peur.

AMÉLIE.

Oh ! vous me flattez !

DELAUNAY.

Non... Demande à Arthur... Votre avis, Arthur ?

ARTHUR.

Oh ! monsieur, mes lettres ne vous l’ont-elles pas dit ?

DELAUNAY.

Oui, nous causerons de vos lettres : elles ne sont guère en harmonie avec ce que vous me disiez ici, dans cette même chambre...

ARTHUR.

Pardon !...

DELAUNAY.

Que jamais...

ARTHUR.

De grâce !... J’étais insensé.

DELAUNAY.

Et maintenant ?...

ARTHUR.

Et maintenant, il ne tient qu’à vous que je sois heureux.

DELAUNAY.

Nous reparlerons de tout cela plus tard ; car, pour le moment, mes enfants, quoique j’aie grand plaisir à vous revoir, nous avons des choses très pressées à faire. Toi, mon Amélie, charge-toi de mon appartement, dont je rentre en possession ce soir, et où je veux que rien ne manque. Laure, le département du dîner te regarde. Nous avons du monde : ainsi mets tous mes domestiques en réquisition. Vous êtes des nôtres, Arthur ; seulement, vous irez mettre un habit : nous avons des dames, une soirée : et, si Amélie m’en prie bien, peut-être qu’on dansera.

AMÉLIE.

Oh ! papa, je t’en prie bien !

DULAU.

Mais d’où t’arrive donc tout ce monde ?

DELAUNAY.

Ce sont nos amis de Paris, à qui j’ai écrit en même temps qu’à toi... Une réunion de retour, d’anciennes connaissances à revoir.

À Amélie et à Arthur, qui causent.

C’est convenu : vous danserez ensemble la première contredanse... Mais allez chacun à vos affaires, ou sinon le temps vous manquera... Allez... Au revoir, Arthur. Pardon, Laure, de la peine. Va, ma fille, va !...

Arthur, Laure et Amélie sortent.

 

 

Scène IV

 

DELAUNAY, DULAU

 

DELAUNAY.

Ah ! nous voilà seuls, enfin !

DULAU.

Oui, cela me tardait.

DELAUNAY.

Parlons de ma fille.

DULAU.

Tu l’as vue.

DELAUNAY.

Charmante !... Et Arthur ?...

DULAU.

C’est un loyal et brave jeune homme.

DELAUNAY.

Je l’avais bien jugé. Le baron de Sorbin ?

DULAU.

Le protège toujours. Déjà plusieurs fois la place de secrétaire d’ambassade lui a été offerte.

DELAUNAY.

Et il a refusé ?

DULAU.

En acceptant, il fallait quitter Amélie.

DELAUNAY.

Ainsi ils s’aiment ?

DULAU.

Comme deux fous.

DELAUNAY.

Tant mieux !... Que jeté remercie, Dulau, d’avoir consenti à t’écarter de tes habitudes de garçon, pour jouer le rôle de père de famille !

DULAU.

Mes habitudes !... je suis resté garçon pour n’en pas prendre. Je suis venu chez toi : eh bien, c’a été un plaisir, une distraction, un bonheur... Ces enfants m’amusaient : j’étais heureux de les voir... Si j’avais été marié, cela n’aurait pas arrangé ma femme, ou il aurait fallu emménager chez toi toute une maison, ce qui était bien difficile ; et je ne pouvais rendre à un excellent ami un service dont je suis récompensé par le service même. Tous les vieux garçons ne sont pas égoïstes, Delaunay : comme, en tout ce que j’ai à faire, je n’ai que ma volonté à consulter, elle est toujours celle des gens que j’aime. Je suis paresseux ; c’est à mes amis de vivre pour moi ; ils pensent et j’agis ; et à tout ce qu’ils peuvent me proposer, je ne connais que deux réponses : « Je veux bien, » ou « Ça m’est égal. » Des habitudes !... eh ! sais-tu qu’on meurt d’une habitude perdue !

DELAUNAY.

Ce que tu dis est vrai, Dulau : tu es bien la meilleure créature que je connaisse. Ainsi c’est convenu : je ne te dois pas de remerciements, et c’est, au contraire, toi... À propos, comment te trouvais-tu dans ton appartement ?

DULAU.

Parfaitement.

DELAUNAY.

Eh bien, quoique ta tutelle soit finie, il faut y rester, et demeurer avec nous tous.

DULAU.

Je le veux bien.

DELAUNAY.

Maintenant, pourquoi désirais-tu tant te trouver seul avec moi ?

DULAU.

Ah ! c’est que je ne voulais pas te demander devant tes enfants si tu étais fou.

DELAUNAY.

Pourquoi cela ?

DULAU.

Tu arrives ; et, fatigué comme tu dois l’être, au lieu de te reposer, de te soigner, tu parles de soirée, de bal...

DELAUNAY.

Eh bien ?...

DULAU.

Ah çà ! mais le soleil de Naples t’a donc brûlé le cerveau ?

DELAUNAY.

À moi ?... Mais je suis toujours le même.

DULAU.

C’est-à-dire que je ne te reconnais plus ; jusqu’au style de tes lettres qui est changé ; et, sans la signature, j’aurais cru que c’était un jeune homme amoureux, Arthur, par exemple, qui m’écrivait.

DELAUNAY, riant.

Bah !

DULAU.

Puis voilà, quand je te revois, quand tes cheveux blancs me prouvent que tu es toujours mon vieil ami, voilà que tu me parles de soirée, de réunion, de bal... Danserais-tu par hasard ?

DELAUNAY.

Pourquoi pas ?

DULAU.

Et tes quinze campagnes ?

DELAUNAY.

Je les ai oubliées.

DULAU.

Tes blessures ?...

DELAUNAY.

Je ne les sens plus.

DULAU.

Mon ami, sérieusement tu me fais peur.

DELAUNAY.

Et toi pitié. Franchement, Dulau, la vieillesse ne vient-elle pas assez vite, sans que nous fassions la moitié du chemin pour aller au-devant d’elle ? Qui nous fait vieux, d’ailleurs ? Ce n’est point notre âge, ce sont nos infirmités. J’ai cinquante-neuf ans, il est vrai ; mais mon cœur, encore chaud et ardent, semble battre dans la poitrine d’un jeune homme... Oui, tu l’as dit, c’est le soleil de Naples, son air vivace avec lequel on boit la vie... C’est mon bonheur de voir Amélie et Arthur réaliser en s’aimant un de mes rêves les plus doux... C’est encore autre chose que tu sauras plus tard.

DULAU.

Allons, allons, va toujours.

DELAUNAY.

Mais, toi, Dulau, je te le répète, tu me fais pitié... Je te trouve vieilli depuis que je t’ai quitté.

DULAU.

J’ai un an de plus...

DELAUNAY.

Cette perruque te change.

DULAU.

C’est toujours la même.

DELAUNAY.

Ah ! Dulau, Dulau ! tu vieillis bien.

DULAU.

J’ai soixante ans, trois mois et un jour, juste quatorze mois de plus que toi.

DELAUNAY.

Eh bien, Dulau, je gage que, si tu avais une femme jeune, jolie, un peu coquette... pour elle et pour toi, qui jetât ta perruque au feu, te décidât à adopter le pantalon et te fit faire un habit, demain tu ne paraîtrais pas plus de quarante ans.

DULAU.

Oui ; mais je saurais toujours que j’ai soixante ans, trois mois et un jour.

DELAUNAY.

Tu l’oublierais quelquefois, du moins.

DULAU.

Et si ma femme m’en faisait souvenir ?...

DELAUNAY.

Tu ne crois donc pas qu’il existe ici-bas des êtres angéliques créés pour notre bonheur de tous les âges, qui puissent nous aimer d’un amour d’épouse et de fille, parce que nous serons à la fois pour eux mari et père ; qui, jeunes, consentent à être le soutien du vieillard, l’accompagnent jusqu’au bord de la tombe... et, arrivés là, l’aident à mourir ?... Croire au bonheur et à l’amour pour la jeunesse seulement, penser que ces soleils de l’âme n’éclairent qu’un côté de la vie, c’est douter de la bonté de Dieu, Dulau, c’est blasphémer !

DULAU.

Un instant, mon cher ! Voilà de bien grands mots pour moi ! Je ne suis ni athée ni blasphémateur : je suis peureux. Les êtres que tu me dépeins sont les exceptions de l’espèce.

DELAUNAY.

Eh bien, ne peux-tu pas rencontrer une exception ?

DULAU.

Mon ami, je n’ai pas la fatuité de croire que c’est pour moi que le ciel les a faites... D’ailleurs, toi qui prêches les autres, que ne te remaries-tu toi-même ?

DELAUNAY, riant.

Cela pourrait bien arriver...

DULAU.

Ah !

DELAUNAY.

Que dirais-tu alors ?

DULAU.

Moi ? Que tu as raison, si cela t’arrange.

DELAUNAY.

Mais toi ?...

DULAU.

Moi, je resterai garçon.

DELAUNAY.

Silence !... Voici Amélie.

 

 

Scène V

 

DELAUNAY, DULAU, AMÉLIE

 

AMÉLIE.

C’est fini, papa.

DELAUNAY.

Tout est prêt ?

AMÉLIE.

Tout.

DELAUNAY.

Merci, mon enfant.

LAURE, entrant.

Monsieur le baron.

DELAUNAY.

Qu’ya-t-il ?

LAURE.

Les noms et le nombre des convives ?

DELAUNAY.

Viens ici. Voici la liste.

AMÉLIE.

Dix-neuf couverts.

LAURE.

Bien.

DELAUNAY.

Tu ordonneras qu’on en mette vingt : un nom a été oublié.

LAURE.

La place de chacun ?

DELAUNAY.

Moi au milieu.

LAURE.

Amélie en face de vous ?

DELAUNAY.

Non : Amélie cédera la présidence à la personne dont le nom est oublié... Amélie prendra place à ma droite, toi à ma gauche ; je serai entre mes deux filles comme je suis en ce moment... Entendez-vous ?

AMÉLIE.

Oui, papa.

LAURE.

C’est donc une dame qui se trouvera en face ?

DELAUNAY.

C’est une dame. Tu la placeras entre Arthur et Dulau. Le reste des convives à ton choix.

LAURE.

Je vais faire exécuter vos ordres.

AMÉLIE.

Mon père, si c’est un grand dîner, il faut que je fasse une toilette, moi.

DELAUNAY.

Non, ce sont nos amis. Une fleur dans tes cheveux, et cela suffira.

AMÉLIE.

Mais nous avons une étrangère : la dame placée vis-à-vis de vous.

DELAUNAY.

Qui t’a dit que ce fût une étrangère, Amélie ?

AMÉLIE.

Ah ! c’est vrai... Je suis folle ! Laure, tu viendras quand tu auras fini : nous nous coifferons de la même manière.

UN DOMESTIQUE.

Un domestique étranger demande à parler à M. le baron.

DELAUNAY.

Je sais qui c’est : faites entrer. Quant à toi, Dulau, si j’ai un conseil à te donner, c’est de changer quelque chose à ton accoutrement, à moins que tu ne consentes à être présenté à nos convives comme le grand-père d’Amélie.

DULAU.

J’aurais un fils bien fou, mon cher Delaunay.

DELAUNAY.

Cela se peut... Mais tu y consens, n’est-ce pas ?

DULAU.

Je le veux bien, si cela te fait plaisir.

Delaunay l’accompagne.

 

 

Scène VI

 

DELAUNAY, PAOLO

 

DELAUNAY.

C’est vous, Paolo !

PAOLO.

La signora Teresa envoie demander à M. le baron à quelle heure elle pourra venir.

DELAUNAY.

Tout de suite. Mettez les chevaux à la voiture. Vous retournerez la chercher, Paolo, et la ramènerez ici.

PAOLO.

Je le ferai.

DELAUNAY.

Sa toilette était achevée.

PAOLO.

Oui, monsieur.

DELAUNAY.

Et elle était belle ?

PAOLO.

Comme la madone d’Ischia !...

DELAUNAY.

Restez, Paolo : la voiture n’est pas encore prête. J’aime à parler de Teresa avec vous, qui avez quitté l’Italie pour la suivre. Vous seul et moi, en France, connaissons le trésor que je possède... N’est-ce pas, Paolo, que je suis un homme heureux ?...

PAOLO, profondément.

Oui !...

DELAUNAY.

Et, si elle regrettait Naples, son ciel bleu, son golfe couleur de son ciel, vous m’aideriez à la consoler en lui parlant de tout cela... N’est-ce pas, Paolo ?

PAOLO, amèrement.

Moi ?...

DELAUNAY.

Sur une terre étrangère, vous êtes pour elle plus qu’un serviteur, vous êtes un compatriote !

PAOLO.

Monsieur le baron, quand j’abandonnai, sur le rivage de Sorrente, la barque que mon père m’avait léguée avec la liberté, pour entrer, il y a trois ans, au service de la signora Teresa del Monte... je savais que, pour elle, à compter de ce jour, je prenais, au-dessous de son chien favori, une place, celle de valet... Pour elle seulement, je suis donc un valet et pas autre chose : elle ordonne et j’obéis... Pour les autres, je suis Paolo.

DELAUNAY.

Ai-je jamais oublié ces conventions, qui, au premier abord, m’avaient paru étranges... mais que j’ai comprises lorsque Teresa m’a dit que, dans un tremblement de terre, vous aviez, à l’aide de votre barque probablement, sauvé sa vie et celle de sa mère ?... Dites, Paolo, les ai-je jamais oubliées ?... Celui à qui je dois la vie de ma Teresa a-t-il à me reprocher un mot dur, un geste offensant ?

PAOLO.

Non, monsieur le baron, et je vous en suis reconnaissant.

DELAUNAY.

Et s’il eût voulu être à nos yeux autre chose qu’un valet ?...

PAOLO.

Je ne l’ai pas voulu, monsieur.

DELAUNAY.

Quand vous me connaîtrez mieux, Paolo, j’espère que vous n’établirez entre votre maîtresse et moi aucune différence... Jusque-là, je veillerai à ce qu’elle seule ici vous donne des ordres. On vient... Silence ! car on ignore encore tout ici.

 

 

Scène VII

 

DELAUNAY, PAOLO, ARTHUR

 

ARTHUR, de la porte, et posant son chapeau sur une chaise, sans voir Paolo, et sans être vu de lui.

Monsieur le baron, votre voiture est prête.

DELAUNAY.

Merci, mon ami. – Paolo...

PAOLO.

J’y vais !

Arthur et Paolo se rencontrent à la porte, et restent tous deux stupéfaits en face l’un de l’autre.

ARTHUR.

Paolo !...

PAOLO.

Arthur !...

Delaunay se retourne ; Paolo s’incline et sort.

 

 

Scène VIII

 

DELAUNAY, ARTHUR, AMÉLIE, entrant avec LAURE

 

AMÉLIE.

Est-ce que vous allez déjà nous quitter, mon père ?

DELAUNAY.

Non, mon enfant... Et pourquoi ?

AMÉLIE.

J’ai vu votre voiture dans la cour.

DELAUNAY.

Demande à Laure : je parie qu’elle devine où elle va.

LAURE.

Chercher la personne inconnue.

AMÉLIE.

Oh ! papa, qui est-ce donc ?

DELAUNAY.

Cela vous intrigue fort, n’est-ce pas ?... Il n’y a pas jusqu’à Arthur que ce mystère n’ait rendu tout pensif.

ARTHUR, sortant de sa rêverie.

Moi ?...

AMÉLIE.

Oh ! vous vous trompez, mon père : cela ne m’inquiète pas le moins du monde. Comment me trouvez-vous coiffée, Arthur ?

ARTHUR.

Plaît-il ?

AMÉLIE.

Oh ! que vous êtes maussade ! On fait pour vous seul des frais de toilette, et voilà comme vous y répondez ! Autant vaudrait s’habiller pour Dulau.

DULAU, à Delaunay, lui montrant son nouveau costume.

Qu’en dis-tu ?

DELAUNAY.

À la bonne heure ! Tu n’es plus reconnaissable !

DULAU.

Je t’annonce quelques-uns de tes convives, que j’ai vus entrer dans la cour.

UN DOMESTIQUE.

M. le général Clément.

DELAUNAY.

Mon vieux camarade ! Vous avez donc repris du service ?

LE GÉNÉRAL.

Oui, mon ami ; et vous ?

DELAUNAY.

Moi, général ?... On a été trop injuste envers moi pour que je m’expose à de nouvelles injustices. Voici ma fille : faites-lui votre cour.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. le conseiller d’État baron de Sorbin.

DELAUNAY.

Soyez le bienvenu, notre protecteur ! Vous n’avez point oublié ce jeune homme, et je vous en rends grâces.

LE BARON.

Comment, l’oublier ?... Mais j’espère que nous ferons de lui un de nos premiers diplomates ; et, s’il avait voulu quitter Paris, il serait déjà...

DELAUNAY.

Je connais ses raisons pour y rester.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. d’Artigues ; M. de Chabannes ; etc., etc.

ARTHUR, à part.

Une voiture !...

DELAUNAY, à part.

La voilà... Oh ! c’est à peine si j’ose regarder ma fille... Si cette pauvre enfant allait croire que je l’aimerai moins !...

Allant à elle.

Amélie...

AMÉLIE.

Eh bien, mon père, qu’avez-vous donc ? Votre main tremble...

LAURE, à Arthur, de l’autre côté du théâtre.

Arthur, vous êtes bien pâle !... Souffririez-vous ?

ARTHUR.

Moi ?... Point du tout.

DELAUNAY.

Mon Amélie, si la personne que j’attends te paraissait devoir porter atteinte à ton bonheur futur, pardonne à ton père de ne pas l’avoir consultée, pardonne...

AMÉLIE.

Mais quelle est-elle donc, mon Dieu ?

DELAUNAY.

Tu vas le savoir... Elle vient ! La voilà !

PAOLO, annonçant.

Madame la baronne Delaunay.

ARTHUR.

C’est elle !

 

 

Scène IX

 

DELAUNAY, ARTHUR, AMÉLIE, LAURE, TERESA, INVITÉS

 

DELAUNAY.

Oui, mos amis, madame la baronne Delaunay, ma femme, que j’ai l’honneur de vous présenter. Madame, voici ma fille, dont je vous ai parlé tant de fois : on vous prendra souvent pour sa sœur.

TERESA.

Non, monsieur ; car j’aurai pour elle toute la tendresse d’une mère.

DELAUNAY, conduisant sa femme à Dulau.

Dulau, mon cher et plus ancien ami.

TERESA.

Monsieur voudra bien ne pas séparer la femme du mari.

DULAU.

Certainement, madame, je...

DELAUNAY.

Dulau, c’est une des exceptions dont je te parlais tout à l’heure. Mon gendre futur, chère Teresa, M. Arthur de Savigny.

TERESA.

Monsieur...

ARTHUR.

Madame...

PAOLO, de la porte.

Monsieur le baron, on annonce que vous êtes servi.

DELAUNAY.

Messieurs, offrez la main à ces dames. Arthur, votre belle-mère attend votre bras...

Arthur et Teresa hésitent.

Eh bien ?...

ARTHUR, offrant son bras.

Teresa...

TERESA.

Arthur !...

Paolo les regarde.

PAOLO, tombant sur une chaise.

Sauta Rosa ! prenez pitié de moi !

 

 

ACTE II

 

PAOLO

 

Même décoration.

 

 

Scène première

 

DELAUNAY, TERESA, sortant de leur appartement

 

Pendant cette scène, Teresa laisse tomber, sans s’en apercevoir, un bouquet qu’elle tenait à la main.

DELAUNAY.

Pardon, chère Teresa, de la peine que tu vas prendre ; mais un père a aussi sa corbeille de noces à donner à sa fille ; et quel goût meilleur que le tien peut présider à ces emplettes ?

TERESA.

Soyez tranquille : je m’en charge, mon ami.

DELAUNAY.

Et si, par hasard, un cachemire, une parure nouvelle, convenaient à ma belle Teresa, qu’elle les prenne doubles... Elle comprend ?

TERESA.

Que vous êtes bon ! Et jusqu’à quelle somme puis-je aller pour les cadeaux que vous destinez à votre fille ?

DELAUNAY.

À notre fille, Teresa... Que ce mot ne t’effraye pas : en te voyant, l’on saura bien que tu n’es sa mère que de nom.

TERESA.

Oui ; mais je n’y suis pas encore habituée... Cela viendra.

DELAUNAY.

Merci. Tu peux mettre à ces achats de dix à douze mille francs ; bien entendu que les cachemires et la parure doubles ne sont pas compris dans cette somme.

TERESA.

Merci à mon tour. Je n’en abuserai pas.

DELAUNAY.

Adieu, chère enfant ; et reviens vite. Adieu.

 

 

Scène II

 

DELAUNAY, DULAU

 

DELAUNAY.

Ah ! c’est toi, Dulau ?

DULAU.

Moi-même. Bonjour.

DELAUNAY.

As-tu bien dormi ?

DULAU.

Pardieu ! ma chambre est sur la cour : on n’entend pas le moindre bruit... J’y suis parfaitement.

DELAUNAY.

Mon pauvre Dulau, je vais être obligé de te faire déménager.

DULAU.

Comment cela ?

DELAUNAY.

Si nos enfants se marient, comme je l’espère, l’appartement que tu habites, et qui est trop grand pour toi...

DULAU.

Sera parfaitement bien pour eux.

DELAUNAY.

Mais la chambre qu’occupe Amélie...

DULAU.

Elle est charmante.

DELAUNAY.

Et tu consentirais à la prendre ?

DULAU.

Certainement.

DELAUNAY.

C’est qu’elle est sur la rue, et, dès le matin, le bruit...

DULAU.

Oh ! ça n’est égal.

DELAUNAY.

Tu es excellent !

DULAU.

Non, mon ami : je suis garçon, et un garçon est bien partout.

DELAUNAY.

As-tu vu ma femme, ce matin ?

DULAU.

Pas encore.

DELAUNAY.

Vous êtes toujours bien ensemble ?

DULAU.

Je serais bien difficile : elle est si bonne pour moi !

DELAUNAY.

Avoue donc que j’ai bien fait de me marier.

DULAU.

Te trouves-tu plus heureux que lorsque tu étais garçon ?

DELAUNAY.

Mille fois !

DULAU.

Tu as bien fait alors.

DELAUNAY.

Une seule chose me fait de la peine...

DULAU.

Laquelle ?

DELAUNAY.

Il y a du froid entre Amélie et Teresa ; et je ne sais à quoi l’attribuer. Hier, j’ai grondé Amélie : elle s’est mise à pleurer.

DULAU.

Oh ! quand elles se connaîtront davantage...

DELAUNAY.

Tu as raison. Que comptais-tu faire ce matin ?

DULAU.

Une promenade sur le boulevard.

DELAUNAY.

C’est que j’aurais désiré que tu m’aidasses à préparer les clauses du contrat d’Arthur et d’Amélie.

DULAU.

Je suis à toi.

DELAUNAY.

Et ta promenade ?...

DULAU.

Je la ferai plus tard.

DELAUNAY.

Tu es le modèle des amis, Dulau ! Non-seulement tu fais ce que tes amis veulent, mais encore, ce qui est plus rare, tu leur laisses faire ce qu’ils veulent.

DULAU.

Mon cher Delaunay, pour bien des hommes, vois-tu, l’amitié n’est qu’un mot qui déguise la tyrannie, un moyen d’imposer son opinion et ses habitudes aux autres. On dit qu’elle vit de sacrifices réciproques, l’amitié ; je ne suis point de cet avis : elle vit, comme toutes les choses, de liberté. Moi, Delaunay, j’ai peu d’amis ; mais je les aime pour eux et non pour moi ; si je suis six mois sans voir l’un d’eux, je me dis : « C’est qu’il s’amuse plus avec d’autres qu’avec moi : tant mieux ! » quand je le revois, je l’embrasse comme s’il revenait d’un voyage, et je ne lui fais pas de querelle. Ce qui me fâcherait, c’est qu’il eût un chagrin, et ne vînt pas me le confier, si je pouvais quelque chose pour son soulagement ; ce me qui blesserait de sa part, ce n’est pas l’oubli, c’est le doute. Allons travailler, Delaunay.

DELAUNAY.

Viens.

À Paolo, dans l’antichambre.

Je n’y suis pour personne, entendez-vous, Paolo ?

 

 

Scène III

 

PAOLO, puis ARTHUR

 

PAOLO, ramassant le bouquet.

J’ai cru qu’ils ne s’en iraient pas... Ils ont manqué vingt fois de marcher dessus.

Il aperçoit Arthur.

Arthur !... toujours !

ARTHUR.

Madame la baronne Delaunay ?...

PAOLO.

La signora n’est point chez elle.

ARTHUR.

Est-ce un ordre qu’elle vous a donné, de dire cela, Paolo, ou n’y est-elle pas réellement ?

PAOLO.

La signora est sortie.

ARTHUR.

Seule ?

PAOLO.

Seule.

ARTHUR.

Le baron ?...

PAOLO.

Est dans son cabinet de travail.

ARTHUR.

Amélie ?...

PAOLO.

Dans sa chambre.

ARTHUR

Nous sommes seuls ?

PAOLO.

Je le crois.

ARTHUR.

Êtes-vous dévoué à votre maître, Paolo ?

PAOLO.

Demandez-le-lui.

ARTHUR.

Et savez-vous garder un secret ?

PAOLO.

J’en cache un là depuis trois ans.

ARTHUR.

Vous rappelez-vous le soir du tremblement de terre où je descendis dans votre barque avec elle ?...

PAOLO.

Si je l’avais oublié, je ne serais pas ici.

ARTHUR.

De cette nuit, j’aimai Teresa...

PAOLO.

Je le sais.

ARTHUR.

Je fus aimé d’elle.

PAOLO, à part.

Malheur !...

ARTHUR.

Je fus aimé d’elle.

PAOLO.

Oh ! je vous entends, monsieur !

ARTHUR.

Eh bien, alors... il faut que je lui parle.

PAOLO.

Et si c’est à cette intention qu’elle vous évite depuis trois jours...

ARTHUR.

Il faut que je lui parle, te dis-je !

PAOLO.

Quand ?

ARTHUR.

Aujourd’hui, pour que je parte demain.

PAOLO.

Vous partez ?...

ARTHUR.

Aussitôt après mon entrevue avec elle.

PAOLO.

Écrivez.

ARTHUR.

Pour la lui demander ?

PAOLO.

Oui.

ARTHUR.

Et la lettre ?...

PAOLO.

Je la lui remettrai.

ARTHUR.

Mon ami !...

PAOLO.

Oh ! ne me remerciez pas.

ARTHUR.

Va-t-elle rentrer ?

PAOLO.

Tout à l’heure.

ARTHUR.

Et elle aura mon billet ?

PAOLO.

En rentrant.

ARTHUR.

J’écris.

PAOLO

Donnez.

ARTHUR.

La réponse ?

PAOLO.

Sera chez vous cinq minutes après qu’elle m’aura été remise.

ARTHUR.

Oh ! tant de dévouement...

PAOLO.

Vous ne pouvez pas en comprendre la cause.

ARTHUR.

J’entends du bruit chez Amélie... Il ne faut pas qu’elle me voie... Adieu.

PAOLO.

Insensé !...

 

 

Scène IV

 

PAOLO, AMÉLIE

 

AMÉLIE.

Paolo...

PAOLO.

Mademoiselle ?...

AMÉLIE.

Vous êtes seul ?... Je croyais Arthur avec vous.

PAOLO.

Il me quitte.

AMÉLIE.

Il ne m’a pas demandée ?

PAOLO.

Non, mademoiselle.

AMÉLIE.

Savez-vous pourquoi il n’est point entré pour me voir ?

PAOLO.

Je ne sais.

AMÉLIE.

Depuis deux jours, à peine si je l’aperçois ; et toujours distrait, préoccupé... C’est étrange !

 

 

Scène V

 

PAOLO, AMÉLIE, DELAUNAY

 

DELAUNAY.

Eh bien, Amélie...

AMÉLIE.

Mon père ?...

DELAUNAY.

Il est onze heures, et tu n’es pas encore venue me dire bonjour, et m’embrasser !...

AMÉLIE.

Je crains toujours de déranger madame la baronne.

DELAUNAY.

Encore madame la baronne !... Amélie, vas-tu recommencer à me faire de la peine ?

AMÉLIE.

Ce n’est pas mon intention, mon père...

DELAUNAY.

Pourquoi ne pas dire maman ?

AMÉLIE.

Je ne le puis.

DELAUNAY.

Mais c’est de l’entêtement !

AMÉLIE.

Oh ! non, papa, je vous l’assure.

DELAUNAY.

Ce nom te coûte donc bien à prononcer ?

AMÉLIE.

J’étais habituée à le donner à une autre.

DELAUNAY.

Et Dieu sait si j’ai aimé celle à qui tu le donnais.

AMÉLIE.

Alors, mon père, pourquoi donc ?...

DELAUNAY.

Un reproche, Amélie !...

AMÉLIE.

Oh ! non... Mais, quand ma pauvre mère est morte, je ne croyais pas qu’un jour ii me faudrait appeler une autre femme ma mère ; et j’ai peine à en prendre l’habitude.

DELAUNAY.

Tu me fais bien mal, Amélie !

AMÉLIE.

Oh ! mon père, si je le croyais...

DELAUNAY.

Écoute-moi, Amélie ; et causons. Je n’ai jamais été parfaitement heureux, mon enfant.

AMÉLIE.

Oh ! ce n’est pas moi, j’espère...

DELAUNAY.

Non ; au contraire, car j’allais ajouter que les seuls instants de bonheur pur que j’eusse éprouvés, je le les devais.

AMÉLIE.

Merci !

DELAUNAY.

J’aimais ta mère...

AMÉLIE.

Ma pauvre mère !...

DELAUNAY.

Eh bien, Amélie, pendant dix ans qu’elle fut ma femme, les guerres continuelles de l’Empire m’ont à peine laissé six mois de ma vie auprès d’elle ; à chaque instant, il fallait la quitter, la quitter en larmes, car peu d’hommes arrivaient au bout de la route sanglante que nous tracions à travers l’Europe : c’étaient de longues et meurtrières batailles que celles de Napoléon !... Il tomba... J’étais colonel... Sa chute interrompit ma carrière : mon grade excepté, aucune de ces distinctions qui gonflent de joie le sein d’un soldat, je ne les avais obtenues ; la croix même ne m’avait été donnée par lui qu’en 1815. Le nouveau gouvernement me défendit de la porter, en même temps qu’il la prostituait à d’autres... Ta mère me restait : elle allait me consoler de tous ces chagrins... Elle mourut !

AMÉLIE.

Mon père, mon bon père !...

DELAUNAY.

Sur toi seule alors se reporta tout mon amour. Eh bien, Amélie, plus toutes mes affections paternelles s’amassaient sur ta tête chérie, et plus je te voyais grandissante et belle, plus je tremblais d’avance aux nouvelles douleurs qu’amènerait notre séparation.

AMÉLIE.

Notre séparation !... nous séparer ! nous, mon père ?... Jamais !

DELAUNAY.

Enfant !... Et Arthur ?... et ton mariage ?...

AMÉLIE.

Oh ! si je l’épouse, c’est à la condition qu’il me laissera toujours près de vous.

DELAUNAY.

Tu ne sais pas, pauvre enfant, ce que te coûterait, un jour, à remplir toi-même, cette condition que tu lui imposes aujourd’hui ! Tu connaîtras plus tard combien prennent tout le cœur ces affections d’épouse et de mère !... La nature regarde devant elle, Amélie, et ne s’occupe pas de ceux qu’elle laisse vieux et fatigués en arrière. Supposons donc que la carrière qu’a embrassée Arthur l’eût forcé à s’éloigner de Paris, tu l’aurais accompagné ; moi, alors, et sans que j’eusse eu le droit de me plaindre, comme autrefois j’avais quitté mes parents malgré leurs larmes, tu me quittais à mon tour malgré les miennes... Je restais alors vieux et seul... Je n’ai pas eu le courage d’envisager ce sort. À Naples, où m’avait entraîné, comme tu le sais, la nécessité de régler quelques affaires de fortune, je rencontrai un ange d’amour et de pureté, que je ne puis comparer qu’à toi, mon enfant... Elle me promit, non son amour... je n’osais le lui demander, mais ces soins affectueux qui tiennent à la fois delà fille et de l’épouse. Je me dis : « Amélie appréciera son esprit distingué, ses qualités excellentes, et elle l’aimera ; Teresa verra mon Amélie : sa candeur et sa naïveté la toucheront. Tant qu’elles se chériront, qu’elles resteront toutes deux près de moi, je serai complètement heureux ; si l’une des deux me quitte, eh bien, je ne serai malheureux qu’à moitié. »

AMÉLIE.

Oh ! ce ne sera jamais moi !

DELAUNAY.

Voilà ce que je me suis dit, ma fille ; et, si, arrangeant tout pour mon bonheur, j’ai dérangé quelque chose au tien, pardonne-le-moi, pardonne à ton père : il n’avait pas pu le prévoir.

AMÉLIE.

Moi, vous pardonner, mon père ?... C’est moi qui suis à vos genoux, c’est moi qui vous demande pardon de vous avoir affligé... Mais la faute n’en est peut-être pas à moi toute seule ; madame la baronne...

DELAUNAY.

Encore !

AMÉLIE.

Maman ! maman !... Je me trompe.

DELAUNAY.

Amélie, tu es injuste : Teresa est aussi bonne que belle.

AMÉLIE.

Oui, papa, maman est bonne et belle... mais elle ne m’aime pas.

DELAUNAY.

Et pourquoi ?

AMÉLIE.

Le sais-je ?... Mais chut !... c’est elle qui rentre... Papa, ne lui dites pas un mot de tout cela... Voyez-vous, c’est peut-être moi qui ai tort... Oui, oui, je me rappelle... Elle serait venue à moi, sans ma froideur qui l’a retenue... Et je vais lui demander pardon devant vous.

DELAUNAY.

Non, non ; ma présence contiendrait peut-être vos sentiments à toutes deux : vous feriez par complaisance ce que je demande à votre conviction... Reste seule, mon enfant... attends ma femme... ta mère... sois charmante avec elle comme tu l’es avec moi... Reviens vite m’annoncer que, si tu n’as pas retrouvé en elle ce que Dieu ne donne qu’une fois, comme la vie, une mère, je t’ai du moins ramené une bonne et excellente amie. Adieu, mon enfant : je te quitte pour m’occuper, avec Dulau, de toi et d’Arthur. Tu auras soin que l’on ne nous dérange pas.

AMÉLIE.

Adieu, mon père... Vous serez content de votre fille... Vous serez heureux... Adieu !

 

 

Scène VI

 

AMÉLIE, puis TERESA

 

AMÉLIE.

Oh ! il m’en coûtera bien d’appeler cette Italienne ma mère ! Si l’on ajoutait foi aux pressentiments, je penserais que le malheur me viendra d’elle... La voici !

TERESA.

Encore cette enfant !

AMÉLIE.

C’est bizarre ! Il semble qu’elle éprouve pour moi le même éloignement que moi pour elle...

TERESA.

Dans trois jours, elle sera sa femme... la femme d’Arthur !... Ah !...

Elle vent entrer chez le Baron.

AMÉLIE.

Eh bien, elle s’éloigne déjà ?...

Haut, en l’arrêtant.

Pardon !... mon père travaille en ce moment avec Dulau...

TERESA.

À quoi donc, mademoiselle ?

AMÉLIE.

À notre contrat.

TERESA.

Ah ! oui... N’est-ce pas demain qu’il se signe ?

AMÉLIE.

Je le crois.

TERESA.

Le contrat de mariage d’Arthur !...

AMÉLIE.

Allons, il le faut !... Maman...

TERESA.

Sa mère !...

AMÉLIE.

Mon père veut que nous causions...

TERESA.

Je vous écoute, mademoiselle.

AMÉLIE.

Ah ! si vous m’appelez mademoiselle, je ne pourrai pas vous appeler maman...

TERESA.

Mais qui vous force à m’appeler ainsi ?

AMÉLIE.

Papa le désire...

TERESA.

Et cela vous coûte ?

AMÉLIE.

Je n’ai pas dit cela... Mais...

TERESA.

Mais ?...

AMÉLIE.

Vous êtes si jeune, que je vous appellerais plutôt ma sœur.

TERESA.

Je comprends : vous m’aimeriez mieux pour votre sœur que pour votre mère ?

AMÉLIE.

Oh ! oui !... car alors mon père nous aimerait toutes deux également, tandis que...

TERESA.

Achevez...

AMÉLIE.

Tandis que j’ai tremblé un instant qu’il ne vous aimât plus que moi.

TERESA.

J’aurais cru en ce moment votre cœur trop plein d’un autre sentiment pour qu’il put s’apercevoir – cela fût-il – que je lui avais enlevé quelque chose de l’affection paternelle...

AMÉLIE.

Et quel sentiment peut donc remplacer la moindre part perdue dans l’amour d’un père ?

TERESA.

Celui que vous avez pour M. Arthur et qu’il a pour vous serait une compensation, ce me semble.

AMÉLIE.

Oh ! jamais... C’est si différent !

TERESA.

Et comment l’aimez-vous donc alors ?...

AMÉLIE.

Arthur ?

TERESA.

Oui, Arthur.

AMÉLIE.

Un peu plus que Laure, mais moins que mon père.

TERESA.

Pas davantage ?

AMÉLIE.

Non.

TERESA.

Et vous appelez cela de l’amour ?...

AMÉLIE.

Écoutez, maman. En pension, j’ai beaucoup entendu parler de l’amour : on m’en faisait mille peintures diverses ; d’avance, on me disait quelles émotions il amenait avec lui... Quand Dulau me présenta M. Arthur en me confiant les projets de mon père sur lui, je me dis : « Enfin je vais connaître l’amour !... » J’ai alors, chaque fois qu’il me quittait, interrogé mon cœur et cherché les sensations nouvelles que l’amour devait y produire... Eh bien, cela a été vainement : rien ne m’a annoncé la présence de cet amour. Je me suis habituée à voir Arthur ; j’ai du plaisir à le savoir près de moi ; je crois qu’il me rendra heureuse et que je le rendrai heureux ; je l’épouserai avec joie, car je sais que ce mariage est depuis longtemps le songe doré de mon père. Voilà tout ce que j’éprouve, maman... Est-ce là ce qu’on appelle aimer ?

TERESA, à part, avec joie.

Grand Dieu !...

Haut, en lui prenant la main.

Oui, mon enfant.

AMÉLIE.

Oh ! tant mieux ! Je tremblais de n’avoir pour Arthur que de l’amitié.

TERESA.

Amélie, si demain vous appreniez qu’Arthur est votre frère, cela vous rendrait-il bien malheureuse ?

AMÉLIE.

Oh ! non... Au contraire, car alors, vous concevez, maman, mon père ne me marierait peut-être point, et je ne tremblerais plus de le quitter.

TERESA, à part.

Elle ne l’aime pas !...

Respirant.

Ah !...

AMÉLIE.

Mon Dieu ! comme je vous jugeais mal !... Oh ! si je vous avais su tout de suite bonne comme vous l’êtes, mon père n’aurait pas eu besoin de me gronder pour que je vous appelasse maman.

TERESA.

Ma fille ! ma chère fille !...

AMÉLIE.

Mais, voyez donc, que j’étais folle de vous craindre et de m’inquiéter !

TERESA.

Et vous ne me craignez plus ? et vous n’êtes plus inquiète ?

AMÉLIE.

Tenez, maintenant, si je croyais m’apercevoir que papa m’aime moins, c’est à vous que j’irais me plaindre tout de suite ; et vous lui diriez de m’aimer davantage, n’est-ce pas ?

TERESA, avec abandon.

Eh ! qui ne t’aimerait pas, chère enfant ! qui n’aimerait pas ma fille chérie !

AMÉLIE.

Ma mère !...

TERESA.

Embrasse-moi donc !...

AMÉLIE, l’embrassant.

Oh ! maman, que je suis heureuse !... que je t’aime !... que mon père va être heureux !... Ah ! je cours lui dire que nous nous tutoyons.

Elle sort en sautant de joie.

 

 

Scène VII

 

TERESA, puis PAOLO

 

TERESA.

Elle n’aime pas Arthur !... elle ne l’aime pas !

PAOLO, de la porte.

Signora...

TERESA.

C’est vous, Paolo ?... Qu’y a-t-il ?

PAOLO.

Une lettre.

TERESA.

De qui ?

PAOLO.

De lui.

TERESA, lisant.

Que vois-je !...

PAOLO.

Il part.

TERESA.

Qui te l’a dit ?

PAOLO.

Lui-même.

TERESA.

Il t’a parlé de son amour ?...

PAOLO.

De quoi vouliez-vous qu’il me parlât ?

TERESA.

L’indiscret !

PAOLO.

Le malheureux !...

TERESA.

Il m’aime donc toujours ?

PAOLO.

Comme à Naples.

TERESA.

Il t’a fait cette confidence ?

PAOLO.

Il me l’a renouvelée.

TERESA.

C’est vrai : j’avais oublié que tu étais déjà chez ma mère, lorsqu’il fut question de mon mariage avec lui.

PAOLO.

Je m’en souvenais, moi.

TERESA.

Et il attend sans doute ?...

PAOLO.

Une réponse.

TERESA.

Vous vous en chargerez ?...

PAOLO.

Si la signora l’ordonne.

TERESA.

Allez lui dire que je l’attends.

 

 

Scène VIII

 

TERESA, seule

 

Oui, je comprends la cause de son départ : il veut rompre son mariage... Il m’aime !... il m’aime toujours ! Quelle fatalité que celle qui m’a ramenée au milieu de cette famille, mon Dieu !... et peut-être pour le malheur de tous !... Il part ! Oh ! non, il ne peut pas partir... Il faut qu’il épouse cette enfant : c’est le vœu de son père... c’est... c’est le mien aussi... Déjà mon mariage, à moi, est un obstacle à mon amour : que son mariage, à lui, soit un obstacle au sien... Ce double lien sera trop sacré pour être rompu. – Oui, il restera : j’aurai mille raisons à lui donner pour qu’il reste... Et la plus forte de toutes, ô mon Dieu ! est peut-être celle que je n’oserai m’avouer à moi-même... C’est lui !...

 

 

Scène IX

 

TERESA, ARTHUR

 

ARTHUR.

Enfin, j’ai le bonheur de vous rencontrer, madame !

TERESA.

Vous fuyais-je ?...

ARTHUR.

Je le craignais...

TERESA.

Et vous vous trompiez... Quel motif aurai-je eu de le faire ?

ARTHUR.

Vous avez raison, madame : c’était presque de la fatuité de le penser.

TERESA.

Je ne vous comprends pas...

ARTHUR.

C’est que nous ne parlons plus la même langue !

TERESA.

Vous m’avez écrit, monsieur...

ARTHUR.

Et vous avez lu ma lettre ?...

TERESA.

Ce projet de départ est-il bien arrêté ?

ARTHUR.

Plus que jamais !

TERESA.

Ainsi, votre mariage... ?

ARTHUR.

Sera rompu.

TERESA.

Vous oserez dire à M. Delaunay... ?

ARTHUR.

Je lui écrirai.

TERESA.

Quelles raisons lui donnerez-vous ?

ARTHUR.

Que je crains de faire le malheur de sa fille.

TERESA.

Pourquoi ?

ARTHUR.

Parce que je ne l’aime pas.

TERESA.

Vous l’aimiez, il y a huit jours.

ARTHUR.

Je le croyais... Je ne vous avais pas revue !

TERESA.

Pensez-vous qu’on ne puisse faire le bonheur d’une femme sans éprouver pour elle une passion violente ?

ARTHUR.

Il ne faut pas, du moins, qu’on éprouve cette passion pour une autre.

TERESA.

Et que pensez-vous que dise mon mari de cette rupture ?...

ARTHUR.

Peu m’importe !

TERESA.

Il en cherchera les motifs...

ARTHUR.

Je les lui dirai. D’ailleurs, il sait déjà qu’un premier amour...

TERESA, vivement.

Et il en connaît l’objet ?

ARTHUR.

Il en ignore le nom.

TERESA.

Il sait du moins le lieu où vous l’avez éprouvé ?...

ARTHUR.

Je lui ai dit qu’à Naples...

TERESA.

C’est bien !... Et alors, déçu de ses espérances les plus chères, le baron cherchera à savoir quelle est cette personne que vous avez aimée, et qu’il devra haïr, lui... Il connaît Naples : il écrira ; et une lettre lui peut tout apprendre... Il saura que cette femme inconnue que vous avez aimée, c’était moi !... moi, sa femme !... Croyez-vous qu’il pensera qu’un amour si violent dans votre cœur n’a pas laissé de traces dans le mien ?... Et alors, non-seulement il aura à me reprocher, et justement, d’avoir détruit dans le présent ses espérances de père ; mais, en même temps, l’idée que j’ai pu éprouver un premier amour... que peut-être je l’éprouve encore... lui enlèvera dans l’avenir sa tranquillité d’époux, Arthur !... et tout cela pour quelques souffrances que le temps et l’habitude calmeront !... Oh ! vous êtes bien égoïste !

ARTHUR.

Teresa, dites : bien malheureux !

TERESA.

Et vous voulez me rendre malheureuse !... Vous parti, parce que vous n’avez plus rien à craindre, vous oubliez que vous me laissez ici... moi, craignant tout !

ARTHUR.

Mais que faire ?

TERESA.

Rester ici, épouser Amélie.

ARTHUR.

Ne m’avez-vous pas compris, Teresa ? ne vous ai-je pas dit que je vous aimais ?... Épouser Amélie ?... épouser cette enfant avec un autre amour dans le cœur ?... et quel amour !... lui jurer en face de son père et de Dieu que je l’aimerai, et mentir à Dieu et à son père ?... Oh ! ce serait affreux, ce serait infâme !... Mais vous n’avez donc pas l’idée de ce que c’est qu’aimer ?

TERESA.

Arthur !...

ARTHUR.

Laissez-moi donc vous dire ce que je souffre, vous épouvanter de ce qui peut arriver !... Mais, Teresa, vous ne savez donc pas que jamais je ne vous ai autant aimée que je vous aime en ce moment ?... Oh ! si vous éprouviez, une heure seulement, ce qui s’est passé dans mon cœur depuis trois jours !... Teresa, pas de repos, pas de sommeil ; un sang qui brûle !... c’est à en devenir fou !... c’est à en mourir !

TERESA.

Mais écoutez-moi...

ARTHUR.

Vous ne voulez pas que je parte, et vous voulez que j’épouse Amélie !... Et, si je vous obéis, savez-vous ce que ce sera que l’enfer d’une vie qui se passe près de sa femme qu’on n’aime pas, près de la femme d’un autre qu’on aime !... Et quand cette femme est celle d’un vieillard qu’on appelle son père... quand, nous rencontrant à chaque pas dans cette maison qui nous renfermera tous, ce ne sera qu’à force de contrainte et de dissimulation que nous parviendrons à lui cacher, sa fille ses larmes, vous vos regrets, moi mon désespoir !... oh ! mais, songez-y donc ! y aura-t-il pour nous tous un instant de repos, de bonheur, de tranquillité dans ce monde ?

TERESA.

Ah ! vous voyez tout cela ainsi, parce que vous le voyez dans un moment d’exaltation ; parce que j’arrive à peine ; parce que vous m’avez revue tout à coup et sans m’attendre... Moi-même, je ne suis calme que parce que j’étais prévenue, quelque temps d’avance, que j’allais vous revoir, que vous seriez l’époux d’Amélie !... Ainsi sera de vous, Arthur, lorsque des jours, des mois, une année se seront passés près l’un de l’autre !... Ah ! croyez-moi, vous reconnaîtrez que la fièvre qui vous brûle en ce moment n’était point durable... Vous deviendrez mon ami et je deviendrai votre amie... Arrivés à ce point, dites, tout ce que vous envisagez en ce moment avec terreur ne sera-t-il pas délices ?... Cette habitation sous le même toit, cette facilité de nous voir à toutes les heures de la journée, d’enfermer dans le cercle de notre famille toutes nos affections, toutes nos joies, d’être pour nous un monde isolé au milieu du monde... dites ! si ce n’est pas le bonheur, où le cherchera-t-on ?... Et, lorsqu’il est là, qu’il y touche, à ce bonheur si rare, si difficile à trouver, l’homme qui le dédaigne, qui le repousse... oh ! dites, Arthur ! dites, cet homme n’est-il pas un insensé ?

ARTHUR.

Eh ! quelles que soient mes craintes, croyez-vous que, si je n’écoutais que la voix de mon cœur, je n’aimerais pas mieux me jeter tête baissée dans ces malheurs que je crains, et marcher en aveugle dans l’avenir ?... Mais l’avenir, même cet avenir affreux que je peignais tout à l’heure, il aurait des reflets du ciel, des moments à faire envie aux anges ; car enfin je vous verrais, Teresa !... À cette heure, à cette heure même où je souffre, où je vous prie, où je pleure, je suis plus heureux que je ne l’ai jamais été depuis deux ans... Au fond de ses chagrins les plus amers, l’amour cache une joie... – Partir ! vous avoir revue et vous quitter !... Vous avoir revue plus belle, me sentir plus aimant, et partir !... Ai-je dit que je voulais partir ?... Non, quand je suis venu ici, je savais bien que je n’en aurais pas la force... Je n’ai que celle de vous aimer, Teresa... Je m’abandonne en aveugle à votre désir... Je penserai avec votre pensée, j’agirai avec votre volonté... Me voilà, mon Dieu !... puis-je quelque chose pour vous ? Ordonnez, ordonnez tout... excepté mon départ.

TERESA.

Arthur, que je vous suis reconnaissante !...

PAOLO.

Mademoiselle Laure.

 

 

Scène X

 

TERESA, ARTHUR, LAURE

 

LAURE.

M. le baron, Amélie et M, Dulau, attendent M. Arthur.

TERESA.

Merci, mademoiselle.

À Arthur.

Souvenez-vous de votre promesse !

ARTHUR, bas.

Ai-je promis ?...

TERESA.

Vous savez pourquoi l’on vous demande... Voulez-vous me donner la main et me conduire chez mon mari ?

ARTHUR.

Oui, madame... Oh ! Teresa, qu’allons-nous faire !...

TERESA.

Notre bonheur à tous !...

ARTHUR.

Dieu le veuille !...

Ils sortent.

 

 

Scène XI

 

PAOLO, LAURE

 

LAURE.

Monsieur Paolo.

PAOLO.

Mademoiselle ?...

LAURE.

Je parie que le mariage d’Arthur et d’Amélie n’aura pas lieu.

On sonne chez Delaunay. Paolo y entre : Laure le suit des yeux avec curiosité. Il en sort presque aussitôt. Laure l’arrête au milieu du théâtre.

Où vous envoie-t-on ?...

PAOLO.

Chercher le notaire.

Laure reste stupéfaite. Paolo sort en la regardant.

 

 

ACTE III

 

ARTHUR DE SAVIGNY

 

Même décoration.

 

 

Scène première

 

DULAU, donnant le bras à LAURE, qui a près d’elle UN DOMESTIQUE portant des cartons, DELAUNAY

 

DELAUNAY.

Dulau, je ne t’offre pas mon cabriolet : j’en ai besoin pour conduire Amélie ce soir à la campagne, où tu ne nous précéderas que de quelques instants.

DULAU.

Merci : je serais très embarrassé de le conduire ; et l’on n’y tient que deux.

LAURE.

Le domestique aurait pu mener, et vous, nous suivre à cheval.

DULAU.

Bien obligé !... J’aime mieux les petites voitures ; on est un pressé, un peu cahoté, mais on ne tombe que quand on verse.

LAURE, au Baron.

Et vous nous amenez Amélie, ce soir ?

DELAUNAY.

Ce soir.

DULAU.

Et la baronne ?...

DELAUNAY.

Je ne sais... Peut-être n’ira-t-elle pas à la campagne ; peut-être fera-t-elle un long voyage où je l’accompagnerai... Dulau, dans ce cas, je compterais encore sur toi.

DULAU.

Toujours !

Il quitte le bras de Laure et va à son ami.

Tu es triste, Delaunay, tu soupires... J’espère que tu ne nous caches rien de malheureux ?

DELAUNAY.

Non, mon ami, non ; mais Teresa change ; elle paraît souffrante.

DULAU.

C’est vrai.

DELAUNAY.

Eh bien, cela m’inquiète, je voudrais la distraire. Je te conterai tout cela ce soir... Ne vois-tu pas que nous faisons le désespoir de Laure, qui ne peut pas deviner ce que nous disons ?

DULAU.

Alors, à ce soir. Adieu.

DELAUNAY.

Je vais vous reconduire jusqu’en bas.

 

 

Scène II

 

TERESA, PAOLO

 

Teresa entre avec précaution, va écouter à la porte de l’appartement d’Arthur, puis fait un signe dans l’antichambre. Paolo paraît.

PAOLO.

Signora ?...

TERESA.

Personne n’est encore sorti de l’appartement de madame Arthur ?

PAOLO.

Personne.

TERESA.

M. de Savigny m’a priée hier de lui copier quelques airs de notre pays : Paolo, les voici... Vous lui remettrez cette lettre : ils sont dedans.

PAOLO, soupirant.

Oui, signora.

TERESA.

Si M. le baron rentre et me demande, je suis au jardin.

PAOLO.

L’air du printemps est encore bien froid, signora.

TERESA.

J’en ai besoin : le front me brûle.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

PAOLO, puis ARTHUR

 

PAOLO.

« À monsieur Arthur de Savigny. » Qu’il est heureux !

Arthur entre.

Elle sort d’ici.

ARTHUR.

Où est-elle ?...

PAOLO.

Au jardin.

ARTHUR.

J’y cours !...

PAOLO.

Une lettre...

ARTHUR.

Pour moi ?

PAOLO.

D’elle.

ARTHUR.

Oh ! donne !... Oh ! oui, elle aussi m’aime !... Elle m’aime toujours !... elle m’aime comme autrefois !

Il baise la lettre, puis il l’ouvre et lit.

Elle me rappelle nos serments, nos liens... Oh ! c’est elle qui les a voulus.

PAOLO, annonçant.

Le baron.

ARTHUR.

Lui !...

Cachant la lettre.

Je ne le revois pas, après une heure d’absence, sans craindre que, dans cet intervalle, il n’ait surpris mon secret... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! quel supplice !... Oh ! ses cheveux blancs me font mal !... Il est triste... Se serait-il aperçu ?...

 

 

Scène IV

 

ARTHUR, DELAUNAY

 

DELAUNAY.

Bonjour, Arthur.

Il lui tend la main.

ARTHUR, à part, avec soulagement.

Rien encore !...

DELAUNAY.

Comment va Amélie ?

ARTHUR.

Bien, mon père.

DELAUNAY.

Tant mieux ! Est-elle prête à partir ce soir pour la campagne ?

ARTHUR.

Je le crois...

DELAUNAY.

Où est-elle ?

ARTHUR.

Dans sa chambre. Voulez-vous que je l’appelle ?

DELAUNAY.

Non : je suis bien aise de causer un instant avec vous.

ARTHUR, inquiet.

Avec moi ?...

DELAUNAY.

N’êtes-vous pas mon fils, mon meilleur ami ?

ARTHUR.

Et de quoi vouliez-vous me parler ?

DELAUNAY.

De mes chagrins, Arthur !

ARTHUR, tressaillant.

Vous en avez ?...

DELAUNAY.

Voilà bien la question d’un homme heureux !

ARTHUR.

Et ces chagrins... qui les cause ?

DELAUNAY.

As-tu remarqué la tristesse et la pâleur de Teresa ?

ARTHUR.

Oui.

DELAUNAY.

En devines-tu le motif ?

ARTHUR.

Je n’ai point cherché à m’en rendre compte.

DELAUNAY.

Arthur, pourrais-tu vivre loin de la France, avec l’idée que tu ne la reverrais jamais ?

ARTHUR.

Oh ! non !

DELAUNAY.

Eh bien, tout le mal de Teresa est dans ce que tu viens de dire : elle regrette Naples !...

ARTHUR.

Elle n’y a plus de parents.

DELAUNAY.

Et leurs tombes, Arthur !... Il y a sous le ciel qu’ont vu nos yeux en s’ouvrant, dans l’air qu’on a respiré d’une poitrine jeune, libre et joyeuse, dans le pays natal, enfin, un charme qu’aucun autre ne peut rendre !... Teresa regrette tout cela, mon ami.

ARTHUR.

Oh ! oui, oui sans doute !... c’est cela ; c’est à cela qu’il faut attribuer sa tristesse, sa préoccupation... à cela, mon père, et pas à autre chose... Vous avez raison.

DELAUNAY.

Elle me le cache de pour de m’affliger : elle craint, cet ange de douceur, que je ne m’impose, à moi, les privations qu’elle n’a pas la force de supporter ; mais je serai aussi généreux qu’elle.

ARTHUR.

Et que ferez-vous ?...

DELAUNAY.

Je partirai demain pour Naples avec elle.

ARTHUR.

Vous !... vous partiriez ! dites-vous vrai ?...

DELAUNAY.

Oui.

ARTHUR.

Mais un pareil voyage demande des préparatifs.

DELAUNAY.

Ils sont faits.

ARTHUR.

Et sait-elle cela, elle... madame la baronne ?

DELAUNAY.

Pas encore.

ARTHUR.

Et Amélie ?...

DELAUNAY.

Ce n’est qu’au dernier moment que je l’en instruirai : je craindrais ses prières, ses larmes.

ARTHUR.

Ah ! oui !... car ses prières, ses larmes vous retiendraient, n’est-ce pas ?...

DELAUNAY.

Peut-être !... Hélas ! quand on quitte, à mon âge, enfants et patrie, quelque courte que soit l’absence, on risque de ne plus les revoir.

ARTHUR, à part.

Il ne faut pas qu’il parte.

DELAUNAY.

Je te recommande Amélie en mon absence, Arthur... Tes soins la consoleront : je la saurai heureuse... aimée de toi, car son bonheur est dans son amour. Voici Teresa : laisse-moi seul avec elle.

ARTHUR va au-devant de Teresa, et lui dit bas.

Rappelez-vous que vous m’aimez !

Il sort.

TERESA, à part.

Que veut-il dire ?...

 

 

Scène V

 

DELAUNAY, TERESA

 

DELAUNAY.

Viens, ma Teresa !

TERESA.

Me voici, mon ami.

DELAUNAY.

Où as-tu été ce matin ?

TERESA.

Au jardin.

DELAUNAY.

Sans pelisse, sans manteau, par cet air frais !...

TERESA, lui donnant la main.

Tenez.

DELAUNAY.

Ta main brûle...

TERESA.

Oui.

DELAUNAY.

Regarde-moi.

TERESA.

Eh bien ?

DELAUNAY.

Vois : la rosée du matin tremble dans tes cheveux.

TERESA.

Mon front en a besoin...

DELAUNAY.

Comme tes yeux sont fatigués ! comme tes joues sont pâles !... N’est-ce pas, ma Teresa, que ce ciel gris fatigue tes yeux, que ce soleil froid fane ton teint, que ta poitrine respire mal cet air de France ?

TERESA.

Oh ! oui, oui !... c’est cela... peut-être... Oui, mon ciel bleu... mon soleil ardent... mon golfe de Naples, où le soir les étoiles tombent comme des perles... Oh ! revoir tout cela comme je le voyais il y a trois ans, y retrouver les sensations que j’y ai éprouvées, et je serais heureuse.

DELAUNAY.

Heureuse !... Eh bien, ma Teresa, Naples, les orangers de Sorrente qui embaument l’air, le berceau de ta jeunesse, la tombe de tes parents, je puis te rendre tout cela... et je te le rends !...

TERESA.

Vous !... et comment ?...

DELAUNAY.

Demain, nous partons.

TERESA.

C’est impossible !...

DELAUNAY.

Pourquoi ?

TERESA.

Pourquoi ?... Vous ne pouvez quitter ainsi votre patrie, votre maison, votre famille...

DELAUNAY.

N’as-tu pas quitté tout cela pour venir avec moi ?

TERESA.

Mais moi...

DELAUNAY.

Mais toi... tu étais jeune, tu avais de longues et joyeuses années à passer au lieu de ta naissance... Ferai-je moins pour toi, moi, vieux et près de la tombe ?

TERESA.

Mon ami !...

DELAUNAY.

Non, Teresa : c’est à celui qui n’a rien à perdre de donner à l’autre. En supposant que j’atteigne le terme ordinaire que la nature a marqué aux hommes, à peine s’il me reste huit ou dix ans à vivre : attendras-tu ces huit ou dix ans au bout desquels tu seras libre pour être heureuse ?... Et si je vivais au-delà de ce terme, si ce mal du pays devenait chaque jour plus insupportable, veux-tu que je craigne que tu ne me maudisses de ne pas mourir ?

TERESA.

Oh ! Delaunay !...

DELAUNAY.

Je quitte pour toi, dis-tu, patrie, famille ?... Ma patrie n’a plus besoin de mes services ; c’est à de plus jeunes maintenant à la défendre : j’ai accompli ma tâche envers elle... Ma famille ?... Je n’ai qu’une fille : je l’ai mariée à l’homme de son choix, et elle est heureuse. Mon but est donc atteint dans ce monde : Dieu pourrait m’envoyer la mort, et je n’aurais pas le droit de lui dire : « Attends ; » car tout ce que doit faire un homme, je l’ai fait. Eh bien, loin de là, Dieu veut que je vive, que je vive heureux... puisque je vivrai avec toi ; ton amour seul manquerait à mon bonheur... Cet amour, je l’ai, n’est-ce pas ?... amour de fille !... je n’en réclame pas d’autre.

TERESA, émue.

Oh ! oui, oui !

DELAUNAY.

Eh bien, merci à Dieu ! à toi, merci ! car tous deux vous avez fait pour moi plus que je n’avais droit de demander : exiger davantage, ce serait de l’ingratitude. J’ai eu tort de te faire quitter Naples ; j’aurais dû penser qu’en me suivant tu obéissais à ton père, qui te voulait voir noble, que tu sacrifiais ton bonheur à l’amour filial... Eh bien, en pensant que je t’ai rendu tout ce que tu chérissais, peut-être oublieras-tu que c’était moi qui un instant t’avais privée de tout cela... Allons, qu’as-tu ?...

TERESA, pleurant.

Oh ! vous êtes le meilleur, le plus généreux des hommes !... et vous avez raison, il faut que je parte !

DELAUNAY.

Tu vois que j’avais deviné juste, mon enfant.

TERESA.

Oui, oui !... Quand parlons-nous ?

DELAUNAY.

Quand tu voudras.

TERESA.

Le plus tôt possible !

DELAUNAY.

Demain.

TERESA.

Demain ?... Je serai prête.

DELAUNAY.

Oui, oui !... Et, quand, arrivés là-bas, nous parcourrons ensemble le beau pays où tu es née, s’il m’échappe un soupir en songeant à la France... alors, du rocher de Capri ou de la pointe de Misène, tu me diras, en me montrant la ville qui surgit au milieu de son golfe comme une corbeille de fleurs : « Là-bas, vois-tu, c’est Naples... Naples, loin de laquelle je serais morte... Naples, que je n’espérais plus revoir... et que j’ai revue avec délices !... » Tu me diras cela, n’est ce pas ?... et, au son de ta voix, à l’aspect de ton bonheur, j’oublierai la France, j’oublierai... j’oublierai tout... pour baiser tes mains, tes genoux, et te dire : « Ô Teresa, quelque chose que j’aie faite pour toi... oh ! toi, toi, en m’aimant, tu as fait bien davantage encore ! »

TERESA.

Mon ami, je vous en supplie !... oh ! laissez-moi, laissez-moi seule... J’ai besoin de pleurer...

DELAUNAY.

Oh ! oui, oui, pleure de joie... Voilà les larmes que j’aime à te voir répandre ! Au revoir : je vais donner les ordres nécessaires. Je voudrais aujourd’hui profiter du temps qui me reste pour installer Arthur et Amélie à la campagne, où nous devions passer l’été avec eux. Tu resteras ici, toi ; ce petit voyage te fatiguerait inutilement... Ménage tes forces, tu en auras besoin. Demain, je serai de retour, débarrassé de tous les adieux dont je veux t’épargner le spectacle.

Il sonne ; un Domestique paraît.

Attelez le cheval au cabriolet.

TERESA.

Vous ne prenez pas la calèche ?

DELAUNAY.

Je la garde pour notre voyage. Amélie et moi irons dans le cabriolet ; Arthur nous suivra à cheval, et, demain, je me servirai de ce même cheval pour revenir. – Allons, ma Teresa, tout est arrangé... Souris, pour que je pense à ce sourire en disant adieu à ma fille.

Il l’embrasse et sort.

 

 

Scène VI

 

TERESA, seule

 

Oh !... oh ! mon Dieu ! ce serait bien affreux !... mais partir !... oui, je sens là qu’il le faut : loin d’Arthur, je pourrai l’aimer, sans crainte de devenir coupable... tandis que, près de lui, mon amour d’aujourd’hui sera peut-être demain un remords... Oh ! pensons à ce vieillard si bon qui m’appelle sa fille, qui m’a confié ce qui lui reste de jours, ce qu’il espère de bonheur... En quittant Arthur, au moment où il m’aime, malgré mon absence, il continuera de m’aimer...Ce n’est point sa femme, ce n’est point la froide Amélie qui effacera en lui mon souvenir... elle qui ne sait aimer d’amour qu’un peu plus qu’elle n’aime Laure, qu’un peu moins qu’elle n’aime son père !...

 

 

Scène VII

 

AMÉLIE, TERESA

 

AMÉLIE.

Je croyais mon père avec toi, maman...

TERESA.

Il me quitte.

AMÉLIE.

Oh ! mon Dieu !... il faut que je lui parle... Sais-tu, maman, ce qu’il a décidé ?... De partir, de nous quitter, de retourner à Naples !...

TERESA.

Oui, mon enfant, c’est son intention... Et qui t’a annoncé cette nouvelle que ton père voulait te cacher ?

AMÉLIE.

Arthur.

TERESA.

Arthur !...

AMÉLIE.

Et je lui ai bien promis d’employer toute mon influence pour retenir mon père.

TERESA.

C’est lui qui t’envoie, et il te charge d’empêcher ce voyage ?...

AMÉLIE.

Et je l’empocherai.

TERESA.

Pauvre enfant !...

AMÉLIE.

J’ai promis à Arthur que tu te joindrais à moi pour supplier mon père de ne point partir... et tu le feras, n’est-ce pas, maman ?... et nous serons deux contre papa... Deux femmes sont bien fortes !... Nous attaquerons son cœur des deux côtés, et il faudra bien qu’il cède.

TERESA.

Je doute, Amélie, que nos prières obtiennent rien de mon mari... D’ailleurs, ce départ est nécessaire...

AMÉLIE.

Oh ! maman !...

TERESA.

Mais faisons mieux...

AMÉLIE.

Voyons !

TERESA.

J’ai un moyen de tout concilier.

AMÉLIE.

Oh ! dites vite, maman !

TERESA.

Ce voyage se fera, et tu ne quitteras point ton père.

AMÉLIE.

Je ne comprends pas.

TERESA.

Viens avec nous, mon enfant !

AMÉLIE.

Et Arthur ?...

TERESA.

Il restera à Paris, qu’il ne peut quitter en ce moment, à moins de renoncer à ses projets d’avenir.

AMÉLIE.

Mais, chère maman, c’est que je neveux pas me séparer d’Arthur, moi.

TERESA, étonnée.

Comment ?...

AMÉLIE.

Non, oh ! certainement non !

TERESA.

Cependant, mon enfant, il faut te décider à quitter ou ton père ou ton mari.

AMÉLIE.

Oui, vous avez raison... En ce cas, maman, je resterai près d’Arthur.

TERESA.

Amélie, ne m’as-tu pas dit que tu l’aimais moins que ton père ?...

AMÉLIE.

C’est vrai ; mais je n’étais pas mariée alors.

TERESA.

Et depuis ton mariage ?...

AMÉLIE.

Écoute... Il ne faut pas le dire à mon père, cela lui ferait de la peine, car je ne sais s’il pourrait le comprendre comme tu le comprendras, toi qui es une femme... mais un sentiment que je ne devinais pas est entré dans mon cœur, s’est emparé presque entièrement de mon être... et j’ai reconnu à mon bonheur... que c’était de l’amour.

TERESA.

Enfant !... Mais ton père !... tu l’aimes donc moins ?

AMÉLIE.

Non, maman : ce n’est pas mon père que j’aime moins ; c’est Arthur que j’aime davantage.

TERESA.

Tu l’aimes ?...

AMÉLIE.

Oh ! plus que tu ne peux le comprendre !

TERESA.

Et lui ?... lui ?...

AMÉLIE, soupirant.

Oh ! lui...

TERESA.

Dis donc !

AMÉLIE.

Il m’aime bien, sans doute... quoique souvent il me semble distrait, préoccupé... Mais je sais pourquoi.

TERESA.

Tu le sais ?

AMÉLIE.

Oui... Quand je regarde dans le passé, quand je songe à mon indifférence pour lui, je m’étonne encore qu’il ait continué de m’aimer comme il l’a fait... Oh ! si je pouvais revenir sur ce temps de froideur que je tremble qu’il ne se rappelle ! Oh ! mais je l’accable de caresses pour lui faire oublier... L’avenir est à moi : je sens que je l’aimerai chaque jour davantage... et tu me proposes de le quitter, maman ! de quitter mon Arthur !... Oh ! non, non !... Je ferai tout ce que je pourrai près de mon père : je le supplierai de rester ; mais, si, malgré mes pleurs et mes prières, il part... maman, je resterai près d’Arthur.

TERESA, à part.

Elle l’aime ! malheureuse que je suis ! elle l’aime, et je pars !

AMÉLIE.

On vient... Si c’était mon père !... Maman ! maman ! c’est mon Arthur !... Le voilà ! Vois, maman, comme il est pâle !... comme il a l’air souffrant !... Mon ami !...

 

 

Scène VIII

 

AMÉLIE, TERESA, ARTHUR

 

ARTHUR.

Eh bien ?...

AMÉLIE.

Je ne l’ai pas vu.

ARTHUR.

Où est-il donc ?

AMÉLIE.

Descendu donner quelques ordres. Mais il faut qu’il passe dans la salle à manger pour rentrer dans son appartement : je vais l’attendre, et j’empêcherai ce voyage qui nous rendrait tous malheureux... Embrassez votre femme, monsieur ; et elle part.

Arthur l’embrasse.

TERESA, à, part.

Mon Dieu, ayez pitié de moi !

Amélie sort.

 

 

Scène IX

 

TERESA, ARTHUR

 

ARTHUR.

Nous sommes seuls enfin !...

TERESA, à part.

Elle l’aime !...

ARTHUR.

Oh ! écoutez-moi, Teresa ! car il n’y a pas un instant à perdre.

TERESA.

Que me voulez-vous ?

ARTHUR.

Le baron vous a-t-il parlé de son voyage insensé ?

TERESA.

Oui.

ARTHUR.

Et vous y avez consenti ?

TERESA.

Je l’ai approuvé.

ARTHUR, amèrement.

Bien !

TERESA.

Que vouliez-vous donc que je fisse ?

ARTHUR.

N’y avait-il pas mille moyens de rester ?

TERESA.

Rester !... et pourquoi faire, rester ?...

ARTHUR.

Vous le demandez !...

TERESA.

Amélie reste, elle !

ARTHUR.

Sommes-nous ici pour railler, madame ?... et puisque c’est pour vous qu’il veut partir, que c’est votre santé qui l’inquiète, ne pouviez-vous le rassurer ?

TERESA.

Arthur, regardez-moi, et voyez ma pâleur ; touchez mes mains : la fièvre les brûle... Pouvais-je dire à ma pâleur de disparaître, à ma fièvre de cesser ?... Ne les attribuant plus au regret de mon pays natal, pouvais-je lui dire que cette pâleur, cette agitation, je les devais à votre présence, au malheureux amour dont vous me poursuivez ?... Non, n’est-ce pas ? Vous voyez bien qu’il fallait que je vous quittasse, que loin de vous seulement je puis être heureuse.

ARTHUR.

Et moi, Teresa, et moi que vous abandonnez ainsi, ne devrais-je pas être pour quelque chose dans votre décision ?... Vous parlez de votre pâleur, de votre agitation !... mon front est-il souriant, à moi ? mon cœur bat-il comme celui d’un homme calme ?... Ah ! quand je voulais rompre ce mariage, quand je prévoyais les tortures qui me rongent, mais il fallait donc me laisser partir ! J’avais des forces alors pour me séparer de vous ; maintenant, votre présence continuelle les a usées... Vous m’avez retenu, retenu malgré moi ; vous m’avez promis un avenir de bonheur et de calme...

Riant amèrement.

Oh ! n’est-ce pas, Teresa, que nous sommes calmes ? n’est-ce pas que nous sommes heureux ? n’est-ce pas que vous avez tenu votre promesse ?

TERESA.

Arthur ! Arthur !... vous me faites bien du mal !

ARTHUR.

Vous aurez disposé de ma vie, vous aurez ordonné, j’aurai obéi... Vous m’aurez fait malheureux, et vous me laisserez malheureux !... Oh ! cela ne sera point, Teresa. C’est une coquette qui se conduirait ainsi, et vous ne l’êtes point... Songez donc qu’il me faut votre présence comme il me faut de l’air... Je m’y suis habitué ; et, maintenant, c’est ma vie... Il me la faut, Teresa !... Vous ne voulez pas que je meure, n’est-ce pas ? que je meure en désespéré, blasphémant Dieu... Eh bien, alors, restez, restez, je vous en supplie !... Teresa, mon amour, ma vie, mon ange !...

Il tombe à genoux.

TERESA, cachant sa tête dans ses mains.

Mon Dieu ! mon Dieu !

ARTHUR.

Mais répondez-moi donc !

TERESA.

Eh ! n’ai-je pas répondu à tout, le jour où je vous ai répondu que je vous aimais ?

ARTHUR, avec ironie, en se relevant.

Oui, vous m’aimez, mais d’un amour commode, qui permet l’absence, la regarde comme un moyen de redevenir fraîche et jolie, de retrouver le bonheur qu’on a perdu... Ah ! vous appelez cela de l’amour... vous, Italienne, vous !... Le soleil de France a-t-il déjà refroidi à ce point le sang de vos veines ?... Oh ! Teresa, vous ne m’aimez pas, vous ne m’avez jamais aimé !

TERESA.

Oh ! vous vous trompez, Arthur ; et les passions de l’Italienne, je les ai toutes deux : amour et jalousie... Ce sang qui s’est glacé, dites-vous, eh ! j’en donnerais la moitié à l’instant même, pour passer ma vie avec vous sans crime et sans remords !

ARTHUR.

Eh bien donc, Teresa, ma Teresa !...

TERESA.

Je ne vous aime pas, malheureux ! Eh ! cet amour m’épouvanterait-il s’il était moins violent ?... Croyez-vous que je n’aie pas essayé tous les moyens de le combattre : raison, prière ?... Je ne t’aime pas, Arthur !... et je suis obligée de te fuir pour te résister ! Oh ! laisse-moi donc cette seule voie de salut, ou je me perdrai et je te perdrai avec moi.

ARTHUR.

Peu m’importe, Teresa !... Avec toi, l’enfer, la mort !... avec toi, entends-tu ?... mais avec toi !...

TERESA.

Oh ! pitié !... grâce !...

ARTHUR.

Tu ne partiras pas, dis ?... Oli ! non ! non !...

TERESA.

Arthur !...

S’éloignant vivement.

Le baron !...

 

 

Scène X

 

TERESA, ARTHUR, DELAUNAY, AMÉLIE, appuyée sur le bras de son père

 

AMÉLIE.

Oh ! mon père !... mon bon père !... je t’en supplie, ne nous quitte pas !

DELAUNAY.

Mon enfant, Teresa seule pourrait changer ma résolution.

ARTHUR, à demi-voix.

Vous l’entendez, madame...

AMÉLIE.

Oh ! maman, je t’en prie !...

ARTHUR, de même.

Teresa, vous n’avez qu’un mot, un seul mot à dire pour cela... Dites-le donc !

DELAUNAY.

Nous reviendrons... Vous me reverrez, mes enfants, avant que je meure.

AMÉLIE.

Mon père !... mon père !...

ARTHUR, bas.

Une dernière fois, Teresa...

PAOLO.

Le cabriolet de M. le baron et le cheval de M. Arthur sont prêts.

DELAUNAY.

Allons, ma fille, fais tes adieux à ta mère.

AMÉLIE.

Il le faut donc !... mon Dieu !... Adieu, maman !... adieu !... ramenez-nous mon père...

DELAUNAY.

Console-toi, mon enfant, ma fille bien-aimée...

AMÉLIE, sanglotant.

Jamais !... jamais !...

TERESA, à part.

Elle l’aime !

ARTHUR, près de Teresa.

Madame...

TERESA, bas.

Reviens ! Partir... mourir... Mais, auparavant, je veux te revoir encore !

Elle s’élance dans son appartement.

ARTHUR, à part, avec joie.

Ce n’est point un rêve !

DELAUNAY, à part.

Elle craint de céder aux larmes de ma fille...

Haut.

Paolo, dites à la baronne que je serai ici demain, et que nous partirons le soir même. Je n’ai pas besoin de vous dire que vous nous accompagnez... Allons, mes enfants !...

AMÉLIE.

Arthur !...

ARTHUR, comme se réveillant.

Oui, oui !... parlons : il se fait tard.

 

 

Scène XI

 

PAOLO, seul

 

Partir !... Oh ! que ces mots résonnent doucement à mon oreille ! Partir pour l’Italie !... revoir Naples !... la revoir avec la signora Teresa !... Naples, où je n’aurai pas toujours devant les yeux cet Arthur que je déteste... cet Arthur que je vais laisser ici plus malheureux que moi ; car lui ne verra plus ma noble maîtresse, que je verrai à toute heure, moi !... Oh ! n’est-ce pas, Arthur, que tu échangerais bien ta riche et hautaine position contre celle du pauvre, de l’humble pécheur de Naples ?... Ô mon golfe de Sorrente, dont les vagues me berçaient, tout enfant, dans le bateau de mon père ! ô mon ciel pur !... je vais rêver à vous ; car, cette nuit, je dormirai ; aucune pensée ne viendra me distraire de mes songes... Teresa... Teresa est seule toute une nuit... seule ! Respire, Paolo !... Paolo, sois heureux !... – Quel est ce bruit ? – Arthur !... Arthur qui revient seul !... Oh ! qui le ramène donc ?... Il va repartir sans doute... Il ne restera pas, il ne peut pas rester...

À un Domestique qui entre avec des lumières.

Où allez-vous ?...

LE DOMESTIQUE.

Préparer la chambre de M. Arthur.

PAOLO.

M. Arthur ne passe pas la nuit ici !

LE DOMESTIQUE.

Si fait : son cheval s’est donné un écart, et, comme le cabriolet du baron ne contient que deux personnes, M. Arthur a été obligé de revenir.

Il entre dans la chambre d’Arthur.

PAOLO.

Malédiction !

 

 

Scène XII

 

ARTHUR, PAOLO

 

ARTHUR.

Paolo !

PAOLO, se levant.

Signor ?...

ARTHUR.

Que fais-tu là ?

PAOLO, qui, par un mouvement involontaire, a tiré son stylet.

J’attendais les ordres de ma maîtresse, si elle avait à m’en donner.

ARTHUR.

Et en attendant ?...

PAOLO.

Je jouais avec ce stylet.

ARTHUR.

C’est l’arme de ton pays.

PAOLO.

Et elle est mortelle !...

ARTHUR.

La baronne ?...

PAOLO.

S’est enfermée dans son appartement.

ARTHUR, entrant dans sa chambre.

C’est bon, tu peux te retirer.

LE DOMESTIQUE, sortant de l’appartement d’Arthur, à Paolo.

Venez-vous ?

PAOLO.

Tout à l’heure.

LE DOMESTIQUE.

Bonsoir.

PAOLO.

Adieu.

Le Domestique sort. Le théâtre rentre dans l’obscurité.

Oh ! je me trompe peut-être : il est possible, après tout, que cela ne soit que l’effet du hasard... Oh ! mon Dieu, que je souffre !... Adieu, mes songes ! adieu, ma nuit heureuse ! Le démon qui tourmente ma vie, il est là... Oh ! Paolo ! si un de tes compatriotes était à ta place, ce bon stylet à la main... Silence !... n’ai-je point entendu ?... Ses passe sont rapproches de cette porte... Cette porte... elle s’ouvre... Il vient... c’est lui... Où va-t-il ?...

Arthur écoute si tout est calme, met la main sur le bouton de la porte de Teresa, puis entre.

ARTHUR.

Allons !...

Paolo l’a suivi dans l’ombre, prêt à lancer le stylet qu’il tient ; puis, quand il voit que la porte de Teresa n’était pas fermée, il jette son stylet à terre.

PAOLO.

Elle en mourrait !...

 

 

ACTE IV

 

LE BARON DELAUNAY

 

Un salon plus riche.

 

 

Scène première

 

LE BARON DE SORBIN, UN DOMESTIQUE

 

DE SORBIN.

M. Arthur de Savigny est-il visible ?

LE DOMESTIQUE.

Je le crois... Le nom de monsieur ?...

DE SORBIN.

Le baron de Sorbin.

Le Domestique entre chez Arthur. Sorbin s’assied et ouvre un album qu’il feuillette.

Ah ! c’est l’album de la baronne.

Il lit.

Oh ! laisse-moi t’aimer pour que j’aime la vie,

Pour ne point au bonheur dire un dernier adieu,

Pour ne point blasphémer les biens que l’homme envie,

Et pour ne pas douter de Dieu.

 

L’amour a des secrets pour les chagrins de l’âme ;

L’amour a des clartés pour les fronts soucieux ;

L’amour semble un reflet d’une céleste flamme

Dont le foyer serait aux cieux.

 

 

Scène II

 

DE SORBIN, ARTHUR

 

ARTHUR.

Excusez-moi, baron, de vous avoir fait attendre.

DE SORBIN.

Comment ! mais je lisais des vers charmants qui m’ont bien l’air d’être de vous ; car c’est de votre écriture, et ils ne sont pas signés.

ARTHUR, fermant vivement l’album.

Ah ! oui, oui... Ce sont des vers que j’avais faits... autrefois... que la baronne m’a prié de mettre sur son album... Pardon de vous recevoir ici, baron, mais je voulais causer avec vous.

DE SORBIN.

Comment va M. Delaunay ? est-il de retour ?

ARTHUR.

Non : il est, comme vous le savez, en Auvergne depuis trois semaines : la vente d’une de ses terres l’y retient.

DE SORBIN.

Je ne vous demande pas des nouvelles de la baronne : je vous ai aperçu avec elle avant-hier à l’Opéra ; elle était resplendissante de fraîcheur et de beauté.

ARTHUR.

Ah ! vous m’avez vu ?... Oui, elle va mieux, beaucoup mieux.

DE SORBIN.

Je croyais qu’elle devait faire avec son mari un voyage à Naples.

ARTHUR.

Sa santé, en se raffermissant, l’a rendu inutile... Je suis passé chez vous hier pour avoir l’honneur de vous voir...

DE SORBIN.

On me l’a dit : voilà pourquoi, en allant au ministère, je suis entré chez vous.

ARTHUR.

Ne vous verra-t-on point à notre soirée ?... C’est un anniversaire de naissance de ma femme : elle a aujourd’hui dix-huit ans... Ce serait mal de ne point y venir.

DE SORBIN.

Si fait, je n’y manquerai pas... Mais j’ai pensé que vous aviez peut-être à me parler, et ce n’était pas au milieu d’une réunion...

ARTHUR.

Je voulais vous demander comment vont mes affaires au ministère.

DE SORBIN.

Très bien.

ARTHUR.

C’est que, les motifs qui me retenaient à Paris n’existant plus...

DE SORBIN.

Ah ! c’est vrai : c’était votre futur mariage qui vous faisait tout refuser... Eh bien, mais, si vous consentiez à partir, le ministre des relations extérieures cherche, pour une affaire très importante, quelqu’un qu’il puisse envoyer à Saint-Pétersbourg... Accepteriez-vous une mission pour cette ville ?

ARTHUR.

Peu m’importe : j’accepterais tout, pourvu que j’eusse un prétexte suffisant pour quitter Paris.

DE SORBIN.

Eh bien, cela pourra s’arranger.

ARTHUR.

Oh ! merci !... Je n’ai pas besoin devons dire que les mêmes motifs qui me font désirer de partir me font désirer aussi que cette demande que je vous fais reste secrète jusqu’au montent...

DE SORBIN.

Soyez tranquille : je vais travailler avec le ministre en sortant d’ici : je lui parlerai de votre affaire, et j’espère, ce soir même, avoir de bonnes nouvelles à vous en donner.

ARTHUR.

Vous êtes un homme charmant !... Vous partez déjà ?

DE SORBIN.

J’avais à peine le temps de vous dire bonjour ; mais je voulais savoir pourquoi vous étiez passé chez moi... Depuis votre mariage, on vous voit si peu, que c’était un événement... À propos, et madame ?...

ARTHUR.

Un peu souffrante.

DE SORBIN.

Ah ! est-ce que ?...

ARTHUR.

Oh ! mon Dieu, non.

DE SORBIN.

À ce soir.

ARTHUR.

Oui... Merci, mille fois merci.

DE SORBIN.

Laissez donc... Adieu.

 

 

Scène III

 

ARTHUR, seul

 

Oh ! si Teresa savait que je pense à la quitter !... Mais aussi je ne puis songer sans frémir au retour du baron... En son absence, nous n’avons à craindre que les yeux d’Amélie, qu’il est facile de tromper, tant elle est naïve... Et cependant, en face de cette enfant le supplice commence déjà.

 

 

Scène IV

 

ARTHUR, TERESA

 

Teresa s’approche tout doucement par derrière Arthur, et lui donne sa mais à baiser.

ARTHUR, tressaillant.

Ah !...

TERESA.

Eh bien, c’est moi... Je vous fais peur ?

ARTHUR.

Oh ! non, Teresa.

TERESA.

Je viens de donner tous mes ordres pour notre petite fête... Concevez-vous, Arthur ? le monde, c’est un moyen de s’isoler : nous serons plus libres en face de cent personnes que nous ne le sommes dans nos soirées avec Amélie... Oh ! le monde, l’enivrement des lumières, le bruissement de la musique, au milieu duquel les regards se croisent sans être épiés, les mains se touchent sans être vues, un mot d’amour s’échange sans être écouté... Je n’ai jamais tant aimé le bal et le spectacle !

ARTHUR.

Et vous êtes heureuse, Teresa ?

TERESA.

Oui, car je veux l’être... Il faut que je le sois.

ARTHUR.

Tant mieux !

TERESA.

Que vous êtes cruel, Arthur !... Laissez-moi donc vivre de cette vie factice qui me fait oublier... Laissez-moi la fièvre et l’agitation qui m’éblouissent... Oui, oui, tant que je vous verrai là, Arthur, que je toucherai de temps en temps votre main, que je verrai vos yeux fixés sur les miens, comme en ce moment... eh bien, j’oublierai le passé, où il y a un crime ; j’oublierai l’avenir, où il y a un remords, pour le présent, le présent heureux, enivrant, insoucieux... Oh ! vous ne saviez pas encore comment aime une femme, Arthur !... mais son amour devient sa vie ; il se mêle à son sang, elle le respire avec l’air !...

ARTHUR.

Chère Teresa !... Il faudrait cependant un peu songer à l’avenir, au retour du baron qui ne peut tarder.

TERESA.

Et pourquoi y songer ? Laisse-moi oublier tout cela plutôt... Est-ce que je songe à la mort, qui, elle aussi, peut venir d’un moment à l’autre ? Non, je suis rassurée par les battements de mon cœur, que je sens encore jeune pour la vie ; je suis rassurée par mon amour, qui survivra à tout... Et puis, vienne le malheur, vienne la mort ! j’aurai du moins connu les moments heureux de cette vie.

ARTHUR.

Oh ! Teresa que je t’envie !

TERESA.

Eh bien, fais comme moi : oublie tout avec moi. Oh ! si tu m’aimais comme je t’aime !... Il m’est venu quelquefois une pensée...

ARTHUR.

Laquelle ?

TERESA.

Je te le dirai quand nous serons malheureux ; c’est alors que je verrai jusqu’à quel point tu étais digne de cet amour d’Italienne que tu invoquais autrefois, et qu’aujourd’hui... Arthur je te soupçonne de ne pas comprendre... Allons, Arthur, allons, du courage...

PAOLO, entrant.

Le courrier du baron entre dans la cour, et ne précède son maître que de quelques instants.

TERESA, tombant sur un fauteuil.

Ah !...

ARTHUR.

Laisse-nous, Paolo.

Paolo sort.

Teresa ! Teresa ! à ton tour, du courage !

TERESA.

Il arrive !... entends-tu ? il arrive !...

ARTHUR.

Avais-tu donc véritablement oublié qu’il dût revenir ?

TERESA.

Oh ! non, non... Seulement, j’étais moins égoïste que toi : je ne voulais pas l’affliger de ma peine... Je voulais le faire oublier, si je n’oubliais pas... Oublier !... oh ! non pas... Mais il n’y aurait pas de Dieu si l’on oubliait... Arthur, sois content : depuis mon crime, je n’ai pas eu une heure, une minute de repos... Le vieillard, il a toujours été là : dans ma veille, dans mon sommeil, dans mes plaisirs, je le voyais... Et, quand je cachais ma tête échevelée dans tes bras, Arthur, tu croyais que c’était de l’amour... C’était de la terreur.

ARTHUR.

Oh ! mon Dieu !...

TERESA.

N’est-ce pas que j’étais digne d’envie ?

ARTHUR.

Oh ! non, non !...

TERESA.

Eh bien, maintenant, qui de nous aimait le mieux, de toi qui tachais de m’épouvanter de les craintes, ou de moi qui voulais le rassurer avec mon amour ?

ARTHUR.

Oh ! je l’aime pourtant bien, Teresa !

TERESA.

Prends-y garde ! ces paroles, à cette heure, sont un engagement... Oserais-tu les répéter ? m’aimes-tu toujours autant, Arthur ?

ARTHUR.

Oui... oui...

TERESA.

Tu sais que je te disais qu’une pensée m’était venue...

ARTHUR.

Eh bien ?

TERESA.

Que je la réservais pour des temps malheureux...

ARTHUR.

Laquelle ? laquelle ? Voyons !...

TERESA.

Tu n’oseras pas !...

ARTHUR.

Qu’est-ce donc ?...

TERESA.

Écoute !... Comprends-tu qu’une femme qui a manqué au plus saint de tous les devoirs, qui a manqué sans rien de ce qui fait excuser une faute... car ne crois pas que rien m’excuse a mes propres yeux, moi... Non, le baron était bon et m’aimait : tout ce que je pouvais désirer était accompli à l’instant... et je suis bien criminelle ! va, je le sais !... Eh bien, dis-je, crois-tu qu’une femme qui, comme moi, n’avait aucune excuse pour trahir, puisse revoir en face celui qu’elle a trahi, embrasser ses cheveux blancs, dormir sur sa poitrine ?... Oh ! dis, dis, le crois-tu ?...

ARTHUR.

Teresa !...

TERESA.

Mais dis-moi donc si tu le crois ; je ne te demande que cela !

ARTHUR.

Hélas !... non...

TERESA.

Ah ! tu es comme moi, n’est-ce pas ?... Tu comprends le crime et non l’effronterie... Eh bien, je suis cette femme que rien ne peut excuser : mon mari va revenir... et, tu l’as dit, je ne puis le revoir !...

ARTHUR.

Si cependant...

TERESA.

Ah ! c’est qu’il n’y a pas de milieu, vois-tu !... une fois sur le chemin où tu m’as poussée, il ne faut regarder ni de côté ni en arrière : il faut aller toujours... toujours... et, s’il y a un abîme devant soi... eh bien, il faut y tomber... Es-tu prêt à fuir, Arthur ?

ARTHUR.

Oh ! impossible !

TERESA.

Je t’avais bien dit que tu n’oserais pas !...

ARTHUR.

Mais c’est ce vieillard... Tu l’oublies donc ?

TERESA.

Oui, oui !... comme l’assassin oublie la victime... Je ne l’oublie pas : je veux le fuir...

ARTHUR.

Oh ! mais l’abandonner dans la vieillesse et la douleur !... quelque part que nous fuyions, entendre ses malédictions qui nous poursuivent ! Oh ! je ne le quitterai pas ainsi...

TERESA.

Tu mens !... Ce n’est pas lui qui te retient !

ARTHUR.

Et qui donc ?

TERESA.

Quand on se connaît comme nous nous connaissons, on voit clair dans le cœur l’un de l’autre... et souvent c’est là le premier supplice ! Ce n’est pas ce vieillard qui te retient, Arthur...

ARTHUR.

Et qui donc, mon Dieu ?...

TERESA.

Sa fille !... Amélie, ta femme !...

ARTHUR.

Teresa, je te jure...

TERESA.

Ne jure pas !...

ARTHUR.

Eh bien, oui... Pardon, Teresa.

TERESA.

Ah !...

ARTHUR.

Celle enfant que j’ai rendue malheureuse.

TERESA.

Et moi donc !

ARTHUR.

Cette enfant si douce si craintive !... qui, infortunée, m’a caché ses douleurs... qui, pleurant, m’a caché ses larmes... dont la voix s’altère... dont la santé s’affaiblit... cette enfant que j’avais promis de rendre heureuse...

TERESA.

Tu ne m’avais rien promis, à moi, n’est-ce pas ?...

ARTHUR.

Oh ! grâce, grâce, Teresa !

TERESA.

C’est bien... Je n’étais que criminelle : tu veux que je sois hypocrite... Je pouvais, en face de toi, pleurer seulement... Tu veux encore que je rougisse !... Eh bien, crime et honte, j’accepterai tout ce qui viendra de toi... J’attendrai le baron.

ARTHUR.

Une voiture !...

Teresa va à la fenêtre.

Eh bien ?...

TERESA.

C’est lui.

ARTHUR.

Où me cacher ?... Oh ! pardonne-moi, Teresa !... pardonne-moi !...

TERESA.

Retirez-vous... Vous me perdriez !...

Arthur sort.

TERESA, seule.

Allons, Teresa, allons !... un sourire sur les lèvres... et qui pourra distinguer si ta rougeur est celle de la honte ou de la joie ?...

 

 

Scène V

 

TERESA, DELAUNAY, AMÉLIE, DULAU

 

DELAUNAY, dans l’antichambre.

Mais où est donc Teresa ?... Teresa, où est-elle ?...

AMÉLIE.

Ah ! mon père, tenez, la voilà !

DELAUNAY, embrassant Teresa.

Oh ! c’est mal à toi !... Comment, Laure, Dulau, Amélie, attendent en bas mon retour, viennent au-devant de moi pour me revoir un instant plus tôt... et toi !...

TERESA.

J’allais descendre...

DELAUNAY.

Oh ! je te pardonne en te voyant si fraîche, si jolie... Amélie, amène-moi Arthur.

Amélie sort.

Ta santé, ta santé si chère !... elle est donc rétablie, ma Teresa ?

TERESA.

Oui, je suis heureuse...

DELAUNAY, l’embrassant encore.

Oh ! laisse-moi... Tu sais ce que je voulais faire pour te rendre au bonheur.

DULAU.

Oui, nous quitter.

TERESA.

Je sais que vous êtes bon et généreux entre les hommes... et, s’il est des instants où je n’ai [tas apprécié votre cœur... ah ! Dieu sait que ce n’est pas dans celui-ci !...

 

 

Scène VI

 

TERESA, DELAUNAY, DULAU, AMÉLIE, ARTHUR

 

AMÉLIE.

Mais venez donc, Arthur ! je vous dis que c’est mon père.

DELAUNAY.

Eh ! viens donc... Mais il faut que j’aille chercher tout le monde... Ah çà ! mais qu’est-ce que tu fais ?... tu me baises la main ? Est-ce que tu es fou ?

ARTHUR.

Oh ! mon père !...

DULAU, à part.

Ce jeune homme n’est décidément plus le même... J’en préviendrai Delaunay.

DELAUNAY.

Revenons à toi, ma petite Amélie... Je te trouve pâle, changée.

AMÉLIE, tristement.

Moi ?... Oh ! ce n’est rien.

DELAUNAY.

Ne trouves-tu pas, Arthur ?

ARTHUR.

Je ne sais... Mais non...

À part.

Oh ! mon Dieu !...

DELAUNAY, à Amélie.

Tu ne m’attendais pas aujourd’hui, hein ?... Mais j’ai pensé à ton anniversaire : je n’ai pas voulu le passer loin de toi, sans venir t’embrasser. J’ai pris la poste, j’ai couru nuit et jour, et me voilà... Êtes-vous contents de me revoir ?

AMÉLIE.

Oh ! oui.

TERESA, à Arthur, tremblant et embarrassé.

J’ai pitié de vous.

À Delaunay.

Vous devez être bien fatigué, mon ami ; cependant, vous le savez, aujourd’hui nous avons une fête, et, si vous voulez y paraître, il faut songer à votre toilette.

DELAUNAY.

Oui, oui ; d’ailleurs, j’ai mile choses à te dire.

DULAU, bas, à Delaunay.

J’ai aussi à te parler.

DELAUNAY.

À moi ?...

DULAU.

Chut !

DELAUNAY.

Qu’est-ce donc ?... Allons, Dulau, viens avec nous. Teresa, nous t’attendons.

TERESA, à part.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! donne-moi des forces !

 

 

Scène VII

 

AMÉLIE, ARTHUR

 

AMÉLIE.

Vous vous en allez, Arthur ?

ARTHUR.

Oui : je rentrais pour travailler... Aviez-vous quelque chose à me dire ?

AMÉLIE.

Un mot seulement, et je vous laisse.

ARTHUR.

Dites, Amélie.

AMÉLIE.

Mon père m’a trouvée pâle et changée.

ARTHUR.

C’est vrai ; et je m’en suis aperçu moi-même.

AMÉLIE.

Ah ! tant mieux !... Croyez-vous que ce soit sans cause Arthur ?

ARTHUR.

Du moins, cette cause, je ne la connais pas.

AMÉLIE.

Je vais vous la dire... Je suis malheureuse !

ARTHUR.

Vous !... et pourquoi ?

AMÉLIE.

Parce que vous ne m’aimez plus.

ARTHUR.

Oh ! Amélie !...

AMÉLIE.

Vous ne m’aimez plus, Arthur, et il faut que ce soit ma faute... et j’ai cherché en moi tout ce qui pouvait avoir refroidi votre amour : il me semble que je suis toujours la même ; seulement, moi, je vous aime davantage.

ARTHUR.

Et qui peut vous faire penser ?...

AMÉLIE.

Tout. D’ailleurs, prissiez-vous la peine de dissimuler votre froideur, il y a dans le cœur qui aime un instinct qui la ferait deviner, Arthur ; mais vous ne vous imposez même pas cette contrainte.

ARTHUR.

Comment !...

AMÉLIE.

C’est votre faute ; pourquoi m’avez-vous habituée à être chéries, entourée de soins, d’amour ? Je m’y suis faite, et maintenant, maintenant que vous êtes distrait, préoccupé toujours...

ARTHUR.

Moi ?...

AMÉLIE.

Tenez, dans ce moment même, eh bien, je vous impatiente, je vous fatigue... Écoutez, écoutez une prière... une prière que je vous fais à genoux...

ARTHUR.

Oh ! Amélie !...

AMÉLIE.

Oui, une prière...

ARTHUR.

Laquelle ?...

AMÉLIE.

Prenez sur vous de cacher votre indifférence à mon père : cela le rendrait trop malheureux ! Devant lui... devant lui seulement, soyez bon pour moi comme vous l’étiez... Oh ! vous ne savez pas comme il m’aime, lui, et comme il souffrirait !... Eh bien, quand nous serons seuls, je ne vous demanderai rien : vous ne me parlerez pas si vous voulez... Je me tiendrai dans ma chambre et vous laisserai dans la vôtre... Oh ! oui... oui, j’en aurai le courage... Mais que mon père le sache !... que je voie pleurer mon père !... Oh ! Arthur... oh ! je n’en aurais pas la force.

ARTHUR.

Amélie !... chère Amélie !... je t’aime cependant...

AMÉLIE, lui mettant la main sur le cœur.

Oh ! ce que tu dis ne vient pas de là, vois-tu !... Ce n’est plus l’accent d’autrefois, qui faisait que tes paroles persuadaient, que tu m’aurais fait croire aux choses les plus impossibles... Non, je ne réclame rien, rien que ce que je viens de te dire... N’est-ce pas que, devant mon père, tu prendras sur toi de paraître m’aimer ?...

ARTHUR.

Oh ! oui, oui !... plains-moi, Amélie : je suis bien malheureux !... Mais tout cela changera, je te le jure !...

AMÉLIE.

Mais, mon Dieu ! qu’as-tu donc ?

ARTHUR.

Rien... rien que je puisse te dire, du moins... Des tourments, des chagrins à moi seul.

AMÉLIE.

Quand tu m’aimais, ils eussent été à nous deux...

ARTHUR.

Encore !...

AMÉLIE.

Non...

ARTHUR.

Amélie, c’est la solitude qu’il me faut.

AMÉLIE.

Je vous ai dit tout ce que j’avais à vous dire : vous pouvez vous retirer, Arthur.

ARTHUR.

Oui ; mais je reviendrai bientôt, Amélie... J’ai tout arrangé pour un plan de vie à venir... pour que nous ne nous quittions pas, pour que...

AMÉLIE.

Ce que vous ferez sera bien fait.

ARTHUR.

Allons, allons...

AMÉLIE, souriant.

Au revoir.

ARTHUR, rentrant chez lui.

Que je souffre !...

 

 

Scène VIII

 

AMÉLIE, seule

 

Oh ! qui me rendra mon Arthur d’autrefois, son air empressé, prévenant, mon Arthur au front riant, à la bouche joyeuse ? Des chagrins à lui seul, dit-il... Oh ! ils sont à nous deux, car je les connais... Il aime... il aime une autre femme !... Oh ! pauvre Amélie !... Mon Dieu, mon Dieu !

 

 

Scène IX

 

AMÉLIE, LAURE

 

LAURE.

Qu’as-tu donc ?

AMÉLIE.

Moi ? Rien...

LAURE.

Tu as pleuré, Amélie !... tu pleures encore !...

AMÉLIE.

Non, non, tu te trompes... Pourquoi pleurerais-je ?...

LAURE.

Je ne sais ; mais tes yeux sont rouges, ta poitrine est oppressée...

AMÉLIE.

Mais je t’assure que tu te trompes...

LAURE.

Je me trompe !... et ta voix est pleine de larmes... Mais qu’as-tu donc ?

AMÉLIE, sanglotant.

Oh ! Je suis bien malheureuse !...

LAURE.

Malheureuse !... et je ne le sais pas, moi, ton amie d’enfance, ta sœur !

AMÉLIE.

Laure, ma bonne Laure... Oh ! oui, je voudrais bien te dire ce que j’ai...

LAURE.

Parler de ses peines, c’est déjà s’en consoler... Voyons, parle !... qu’as-tu donc ?

AMÉLIE.

Oh ! c’est une chose affreuse qui me déchire, qui me torture ; des tourments dont je n’avais pas l’idée... Oh ! Laure, Laure !... je suis jalouse !

LAURE.

Jalouse ! et de qui donc ?

AMÉLIE.

De qui, si ce n’est d’Arthur ?

LAURE.

D’Arthur ?

AMÉLIE.

Oui.

LAURE.

Comment, Arthur te trompe ?

AMÉLIE.

Oui, oui... N’est-ce pas que c’est horrible ?... Moi qui l’aime tant !... il en aime un autre... une autre que son Amélie !

LAURE.

Mais c’est incroyable !

AMÉLIE.

J’en suis sûre !

LAURE.

Comment cela ?

AMÉLIE.

Écoute : il reçoit des lettres qu’il me cache... l’autre jour, je l’ai vu en recevoir une : il la baisait, la pressait sur son cœur... Oh ! tu n’as pas d’idée de ce que c’est que la jalousie !... cela glace tout... C’est an point que j’avais un secret à lui dire, un secret qui, en tout autre temps, nous aurait comblés de joie tous deux... Eh bien, je ne m’en sens pas le courage !

LAURE.

Et ces lettres ?...

AMÉLIE.

J’ai remarqué où il les cache, car vingt fois... j’ai honte de t’avouer cela, Laure... mais vingt fois j’ai été sur le point... Ce serait bien mal, n’est-ce pas ?

LAURE.

Et où les cache-t-il ?

AMÉLIE.

Dans un tiroir secret du chiffonnier qui est dans le boudoir. Il les met dans un portefeuille, où je suis certaine qu’il y en a beaucoup, et il renferme le portefeuille dans ce tiroir.

LAURE.

Comment ! tu as un pareil soupçon, et tu ne t’en assures pas ?

AMÉLIE.

De quelle manière ?

LAURE.

Il me semble qu’il n’y en a qu’une seule...

AMÉLIE.

Oh ! ce serait affreux !

LAURE.

Mais peut-être ôte-t-il avec soin la clef du chiffonnier ?

AMÉLIE, tirant une clef de sa poitrine.

J’en ai une qu’il ne connait pas.

LAURE.

Veux-tu que j’aille avec toi ?...

AMÉLIE.

Oh ! non, non... Arthur n’aurait qu’à nous surprendre ensemble !...

LAURE.

Eh bien, vas-y seule.

AMÉLIE.

Je n’aurai jamais le courage de lire une de ces lettres.

LAURE.

Écoute : apporte ici le portefeuille tout entier ; et, moi, je l’ouvrirai, et te dirai... que tu es une petite folle de t’être inquiétée ainsi, car je suis sûre que ces lettres sont des papiers d’affaires et non des lettres d’amour, et tu les reporteras tout de suite.

AMÉLIE.

Tu seras discrète, Laure !... Oh ! tu as raison : je suis si malheureuse, qu’il faut que cette incertitude cesse... Et si c’est mal... eh bien, Dieu qui voit ce que je souffre me pardonnera peut-être !

LAURE.

Du courage !... Je t’attends.

Au moment où Amélie entre chez elle, Delaunay sort de son appartement.

 

 

Scène X

 

DELAUNAY, LAURE

 

DELAUNAY, à part.

Ce que m’a dit Dulau est bien étrange...

Apercevant Laure.

Laure !...

LAURE.

Monsieur !...

DELAUNAY.

On est Amélie ?

LAURE.

Mais... chez son mari, je crois...

DELAUNAY.

Bien.

LAURE.

Elle va revenir...

DELAUNAY.

Je voulais te demander quelque chose, Laure... Je me suis aperçu de la pâleur d’Amélie... Cela m’inquiète... Aurait-elle des chagrins ?

LAURE, hésitant.

Des chagrins ?... Oui, monsieur...

DELAUNAY.

Et qui aurait le courage d’en faire à cet ange ? Ce n’est pas Arthur, j’espère ?...

LAURE.

Écoutez... Vous ne le direz pas ?...

DELAUNAY.

Parle.

LAURE.

Eh bien, c’est lui !

DELAUNAY.

Oh !... je vais le trouver à l’instant.

LAURE.

Non, non !... n’y allez pas !... Amélie s’est peut-être trompée...

DELAUNAY.

Eh bien, Arthur est homme d honneur, et il me dira...

LAURE.

Non, monsieur, non : mieux vaut attendre... Amélie, tout à l’heure, va savoir si elle se trompait ou non.

DELAUNAY.

Comment cela ?...

LAURE.

Des lettres...

DELAUNAY.

Des lettres entre les mains d’Amélie !...

LAURE.

Non !... elle n’osera pas les ouvrir... Elle allait les apporter ici, et toutes deux...

DELAUNAY, sévèrement.

Sortez, Laure.

LAURE.

Mais Amélie...

DELAUNAY.

Pressez la baronne d’achever sa toilette, et faites, je vous prie, allumer les lustres.

LAURE.

Vous ne m’en voulez pas ?...

DELAUNAY, avec plus de douceur.

Non, mon enfant... Mais laisse-moi.

 

 

Scène XI

 

DELAUNAY, puis AMÉLIE

 

DELAUNAY.

Oh ! si cela était, ce serait bien affreux !... Une enfant que je confie à son honneur, pure et naïve, la tromper !... Oh ! cette petite fille ne sait ce qu’elle dit : c’est impossible !

AMÉLIE.

Tiens, Laure, les voilà...

Apercevant Delaunay.

Mon père !...

DELAUNAY.

Amélie, donne-moi ce portefeuille.

AMÉLIE.

Comment !... comment !... vous voulez... ?

DELAUNAY.

Je sais tout.

AMÉLIE, se jetant dans ses bras.

Ah !...

DELAUNAY.

Tu souffres... et tu te plains à d’autres, mon enfant !... Ne suis-je plus ton père, ton bon père ?...

AMÉLIE.

Oh ! si, si, toujours mon père chéri !...

DELAUNAY.

Pourquoi avouer à Laure ce que tu n’aurais dû dire qu’à moi ?

AMÉLIE.

Oh ! mon père, elle m’a surprise pleurant...

DELAUNAY.

Tu es donc bien malheureuse, pauvre Amélie ?

AMÉLIE.

Oui, bien malheureuse !

DELAUNAY.

Et ces lettres, tu soupçonnes qu’elles sont d’une rivale ?

AMÉLIE.

J’en suis sûre ?

DELAUNAY.

Et tu allais confier à Laure, à une enfant, un secret de cette importance !... Ces lettres, Amélie, c’est le déshonneur d’une femme... d’un mari peut-être... et tu allais jeter au vent leur réputation !...

AMÉLIE.

Oh ! j’ai eu tort, c’est vrai ; mais j’étais folle, j’avais la tête perdue, je ne savais plus ce que je faisais.

DELAUNAY.

Donne-moi ces lettres.

AMÉLIE.

Les voici, mon père... Si elles ne sont pas d’une femme, avouez tout à Arthur, et demandez-lui pardon pour moi ; si je ne me trompais pas, rendez-moi le portefeuille : je le remettrai où je l’ai pris... Mais cachez-moi le nom de cette femme... je la haïrais... Puis serrez-moi bien fort sur votre cœur, car j’aurai bien besoin de votre amour et de votre pitié... Et surtout, pardonnez à Arthur, comme d’avance je lui pardonne.

DELAUNAY.

Sois tranquille, mon enfant : je serai prudent.

AMÉLIE.

Embrassez-moi, mon père... cela me portera bonheur... Adieu !... adieu !... Oh ! si je me suis trompée, dites-le-moi bien vite !...

Pendant cette scène, on a allumé les lustres de l’antichambre.

 

 

Scène XII

 

DELAUNAY, seul

 

Pauvre enfant !... si jeune et déjà souffrir ! Oui, l’embarras d’Arthur, en me revoyant, m’avait frappé ; la pâleur d’Amélie, m’avait serré le cœur... Un secret de cette importance qui allait être abandonné à ces deux enfants !...

Ouvrant le portefeuille.

Un portrait de femme !... Teresa !... le portrait de Teresa entre les mains d’Arthur ! D’où vient cela donc ?... Ces lettres !... voyons ces lettres... L’écriture de Teresa !

Ouvrant.

« Cher Arthur... » Malédiction !... Mais non, c’est folie !... et j’ai mal lu... Voyons... Oh ! l’infâme !... C’était elle qu’il avait connue à Naples, qu’il avait aimée ! et c’est moi qui la lui ramène !... Enfer ! Oh ! à moi, à moi !... quoique chose que je brise, que je déchire !... Oh ! Arthur !... C’est du sang, du sang qu’il me faut !... – Un éclat, une querelle, dont il faudra dire la cause ?... Insensé !... Où, comment chercher un prétexte ?... Il peut tarder à se présenter, et moi, pendant ce temps... moi, moi, j’étouffe !... Mon cœur peut se briser, je puis mourir... mourir et ne pas me venger !... et les laisser... Oh ! c’est impossible !... Je vais lui faire dire de venir ici, de venir me trouver... et, là, seul à seul...

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. de Serçannes, M. le général Clément.

DELAUNAY.

Mais que veulent ces hommes ? que viennent-ils faire ici ?... Ah ! oui... un anniversaire... une fête... Oh !

 

 

Scène XIII

 

DELAUNAY, LE GÉNÉRAL CLÉMENT, DIVERS INVITÉS, DULAU, qui va au-devant d’eux, puis M. DE SORBIN, TERESA, ARTHUR

 

LE GÉNÉRAL.

Ah ! bonsoir, mon cher Delaunay.

DELAUNAY.

Bonsoir, général... Je suis heureux de vous voir...

DULAU.

Serviteur, général... C’est une soirée d’anniversaire que nous vous donnons ; et ces jours-là sont comptés dans la vie d’un père.

DELAUNAY.

Oui... oui... ce sont des jours joyeux !...

À M. da Serçannes.

Monsieur...

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. de Sorbin.

DE SORBIN, au Domestique.

Je voudrais parler à Arthur avant d’entrer au salon...

LE DOMESTIQUE.

Il est chez lui.

TERESA, sortant de chez elle en grande toilette.

Comment ! messieurs, vous êtes arrivés, et vous me laissez seule ?

LE GÉNÉRAL.

Oh ! madame, nous ne savions pas...

DELAUNAY, à part.

Sa Teresa !...

DULAU.

Venez, venez, monsieur de Serçannes : la table de boston vous attend... Je serai des vôtres... Nous ne dansons plus, nous.

TERESA.

Monsieur le général, veuillez passer au salon.

DELAUNAY.

Non, non, je retiens le général... Recevez ces dames.

TERESA, à une jeune fille.

Vous êtes toujours charmante, mon enfant... Entrez au salon : vous y trouverez Laure et Amélie et votre bon ami Dulau, que vous aimez tant à faire enrager.

Arthur et de Sorbin sortent de chez Arthur.

DE SORBIN, à Teresa.

Madame...

TERESA.

Nous allons vous voir au salon, messieurs ?...

ARTHUR.

Dans un instant.

Teresa sort.

DELAUNAY.

Ah !

DE SORBIN, désignant Arthur.

Messieurs, je vous présente un envoyé extraordinaire de la cour de France à Saint-Pétersbourg.

DELAUNAY.

Arthur !...

LE GÉNÉRAL et M. DE SERÇANNES.

Ah ! monsieur, recevez tous nos compliments.

M. DE SERÇANNES.

Et depuis quand cette bonne nouvelle ?

ARTHUR.

Depuis ce soir seulement... Et place et nouvelle, je dois tout à monsieur...

DE SORBIN.

La modestie l’empêche d’ajouter que Sa Majesté joint à cette place le titre de baron et la croix de la Légion d’honneur.

LE GÉNÉRAL.

Comment ! mais c’est magnifique !... Recevez mon compliment bien sincère.

ARTHUR.

Et vous, mon père ?...

DELAUNAY, à part.

Son père !...

ARTHUR.

Vous ne me faites pas le vôtre ?...

DELAUNAY.

En effet, monsieur, il y a de quoi !

ARTHUR.

Cependant, mon père... monsieur... j’aurais cru que plus que personne...

DELAUNAY.

J’applaudirais à une injustice, n’est-ce pas, parce qu’elle favorisait mon gendre, et que je trouverais que cela était bien, parce que cela était avantageux ?... Vous vous êtes trompé.

ARTHUR, stupéfait.

Mais je ne puis m’expliquer...

DELAUNAY.

Je vais le faire, moi !

LE GÉNÉRAL.

Mais, Delaunay...

DELAUNAY.

Ah ! laissez-moi, général... Comment ! une telle injustice ne vous révolte pas ?... et vous restez muet ?... Une place d’envoyé extraordinaire, je conçois cela : quand on ne sait que faire d’un homme... qu’un homme n’est bon à rien, et que cependant l’oreille d’un ministre se lasse d’entendre prononcer son nom, on en fait un envoyé extraordinaire, ou un conseiller d’État... Très bien !

ARTHUR.

Oh ! mais que dites-vous ?...

DELAUNAY.

Silence, monsieur !... Mais qu’à cet homme, qui n’a encore rien fait pour son pays, qui garde encore dans ses veines tout son sang d’enfant, on donne le même titre qu’à celui dont les cheveux ont blanchi dans les fatigues des bivacs, la même récompense qu’à l’homme dont le sang a coulé sur vingt champs de bataille... Oh ! mais c’est une amère dérision de tout ce qui est noble et grand, c’est à n’oser plus saluer dans la rue celui qui porte le même ruban et le même titre que soi !

LE GÉNÉRAL.

Mon ami !... mon ami !

DELAUNAY.

Que si l’on veut absolument chamarrer ces jeunes poitrines, que s’il faut des titres à ajouter au nom de baptême de pareils enfants, eh bien, qu’on les envoie auprès du saint-père : il les nommera chevaliers servants, et les décorera de l’Éperon d’or.

DE SORBIN, à Arthur.

Mon ami, la colère de votre père vient de ce que vous avez la croix, et que lui...

ARTHUR.

Oh ! vous avez raison.

DE SORBIN.

Dites-lui que nous ferons ce que nous pourrons.

ARTHUR.

Mon père, je conçois qu’il vous soit pénible, à vous, vieux militaire de l’Empire, de voir à un jeune homme, qui avoue n’avoir rien fait pour l’avoir, une croix que vous avez tant de fois mérité de porter... Mais croyez que le ministre ne se refusera pas à nos sollicitations...

DELAUNAY.

Merci !... Vous me protégerez, n’est-ce pas ?... Fat !...

ARTHUR.

Oh !... monsieur...

DELAUNAY.

Il vous faudrait quatre ans de votre vie, rien que pour aller, de champ de bataille en champ de bataille, reconnaître où le sang de votre protégé a coulé... Oh ! non, non, merci !... Votre temps est trop précieux, et ce serait une tâche trop longue.

DE SORBIN.

Mais, monsieur, cette croix donnée à Arthur est aussi une récompense du sang versé : son père est tombé dans la Vendée, combattant pour la cause royale.

DELAUNAY.

Contre laquelle je combattais à cette époque... Je conçois qu’on fasse entre nous deux quelque différence : son père combattait pour un homme ; moi, je combattais pour la France !

ARTHUR.

Ah ! monsieur !... j’ai pu supporter les injures qui n’étaient adressées qu’à moi, mais celles qui s’adressent à mon père...

DELAUNAY.

Tout homme qui porte les armes contre son pays est un traître... et son fils est un fils de traître !

ARTHUR.

Monsieur, quand le sang coule bravement pour un principe, quel que soit ce principe, la blessure dont il coule peut se montrer à tous, car elle est honorable.

DELAUNAY.

Arthur, vous aviez dit que vous ne laisseriez pas insulter votre père... et je l’ai insulté, et je l’insulte encore... J’ai foulé aux pieds sa mémoire.

ARTHUR.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

DELAUNAY.

Je vous ai déjà dit que vous étiez un fat ; je me suis trompé : vous êtes un lâche ! et si ce n’est point assez,

Lui jetant les morceaux de son gant à la figure.

tenez !

ARTHUR.

Puisque vous m’y forcez, monsieur...

DELAUNAY.

Allons donc ! Demain, à six heures, au bois de Boulogne... Général, vous serez mon témoin.

LE GÉNÉRAL.

Mais, Delaunay !

DELAUNAY, lui prenant la main.

C’est un duel irrémissible, un duel à mort, entendez-vous ?...

Voyant Amélie.

Ma fille !... Il faut que cette enfant ignore tout, messieurs. Rentrez au salon, je vous prie. Oh ! je serai donc vengé !...

 

 

Scène XIV

 

DELAUNAY, AMÉLIE

 

AMÉLIE.

Oh ! mon père !... que je suis contente, que je suis heureuse !...

DELAUNAY.

Heureuse ! contente !... et de quoi, Amélie ?

AMÉLIE.

Oh ! ne t’ai-je pas vu donner la main à Arthur ? N’ai-je pas tout deviné, alors ?

DELAUNAY.

Et qu’as-tu deviné ?

AMÉLIE.

Qu’il n’était pas coupable, puisque tu te réconcilies avec lui... que ces lettres n’étaient pas d’une femme... N’est-ce pas, c’était cela ?

DELAUNAY.

Oui, c’était cela, ma fille.

AMÉLIE.

Oh ! bien sûr ?

DELAUNAY.

Je te le dis...

À part.

Pauvre enfant !

AMÉLIE.

Et je puis l’aimer autant qu’auparavant... et davantage encore, car...

DELAUNAY.

Eh bien ?...

AMÉLIE.

Oh ! nouvelle... que je ne lui ai pas dite, car je croyais qu’il ne m’aimait plus... et que je n’ai voulu te dire à toi qu’aujourd’hui, jour de mon anniversaire, jour de fête...

DELAUNAY.

Oh !... quelle était-elle donc ?...

AMÉLIE.

Ma pâleur, que tu as remarquée...

DELAUNAY.

Eh bien ?

AMÉLIE.

Elle n’était point causée par mes seuls chagrins... Je souffre...

DELAUNAY.

Toi !...

AMÉLIE.

Oh ! mais des souffrances bien douces... dont je connais la cause, et dont la cause m’est bien chère !... Comprends-tu ?

DELAUNAY.

Non...

AMÉLIE.

Eh bien...

DELAUNAY.

Eh bien ?

AMÉLIE.

Maintenant, quand je prie Dieu pour les jours d’Arthur, je plie non-seulement pour mon mari, mais encore pour le père de mon enfant...

DELAUNAY, à part.

Le père de son enfant !... Et demain, la mère veuve ! l’enfant orphelin... Et c’est moi !... Oh ! mais, mon Dieu, c’est un enfer !...

Haut.

Amélie... Amélie, à moi !... Oh ! tu ne sais pas ce que je souffre !... De l’air ! de l’air !...

Il tombe près de la porte.

AMÉLIE.

Mon père évanoui !... Au secours ! au secours !...

Tout le monde entre et se groupe autour de Delaunay.

 

 

ACTE V

 

TERESA

 

Même décoration. Cinq heures du matin.

 

 

Scène première

 

PAOLO, TERESA

 

PAOLO.

Que la chaise de poste de M. le baron soit prête dans dix minutes.

TERESA, entrant.

Qui a donné ces ordres, Paolo ?

PAOLO.

Le baron, signora.

TERESA.

Et pour qui ces préparatifs de départ ?

PAOLO.

Je l’ignore.

TERESA.

C’est bizarre !... Savez-vous pourquoi le baron, après son indisposition, n’est point rentré dans sa chambre ?

PAOLO.

Il a dit qu’il se retirait chez M. Dulau : voilà tout ce que je sais.

TERESA.

Mais je voudrais le voir : je ne puis rentrer chez moi avec de telles inquiétudes... Je vais monter chez Dulau.

PAOLO.

La porte est fermée.

TERESA.

Comment ?...

PAOLO.

Signora, avez-vous du courage ?

TERESA.

Qu’est-il donc arrivé ?...

PAOLO.

Une querelle avec Arthur.

TERESA.

Avec Arthur !... mais légère, sans doute ?

PAOLO.

Ils se battent dans deux heures.

TERESA.

Grand Dieu !... Qu’est-ce que vous dites donc, Paolo ?... Eux se battre ?... Mais c’est impossible !... le beau-père ! le gendre !... Vous vous trompez, vous avez mal compris...

PAOLO.

Quand je n’aurais rien entendu, quand je n’aurais surpris qu’un de leurs gestes, vu qu’un de leurs regards, je vous répéterais qu’ils se battent aujourd’hui... et j’ajouterais que c’est un duel à mort.

TERESA.

Oh ! mais c’est de la folie !... Il faut que je voie le baron, que je lui parle... que... j’obtienne de lui...

PAOLO.

El s’il sait tout ?...

TERESA.

C’est vrai... Opprobre !... Eh bien, c’est à Arthur qu’il faut que je parle : j’exigerai de lui que ce duel fatal n’ait pas lieu... J’en ai bien le droit, j’espère !... Paolo ! montez chez Arthur... Il rentre à peine : dites-lui devenir, que je l’attends, qu’il faut que je lui parle, que c’est moi, moi, Teresa... Ramenez-le... Voyez-vous, vous le prierez bien... n’est-ce pas ?... Oh ! mon Dieu !... Allez, Paolo, allez !...

PAOLO, s’arrêtant.

Le baron !...

TERESA.

Le baron... Oh ! je n’ose l’attendre... Si je pouvais savoir... Tâchez qu’il s’arrête ici... qu’il vous dise... Et moi, derrière cette porte... Oh ! mais je suis folle : il ne dira rien : il vient chercher Arthur pour se battre... Oh ! je me jetterai entre eux...

PAOLO.

Le voilà !

TERESA, s’échappant.

Oh ! mon Dieu !... miséricorde !...

 

 

Scène II

 

DELAUNAY, PAOLO

 

DELAUNAY.

Paolo !...

PAOLO.

Monsieur...

DELAUNAY.

Que voulais-je donc dire ?... Ah !... le bal est-il fini depuis longtemps ?

PAOLO.

Les dernières personnes sortent à peine.

DELAUNAY.

Quelle heure est-il ?

PAOLO.

Cinq heures.

DELAUNAY.

La chaise de poste ?...

PAOLO.

J’ai donné vos ordres.

DELAUNAY.

Merci, mon ami... Paolo !...

PAOLO.

Monsieur ?

DELAUNAY.

Dites à Arthur que je l’attends... Je ne vous l’ordonne point, Paolo, je vous en prie.

PAOLO.

J’y vais, monsieur.

 

 

Scène III

 

DELAUNAY, puis PAOLO

 

Il faut que cela soit ainsi... Malheur à moi !... mais à moi seul... J’ai voulu intervenir l’ordre de la nature : j’ai attaché la mort à la vie, la jeune fille au vieillard... Malheur à moi !... Teresa !... Teresa !... Que de fois j’ai passé le seuil de cette porte avec un cœur joyeux et bondissant comme un cœur déjeune homme !... Insensé que j’étais !... ou plutôt... heureux, heureux que j’étais !...

PAOLO, à la porte.

M. Arthur est enfermé : il paraît désirer ne pas descendre.

DELAUNAY.

Dites-lui que je l’en prie... entendez-vous bien ?... que je l’en prie.

Paolo sort.

Oui, je comprends : il est encore plus malheureux que moi, lui : je souffre, et il rougit... Allons, allons, du courage !... Que je suis las ! que je suis fatigué !... J’ai vieilli de dix ans depuis hier.

PAOLO, rentrant.

Le voilà.

DELAUNAY.

C’est bien, mon ami. Laissez-nous seuls.

 

 

Scène IV

 

DELAUNAY, ARTHUR

 

ARTHUR.

Vous me demandez, monsieur ?

DELAUNAY.

Oui. Approchez... et asseyez-vous.

ARTHUR.

Merci...

DELAUNAY.

Hier, monsieur, ma conduite a dû vous paraître étrange ?...

ARTHUR.

Il est vrai que j’en cherche la cause.

DELAUNAY.

La cause est celle que vous connaissez, n’en cherchez pas d’autre.

ARTHUR, à part, s’essuyant le front.

Ah ! je respire...

DELAUNAY.

Mais de tels emportements vont mal à mon âge : à soixante ans, on doit connaître les hommes, et, par conséquent, être moins sensible à leurs injustices... J’ai eu tort, monsieur.

ARTHUR.

Vous ?...

DELAUNAY.

J’ai eu tort, monsieur... et je vous ai prié de venir pour vous faire mes excuses.

ARTHUR.

Vous, des excuses à moi, mon Dieu !...

DELAUNAY.

Oui... Mais, comme l’offense a été publique, il faut que la réparation le soit ; comme l’outrage a été fait en face d’un homme devant lequel vous devez rester pur pour qu’il vous reste attaché, j’ai écrit à M. de Sorbin, et voici la lettre : c’est vous que je charge de la lui faire tenir.

ARTHUR.

Oh ! monsieur...

DELAUNAY.

Non : prenez-la, je le désire.

ARTHUR.

Mais, moi, monsieur, n’ai-je rien à me reprocher dans... dans... cette querelle ?... ne me reste-t-il rien à faire ?

DELAUNAY.

Ce qui vous reste à faire, je vais vous le dire.

Il étend la main et sonne. Un Domestique paraît.

La chaise de poste est-elle prête ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, monsieur le baron.

DELAUNAY.

Allez. Vous me demandez ce qui vous reste à faire, monsieur ? Il vous reste à partir.

ARTHUR.

Partir !... et quand ?

DELAUNAY.

Dans dix minutes.

ARTHUR.

Amélie ?...

DELAUNAY.

Vous accompagnera.

ARTHUR.

Si tôt !...

DELAUNAY.

Vous avez une mission pour Saint-Pétersbourg ; vos lettres de créance vous ont été remises hier ; le brevet de votre croix est signé ; vous partez honoré et honorable... n’est-ce pas ?... Que vous faut-il de plus ?

ARTHUR.

Mais partir si vite !

DELAUNAY, s’échauffant.

Je vous avais insulté et je vous ai fait des excuses ; cette lettre prouve que ce n’est point vous qui êtes un lâche, mais que c’est moi qui en suis un... Que vous faut-il de plus ?...

ARTHUR.

Mais, monsieur !

DELAUNAY, plus chaudement encore.

Ces injustices qui, hier, m’eussent brisé le cœur, si la colère ne m’eût soulagé... je les enferme aujourd’hui dans ma poitrine ; la haine qu’elles ont excitée en moi, si je ne puis l’éteindre, je la cache du moins ; d’offensé que j’étais, je redescends au rang de suppliant ; je vous supplie de partir... Mais dites-moi, dites-moi donc ce qu’il vous faut encore ?

ARTHUR.

Oh ! laissez-moi prendre congé de mes amis, laissez-moi jusqu’à demain...

DELAUNAY.

Mais qu’avez-vous donc encore à lui dire ?...

ARTHUR.

À qui ?...

DELAUNAY.

À celle que vous ni moi ne pouvons nommer désormais en face l’un de l’autre.

ARTHUR.

Oh !...

DELAUNAY.

Il faut, Arthur, que vous soyez bien aveugle et bien insensé !... Je renonce au seul bien qui me restait dans le monde, à ce qui pouvait me faire fermer la paupière sans maudire Dieu, à la seule chose qui pouvait faire que je dormisse tranquille dans mon tombeau... à la vengeance !... J’y renonce pour ne pas faire ma fille veuve et son enfant orphelin... et vous, vous... vous ne voyez là qu’une lâcheté dont vous profitez, sans en deviner la cause !... Vous croyez donc que l’âge a brisé mes forces, enfant que vous êtes ? Mais songez donc que cette main, si elle serrait la vôtre, vous ferait mettre à genoux de douleur... et que, si elle dirigeait sur votre cœur le bout d’un pistolet ou la pointe d’une épée, plomb ou acier vous irait droit au cœur !... Je voulais que vous partissiez sans explication entre nous deux, et voilà tout ; vous en voulez une : soit. Eh bien, je vous la demande... Je vais à vous... Voyons, voyons, si vous oserez me la donner debout...

ARTHUR, tombant à genoux.

Oh ! grâce, grâce mon père !...

DELAUNAY.

Eh bien, oui... à genoux ! misérable ! à genoux !... Vous mériteriez que je vous brisasse le front avec le pied !... Savez-vous que c’est bien infâme, ce que vous avez fait !... Et, si je n’avais pu supporter votre crime, à vous, si je m’étais brûlé la cervelle, comme un instant j’en ai eu l’intention... croyez-vous que le sang du vieillard que vous osez encore appeler votre père ne serait pas retombé, pendant l’éternité, goutte à goutte sur votre cœur, dévorant comme du plomb fondu ?... Dites : croyez-vous que vous auriez eu un jour de repos, une nuit de sommeil, un instant de bonheur ?... Dites, le croyez-vous ?

ARTHUR.

Oh ! non, non !...

DELAUNAY.

Eh bien, quand je veux réserver pour moi seul douleur et insomnies, quand je veux vous épargner un enfer dans ce monde et dans l’autre, quand pour cela je ne vous demande que de partir... ignorant et, par conséquent, sans remords !... non, non ! vous voulez rester ; vous ne devinez rien ; et il faut que je vous dise tout !... Eh bien, vous le savez : partez donc, maintenant, et soyez maudit !

ARTHUR.

Oh ! je mourrai là, plutôt que de partir avec votre malédiction.

DELAUNAY.

Partez, vous dis-je ! car je puis faire plus que de vous maudire !... Partez... Je vais embrasser et préparer ma fille... Qu’à mon retour je ne vous retrouve pas ici. Après ma mort, vous pourrez y revenir.

ARTHUR.

Oh ! votre pardon !

DELAUNAY.

Arrière !...

Arthur recule.

Rendez mon Amélie heureuse, monsieur, et, à cette condition, à cette seule condition, entendez-vous ? à l’heure de ma mort je vous pardonnerai peut-être... Mais jusque-là...

Riant.

Oh ! vous raillez !...

Il rentre chez Amélie : Arthur le suit des yeux. Pendant ce temps, Teresa sort mourante de sa chambre, et va s’asseoir à la place où Delaunay était assis.

 

 

Scène V

 

TERESA, ARTHUR

 

ARTHUR.

Quelle honte ! quel abîme ! quel enfer !

TERESA.

Oui, vous avez bien raison : c’est horrible !

ARTHUR, se retournant.

Teresa !...

TERESA.

J’étais derrière cette porte : j’ai tout entendu.

ARTHUR.

Oh ! oh !... Je vous l’avais bien dit !...

TERESA.

Oui, oui... à moi la faute... à moi seule !...

À part.

Et à moi seule la punition !

ARTHUR.

Que faire ?...

TERESA.

Partir... Le vieillard ne vous l’a-t-il pas ordonné ?

ARTHUR.

Partir !... Et vous ?...

TERESA.

Ne vous inquiétez pas de moi, Arthur... Le jour où j’ai trompé mon mari... j’ai pris... pour l’heure où il découvrirait ma faute, une résolution... que je compte accomplir aujourd’hui même.

ARTHUR.

Quelle est-elle ? Dites, car je tremble !...

TERESA.

Rassurez-vous, Arthur : si l’accomplissement de cette résolution ne me rend pas heureuse, elle me rendra tranquille... du moins je l’espère... Mais partez, partez donc !...

ARTHUR.

Votre main !...

TERESA.

Rien, rien, Arthur !... Une dernière caresse, à l’heure qu’il est, pèserait plus dans la balance divine que toutes mes fautes passées !... Adieu !

ARTHUR.

Pour toujours ?...

TERESA.

Pour toujours !

ARTHUR.

Adieu, madame.

 

 

Scène VI

 

TERESA, puis PAOLO

 

TERESA.

Pars, Arthur !... pars, et sois heureux !... Il n’y a plus dans mon âme ni jalousie ni amour... Et puisse Dieu permettre que, comme je te l’ai dit, moi, je sois tranquille !... Ah ! Paolo !...

PAOLO.

J’ai pensé que vous pouviez avoir besoin de moi.

TERESA.

Je vous attendais, Paolo.

PAOLO.

Me voilà !

TERESA.

Quand vous avez quitté l’Italie pour la France, vous avez dû penser que, sur une terre étrangère, isole comme vous alliez l’être, il pouvait vous arriver un de ces malheurs auxquels on ne peut survivre...

PAOLO.

J’ai pensé que vous pouviez mourir !

TERESA.

Et contre ce malheur, quel qu’il soit, vous avez dû vous ménager une ressource...

PAOLO.

J’en ai deux.

TERESA.

Lesquelles ?

PAOLO.

Ce poison et ce stylet.

TERESA.

Partageons.

PAOLO.

Il sait donc tout ?...

TERESA.

Oui.

PAOLO.

C’est bien... Prenez.

Il lui donne le poison.

TERESA.

Merci... Tu me comprends, toi, Paolo !

PAOLO.

Votre main à baiser !...

Se levant, et regardant la porte par laquelle est sorti Arthur.

Le lâche !

TERESA.

Que dites-vous ?...

PAOLO.

Rien... Je dis que, lorsqu’on vous aime et qu’on vous perd, il faut mourir !

TERESA.

Adieu, mon ami !... Il me reste peu d’instants... et j’ai à prier...

PAOLO.

Signora !... priez pour deux !

TERESA.

Allons !... et je reviendrai lui demander grâce.

 

 

Scène VII

 

TERESA, prête à rentrer chez elle, AMÉLIE, entrant du côté opposé

 

AMÉLIE.

Maman !...chère maman !...

TERESA.

Amélie !... Ah !...

AMÉLIE.

Oh ! ne savez-vous pas que je pars ?

TERESA.

Si, je le sais.

AMÉLIE.

Et ne voulez-vous pas me dire adieu ?...

TERESA, l’embrassant.

Adieu, Amélie...

AMÉLIE.

Chère maman ! un mot, une minute, je vous prie !

TERESA.

Que me veux-tu, mon enfant ?

AMÉLIE.

Je quitte mon père... et il est bien triste, allez !...

TERESA.

Oui !...

AMÉLIE.

Sa fille le quitte ; Laure se mariera ; Dulau, plus vieux que lui, peut mourir : vous seule lui restez, chère maman !... Oh ! rendez mon père heureux, et ceux qui vous aiment vous béniront !

TERESA.

Oh ! mon enfant !... ma fille !...

AMÉLIE.

Et, plus que tous les autres, je serai de ceux-là, moi ; et votre nom sera dans toutes mes prières !

TERESA.

Ah ! n’oublie pas ce que tu viens de promettre !

AMÉLIE.

Oh ! non !... Et vous serez heureuse si Dieu m’écoute.

TERESA.

Et toi, le seras-tu ?...

AMÉLIE.

Oh ! oui, car Arthur m’aime, et mon bonheur, c’est son amour... Oh ! un instant j’ai bien souffert, car j’ai douté.

TERESA.

Toi !... et tu es rassurée ?

AMÉLIE.

Oui ; et je ne suis plus jalouse.

TERESA.

Tu l’as été.

AMÉLIE.

Plus que vous ne pouvez croire, ma mère, et cela m’a fait faire une chose...

TERESA.

Laquelle ?

AMÉLIE.

Oh ! c’est affreux !... et cependant je n’ai pas la force de m’en repentir ; car, sans cela, je serais encore malheureuse.

TERESA.

Qu’as-tu fait ?

AMÉLIE.

Arthur recevait des lettres...

TERESA.

Eh bien ?...

AMÉLIE.

Qu’il cachait dans un portefeuille.

TERESA.

Après ?...

AMÉLIE.

J’avais une double clef de l’armoire où il le renfermait ; et, hier, pendant le bal, j’ai pris le portefeuille.

TERESA.

Et tu l’as ouvert ?...

AMÉLIE.

Non : je l’ai remis à mon père... Oh ! c’était bien mal, n’est-ce pas ?...

TERESA.

Enfant !... Je te pardonne ma mort... Et c’est Dieu qui a choisi ta main pour me frapper !

AMÉLIE.

Que dites-vous, ma mère ?

TERESA.

Je dis que tu es un modelé de candeur et de pureté ; que les crimes peuvent passer à l’entour de toi sans souiller ta robe virginale, et que tes yeux, comme ceux des anges, ne voient de ce monde que ce qui est bien et beau. Adieu, mon enfant... Sois heureuse... Adieu.

AMÉLIE.

Oh ! ma mère ! je le serai... J’en suis sûre !

TERESA, rentrant chez elle.

La vertu n’est donc pas un mot !...

 

 

Scène VIII

 

AMÉLIE, UN DOMESTIQUE, puis DELAUNAY et ARTHUR

 

LE DOMESTIQUE.

Madame, tout est prêt.

AMÉLIE.

Dulau et Laure ?...

LE DOMESTIQUE.

Attendent madame en bas pour lui faire leurs adieux.

AMÉLIE.

Bien ! Allez : dites que j’attends mon père.

ARTHUR, au fond.

Amélie n’est plus chez elle : je puis aller chercher...

Il va pour entrer chez lui et rencontre Delaunay à la porte.

DELAUNAY.

Encore vous, monsieur !

ARTHUR.

Pardon !... j’allais...

DELAUNAY.

Là ?...

ARTHUR.

Oui... j’y ai oublié...

DELAUNAY.

Des lettres, un portefeuille... et un portrait, n’est-ce pas ?

ARTHUR.

Ah !...

DELAUNAY.

C’est inutile : tout est brûlé, déchiré, anéanti.

AMÉLIE.

Eh bien, que dites-vous donc là ?

DELAUNAY.

Rien... Adieu, mon enfant... Dieu te conduise par la main ! Dieu te donne tout le bonheur qu’il promet aux autres et qu’il ne leur donne pas !...

AMÉLIE.

Oh ! mon père ! c’est au moment de nous quitter que je sens combien je vous aime !

DELAUNAY.

Du courage, Amélie !... Et moi, moi... crois-tu donc mon cœur de fer ?... Adieu, mon enfant...

AMÉLIE.

Ne venez-vous pas nous conduire jusqu’en bas ?

DELAUNAY.

Non... À quoi bon ?... Va !

ARTHUR.

Monsieur... mon père...

DELAUNAY.

Vous la rendrez heureuse ?

ARTHUR.

Ah ! je vous le jure !

DELAUNAY.

C’est bien !... Partez, partez, monsieur, et emmenez cette enfant... Partez !

ARTHUR et AMÉLIE.

Adieu, adieu !

 

 

Scène IX

 

DELAUNAY, puis TERESA

 

DELAUNAY.

Adieu pour jamais !... Adieu à ma fille, à mon Amélie, à celle vers laquelle je comptais étendre la main à mon lit de mort !... Oh ! le reste de ma vie ne sera donc qu’une agonie longue et solitaire !... Je suis bien malheureux !... Et, lorsque, prévoyant cela, je donne place à une autre femme dans mes projets et mes espérances... celle-là... oh ! celle-là...

TERESA.

Les a détruites, n’est-ce pas ?

DELAUNAY.

C’est vous, Teresa ?

TERESA.

Vous me maudissiez !

DELAUNAY.

Je vous plaignais.

TERESA.

Oh ! vous êtes bon...

DELAUNAY.

Je suis juste : le premier tort fut à moi, Teresa : j’aurais dû regarder ma tête blanchie et vos cheveux noirs, j’aurais dû vous laisser libre et heureuse à Naples.

TERESA.

Vous m’eussiez épargné un crime et des remords...

DELAUNAY.

Que dites-vous, Teresa ?... Vous vous égarez : il n’y a ni crime ni remords... du moins je ne sais rien, je ne veux rien savoir... Une séparation entre nous est nécessaire... et voilà tout. Une séparation, c’est pour vous la liberté... Je vous laisse à Paris... Je vous y laisse dans mon hôtel... honorée... Je vous y laisse avec mon nom, ma fortune. Je pars pour l’Auvergne.

TERESA.

Seul ?... seul ?...

DELAUNAY.

Dulau m’accompagne... Il m’avait dit que je le trouverais à l’heure où j’aurais besoin de lui... Ah ! je l’ai retrouvé comme il avait dit.

TERESA.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !...

DELAUNAY.

N’est-ce pas assez, madame ? Dites : vous conviendrait-il bien mieux que je restasse ? avez-vous besoin de mon ombre pour ?...

TERESA.

J’ai besoin de vos pleurs sur mon tombeau.

DELAUNAY.

Ah !...

TERESA.

J’ai besoin de votre bénédiction à mon dernier soupir... de votre bénédiction, entendez-vous ?... car mon pardon, je n’ose pas l’espérer, et c’est une affaire entre moi et Dieu.

DELAUNAY, amèrement.

À votre dernier soupir, madame ?... Oh ! regardez-nous tous deux, et songez lequel doit survivre à l’autre... Vous êtes belle, vous êtes jeune : vous vivrez longtemps.

TERESA.

Je suis jeune ?... Est-ce une raison pour ne pas mourir ?... Je suis belle ?... Oh ! regardez-moi donc !

DELAUNAY.

Oh ! mon Dieu !...

TERESA.

Je vivrai longtemps ?... Dites, croyez-vous que l’on vive longtemps avec cette sueur sur le front... et du poison dans la poitrine ?

DELAUNAY.

Du poison !...

TERESA.

Il faut donc tout vous dire ?... vous ne devinez donc pas ?... Mais ne voyez-vous pas que je meurs ?...

DELAUNAY.

Vous ?... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! du secours !...

TERESA.

Ne sortez pas ! ne me quittez pas !... Je ne veux pas de secours... Je mourrais pendant ce temps.

DELAUNAY.

Toi, mourir ?... Non, non, non !... C’est impossible !... Dulau !... Laure !...

 

 

Scène X

 

DELAUNAY, TERESA, DULAU, LAURE

 

DULAU.

Qu’y a-t-il donc ?... Ces cris...

LAURE.

Dites, dites !...

DELAUNAY.

Oh ! Teresa !... du poison... Ne comprenez-vous pas ?... Elle s’est empoisonnée !...

PAOLO, refermant la porte.

Bien !

DULAU.

Que faire ?...

DELAUNAY.

Un médecin à l’instant... Ma fortune à lui... Courez donc, courez donc !...

DULAU et LAURE, à la porte du fond.

Cette porte est fermée !...

DELAUNAY.

Mais enfoncez-la !

Dulau enfonce la porte d’un coup de pied. Laure et lui reculent en jetant an cri d’effroi.

DULAU et LAURE.

Ah !

DELAUNAY.

Qu’y a-t-il ?

DULAU.

Paolo mort !... Paolo poignardé !...

TERESA, à Delaunay, en se soulevant.

Hâtez-vous de me pardonner pendant qu’ils ne vous voient pas... et vous leur direz, si vous voulez, que vous m’avez maudite.

DELAUNAY.

Pardon et bénédiction sur toi, pauvre femme !... et Dieu ne sera pas plus sévère que je ne l’ai été.

TERESA, mourant.

Peut-être.

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