Supplément au voyage de Cook (jean GIRAUDOUX)

Pièce en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Athénée, le 22 novembre 1935.

 

Personnages

 

LE LIEUTENANT DU ROI

SOLANDER

VALAO

MONSIEUR BANKS

MATAMUA

UN FRÈRE D’OUTOUROU

LE JEUNE ONCLE

UN INDIGÈNE

SULLIVAN

OUTOUROU

AMAROURA

POMARETOOTA

TAHIRIRI

MADAME BANKS

VAÏTUROU

 

L’île d’Otahiti (Tahiti), avant le coucher du soleil. Une clairière de gazon.

 

 

Scène première

 

LE LIEUTENANT DU ROI, MONSIEUR BANKS, naturaliste de l’expédition Cook, SOLANDER, quartier-maître, MATAMUA, SULLIVAN, tambour

 

De toutes parts arrivent des indigènes. Le rideau se lève pendant que le tambour bat Aux champs.

LE LIEUTENANT DU ROI.

Et maintenant, à la proclamation du capitaine !

Court roulement de tambour.

LE LIEUTENANT DU ROI, lisant.

Habitants de l’île d’Otahiti, moi, le capitaine Cook, commandant le vaisseau du roi l’Endeavour, porte à votre connaissance ma décision de bord du 9 avril 1769. Lors de mon passage aux îles Wallis et Hébrides, la précipitation de mon débarquement a nui fâcheusement aux rapports qu’un équipage anglais doit entretenir avec des populations polynésiennes. L’accueil trop empressé de vos femmes, la frénésie qu’inspirent à vos hommes nos boutons d’uniforme, m’ont amené à penser qu’avant de mélanger marins et insulaires, une personne qualifiée doit prendre contact avec vos chefs et les initier, fût-ce sommairement, aux principes sacrés sans lesquels il n’est pas de civilisation. J’ai délégué à cet effet Monsieur Banks, naturaliste-empailleur de l’expédition, dont la compétence morale ne le cède point à l’habileté scientifique, puisqu’il est second marguillier à l’église de Birmingham. Il passera le premier dans l’île une nuit entière, et je demande à votre chef Outourou, dont le bon esprit m’a été signalé par de précédents navigateurs, de se mettre à sa disposition, non seulement pour le logement et l’aiguade, mais pour l’élaboration de règles communes qui assureront demain la correction indispensable au débarquement des marins de Sa Majesté.

Roulement de tambour.

SOLANDER.

Le notable Outourou est-il présent ?

UN INDIGÈNE.

Le notable Outourou plonge, lieutenant. C’est l’heure de la plongée pour les perles. Le requin est plus mou au crépuscule.

LE LIEUTENANT DU ROI.

Qu’on nous l’amène vite. Il y a plus de perles à recueillir dans la parole de Monsieur Banks qu’au fond du Pacifique.

MONSIEUR BANKS.

Vous me flattez, lieutenant !

LE LIEUTENANT DU ROI.

Et maintenant, Monsieur Banks, par quelle manifestation croyez-vous que nous puissions donner à votre arrivée parmi ces insulaires le lustre qui lui convient ?

MONSIEUR BANKS.

Que diriez-vous du psaume de la colère de David ? Je possède une modeste voix de ténor, et Sullivan ferait la basse avec sa caisse. L’emploi du tambour est autorisé par notre évêque pour les psaumes de l’Ancien Testament.

LE LIEUTENANT DU ROI.

Nous avons mieux à leur service, Monsieur Banks... Tu es paré, Solander ?

SOLANDER.

Oui, lieutenant.

LE LIEUTENANT DU ROI.

Tambour, Sullivan !

Roulement de tambour. Solander monte sur un tertre.

SOLANDER.

Regardez, habitants d’Otahiti, regardez : le quartier-maître Solander ! Rien dans mes poches ! Rien dans mes mains ! Voyez : je frappe sur ma poitrine, sur mon ventre ! Rien n’y fait saillie ! Rien ne s’y casse, et voyez !

Solander montre un œuf dans sa main.

J’ai fait surgir un œuf ! Non pas un œuf d’ici, un vulgaire œuf d’émou ou d’ornithorynque, mais l’œuf que pond dans mon pays un oiseau extraordinaire qui sort par la pluie et qu’on dénomme poule ! Et le voilà qui naît par ma cuisse ! Et le voilà qui naît de mon œil ! Le quartier-maître Solander pond par l’œil et par la cuisse, insulaires d’Otahiti ! Et maintenant regardez, si vos yeux peuvent supporter un pareil miracle, ce que je tire de ma bouche. Que peut tirer normalement de sa bouche un marin britannique ? Ce que le maître coq de Sa Majesté y verse, des fèves trop dures, du lard véreux ! Voyez, Solander en tire des papillons, un lapin tricolore, et pour couronner le tout, le portrait grandeur nature de Son Altesse Royale la princesse Félicie-Charlotte, belle-sœur de notre reine bien-aimée.

Roulement de tambour. Les insulaires observent le plus profond silence.

LE LIEUTENANT DU ROI.

C’est raté, Solander.

SOLANDER.

Qu’ont-ils à ne pas broncher ? À la Terre de Feu, ils léchaient mes pieds à l’œuf et m’adoraient au lapin.

MONSIEUR BANKS, à un indigène.

Cela n’a pas l’air de vous étonner, mon brave ?

L’INDIGÈNE.

Cela nous étonne et cela ne nous étonne pas.

MONSIEUR BANKS.

Explique-toi.

L’INDIGÈNE.

Cela nous étonne si vous êtes des hommes. Cela ne nous étonne pas si vous êtes des dieux. Rien n’est plus simple pour un dieu que de pondre par la cuisse ou de vomir des papillons. Nos dieux à nous sont même beaucoup plus forts que Monsieur Solander. Le plus petit des œufs qu’ils pondent est plus gros que l’île. Quand leur plus petit papillon passe, Otahiti est couverte pour trois jours. Mais si Monsieur Solander n’est pas un dieu, c’est autre chose !

MONSIEUR BANKS.

Solander est un homme, je puis t’en répondre.

L’INDIGÈNE.

C’est incroyable ! Vive l’Angleterre !

Applaudissements frénétiques.

AUTRE INDIGÈNE.

Les Anglais pondent par la cuisse et par l’œil ! Ils honorent l’humanité !

AUTRE INDIGÈNE.

Empressons-nous pour les recevoir !

La foule est prise d’une agitation fébrile. Quelques indigènes construisent une case sommaire. Quelques autres se précipitent au pied de gros arbres et se livrent à une occupation mystérieuse.

LE LIEUTENANT DU ROI.

Quelle incompréhensible agitation ! Ne croyez-vous pas, Monsieur Banks, en attendant Outourou, qu’il vous serait profitable de les questionner sur leurs agissements ? Ce serait pour vous autant d’appris, déjà, sur l’âme indigène.

MONSIEUR BANKS.

Excellente idée, lieutenant... Dis-moi, mon ami, que font là tes camarades ?

MATAMUA, désignant les Tahitiens qui dressent des piquets.

Ils dressent votre logement pour la nuit, Monsieur Banks.

MONSIEUR BANKS.

Cette case, ouverte à tous les vents ?

MATAMUA.

C’est la mieux exposée, Monsieur Banks. Elle est face à Nadinaa, l’étoile qui empêche l’étranger endormi d’être changé en opossum.

LE LIEUTENANT DU ROI.

Très pratique.

MATAMUA.

Et à chacun de vos marins, selon qu’il risque d’être changé en insecte, en poisson, ou en plante, nous bâtirons la case appropriée. En quel animal Monsieur Solander redouterait-il le plus d’être changé ?

SOLANDER.

Moi ? En mille-pattes.

MATAMUA.

Nous vous mettrons face à Pahilao. Elle vous évitera aussi d’être changé en chique.

SOLANDER.

J’ai toutes les chances.

MONSIEUR BANKS.

Et nous y dormirons sur quoi ? Où est le lit ?

MATAMUA.

Un lit ? Qu’est-ce qu’un lit ? Nous dormons à même la terre.

MONSIEUR BANKS.

Et quand vous êtes malades ?

MATAMUA.

Nous sommes malades à même la terre, Monsieur Banks.

MONSIEUR BANKS.

Et quand vous mourez ?

MATAMUA.

Supposition gratuite, Monsieur Banks. Nous ne mourons pas dans cette île. Nos voisins des autres îles meurent. Nous pas. Nous faisons semblant de mourir. À nous voir tu t’y tromperais. Nos mourants crient, se tordent, leurs corps même froidissent, mais nous renaissons dans le premier enfant qui naît. Dans l’archipel, c’est bien connu. Notre île a deux gros avantages dont la marine anglaise peut profiter : le lait de l’arbre à lait y est salé, et l’on y est immortel.

MONSIEUR BANKS.

Et vous avez aussi vos enfants à même la terre ?

MATAMUA.

Évidemment, Monsieur Banks. Le démon qui se nourrit de nouveau-nés ne peut baisser sa gueule à moins d’un mètre. Son cou est trop court pour ses jambes.

MONSIEUR BANKS.

Il n’a qu’à s’agenouiller.

Tous les indigènes s’esclaffent.

Qu’ai-je dit de si ridicule ?

MATAMUA.

Il ne le peut pas, Monsieur Banks. Les genoux des démons sont soudés.

MONSIEUR BANKS.

Vous n’allez pas me faire croire que même si mes genoux sont soudés je n’arriverai pas, si j’en ai envie, à mettre ma gueule au ras de la terre pour manger un nourrisson ! Je n’ai qu’à me rouler et le manger sur le flanc.

Rire général.

MATAMUA.

C’est que le flanc des démons est de feu, et que tout grillerait s’ils se couchaient sur le flanc. Ainsi naissent les incendies.

MONSIEUR BANKS.

Eh bien, je mangerai mon nourrisson grillé ! Il n’en sera pas plus mauvais après tout !... Tout cela n’est vraiment guère convenable !

MATAMUA.

Qu’appelez-vous convenable, Monsieur Banks ?

MONSIEUR BANKS.

J’appelle convenable le souci que doit avoir l’homme, créature privilégiée, de se distinguer des animaux.

MATAMUA.

Nous l’avons. Nous nous tatouons le ventre. Le ventre des bêtes est toujours ce qu’elles ont de plus laid. C’est ce que nous avons de plus beau.

MONSIEUR BANKS.

Nous parlions du lit, Matamua. Vis-à-vis des animaux et dans ses actions les plus basses, l’homme se doit d’être toujours sur un piédestal, qui s’appelle la chaise quand il mange, le lit quand il dort. J’en passe... Il doit être sans arrêt sa propre statue.

LE LIEUTENANT DU ROI.

Très juste. Je vous ordonne de préparer un lit pour chacun de nos marins. Solander, tu vas passer au navire et apporter un lit de camp. Monsieur Banks l’utilisera pour la nuit et il leur servira de modèle.

Monsieur Banks, désignant les indigènes qui s’occupent au pied des arbres.

MONSIEUR BANKS.

Et ceux-ci que font-ils ?

MATAMUA.

Ce sont les logeurs d’âmes, Monsieur Banks. Vous pensez bien qu’une fois les corps des marins anglais abrités, nous ne voulons pas laisser leurs âmes sans logement.

MONSIEUR BANKS.

Ils sont fous ! Quelle est cette confiture qu’ils répandent au pied des arbres ?

MATAMUA.

Monsieur Banks, nulle part les âmes ne se trouvent mieux qu’à l’intérieur des arbres. L’écorce les protège. Le feuillage les ombrage. Le vent les berce. Nous avons décidé de loger l’âme du capitaine Cook dans l’arbre qui fleurit tous les cent ans, dont les fleurs sont écloses d’hier, et celles de son état-major dans ces acajous. Mais vous pensez bien que tous les plus beaux sont déjà occupés par des âmes vagabondes qui n’entendront pas les céder à celles des marins, de leur plein gré. C’est pourquoi les logeurs d’âmes répandent devant l’arbre un suc de fruit qui les attire et les englue, et l’arbre est libre.

LE LIEUTENANT DU ROI.

Si tu veux mon avis, cher ami, ils gaspillent leur compote.

MONSIEUR BANKS.

L’âme, Matamua, est un principe immortel qui n’abandonne le corps que si le corps périt. Le corps est méprisable, ignominieux. Mais il est l’habitacle permanent d’un esprit qui y resplendit et y palpite, et qui s’appelle l’âme, n’est-ce pas, Solander ?

SOLANDER.

Un genre colombe, oui !

MATAMUA.

Les corps anglais sont méprisables ?

MONSIEUR BANKS.

Tout ce qui est corporel est méprisable.

MATAMUA.

Alors c’est curieux qu’un esprit parfait se plaise dans un logis ignoble. Vous devez vous tromper, en Angleterre, Monsieur Banks. Ou vos corps sont mieux que vous ne croyez, ou vos âmes sont moins bien. Les nôtres sont plus difficiles. Elles ne viennent à nous que parce que le corps tahitien est beau, agile, parce qu’il est le plus beau vêtement sur cette terre, et d’ailleurs nous avons le plus grand mal à les y retenir, malgré le soin que nous prenons de nous orner et de nous tatouer. Vous ne me ferez pas croire que l’âme de Monsieur Solander, dont le corps est malpropre et fruste, ne profite point parfois d’un éternuement ou d’un bâillement pour s’enfuir vers un cocotier roi ou un beau palissandre !

MONSIEUR BANKS.

Tu te trompes. L’âme de Solander ne sort jamais, même s’il éternue ou s’il bâille, n’est-ce pas, Solander ?

SOLANDER.

Pas que je sache, Monsieur Banks.

MATAMUA.

Quand Monsieur Solander se mouche, crache ou vomit, son âme reste avec lui ?

MONSIEUR BANKS.

Elle s’éloigne légèrement, mais elle est là.

MATAMUA.

Et si Monsieur Solander accomplit une bonne action, elle reste aussi, elle est spectatrice ?

MONSIEUR BANKS.

Et même elle se rapproche.

MATAMUA.

Alors elle doit être confuse, et l’âme confuse rend au réveil l’haleine mauvaise.

MONSIEUR BANKS.

Si un Anglais, au réveil, a l’haleine mauvaise, c’est qu’il n’a pas pris, au coucher, ses sels de fruits. C’est un mauvais citoyen.

LE LIEUTENANT DU ROI.

Insanités ! Solander, dès le débarquement, nos charpentiers couperont les plus gros arbres de l’île.

MONSIEUR BANKS.

Et de ces monuments de superstition, nous construirons la chapelle.

MATAMUA.

Ô pitié, Monsieur Banks, les âmes délogées de force font les tourbillons de la mer !

LE LIEUTENANT DU ROI.

Il suffit. D’après ces quelques sondages dans l’imagination primitive, Monsieur Banks, vous voyez l’ampleur de votre tâche ?

MONSIEUR BANKS.

Je n’y faillirai pas.

LES INDIGÈNES, annonçant.

Le notable Outourou !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, OUTOUROU

 

LE LIEUTENANT DU ROI.

Vous arrivez à point, Outourou, on vous a mis au courant de l’affaire ?

OUTOUROU.

Oui, lieutenant. On m’a dit que le capitaine Cook proclamait que c’était beaucoup trop cher pour vos marins de payer nos femmes avec leurs boutons d’uniforme.

LE LIEUTENANT DU ROI.

Mon cher Outourou, vos premières paroles prouvent combien la décision du capitaine Cook est opportune. La facilité, la naïveté, et, disons-le, l’impiété de vos mœurs ne sont point pour atténuer la brutalité et l’appétit d’un équipage énervé par deux ans de croisière. Il convient d’apporter à Otahiti un aménagement moral, dont Monsieur Banks est le fourrier. Il déposera dans votre corail le levain britannique. Vous n’avez pas trop de ces quelques heures pour trouver avec lui l’état de civilisation intermédiaire entre l’anglaise et l’océanienne, – je me fais fort d’ailleurs d’obtenir du capitaine Cook le débarquement de l’harmonium, – et il me semble indispensable, pour faciliter votre travail et pour que chacun de vous sache à qui il a affaire, qu’il se présente à l’autre, non seulement par son nom, mais par un bref résumé de ses actions et de sa vie.

MONSIEUR BANKS.

Très juste, lieutenant.

OUTOUROU.

Après vous, Monsieur Banks.

MONSIEUR BANKS.

Je m’appelle Samuel John Banks, fils légitime de Philip Banks, expert au tribunal pour les regains, pailles et issues, et de Millicent Parker, avant son mariage fourreuse à Bude, Cornouailles. J’attirai très jeune l’attention du voisinage par une sagesse exemplaire. Quand un enfant mange sa tartine sans d’abord la lécher, ou essuie avant qu’il ne la suce la tétine de sa nourrice, on dit encore dans tout le comté que c’est un petit Banks. C’est à mon entêtement à ne jamais jouer avec les allumettes et à m’éloigner des bassins d’eau bouillante que je dois la sympathie de l’honorable Richard Baseton, principal du collège et grand ennemi de la turbulence, qui, remarquant mon vif amour pour la vie naturelle et la création, me poussa vers l’étude du droit administratif et la préparation des bêtes empaillées. J’ai réussi à tel point dans cette dernière branche que le duc de Marlborough, qui ne veut point entendre parler d’un autre pour mener à bien le groupe en vitrine de ses chiens décousus par le sanglier, m’a recommandé au capitaine Cook pour ce voyage, et il n’est pas exclu qu’il me soit octroyé, à mon retour, les lettres patentes d’Empailleur de la Cour.

LE LIEUTENANT DU ROI.

J’espère, Outourou, que tu comprends tout ce que cette vie comporte d’humanité et d’honneur ? À la tienne !

OUTOUROU.

Je m’appelle Outourou. Ma naissance a été inscrite sur le ciel par deux coups de foudre. On en voit les marques au jour anniversaire. Je suis le fils légitime de quatre pères, parmi lesquels Outourou, descendant direct par son père d’Ordéfa, qui put apercevoir sous leur porte l’Arc en Ciel, le démon Païa et sa jeune femme à douze seins, et par sa mère de Ouroutéfa qui tua le requin sacré dans lequel il trouva la tête vivante et riante de Vapoa, la plus belle des déesses... J’ai le privilège de la voir en clignant... Je commande, par droit d’héritage, dans la mer aux poissons dont les nageoires sont bleues et dans le ciel aux oiseaux dont les ailes sont rouges. Telle est ma vie.

LE LIEUTENANT DU ROI.

Très bien. Vous êtes faits pour vous entendre... À demain, Monsieur Banks.

MONSIEUR BANKS.

À demain, lieutenant. Et rassurez le capitaine Cook. Il serait sans précédent que du dépôt nocturne d’un marguillier presbytérien au milieu des palmiers, des orchidées et de la nature la plus vierge, il ne résultât pas un ordonnancement supérieur de l’humanité.

Le lieutenant sort.

MONSIEUR BANKS.

Et maintenant, Outourou, commençons par le commencement.

OUTOUROU.

Tout est déjà prêt, Monsieur Banks ! Entrez, femmes !

 

 

Scène III

 

MONSIEUR BANKS, OUTOUROU, LES TROIS FEMMES

 

MONSIEUR BANKS.

Des visiteuses ? À cette heure ?

OUTOUROU.

Ce sont les femmes, Monsieur Banks. Elles viennent pour que vous choisissiez.

MONSIEUR BANKS.

Que je choisisse quoi ?

OUTOUROU.

Nous savons ce que nous vous devons. La nuit tombe.

LA FEMME.

La nuit tombe.

LA JEUNE TANTE.

L’homme s’étend.

LA FILLE.

Le désir se lève.

MONSIEUR BANKS.

Que racontent-elles là, Solander ?

LA FEMME.

L’homme a toujours besoin de caresses et d’amour.

LA JEUNE TANTE.

Sa mère l’en abreuve alors qu’il vient au jour.

OUTOUROU.

Et ce bras, le premier, l’engourdit, le balance.

LA FILLE.

Et lui donne désir d’amour et d’indolence.

MONSIEUR BANKS.

Que désirent ces dames, Outourou ?

OUTOUROU.

Vous-même, Monsieur Banks ! Et elles entendent vous faire honneur le plus tôt possible.

LA FEMME.

Il faut se hâter, la vie est brève.

LA JEUNE TANTE.

La nuit aussi.

LA FILLE.

D’autant qu’il faut compter deux ou trois heures pour le sommeil.

MONSIEUR BANKS.

Leur voix est agréable, mais leur tenue négligée. Qui sont-elles ?

OUTOUROU.

Elles sont ma femme, Monsieur Banks, ma jeune tante, et ma fille.

MONSIEUR BANKS.

Mes hommages, Mesdames. Je suis Monsieur Banks, de Birmingham.

LA FEMME.

Je suis Amaroura.

LA JEUNE TANTE.

Je suis Pomaretoota.

LA FILLE.

Je suis Tahiriri.

OUTOUROU.

Pourquoi détournez-vous les yeux d’elles, Monsieur Banks ?

MONSIEUR BANKS.

Parce que, dans mon pays, le regard qui se pose sur des personnes peu vêtues leur cause gêne et souffrance.

OUTOUROU.

Il leur fait mal ?

MONSIEUR BANKS.

Il leur fait une blessure dont elles ne se remettent jamais. Il est courant que certaines se tuent pour ne plus en souffrir.

OUTOUROU.

Ce que tu dis est épouvantable ! C’est pour cela que cet après-midi tu suivais nos baigneuses non de tes yeux, mais de ta lorgnette ! Femmes, regardez où Monsieur Banks vous a regardées ! Cela vous brûle ?

LES FEMMES.

Non. Cela nous caresse.

MONSIEUR BANKS.

Cela les brûlera quand seront arrivés les quinze pasteurs demandés d’urgence en Angleterre par le capitaine.

OUTOUROU.

Une sorte de tatouage, en somme. Rassurez-vous. Elles supportent très bien cela. Quel dessin grave-t-il sur leur peau ?

MONSIEUR BANKS.

Un seul mot. Le mot « honte ».

OUTOUROU.

Je ne trouve pas ce mot dans ma mémoire.

MONSIEUR BANKS.

Tu l’y trouveras à côté du mot « repentir ».

OUTOUROU.

Celui-là n’y est pas non plus.

MONSIEUR BANKS.

Il y sera quand les quinze pasteurs seront ici.

OUTOUROU.

Mais comment allez-vous choisir entre elles si vous ne les regardez pas ?

MONSIEUR BANKS.

Choisir qui ?

OUTOUROU.

Votre femme pour la nuit.

MONSIEUR BANKS.

Tu entends, Solander ! Que Dieu pardonne à leur ignorance ! Je regrette infiniment, Outourou, mais j’entends dormir seul.

OUTOUROU.

Vous vous moquez ! Que penseriez-vous de moi si je vous laissais passer la nuit dans une case vide ! Ce que je penserais de vous-même si m’accueillant dans votre maison d’Angleterre vous ne m’offriez pas pour la nuit Madame Banks ! Ma parole vous choque ? Est-ce que, par hasard, en Angleterre les maris n’offriraient pas leurs femmes aux amis sympathiques ?

MONSIEUR BANKS.

Justement, ils ne les offrent pas.

OUTOUROU.

Alors, elles sont obligées de s’offrir elles-mêmes ? Elles manquent à ce point de dignité ?

MONSIEUR BANKS.

Elles ne s’offrent pas. Quand, en Angleterre, un ami célibataire va visiter un ami marié, le mari n’en passe pas moins la nuit avec sa propre femme.

OUTOUROU.

Voilà qui est extraordinaire ! Du calme, mes petites... Comment, Monsieur Banks ! Si un ami de Glasgow va voir un ami marié de Birmingham, l’ami de Birmingham, pour faire honneur à l’ami de Glasgow, ne trouve pas d’autre moyen que de passer la nuit avec sa propre femme ?

MONSIEUR BANKS.

Je te le répète. L’ami de Glasgow dort à part.

OUTOUROU.

Tu nous racontes là des faits incroyables ! Calmez-vous, femmes, calmez-vous !... Je t’en supplie ! Explique-toi ! En quoi l’ami célibataire de Glasgow sera-t-il transporté de joie et de plaisir, du fait que le mari de Birmingham dorme avec sa femme ? Et comment la femme de l’ami de Birmingham aura-t-elle sa conscience d’hôtesse tranquille, du fait qu’elle sera zélée auprès de son mari, alors que l’hôte de Glasgow qu’il s’agit de fêter sera étendu solitaire dans la chambre voisine ? Tu ne nous feras pas croire cela ! Les femmes, quel que soit leur pays, ont meilleur cœur ! Quelles mœurs singulières ! Est-ce que la femme doit être plus zélée envers son mari, quand l’ami est dans la maison ?

MONSIEUR BANKS.

Cela la regarde exclusivement.

OUTOUROU.

Je vois ! c’est que Birmingham et Glasgow sont deux villes ennemies, et ont des coutumes spéciales ?

MONSIEUR BANKS.

Pas le moins du monde. Quand l’ami de Brighton va chez l’ami de Douvres, c’est encore l’ami de Douvres qui dort avec sa propre femme.

OUTOUROU.

Même si l’ami de Brighton arrive en bateau ?

MONSIEUR BANKS.

Même à la nage.

OUTOUROU.

Les bras m’en tombent, Monsieur Banks ! Comment imaginer, quand débarque un voyageur, après des semaines de solitude et de combat, qu’il se trouve des maris assez peu sensibles pour ne pas leur offrir ce dont il a rêvé tant de fois et dont les reflets dans les eaux ou les volutes des vagues lui ont chaque minute fourni l’image : une créature tendre et caressante ? Comment m’estimerais-je satisfait de t’avoir offert de l’eau et du cochon rôti, alors que tu portes en toi une faim et une soif tellement plus tyranniques et plus douces à apaiser ! Quand nous abordons dans les autres îles, après nos traversées, les habitants nous offrent leurs femmes avant tout autre aliment ! Elles ont seulement les joues gonflées de lait pour nous nourrir par leur premier baiser. Quelle île inquiète et revêche doit être la vôtre, si les femmes n’y servent pas à répandre partout également le grand apaisement ! Et comme elles doivent être nerveuses !

MONSIEUR BANKS.

Cela les regarde, Outourou.

OUTOUROU.

Et comme les maris de Birmingham doivent être malheureux avec des femmes dont les lèvres, les seins ou les jambes ne leur rappellent qu’eux-mêmes ! Comme vous êtes égoïste ! Pourquoi ne voulez-vous pas, après votre départ, que l’amour me regarde avec la face de l’amitié ? Pourquoi me refuser la volupté de me dire, quand je me réveillerai près de ma femme : – Oh ! voilà les lèvres que Monsieur Banks a écrasées de ses lèvres dans le délire. Voilà les dents qui ont mordillé la nuque et les biceps de Monsieur Banks ! Voilà les cheveux qui se sont répandus sur la poitrine de Monsieur Banks et ont essuyé sur ses pieds la rosée du petit jour !

LES FEMMES.

Nos maris nous en voudront éternellement, Monsieur Banks !

MONSIEUR BANKS.

Mesdames, je vous demande instamment de partir toutes les trois.

OUTOUROU.

Toutes trois ? Ma jeune tante aussi ? Cela ira moins facilement, Monsieur Banks. J’ai promis à mon jeune oncle que sa femme passerait la nuit avec vous... Il est aussi vaniteux que brutal... Mais quelle doit donc être envers vos marins la conduite de nos femmes ? Je ne peux répondre, s’ils les refusent, de l’indignation des maris.

MONSIEUR BANKS.

Tu recevras mes instructions à ce sujet. Pour le moment, qu’elles sortent.

OUTOUROU.

En dansant la vaipora ?

MONSIEUR BANKS.

Quelle vaipora ?

OUTOUROU.

Toute femme refusée doit se retirer en dansant la vaipora. C’est notre danse la plus spéciale et la plus déchaînée.

MONSIEUR BANKS.

Je les en dispense. Qu’elles sortent !

OUTOUROU.

Allez donc, mes pauvres amies. Écartez-vous jusqu’à ce bosquet, et attendez Monsieur Solander. Peut-être vous sera-t-il moins cruel.

AMAROURA.

Il est beau, Monsieur Solander ?

POMARETOOTA.

Il pond par l’œil et par la cuisse, ma chère !

TAHIRIRI.

Quelle joie !

Les femmes sortent.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR BANKS, OUTOUROU, SULLIVAN, VALAO

 

MONSIEUR BANKS.

Et maintenant que l’intermède est fini, à notre tâche, Outourou. Nous n’avons plus une minute à perdre.

OUTOUROU.

Tout d’abord, Monsieur Banks, quels sont ces quinze pasteurs dont tu parles ? Que viennent-ils nous dire ?

MONSIEUR BANKS.

Ils viennent vous dire qui a créé le monde.

OUTOUROU.

Ah ! Vous le savez en Angleterre ?

MONSIEUR BANKS.

L’enfant du Sussex au berceau le sait.

OUTOUROU.

Comme les Anglais sont généreux de nous livrer de tels secrets ! Dans l’archipel, il n’est qu’une personne qui le sache, une vieille femme de Tonamotou. Mais elle se refuse absolument à le dire. Elle est butée. Et que nous apprendront-ils, les quinze pasteurs ? De nouvelles danses ? de nouvelles façons d’aimer ?

MONSIEUR BANKS.

Ils vous apprendront les trois devoirs de l’homme, dont je voulais justement te donner cette nuit quelques notions sommaires, à savoir : le travail, la propriété et la moralité. Commençons par le plus pressé, dans ce pays de mollesse, par le travail. Il est, en premier lieu, nécessaire que tous tes camarades donnent à nos marins, non pas l’exemple d’une épidémique et scandaleuse paresse, mais le spectacle d’honnêtes travailleurs.

OUTOUROU.

En quoi consiste le travail, Monsieur Banks ?

MONSIEUR BANKS.

À ne pas s’étendre mollement sur le gazon, mais à prendre des outils et à bêcher le sol jusqu’au soir.

OUTOUROU.

Ce serait notre mort, Monsieur Banks ! Dès que nous bêchons ici, ou labourons le sol, il devient stérile.

MONSIEUR BANKS.

À se lever dès minuit et à malaxer la farine jusqu’au lever du jour à grands coups de reins et de bras, pour qu’elle devienne notre pain.

OUTOUROU.

Mais nous avons l’arbre à pain ! Si nous y touchons, fût-ce pour l’élaguer, il meurt... Monsieur Banks, nous avons eu autrefois, dans l’île, un travailleur. Il allait chercher ses coquillages au large, alors que la côte en est tapissée. Il creusait des puits, alors que tout ruisselle ici de sources. Il détournait les cochons de notre herbe pour les engraisser avec une bouillie spéciale, et les faisait éclater. Tout dépérissait autour de lui. Nous avons été obligés de le tuer. Il n’y a pas de place ici pour le travail.

MONSIEUR BANKS.

La grandeur de l’homme est justement qu’il peut trouver à peiner là où une fourmi se reposerait.

OUTOUROU.

Et ils restent beaux, ceux qui travaillent ? Ce qui importe dans la vie, c’est d’être beau. Notre travailleur était devenu bossu à labourer, bancal à bêcher, rhumatisant à arroser. Il était le plus laid de l’île. Et il ne sentait pas bon. Un liquide sortait de sa peau, que jamais nous n’avions vu couler d’aucun de nous.

MONSIEUR BANKS.

C’était la sueur, mon cher Outourou, c’était une sécrétion sacrée. Le plus grand mérite de l’homme, c’est la sueur de son front.

OUTOUROU.

Il en sortait de partout, Monsieur Banks.

MONSIEUR BANKS.

Outourou, il est un spectacle émouvant qui s’impose dans ma mémoire à la vue de vos corps oisifs, dormant dans les fleurs ou flottant entre les eaux, et dont je veux que nos marins retrouvent demain ici l’équivalent. C’est la sortie de la mine de nos mineurs. Ils ne sont pas vêtus de vos étoffes éclatantes. Un droguet les couvre, puant et taché. Ils n’ont pas aux bras des chapelets de perles, mais une mauvaise montre-bracelet qui leur a donné chaque minute et chaque seconde de leur journée d’enfer. Ils ne connaissent pas le soleil. Il pleut toujours quand ils sortent, leur sueur n’est lavée que par la pluie, et elle coule d’eux, toute noire, et noir aussi le sang de leurs égratignures. Ils n’ont pas dans les cheveux d’insectes qui brillent. Ils n’éteignent la chandelle de la mine que pour allumer la chandelle de la soupe. Ils marchent, hébétés, butant contre le brouillard même, la lèvre amère, et non point seulement parce qu’il leur a fallu ramasser leurs frères asphyxiés ou pousser le wagonnet dont le cheval s’est rompu la jambe, mais parce qu’ils ont mangé trop de charbon. Ils ignorent qu’ils ont de la chance, que le charbon anglais est d’une qualité hors de pair, qu’il est encore au monde le meilleur charbon à manger. Ils semblent atteints de nausées. Mais ils personnifient le travail à tel point que tous ceux qui croisent leur cortège, les armateurs et les banquiers, les poètes et les pastellistes, se dirigent plus allègres vers les grands feux de houille clairs et purs qui rendent dans chaque club un hommage au minerai et à la sueur anglaise, et y consomment leur roastbeef arrosé de porto d’un cœur plus éclatant d’orgueil. Voilà ce que c’est que le travail, Outourou, c’est magnifique !

OUTOUROU.

Évidemment !

MONSIEUR BANKS.

Et c’est un spectacle analogue que l’île doit offrir demain à nos matelots déjà trop enclins à la paresse.

OUTOUROU.

Je le veux bien, Monsieur Banks. Mais par quel subterfuge ? Je vous répète qu’il n’y a chez nous aucune raison de travail.

MONSIEUR BANKS.

Nous allons pouvoir nous entendre, car ce n’est pas tant le travail qui est nécessaire au panorama de la société moderne, Outourou, que le travailleur. Tiens, vois ce bel adolescent appuyé mollement à la forêt. Fais-lui signe. Il vient, parfait. Tu vas voir la transformation. Sullivan, tu as les bêches et les râteaux. Donne une bêche à ce jeune homme...

OUTOUROU.

Que va-t-il en faire ?

MONSIEUR BANKS.

Ce qu’il voudra. Peu importe. C’est son insigne.

OUTOUROU.

Ces bêches ressemblent à des avirons. Il pourrait peut-être ramer, avec sa bêche ?

MONSIEUR BANKS.

Excellente idée, qu’il bêche la mer ! Et maintenant, mon ami, prononce le mot « travail ». Qu’a-t-il à s’asseoir ?

OUTOUROU.

Certains de nos jeunes sont si pénétrés d’indolence qu’ils préfèrent s’asseoir pour parler... Parle, Valao.

VALAO, très lentement.

Travail !

MONSIEUR BANKS.

Mon Dieu, comme il est beau de voir les lèvres d’un être qui n’a jamais peiné, jamais sué, prononcer pour la première fois le mot « travail » ! Quelle virginité magnifique je leur prends ! Répète, mon ami, tu te baptises toi-même.

VALAO.

Trav...ail...

MONSIEUR BANKS.

Il le prononce déjà moins bien... Il est fatigué... Va te reposer, mon ami. Il faut que tu sois frais demain.

Valao s’en va, avec sa bêche, en titubant.

OUTOUROU.

Entendu, Monsieur Banks. Tous mes camarades auront demain des bêches ou des râteaux pour recevoir les marins. Mais à quoi arriveront-ils, avec leur travail ?

MONSIEUR BANKS.

La question est opportune, elle nous amène à notre second point. Ils arriveront à une notion indispensable pour la réception des marins : la notion de la propriété.

OUTOUROU.

Cela consiste en quoi, la propriété ?

MONSIEUR BANKS.

Voyons, Outourou, ce que tu as sur toi est à toi ?

OUTOUROU.

Il est à vous aussi, si vous voulez.

MONSIEUR BANKS.

En es-tu sûr ? Je peux te prendre ce collier ?

OUTOUROU.

Si vous voulez. Ce sont des perles.

SULLIVAN.

Et moi ces bracelets ?

OUTOUROU.

Bien sûr, ce sont des diamants. Ces boucles d’oreille aussi, si tu veux, ce sont des rubis... Veux-tu aussi ce morceau de bois ; il n’a l’air de rien, mais il vient de l’arbre fétiche, c’est le plus précieux.

MONSIEUR BANKS.

Jamais ! Pour qui nous prends-tu ? Nous ne voulons pas te prendre ton bois ! Les perles et les diamants nous suffiront. Tu nous les donnes ?

OUTOUROU.

De grand cœur. De même que vous allez me donner cet instrument bizarre qui pend à votre cou.

MONSIEUR BANKS.

Mon binocle de rechange, jamais !

OUTOUROU.

Ou ce tube qui est à votre côté ?

MONSIEUR BANKS.

Ma lunette d’approche ? Tu n’y penses pas. Non, Outourou, nous allons te donner de vrais trésors. Sullivan, rejoins Solander au navire et apporte les tire-bouchons. Au Cap Horn et en Tasmanie, ce sont nos tire-bouchons qui ont eu le plus de succès. Les indigènes les ont toujours préférés aux autres merveilles que nous leur donnions en échange de leurs bijoux, aux savonnettes et au papier de verre. Et si tu peux m’avoir trois autres colliers, Outourou, tu auras trois autres tire-bouchons !

OUTOUROU.

Je ne veux pas de tire-bouchons. Je veux votre lunette. Je veux plonger avec votre lunette pour mieux voir dans la mer.

MONSIEUR BANKS.

Tu as tort. Tu abîmerais ma lunette. Tandis que tu peux plonger avec nos tirebouchons. Ils sont inoxydables.

OUTOUROU.

Ce n’est vraiment pas juste que mes perles t’appartiennent, et que ta lunette ne m’appartienne pas !

MONSIEUR BANKS.

Cela ne te paraît pas juste, Outourou, parce que tu n’as pas le sens de la propriété. Apprends que chez nous chaque objet, chaque coin de terre appartient uniquement à celui qui l’a gagné.

OUTOUROU.

Comment ! L’Angleterre n’est pas à tous les Anglais ?

MONSIEUR BANKS.

L’Angleterre, oui. Le sol anglais, l’or anglais, non.

OUTOUROU.

Votre navire n’est pas à tous les hommes de l’équipage, comme notre île est à nous tous ?

MONSIEUR BANKS.

Notre navire appartient aux honorables J. H. B. Armstrong frères, armateurs à Southampton.

OUTOUROU.

Je vois. Les honorables Armstrong frères, ce sont ces mineurs qui travaillent tout le jour ? On n’a de bateau en Angleterre que si on est mineur ?

MONSIEUR BANKS.

Les mineurs sont des pauvres, Outourou.

OUTOUROU.

Oui, oui, j’ai bien compris. On n’est riche en Angleterre que si on est pauvre.

MONSIEUR BANKS.

Tu brouilles tout, Outourou. Les bateaux n’appartiennent pas plus aux mineurs que les mines aux marins.

OUTOUROU.

Et il n’est aucun moyen pour que le mineur ou le matelot puisse se procurer un objet de la mine ou du navire ?

MONSIEUR BANKS.

Il en est un seul, le vol.

OUTOUROU.

S’il en est un, c’est déjà bien... Comment fait-on pour voler ? On prévient le propriétaire ?

MONSIEUR BANKS.

On s’en garde. Le voleur surpris est terriblement châtié.

OUTOUROU.

Et il est toujours pris ? Celui d’entre nous, par exemple, qui volerait vos boutons d’uniforme serait toujours pris ?

MONSIEUR BANKS.

S’il est suffisamment habile, hélas non ! Un bon voleur vous vole dans la bouche une dent en or.

OUTOUROU.

Inutile de continuer, Monsieur Banks. Il n’est pas un de mes camarades qui ne saura demain ce qu’est la propriété et ce qu’est le vol. Tout ce que vous m’apprenez m’excite au plus haut degré. Je grille de passer au troisième devoir !

MONSIEUR BANKS.

Liquidons d’abord la question des perles. Puisqu’un tire-bouchon ne te tente point, malgré le secours qu’il t’offrirait pour vos arbres à lait et vos arbres à vin, je vois ce qui te décidera à nous les laisser... Sullivan, dis à Solander de rapporter ce chien rayé, que la corvée d’eau a tué par mégarde ce matin, et que j’ai empaillé pour notre collection.

OUTOUROU.

Le chien tué ce matin ? C’était mon chien Monsieur Banks !

MONSIEUR BANKS.

Donne tes colliers et je te le rends.

OUTOUROU.

Mon chien qui était mort, qui m’a regardé avec des yeux noirs, et qui est mort ?

MONSIEUR BANKS.

Je te le rends la queue en l’air, les oreilles droites comme devant un rat.

OUTOUROU.

Oh, Monsieur Banks, prenez mes perles ! Et hâtez-vous de me dire ce qu’est la moralité.

MONSIEUR BANKS.

Outourou, tu as entendu parler du premier homme et de la première femme ?

OUTOUROU.

Sûrement. Je les ai même vus.

MONSIEUR BANKS.

Tu as vu Adam et Ève ?

OUTOUROU.

J’ai vu Veramaïti et Oro, le premier couple. Ils sont nés voilà dix mille ans. Ils habitent l’île Bora-Bora qui est à quinze jours d’ici. Ils sont très beaux.

MONSIEUR BANKS.

On ne saura jamais vraiment la ligne qui sépare, chez le sauvage, l’imagination du mensonge ! Soit, Outourou. Tu as vu le premier homme et la première femme. Et tu n’ignores pas, sans doute, qu’aussitôt après leur première union, une honte épouvantable les prit ?

OUTOUROU.

Elle est passée. Ils se sont unis devant moi. Ils resplendissaient. Mais qu’avez-vous, Monsieur Banks ? Quelle est cette cloche qui sonne ?

MONSIEUR BANKS.

C’est la cloche qui sonne à bord l’heure du recueillement, Outourou. Laisse-moi quelques minutes. Il m’est indispensable, à cet instant du crépuscule, de me soustraire à toute distraction extérieure et de plonger un peu en moi-même.

OUTOUROU.

Qu’allez-vous faire en vous-même ?

MONSIEUR BANKS.

Plonger. C’est un mot que tu comprends, je pense !

OUTOUROU.

Vous allez plonger en vous ? Disparaître en vous ?

MONSIEUR BANKS.

Ne t’inquiète pas. Il va me suffire de fermer les yeux.

OUTOUROU.

Vous m’effrayez ! Et qu’allez-vous rejoindre dans votre plongée ?

MONSIEUR BANKS.

Mon pays et ma conscience. La conscience de l’homme moral, puisque nous parlons de moralité, de l’homme qui n’approche une femme que pour avoir un enfant.

OUTOUROU.

Un enfant ! Avoir un enfant d’une femme ? C’est là le fondement de la moralité ?

MONSIEUR BANKS.

Le seul, Outourou.

OUTOUROU.

Ma fille ! Ma fille !

MONSIEUR BANKS.

Que veux-tu à ta fille ? Qu’y a-t-il encore ?

OUTOUROU.

Compagnons, accourez, Monsieur Banks a choisi ma fille !

Les femmes et les indigènes accourent, précédés d’Amaroura et de Tahiriri.

MONSIEUR BANKS.

Votre fille ?

OUTOUROU.

La voilà, Monsieur Banks. Non ! Non ! Plus un mot ! De la minute où un homme, par la plus légère indication, a désigné son épouse pour la nuit, il ne peut plus se dérober. Sur ce point, l’île est intransigeante. Vous risquez le massacre.

MONSIEUR BANKS.

C’est inconcevable !

TAHIRIRI.

Que je suis heureuse, mon père !

OUTOUROU.

Écoute bien, Tahiriri. Écoute mes derniers conseils. Sois toi-même au cours de cette nuit, mais aussi, de temps en temps, sois discrète. Les hommes blancs ne dorment pas le jour. Toutes les fois que Monsieur Banks, du crépuscule à l’aube, voudra plonger en soi-même, n’insiste pas, efface-toi, prononce seulement les mots qui, en rêve, vous rendent fluide et vous munissent d’ouïes et de nageoires, car c’est le seul moyen de le suivre jusqu’aux bas-fonds où tu apercevras, toute noire de mineurs et ceinturée d’écume, sa grande île, qui s’appelle l’Angleterre.

TAHIRIRI.

Faudra-t-il y prendre pied, mon père ?

OUTOUROU.

S’il te le permet, certes. Et aborde tous ceux que tu verras dans l’île. Et demande où est Glasgow ! Les Anglais sont maîtres des mers. Ils répondent volontiers aux poissons. Et nage jusqu’à Glasgow, là où dort l’ami solitaire. Et dis-lui que toutes les épouses tahitiennes crieront désormais trois fois son nom dans le plaisir !

TAHIRIRI.

Et je te rapporterai un souvenir, mon père ?

OUTOUROU.

Rapporte un de ces objets que les Anglais appellent miroir, tiens-le au-dessus de leur île, et rapporte-m’en le reflet. Je voudrais tant voir ce vêtement dont s’enveloppent l’hiver les villes et qu’on appelle le brouillard.

TAHIRIRI.

Il n’aura plus son reflet quand je l’aurai quittée, père.

AMAROURA.

Un miroir sert toujours, ma fille, même s’il ne montre pas l’Angleterre.

OUTOUROU.

Adieu, Tahiriri. Et vous tous, venez, mes amis ! J’ai à vous apprendre à bêcher et à ratisser la mer !

 

 

Scène V

 

MONSIEUR BANKS, TAHIRIRI

 

TAHIRIRI.

Superbe Monsieur Banks !

MONSIEUR BANKS.

Regagnez votre famille au plus vite, Mademoiselle. Votre père ne m’a pas compris. J’entends dormir seul.

TAHIRIRI.

Comme vous êtes beau, Monsieur Banks !

MONSIEUR BANKS.

Je ne suis pas aussi beau qu’il vous semble ! L’éclat qui vous aveugle est pour la majeure partie emprunté. J’enlève pour dormir jambières et lunettes.

TAHIRIRI.

Pourquoi les hommes anglais sont-ils si durs pour les femmes ! Pourquoi ne dorment-ils pas avec elles !

MONSIEUR BANKS.

Je viens de le dire à votre père. Ils ne dorment avec elles que pour avoir des enfants.

TAHIRIRI.

Mais justement, Monsieur Banks ! Mon père a parfaitement compris. C’est un enfant de vous que je veux, Monsieur Banks ! Aucun des jeunes gens de l’île ne m’en a encore donné. Ô Monsieur Banks ! On commence à me montrer du doigt, mais dès que je vous ai vu, ô Monsieur Banks, j’ai compris que vous alliez me rendre mère. Tout de vous me causait volupté, votre façon de parler en touchant à peine du coin des lèvres le langage, comme s’il était trop chaud ; ce duvet blanc qui sort de vos oreilles, et quand j’ai dit que votre regard ne m’avait pas brûlée, j’ai menti ! Regardez sa marque. Elle est en forme de cœur. Voyez ici et voyez là. Partout où il s’est posé, il a semé sur ma peau de petits cœurs. Et quand mon père m’a dit de plonger avec vous jusque dans votre île, j’ai bien juré d’obéir, mais pour en rapporter non son reflet, mais deux masques de petits Anglais, car je le sens, Monsieur Banks, vous allez me donner deux jumeaux. Et quand ils s’annonceront, hélas ! vous serez loin, mais je plongerai une nuit jusqu’à vous pour vous l’apprendre. Et ils naîtront, et je leur appliquerai les deux masques pâles, et ils seront des bébés Banks, puis des masters Banks, et dès qu’ils auront l’âge, un soir comme celui-ci, selon la loi de notre île, je leur apprendrai moi-même comme on aime à Birmingham, afin que tous vos descendants, Monsieur Banks, répandent dans l’archipel et jusqu’aux terres où l’on se mange votre effigie et votre mémoire, et que le premier à la danse, et le premier à l’amour, le premier à la pirogue, ou à la chaudière où bout l’ennemi, ce soit le fils de Monsieur Banks !

MONSIEUR BANKS.

Très tentant, chère petite, mais impossible !

TAHIRIRI.

J’embrasse vos genoux !

MONSIEUR BANKS.

Cela ne vous mènera à rien, mon enfant. Mes genoux sont la part la plus insensible de mon corps.

TAHIRIRI.

Je vois... C’est que vous me trouvez laide !

MONSIEUR BANKS.

Non, mon enfant, vous êtes très jolie.

TAHIRIRI.

Ou que mon parfum vous déplaît !

MONSIEUR BANKS.

Au contraire, vous sentez très bon.

TAHIRIRI.

Alors, sauvez-moi, Monsieur Banks ! Ils vont me tuer, s’ils apprennent votre refus. Je déshonore l’île. N’êtes-vous point prêt à tout pour sauver un être innocent de la mort !

MONSIEUR BANKS.

À tout, mon enfant, excepté de commettre avec lui l’œuvre de chair.

TAHIRIRI.

Oh ! vos genoux remuent, Monsieur Banks ! La part la plus insensible de vous prend ma défense ! Une seule fois, Monsieur Banks ! Laissez-moi une seule fois être une épouse d’Europe !

MONSIEUR BANKS.

Mais, chère petite, quelle joie si spéciale pouvez-vous bien attendre d’un époux d’Europe ?

TAHIRIRI.

Le déshabiller, Monsieur Banks, déshabiller mon époux. Les hommes d’ici sont nus. Mais quelle volupté cela doit être d’enlever peu à peu de Monsieur Banks, et dans l’ordre qu’il indiquera, car sinon ma tâche me serait impossible, cet entrecroisement d’étoffes, de courroies, de chaussettes et de jarretières, qui fait de votre corps une énigme. Toute petite, ce que je préférais déjà au monde c’était d’écorcer les acajous... Laissez-moi seulement enlever un de vos souliers, ou bien votre ceinture.

MONSIEUR BANKS.

Non, petite Tahiriri. Le symbole est trop dangereux.

TAHIRIRI.

Prenez-moi du moins dans vos bras. Monsieur Banks ! Je pourrai leur raconter sans mentir que vous m’avez tenue dans vos bras. Regardez-moi bien en face, comme vous faites maintenant, pour que mon visage soit tout couvert de petits cœurs. Alors ils me croiront et ne me tueront pas. Surtout si j’ai pris à me frotter contre vous le parfum de cette poudre noire dont vous nourrissez votre nez !...

MONSIEUR BANKS.

Je peux vous mettre du tabac à distance mon enfant !

TAHIRIRI.

Mettez-le de près, Monsieur Banks ! Mettez-le de près !

Elle l’enlace. Madame Banks apparaît, accompagnée de Solander.

MADAME BANKS.

Oh ! Monsieur Banks !

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR BANKS, TAHIRIRI, MADAME BANKS, SOLANDER

 

MADAME BANKS.

Je présume, d’après ce spectacle, Monsieur Banks, que, dans votre éducation de l’île, vous en êtes à la moralité ?

MONSIEUR BANKS.

Justement, Evelyn !

MADAME BANKS.

Que fait cette fille dans vos bras ?

MONSIEUR BANKS.

Elle s’est mise en tête de sentir le tabac à priser.

TAHIRIRI.

Madame Banks ? Vous êtes Madame Banks ?

MADAME BANKS.

Elle-même. Cela vous étonne ?

TAHIRIRI.

Une épouse est celle devant qui l’époux se sent plus noble, plus beau, plus fort, celle dont la vue l’incite à la pêche, à la guerre ! De la seconde où vous êtes entré, Monsieur Banks s’est voûté, s’est terni. Aucun doute, il se sent moins beau ! Le requin aurait sa chance en ce moment, avec Monsieur Banks ! Êtes-vous vraiment son épouse !

MADAME BANKS.

Depuis trente ans, et la seule !

TAHIRIRI.

La seule depuis trente ans ! La seule depuis onze mille nuits !

MADAME BANKS.

Quel horrible langage, Monsieur Banks !

MONSIEUR BANKS.

Horrible, chérie !

TAHIRIRI.

Onze mille nuits ! Mais alors vous allez me sauver ! Onze mille nuits avec Monsieur Banks, vous qui n’êtes ni jeune, ni jolie ! Cela va être un jeu pour vous de le faire étendre près de moi et de me donner deux jumeaux !

MADAME BANKS.

Solander, emmenez cette fille !

TAHIRIRI.

Pourquoi cette colère ? Est-ce un crime de compter sur Monsieur Banks pour réussir là où toute la jeunesse de l’île a échoué ? Pensez à vos enfants, et vous me comprendrez !

MADAME BANKS.

Je n’ai pas d’enfants, petit monstre !

TAHIRIRI.

Vous n’avez pas d’enfants ? Quel monstre je suis, en effet ! Ô Madame Banks, pardonnez-moi ! Je comprends votre indignation et votre fureur contre l’île. Elle se conduit indignement à votre égard. Mais comptez sur moi. Je reviens !

 

 

Scène VII

 

MADAME BANKS, MONSIEUR BANKS, SOLANDER

 

SOLANDER, qui a monté le lit de camp pendant la scène précédente.

Votre lit est prêt, Monsieur Banks.

MONSIEUR BANKS.

Merci, Solander, et vous raccompagnerez Madame Banks à bord.

MADAME BANKS.

Inutile, je coucherai ici, Monsieur Banks.

MONSIEUR BANKS.

Ici, dans cette case ? Le grand air vous donne des fluxions, Evelyn !

MADAME BANKS.

Vous êtes trop bon, j’ai ma perruque.

MONSIEUR BANKS.

Sans compter que je n’ai pu encore remplir ma mission qu’aux deux tiers.

MADAME BANKS.

Je viens justement vous prêter main-forte pour le dernier tiers. Vous semblez quelque peu débordé. Solander, vous apporterez un second lit de camp. Et débarrassez-vous de ce chien empaillé ! Vous êtes ridicule !

SOLANDER.

Où le poser, Madame Banks ?

MADAME BANKS.

Sur le lit de Monsieur Banks. Il y aime la compagnie.

MONSIEUR BANKS.

Chère Evelyn, calmez-vous. Votre humeur conviendrait à merveille dans notre province un dimanche après-midi. Elle lui donnerait accent et couleur. Ici, elle est déplacée. Ce n’est vraiment pas une humeur de voyage.

MADAME BANKS.

Vos voyages touchent à leur fin, Monsieur Banks.

MONSIEUR BANKS.

Comment, à leur fin ? Nous sommes aux antipodes ?

MADAME BANKS.

Antipodes ou non, vous prierez le capitaine Cook de vous embarquer demain sur la Gracieuse qui rentre sans escale à Liverpool.

MONSIEUR BANKS.

Evelyn !

MADAME BANKS.

Pas de désespoir, Samuel. Je m’embarque aussi... Solander, veuillez brosser cette poudre blanche sur le vêtement de Monsieur Banks qui lui donne l’air d’un gâteau.

SOLANDER.

C’est de la vanille, Madame Banks. Ces filles se poudrent à la vanille. Si l’on se tient pas trop loin d’elles, sous le vent, on prend tout.

MADAME BANKS.

La vanille contre le tabac à priser. Monsieur Banks y gagnait... L’histoire de Sally Thomson se renouvelle.

MONSIEUR BANKS.

Que vient faire ici Sally Thomson ?

MADAME BANKS.

Auriez-vous oublié, Samuel, que l’année de votre mariage vous rapportâtes un canari échappé à notre voisine Sally Thomson et que vous rentrâtes fort tard, cette même épaule droite marquée aussi de poudre ? Vous étiez sous le vent, comme dit Solander.

MONSIEUR BANKS.

Evelyn, voilà onze mille nuits, en effet, que nous passons ensemble, et il n’en est point une seule où vous n’avez trouvé prétexte à ramener sur le tapis ou le drap Miss Sally Thomson. Faut-il vous le répéter ? Miss Sally Thomson et moi parlions des poètes de l’Angleterre. Elle était rousse, comme chacun le sait, et c’était l’automne. J’ai été conduit à lui citer tous les vers et distiques de nos poètes où les frondaisons déclinantes sont comparées à l’or des chevelures. Elle fut émue, et s’appuya à mon épaule. Est-ce ma faute si Shakespeare, Pope et Johnson traduisent leurs inspirations en anglais et non en flamand ou en romanche ! Alors, évidemment, mon épaule fût restée indemne. Permettez-moi de préférer le contraire pour l’amour de l’Angleterre.

MADAME BANKS.

Je serais curieuse de connaître par quels poèmes la séduisit le tambour-major qui l’enleva l’hiver suivant. Son teint n’était pas précisément comparable à la neige.

MONSIEUR BANKS.

Il est peu charitable, Evelyn, de rappeler les erreurs de son prochain. Vous savez parfaitement que Miss Sally s’est amplement rachetée de sa fugue avec le tambour-major en épousant en légitimes noces notre boucher, et qu’après son veuvage, elle a choisi, entre vingt concurrents empressés, le plus sérieux de nos bookmakers d’Ascot. Je regrette, pour vous confondre, de n’avoir point d’elle de nouvelles plus récentes.

MADAME BANKS.

Vous en aurez bientôt. Il ne faut pas six mois pour rentrer en Angleterre.

MONSIEUR BANKS.

Je regrette aussi qu’il ne soit point dans le programme du capitaine Cook de donner à ces insulaires une leçon de jalousie. Laissez-moi seul, Evelyn. J’ai encore à leur parler du mariage et je voudrais en célébrer les vertus d’un cœur sincère.

SOLANDER.

Sans compter que si Monsieur Banks nous quitte, Madame Banks, il n’y aura personne à bord pour préparer les animaux de la collection. Monsieur Banks n’a pas son maître pour l’empaillage et surtout pour les yeux.

MADAME BANKS.

Ce n’est pas mon avis, Solander. C’est à croire au contraire que Monsieur Banks n’a jamais approché de bêtes à yeux ouverts, car il les affuble toutes indifféremment, qu’elles soient marsupiaux ou musaraignes, de deux yeux plats et ternes, avec prunelle jaune, qui ressemblent plutôt à des œufs sur le plat. Je serai vraiment curieuse de découvrir quel animal lui a servi de modèle.

MONSIEUR BANKS.

Allez-vous me reprocher mon amour pour les animaux ?

MADAME BANKS.

Les animaux ne sont le plus souvent que des entremetteurs patentés pour les faiblesses maritales. Chacun sait pourquoi les filles de Hyde Park sont toujours flanquées d’un chien, c’est qu’il est leur agent de liaison, comme vous dites dans l’état-major. C’est le canari échappé qui vous a mené à Sally Thomson, Samuel, le chien d’Outourou à la fille d’Outourou. Vers quelles demoiselles à nez percé d’anneaux ou à lèvres à timbales vous ont mené votre sarigue en Tasmanie et votre tapir à Bornéo, c’est un mystère que je ne chercherai pas à approfondir. Un animal dans chaque port, c’est une jolie devise.

MONSIEUR BANKS.

Vous voilà bien excitée, Evelyn !

MADAME BANKS.

Je suis comme toutes les femmes honnêtes. Les climats calmants les énervent ! Qu’ont-ils à chanter là-bas ?

SOLANDER.

Ce sont des chants d’hyménée, Madame Banks. Ils doivent préparer un mariage.

MADAME BANKS.

Je sais. Je sais même lequel. C’est le mariage de Monsieur Banks.

SOLANDER.

Ils viennent par ici, Madame ! Outourou les guide. Les femmes portent des guirlandes de jasmin et de camélias.

MADAME BANKS.

C’est l’habit de noces de Monsieur Banks. Inutile que vous soyez présent, Samuel. Je vous marierai par procuration. Accompagnez Solander.

MONSIEUR BANKS.

Ma mission me retient ici. Je n’ai rien à faire au navire.

MADAME BANKS.

Vous avez à rapporter l’alcool et le verre à couvercle pour votre dentier. Qu’avez-vous à promener vos regards sur ma joue, Samuel ?

MONSIEUR BANKS.

Je regarde s’il en naît de petits cœurs.

SOLANDER.

Impossible de partir, Madame, ils nous cernent avec leurs guirlandes.

MADAME BANKS.

Enjambez-les... Monsieur Banks a eu jadis le premier prix pour le saut de feux de Saint-Jean. Et ne vous inquiétez pas pour le cours de moralité, Samuel... Je m’en charge.

Solander et Monsieur Banks sortent.

 

 

Scène VIII

 

MADAME BANKS, OUTOUROU

 

OUTOUROU.

Ils sont là, Madame Banks... Que vois-je ? C’est mon chien ?

MADAME BANKS.

C’est votre chien, Outourou, prenez-le.

OUTOUROU.

Il revit ?

MADAME BANKS.

Presque.

OUTOUROU.

Pourquoi pas tout à fait ? Pourquoi n’aboie-t-il pas à ma vue ? Il doit me voir pourtant ! Comme ils sont larges, les yeux que Monsieur Banks lui a donnés, avec ces grands cils et cette bordure rouge.

MADAME BANKS.

J’y suis ! Il leur fait les yeux de Sally Thomson !

OUTOUROU.

Il va revivre ?

MADAME BANKS.

Il revivra quand vous n’offenserez plus Monsieur Banks en lui offrant des femmes. Il faut qu’aucune d’entre elles n’éprouve plus de désir pour Monsieur Banks. Alors il aboiera.

OUTOUROU.

Comme il est silencieux !

MADAME BANKS.

Oui. Veillez sur vos filles... Et à ce propos, Outourou, je n’ai guère à vous complimenter sur la conduite de la plus jeune.

OUTOUROU.

Vous avez raison, Madame Banks. Mais elle nous a tout dit... Ils sont là.

MADAME BANKS.

Qui, ils ?

OUTOUROU.

Je n’en ai amené que trois : mon frère, mon jeune oncle et mon fils. Mais je crois qu’ils vous suffiront. Approchez, vous autres !

MADAME BANKS.

Et que veulent-ils ?

OUTOUROU.

Les hommes de l’île se repentent. Ils vous apportent réparation.

MADAME BANKS.

Ils sont bien bons. Ils ne m’ont causé aucun tort.

OUTOUROU.

Dans notre île nous ne nous repentons pas seulement des torts que nous causons nous-mêmes. Nous nous repentons de ceux que causent les autres, ou les dieux, ou la nature. Nous nous repentons du nez cassé d’un voisin, de la laideur d’une fille, des accidents. Le tremblement de terre pour nous, c’est le motif à notre plus grand accès de repentir.

MADAME BANKS.

Et vous vous repentez de quoi, en ce qui me concerne ?

OUTOUROU.

De ce que vous n’ayez pas d’enfants.

MADAME BANKS.

Croyez-vous que cela vous regarde ?

OUTOUROU.

Il n’est pas un homme au monde que cela ne regarde. Cela nous regarde évidemment après le chef de Birmingham, après les notables de Birmingham, et l’ami de Glasgow, et le capitaine Cook, et chacun des marins du navire. Mais là où ils ont échoué, l’île doit réussir.

MADAME BANKS.

C’est un peu tard. Nous partons demain.

OUTOUROU.

Justement. Vous ne pouvez partir ainsi. Nous ne voulons pas qu’à l’arrivée dans votre ville l’on parle de nous en mauvais termes. Nous ne voulons pas que les commères, sur votre passage, rabaissent leurs rideaux en disant méchamment : Tiens, Madame Banks revient d’Otahiti et elle n’est pas grosse... Et c’est un garçon qu’il vous faut, Madame Banks. J’ai écarté parmi nos proches tous ceux qui ont eu des filles. Ceux-là n’ont eu que des garçons. Et ils sont beaux, n’est-ce pas ?

MADAME BANKS.

Ils ne sont pas mal, mais je les remercie.

OUTOUROU.

Et tous sont des héros dans leur spécialité ! Si vous voulez un fils qui se change la nuit en ces esprits ailés à grandes dents jaunes appelés Vahama, prenez mon frère que voici. Si vous voulez un fils qui, des os des morts les plus durs, puisse sculpter des hameçons, il n’y a pas de doute, c’est mon jeune oncle. Mais si vous voulez un fils qui soit fait pour l’amour, n’hésitez pas une seconde, c’est mon fils ! Et n’ayez aucune crainte, je viens de les civiliser tous trois ! Dites les mots de passe, mes amis.

LE FRÈRE.

Travail !

LE JEUNE ONCLE.

Propriété !

LE FILS.

Moralité !

MADAME BANKS.

Je suis obligée de vous dire, Outourou, que si vous ne me laissez pas seule, votre chien ne revivra jamais !

OUTOUROU.

Nous ne comprenons vraiment pas, Madame Banks, pourquoi les Anglais lient aussi étroitement la question de l’amour à la vie des chiens rayés. Vos mœurs ont des étrangetés qui nous stupéfient... Avouez que ces trois hommes ne vous déplaisent pas. Nous autres, Tahitiens, devinons les moindres sentiments des femmes. Certes, vous ne pensiez pas à eux avant qu’ils fussent venus. Vous y pensez maintenant. Leur simplicité et leur beauté vous troublent. Vous les désirez. Vous désirez particulièrement mon fils. Et vous vous dites que ce ne serait porter aucun tort à Monsieur Banks que de dormir dans ses bras. Et vous imaginez même avec tous ses détails le tableau de votre nuit. Et vous le renvoyez ! Toute triste, vous renvoyez un tout triste. Oh, Madame Banks ! Ce n’est pas la question des couples qui compte en ce bas monde, mais celle des couples heureux !

MADAME BANKS.

Emportez votre chien rayé, Outourou. Et laissez-moi seule.

OUTOUROU.

Vous laisser seule ! Oh ! Madame Banks, je commence à comprendre. Vous n’êtes pas Anglaise pour rien ! Une fois seule, vous allez sûrement vous recueillir et plonger en vous-même, comme Monsieur Banks !

MADAME BANKS.

C’est bien possible, mais nous ne plongeons pas dans les mêmes fonds.

OUTOUROU.

Avouez que vous plongez pour les mêmes raisons, Madame Banks. Avouez-le, car autrement nous ne comprendrions plus ! Si vous et votre mari méprisez ainsi les joies de l’île, c’est qu’il vous suffit de plonger en vous pour trouver des hommes et des femmes plus beaux et plus belles que les nôtres !

MADAME BANKS.

Vous avez deviné, Outourou, je le confesse.

OUTOUROU.

Et ils sont par dizaines au fond de vous, ces hommes magnifiques ?

MADAME BANKS.

Par centaines.

OUTOUROU.

De votre couleur, naturellement ?

MADAME BANKS.

Il y a des blancs, des rouges, des jaunes. Il y en a qui vous ressemblent.

OUTOUROU.

Ils sont forts ?

MADAME BANKS.

Forts et passionnés. Brutaux et dominateurs.

OUTOUROU.

Ils doivent vous faire mal, si nombreux et musclés.

MADAME BANKS.

Ils ont les mains très douces. Surtout les géants, quand ils me prennent et m’envoient par les airs de l’un à l’autre.

OUTOUROU.

Vous n’êtes pas si lourde. Si vous aimez ce jeu, mon cousin et mon frère y sont très forts.

MADAME BANKS.

Je ne veux pas leur faire de peine, mais ils sont des nains à côté de mes époux. Merci quand même, Outourou.

OUTOUROU.

Alors, venez, mes amis. Et toi aussi, petite bête. Tu me coûtes cher aujourd’hui. Je te paie avec un enfant d’homme.

Les hommes sortent.

MADAME BANKS.

Ô ma pauvre imagination, pardon de ce que je te fais commettre pour protéger ma vertu.

 

 

Scène IX

 

MADAME BANKS, VAÏTUROU

 

Vaïturou, qui a feint de sortir avec les autres, est revenu.

MADAME BANKS.

Vous ne suivez pas votre père, Vaïturou ?

VAÏTUROU.

Non, je viens les provoquer !

MADAME BANKS.

Provoquer qui ?

VAÏTUROU.

Tous mes rivaux ! Tous ces hommes avec qui vous passez vos nuits. Ils n’ont pas le droit de vous accaparer aux dépens de l’île. Je les défie à la lutte, à l’arc, et à la nage.

MADAME BANKS.

Vous ne réussirez pas à les joindre. Ils sont invisibles.

VAÏTUROU.

Ils le sont de moins en moins. Je les vois s’agiter en vous.

MADAME BANKS.

Vous mentez, Vaïturou !

VAÏTUROU.

Je ne mens pas. Je les vois dans votre pensée. Les uns ont des pinceaux et ils peignent. Les autres des livres et ils lisent et écrivent. Pourquoi disiez-vous qu’ils sont féroces ? Je les vois si timides, surtout le jeune à chapeau haut de forme et à cravate blanche qui bute dans la table en ramassant son gant. Ils vont exister moins encore à la chasse au requin.

MADAME BANKS.

Vous inventez, ou voyez l’invisible ?

VAÏTUROU.

Dans l’île ce n’est qu’un jeu de voir ce qui ne se voit pas. Et pourquoi disiez-vous qu’ils sont beaux ? Ils sont beaucoup moins beaux que les hommes de l’île. Le gros à barbiche n’est pas beau ; il a des yeux tendres, mais des poches sous ces yeux. Et le petit sec aux médailles est très laid avec son crâne et ses moustaches. Un seul peut nous être comparé : le grand à tête blonde qui lance si loin sa balle avec une raquette. Mais celui-là vous regarde sans tendresse. Et ils sont bien moins nombreux que vous nous l’avez dit. Et ils sont, et ils restent légers, légers ! Est-ce qu’ils ne vont pas prendre pour me rencontrer un corps plus solide ?

MADAME BANKS.

Ils ne l’ont jamais pris, même pour moi, Vaïturou ; mais ils m’ont suffi.

VAÏTUROU.

Voilà pourquoi vous êtes maigre et sèche, Madame Banks. En une nuit je me charge de donner plus de velouté et d’éclat à votre peau qu’eux ne l’ont fait en cinquante ans.

MADAME BANKS.

En quarante, Vaïturou.

VAÏTUROU.

Si l’on vous dit en Angleterre que vous n’avez que quarante années, Madame Banks, c’est que l’on vous en a volé dix. Sans doute les dix plus belles. Réclamez-les à votre retour.

MADAME BANKS.

On me les y rendra sûrement, Vaïturou. Mais ne m’approchez pas.

VAÏTUROU.

Je m’approche parce que je vous aime, et je vous aime parce que je sais qui vous êtes. Vos vingt maris ne l’ont pas deviné, mais je sais que vous autres femmes blanches prenez toujours la forme que vous n’avez pas pour mieux tromper les hommes blancs. Si vous avez l’air dur, c’est que vous êtes la tendresse même, si vous avez l’air éthéré, c’est que vous n’aimez que les muscles, si vous êtes effarouchée, c’est que vous êtes hardie en amour, et si vous êtes laide, c’est que vous êtes belle ! Ils ne vous ont pas compris, ils sont stupides et, au fond, je ne sais pas si je ne leur aurais pas préféré Monsieur Banks. Il a pris un corps assez peu présentable, mais du moins il en a pris un.

MADAME BANKS.

C’est ce que j’ai fait, Vaïturou, c’est-ce que j’ai fait. Mais vous voyez qu’ils ne sont pas les seuls. De tous les habitants de l’île, il n’y a que vous qui ayez vu la vérité.

VAÏTUROU.

Tous mes amis l’ont vue comme moi, Madame Banks. Tous vous voient maigre, hargneuse, et laide, c’est-à-dire potelée, voluptueuse, belle. Tous vous appellent, tous vous désirent. Ils sont là, sous la lune, dispersés dans les bosquets. Ils sont là deux cents, trois cents. Ils font, en vous attendant, ce que nous appelons la veille de l’amour. Ces roucoulements ne sont pas des cris d’oiseaux, mais leurs voix. Ces parfums ne viennent pas des fleurs, mais des onguents dont pour vous ils s’enduisent ! J’en suis convenu avec eux : si je ne vous plais pas, frappez dans vos mains, et celui que nous estimons le plus beau viendra prendre ma place. Soyez pour une fois sincère avec vous-même, dussiez-vous me préférer un autre !

MADAME BANKS.

Je suis sincère, Vaïturou. Si je devais préférer quelqu’un, ce serait vous.

VAÏTUROU.

Comme vous avez raison, Madame Banks ! Car je suis le seul qui n’ait pas peur !

MADAME BANKS.

Vos amis ont peur de moi ?

VAÏTUROU.

Pas de vous, Madame Banks. Mais de ce piédestal. De ce piédestal appelé lit sur lequel vous dormez à Birmingham. Cela demande une adresse peu commune d’y passer la nuit sans tomber. Ceux de nos couples qui s’étendent au pied de la montagne, roulant malgré eux, se retrouvent toujours le matin au rivage, et ils craignent sur ce socle d’être ridicules. Mais moi je sais dormir au faîte des arbres, grâce à mes orteils prenants. J’ai hissé pour la nuit des jeunes filles sur les rochers les plus escarpés. Toute ma jeunesse, par ma hardiesse à grimper, à me balancer sur la proue des pirogues, semble n’avoir eu qu’un but : me préparer à dormir dans un lit. Je suis sûr que j’y parviendrai ! Et, pour plus de sûreté, je vous prierai de m’attacher à vous avec des liens.

MADAME BANKS.

Non, je dormirai seule, Vaïturou !

VAÏTUROU.

Alors, je me tue, Madame Banks. Je ne suis pas comme mon père qui préfère à la vie de votre corps la vie d’un chien rayé. Je me tue.

MADAME BANKS.

Monsieur Banks vous ressuscitera, mon ami.

VAÏTUROU.

Je vous demande instamment de le lui interdire. Je déteste les yeux bordés de rouge qu’il donne à ceux qu’il ressuscite.

MADAME BANKS.

Vous avez bon goût, Vaïturou, mais il faut partir.

VAÏTUROU.

Je vous aime, vous m’aimez, et je dois partir ?

MADAME BANKS.

À mon âge, j’ai pris des habitudes, mon cher Vaïturou, ou des manies : je n’aime plus que les hommes invisibles. Mes uniques joies viennent d’eux. À la présence de Monsieur Banks, tout superbe qu’il est, je préfère même l’absence de Monsieur Banks. Et j’aimerais beaucoup, justement parce que vous me plaisez, vous ranger pour toute ma vie dans la cohorte des amis qu’on ne voit pas. Si je passe avec vous cette nuit, impossible. Vous ne serez jamais plus qu’un corps pour moi... Et vous ne m’accompagnerez pas en Angleterre, puisque votre corps restera ici.

VAÏTUROU.

Et si nous ne dormons pas, la part de moi qui est invisible vous suivra jusque dans vos villes ?

MADAME BANKS.

Jusque dans ma maison.

VAÏTUROU.

Elle pourra lutter avec vos autres amis, remporter la victoire sur eux ?

MADAME BANKS.

Si je ferme les yeux, il en est déjà qui succombent devant vous.

VAÏTUROU.

En somme, si je comprends bien, voici le choix que le sort laisse aux femmes blanches : une nuit avec des corps palpables, toute la vie avec des corps invisibles ?

MADAME BANKS.

Exactement. C’est le résumé du cours de moralité que nous enseignons ce soir à l’île.

VAÏTUROU.

Et vous avez toujours préféré le second choix ?

MADAME BANKS.

Je n’ai pas eu à choisir. La vie a choisi pour moi.

VAÏTUROU.

Et en Angleterre, vous permettrez à mon corps non palpable tout ce que vous ne permettez pas ici à mon corps palpable ?

MADAME BANKS.

Il fera ce qu’il voudra.

VAÏTUROU.

Il dansera autour de vos chaudières, autour de vos fêtes ?

MADAME BANKS.

Au-dessus de mon thé et de mes toasts, autour de la dinde de Noël, oui.

VAÏTUROU.

Jusque dans votre lit ?

MADAME BANKS.

Ce sera le plus commode, les lits sont particulièrement accueillants aux esprits.

VAÏTUROU.

Que je suis heureux ! Ou plutôt qu’il doit être heureux !

MADAME BANKS.

Et partez, maintenant !

VAÏTUROU.

Je pars, mais permettez une dernière question : Est-ce qu’un seul baiser écarte pour toujours les corps invisibles ? Il me semble que l’homme roux qui lançait les balles a posé une fois un baiser sur vos lèvres ?

MADAME BANKS.

Peut-être, mais bien rapide, si j’ai bonne mémoire.

VAÏTUROU.

Je réclame le même.

MADAME BANKS, offrant ses lèvres.

Le voilà, mais partez vite... Que faites-vous là ?

VAÏTUROU.

Je vous étonne ? Monsieur Banks ne se prosternait pas trois fois avant de vous étreindre ?

MADAME BANKS.

Sa sciatique l’en empêchait. Que faites-vous encore ?

VAÏTUROU.

Monsieur Banks ne vous enlaçait pas de guirlandes, avant de vous embrasser ?

MADAME BANKS.

Non, Monsieur Banks a toujours oublié... Pas les bras, Vaïturou !

VAÏTUROU.

Oh ! Madame Banks, si mon corps invisible n’a pas de bras, où est le mal ?

Il l’embrasse au moment où entre Monsieur Banks accompagné de Solander, puis s’enfuit.

MONSIEUR BANKS.

Oh ! Madame Banks !

 

 

Scène X

 

MADAME BANKS, MONSIEUR BANKS, SOLANDER

 

MONSIEUR BANKS.

Vous dresserez le second lit, Solander.

SOLANDER.

Contre l’autre, Monsieur Banks ? Un peu de vide entre eux ?

MADAME BANKS.

Comme d’habitude, le vide.

MONSIEUR BANKS.

Et brossez, Solander, cette poussière rouge dont se colore le corsage de Madame Banks. Elle s’est trop approchée des fleurs.

MADAME BANKS.

Ce sont les fleurs qui se sont approchées de moi, Samuel.

MONSIEUR BANKS.

C’est la seconde fois que je vois cette poudre sur vos épaules, Evelyn. La première date du jour où vous rendîtes visite à l’atelier de ce jeune peintre fameux pour son tennis. C’était sans doute les couleurs qui s’étaient approchées.

MADAME BANKS.

Vous me semblez acerbe, ce soir, Samuel.

MONSIEUR BANKS.

À peine, Evelyn. Je me demande même si chacun de nous deux a eu raison de faire évanouir du costume de l’autre, par la brosse de Solander, ce fantôme que laisse l’amour sur le revers des gens habillés... Et à propos de fleurs, Solander, coupez toutes celles qui dépassent de la forêt, elles attirent les insectes.

Ici le tableau de deux vieux époux anglais se mettant au lit, d’après Hogarth.

MADAME BANKS.

Vous poserez le tapis de liège pour nos pieds, Solander.

MONSIEUR BANKS.

Pour vos pieds ? Vous n’allez pas vous déshabiller, Madame Banks ?

MADAME BANKS.

Non. Vous non plus, j’espère ? Vous avez oublié votre crachoir, Samuel. Avec votre asthme, c’est imprudent.

MONSIEUR BANKS.

On peut cracher ici sur toute la nature. Qu’est-ce qui aboie ainsi ?

MADAME BANKS.

Ce doit être le chien d’Outourou. Il est ressuscité. Ces dames vous oublient... Où est passé Solander, pour mes pilules ?

MONSIEUR BANKS.

Frappez dans vos mains.

MADAME BANKS.

Dieu m’en garde. Vous avez mes pilules, Solander ?

SOLANDER.

Les voici, Madame. Et voici l’alcool pour le dentier de Monsieur Banks.

MONSIEUR BANKS, déjà étendu.

Je me demande si je vais enlever mon dentier cette nuit, Evelyn. Qu’en pensez-vous ?

MADAME BANKS, s’étendant.

Enlevez-le si ne vous voulez pas devenir Vahama.

MONSIEUR BANKS.

Vous dites ?

MADAME BANKS.

Mais, si vous voulez devenir Vahama, gardez-le.

MONSIEUR BANKS.

C’est vous qui devenez folle, ou moi, Madame Banks ?

MADAME BANKS.

Hélas ! mon ami, ni l’un ni l’autre !

SOLANDER.

Nous pouvons disposer, Monsieur Banks ?

MONSIEUR BANKS.

Vous et Sullivan allez prendre la garde de chaque côté de la clairière. Vous ici, Sullivan là. Regardez, Evelyn. Quel symbolique tableau de l’Angleterre : deux superbes marins veillant sur la respectabilité des rêves d’un couple de marguilliers. Quel calme dans l’île ! Mes leçons ont déjà porté leur fruit. Je les reprendrai à l’aube, et le capitaine Cook sera content... Dormez bien, Evelyn.

MADAME BANKS.

Dormez bien, Samuel.

MONSIEUR BANKS.

Où est ma tabatière ?... La voilà... Quand j’étais enfant je ne m’endormais qu’en tenant la main de ma nourrice. Aujourd’hui qu’en tenant ma tabatière...

MADAME BANKS.

Tenez-la bien. C’est la main de la civilisation...

MONSIEUR BANKS.

Au fond, nous ne sommes pas si mal que cela, n’est-ce pas, Evelyn ?

MADAME BANKS.

Oui, une vraie nuit d’Europe.

 

 

Scène XI

 

OUTOUROU, VAÏTUROU, LE LIEUTENANT DU ROI, MONSIEUR BANKS, MADAME BANKS et LES MARINS se sont endormis aussitôt, OUTOUROU apparaît, dans la lune, suivi DES HABITANTS de l’île

 

OUTOUROU.

Ô habitants d’Otahiti, approchez ! l’effet des narcotiques dont nous avons chargé l’air a été rapide, et nos hôtes sont endormis. Comme ils sont calmes ! Comme ces Anglais ont du sang-froid ! Qui croirait à les voir ainsi immobiles et sévères que Monsieur Banks passe sa nuit avec cent femmes expertes et Madame Banks avec cent géants...

VAÏTUROU.

Sans compter mon corps invisible. Il est sûrement près d’elle, puisqu’on ne l’y voit pas.

OUTOUROU.

Ne les réveillons pas. L’œuvre magnifique de Monsieur Banks touche à son terme. Tous et toutes vous pourrez recevoir demain nos hôtes comme on les reçoit dans leurs propres villes. Je vous félicite d’avoir déjà, pour que les marins puissent dormir sur ce piédestal où dort Monsieur Banks, installé leurs lits au faîte des mancenilliers. et au-dessus des précipices. Mais ce n’est pas tout et je vous répète mes ordres : vous tous, jeunes gens et amis dans la force de l’âge, n’oubliez pas que vous êtes des travailleurs, ayez toujours chacun une bêche avec vous, éventez-vous avec vos bêches, protégez-vous du soleil avec vos bêches, dansez la danse de la bêche, quand vous dormez, dormez le sommeil de la bêche. Et ne vous en servez sous aucun prétexte, il faudra les rendre au départ. Vous, les enfants et les vieillards, gardez-vous de demander aux marins leurs boutons et leurs lunettes. Il est un moyen anglais pour se les approprier qui s’appelle le vol. Et vous, nos femmes et nos filles, au lieu d’attendre placidement nos hôtes en costumes de fête, courez au-devant des marins en leur réclamant un enfant, comme l’exige Monsieur Banks, et dès qu’ils paraîtront, jetez à terre tout ce qui sur votre corps est inflammable, je veux dire vos vêtements, car les regards des Européens, d’après Monsieur Banks, brûlent les femmes, puis entraînez-les, gorgés de vin de palme, dans l’ombre de vos cases où nos voleurs pourront à loisir les soulager discrètement de leurs canifs et de leurs blagues. Tel est l’enseignement dont l’habile Monsieur Banks nous a pénétrés en deux heures. Montrez-vous dignes de lui.

LA FOULE.

Vive Monsieur Banks !

Entre deux torches apparaît soudain le lieutenant et son escorte.

LE LIEUTENANT DU ROI.

Le notable Outourou est-il là ?

OUTOUROU.

Me voici, lieutenant.

LE LIEUTENANT DU ROI.

Notable Outourou, le capitaine Cook désirerait changer l’heure du débarquement. La nuit s’annonce si divine, l’aspect de votre île à travers ses feuillages et sous son clair de lune est tellement irrésistible, le parfum qu’elle exhale porte si peu au sommeil, qu’il vous fait demander si vous vous êtes mis d’accord avec Monsieur Banks et si, par hasard, les marins pourraient dès maintenant descendre à terre.

OUTOUROU.

Qu’ils débarquent ! Que tous ils débarquent ! L’île est prête !

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