Stilicon (Thomas CORNEILLE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 17 janvier 1660.

 

Personnages

 

HONORIUS, Empereur d’Occident

THERMANTIE, Impératrice et Fille de Stilicon

PLACIDIE, Sœur d’Honorius

STILICON, laissé par Théodose pour Tuteur à Honorius, et devenu depuis son Beau-père

EUCHERIUS, Fils de Stilicon

MARCELLIN, Capitaine des Gardes

LUCILE, Confidente de Placidie

MUTIAN, Confident de Stilicon

SUITE de l’Empereur

 

La scène est à Rome.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

THERMANTIE, EUCHERIUS

 

THERMANTIE.

Oui, j’ai parlé, mon Frère, et pour toucher son âme

Dans le plus vif excès j’ai porté votre flamme,

J’ai peint de ses transports le confus désespoir,

J’ai de l’Empereur même expliqué le pouvoir,

Et contre les dédains dont vous souffrez l’outrage

Fait agir tout l’empire où son ordre m’engage ;

Mais d’un appui si fort la pleine autorité

A semblé moins fléchir que croître sa fierté.

Plus j’en ai crû par là voir l’ardeur refroidie,

Plus dans son arrogance elle s’est applaudie,

Et mon zèle pour vous n’a fait que confirmer

L’injurieux orgueil qui l’empêche d’aimer.

EUCHERIUS.

Jugez mieux d’un mépris dont le sort est complice,

Il détruit mon espoir, mais il lui rend justice.

Dans le chemin du Trône à sa naissance ouvert          

Placidie à son rang doit l’orgueil qui me perd,

Et de mon sang au sien l’union inégale

Ne lui saurait souffrir un choix qui la ravale.

Fille de Théodose, et Sœur d’Honorius,

Sa gloire est attachée à ses justes refus.

S’ils ont pour mon amour une rigueur insigne,

La faute en est au Ciel qui m’en fit naître digne,

Et quelques rudes maux qu’il m’en faille sentir,

Je puis en soupirer, mais j’y dois consentir.

THERMANTIE.

Quoi ? vous consentirez qu’un traitement si rude      

Assure un plein triomphe à son ingratitude,

Et que de vos soupirs l’hommage rejeté

Par trop de déférence enfle sa vanité ?

Non, non, mon Frère, non, c’est trop faire l’esclave,

Il est temps de braver la fierté qui vous brave,

Montrez sous ses dédains un cœur moins abattu ;

Elle a de la naissance, et vous de la vertu,

Et de quoi que la flatte un peu trop d’arrogance,

Un seul degré peut-être en fait la différence.

Votre destin du sien peut-il mieux s’approcher ?       

Elle naquit au Trône où je vous fais toucher.

Le Fils de Stilicon la ferait peu descendre,

Après que l’Empereur s’est fait deux fois son Gendre,

Et tout autre que vous se montrerait plus vain

Du rang d’Impératrice où m’élève sa main.

D’un titre si brillant soutenez mieux la gloire,

Le plus faible combat vous offre la victoire,

Et vengeant par l’oubli votre amour négligé

Brise les fers honteux dont vous êtes chargé.

EUCHERIUS.

Ah, Madame, je sais qu’en de si rudes peines

C’est par le seul oubli qu’on peut rompre ses chaînes ;

Mais lorsqu’un vrai mérite en a formé les nœuds,

Un cœur n’est pas longtemps le Maître de ses vœux.

De l’éclat de son choix l’âme préoccupée

S’offre sans cesse aux traits qui d’abord l’ont frappée,          

Et par sa complaisance à nourrir son erreur,

Ouvre aux sens une voie à séduire ce cœur.

Comme par la raison leur rapport s’autorise,

D’une aimable imposture il aime la surprise,

Et d’un trouble inquiet goûtant le faux appas,

Cède à mille transports qu’il n’examine pas.

C’est par là qu’à soi-même il se rend infidèle,

Et quand à la révolte un fier mépris l’appelle,

En vain à son secours on tâche d’animer

Cette même raison qui lui permit d’aimer ;

Ce qu’elle eut de pouvoir pour flatter son martyre

Se trouve assujetti sous un plus fort empire,

Et l’Amour qu’elle crût toujours accompagner

Se montre le tyran de qui le fit régner.

De ses flammes alors on a beau fuir l’amorce,

On aime par surprise, il faut aimer par force,

Et quoique l’on en souffre, abandonner ses jours

À la nécessité de soupirer toujours.

THERMANTIE.

Je connais quel espoir à souffrir vous engage,

Honorius pour vous doit tout mettre en usage ;         

Mais si ce grand secours, déjà par moi tenté,

N’a peu de la Princesse étonner la fierté,

Qu’espérez-vous que fasse une attaque nouvelle

Que l’aigrir contre vous, et l’Empereur contre elle ?

D’un volontaire choix l’amour aime à s’offrir,

Et s’il règne par force, il n’en saurait souffrir.

EUCHERIUS.

Aussi ne croyez pas que le mien, quoiqu’extrême,

Voulût pour triompher employer que soi-même,

Et que faisant agir un pouvoir souverain,

Quand le cœur se refuse, il acceptât la main.

Placidie est pour moi le seul objet aimable,

Mais d’un effort illustre on voit l’amour capable,

Et puisqu’un Trône seul a de quoi la charmer,

Les effets feront voir si je sais bien aimer.

THERMANTIE.

Souvent le désespoir va plus loin qu’on ne pense.     

EUCHERIUS.

Non, si de l’Empereur...

THERMANTIE.

Le voici qui s’avance,

Parlez, votre dessein lui doit être connu.

 

Scène II

 

HONORIUS, THERMANTIE, EUCHERIUS, MARCELLIN

 

HONORIUS.

Et bien, Madame, enfin qu’avez-vous obtenu ?

Vaincrons-nous cet orgueil dont l’indigne manie

Aux vœux d’Eucherius refuse Placidie ?          

Se rend-elle moins fière ? en viendrons-nous à bout ?

THERMANTIE.

Seigneur, pour la fléchir je viens d’employer tout ;

Mais de son cœur altier l’audace téméraire

Craint peu par ses refus d’aigrir votre colère,

Et dans l’orgueil secret qui semble l’animer,

Je plains Eucherius s’il ne cesse d’aimer.

HONORIUS.

Quoi ? l’inégal dehors d’un peu plus de naissance

Peut à tant de fierté porter son arrogance,

Et l’éclat que sur lui ma faveur fait tomber

À de si durs mépris ne le peut dérober ?          

Nous verrons, puisqu’enfin elle veut m’y contraindre,

Si qui m’ose braver peut n’avoir rien à craindre,

Et si, quand votre amour a mérité ma foi,

Mon exemple est pour elle une honteuse loi.

Qu’on la fasse venir.

Marcellin sort.

EUCHERIUS.

Ah, que voulez-vous faire,        

Seigneur ? je ne suis plus un amant téméraire

Et de votre faveur le glorieux soutien

M’offre en vain une gloire où je ne prétends rien.

Ma raison sur mes sens a repris son empire,

Et dans l’heureux projet qu’à ma flamme elle inspire,          

Loin que de son ardeur j’ose attendre aucun fruit...

HONORIUS.

Non, non, Eucherius, ta vertu te séduit,

Et veut que je m’oppose à l’effort magnanime,

Qui d’un refus trop fier jette sur toi le crime.

J’autorisai ton choix, et pour le maintenir         

Je dois vaincre l’orgueil qui cherche à t’en punir.

EUCHERIUS.

Non, Seigneur, mon amour avait trop d’injustice,

Souffrez-en à ma gloire un noble sacrifice,

Et que l’empressement d’en rehausser l’éclat

L’immole tout entier au repos de l’État.

Après tant de combats dont les tristes alarmes

Tiennent Rome inquiète, et l’Italie en armes,

Le superbe Alaric formant d’autres projets,

Cherche votre alliance, et demande la Paix.

Puisque dans cet accord le sang vous intéresse,         

Permettez qu’il assure un Trône à la Princesse,

Et que de cet hymen les favorables nœuds

Remplissent sa naissance, et couronnent ses vœux.

HONORIUS.

Ce Traité dont le bruit a suspendu nos armes

Pour son ambition sans doute a quelques charmes,

Et j’admire en ton cœur le généreux effort

Qui t’en fait contre toi solliciter l’accord ;

Mais plus de ta vertu ce grand effet m’étonne,

Moins je puis consentir à ce qu’elle t’ordonne.

Viens embrasser ton Prince, et quoi qu’on fasse enfin,          

Laisse à mon amitié le soin de ton destin.

EUCHERIUS.

Daignez songer, Seigneur, que la gloire où j’aspire...

HONORIUS.

Va, laisse-moi parler, te dis-je, et te retire ;

Ta voix dans ce dessein n’est pas à consulter.

EUCHERIUS, à Thermantie.

Ah, Madame, empêchez l’Empereur d’éclater.

 

 

Scène III

 

HONORIUS, THERMANTIE

 

HONORIUS.

Je ne le vois que trop ; l’Accord qu’on nous propose

Du mépris qui nous brave est la secrète cause,

Madame, et de ma Sœur l’ambitieux projet

Court après ce faux charme, et n’a plus d’autre objet.

D’un Diadème offert l’espérance confuse         

La livre toute entière à l’orgueil qui l’abuse,

Et laisse dédaigner à ses sens éblouis

Le mérite du Père, et la vertu du Fils.

Puisqu’il n’est point de prix trop haut pour leurs services,

De sa rébellion cessons d’être complices,         

Et rompant un Accord trop longtemps écouté,

Par l’espoir qui l’anime abattons sa fierté.

THERMANTIE.

Seigneur, j’en crains pour vous un succès tout contraire,

En pensant faire tout gardez de ne rien faire.

Le cœur de la Princesse est altier en un point,

Qu’il pourra perdre un Trône, et ne se rendre point.

Puisqu’aux vœux d’Alaric Eucherius la cède

D’un hymen qui l’éloigne essayez le remède ;

L’absence sur l’Amour a beaucoup de pouvoir,

Et l’on cesse d’aimer quand on cesse de voir.

HONORIUS.

Ce remède est trop dur pour vous en oser croire,

Il blesse Eucherius comme il trahit ma gloire.

Quand l’effet pour sa flamme en serait moins douteux,

Voyez ce que pour moi la paix a de honteux.

Pouvez-vous m’y porter sans vouloir qu’on déclare

Que sous Honorius Rome a craint un Barbare,

Et qu’un Goth insolent, qu’elle dût accabler,

A trouvé les moyens de la faire trembler ?

Épargnons à sa gloire une telle bassesse,

Et pour rendre...

THERMANTIE.

Seigneur, j’aperçois la Princesse,

Souffrez que je vous quitte ; en de tels intérêts

Il faut pour s’expliquer des entretiens secrets.

 

 

Scène IV

 

HONORIUS, PLACIDIE

 

HONORIUS.

Ma Sœur, jusques ici j’ai voulu me défendre

Des sentiments d’aigreur que vous me faites prendre,

Et vu sans éclater qu’un indigne mépris           

Des soins d’Eucherius ait été le seul prix.

Vous pouviez ignorer que dans cette entreprise

Par un appui secret mon aveu l’autorise,

Que lui seul de sa flamme a fait naître l’espoir ;

Mais enfin aujourd’hui qu’on vous l’a fait savoir,      

Je ne saurais souffrir qu’un refus téméraire

Repousse avec audace un choix qui m’a su plaire,

Et comme en le bravant c’est moi que vous bravez,

J’apprends de votre orgueil ce que vous me devez.

S’il soutient trop en vous la dignité suprême,

Il expose à mes yeux les droits du Diadème,

Et me force de voir que rien ne doit borner

Les ordres absolus que je vous puis donner ;

Que quoiqu’un même sang nous ait tous deux fait naître,

Qui ne parle qu’en Frère a droit d’agir en Maître,      

Et que le rang auguste où je me vois monté

Pour régler mes projets n’a que ma volonté.

PLACIDIE.

Je sais ce qu’entre nous, quoi qu’égaux de naissance,

L’avantage du Trône a mis de différence,

Et je ne puis lui rendre un hommage plus grand       

Que d’asservir mon cœur aux respects qu’il vous rend ;

Mais, Seigneur, s’il est vrai que l’amour et la haine

D’un aveugle penchant soient la suite certaine,

Ces mouvements secrets qui naissent malgré nous

Sont des droits dont sans crime il peut être jaloux.

Comme votre aveu seul les doit laisser paraître,

Votre ordre ne peut rien pour les y faire naître,

Et ce cœur dont on cherche à confondre l’espoir,

S’il ne se donne pas, a peine à se devoir.

HONORIUS.

Qu’a fait d’Eucherius la passion extrême         

Que de presser ce cœur de se donner soi-même,

Et si de cet espoir il pouvait se flatter,

Quels plus profonds respects l’auraient pu mériter ?

Vous l’avez vu cent fois dans l’ardeur qui l’engage

De sa flamme à vos pieds porter le pur hommage,

Et n’opposer jamais à vos cruels refus

Qu’une plainte étouffée, ou des soupirs confus.

PLACIDIE.

S’il n’avait que mon cœur à son espoir contraire,

Il pourrait obtenir le don que j’en puis faire ;

Mais ce cœur qu’en secret le vrai mérite émeut,         

Ne s’ose pas toujours permettre ce qu’il veut.

Quelque doux sentiment qui tâche à le surprendre,

Il consulte ma gloire avant que de se rendre,

Et quand son intérêt l’oblige à l’étouffer,

Il la respecte assez pour n’en pas triompher.

HONORIUS.

De votre gloire en vain le charme vous abuse,

Votre cœur fait le crime, elle preste l’excuse ;

L’éclat qu’elle en attend, et qu’il craint de trahir,

Se hasarde-t-il moins à me désobéir ?

Quoique dans cet Hymen vous crûssiez voir de lâche,         

L’aveu que je lui donne en purgerait la tache,

Et pour un bon sujet qui respecte les Dieux,

L’ordre du Souverain est toujours glorieux.

Mais sur quel plus beau choix auriez-vous pu me croire ?

Jamais plus de vertu ne soutint plus de gloire.

Stilicon que toujours ont craint nos ennemis,

Se verrait sans égal s’il n’avait point de Fils.

De mille exploits fameux le superbe avantage

En tous lieux à l’envi fait briller leur courage.

Est-ce pour mériter vos indignes refus ?

PLACIDIE.

J’estime Stilicon, j’estime Eucherius,

J’estime en tous les deux la vertu qu’on m’oppose,

Mais j’estime encore plus le sang de Théodose,

Et périrais plutôt qu’on me vît consentir

Au moindre abaissement qui pût le démentir.

HONORIUS.

Je l’ai donc démenti, quand épousant sa Fille

J’ai mis par cet hymen le Trône en sa famille,

Et l’orgueil qui vous fait dédaigner un beau feu

Est de ma lâcheté le secret désaveu ?

PLACIDIE.

À qui que votre choix se fut rendu propice,

Vous eussiez pu, Seigneur, faire une Impératrice,

Mais si d’Eucherius j’ose flatter l’erreur,

Le faisant mon Époux, en fais-je un Empereur ?

Aux honneurs de sa Sœur il n’a rien à prétendre,

Vous la faites monter quand il me fait descendre,      

Et d’un auguste hymen le différent appui,

L’élevant jusqu’à vous, m’abaisse jusqu’à lui.

HONORIUS.

Si l’éclat des grandeurs où le sang vous appelle

Oppose à son mérite une fierté rebelle,

Je le mettrais si haut que de moi seul jaloux,

Il baissera les yeux pour les jeter sur vous.

Alors de vos mépris l’injurieux caprice

Lui vaudra la douceur de s’en faire justice,

Et de voir que vos vœux à leur tour méprisés

Se flattent de l’espoir que vous lui refusez.     

PLACIDIE.

Faites-le devenir ce que l’on m’a vu naître,

Pour être près du Trône aura-t-il moins un Maître,

Et quand tout l’Univers tremblerait sous sa loi,

Tant qu’il la prend d’un autre, est-il digne de moi ?

Pour mériter ce cœur où je le vois prétendre

Il faudrait que mon sort de lui seul pût dépendre,

Et que du plus haut rang sa foi prenant l’appui,

N’eût rien à respecter entre les Dieux et lui.

HONORIUS.

Superbe, enfin craignez que ma juste colère...

PLACIDIE.

J’abandonne mon sang s’il peut le satisfaire,

Seigneur, et vous pouvez, puisqu’il espère en vain,

Le venger par ma mort du refus de ma main ;

Mais portez la menace et le coup tout ensemble.

Un cœur né dans le Trône ignore comme on tremble,

Et je souffrirai tout avant que me trahir

Jusqu’à prendre un Époux qui me laisse obéir.

HONORIUS.

Je vois ce qui vous perd ; la grandeur Souveraine

Fait pour Eucherius votre plus forte haine.

Lui-même par excès de générosité

De votre ambition seconde la fierté.

Voyant tout votre cœur charmé du Diadème,

Pour vous faire régner il se trahit soi-même,

Et si je l’en veux croire, un juste et prompt accord

Au Trône d’Alaric élève votre sort.

PLACIDIE.

Quoi, pour moi d’Alaric il presse l’hyménée ?

HONORIUS.

Votre âme à cet appas s’est toute abandonnée,

Et de ce Trône offert l’ambitieux espoir,

Séduisant vos désirs, corrompt votre devoir ;

Mais si de votre orgueil la chaleur inquiète

Cherche à vous affranchir du titre de Sujette ;

Ayant d’Eucherius à soutenir le choix,

À son amour trahi je sais ce que je dois ;

Vous recevrez mon ordre.

PLACIDIE.

Il me faudra l’attendre,

Seigneur, mais cependant j’oserai vous apprendre

Qu’en vain par ses conseils il tâche à m’assurer         

L’avantage d’un rang où j’ai droit d’aspirer.

Ce Trône qu’il souhaite à mon impatience,

Le Ciel sans son secours le doit à ma naissance,

Et mon cœur n’y voit rien qu’il n’aime à dédaigner

Pour lui ravir l’honneur de m’avoir fait régner.          

HONORIUS.

L’ambition trompée adoucit bien une âme,

Nous en verrons l’effet.

 

 

Scène V

 

STILICON, PLACIDIE, MUTIAN

 

STILICON.

Qu’a l’Empereur, Madame ?

Si j’en crois l’apparence il vous quitte en courroux.

Quel en est le sujet ?

PLACIDIE.

Me le demandez-vous ?

De vos rares conseils il fait agir l’adresse         

Sans pouvoir m’obliger à faire une bassesse,

Et c’est son déplaisir qu’une illustre fierté

Soutienne ma vertu contre leur lâcheté.

STILICON.

Pour ne me plaindre pas, j’ai besoin de connaître

Ce que doit un sujet à la Sœur de son Maître.

J’ai pu trahir sa gloire, et s’il prend mes avis,

Il ne se repent point de les avoir suivis.

PLACIDIE.

Que sa gloire par eux s’assure ou se hasarde,

Je ne prends intérêt qu’à ce qui me regarde,

Et trahirais la mienne à ne pas repousser         

La honte de l’hymen où l’on veut me forcer.

STILICON.

L’amour d’Eucherius ayant su vous déplaire,

Il a tort de garder un espoir téméraire ;

Mais vous pourriez, Madame, à l’éclat d’un beau feu

Avec moins de mépris refuser votre adieu.

Quoique vous fasse croire une fierté trop prompte,

Un héros tel que lui vous ferait peu de honte.

De cent nobles travaux ce grand titre est le prix,

Tout est illustre en lui.

PLACIDIE.

Mais il est votre Fils,

Et si j’ose estimer ce qu’il mérite d’être,

Je vois ce que le Ciel l’a voulu faire naître.

STILICON.

Ce qu’il est né, Madame...

PLACIDIE.

Enfin n’en parlons plus,

Je hais sur ce sujet les discours superflus.

Si ma fierté vous blesse, il faut peu vous contraindre.

L’Empereur vous écoute, et vous pouvez vous plaindre ;

Mais si vous m’en croyez, faites-lui concevoir

L’indignité des vœux dont il flatte l’espoir ;

Non qu’après mon refus je craigne sa puissance,

Mais la faveur changeant lors que moins on y pense,

Je craindrais que mon cœur plein d’un juste courroux

Ne s’abaissât assez pour se venger de vous.

 

 

Scène VI

 

STILICON, MUTIAN

 

STILICON.

Et tu voudras encor qu’après un tel outrage

De mon ressentiment je contraigne la rage,

Et que craignant l’horreur qui confond les ingrats

Aux intérêts d’un Fils je refuse mon bras ?       

Non, non, puisque de moi, quelque honneur où j’atteigne,

Part la source du sang qui fait qu’on le dédaigne,

Je ne puis différer sans trop de lâcheté

À lui faire raison de cette indignité.

Corrigeons un défaut où le mépris s’attache,

Par la splendeur du Trône effaçons-en la tache,

Et pour l’y voir assis pressant un juste effort,

Dérobons sa naissance aux injures du sort.

MUTIAN.

Seigneur, je vous dois tout, et quoi qu’on me propose,

Pour venger votre outrage il n’est rien que je n’ose,

Le crime où vous courez ne saurait m’étonner ;

Mais vous m’avez permis de vous en détourner.

Souffrez donc que j’oppose au dessein que vous faites

Ce qu’est Honorius, ce que par lui vous êtes,

Et que je vous arrache à l’indigne fureur          

Qui veut tremper vos mains au sang d’un Empereur.

STILICON.

D’abord, je l’avouerai ; saisi d’un trouble extrême,

À prendre ce dessein j’eus horreur de moi-même,

Et d’un tel attentat mon cœur épouvanté

N’en conçut qu’en tremblant toute l’impiété.

Le sang et le devoir soudain y firent naître

Tendresse pour mon Gendre, et respect pour mon Maître,

Et ravi d’un remords qui conservait ses jours,

Pour le fortifier j’employais ton secours ;

Mais les honteux mépris d’une ingrate Princesse       

Ont de ces sentiments dissipé la faiblesse.

Pour punir un orgueil qui ne m’était pas dû

À ses premiers transports tout mon cœur s’est rendu.

En vain j’ai voulu voir ma Fille couronnée,

Je n’ai vu que d’un Fils l’indigne destinée,      

Et l’outrage éclatant que souffre son grand cœur

S’il demeure sujet des enfants de sa Sœur,

Tout rempli d’un objet et si cher et si tendre,

Le mien ne connaît plus de Maître ni de Gendre,

Et contre ses remords pleinement affermi,       

Voit dans Honorius son plus grand Ennemi.

MUTIAN.

Qu’a-t-il pu pour ce Fils qu’il n’ait pas daigné faire ?

Son rang de ce qu’il est d’un seul degré diffère,

Encore un pas peut-être, et le Trône est au bout.

STILICON.

Un degré l’en sépare ; et ce degré c’est tout.

La grandeur la plus vaste est toujours imparfaite

Quand d’un plus haut Empire elle se voit sujette,

Et ce qu’à commander elle donne de droits

Ne vaut pas la douleur d’obéir une fois.

Cependant si tu veux blâmer mon injustice,

Songe qu’Honorius lui-même en est complice,

Et que par la rigueur d’un destin peu commun,

Je ne deviens ingrat que pour en punir un.

Après avoir au Trône élevé son enfance,

Contre ses Ennemis affermi sa puissance ;

La généreuse ardeur d’une illustre amitié

D’un tout sauvé par moi me devait la moitié.

Ne dis point que peut-être il me l’eût accordée

Si pour prix de ma foi je l’eusse demandée ;

Quand sa Sœur dans mon Fils dédaigne un rang trop bas,

C’est me la refuser que ne me l’offrir pas.

Non que mon intérêt m’eût forcé d’entreprendre

Si pour Eucherius j’eusse pu m’en défendre ;

Mais enfin tous mes vœux ne se trouvent remplis

Que de l’avidité de voir régner ce Fils.

D’un Astre dominant l’indispensable empire

À cet arrêt du sort me contraint de souscrire,

Et dussai-je y périr, quoi qu’il doive en coûter,

Pour lui laisser un Trône il faut l’exécuter.

MUTIAN.

Mais pourquoi lui cacher vos desseins de la sorte     

Si son seul intérêt à conspirer vous porte ?

Devrait-il ignorer ce qu’on ose pour lui ?

STILICON.

Oui, puisqu’à l’Empereur il servirait d’appui,

Et que s’il peut l’apprendre, il n’est rien qu’il ne fasse

Pour détruire un projet qui le met en sa place.

D’ailleurs aimant ce Fils, je lui dois épargner

Tout ce qui le rendrait indigne de régner.

La tendresse pour lui qu’il faut que je soutienne,

Aime à sauver sa gloire aux dépens de la mienne,

Et comme le mépris qui s’attache à son rang

Prend en lui pour objet la honte de mon sang,

Pour l’en justifier sans noircir son estime,

Mon cœur à sa vertu veut bien prêter un crime,

Et pour le couronner, y courant sans effroi

Le venger de l’affront d’être sorti de moi.        

MUTIAN.

J’admire pour un Fils l’ardeur qui vous anime ;

Mais songez-vous assez jusques où va ce crime,

Et que tout l’avenir condamnant sa fureur,

Ne l’examinera que pour en prendre horreur ?

STILICON.

Va, va, si l’avenir ne lui fait point de grâce,

Il en louera du moins l’inébranlable audace,

Et rendra ce qu’il doit aux surprenants transports

Qui me font voir le crime, et braver le remords.

Peins-toi mon entreprise encore plus effroyable ;

Une grande âme seule en peut être capable.

Plus l’attentat est noir, plus son indignité

Veut du cœur le plus haut l’entière fermeté.

Des plus sacrez devoirs étouffer le murmure

C’est à ses passions asservir la nature ;

Cet effort ne part point d’un courage abattu,

Et pour faire un grand crime il faut de la vertu.

MUTIAN.

Ce genre de vertu touche un peu trop votre âme.

STILICON.

Enfin tu veux en vain que j’en craigne le blâme,

La chose est résolue, et tout prêt d’éclater,

Un lâche repentir ne saurait m’arrêter.

Il faut sans balancer que dès cette nuit même

La mort d’Honorius couronne un Fils que j’aime.

Rien ne peut mettre obstacle au dessein que j’en fais,

Je puis tout sur l’armée, on me craint au Palais,

Et j’ai dans l’entreprise intéressé sans peine

Tous ceux dont le pouvoir l’eut pu rendre incertaine.

Ainsi pour voir l’effet que je m’en suis promis,

En secret chez Zénon assemble nos amis.

Zénon peut tout pour nous et brûle d’entreprendre.

Dans une heure au plus tard j’aurai soin de m’y rendre,      

Et là, pour le succès d’un si hardi dessein,

Nous choisirons ensemble et le temps et la main.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

PLACIDIE, LUCILE

 

PLACIDIE.

Quoi, pour un Trône offert par l’hymen qu’on propose

Aux soins d’Eucherius je devrais quelque chose,

Et lui donnerais droit de pouvoir se flatter      

D’avoir prêté la main à m’y faire monter ?

Non, non, quand son conseil m’assure une Couronne,

Je me dois le refus dont la fierté t’étonne,

Et tu prétends en vain que je puisse aujourd’hui

Faire paraître une âme aussi basse que lui.     

LUCILE.

Quelle bassesse d’âme éclate dans ce zèle

Dont l’ardeur toute pure au Trône vous appelle ?

Sans trop d’emportement, qu’y pouvez-vous blâmer ?

PLACIDIE.

La lâcheté d’un cœur qui feignit de m’aimer,

Et qui du plus beau feu s’imposant la contrainte,      

En affecta les soins sans en sentir l’atteinte.

LUCILE.

Soupçonner dans le sien des sentiments si bas,

C’est en prendre pour lui qu’il ne mérite pas.

Sitôt qu’à vos souhaits on offre un Diadème,

Il fait gloire pour vous de se trahir soi-même ;

D’un hymen qui le perd il va presser l’aveu,

Et dans ce grand effort vous doutez de son feu ?

PLACIDIE.

Par un éclat trompeur cet effort t’a charmée.

On doit tout immoler à la personne aimée,

Mais d’un indigne sort le coup le plus fatal

Ne la fait point céder à l’espoir d’un Rival.

Quand il faut que l’Amour jusque-là se trahisse,

La révolte plaît mieux qu’un si grand sacrifice,

Et quelque dur revers dont l’on soit combattu,

C’est aimer lâchement qu’avoir tant de vertu.

LUCILE.

Et bien, sa lâcheté va jusques à l’extrême.

Si vous le haïssez, qu’importe qu’il vous aime,

Et par quel intérêt vous pouvez-vous fâcher

Qu’il affecte un amour qui ne vous peut toucher ?

PLACIDIE.

Quel intérêt, hélas !

LUCILE.

Votre cœur en soupire ?

PLACIDIE.

Ce soupir t’en dit plus que je n’en voulais dire ;

Tu viens de trouver l’art de me le dérober.

Cache-toi la faiblesse où tu me vois tomber,

Lucile, et s’il se peut, te déguisant ma peine,

Prends un effet d’amour pour des marques de haine.

LUCILE.

Vous, de l’amour, Madame ?

PLACIDIE.

Étonne, étonne-toi

De ce qu’il faut enfin confier à ta foi.

J’aime, et ce feu secret qui contraint ma franchise

L’eut combattue en vain s’il ne l’eut pas surprise ;

Il l’a pu d’autant mieux que contre son ardeur

Mon orgueil me sembla répondre de mon cœur,

Et me fit négliger le soin de me défendre

D’estimer un Sujet indigne d’y prétendre.

Ainsi d’Eucherius le zèle officieux

Cent fois sur sa vertu sut arrêter mes yeux ;

J’en connus tout le prix, j’en goûtai tous les charmes,

Je m’en sentis émue, et n’en pris point d’alarmes ;

De l’éclat de mon sang la jalouse fierté

Au milieu du péril faisait ma sûreté.

Sur un appui si faux mon âme trop crédule

D’un chagrin inquiet rejeta le scrupule,

Et ne voulut pas voir que sous ce piège adroit

L’estime bien souvent va plus loin qu’on ne croit.

J’en fis l’épreuve, hélas ! quand je me crûs capable

De rendre cette estime un peu moins favorable.         

Vers un penchant si doux tout mon cœur emporté

Trouva dans sa faiblesse une nécessité ;

D’un feu qu’il devait craindre il eut beau voir l’amorce,

Il voulut le combattre, et n’en eut pas la force,

Et vit bien que l’Amour qu’il tâchait d’étouffer,          

Avant qu’il se déclare, est sûr de triompher.

LUCILE.

Mais si d’Eucherius l’hommage a su vous plaire,

Vous devez à ses vœux vous rendre moins contraire.

Pourquoi fuir un hymen qui les peut couronner ?

PLACIDIE.

Tu me connais, Lucile, et peux t’en étonner ?

Je t’en ai fait l’aveu, j’aime, et pour mon supplice

De l’erreur de mes sens mon cœur s’est fait complice,

Et n’a pu résister à ces charmes flatteurs

Qu’étalent à l’envi de si doux imposteurs ;

Mais celles de mon rang, de leurs désirs maîtresses,

Savent purger l’amour de ses moindres faiblesses,

Et dérober sa flamme aux douceurs de l’espoir

Quand il trahit leur gloire, ou blesse leur devoir.

Eucherius me plaît ; mais ce que je suis née

Dans un si vaste orgueil pousse ma destinée,

Qu’un Trône seul offert à mes brûlants désirs

Me peut faire sans honte avouer ses soupirs.

Mais que dis-je ! sur lui si j’obtins quelque empire,

Par son lâche conseil il cherche à s’en dédire,

Et j’ai crû bien en vain qu’il avait mérité          

Les dédains où pour lui j’excitais ma fierté.

Oui, s’il t’en faut montrer l’aveuglement extrême,

Je ne l’ai dédaigné que parce que je l’aime,

Et qu’un pareil refus balançant son destin,

Lui pouvait à l’Empire ouvrir quelque chemin.

L’Empereur Gratian pour une moindre cause

Daigna le partager avec Théodose,

Et ce fameux exemple eut pu seul aujourd’hui

Forcer Honorius à faire autant pour lui.

Les soins qu’eut Stilicon d’élever son enfance

Méritaient pour son Fils cette reconnaissance,

Et ce n’est qu’à ce prix qu’osant me déclarer

J’eusse promis l’aveu qu’on lui fait espérer ;

Mais quand pour Alaric j’apprends qu’il s’intéresse,

Mon cœur ne saurait trop condamner ma bassesse,

Et mon orgueil honteux qu’on ait pu l’abuser...

LUCILE.

Écoutez-le, Madame, avant que l’accuser ;

Le voici qui paraît.

 

 

Scène II

 

PLACIDIE, EUCHERIUS, LUCILE

 

PLACIDIE.

J’apprends avec surprise

Que l’espoir d’Alaric par vous se favorise ;

Mais de mes sentiments c’est assez mal juger

D’avoir crû que ce zèle eut de quoi m’obliger.

Dans le rang que je tiens j’ai l’âme un peu trop vaine

Pour vouloir vous devoir la qualité de Reine,

Et forcer mon courage au lâche abaissement

D’écouter vos conseils sur le choix d’un Amant.         

EUCHERIUS.

C’est donc ce qui manquait à ma disgrâce extrême

Que quand ce triste cœur s’immole à ce que j’aime,

Cet effort que ma flamme en vain a combattu

N’eut que le faux éclat d’une lâche vertu ?

Persistez à mes vœux d’être toujours contraire,          

J’ai mérité la mort quand je n’ai su vous plaire,

Et je dois croire égal d’en recevoir les coups,

Ou d’un hymen funeste, ou de votre courroux.

PLACIDIE.

J’y pourrais consentir sans qu’on vous crut à plaindre.

Qui peut le conseiller n’a pas lieu de le craindre,      

Et s’offre à voir d’un œil pleinement satisfait

Le succès d’un accord dont il presse l’effet.

EUCHERIUS.

Dites que votre haine enfin trop endurcie

Par l’excès d’un beau feu ne peut être adoucie,

Et que son injustice aime à se déguiser

Ce qu’aujourd’hui pour vous le mien m’a fait oser.

J’espérais que par là nous la verrions s’éteindre,

Que n’ayant pu m’aimer vous daigneriez me plaindre,

Et que pour vous servir prêt à quitter le jour,

La pitié m’obtiendrait ce que n’a pu l’amour ?

Mais comme les mépris dont ma flamme est suivie

À d’éternels malheurs avaient livré ma vie,

Ce que sur mes désirs ma vertu fait d’effort,

Ne vaut pas qu’un soupir soit le prix de ma mort.

PLACIDIE.

Sur quelle étrange erreur cette plainte est formée !

À cause qu’on me cède on croit m’avoir aimée,

Et toute mon estime est le moins que je dois

À l’indigne attentat qu’on veut faire sur moi ?

EUCHERIUS.

Quoi, vous croyez assez l’aigreur qui vous anime,

Pour traiter d’attentat un conseil magnanime,

Et m’attacher à vous sans me considérer,

C’est démentir l’ardeur que j’ai su vous jurer ?

Non qu’en un rang égal j’eusse pu me résoudre

D’attirer sur mon feu ce dernier coup de foudre ;

Mais je suis sans murmure un ordre si fatal

Quand je vous cède au Trône, et non à mon Rival.

Je l’avouerai pourtant ; à quoi que je m’apprête,

Le déplaisir affreux de vous voir sa conquête

N’aigrira pas si peu la douleur d’un Amant,

Qu’à sa triste disgrâce il survive un moment ;

Mais puisqu’un Sceptre seul peut remplir votre attente,

Je mourrai trop heureux de vous laisser contente,

Et du moins ce succès de vos plus chers désirs

Mêlera quelque joie à mes derniers soupirs.

PLACIDIE.

Par trop d’aveuglement ta passion me brave ;

Renonçant à mon cœur tu le fais ton esclave,

Et de ton désespoir suivant l’injuste loi,

Tu prends droit de donner ce qui n’est pas à toi.

Connais, Eucherius, connais mieux ta Princesse ;

Si de l’ambition la noble ardeur me presse,

Un Trône n’est pas tant qu’il me doive coûter

La honte du secours qui m’y ferait monter.

Quel zèle injurieux, quelle vertu maligne

Brigue pour moi le rang dont ma naissance est digne,

Et te fait hasarder un téméraire effort

Pour attirer sur toi la gloire de mon sort ?

Doutes-tu qu’en secret mon sang ne me réponde

D’élever mon destin à l’Empire du monde,

Et que son juste orgueil ne porte mes regards

Jusqu’à pouvoir un jour lui laisser des Césars ?         

Règle mieux tes conseils, et bornes-en l’audace ;

Je ne veux rien devoir où je puis faire grâce,

Et si toujours le Trône échauffe mon désir,

Il est des rois pour moi quand je voudrais choisir.

EUCHERIUS.

Je sais qu’il n’en est point à qui l’amour n’ordonne

De venir à vos pieds abaisser leur couronne,

Et du choix d’Alaric si j’ai paru jaloux,

C’est sans m’être flatté de rien faire pour vous.

J’ai voulu seulement par une mort plus prompte

D’un hommage odieux vous épargner la honte,         

Et dérober ce cœur qui se sent trop charmer,

Au crime glorieux de vous oser aimer.

Vous en donnez l’arrêt, c’est à moi de le suivre ;

Mais pour cesser d’aimer, je dois cesser de vivre,

Et l’hymen dont l’horreur accable mon amour

Est le plus sûr moyen de me priver du jour.

PLACIDIE.

Moi, j’ai fait quelque effort pour éteindre en ton âme

Ce que tes vœux offerts m’y firent voir de flamme,

Et l’aigreur dont tu crois qu’elle ait dû m’animer

Ne t’aurait pu souffrir la liberté d’aimer ?        

EUCHERIUS.

Qu’a donc fait ce mépris à mes vœux si contraire ?

PLACIDIE.

Il a dû te défendre un espoir téméraire ;

Mais en vain ton amour en craindrait la rigueur,

Il part de ma naissance, et non pas de mon cœur,

Et la gloire d’aimer sans voir rien à prétendre,

Est le plus digne prix qu’un beau feu doive attendre.

EUCHERIUS.

Le mien de cette gloire est pleinement charmé ;

Mais hélas ! aime-t-on sans vouloir être aimé ?

PLACIDIE.

Ne crois pas que jamais l’orgueil du Diadème

Relâche une Princesse à confesser qu’elle aime,         

Et que sur ses désirs son rang puisse si peu,

Qu’il la laisse descendre à ce honteux aveu ;

Mais comme d’injustice il la rend incapable,

Il faut examiner ce qu’on a d’estimable,

Voir en soi ce qu’en eux les vrais Héros ont eu,

Se convaincre en secret de toute leur vertu,

S’en pouvoir applaudir, et sur un si bon signe

Se répondre du cœur dont l’on se trouve digne.

Non qu’enfin ce ne fut un bonheur assez vain

De mériter ce cœur sans mériter la main ;         

Mais c’est toujours beaucoup à qui n’y peut prétendre,

Qu’au seul crime du sort ayant droit de s’en prendre,

On ne lui puisse au moins dans un malheur si grand,

Reprocher qu’un défaut dont il n’est pas garant.

EUCHERIUS.

Ah, si par ce défaut ma passion extrême...       

PLACIDIE.

Adieu, l’Empereur vient ; aime, j’y consens, aime ;

Mais si tu t’y résous, quoi qu’il faille endurer,

Sachant ce que je suis, aime sans espérer.

 

 

Scène III

 

HONORIUS, EUCHERIUS, SUITE de l’Empereur

 

HONORIUS, à sa suite.

Qu’on s’éloigne de nous.

EUCHERIUS.

Seigneur, dans quelle crainte

Me jette le chagrin dont votre âme est atteinte ?         

Je le vois qui s’explique au trouble de vos yeux.

HONORIUS.

Prends et lis, ce billet te l’expliquera mieux.

EUCHERIUS lit.

Malgré mille bienfaits une main trop ingrate

Vous doit à sa fureur cette nuit immoler.

De peur qu’avant ce temps l’entreprise n’éclate,       

Devant aucun témoin je n’ose vous parler.

Beaucoup dans le palais favorisent le Traître,

Et si vous le voulez connaître,

Faites qu’en secret et sans bruit

Dans votre cabinet je puisse être conduit.

ZÉNON.

Que contre vous, Seigneur, une main parricide...

Mais vous savez le nom du lâche, du perfide,

Et vous aurez appris l’ordre de l’attentat ?

HONORIUS.

On n’ose me parler de peur de faire éclat,

Et pour fuir ce péril, c’est par l’Impératrice      

Que ce billet reçu m’en a donné l’indice,

Avec tant de secret qu’on lui peint tout perdu,

Si l’on peut découvrir qu’il m’ait été rendu.

Elle-même ignorant quel avis on me donne,

S’alarme pour l’État, et non pour ma personne,          

Et du trouble où me jette un coupable projet

Le seul Eucherius sait encore le sujet.

EUCHERIUS.

Il faut le prévenir, mais un si prompt orage

Par l’effroi du péril fait trembler mon courage,

Et mon zèle d’ailleurs l’osant examiner

Dans l’avis de Zénon voit tout à soupçonner.

Ce dangereux esprit m’est suspect d’artifice,

Et vous donnant du crime un imparfait indice,

Le secret qu’il demande engage à présumer

Qu’il peut convaincre mal ceux qu’il craint de nommer.      

HONORIUS.

Qui te fait dans Zénon croire tant de bassesse ?

EUCHERIUS.

Le peu que pour l’État je sais qu’il s’intéresse.

Son zèle en vain pour vous cherche à se signaler,

Qui peut rendre un billet aurait pu vous parler ;

Et même en ce billet, par quelle politique        

Vous taire les auteurs d’un crime qu’il explique ?

Un perfide, un ingrat, malgré mille bienfaits,

S’engage contre vous au plus noir des forfaits ?

S’il vous fallait par là deviner le coupable,

Qui craindrait plus que moi d’en être crû capable ?

Je tiens de vos bontés un sort si glorieux...

HONORIUS.

Ah, c’est pousser trop loin un scrupule odieux.

Sur ta fidélité je prends toute assurance,

Et pour te faire voir quelle est ma confiance,

Tout ce que j’apprendrai d’un attentat si noir,

C’est de toi seulement que je le veux savoir.

Va-t’en trouver Zénon, dis-lui que je t’envoie,

Puisqu’il est dangereux qu’au palais il me voit,

Et pour en être crû lui montrant ce billet,

Du sort qu’on me prépare obtiens tout le secret,        

Je le saurai de toi.

EUCHERIUS.

Tant de bonté m’accable,

Seigneur, mais s’il s’obstine à taire le coupable ?

HONORIUS.

Ne crains pas qu’il refuse à s’ouvrir avec toi ;

Il sait trop quels secrets je confie à ta foi,

Et suspect s’il me parle, il n’aura pas de peine

À m’avertir par toi de celui qui le gêne.

Marcellin vient ici ; va, ne perds point de temps,

Ton zèle me répond de tout ce que j’attends.

 

 

Scène IV

 

HONORIUS, MARCELLIN

 

HONORIUS.

As-tu porté mon ordre ?

MARCELLIN.

Oui, Seigneur, et la trêve

Fait naître pleine joie alors qu’elle s’achève.

De l’orgueil d’Alaric tous vos chefs indignez

Formaient d’injustes vœux que vous leur épargnez,

Et j’admire l’ardeur que chacun d’eux prépare

À triompher d’un Got, à chasser un Barbare.

La Princesse le sait, et je viens de la voir,         

Mais rien dans ce revers n’a paru l’émouvoir,

Et d’un Trône échappé la disgrâce éclatante

Lui laisse pour sa perte une âme indifférente.

HONORIUS.

Son orgueil s’étudie à paraître adouci ;

Mais je vois Stilicon, laisse-nous seuls ici.       

 

 

Scène V

 

HONORIUS, STILICON

 

HONORIUS.

Approche, et si toujours la même ardeur t’enflamme,

Viens juger de ma peine au trouble de mon âme.

On nous hait, Stilicon, et tes sages avis

En tout temps pour l’État écoutez et suivis,

Dans mon gouvernement mêlent tant de faiblesse,

Que Rome se trahit d’en souffrir la bassesse.

STILICON.

Quoi, Seigneur, l’insolence irait jusqu’à l’abus ?

On s’emporte à la plainte ? on murmure ?

HONORIUS.

On fait plus,

Et par une fureur que cette haine inspire,

On en veut à mes jours, Stilicon, on conspire.

STILICON.

On conspire, Seigneur ?

HONORIUS.

Qui l’eût jamais pensé,

Qu’un perfide à ma mort se fut intéressé,

Et que né dans le Trône où m’affermit ton zèle,

J’y dusse redouter une main infidèle ?

En vain l’ordre du Ciel a daigné m’y placer ;

Tes soins m’en firent digne, et l’on m’en veut chasser.

STILICON.

Non, Seigneur, ce seront de ces vaines alarmes

Qui servent d’un beau Règne à redoubler les charmes,

Et qui par leur menace étonnant les esprits,

Du bien que l’on possède étalent mieux le prix.         

L’apparence qu’un Prince et si grand et si juste,

Que bien moins que son rang sa vertu rend auguste,

Chéri de tout son peuple, adoré dans sa cour,

Autorisât la haine à le priver du jour ?

HONORIUS.

Il l’a fait toutefois, et Zénon...

STILICON.

Quoi, le traître,

Zénon, l’ingrat Zénon attente sur son Maître,

Et ce que tout l’enfer verrait avec horreur,

Il cherche à s’immoler un si bon Empereur ?

Ah, sans daigner l’ouïr de peur qu’il vous fléchisse,

Ne commettez qu’à moi l’ordre de son supplice,       

Et ne vous laissez pas la triste liberté

De consulter son crime avec votre bonté.

HONORIUS.

À trop d’emportement ton zèle te dispense ;

Tu parles de supplice où je dois récompense,

Et ton avidité d’en voir punir l’Auteur,

Impute un parricide à mon Libérateur.

Oui, bien loin que Zénon à ma mort s’autorise,

C’est lui dont je reçois l’avis de l’entreprise,

Et sa fidélité qu’il n’a pu démentir,

Du péril que je cours cherche à me garantir.

STILICON.

Il vous en donne avis ? mais achevez, de grâce,

De quel lâche assassin doit-on craindre l’audace ?

HONORIUS.

C’est ce que son billet ne m’a point fait savoir.

STILICON.

Et je m’arrête encore ? Seigneur, il faut le voir,

Ignorant le coupable on pourrait vous surprendre.

HONORIUS.

L’ordre est donné, demeure, on me va tout apprendre,

Et du nom d’un ingrat tu prends un vain souci

Si devant toi son crime est prêt d’être éclairci.

Mais quel est ce désordre où ton cœur s’abandonne ?

Tu sembles interdit, ton courage s’étonne !      

STILICON.

Quoi, quand la trahison cherche à vous accabler,

Je le pourrais, Seigneur, apprendre sans trembler ?

Théodose à mes soins commit votre jeunesse,

Et ce cœur a pour vous conçu tant de tendresse,

Que redoutant un coup dont j’ignore le bras,

Dans l’horreur du péril je ne me connais pas.

Le secret de Zénon me tient l’âme à la gêne ;

Vous aurez ordonné sans doute qu’on l’amène,

Et je crains pour cet ordre où vous vous assurez,

Que vous n’ayez choisi quelqu’un des Conjurés.       

Souvent pour mieux trahir le plus zélé peut feindre,

Enfin tout m’est suspect où je vois tout à craindre,

Et je plains votre sort si sans plus différer

Moi-même de Zénon je ne cours m’assurer.

Vos jours sont précieux, le péril est extrême,

Et je ne puis ici me fier qu’à moi-même.

Permettez donc, Seigneur...

HONORIUS, l’embrassant.

Ô Prince trop heureux,

D’avoir dans sa disgrâce un Ami généreux !

Que l’entreprise éclate aussitôt qu’elle est sue,

Ne m’abandonne point, et j’en crains peu l’issue ;      

Ta vue est un secours qui m’en ôte l’effroi,

Et pour la renverser il me suffit de toi.

Mais en vain pour Zénon tu crains ce que j’ordonne ;

Vois celui qui paraît, veux-tu qu’on le soupçonne ?

STILICON.

Ah, Seigneur.

 

 

Scène VI

 

HONORIUS, STILICON, EUCHERIUS

 

HONORIUS.

As-tu su le nom de l’Assassin ?

Parle, et devant ton Père éclairci mon destin.

EUCHERIUS.

Seigneur, j’ai vu Zénon, et tâché de l’apprendre.

Dans la cour du Palais il s’était venu rendre,

Où l’ayant à l’écart adroitement tiré,

Je demande pour vous quel bras a conspiré.

Il en paraît surpris, son visage se trouble,

À me voir son billet sa surprise redouble.

Il demeure pourtant d’accord de l’attentat ;

Mais me l’éclaircir mieux serait trahir l’État,

Il suffit que je sache un complot si funeste,      

Et ce n’est qu’à vous seul qu’il peut dire le reste.

HONORIUS.

Zénon ne t’a rien dit !

STILICON.

Et tu n’as point pressé ?

EUCHERIUS.

J’ai tenté cent efforts, et n’ai rien avancé,

J’ai beau de l’entreprise examiner la rage,

Il ne peut là-dessus s’expliquer davantage.

Ce que par son aveu je crois justifier,

C’est à vous seulement qu’il le doit confier,

Et même je vous livre à la fureur d’un Traître,

Si je découvre ailleurs ce qu’on m’en fait connaître ;

Il m’engage au secret, et pour se voir sans bruit         

Par des lieux dérobez près de vous introduit,

Comme sans nouvel ordre il n’y saurait prétendre,

Dans le bois du jardin il est allé l’attendre.

HONORIUS.

Zénon ne te dit rien, et veut m’entretenir ?

STILICON.

Ah, Seigneur, que de maux s’offrent à prévenir !        

Zénon cherche à vous perdre, et de son artifice

Mon Fils trop imprudent s’est rendu le complice,

Puisqu’enfin son silence étant à redouter,

Pour fuir toute surprise il devait l’arrêter.

EUCHERIUS.

J’ai craint que cet éclat fît sur l’heure entreprendre.

HONORIUS.

Quoi, jusque sur un Fils ton soupçon peut descendre ?

STILICON.

Non, Seigneur ; de mon sang l’exacte pureté

Ne me répond que trop de sa fidélité,

Et si pour la noircir il était assez lâche,

Ma main dans tout le sien en laverait la tache ;           

Mais alors qu’il s’agit d’un pareil attentat,

La plus faible imprudence est un crime d’État.

C’est hasarder ensemble et vos jours et l’Empire.

HONORIUS.

Tu crois donc que Zénon...

STILICON.

Oui, je crois qu’il conspire,

Et ne veut sans témoins vous voir et vous parler       

Que pour prendre son temps à vous mieux immoler.

Je connais dans la Cour quelles sont ses pratiques,

Et pour peu qu’au palais il ait formé d’intrigues,

Si de votre personne il nous tient éloignez,

Vos Gardes par ses soins se trouveront gagnez.         

Ne lui donnez point lieu de vous pouvoir surprendre.

HONORIUS.

Quoi ? sur un seul soupçon refuser de l’entendre ?

STILICON.

Non, mais comme pour vous on doit s’en prévaloir,

Faites changer la Garde avant que de le voir ;

Ôtez à son espoir ce moyen de vous nuire,      

Et quand auprès de vous on le viendra conduire,

Donnant ordre au passage à le faire arrêter,

Quel que soit son secret, forcez-le d’éclater.

HONORIUS.

Ah, que ne dois-je point à ta rare prudence !

Elle assure mes jours contre la violence.

Je t’en laisse le soin, ordonne sur ce point,

Change, dispose, agis ; toi, ne me quitte point.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

HONORIUS, EUCHERIUS

 

HONORIUS.

Dissipe, Eucherius, dissipe ces alarmes.

Quand Zénon hautement prendrait enfin les armes,

Et qu’auteur d’un complot dont il te voit instruit,      

Il voudrait par la force en recueillir le fruit,

D’un si hardi dessein quelle que fut la suite,

Je plaindrais mon malheur sans blâmer ta conduite,

Puisqu’un destin égal était à redouter

De l’aveugle chaleur qui l’eût fait arrêter.        

À voir par cet éclat la trame découverte,

Soudain les Conjurés eussent pressé ma perte,

Et précipitant tout, auraient jeté mes jours

Dans un péril plus grand que celui que je cours.

Tu m’en as épargné la triste certitude.

EUCHERIUS.

La crainte à mon esprit en est toujours bien rude,

Et pour rester sans trouble en de tels attentats,

Le coup seul trop souvent fait connaître le bras.

HONORIUS.

C’est dans la trahison un péril ordinaire ;

Mais nous le préviendrons par les soins de ton Père,

Le voici qui déjà l’aura su détourner.

 

 

Scène II

 

HONORIUS, STILICON, EUCHERIUS

 

HONORIUS.

Et bien, Zénon vient-il ?

STILICON.

On va vous l’amener,

Seigneur, et Mutian s’est chargé de le prendre

Où lui-même au jardin a promis de se rendre.

Sans en savoir la cause il doit secrètement       

Le conduire de là dans cet appartement,

Où nous le forcerons, quel qu’en soit le mystère,

D’expliquer hautement ce qu’il a voulu taire.

Ainsi coupable ou non, Seigneur, vous l’allez voir,

Sans que les conjurez en puissent rien savoir,

Et quand même sur l’heure ils le pourraient apprendre,

En vain à force ouverte ils voudraient entreprendre,

J’ai su prévoir à tout, et mes ordres secrets

M’assurent de la ville ainsi que du Palais.

HONORIUS.

Ô zèle qu’à jamais il faudra qu’on admire !

Une seconde fois je te devrai l’Empire.

Tes soins dans mon enfance à maintenir mes droits

M’avaient su conserver le rang où je me vois ;

Par eux Rome toujours respecta mon peu d’âge,

Et maintenant qu’un traître à conspirer s’engage,       

La même ardeur encore t’intéressant pour moi...

Mais je vais mieux savoir tout ce que je te dois,

J’aperçois Mutian.

STILICON.

Ciel ! de quelle disgrâce

Par un retour si prompt reçois-je la menace ?

Peut-il au rendez-vous s’être déjà trouvé ?      

 

 

Scène III

 

HONORIUS, STILICON, EUCHERIUS, MUTIAN, MARCELLIN, SUITE

 

MUTIAN.

Ah, Seigneur ! savez-vous le malheur arrivé ?

Zénon...

HONORIUS.

Et bien, Zénon ?

STILICON.

Voudrait-il entreprendre ?

Parlez.

MUTIAN.

Dans le jardin je songeais à me rendre,

Quand le nom de Zénon qui suivent de longs cris.    

M’arrêtant tout à coup, me laisse tout surpris

Je quitte l’escalier, et ce grand bruit m’engage

À détourner mes pas vers cet obscur passage,

Dont le sentier étroit éclairé d’un faux jour,

Jusqu’en ce Cabinet offre un secret détour.

Là tout saisi d’horreur d’une triste rencontre,

Je cherche à démentir ce que mon œil me montre.

De trois coups de poignard qui lui percent le flanc,

L’infortuné Zénon tout baigné dans son sang...

HONORIUS.

Zénon est mort ? ah Ciel !

EUCHERIUS.

Quoi, Zénon...

STILICON.

Ô disgrâce !

Mais enfin ?

MUTIAN.

Je m’approche, et chacun me fait place.

En lui prenant la main je me la sens presser,

Un reste de vigueur semble se ramasser,

Je l’entends qui soupire.

STILICON.

Ô succès favorable !

Il a parlé sans doute, et nommé le Coupable ?

MUTIAN.

Il l’a voulu du moins, mais l’effort qu’il y fait

Hâte sa destinée, et trompe mon souhait ;

Il expire.

STILICON.

Et du crime on n’a rien pu connaître ?

MUTIAN.

Beaucoup l’environnaient lors qu’on m’a vu paraître,

Je m’en informe à tous, mais tous le croyant mort,

Sans en avoir rien su, plaignaient son triste sort.        

HONORIUS.

Le mien est plus à plaindre, et dans cette disgrâce

Les funestes soupçons où mon cœur s’embarrasse

Avec tant d’horreur en confondent l’espoir,

Qu’il n’ose examiner ce qu’il craint de savoir.

Eucherius a su l’avis que l’on me donne.         

Zénon qu’il va trouver ne lui nomme personne,

Il ne l’arrête point, et lors qu’il est mandé,

Ce malheureux Zénon se trouve poignardé !

Hélas ! comme à le voir c’est toi seul que j’emploie,

Lui mort, Eucherius, que faut-il que je croie ?

As-tu juré ma perte, et son sang répandu

Te rend-il ton secret quand le mien est perdu ?

EUCHERIUS.

Me soupçonner, Seigneur, moi ?

HONORIUS.

Que puis-je donc faire ?

Si je veux t’excuser, je condamne ton Père,

Et le fatal soupçon qui m’accable aujourd’hui

Ne s’éloigne de toi que pour tomber sur lui.

Du crime dont Zénon m’a donné connaissance

Seuls vous avez reçu tous deux la confidence,

Et mon malheur est tel, que mon sort le plus doux

Est d’avoir quelque lieu de douter entre vous.

Doutons, puisque par là du moins en apparence

Le Criminel encore garde quelque innocence.

Dures extrémités où je me vois réduit !

Ce que je dois à l’un est par l’autre détruit.

Tous deux contre un ingrat m’ont fait voir même zèle,         

Mais si dans mon malheur l’un me reste fidèle,

Mon cœur est sur ce choix contraint de balancer ;

Il a peur de punir s’il veut récompenser,

Et n’ose à l’innocent se rendre favorable,

De crainte en le cherchant de trouver le coupable.     

Qui que tu puisses être, ô Coupable trop cher,

Qui confondant ton crime as l’art de te cacher,

Dût l’erreur où je suis me devenir funeste,

Laisse-m’en la douceur, c’est tout ce qui me reste.

Cette incertaine mort dont je suis menacé        

Me plaît mieux que la tienne où je serais forcé,

Et je n’ai point à craindre un destin plus contraire

Qu’être réduit à perdre une teste si chère ;

De tous ses coups pour moi c’est là le plus affreux.

Pour couvrir le Coupable offre-m’en toujours deux,

Empêche l’innocent de se faire connaître,

Et parais-le du moins puisque tu ne peux l’être.

STILICON.

Ah, Seigneur ! dans l’horreur dont je me sens frappé

Pardonnez si mon trouble est si tard dissipé,

Et si tant de bontés m’arrachent avec peine

Le déplorable aveu qui m’acquiert votre haine.

Je le nierais en vain, le crime est avéré,

Eucherius ou moi nous avons conspiré,

Le malheur de Zénon en convainc l’un ou l’autre,

Et quand son sang versé marque la soif du vôtre,      

Un scrupule douteux retient trop votre bras.

Si le coupable l’est, le crime ne l’est pas.

Il faut punir, Seigneur, et sans incertitude

Votre courroux m’en doit la peine la plus rude,

Puisqu’armant contre moi sa plus fière rigueur,         

Vous êtes sûr d’en perdre, ou la cause, ou l’auteur.

D’une ou d’autre façon ma mort est nécessaire,

Je suis par moi coupable, ou le suis comme Père,

Qui détournant de moi l’attentat entrepris,

Ne puis être innocent des crimes de mon Fils.

C’est moi qui dans son cœur lui donnant la naissance,

En dois avoir jeté l’effroyable semence,

Enraciné l’instinct, et coulé dans son sang

L’abominable ardeur de vous percer le flanc.

Comme avec la vie il l’a de moi reçue,

De ce sang malheureux la source est corrompue,

Et si rien jusqu’ici n’en semble être connu,

C’est que de mes forfaits le temps n’est pas venu.

Que ma mort au plutôt, Seigneur, vous en délivre ;

Ils pourraient éclater si vous me laissiez vivre,

Et cédant au destin qui nous entraîne tous,

Ma main peut-être, hélas ! attenterait sur vous.

Ainsi puisque ce sang me rend de tout capable,

Vous pouvez sans erreur me traiter en coupable.

Prononcez, et par là daignez me dérober         

Au péril des forfaits où je pourrais tomber.

HONORIUS.

Qu’en vain en t’accusant ta tendresse de Père

Cherche à croître une erreur qui me serait trop chère,

Si dans ce qu’à mes yeux ta vertu vient offrir,

Cent preuves de ta foi me la pouvaient souffrir !        

Qui s’est dans mon jeune âge empêché d’entreprendre,

Ne me peut envier ce qu’il a su me rendre,

Et plus à ces clartés je tâche à résister,

Moins leur cruel éclat me permet de douter.

Je vois... te le dirai-je, et ma juste colère...        

STILICON.

Oui, Seigneur, accablez un misérable Père,

Sur ce cœur affligé portez les derniers coups,

Tout ce que vous voyez je le vois comme vous.

Hélas ! où m’emportait une indigne tendresse !

J’ai mérité l’arrêt dont ma douleur vous presse ;        

Mais cette triste mort dont j’attends le secours ;

Sans une autre victime assure mal vos jours,

En vain sur moi d’abord la nature incertaine,

De l’attentat d’un Fils voulait jeter la peine,

Et me persuader, pour lui servir d’appui,        

Qu’il s’expierait assez si je mourais pour lui,

Je dois mourir sans doute, et d’un forfait si lâche

Il faut que tout mon sang efface enfin la tache ;

Mais ce Fils trop perfide, et toutefois trop cher,

À sa peine par là ne se peut arracher.

Qu’il périsse l’ingrat, dont la rage secrète

Par votre seule mort se peut voir satisfaite.

Voilà, voilà, Seigneur, où l’amour l’a réduit,

De ses vœux sans un Trône il attend peu de fruit.

La Princesse obstinée à dédaigner sa flamme

N’abaisse qu’à ce prix la fierté de son âme,

Et le lâche, aux transports d’un criminel espoir,

A laissé contre vous séduire son devoir.

EUCHERIUS.

Et mon Père lui-même aide au sort qui m’accable ?

HONORIUS.

Pour te faire innocent nomme donc un coupable,

Mes soupçons dessus toi s’attachent à regret ;

Mais qui peut de Zénon avoir su le secret ?

EUCHERIUS.

Tantôt en lui parlant, Seigneur, de l’entreprise,

J’ai vu sur son visage une étrange surprise,

Et comme cent témoins la pouvaient observer,

Quelqu’un en le perdant aura crû se sauver.

Souvent à prévenir la défiance engage.

HONORIUS.

Ah, si de ta fureur sa mort n’était l’ouvrage,

C’est vers ce rendez-vous l’un à l’autre donné

Qu’une barbare main l’aurait assassiné.

Dans le bois du Jardin loin de t’aller attendre,

Ici seul en secret il cherchait à se rendre.

Se défiant des lieux où tu veux l’attirer,

Sa foi pour m’avertir n’a plus à différer,

Et lorsque pour me voir à tout il se hasarde,

Dans un obscur passage un traître le poignarde.

EUCHERIUS.

Prenant un rendez-vous il a su m’abuser ;

Mais de sa mort par là me doit-on accuser ?

HONORIUS.

Fais croire, si tu peux, ces preuves trop grossières,

Pour voir ton crime, hélas ! j’ai bien d’autres lumières.

Zénon à me parler voit le péril trop grand,

Il hasarde un billet qu’en secret on me rend ;

L’Impératrice en vain de se taire est capable,

De peur qu’elle ne l’ouvre il cache le coupable,

Et ne l’aurait pas tu, s’il n’eût craint qu’en effet          

La Sœur n’aidât du Frère à couvrir le forfait.

D’ailleurs, lors que j’élève un si rare service,

Tu me le fais soudain soupçonner d’artifice.

Si j’accuse un ingrat qui viole sa foi,

Tu prévois qu’il s’apprête à parler contre toi

Tant de précaution marque une indigne ruse.

Qui se trouve innocent ne craint point qu’on l’accuse,

Et ce qui te convainc, tu te vois dédaigner

Si tu ne mets ma Sœur en État de régner ;

Mes jours sacrifiez flattent ton espérance,        

Sans haïr ta personne elle hait ta naissance,

Et ma mort t’assurant le pouvoir souverain,

Il faut percer mon cœur pour mériter sa main.

Tu t’y résous enfin, et l’ardeur qui t’entraîne...

STILICON.

Ô crime, dont l’horreur ne se conçoit qu’à peine !      

M’en as-tu vu capable, et honteux d’obéir,

As-tu reçu de moi l’exemple de trahir ?

Quand le lâche Rufin arma contre son Maître,

M’éprouva-t-on trop lent à prévenir ce Traître,

Et d’un Peuple depuis enclin aux remuements,         

Quel autre a mieux que moi calmé les mouvements ?

Que dans le plus beau sort souvent la chute est prompte !

J’ai vécu glorieux pour mourir dans la honte,

Et voir le Ciel lassé de me servir d’appui,

Confondre ma vertu dans le crime d’autrui.

HONORIUS.

Va, tu le crains en vain ; mais toi, pour ta défense,

Ingrat, dédaignes-tu de rompre le silence ?

EUCHERIUS.

Que vous dirais-je, hélas ! qui put me secourir ?

Je suis né malheureux, et je cherche à mourir.

STILICON.

Quoi, ton malheur, perfide, est toute ton excuse ?     

EUCHERIUS.

Un Père me condamne, et mon Maître m’accuse,

À leurs justes soupçons que pourrais-je opposer ?

Je vois que l’apparence aide à les abuser,

Et que ce cœur surpris d’un crime abominable,

Ne peut être innocent s’ils l’estiment coupable.

HONORIUS.

Donc ta rage te plaît, et pour mieux en jouir

Par ces déguisements tu me crois éblouir ?

Non, non, contre un soupçon si fort, si légitime,

Ne te défendre point, c’est redoubler ton crime.

Dis qu’en te séduisant, l’amour t’y sut forcer,

Et par ton repentir tâche de l’effacer.

EUCHERIUS.

Pour effacer celui dont votre erreur m’accuse,

Il faut du sang, Seigneur, et non pas une excuse,

Et tout le mien suffit à peine à l’expier,

Si le Destin s’obstine à me calomnier.

Il a juré ma perte, et de sa violence

Je ne puis appeler qu’à ma seule innocence.

Qui fuit plus que la mort de telles trahisons,

Jamais à s’en purger ne trouve de raisons ;

Surpris d’être accusé, dans l’abus qui l’opprime,       

Par son silence seul il repousse le crime,

Et stupide et muet en des soupçons si bas,

Prouve son innocence à ne la prouver pas.

HONORIUS.

Et bien, ingrat, et bien, sois ferme à ne rien dire.

Voudras-tu point encore nier que l’on conspire,         

Qu’un Traître ose attenter ?

EUCHERIUS.

On le nierait en vain,

Zénon assassiné rend le crime certain ;

Mais à quelques soupçons qu’il expose mon zèle,

J’ignore le coupable, et je vous suis fidèle.

STILICON.

Quoi, lâche, sur ton cœur le remords ne peut rien ?

HONORIUS.

Dérobe-le toujours aux tendresses du mien ;

Voici par qui sans toi nous pourrons tout apprendre.

EUCHERIUS.

Quoi, vous croyez, Seigneur...

HONORIUS.

Je ne puis plus t’entendre,

Qu’on le tienne en lieu sûr, Marcellin.

EUCHERIUS.

Mon souci

N’est pas...

HONORIUS.

Suivez votre ordre, et l’éloignez d’ici.

 

 

Scène IV

 

HONORIUS, THERMANTIE, PLACIDIE, STILICON, MUTIAN, LUCILE

 

HONORIUS, à Thermantie.

Ah, Madame !

THERMANTIE.

Ah, Seigneur ! que vient-on de me dire ?

HONORIUS.

Ce qui m’arrache l’âme, Eucherius conspire,

Et l’ingrat, qu’au remords en vain j’ai crû forcer,

Aime son crime assez pour ne rien confesser ;

Mais ma Sœur nous en peut éclaircir l’entreprise.      

PLACIDIE.

Lui, conspirer, Seigneur ?

HONORIUS.

En êtes-vous surprise,

Et vous étonnez-vous que pour vous mériter

Au Trône de son Maître il aspire à monter ?

La loi qu’à son amour votre orgueil en impose

Soutient avec éclat le sang de Théodose,          

Et ces dignes complots dont je préviens les coups,

Remplissent la fierté qu’il exige de vous.

PLACIDIE.

Si j’ai tout le pouvoir qu’en moi vous semblez craindre,

Cette fierté, Seigneur, m’autorise à me plaindre,

Et prendre pour affront l’indigne emportement          

Qui dans un criminel veut trouver mon Amant.

L’amour qu’à ses pareils une Princesse imprime,

Rend le cœur qu’il occupe incapable de crime,

Et pour Eucherius ce droit est si puissant,

Que s’il m’aime en effet, il doit être innocent ;

Ma vertu fait sa règle en tout ce qu’il peut faire.

D’un peu d’orgueil peut-être elle a le caractère,

L’éclat d’un sang illustre est son plus cher appas,

Mais un si noble orgueil n’inspire rien de bas.

S’il tient l’ardeur du Trône et douce et légitime,         

Il sait la dédaigner dès qu’il en coûte un crime,

Et c’est d’Eucherius connaître mal la foi,

Que vouloir présumer qu’il conspire pour moi.

Qu’on me réponde en lui d’une amour véritable,

Je répondrai qu’à tort vous le croyez coupable,          

Et qu’il me connaît trop pour s’être enfin flatté

De surprendre mon cœur par une lâcheté.

HONORIUS.

Jusqu’où l’orgueil du sang contre moi vous abuse !

La cause de son crime en doit être l’excuse,

Et quand à conspirer pour vous il se résout,

D’un si lâche forfait votre vertu l’absout ?

Qui le sait votre Amant l’en doit croire incapable ?

THERMANTIE.

Mais sur quoi s’assurer, Seigneur, qu’il soit coupable ?

HONORIUS.

Sur cent preuves, hélas ! qu’il n’a pu démentir.

Si Zénon en secret tâche de m’avertir,

S’il n’ose me parler de peur qu’on le soupçonne,

S’il vous donne un billet sans y nommer personne,

C’est qu’en m’avertissant, s’il fait rien éclater,

Il trouve Eucherius par tout à redouter.

Il vous craint comme Sœur s’il s’ouvre sans réserve,

S’il me parle au palais, Eucherius m’observe ;

Enfin par son amour sa vertu se détruit,

Il aime, il cherche à plaire, et c’en est là le fruit.

PLACIDIE.

Et bien, jusques au bout poussez votre injustice,

D’un forfait odieux déclarez-moi complice,

Prenez l’occasion de venger sur mon sang

Le refus d’un hymen qui trahissait mon rang.

Quand j’aurai par ma mort saoulé votre vengeance,

D’Eucherius alors vous croirez l’innocence,

Et ferez vanité de ne plus déguiser,       

Que pour me perdre seule, on voulut l’accuser.

STILICON.

Ah, Madame ! quittez une erreur volontaire.

N’excusez point un Fils que désavoue un Père ;

Le sang en sa faveur aurait séduit ma voix,

Mais contre mon devoir la nature est sans droits.       

Vous voyez son forfait dans l’ardeur qui l’anime,

En vous osant aimer, il fit un premier crime,

Et son respect pour vous par son feu violé,

N’a pu dans un plus grand voir son cœur ébranlé.

Hors l’objet qui le charme il n’a rien à connaître,        

Pour gagner sa Maîtresse il veut perdre son Maître,

Et tient son attentat facile à pardonner,

Si vous demandant grâce il peut vous couronner.

THERMANTIE.

Mais cependant, Seigneur, d’une lâche entreprise

On ne peut trop pour vous redouter la surprise,        

Il faut pourvoir sur l’heure à votre sûreté.

PLACIDIE.

Oui, Madame, et punir qui l’aura mérité.

Attendant que du crime on ait quelque lumière,

Dans mon appartement je me fais prisonnière ;

Preste à répondre à tout, on m’y peut observer.         

Elle sort.

STILICON.

Ô Sort, dont le caprice osa trop m’élever !

HONORIUS.

Va, si de sa fureur quelque chose est à craindre,

Songe à m’en préserver, et non pas à te plaindre.

Donne ordre...

STILICON.

Moi, Seigneur ? Prendre quelque pouvoir

Quand je deviens suspect du crime le plus noir ?      

Non, non, pour me cacher l’opprobre de ma race,

Je demande la mort par justice ou par grâce,

Et que vous m’épargniez la honte où je me vois

D’avoir fait naître un Fils si peu digne de moi.

Voudrait-on qu’en lui seul sa lâcheté punie

M’en laissât après lui traîner l’ignominie ?

L’horreur m’en fait trembler, et voulant le trépas,

Vous me puniriez trop de ne me punir pas.

HONORIUS.

Ô devoir toujours ferme, et vertu trop sévère !

Madame, prenez soin de consoler un Père,

C’est perdre trop de temps au péril où je suis.

THERMANTIE.

Hélas ! que peut une âme où règnent tant d’ennuis ?

MUTIAN, bas à Stilicon.

Seigneur, contre ce Fils témoigner tant de haine ?

STILICON.

Je sais ce que je fais, ne t’en mets point en peine,

Et demain tiens-toi sûr de voir selon tes vœux,

Eucherius au Trône, et Stilicon heureux.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

PLACIDIE, LUCILE

 

PLACIDIE.

Le crime est éclairci ! que me dis-tu, Lucile ?

LUCILE.

Que du moins le coupable à connaître est facile,

Et qu’il se cache en vain, lors qu’un heureux destin

De Zénon dans Félix nous livre l’Assassin.      

PLACIDIE.

Félix ! quoi, cette mort est l’effet de sa rage ?

LUCILE.

Flavie entrait alors dans cet obscur passage,

Qui s’arrêtant au bruit, mais sans rien discerner,

Entend, quoi, c’est Félix qui m’ose assassiner ?

Interdite et tremblante, elle quitte la place,      

Rencontre Theodot, lui dit ce qui se passe.

Il l’oblige à s’en taire, et prudent et discret

En vient à l’Empereur découvrir le secret.

Lui que d’Eucherius le triste sort accable,

Craint de voir un témoin qui convainc le Coupable,

Et mandant Stilicon, lui veut persuader

De pourvoir en secret à le faire évader ;

Mais loin que Stilicon à cet ordre obéisse,

Si son Fils est coupable, il consent qu’il périsse,

Et quoi que de Félix il doive redouter,

C’est lui-même aussitôt qui le fait arrêter.

Voilà de Mutian ce que je viens d’apprendre.

PLACIDIE.

Mon cœur dans ce qu’il sent a peine à se comprendre.

La joie et le chagrin y viennent tour à tour

Entretenir ma crainte, et flatter mon amour.

Mes vœux d’Eucherius embrassent la défense,

J’en voudrais déjà voir éclater l’innocence,

Et par l’effet d’un charme aussi doux que pressant,

Je crains pour mon orgueil s’il se trouve innocent.

À voir un malheureux que le destin opprime,

On laisse agir pour lui tout ce qu’on eut d’estime,

Et quoi qu’assez souvent l’amour s’y trouve joint,

La pitié l’autorise, on ne s’en défend point.

L’âme qu’elle séduit s’en laissant trop atteindre,

Prend sujet d’admirer ce qu’elle voit à plaindre.        

En vain dans cette ardeur on la veut refroidir,

Elle se trouve émue, et s’en ose applaudir ;

Et croyant d’elle-même être toujours maîtresse,

Sur sa compassion excuse sa tendresse.

C’est par ce sentiment qui semblait m’y forcer,

Que pour Eucherius j’ai crû m’intéresser ;

Sa vertu que soutient l’éclat le plus insigne,

D’un soupçon lâche et bas me l’a fait voir indigne,

Et pour en repousser l’injurieux abus,

J’ai suivi de mon cœur le mouvement confus.

Ce cœur s’est attendri, mais quoi qu’il en soupire,

Je doute si jamais il s’en voudra dédire,

Et si dans un sujet son fier emportement

Dédaignera toujours d’avouer un Amant.

LUCILE.

Quelque tendre pitié qui vous porte à le plaindre,    

Il n’est guère en État de vous la faire craindre.

La conjecture est forte, et l’indice pressant ;

Tout le rend criminel.

PLACIDIE.

Mais il est innocent,

Et de quoi que son cœur pour régner fut capable,

Quiconque ose m’aimer ne peut être coupable.

LUCILE.

Un si beau sentiment ferait tout présumer,

Si l’on aimait toujours quand on jure d’aimer.

Il peut feindre avec vous.

PLACIDIE.

Mais, Lucile, je l’aime.

S’il peut feindre avec moi, puis-je feindre de même,

Et crois-tu que mon cœur put trahir ma fierté

Jusqu’à vouloir s’entendre avec sa lâcheté ?

Non, non, ces vains dehors d’une fausse tendresse

N’éblouissent jamais les yeux d’une Princesse ;

Elle prend dans son sang l’infaillible pouvoir

De donner de l’amour avant qu’en recevoir.

Incapable d’erreur dans les feux qu’elle excite,

Elle y voit la vertu soutenir le mérite,

Et sur ces seuls garants se laissant enflammer,

Est sûre d’être aimée alors qu’elle ose aimer.

LUCILE.

Ce droit d’un sang illustre est le vif caractère ;

Mais absoudre le Fils, c’est condamner le Père.

Croirez-vous Stilicon capable d’attenter ?

PLACIDIE.

Il aime l’Empereur, on n’en saurait douter,

Ce qu’il a fait pour lui défend qu’on le soupçonne ;

Mais dans sa dureté son courage m’étonne,

Et je ne comprends point quel jaloux désespoir

Immole Eucherius à son triste devoir.

Si l’amour en secret m’en fait voir l’innocence,

Le sang pour l’éclairer n’a pas moins de puissance,

Et ces douces clartés devraient également       

Lui répondre d’un Fils comme à moi d’un Amant.

LUCILE.

Voici par qui savoir qui des deux est à plaindre.

 

 

Scène II

 

PLACIDIE, MARCELLIN, LUCILE

 

PLACIDIE.

La perfidie enfin n’est-elle plus à craindre ?

En connaît-on l’Auteur ? Félix a-t-il parlé ?

MARCELLIN.

Le secret vient par lui d’en être révélé,

Eucherius...

PLACIDIE.

Et bien ? Eucherius conspire ?

MARCELLIN.

Félix s’est obstiné longtemps à ne rien dire.

De la mort de Zénon par Flavie accusé,

Il ne peut s’émouvoir d’un crime supposé.

En vain pour ébranler son insolente audace

On fait agir d’abord et promesse et menace,

Il tient son innocence un assez ferme appui,

Et ces divers efforts n’auraient pu rien sur lui,

S’il n’eût vu Stilicon par les plus rudes gênes

Résolu d’en tirer des lumières certaines.          

Il s’étonne, on le presse, et tremblant et confus,

Il gauchit, parle, avoue, et nomme Eucherius.

PLACIDIE.

Il l’accuse ?

MARCELLIN.

Oui, Madame, et détestant son crime

Nous apprend quel motif à conspirer l’anime ;

Qu’ayant vu votre cœur du Diadème épris,

Il croyait par ce charme éblouir vos mépris ;

Que trahi par Zénon, un revers si contraire

L’avait fait aussitôt songer à s’en défaire,

Et que pour ce grand coup d’un prompt succès suivi,

C’est son bras en secret dont il s’était servi.

PLACIDIE.

Ah, Lucile !

LUCILE.

Madame...

MARCELLIN.

Enfin on les confronte.

Eucherius rougit de colère et de honte,

Quoi que Félix soutienne, il ose le nier,

C’est un lâche aposté pour le calomnier.

Qu’on les expose ensemble aux plus cruels supplices,

On verra l’imposture, on saura les Complices.

C’est par là que Félix le convainc du forfait,

Il s’offre à les nommer, et les nomme en effet.

L’Empereur seul les sait, et leur rage l’étonne ;

Pour les faire arrêter l’ordre secret se donne,

Et comme si leur sort ne réglait pas le sien,

Eucherius le voit, et ne confesse rien.

PLACIDIE.

Ah, le traître ! Il croit donc que ses lâches Complices

Sans trahir son secret braveront les supplices,

Que rien par leur rapport ne doit être éclairci ?          

MARCELLIN.

Madame, l’Empereur va l’envoyer ici.

Comme l’Amour peut tout, vous aurez moins de peine

À savoir... Mais déjà le voici qu’on amène,

Chacun va s’éloigner ; peut-être sans témoins

Son cœur avec vous se déguisera moins.          

 

 

Scène III

 

PLACIDIE, EUCHERIUS, LUCILE

 

EUCHERIUS.

Quoiqu’on voit à l’envi l’imposture et l’envie

Attaquer tout ensemble et ma gloire et ma vie,

La plus âpre rigueur d’un si cruel effort

Laisse encore ma Princesse arbitre de mon sort ;

Non que j’ose douter quel ordre je dois suivre,

Qui n’en peut être aimé n’est point digne de vivre,

Mais j’aurai moins de peine à renoncer au jour,

Quand je croirai par là lui prouver mon amour,

Et je ne craindrai point de voir ternir ma gloire,

Si je meurs assuré de vivre en sa mémoire.      

Un prix si relevé rendra mes vœux contents,

Et c’est dans mon malheur le seul bien que j’attends.

PLACIDIE.

Vous pouvez l’espérer après ce grand ouvrage

Qu’entreprenait pour moi votre illustre courage,

Et j’aurais trop d’orgueil, s’il n’était adouci

Par l’horreur du forfait dont vous êtes noirci.

EUCHERIUS.

Ah, Madame ! il est vrai ; je commence à connaître

Qu’innocent jusqu’ici, je cesse enfin de l’être,

Puisque vous relâchant à soupçonner ma foi,

Cette injustice en vous est un crime pour moi.

De ma triste vertu les preuves imparfaites

Vous ont abandonnée à l’erreur où vous êtes,

Et dans un cœur si grand l’erreur qui le séduit

Rend toujours criminel quiconque l’y réduit.

Un projet lâche et bas semble noircir ma gloire,         

Mais enfin mon seul crime est que vous l’osez croire,

Et que dans votre cœur mes respects ni ma foi

N’ont jamais rien surpris qui vous parle pour moi.

PLACIDIE.

Va, je hais les dédains qui t’en cachaient l’estime,

S’ils te font ignorer la moitié de ton crime,       

Et veux bien un moment oublier ma fierté,

Pour te reprocher mieux toute ta lâcheté.

L’attentat le plus noir t’acquiert le nom de traître,

Je t’en vois convaincu vers l’État, vers ton Maître,

Mais je n’y puis penser que surprise d’effroi

Je n’en trouve un second qui ne touche que moi.

Ne dis plus qu’à tes vœux mon cœur fut inflexible,

Tout superbe qu’il est, tu l’as rendu sensible,

Et son plus vaste orgueil n’a pu le garantir

D’admirer ce qu’enfin je te vois démentir.

C’est là ce crime, ingrat, où t’aida ma faiblesse ;

Tu m’as injustement dérobé ma tendresse,

Je me suis crue aimée, et l’offre de ta foi

Sur ta feinte vertu m’a répondu de toi.

L’Amour qui contre moi soutenait un perfide,

La peignait à mes yeux et brillante et solide,

Et toujours cet éclat pour toi m’intéressant,

Si Félix n’eut parlé, t’aurait fait innocent.

Oui, pour juger en toi l’innocence opprimée,

Il m’a suffit d’aimer, et de me croire aimée,

Et de voir qu’en secret ma plus fière rigueur,

Te refusant ma main, t’abandonnait mon cœur.

L’aveu m’en est honteux, mais j’ai cet avantage

Qu’au moins ton sang est prêt d’en réparer l’outrage,

Et que l’éclat trompeur dont tu sus m’éblouir

N’a pu me l’arracher quand tu pus en jouir.

EUCHERIUS.

Ah ! souffrez qu’à loisir j’en goûte tous les charmes

La calomnie enfin me cause peu d’alarmes,

De mon destin trop tôt je m’étais défié,

L’Amour parle pour moi, je suis justifié.

Avec tant de fureur l’imposture m’accable,

Qu’à croire ce qu’on voit, je dois être coupable,

Et quand tout me confond, Zénon assassiné

Laisse pour me convaincre un Témoin suborné ;

Mais que peut contre moi sa noire perfidie,

Si mes soins ont touché l’illustre Placidie,

Et si je vois l’Amour, jaloux de mon trépas,

Lui donner des clartés que les autres n’ont pas ?

Indigne de sa main, ma mort est nécessaire,

Mais je ne dois mourir que pour la satisfaire,

Et me punir enfin du coupable malheur

De ne rien mériter au-delà de son cœur.

Prenez de ce défaut une prompte vengeance.

Mon amour vous la doit de mon peu de naissance,

Et la mort ne saurait offrir rien que de doux

À qui vit pour vous seule, et ne peut être à vous.

Hélas ! si cette gloire est la seule où j’aspire,

Ne vivant que pour vous, veut-on que je conspire,

Et que ma passion ait crû vous mériter

Par le forfait honteux que l’on m’ose imputer ?

Me serais-je flatté qu’un Trône eut pu vous plaire,

Teint du sang de mon Maître, et de celui d’un Frère,

Et que d’un lâche orgueil votre cœur combattu

Déferra tout au crime, et rien à la vertu ?

Non, non, si d’un beau sang la fierté peu flexible       

Oppose à mon espoir un obstacle invincible,

Je connais trop ce sang pour avoir présumé

Qu’un criminel heureux put jamais être aimé.

Mais pourquoi me purger d’une action si noire ?

J’ai tout ce que je veux, vous ne la sauriez croire,       

Et cherchant à mourir, il doit m’être assez doux

Que le sort ne me laisse innocent que pour vous.

PLACIDIE.

Sois-le, si tu le peux, du forfait qu’on t’impute.

Partout ta trahison contre moi s’exécute,

Et par un juste effet de ce que je me dois,        

Coupable ou non d’ailleurs, tu l’es toujours pour moi.

Si la mort de Zénon souille ton innocence,

Tu m’as fait naître un feu qui trahit ma naissance,

Et si ce lâche crime à tort t’est imputé,

Il me coûte un aveu qui trahit ma fierté.

Ainsi sans pénétrer un complot détestable,

Tu me dois satisfaire innocent ou coupable ;

Je t’ai dit que je t’aime, et l’avoue à regret,

Ou rends-moi mon amour, ou rends-moi mon secret.

Affranchis-moi d’un sort dont ma gloire s’indigne.

Veux-tu te faire aimer si tu n’en es pas digne,

Et si ta passion a mérité ce prix,

Veux-tu me voir rougir de te l’avoir appris ?

Abuse moins d’un cœur dont l’orgueil qui me presse

Ne t’a pu jusqu’au bout déguiser la tendresse.

D’un si sensible outrage il est si peu d’accord...

EUCHERIUS.

Et bien, pour l’expier il faut hâter ma mort,

Il faut avouer tout, il faut laisser tout croire.

Pour vous seule aussi-bien j’ai pris soin de ma gloire,

Et quand votre intérêt me défend de parler,

C’est ne la perdre pas que de vous l’immoler.

PLACIDIE.

Ah, vis pour démentir ceux qui l’osent poursuivre.

EUCHERIUS.

Mais mon sort est d’aimer si vous me laissez vivre,

Et je trouve en secret tous mes vœux attachez

À l’heureux attentat que vous me reprochez.

Me le souffririez-vous ?

PLACIDIE.

Prouve ton innocence,

Et si mes sentiments étonnent ta constance,

Songe que c’est beaucoup qu’un cœur comme le mien

Veille, murmure, craigne, et ne résolve rien.

 

 

Scène IV

 

HONORIUS, PLACIDIE, EUCHERIUS, MARCELLIN, LUCILE, SUITE

 

PLACIDIE.

Seigneur, je vous l’ai dit, et ne m’en puis dédire.       

Ou par ambition Eucherius conspire,

Ou s’il fait tout céder aux soins de m’acquérir,

À de lâches moyens il n’a pu recourir.

Je n’ai rien su de lui ; mais enfin pour sa gloire

Vous apprendrez qu’il m’aime, et que j’ose le croire.

Peut-être cet aveu que j’ai crû lui devoir,

Me fera partager un attentat si noir,

Si Félix l’en convainc, l’apparence m’engage ;

Mais m’en justifier serait vous faire outrage,

Et sans expliquer mieux quel est mon intérêt,

Je vais pour l’un et l’autre attendre votre arrêt.

 

 

Scène V

 

HONORIUS, EUCHERIUS, MARCELLIN, SUITE

 

HONORIUS.

Quoi, vouloir que toujours cet orgueil m’éblouisse ?

L’as-tu séduite, ingrat, pour être ta complice,

Et crois-tu que l’appui qu’elle ose te prêter

Prouve la calomnie, ou me force à douter ?

EUCHERIUS.

Seigneur, pour mes pareils que l’imposture accable,

C’est être criminel que d’être crû coupable,

Et leur faible vertu les laissant soupçonner,

Ne fut jamais en eux un crime à pardonner.

Vous pouvez me punir sans que j’ose m’en plaindre ;

Mais ce crime est le seul dont j’ai la honte à craindre,

Et tout ce que mon cœur dépose contre moi,

C’est d’avoir mis mon Maître en doute de ma foi.

HONORIUS.

Quelle fureur aveugle à nier t’intéresse ?

Va, si tu crains qu’en tout la vérité paraisse,

Que ton aveu trop loin étendit le forfait,

Confesse-toi coupable, et je suis satisfait.

Pour percer les motifs d’une telle injustice

Je n’examinerai ni Témoin ni Complice,

Tu choisiras ta peine, et pour t’en garantir,      

Il ne te coûtera qu’un simple repentir.

EUCHERIUS.

L’apparence m’accuse, et vous la pouvez croire ;

Mais n’ayant jusqu’ici vécu que pour la gloire,

Mon cœur, dont la vertu régla tous les efforts,

N’a point à redouter la honte du remords.       

HONORIUS.

Et bien, si je ne puis abaisser ton courage

Au remords d’un forfait dont tu chéris la rage,

Si pour toi l’attentat est toujours plein d’appas,

Confesse-le du moins pour ne te perdre pas.

J’en vois par tout l’aveu qui confond ton audace ;      

Mais je le veux de toi pour t’accorder ma grâce.

Ne la refuse point, elle est en ton pouvoir.

EUCHERIUS.

Qui n’est point criminel ne la peut recevoir.

HONORIUS.

Convaincu par Félix, tu démens ton Complice ?

EUCHERIUS.

Le temps de l’imposteur fera voir l’artifice.

HONORIUS.

Et ceux dont ton adresse a suborné l’appui

Vont être en t’accusant imposteurs comme lui ?

Valère, Pompejan, Evodius, Maxence,

Lucilian, Rufus, Albin, Straton, Terence,

Tous ces lâches enfin de tes crimes instruits,

Pour te calomnier auront été séduits ?

Si l’on te rend justice il faut qu’on les récuse ?

EUCHERIUS.

Ils pourront m’accuser puisque Félix m’accuse ;

Mais quoi que contre moi le Sort ose par eux,

Mon crime ne sera que d’être malheureux.

HONORIUS.

Ton malheur est de voir ta rage découverte ;

Mais renonce à ma grâce, et t’obstine à ta perte.

Puisque dans ta fureur rien ne peut t’étonner,

À ton lâche destin il faut t’abandonner.

Cet endurcissement que tu me fais paraître

Est ensemble et la peine et la marque d’un traître.

La foudre va tomber, je t’en veux garantir,

Et c’est toi seul, ingrat, qui n’y peux consentir.

 

 

Scène VI

 

HONORIUS, THERMANTIE, EUCHERIUS, MARCELLIN, SUITE

 

THERMANTIE.

Seigneur, si la pitié peut assez sur votre âme

Pour vous laisser sensible aux ennuis d’une Femme,

Souffrez que par mes pleurs je tâche d’obtenir

Que vous considériez ce qu’il vous faut punir.

Je sais d’Eucherius où va la perfidie,

Mais c’est un criminel à qui le sang me lie,

Et quoi que pour sa peine il vous faille endurcir,      

La part que j’en viens prendre a droit de l’adoucir.

Souffririez-vous, Seigneur, ce qu’on ne pourrait croire,

Le Frère dans la honte, et la Sœur dans la gloire,

Et quand il est en butte au revers le plus haut,

Me verra-t-on au Trône, et lui sur l’échafaud ?

Qu’à lui sauver le jour mon malheur vous convie.

La perte de mon rang vaudra bien une vie,

La sienne vous est due, et pour la racheter

Je descends de ce Trône où j’eus l’heur de monter.

Choisissez un lieu sûr, et l’y faites conduire.

Qu’il y traîne ses jours incapable de nuire,

Tandis qu’on me verra dans un destin moins doux

Pleurer d’avoir à vivre, et de vivre sans vous.

EUCHERIUS.

Le Ciel sera pour moi, ne craignez rien, Madame.

Qui vit comme j’ai fait ne peut mourir infâme,

Et vous avez du Trône entière sûreté,

Si vous n’en descendez que par ma lâcheté.

HONORIUS.

N’attendez pas de lui l’aveu de mon injure.

Accusé, convaincu, c’est toujours imposture,

Pour mourir glorieux il suffit de nier.

THERMANTIE.

Je n’entreprendrai point de le justifier ;

Mais, Seigneur, la prison dont vous ferez sa peine,

S’il n’a point conspiré, rend l’imposture vaine,

Et s’il est criminel, un long et dur remords

Lui peut faire au lieu d’une endurer mille morts.      

HONORIUS.

Non, il ne mourra point, votre intérêt l’emporte.

Si son crime est bien grand, ma tendresse est plus forte,

Et ce qu’à l’amitié mon cœur aime à devoir

Ne saurait plus laisser sa peine en mon pouvoir.

Triomphe, ingrat, triomphe en conspirant ma perte ;

Ton juge est corrompu, ta prison t’est ouverte,

Fuis, ne te montre plus ; quels que soient tes forfaits,

J’en serai puni seul à ne te voir jamais.

EUCHERIUS.

Que je consente à fuir, et que j’aide à l’envie...

HONORIUS.

Quoi, me veux-tu forcer de m’immoler ta vie,

Et crains-tu de rougir à voir ton Empereur

Montrer plus de bonté que tu n’as de fureur ?

EUCHERIUS.

Seigneur, je puis mourir, mais le sort qui m’opprime

Ne me saurait contraindre à me charger d’un crime,

Et j’aime mieux d’un autre expier le forfait,

Qu’avouer en fuyant ce que je n’ai pas fait.

HONORIUS.

Ô d’un cœur infidèle insupportable audace !

Tu trahis mes bienfaits pour te mettre en ma place,

Et quand je cherche à voir tes jours en sûreté,

Tu t’obstines encor à trahir ma bonté !

 

 

Scène VII

 

HONORIUS, THERMANTIE, STILICON, EUCHERIUS, MARCELLIN, SUITE

 

HONORIUS.

Viens m’aider, Stilicon, à forcer un Coupable

De ne pas rendre seul sa perte inévitable.

Ton Fils, ton lâche Fils, après sa trahison,

Dédaigne encore de fuir quand j’ouvre sa prison.

Tire-le d’un péril qui n’a rien qui l’étonne,      

Rends-toi Maître des jours que l’ingrat m’abandonne,

Et de ces tristes lieux l’éloignant malgré lui,

D’un arrêt trop funeste épargne-moi l’ennui.

STILICON.

Moi, Seigneur ? j’aurais l’âme assez lâche et perfide

Pour vouloir protéger un traître, un parricide ?          

C’est mon Fils, il est vrai, mais un crime si noir

Étonnant la nature, en détruit le pouvoir.

Comme ce cœur sensible au bien de ma Famille

Sur le Trône avec joie a vu monter ma Fille,

Pour abattre un orgueil qui s’élevait trop haut,          

Je verrai sans regret mon Fils sur l’échafaud,

Et s’il avait pu fuir, il n’est retraite, asile,

Que je ne fisse effort à lui rendre inutile,

Et d’où mon zèle ardent ne vint avec éclat

Punir aux yeux de tous son indigne attentat.

HONORIUS.

Ah, Madame ! admirez quel destin est le nôtre !

Je suis trahi par l’un, et vous l’êtes par l’autre.

J’ai beau vous rendre un Frère, et n’oser le punir,

Je demande sa grâce, et ne puis l’obtenir,

Et trouve contre moi, quoi que je pense faire,

Et le crime du Fils, et la vertu du Père.

Sont-ce là, Stilicon, les tendresses du sang ?

STILICON.

Seigneur, le Ciel m’oblige à venger votre rang.

Si mon Fils est sans crime, il prendra sa défense.

EUCHERIUS.

C’est dont un juste espoir flatte mon innocence,         

Et dédaignant de fuir, au moins m’est-il bien doux

De me pouvoir par là montrer digne de vous.

Mais si ce sentiment mérite quelque grâce,

D’un zèle plein d’ardeur permettez-moi l’audace.

Quoiqu’on m’accuse à tort de vouloir attenter,

Quelque lâche conspire, et je n’en puis douter.

Le malheur de Zénon me le fait trop connaître ;

Dans un péril si grand ayez soin de mon Maître,

Pour assurer ses jours ne l’abandonnez pas.

STILICON.

Va, va, confesse tout, tu les assureras ;

Mais enfin on craint peu tes lâches artifices,

Quand Félix en secret a nommé tes Complices.

Vous aurez d’eux, Seigneur, de nouvelles clartés,

Rufus et Pompejan déjà sont arrêtez.

Je venais vous l’apprendre.

HONORIUS.

Ils m’ôteront de doute.

Mais accepte ma grâce avant qu’on les écoute,

S’ils t’accusent encore je ne pourrai plus rien.

EUCHERIUS.

Leur zèle sera faux s’il peut noircir le mien.

HONORIUS.

Vois-tu que leur aveu rend ta perte certaine ?

EUCHERIUS.

Prononcez, je suis prêt.

HONORIUS.

Gardes, qu’on le ramène.

Traître, tu veux périr, il faut te contenter.

THERMANTIE.

Ciel ! quels malheurs plus grands pouvais-je redouter ?

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

STILICON, MUTIAN

 

MUTIAN.

Seigneur, dans un moment vous n’aurez plus de Maître,

Nos Conjurés enfin se vont faire connaître,

Et vous aviez bien lieu d’avancer un dessein,

Dont l’effet cette nuit pouvait être incertain.

Outre qu’après l’éclat où l’on s’est vu contraindre,

Quelque Zénon encore était pour vous à craindre,

L’Empereur par scrupule eut pu secrètement

L’aller passer ailleurs qu’en son appartement.

Tandis qu’enfermé seul avec le faux Coupable,

Il rend l’occasion à nos vœux favorable ;

Jusqu’en son cabinet vingt des nôtres choisis

Sont allez par sa mort absoudre votre Fils.

Sa garde est du complot, la plupart sont des nôtres,

Et le poignard soudain nous défera des autres ;

Le reste du parti dans le palais épars,

D’un tumulte imprévu préviendra les hasards ;

Ainsi tout est pour vous, et l’entreprise est sûre.

STILICON.

J’ai parlé contre un Fils, j’ai trahi la Nature,     

Tu t’en es étonné, mais de moindres efforts

Ne m’eussent du projet laissé que le remords.

Pour le voir réussir, quelque horreur qu’il m’en coûte,

Il fallait de ma foi ne laisser aucun doute,

Éblouir l’Empereur, et surtout éviter

Que l’intérêt du sang ne me fit arrêter.

Nos Amis, dont moi seul je fais la confiance,

Auraient par ma prison perdu toute espérance,

Et sans rien entreprendre, aux dépens de mes jours

Chacun d’eux dans la fuite eut cherché du secours.

J’ai prévu ce péril, et pour mieux m’en défendre,

De peur d’être suspect, j’ai voulu me le rendre,

Et demandant la mort, cette ardeur de périr

A détruit les soupçons où je semblais m’offrir.

MUTIAN.

J’en vois l’heureux effet ; mais enfin ma surprise        

C’est qu’en secret Zénon trahissant l’entreprise,

Tout ait su lors si bien à vos vœux s’accorder

Que Félix par votre ordre ait pu le poignarder.

J’ai tremblé toutefois quand j’ai su la disgrâce

Je vous croyais perdu le voyant arrêté.

STILICON.

Non, non, avant le coup tout était concerté.

Pour fuir tous les soupçons que je voyais à craindre

Mes soins n’avaient été que de l’instruire à feindre,

Et nous étions d’accord que s’il était surpris,

Après quelque menace il accusât mon Fils.

J’en ai tiré ce fruit, que par ces artifices

Feignant à l’Empereur de nommer les Complices,

Il a fait arrêter tous ceux dont au Palais

J’aurais pu craindre obstacle au dessein que je fais.

Ainsi d’Eucherius j’ai refusé la grâce,

Sûr que demain au Trône il pourra prendre place,

Et si dans un bonheur à mes souhaits si doux

Placidie ose encore... mais elle vient à nous.

Retourne, Mutian, c’est en toi que j’espère,

Et ta présence ailleurs peut m’être nécessaire.

 

 

Scène II

 

PLACIDIE, STILICON

 

PLACIDIE.

Quoi, d’un lâche imposteur on diffère l’arrêt ?

Est-ce ainsi que d’un Fils vous prenez l’intérêt ?

Par un emportement à peine concevable

Vous semblez prévenir ce qui le rend coupable,

Et quand il s’offre jour à le croire innocent,      

On ne remarque en vous qu’un zèle languissant.

De tous ceux que Félix a nommez pour Complices

Aucun ne se confond par la peur des supplices.

Chacun séparément avec lui confronté

Fait voir à nier tout la même fermeté ;

Jamais Eucherius n’en souilla l’innocence,

Jamais de l’attentat ils n’eurent connaissance ;

Enfin aucun n’avoue, et tous également

Repoussent un forfait que leur vertu dément.

Pour tirer de Félix des clartés plus certaines

Pourquoi n’employer pas les tourments et les gênes ?

La voie est assez prompte, et les moyens aisés

De rendre ce qu’on doit aux autres Accusés.

Que son rapport contre eux soit faux ou véritable,

De la mort de Zénon il est toujours coupable,

Et comme l’attentat à ce crime est uni,

Sans rien mettre en balance il doit être puni.

Si cette épreuve est juste, elle est due à ma gloire ;

On sait d’Eucherius ce que j’ai voulu croire,

Et l’on doit faire enfin connaître à l’Empereur

Si le sang qui m’anime est sujet à l’erreur.

STILICON.

Madame, je n’attends qu’à presser sa justice

De vouloir de Félix ordonner le supplice ;

Mais seul avec mon Fils qu’il a voulu revoir,

Il examine encore ce qu’on n’a pu savoir.         

Surpris que Pompejan, Straton, Rufus, Terence,

Au lieu de l’accuser, montrent son innocence,

Il hésite, et par lui cherche à développer

Qui d’eux ou de Félix aspire à le tromper.

Mais les gênes rendront son audace inutile,

Et le Ciel est trop juste...

 

 

Scène III

 

PLACIDIE, STILICON, LUCILE

 

LUCILE.

Ah, Madame !

PLACIDIE.

Lucile,

Qu’est-il arrivé ? parle.

LUCILE.

Il n’en faut plus douter,

L’ingrat Eucherius...

STILICON.

Et bien ?

LUCILE.

Ose attenter.

PLACIDIE.

Que dis-tu ?

LUCILE.

Que pour lui de lâches parricides

Du sang d’Honorius insolemment avides,       

Ont enfin achevé le funeste attentat

Qui sous les lois d’un Traître assujettit l’État.

STILICON.

Ô crime ! ô perfidie, à qui toute autre cède !

Mais apprends-nous le mal pour songer au remède.

Peut-être...

LUCILE.

Vos efforts y seront superflus,

Le Coupable triomphe, et l’Empereur n’est plus.

PLACIDIE.

Il est mort ?

LUCILE.

Apprenez par ce que j’ai vu faire

Si la raison encore peut souffrir qu’on espère.

STILICON.

L’Empereur serait mort ? Achève promptement.

Qu’as-tu vu ?

LUCILE.

Je passais par son appartement,

Lorsque sur l’escalier une Troupe arrêtée

Tout à coup pour entrer s’est enfin présentée.

Les Gardes aussitôt pour lui prêter secours,

De quelques-uns des leurs tranchent les tristes jours,

Et presque en un moment leur barbare injustice        

À grands coups de poignard s’en fait un sacrifice.

PLACIDIE.

Ô Ciel !

LUCILE.

À ce spectacle immobile d’effroi,

Je le sens redoubler par tout ce que je vois.

La porte s’ouvre, on entre, et par cette surprise

Sûrs de ne plus trouver d’obstacle à l’entreprise,       

Ils sont à peine entrez que j’ouïs des cris confus

De, Meure l’Empereur, et vive Eucherius.

PLACIDIE.

Le Traître !

LUCILE.

Marcellin avec sa faible escorte,

Proche du cabinet en occupait la porte.

Le Coupable à sa garde ayant été donné,         

L’Empereur le mandant, il l’avait amené.

Ainsi contre eux sans doute il s’est mis en défense,

Mais des siens et de lui que peut la résistance ?

Ils auront beau donner leur sang à leur devoir,

Le zèle est inutile où manque le pouvoir.        

Pour moi qu’à fuir soudain la crainte a condamnée,

Plaignant de l’Empereur la triste destinée,

J’ai longtemps au palais publié son trépas,

Sans pouvoir bien connaître où je portais mes pas.

PLACIDIE.

Ah ! Rien n’a pu sans doute empêcher ce grand crime,         

L’Empereur à leur rage a servi de victime ;

C’en est fait, et mon cœur par un traître abusé

Voit trop tard dans ce mal l’erreur qui l’a causé.

À moi-même, à mon sang, à tout l’État perfide,

Pour le croire innocent, j’ai fait son parricide,

Et l’appui criminel que j’osais lui prêter,

Suspendant son arrêt, a tout fait éclater.

STILICON.

Madame, pardonnez dans un sort si contraire

À la stupidité qui me force à me taire.

Je vois d’un noir complot le surprenant effet,

Et ma raison se perd dans l’horreur du forfait ;

Mais ce qui le suivra vous va faire connaître

Ce que je prends de part dans la mort de mon Maître,

Et si par l’attentat son destin avancé...

 

 

Scène IV

 

HONORIUS, STILICON, PLACIDIE, LUCILE

 

HONORIUS.

Ne crains rien, Stilicon, le péril est passé,         

Et la faveur du Ciel t’a conservé ce Maître,

Dont la mort te livrait aux attentats d’un Traître.

PLACIDIE.

Ah, Seigneur, vous vivez !

STILICON.

Seigneur...

HONORIUS.

Embrasse-moi !

Je dois cette tendresse à ton zèle, à ta foi.

Ton devoir dans ton Fils m’offrait une victime...        

PLACIDIE.

Pour ce coupable Fils oublierez-vous mon crime,

Seigneur ? dans son forfait mon esprit partagé...

HONORIUS.

Ah ! vous seule, ma Sœur, en avez bien jugé ;

Il était innocent, et jamais l’imposture

N’avait fait soupçonner une vertu si pure.       

PLACIDIE.

Quoi, ce n’est pas pour lui qu’à hauts cris déclarés...

HONORIUS.

Son nom s’est fait ouïr parmi les Conjurés ;

Mais on l’a vu bientôt, contre leur espérance,

Aux dépens de leur sang prouver son innocence.

STILICON.

Mon Fils n’est point coupable ! Ah, permettez, Seigneur,     

Que je coure jouir d’un si rare bonheur,

Qu’en ses embrassements...

HONORIUS.

Tu le vas voir paraître,

Demeure.

PLACIDIE.

Mais, Seigneur, connaissez-vous le Traître ?

Pour qui conspirait-on ?

HONORIUS.

C’est ce qu’on va savoir

Par ceux des assassins qui sont en mon pouvoir,       

Du Ciel dans leur défaite admirez la justice.

Ils voyaient à leurs vœux l’occasion propice.

Dans les nouveaux soupçons qui m’avaient alarmé,

Seul avec ton Fils je m’étais enfermé ;

Mais ils ne savaient pas que dans la juste crainte       

Dont on a vu pour moi l’Impératrice atteinte,

Des plus zélés des miens quelque nombre sans bruit

Par son appartement dans le mien introduit,

Dedans mon cabinet armé pour ma défense,

Contre la trahison faisait mon assurance.         

Marcellin par mon ordre au dehors demeuré,

Était trompé lui-même, et l’avait ignoré,

Et n’ayant avec lui que deux des siens pour suite,

À me laisser périr voyait sa foi réduite ;

Lorsqu’entrés en tumulte, et leurs indignes cris         

Nous ayant fait songer à n’être point surpris,

De Marcellin à peine ils bravent l’impuissance,

Qu’il nous voit tout à coup sortir à sa défense.

Ce secours imprévu les ayant étourdis,

Fait d’abord à nos pieds tomber les plus hardis.        

L’effroi suit aussitôt leur attente trompée,

Et ton Fils de l’un d’eux ayant saisi l’épée,

Les yeux étincelants d’une illustre fureur,

Quoi, vive Eucherius, et meure l’Empereur,

Traîtres ? et de l’effet la menace est suivie.       

Son bras n’attaque point qu’il n’en coûte une vie ;

Il pousse, il frappe, il tue, et par de si grands coups,

L’avantage du nombre est tout entier pour nous.

C’est alors que cédant à l’ardeur d’un beau zèle,

Pour des lâches, dit-il, cette mort est trop belle,

Nos mains à trop d’entr’eux ont ouvert le tombeau ;

Réservons ce qui reste à celles d’un bourreau,

Sous l’horreur des tourments qu’ils parlent, qu’ils m’accusent.

De leur dernier espoir ces mots les désabusent,

Chacun cherche une mort qu’il ne peut obtenir,         

On épargne leur vie afin de les punir,

On les met hors d’État d’aucune résistance,

Et leur parti par-là demeurant sans défense,

Les derniers qu’à l’instant Eucherius poursuit

N’espèrent qu’en la fuite où leur sort les réduit.        

Marcellin le seconde et lui preste main forte,

Et dans la noble ardeur qui tous deux les transporte,

Rien ne peut dérober ces lâches révoltés

Aux supplices affreux qui leur sont apprêtés.

STILICON.

Ah, puis qu’il reste à vaincre, accordez-moi la gloire

D’achever avec eux cette grande victoire.

Je rougis que sans moi l’on vous ait secouru.

Il sort.

HONORIUS.

Enfin d’Eucherius l’innocence a paru,

Et j’espère, ma Sœur, qu’étant toujours aimée...

PLACIDIE.

Seigneur, pour vous encore je suis toute alarmée.     

Ne me demandez rien, vous vivez, je le vois,

L’entreprise est détruite, et c’est assez pour moi.

 

 

Scène V

 

HONORIUS, PLACIDIE, MARCELLIN, LUCILE

 

MARCELLIN.

Seigneur...

HONORIUS.

Et bien, enfin ? nos Traîtres par leur fuite

N’ont pu d’Eucherius éviter la poursuite ?

MARCELLIN.

Des trois les deux sont pris, et de sa propre main      

L’autre s’est mis sur l’heure un poignard dans le sein.

Mais un nouveau malheur dont tout mon cœur soupire...

HONORIUS.

Ciel ! qu’ai-je à craindre encore ?

MARCELLIN.

Je tremble à vous le dire,

Mais je balance en vain ce funeste rapport,

Eucherius n’est plus.

HONORIUS.

Il est mort ?

MARCELLIN.

Il est mort.

PLACIDIE.

Pourrai-je déguiser la douleur qui m’accable ?

Lucile, quelle atteinte !

HONORIUS.

Ô Prince déplorable !

Eucherius n’est plus ; mais dans un tel malheur

Achève, Marcellin, de me percer le cœur,

Apprends-nous de sa mort ce que tu peux connaître.

MARCELLIN.

Avec la même ardeur qu’il vous a fait paraître

Lorsqu’à vos yeux, Seigneur, il combattait pour vous,

Sur ceux qui le fuyaient il porte son courroux.

Comme s’il s’offensait du secours qu’on lui prête,

C’est lui seul qui combat, lui seul qui les arrête.        

Il ne s’aperçoit point qu’assez proche du flanc

Une large blessure épuise tout son sang,

Soit qu’au premier combat il l’eût déjà reçue,

Soit que de ce dernier ce fut l’injuste issue,

À peine est-il fini, qu’en suite d’un faux pas

Les forces lui manquant, il tombe entre mes bras.

Soudain l’Impératrice accourue à notre aide,

À ce triste accident cherche à donner remède ;

Mais lui de sa pitié désavouant l’effet,

Je meurs, dit-il, Madame, et je meurs satisfait,

Puisqu’avant mon trépas j’ai fait voir à mon Maître

Que je méritais peu l’infâme nom de traître.

J’aimais, et c’est l’aveu d’un insolent amour

Qui m’avait su déjà rendre indigne du jour.

Le Ciel juste par tout fait plus qu’on n’osait croire,

Punissant mon audace il conserve ma gloire,

Et me souffre l’espoir d’un assez doux repos,

Pourvu que ma Princesse... il expire à ces mots,

Et l’Amour à la mort par une juste envie

Dérobe le soupir qui termine sa vie.

HONORIUS.

Enfin un plein succès a suivi vos refus,

Vous triomphez, ma Sœur, Eucherius n’est plus.

Ayant vu contre lui l’imposture soufferte,

Il a pour l’étouffer précipité sa perte,

Et crû dans les soupçons d’un crime lâche et bas       

Un affront assez grand pour n’y survivre pas.

PLACIDIE.

Ah, Seigneur, il vous faut ouvrir toute mon âme,

Mon orgueil jusqu’ici s’est immolé ma flamme,

Mais quand d’Eucherius j’ai creusé le cercueil

Je dois à mon amour immoler mon orgueil.

Ce Héros dont toujours la vertu m’a charmée,

N’eut point été suspect s’il ne m’eut pas aimée,

Et l’injuste refus d’avouer son amour

A causé l’accident qui le prive du jour.

Je l’aimais toutefois, mais de cette victoire       

Ma jalouse fierté lui dérobait la gloire.

Je le voulais au Trône, et l’ardeur de régner

M’offrait dans ce défaut de quoi le dédaigner.

Ces dédains affectez ne cherchaient qu’à vous dire

Qu’il aurait su me plaire en partageant l’Empire,      

Et j’osais me flatter que pour prix de sa foi

Vous le sauriez par là rendre digne de moi.

Enfin il ne vit plus, et de mon arrogance

Je dois à sa chère Ombre une pleine vengeance.

D’un trop superbe espoir le succès décevant

Veut qu’il obtienne mort ce qu’il n’a pu vivant,

Qu’avec éclat pour lui mon cœur toujours s’explique,

Qu’ainsi que mon orgueil ma flamme soit publique,

Et qu’au moins devant tous dans mes vives douleurs,

Ne pouvant rien de plus, je lui donne des pleurs.     

 

 

Scène VI

 

HONORIUS, PLACIDIE, STILICON, MARCELLIN, LUCILE, SUITE

 

HONORIUS.

Et bien, du Sort enfin la rage est assouvie,

Ton Fils est innocent, mais ton Fils est sans vie,

Et je tremble à t’ouïr tout bas me reprocher,

Que si je vis encore, il t’en coûte bien cher.

STILICON.

Seigneur, mon Fils est mort ; la nature effrayée          

N’ose voir de quel prix votre vie est payée,

Et quand vous le saurez, si dedans votre erreur

Vous tremblez de pitié, vous tremblerez d’horreur.

HONORIUS.

Ah, quoi que par le sang ta douleur se soutienne,

Elle ne peut aller au-delà de la mienne,

Et si par la vengeance on peut la soulager...

STILICON.

Apprenez donc sur qui mon Fils se doit venger ;

Mais pour voir dans sa mort quel désespoir m’accable,

Sachez auparavant de quoi je fus capable.

Je vous aimai, Seigneur, et l’on ne vit jamais

Plus de zèle répondre à de rares bienfaits.

Ce zèle dans mon cœur n’en souffrant aucun autre,

M’eut fait cent fois donner tout mon sang pour le vôtre,

Et dans vos intérêts ma tendresse et mes soins

En ont peut-être été de fidèles témoins.

La vertu m’inspirant par de secrètes flammes,

J’eus tous les sentiments qui font les grandes âmes,

La gloire me fut chère, et cent nobles exploits

Pour en marquer l’ardeur ne manquent point de voix ;

Heureux, si du destin la jalouse puissance      

M’eut épargné d’un Fils la fatale naissance.

Par là de ma vertu sa rigueur vint à bout,

Ce Fils fut une idole à qui j’immolai tout ;

Mon amour dans ce Fils, ou bien plutôt ma rage,

Du titre de sujet ne pût souffrir l’outrage,        

Et sans l’en consulter, mon ingrate fureur

Voulut par votre perte en faire un Empereur.

J’en prononçai l’arrêt, et je la crûs certaine.

Jugez par cet aveu de l’excès de ma peine.

Pour élever mon Fils au rang où je vous vois,

J’ai trahi vos bienfaits, j’ai violé ma foi ;

J’ai démenti mon sang, j’ai pris le nom de traître,

J’ai porté le poignard dans le sein de mon Maître,

J’ai souillé lâchement la gloire de mon sort ;

Cependant, cependant, Seigneur, mon Fils est mort.

PLACIDIE.

Quoi, méchant ? pour cacher une âme basse et noire,

Tu pus feindre...

HONORIUS.

Ma Sœur, oseriez-vous le croire,

Et pressé de douleur, ne vous fait-il pas voir,

Qu’en tout ce qu’il s’impute il suit son désespoir ?

STILICON.

Non, non, mon désespoir ne cherche point à feindre,

Ayant perdu mon Fils, je n’ai plus rien à craindre.

Assez des Assassins entre vos mains restez,

Vous peuvent confirmer ces dures vérités.

Pour couronner ce Fils qui n’eut pu le prétendre,

Moi seul à son déçu je faisais entreprendre.

Voyant qu’au repentir Zénon avait cédé,

Par mon ordre aussitôt Félix l’a poignardé,

Sur mon Fils par mon ordre il a jeté le crime

Qui devait cette nuit vous faire sa victime,

Et de ma dureté l’éclat mystérieux,        

Le traitant de coupable, éblouissait vos yeux.

Inventez des tourments, imaginez des gênes,

Sa mort passe pour moi les plus affreuses peines.

De son Père aujourd’hui je me vois son Bourreau,

Je le voulais au Trône, et le mets au tombeau.

Le Ciel, dont la puissance à nos desseins préside,

Tourne contre moi seul mon lâche parricide,

Et l’avide fureur de mes projets trahis

Ne me rend criminel que pour perdre mon Fils.

Après mes attentats que j’ose vous apprendre,

Sachant ce qui m’est dû, Seigneur, je vais l’attendre,

Et connais trop encore un reste de devoir,

Pour vous plus exposer à l’horreur de me voir.

PLACIDIE.

Attendant qu’à loisir on en puisse résoudre,

Suivez-le, Marcellin.

 

 

Scène VII

 

HONORIUS, PLACIDIE, LUCILE

 

HONORIUS.

Ma Sœur, quel coup de foudre ?

Abîmé tout à coup dans un gouffre d’ennuis,

Abandonné, trahi, sais-je encore qui je suis ?

Je perds Eucherius, et ma douleur amère,

Cherchant son assassin, le trouve dans son Père.

Ô rigueur du Destin à ma peine endurci !        

C’est le perdre deux fois que de le perdre ainsi.

Dans l’arrêt où déjà je me crois voir contraindre,

Tous deux également rendent mon sort à plaindre,

Et je les vois tous deux, pour croître ma douleur,

L’un m’exposer son crime, et l’autre son malheur.

Fut-il jamais un mal comme le mien extrême ?

Je chéris Stilicon à l’égal de moi-même,

Et de cette tendresse où vole tout mon cœur,

Au seul Eucherius je partage l’ardeur.

Plein de ces sentiments, un revers effroyable

Me fait voir le Fils mort, et le Père coupable,

Et sa fatalité qu’on n’a su prévenir,

Quand j’ai l’un à pleurer, m’offre l’autre à punir.

Ô toi, dont la vertu toujours brillante et pure,

Presse mon amitié de venger ton injure,           

D’un si cruel devoir daigne me dispenser,

Ou me donne du sang que je puisse verser.

Si c’est le criminel qui te doit satisfaire,

Je ne trouve à t’offrir que celui de ton Père,

Et son crime à punir dans ton funeste sort,      

Passe toute l’horreur où me plonge ta mort.

Ah, que n’a-t-on souffert qu’aux dépens de ma vie

Un coupable si cher assouvit son envie !

Ce revers eut peut-être été moins important,

Il vivrait satisfait, je serais mort content.           

Cette triste grandeur, dont l’éclat me demeure,

Ne vaut pas l’embarras ni la mort que je pleure.

Mais où m’ont emporté ces regrets superflus,

Tandis que Stilicon...

 

 

Scène VIII

 

HONORIUS, PLACIDIE, MARCELLIN, LUCILE, SUITE

 

MARCELLIN.

Seigneur, il ne vit plus.

À peine est-il sorti, qu’ordonnant son supplice,         

Jusqu’au bout, a-t-il dit, poussons notre injustice.

Sous mille affreux tourments un juste et vif remords

Me devrait réserver à souffrir mille morts ;

Mais de ce lâche cœur l’ingratitude extrême

Ne souffre point pour moi de bourreau que moi-même.

Lors un fer tout à coup dans son sein enfoncé...

HONORIUS.

Son forfait est puni, mais non pas effacé,

Et quoi qu’un vain remords ait pu lui faire croire,

Sa main par son trépas ne lui rend pas sa gloire.

Ne m’abandonnez point au trouble où je me vois,

Ma Sœur, perdant son Fils, vous perdez comme moi,

Et ma douleur ne peut espérer d’autres charmes

Que de joindre pour lui mes soupirs à vos larmes,

Et de voir qu’avec moi votre pitié d’accord,

Me seconde à pleurer le malheur de sa mort.

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