Siegfried (Jean GIRAUDOUX)

 

Pièce en quatre actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Comédie des Champs-Élysées, le 3 mai 1928.

 

Personnages

 

GENEVIÈVE

ÉVA

MADAME PACHKOFFER

MADAME HŒPFL

SIEGFRIED

BARON VON ZELTEN

ROBINEAU

GÉNÉRAL DE FONTGELOY

GÉNÉRAL VON WALDORF

GÉNÉRAL LEDINGER

PIETRI

MUCK

KRATZ

MEYER

MONSIEUR SCHMIDT

MONSIEUR PACHKOFFER

MONSEIR KELLER

LE SERGENT des Schupos

SCHUMANN

UN DOMESTIQUE

 

 

ACTE I

 

Bureau d’attente luxueux et moderne. Escalier de marbre blanc, avec tapis rouge, à droite de la baie. Vue sur Gotha couverte de neige.

 

 

Scène première

 

ÉVA, L’HUISSIER, MUCK, UN DOMESTIQUE

 

MUCK, annonçant.

Son Excellence le général Ludendorf !

ÉVA.

Pas maintenant... Ce soir, à neuf heures.

MUCK.

Son Excellence le Président Rathenau !

ÉVA.

Ce soir, à neuf heures... Tu sais parfaitement que cet après-midi est sacré pour Monsieur Siegfried.

MUCK, au domestique.

Je n’ai pas de succès... Annonce les tiens !

LE DOMESTIQUE, d’une voix presque honteuse.

Monsieur Meyer !...

ÉVA.

Parfait. Monsieur le Conseiller Siegfried va le recevoir dans un moment.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur Kratz ! Madame Schmidt !

ÉVA.

Très bien. Ils sont à l’heure, Monsieur Siegfried va les voir tous.

MUCK.

C’est le tort qu’il aura...

ÉVA.

Qui te demande ton avis ?

MUCK.

Monsieur Siegfried se cause des émotions bien inutiles...

Éva ne répond pas, et écrit.

MUCK, au domestique.

J’ai regardé sous le nez tous ces prétendus parents qui viennent des quatre coins de l’Allemagne reconnaître en lui un fils disparu à la guerre... Aucun ne lui ressemble !

LE DOMESTIQUE.

Ah !

MUCK.

Tu me diras que des ressemblances, il en est comme des maladies, qu’elles sautent une génération ?

LE DOMESTIQUE, qui met en ordre les fauteuils et les portières.

Oui, je te le dirai.

MUCK.

J’ai regardé les photographies qu’ils m’ont tendues à la porte, les photographies de leur enfant, – leurs tickets d’entrée. Celui-là porte des lunettes. Celui-là a un soupçon de bec de lièvre. Aucun ne ressemble à Monsieur Siegfried !

LE DOMESTIQUE.

Tu ne sais peut-être pas voir les ressemblances ?

MUCK.

Au contraire. Dans les musées, dans les théâtres, sur les tableaux, sur les statues, sur tous ces gens en costumes anciens ou tout nus, sur Alexandre le Grand, sur Lohengrin, il est bien rare, que je ne retrouve pas quelque chose de Monsieur Siegfried en veston... Sur ceux-là, rien... Tu connais Lohengrin ?

LE DOMESTIQUE, vague.

Mal. Je l’ai aperçu.

ÉVA, interrompant leur dialogue.

Tout est prêt pour l’entrevue ?

MUCK.

Le lustre est réparé... J’ai mis des lampes neuves...

ÉVA.

Monsieur Siegfried est habillé ?

MUCK.

Il s’habille.

Au domestique.

Il hésite. Il ne sait s’il va couper ses moustaches, comme la dernière fois. Je l’ai laissé devant sa glace. Il se demande sans doute comment il sera le plus ressemblant. S’habiller avec les traits de son enfance est plus long que de prendre un veston.

ÉVA.

Fais entrer le baron de Zelten.

MUCK, surpris.

Je n’ai pas annoncé le baron de Zelten !

ÉVA.

C’est ce que je te reproche. Pourquoi l’as-tu laissé entrer, malgré ma défense ? Pourquoi lui permets-tu de se mêler à nos visiteurs et de les questionner ?

MUCK.

J’ai cru bien faire, c’est le cousin de Mademoiselle.

ÉVA.

Les bruits les plus fâcheux courent sur le compte de Zelten. Il est le grand homme des cafés, des coulisses, des piscines. On raconte qu’il a acheté la police et qu’hier soir même, tous les agents étaient convoqués chez lui.

MUCK.

Mademoiselle se trompe. Il leur avait donné des billets de théâtre. Ils étaient tous à Salomé pour voir quels uniformes ont les gardes d’Hérode.

ÉVA.

Va... Je l’attends.

Elle congédie l’autre domestique.

 

 

Scène II

 

ÉVA, BARON VON ZELTEN

 

ÉVA.

Que cherches-tu ici, Zelten ?

ZELTEN.

Je vois que tu fais toujours bonne garde autour de ton nourrisson. Il est rentré du Parlement ?

ÉVA.

Es-tu pour nous ou contre nous, Zelten ?

ZELTEN.

Il est rentré, il t’a mise au courant de son succès, je le vois à ton visage ! Tu rayonnes, cousine. Que l’adoption par nos députés d’une constitution aussi étique donne cet éclat aux joues d’une jolie allemande, cela me rend moins sévère pour elle !

ÉVA.

Une Allemande peut se réjouir de voir l’Allemagne sauvée. Après avoir accolé pendant trois ans l’adjectif « perdue » au mot Allemagne, il est doux de le changer par son contraire.

ZELTEN.

Les épithètes contraires sont les plus facilement interchangeables, cousine, surtout quand elles s’appliquent au mot Allemagne. Tu as à me parler ?

ÉVA.

Pourquoi as-tu voté tout à l’heure contre le projet Siegfried ?

ZELTEN.

Le projet Siegfried ! Ne dirait-on pas que j’ai voté contre les Walkyries et toute la légende allemande !... Parce qu’il t’a plu, voilà sept ans, dans ton hôpital, de baptiser du nom de Siegfried un soldat ramassé sans vêtements, sans connaissance, et qui n’a pu, depuis, au cours de sa carrière politique et de ses triomphes, retrouver ni sa mémoire ni son vrai nom, tout ce qu’il peut dire ou faire jouit du prestige attaché au nom de son parrain !... Qui te dit que ton Siegfried ne s’appelait pas Meyer avant sa blessure, et que simplement je n’ai pas voté contre le projet Meyer ?

ÉVA.

C’est tout cela que tu venais dire dans sa propre maison ?

ZELTEN, détournant la conversation.

La dernière fois que je t’ai vue, Éva, il y a six ans, tu enseignais à ce bébé adulte, à l’institut de rééducation, les mots les plus simples : chien, chat, café au lait. Aujourd’hui, c’est de lui que tu apprends à prononcer les mots ravissants de Constitution, Libéralisme, Vote plural, peut-être Volupté. Non ?

ÉVA.

Le mot Allemagne, oui.

ZELTEN.

L’Allemagne de ton Siegfried ! Je la vois d’ici. Un modèle de l’ordre social, la suppression de ces trente petits royaumes, de ces duchés, de ces villes libres, qui donnaient une résonnance trente fois différente au sol de la culture et de la liberté, un pays distribué en départements égaux dont les seules aventures seront les budgets, les assurances, les pensions, bref une nation comme lui théorique, sans mémoire et sans passé. Ce fils du néant a une hérédité de comptable, de juriste, d’horloger. Imposer la constitution de ton élève à l’Allemagne, c’est faire avaler un réveille-matin au dragon de Siegfried, du vrai, pour lui apprendre à savoir l’heure !

ÉVA.

Avec Siegfried, l’Allemagne sera forte.

ZELTEN, impétueux.

L’Allemagne n’a pas à être forte. Elle a à être l’Allemagne. Ou plutôt elle a à être forte dans l’irréel, géante dans l’invisible. L’Allemagne n’est pas une entreprise sociale et humaine, c’est une conjuration poétique et démoniaque. Toutes les fois que l’Allemand a voulu faire d’elle un édifice pratique, son œuvre s’est effondrée en quelques lustres. Toutes les fois où il a cru au don de son pays de changer chaque grande pensée et chaque grand geste en symbole ou en légende, il a construit pour l’éternité !

ÉVA.

Cette éternité est finie...

ZELTEN.

Finie, Éva ! Au lieu de promener Siegfried dans les cités modèles, amène-le seulement là-bas, sur les premiers contreforts de nos Alpes. Va surprendre l’aube avec lui. Tu y verras si l’Allemagne du Saint Empire ne survit pas dans l’air gelé, à cette heure où les ruisseaux, tout en glace, sont sillonnés d’une rigole à leur thalweg, où l’on ne rencontre encore que les humains et les animaux qui n’ont pas changé depuis Gustave Adolphe, les belettes, les chevaux pie, les courriers à voiture jaune dont le cor fait surgir entre deux volets qui s’entr’ouvrent la joue droite et le sein droit d’une chambrière. Tu y verras le paysage même de notre Allemagne d’autrefois, de conjuration et de travail, de pillage et de sainteté, si chargé à la fois de poésie et de vérité, que tu t’attendras à apercevoir soudain, flottant dans l’air, comme dans les gravures du moyen âge, un gros petit enfant céleste tout nu, ou des mains seules priant... C’est là, l’Allemagne...

ÉVA.

Je suis pressée. Que veux-tu ?

ZELTEN.

Je peux voir Siegfried ?

ÉVA.

Pourquoi ?

ZELTEN.

C’est mon affaire.

ÉVA.

Il n’est pas visible pour toi.

ZELTEN.

Il repose ?

ÉVA.

Ne fais pas l’ignorant. Tu sais à quoi il se prépare.

ZELTEN.

Je le devine !... Il se rase. Il met un col bas, il rafraîchit sa chevelure ; pour cette heure qui va lui donner, pense-t-il, une famille, il fait une toilette de condamné à mort. Les entrevues précédentes ne l’ont pas découragé ? Il espère encore ?

ÉVA.

Il espère, ne t’en déplaise.

ZELTEN.

Et toi, tu espères ?

ÉVA.

Évidemment.

ZELTEN.

Tu n’es pas sincère.

ÉVA.

Zelten !

ZELTEN.

Ne seras-tu pas désolée le jour où l’un de ces visiteurs viendra retirer ton élève de ce domaine idéal pour en faire un simple Bavarois, un vulgaire Prussien ? Un père, à cet Allemand créé sans matière première ! Toutes les vierges de l’Allemagne l’ont déjà reconnu comme leur enfant légitime... Qui me dit d’ailleurs qu’il ne joue pas lui-même un jeu ?

ÉVA.

Tu es fou ?

ZELTEN.

C’est à son mystère que Siegfried doit sa popularité ! Celui que l’Allemagne regarde comme son sauveur, celui qui prétend la personnifier, lui est né soudain voilà six ans dans une gare de triage, sans mémoire, sans papiers et sans bagages. Les peuples sont comme les enfants, ils croient que les grands hommes arrivent au monde par un train... Au fond, l’Allemagne est flattée que son héros ne soit pas dû aux épanchements peu sacrés d’un couple bourgeois. Un juriste qui naît comme meurt un poète, quelle aventure ! Son amnésie a donné à ton Siegfried tous les passés, toutes les noblesses, et aussi, ce qui n’est pas inutile non plus à un homme d’État, toutes les rotures. Qu’il retrouve famille ou mémoire, et il redeviendra enfin notre égal... J’espère, moi, et j’ai de bonnes raisons de croire que ce moment n’est pas loin.

ÉVA.

Que veux-tu dire ?

ZELTEN.

Ce court-circuit, qui a enlevé Siegfried à sa vie véritable, c’est peut-être un ouvrier bien inattendu qui va le réparer...

ÉVA.

Que sais-tu sur Siegfried ? Prends garde, Zelten...

MUCK, entrant.

Mademoiselle, c’est l’heure pour la visite.

Éva monte sans dissimuler son inquiétude.

ÉVA.

Reconduis Monsieur de Zelten.

 

 

Scène III

 

ZELTEN, MUCK

 

MUCK.

C’est toujours pour demain, Monsieur le Baron ?

ZELTEN.

Oui, Muck.

MUCK.

À quelle heure ?

ZELTEN.

À la fin de l’après-midi. Signal ; deux coups de canon. Écoute, Muck ; On va sonner. Tu verras deux étrangers, deux Français. Tu sais reconnaître des Français en voyage...

MUCK.

Naturellement, à leur jaquette.

ZELTEN, lui glissant un billet dans la main.

Tu t’arrangeras pour qu’ils entrent. C’est d’eux que dépend la journée de demain... Cela t’ennuie de bien recevoir des Français ?

MUCK.

Pourquoi ? Aux tranchées, entre les assauts, nous bavardions quelquefois, avec les Français. Il est dur de se taire quand on se tait depuis des mois. Nos officiers ne parlaient guère. Nos familles étaient loin... Nous n’avions qu’eux... Parfait, je les cacherai.

ZELTEN.

Garde-t’en bien. Qu’ils attendent dans cette salle. L’un de ces Français est une Française. Préviens-moi aussitôt. Dès que je les aurai vus, annonce à Siegfried qu’une institutrice canadienne demande une audience.

Sonnerie.

On sonne ?

MUCK.

Il faut que j’appelle les parents. Monsieur Siegfried va descendre.

ZELTEN.

À tout à l’heure.

 

 

Scène IV

 

MUCK, LES PARENTS

 

Muck ouvre la porte et fait entrer les parents. Troupe bigarrée et morne.

MUCK.

Monsieur l’architecte municipal Schmidt !

MONSIEUR SCHMIDT.

Présent.

MUCK.

Vous pouvez poser votre chapeau, Monsieur l’architecte municipal.

MONSIEUR SCHMIDT.

J’aimerais mieux le garder... C’est un chapeau d’avant la guerre... Je me suis habillé un peu comme autrefois...

MUCK.

À votre aise... Madame la rentière Hœpfl !

MADAME HŒPFL.

Me voici.

MUCK.

Vous avez votre lettre de convocation ?

MADAME HŒPFL.

Je vous l’ai montrée, avec la photographie...

MUCK.

C’est exact. Celui qui a le bec de lièvre ?

Se reprenant.

Le soupçon de bec de lièvre... Monsieur le relieur Keller !

MONSIEUR KELLER.

Présent... J’ai la vue faible, Monsieur l’huissier. J’ai pris la liberté d’amener Monsieur Kratz, notre voisin et apothicaire, qui aimait beaucoup Frantz.

MONSIEUR KRATZ, se présentant humblement.

Spécialiste Kratz.

MONSIEUR KELLER.

Monsieur Kratz le gâtait. On faisait pour Frantz plus de bonbons que de remèdes dans cette pharmacie. L’un d’eux est devenu une spécialité connue.

MONSIEUR KRATZ, s’inclinant.

Le sucre de pomme Kratz. J’ai apporté ce paquet pour Monsieur Siegfried... En tout état de cause... Je ne le remporterai pas.

MUCK.

Madame et Monsieur Patchkoffer...

Un paysan et une paysanne s’approchent.

Je vous ai écrit, Madame Patchkoffer ! Il me semblait que votre voyage n’avait pas beaucoup de raison. Vous disiez dans votre lettre que votre fils est petit et brun. Monsieur Siegfried est grand et blond.

MONSIEUR PATCHKOFFER.

Nous avons déjà vu des bruns à Berlin, à la clinique de rééducation.

MONSIEUR KELLER.

Mais la taille, Madame ?

MADAME PATCHKOFFER.

Nous avons vu tous les petits aussi, n’est-ce pas Patchkoffer ?

MUCK.

Bien, Bien.

MADAME PATCHKOFFER.

S’il n’avait pas changé, il serait déjà retrouve...

MUCK.

Monsieur Meyer !

MONSIEUR MEYER.

C’est moi... Comment cela se passe-t-il, Monsieur l’huissier ?

MUCK.

Comment cela se passe ? Rassurez-vous. Rapidement. Vous allez entrer dans cette baie. Monsieur Siegfried descendra par cet escalier. On allumera au-dessus de lui un lustre. Les myopes pourront l’approcher, les incrédules le toucher, et, au bout de cinq minutes, permettez-moi de vous le dire, vous repartirez lamentablement... Voilà du moins comment cela s’est passé jusqu’à ce jour, mais je vous souhaite meilleure chance.

MEYER.

Merci... Vous dire que j’aie l’espoir de retrouver mon pauvre Ernest, si complaisant, mais toujours le dernier en classe, dans le premier homme d’État de notre pays, mon Ernest si bon, mais qui trouvait le moyen de se faire prendre en grippe par tous ses professeurs, dans celui qui est devenu en quelques mois le favori de l’Allemagne ; ce serait vraiment mentir... Frise-t-il, Monsieur ?

Sonnerie à la porte d’entrée.

MUCK.

Entrez, Mesdames et Messieurs.

Les parents entrent dans la salle de gauche.

Muck va ouvrir, introduit Geneviève et Robineau, les salue obséquieusement, et disparaît avec un sourire d’entente.

 

 

Scène V

 

GENEVIÈVE, ROBINEAU

 

GENEVIÈVE.

Où sommes-nous enfin, Robineau ?

ROBINEAU.

Au kilomètre onze cent cinquante de Paris, Geneviève, devine.

GENEVIÈVE.

Quel froid ! Tout ce que je devine, c’est que ce n’est pas à Nice ! Où sommes-nous ?

ROBINEAU, qui essuie son binocle, dos à la baie et près de la rampe.

Tu vois la ville entière de cette fenêtre... Regarde... Je vais tout t’expliquer. Que vois-tu ?

GENEVIÈVE.

Ce n’est pas Nice... Je vois à ma droite un burg avec des échauguettes, des bannières et des ponts-levis.

ROBINEAU, toujours tourné vers le public, parlant comme à lui-même, mais haut.

C’est le National Muséum !

GENEVIÈVE.

Je vois devant moi un temple grec, au milieu des cèdres, tout couvert de neige.

ROBINEAU.

C’est l’Orpheum !...

GENEVIÈVE.

À ma gauche enfin, un building de dix étages, percé de verrières en forme de licorne.

ROBINEAU, de plus en plus lyrique.

C’est le Panoptikum !...

GENEVIÈVE.

Et enfin, en contrebas, un palais florentin à fresques et arcades.

ROBINEAU.

Le palais de Maximilien !

GENEVIÈVE.

Le Maximilianeum, sans doute ?

ROBINEAU.

Tu l’as dit !

GENEVIÈVE, se retournant.

Où sommes-nous, Robineau ?

ROBINEAU.

Mais à Gotha, Geneviève, nous sommes à Gotha ! La ville même où j’ai rencontré Zelten voilà quinze ans, un jour de carnaval. Il était déguisé en Zoulou, moi en Alcibiade. Aucun préjugé de nationalité à la base de notre sympathie.

GENEVIÈVE.

Que cherchais-tu à Gotha ?

ROBINEAU.

Que venaient faire les Français en Allemagne avant la guerre, ? De la philologie. Je faisais partie de ce raid de douze sorbonnards que la France lâcha victorieusement, aussitôt après Agadir, sur les dialectes saxons. Je suis un des douze Français cités dans toutes les histoires allemandes du moyen-âge. Tu peux chercher dans leurs histoires des temps modernes. Tu n’y trouveras pas le nom de douze de nos généraux.

GENEVIÈVE, qui s’est assise.

Et ici, chez qui sommes-nous ?

ROBINEAU.

Je l’ignore. On vient, d’ailleurs !

Ce sont les parents qui repassent. Tristement. Échange lamentable de salutations.

GENEVIÈVE.

J’ai peur, Robineau.

ROBINEAU.

Peur. De quoi ?

GENEVIÈVE.

D’être ici... D’avoir quitté hier soir, si brusquement, ma rue du Bac et d’être ici.

ROBINEAU.

Qu’as-tu à craindre ? Zelten m’a fait remettre des passeports de Canadiens. Si tu sens sur toi des regards soupçonneux, sors une expression de Québec, appelle un orchestre une bande, un wagon-restaurant un char réfectoire. Je t’ai fait une liste de ces idiotismes. Tu as froid, tu trembles ?

GENEVIÈVE.

Une Canadienne ne tremble pas de froid. C’est de peur, Robineau.

ROBINEAU.

Ce n’est pas vrai, tu es le courage même.

GENEVIÈVE.

Justement, c’est une peur de personne courageuse que j’éprouve. Je me suis reproché toute la nuit, dans ce rapide, de t’avoir obéi.

ROBINEAU.

Zelten m’adjure depuis plusieurs jours, par vingt télégrammes, de te rechercher, de t’amener de gré ou de force, aujourd’hui, dans cette maison. Il assure, à trois francs le mot, qu’il s’agit de ce qui t’intéresse le plus au monde. Il affirme que le sort même des relations de la France et de l’Allemagne peut dépendre de ton voyage. C’est quelque chose, les relations de la France et de l’Allemagne pour qui étudie, comme moi, le ch aspiré dans les régions rhénanes !... Qu’est-ce qui t’intéresse le plus au monde ?

GENEVIÈVE.

Au monde ? Rien. Depuis la mort de Jacques, depuis sa disparition du monde ? Rien. C’est d’ailleurs pour cela que je t’ai écouté.

ROBINEAU.

Pourquoi as-tu peur, alors ?

GENEVIÈVE.

Parce que c’est la première fois de ma vie, je crois, que je reçois une nouvelle.

ROBINEAU.

Les malheurs ne t’ont pourtant pas manqué ?

GENEVIÈVE.

Mes malheurs jusqu’ici me sont du moins arrivés dans le silence. Je n’ai pas de parents : c’est seulement par le silence de toute mon enfance, à force de silence, par des télégrammes ininterrompus de silence, que j’ai appris mon état d’orpheline... J’ai aimé Jacques Forestier ? Dès le début de la guerre, il disparaît. Jamais depuis sept ans, je n’ai reçu un mot de lui, une indication de sa mort. Voilà la première fois que le sort daigne s’occuper de moi et m’avertir. J’ai peur... D’ailleurs tu n’as pas l’air très à ton aise non plus, Robineau.

ROBINEAU, qui paraît en effet très nerveux.

Je ne le suis pas.

GENEVIÈVE.

Qu’y a-t-il ?

ROBINEAU, avec inquiétude.

Il y a que pour la première fois depuis la guerre, Geneviève, je vais retrouver un ami allemand, toucher de mes mains un ami allemand ! Depuis sept ans, je n’ai plus vu l’amitié sous ce visage. Je me demande ce qu’elle va être ?

GENEVIÈVE.

Tu l’aimais, ton Allemand ?

ROBINEAU.

Zelten n’est pas ce que tu appelles mon Allemand, à moins que ce ne soit au contraire le seul Allemand qui subsiste. Il a tous ces défauts sonores et voyants dont on ornait chez nous les Allemands avant 1870, les cheveux blonds, l’intimité avec les chimères, les distances avec les réalités, l’emphase sincère, et dont il va bien falloir doter un autre peuple, s’ils s’entêtent à brûler nos villes et à se raser le crâne. Tu l’as vu d’ailleurs, Zelten, à Montparnasse ? Pour une sculptrice comme toi, c’était un beau modèle !

GENEVIÈVE.

Beau modèle ? Il avait une côte en moins, à en juger par sa démarche.

ROBINEAU.

Il se l’était cassée en plongeant dans le Rhin à l’endroit où s’était suicidé Schumann.

GENEVIÈVE.

Il avait une cheville plus grosse que l’autre.

ROBINEAU.

Il avait pris une entorse en sautant du rocher d’où s’était jeté Louis de Bavière... Il voulait, m’expliquait-il, goûter la dernière minute de chacun des grands hommes de l’Allemagne. Si tu lui trouves le nez brisé ou l’omoplate en large, c’est sûrement la faute de Wagner ou de Frédéric Barberousse.

GENEVIÈVE.

À moins que ce ne soit celle d’une balle française.

ROBINEAU.

N’insiste pas, Geneviève. N’alourdis pas de plomb ces ombres qui vont flotter tout à l’heure autour de nous.

GENEVIÈVE.

Ces ombres ? Quelles ombres ?

ROBINEAU.

Nous avons le choix, de Vercingétorix à Blücher, pour ne parler que des ombres en uniforme...

GENEVIÈVE.

Alors, Robineau. J’aime mieux vous laisser seuls pour cette première rencontre. Je suis lasse, et j’ai vu un divan dans l’antichambre. Appelle-moi si ma présence est nécessaire.

ROBINEAU.

Va-t’en ! C’est lui !

Muck introduit Zelten.

 

 

Scène VI

 

ZELTEN, ROBINEAU

 

Ils restent à distance un moment, se contemplant silencieusement à travers toute la scène.

ZELTEN.

Voilà !

ROBINEAU.

Voilà !

ZELTEN.

C’est toi, Robineau, Hippolyte-Amable ?

ROBINEAU.

Otto-Wilhelmus von Zelten-Bachenbach, c’est moi.

ZELTEN.

C’est toi, brachycéphale brun, surchargé de lorgnons, de gilets de laine, terrible dans les assauts ?

ROBINEAU.

Oui, crème de culture, beurre de carnage, fils d’Arminius, c’est  moi.

ZELTEN.

 J’ai l’impression que nous nous parlons de très loin au téléphone, Robineau, qu’un rien suffirait pour couper la communication... Tiens bien l’appareil !... Je te vois pourtant. Tu n’as pas changé.

ROBINEAU.

Ni toi... Qu’as-tu fait pourtant depuis ces douze ans, Zelten ? Toi qui aimais le printemps, la musique, la joie, la paix, qu’as-tu fait ?

ZELTEN.

La guerre ! La guerre contre trente-cinq nations. Le combat contre une seule... Et toi, le porte-lu-nette, le démocrate paisible des Bibliothèques royales et impériales, toi, mon ami le plus cher, depuis douze ans, qu’as-tu fait ?

ROBINEAU.

La guerre, contre toi

ZELTEN.

Heureusement nous sommes maladroits, Robineau, nous nous sommes manqués. Tu me visais ?

ROBINEAU.

Plusieurs fois, dans les attaques, en pensant à toi, j’ai levé mon fusil et tiré vers le ciel.

ZELTEN.

Tu l’as raté aussi ! Il continue ses errements, du moins au dessus de l’Allemagne. Mais je pensais bien en effet que tu ne t’acharnais pas contre ton ancien ami. Toutes les fois qu’une balle me ratait, je me disais : c’est encore ce brave Robineau qui tire ! Toutes les balles qui atteignaient, comme tes paroles d’ailleurs, des objets qui n’avaient rien à faire avec elles, des bouteilles, des poires sur des arbres, je ne pouvais m’empêcher de penser que c’étaient les tiennes, Mon adjudant a été touché une fois à la fesse, tout le monde riait : j’ai pensé à toi...

Il se rapproche. Affectant la conversation familière.

Bonjour, Robineau !

ROBINEAU.

Bonjour, Zelten.

ZELTEN.

Tu vas bien ?

ROBINEAU.

Pas mal, et toi ?

Un silence.

ZELTEN.

Que fais-tu maintenant ?

ROBINEAU.

Je termine ma thèse sur les dentales.

ZELTEN.

Toujours philologue ? La voix de la guerre ne t’a pas détourné de nos petits langages ?

ROBINEAU.

Mais toi, pourquoi m’as-tu appelé ? Que veux-tu ? Que fais-tu ?

ZELTEN.

Ce que je fais ? Je continue. En Allemagne, l’on continue. Je fais la guerre

ROBINEAU.

La guerre ?

ZELTEN.

Pas la même, la guerre civile. Je combats contre les vrais ennemis de l’Allemagne. Les pays sont comme les fruits, les vers sont toujours à l’intérieur.

ROBINEAU, très universitaire.

Tu fais de la propagande, des conférences ?

ZELTEN.

Non, je fais la révolution. Nous sommes le 12 janvier 1921. Je fais la révolution du 13 ou du 14 janvier 1921. C’est même pour cette opération que je t’ai appelé à l’aide ; Tu arrives in extremis, mais tu m’es indispensable.

ROBINEAU.

J’en doute ! Ma présence a toujours fait rater les événements historiques. L’histoire se méfie de moi comme si, au lieu d’être agrégé de grammaire, j’étais agrégé d’histoire,

ZELTEN.

Reste seulement trois jours à Gotha. D’ailleurs ce n’est pas toi seulement que je réclame, c’est Geneviève, c’est surtout Geneviève. Elle est là ?

ROBINEAU.

Oui. Elle repose. Je l’ai surprise au milieu de la nuit. Elle dort.

ZELTEN.

Elle n’a pas maugréé d’être ainsi réveillée ?

ROBINEAU

C’est quelqu’un qui ne maugrée jamais. Mais la grippe espagnole sévit à Paris, et elle est sculptrice. On l’avait réveillée deux nuits de suite pour prendre le moulage de mains ou de têtes célèbres.

ZELTEN.

C’est pour une opération de ce genre que je l’ai dérangée.

ROBINEAU.

Comment, il s’agit d’un mort ?

ZELTEN.

De quelqu’un qui est à la fois mort et vivant... Tu as entendu parler de notre Siegfried ?

ROBINEAU.

Du Conseiller Siegfried ? Certes, comme tout le monde en Europe. Votre nouveau grand homme ? Celui qui veut doter l’Allemagne de sa constitution modèle, de son âme précise, comme disent ses partisans ?

ZELTEN.

Et Forestier, tu connais Forestier ?

ROBINEAU.

L’écrivain français ? L’ami disparu de Geneviève ? Je parlais de lui tout à l’heure avec elle... Je ne connais que son œuvre. Œuvre admirable ! C’est lui qui prétendait redonner à notre langue, à nos mœurs, leur mystère et leur sensibilité. Qu’il avait raison ! Chaque fois que je lis le roman de la Rose j’en suis convaincu davantage... Introduire la poésie en France, la raison en Allemagne, c’est à peu près la même tâche.

ZELTEN.

Et accomplie par le même homme.

ROBINEAU.

Tu dis ?

ZELTEN.

Siegfried a été trouvé nu, sans mémoire, sans langage, dans un amas de blessés. Je soupçonne que Siegfried et Forestier sont le même homme.

ROBINEAU.

Mon cher Zelten, les grands hommes morts changent de planète, non de nation.

ZELTEN.

Tu ne sais pas voir, mais tu sais lire. À la place de Saint Thomas, tu aurais été convaincu non par les mains de Jésus mais par son autographe. Après avoir lu les œuvres de Forestier, lis donc celles de Siegfried ! Ce sont les copies des premières. L’inspiration, le style, jusqu’aux expressions, en sont les mêmes.

ROBINEAU.

Le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté, de la première, qui d’ailleurs est inconnue.

ZELTEN.

Ah ! ces philologues français, quels philologues allemands ! J’espérais t’amadouer plus vite par des arguments de ta science. En fait, ce n’est pas la méthode des grands savants qui m’a conduit à la vérité.

ROBINEAU.

Je m’en doute. C’est la méthode, plus courante et non moins féconde, des dénonciations anonymes.

ZELTEN.

Tu devines tout ! Un visiteur anonyme m’a prévenu que Siegfried avait été son voisin à la clinique-et qu’il n’était pas allemand. Son nom, il l’avait même lu sur une plaque d’identité trouvée par lui dans la civière : Jacques Forestier. Je sais : mon drame débute par où finissent les mélodrames, par la croix de ma mère, mais tu vois d’ici ma joie !

ROBINEAU.

Je la vois ! Changer un homme d’État que l’on hait en un écrivain que l’on aime, c’est une chance.

ZELTEN.

Se débarrasser sur une autre patrie d’un grand homme qui encombre la vôtre, c’est une chance plus grande encore. J’ai fait mon enquête. J’ai besoin qu’elle aboutisse aujourd’hui et nous allons en avoir le cœur net dans une minute.

ROBINEAU.

Le cœur net, Zelten ? Quel cœur ? Pas le cœur de Geneviève, en tout cas ? Que fais-tu ?

Zelten a sonné Muck qui entre.

ZELTEN.

Muck. Préviens le conseiller Siegfried que l’institutrice canadienne demande à lui parler.

Muck s’incline et monte.

Voilà ! Nous n’avons plus qu’à attendre. Siegfried adore les universitaires étrangers, surtout ceux du nouveau monde. Il les interroge avec passion sur les conseils académiques, sur le règlement des prisons, sur l’éducation mixte. Attiré par ces appâts irrésistibles, il va descendre dans une minute pour voir Geneviève.

ROBINEAU.

Descendre ? Pourquoi descendre ?

ZELTEN.

Nous sommes dans sa maison. Il est là, au premier... Appelle Geneviève.

ROBINEAU.

Jamais de la vie. Il faut les préparer On tue les somnambules quand on leur crie leur nom, même dans une langue étrangère.

Geneviève paraît.

ZELTEN.

Ne l’appelle pas, la voilà. Le personnel du destin obéit sans sonnettes.

 

 

Scène VII

 

GENEVIÈVE, ZELTEN, ROBINEAU

 

GENEVIÈVE.

Alors, Monsieur de Zelten, qu’y a-t-il ?

ROBINEAU.

Rien, Geneviève. Nous te dirons cela demain.

GENEVIÈVE.

Qu’y a-t-il, Monsieur de Zelten ?

ZELTEN.

Pouvons-nous vous parler de ce qui peut vous causer le plus de peine, le plus de tristesse ?

GENEVIÈVE, tournée vers Robineau.

Ah !

ROBINEAU.

Oui !

GENEVIÈVE.

De Jacques ?

ZELTEN.

Oui, de Forestier... Pouvons-nous vous parler de lui ? N’en souffrirez-vous pas ?

GENEVIÈVE, très simple, douce.

Parlons de Forestier. On a retrouvé son corps ? On veut que je le reconnaisse ? Qu’ai-je dit, Monsieur de Zelten ? Pourquoi ces regards ?

ZELTEN.

Je suis toujours sous le charme chaque fois que je vois une créature humaine arriver dans un événement grave avec la voix et les gestes qu’il faut.

GENEVIÈVE, s’asseyant presque souriante entre Zelten et Robineau debout.

Oui, je sais, on me l’a dit. J’ai tout-ce qu’il faut pour recevoir dignement la nouvelle de la mort de mon fils, ou de ma mère, ou de la faillite frauduleuse de mon père... Le malheur, le vrai malheur, est que je n’ai jamais eu ni parents, ni enfants. La tragédie n’arrive pas à m’embaucher. Je serais une Phèdre sans beau fils, sans mari et sans scrupules, une Phèdre enjouée. Il ne reste plus grand chose pour la fatalité.

ZELTEN.

Et Forestier ?

GENEVIÈVE.

Justement, Forestier... Nous nous sommes aimés deux ans, de 1912 à 1914. On aurait pu croire que j’allais avoir à porter le souci de ses campagnes, le chagrin de sa mort, hériter de sa gloire... Mais vous pensez bien que j’ai été éloignée d’un destin aussi précis : nous nous sommes brouillés un mois avant la guerre. Par une légère, légère brouille, le destin m’a épargné d’être brouillée avec la vie, d’être en deuil... À la base de chaque deuil, il y a une chance que je n’ai jamais eue.

ZELTEN.

Pourquoi ne vous êtes-vous pas réconciliés au début de la guerre ?

GENEVIÈVE.

Je comptais, il comptait sur les cinq jours de permission... Comptons maintenant sur les religions à vie future. D’ailleurs, j’ai toujours évité les fonctions officielles... Je suis enfant naturelle... J’aurais détesté être veuve.

ZELTEN.

Il n’est pas mort. Il n’est que disparu !

GENEVIÈVE.

Disparu et reparu. Tous ces os des grands hommes engouffrés par la terre et qu’elle redistribue en marbre aux quatre coins de leur patrie, ont déjà reparu. Il a sa tête en granit sur une place de Limoges, sa main droite en albâtre tenant un laurier à Orléans.

ZELTEN.

Il est disparu, il peut reparaître.

GENEVIÈVE.

Croyez bien que je me le dis quelquefois.

ZELTEN.

Vous avez des pressentiments ?

GENEVIÈVE.

Au contraire. Rien. Jamais il ne vient dans mes rêves. Jamais il ne m’obsède dans mes insomnies. Aucune de ces nouvelles que donnent les morts ne m’est parvenue de lui...

Muck repasse y s’incline devant Zelten. L’agitation de Robineau s’accroît. Silence angoissant pendant lequel on entend une porte s’ouvrir sur le palier d’en haut.

ZELTEN.

Et s’il revenait, s’il descendait soudain de là-haut, par cet escalier ?

GENEVIÈVE, souriant.

Je suis brouillée avec lui.

On entend la voix de Siegfried.

ZELTEN.

Écoutez !

GENEVIÈVE.

Quoi ? Que voulez-vous dire ? Mais, c’est la voix de Jacques !...

En haut la voix se tait.

C’était la voix de qui ?

ZELTEN.

Du maître de la maison. Du conseiller Siegfried.

GENEVIÈVE, allant vers l’escalier et criant.

Jacques !...

Silence.

GENEVIÈVE, revenant.

Expliquez-moi

ROBINEAU.

Zelten croit avoir découvert que Siegfried, qu’on a trouvé jadis sans mémoire dans une gare de blessés n’est autre que Forestier.

Siegfried ouvre la porte.

GENEVIÈVE.

Qui descend là ?

ZELTEN.

Lui. Siegfried.

GENEVIÈVE, n’osant pas regarder, se parlant à soi-même.

Ce n’est pas son pas !... Ou bien il porte un lourd fardeau !... Si. C’est son pas quand il me portait... Que porte-t-il donc de plus lourd que moi encore ? C’est sa voix ! C’est son ombre !

Siegfried paraît au bas de l’escalier, accompagné par Éva.

Ah ! C’est lui !

Zelten disparaît joyeux.

ROBINEAU.

Silence ! Tu peux le tuer.

Elle recule au fond de la pièce. Siegfried congédie Éva d’un signe amical.

GENEVI ÈVE.

Comme te voilà habillé, Jacques !

 

 

Scène VIII

 

SIEGFRIED, GENEVIÈVE, ROBINEAU

 

Siegfried se dirige droit vers Geneviève qui s’est réfugiée au fond près de la baie. Il la salue à l’allemande, tapant légèrement les talons.

SIEGFRIED, se présentant.

Geheimrat Siegfried.

Geneviève incline la tête.

Je vous croyais une vieille, très vieille dame. Je n’ose plus dire mon projet.

Geneviève le regarde toujours.

Je ne me trompe pas ?... Vous êtes cette dame canadienne française, qu’on vient de m’annoncer ?

Geneviève hoche affirmativement la tête.

Vous me comprenez bien ? Je sais que mon français n’est pas courant, n’est pas libre... C’est à cause de lui que j’ose d’ailleurs vous parler. J’aimerais prendre des leçons... Tous les soirs vers six heures, je me donne une heure de repos... Me rendriez-vous le service de venir à ce moment ? Dès demain ?

ROBINEAU.

Accepte.

Geneviève incline la tête.

SIEGFRIED.

J’espère que ce n’est pas avec une dame muette que je vais prendre mes leçons ?

ROBINEAU.

Rassurez-vous, Monsieur. Mais Madame hésite...

SIEGFRIED.

Madame est votre femme ? Je m’excuse alors...

ROBINEAU.

Oh ! non, Madame est une amie, mais elle n’a jamais donné de leçons. Elle se demande si elle en est capable.

S’embrouillant.

Le canadien français présente avec le français de notables différences. Un tramway, nous l’appelons un char, à Québec. Un pardessus, un linge.

SIEGFRIED, qui est venu vers lui.

La neige, comment s’y appelle-t-elle ?

ROBINEAU.

La neige ? Nous disons la neige... Pourquoi la neige ?

SIEGFRIED.

Et l’hiver ?

ROBINEAU.

L’hiver ?... Comme l’été... Je veux dire : les saisons ont le même nom qu’en France.

SIEGFRIED.

Alors cela me suffira. Je n’ai pas besoin de vocabulaire plus précis... Tant pis, si je prends l’accent de Québec.

D’un geste, il invite Geneviève à s’asseoir. Comme elle semble ne pas comprendre, il se retourne vers Robineau.

La vie devient une spécialité tellement exagérée que j’ai besoin pour m’en reposer de conversations larges, et sur de larges sujets. Avec ses grands fleuves, ses grandes saisons, c’est juste le français canadien qu’il me faut... Et le silence, Mademoiselle, comment dites-vous cela au Canada ?

GENEVIÈVE, lentement, comme en rêve.

Et en allemand ?

Il va vers Geneviève, qui se dérobe.

SIEGFRIED.

Stille ! Silentium !

GENEVIÈVE.

Cela se dit silence.

SIEGFRIED.

Comme les mots qui vous viennent d’un pays nouveau et ouvert sont eux-mêmes ouverts, purs !

ROBINEAU.

Pardon. Ce sont là malgré tout des mots français.

SIEGFRIED.

Français, certes, mais dans votre bouche, ils ont fait un détour par l’inconnu. Jamais le mot neige n’a touché en France autant de neige qu’au Canada. Vous avez pris à la France un mot qui lui servait à peine quelques jours par an et vous ep avez fait la doublure de tout votre langage.

GENEVIÈVE.

À demain.

Très vite, comme Siegfried est déjà près de la porte.

Comme te voilà habillé Jacques !

SIEGFRIED.

Vous me parlez ?... Je comprends d’ailleurs très mal, quand vous parlez aussi vite.

GENEVIÈVE.

À quelle vitesse faudra-t-il vous parler demain ?

SIEGFRIED.

Essayons... Récitez-moi quelque tirade classique. Je vous dirai quand je cesserai de comprendre. Réglons notre vitesse.

GENEVIÈVE, après avoir réprimé un élan vers lui, d’abord lentement, puis très vite, à la fin presque défaillante.

Quand le printemps venait, quand les premiers tilleuls du boulevard Saint-Germain ouvraient leurs feuilles, nous descendions tous les deux vers cinq heures, au Café de Cluny. Tu commandais un Chambéry-Fraisette. À six heures, tu regagnais l’Action Française où tu écrivais un compte-rendu royaliste de la Chambre, et j’allais te prendre à huit à la Lanterne où tu terminais le compte-rendu socialiste du Sénat. Voilà deux ans de notre vie, Jacques.

SIEGFRIED.

Un peu vite. Je comprends les mots. Pas le sens... La tirade est longue. C’est une tragédie, une comédie ?

ROBINEAU.

Tous les genres se mêlent dans le théâtre moderne.

SIEGFRIED.

À demain, Mademoiselle, je suis sûr que nous trouverons notre langage, entre ce silence unique et cette parole accélérée. Je me fais une joie de cette séance...

Il salue en joignant les talons.

GENEVIÈVE, contenue.

Jacques !

ÉVA, apparaissant au palier.

Siegfried !

SIEGFRIED, désignant d’un large geste Éva et s’excusant avec un sourire.

On m’appelle !

 

 

ACTE II

 

Salle de travail chez Siegfried. Ameublement dans ce style sécession qui a été remplacé depuis en Allemagne par le style américain. Large baie givrée. La neige tombe. Du voisinage arrivent pendant tout l’acte les échos d’un piano sur lequel s’exerce quelque virtuose allemande. Au lever du rideau, le général de Fontgeloy, en uniforme noir et blanc, est debout et semble attendre. Sonnerie. Éva paraît, guide le général dans un couloir, puis va ouvrir.

 

 

Scène première

 

GENEVIÈVE, ROBINEAU

 

ROBINEAU.

C’est pour la leçon, Mademoiselle.

ÉVA.

Je préviens Monsieur le Conseiller.

Elle sort. Silence. Geneviève montre d’un geste la pièce à Robineau.

GENEVIÈVE.

Je ne me représentais vraiment pas ainsi le temple de l’oubli.

ROBINEAU.

C’était mieux, chez ? Forestier ?

GENEVIÈVE.

Exactement le contraire.

ROBINEAU, un peu vexé, car toute cette atmosphère allemande au contraire l’enchante.

Qu’appelles-tu le contraire ? Forestier n’avait pas de fauteuil, de bureau ?

GENEVIÈVE.

Le contraire ! Les ; fauteuils étaient juste le contraire de ces fauteuils, la table de cette table... la lumière était le contraire de cette lumière...

ROBINEAU.

Ces meubles ma petite, sont de Kohlenschwanzbader.

GENEVIÈVE.

Je l’aurais parié...

ROBINEAU.

Ces bustes, de Weselgrosschmiedvater.

GENEVIÈVE.

Je n’en suis point surprise. Et l’électricité, de qui est-elle ?

ROBINEAU.

Qu’est-ce qui te surprend alors ?

GENEVIÈVE.

Jusqu’à mon entrée dans cette maison, voilà une minute, je ne parvenais pas à imaginer que Forestier fût vivant. Je suis venue avec le sentiment d’avoir à descendre dans quelque asile obscur, dans la pénombre, dans le bureau intermédiaire entre celui que Forestier avait à Paris et celui qu’il aura aux Enfers... J’arrivais pour déplacer une momie... Je descendais dans un caveau royal... Voilà ce que je trouve.

ROBINEAU.

Tu y trouves le confortable.

GENEVIÈVE.

L’idée du confortable ne m’était pas venue quand je pensais à l’ombre de Forestier. J’ai eu tort en effet, depuis hier, de continuer à croire qu’il vivait sans chaises, sans pendule, sans encrier... Mon Dieu, on le fait écrire à l’encre rouge, il hait cela ! Et le cigare, il fume le cigare maintenant ! Il déteste le cigare. Je suis sûre qu’ils l’ont obligé aux deux choses dont il a le plus horreur : se promener dans les rues tête nue et porter des bretelles... Courage, Robineau ! Nous allons avoir à troubler les habitudes de ce tombeau... Enlève ce nécessaire de fumeur, tout d’abord, mets-le où tu voudras.

ROBINEAU.

Tu déraisonnes, ces accessoires sont charmants !

GENEVIÈVE.

Et pratiques !

ROBINEAU.

Mais oui, pratiques. Regarde : tu prends l’allumette dans cet écureuil, tu la frottes sur le dos de Wotan, et tu allumes la cigarette prise à ce ventre de cygne. Les cendres, tu les jettes dans cette Walkyrie et le mégot dans l’ours... Cette ronde d’animaux légendaires ou de héros que les Allemands aiment à mettre en branle pour chacune de leurs fonctions les plus banales, c’est de la vie après tout. C’est comme cette frise de centauresses en cuivre poursuivies par des gnomes ! Ils sont vivants.

GENEVIÈVE.

Oui, il va falloir les tuer.

ROBINEAU.

Assieds-toi, en tout cas.

GENEVIÈVE.

Non, rien de moi ne pactisera avec ces meubles. D’ailleurs la place est retenue. Il y a une inscription sur ce coussin.

ROBINEAU.

C’est la mode en Allemagne de broder des proverbes.

Il s’approche pour lire la devise.

C’est le coussin qui parle !

Un rêve dans la nuit,
Un coussin dans le jour.

GENEVIÈVE.

Qu’est-ce qui lui demande quelque chose ? Et cette broderie sur le tapis du guéridon. Proverbe encore ?

ROBINEAU, lit.

Le Mensonge est le jockey du malheur.

GENEVIÈVE.

Tu crois qu’un honnête buffet, d’honnêtes tapis neufs iraient t’offrir d’eux-mêmes ces vieux résidus de la routine humaine ? C’est une hypocrisie, ce ramage des tabourets, ce gazouillis des étagères ; ou alors qu’ils parlent vraiment, ces meubles, comme dans Hoffmann ! Que le buffet chante des tyroliennes, que le coussin exprime son avis sur le derrière des gens !

ROBINEAU.

Assieds-toi d’abord, Geneviève.

GENEVIÈVE.

C’est justement quand elle ne parle pas, qu’il me semble la comprendre, ton Allemagne. Cette ville à clochers et à pignons que tu m’as montrée cette nuit, sur laquelle les seules inscriptions étaient les tâches de la lune, ce torrent gelé jusqu’au sol, muet par obligation, j’en comprends l’âge, la force, le langage. Que fais-tu là, Robineau ?

Robineau place certains objets dans les rayons de la bibliothèque.

ROBINEAU.

Des bombes à retardement. Deux livres français que je viens de trouver chez un libraire. Il n’y avait pas grand choix. Là, je place un manuel pour la sélection des alevins et des truites. Là, le Mérite des Femmes, de Legouvé. Je ne dis pas que l’être de Siegfried en sera aussitôt modifié, mais il les verra, les lira... Et toi, que comptes-tu faire ?

GENEVIÈVE.

Je ne sais. Je comptais te demander conseil. C’est grave.

ROBINEAU.

C’est très grave... Tu pourrais commencer par les imparfaits du subjonctif ?

GENEVIÈVE.

Je ne parle pas de la leçon de français. Je parle de la révélation que j’ai à lui faire.

ROBINEAU.

C’est bien ce que j’entendais... Crois-moi, Geneviève, j’ai donné dix ans des leçons et aux étrangers les plus variés. Or, quels qu’ils fussent, Scandinaves, Brésiliens, et même si nos relations jusque là n’avaient été que celles d’élèves à maître, il suffisait que je leur expliquasse nos imparfaits du subjonctif pour que naquît entre nous une sorte de sympathie, de tendre gaieté... Une ou deux tendresses parfaites, Geneviève, sont nées de ces imparfaits.

GENEVIÈVE.

Ne plaisante pas, Robineau. Encourage-moi, raisonne-moi. Rends-toi compte-du rôle que je joue. Je cache un poignard sous mon corsage. En somme, que viens-je faire ici ? Je viens tuer Siegfried. Je viens poignarder le roi ennemi sous sa tente. J’ai droit à cette confidente qu’on donne dans les drames à Judith et à Charlotte Corday. J’ai besoin d’un ami qui me dise ce qu’on leur disait : que le devoir est le devoir, que la vie est courte, toutes ces vérités qui auraient été brodées, dans ce pays, sur les coussins de Socrate ou de Danton... Dis-les-moi !

ROBINEAU.

C’est un assassinat sans blessure et sans cadavre.

GENEVIÈVE.

Justement ! Je vais faire une blessure invisible, répandre un sang incolore. J’ai peur.

ROBINEAU.

Ne brusque pas les choses. Le français s’apprend en vingt leçons.

GENEVIÈVE.

C’est plus terrible encore. Au lieu d’assassiner Siegfried, tu me conseilles d’empoisonner cet être sans défense... Que fais-tu là ?

ROBINEAU.

Je remplace ses cigarettes par du caporal.

GENEVIÈVE.

Oui, tu m’as expliqué ton système, Robineau. Remplacer le peigne de Siegfried par un peigne de Paris, chaque meuble de cette salle par chacun de ses meubles, chaque mets de sa cuisine par un mets français, les champs de houblon par les vignobles, chaque Allemand par un Français, et le dernier jour enfin Siegfried par Forestier ?

ROBINEAU.

C’est ma méthode !

GENEVIÈVE.

Je me sens incapable de la suivre. Au contraire. Je n’ai pas eu le courage de passer ceux de mes bijoux qu’il connaissait ou qu’il avait choisis. Je n’ai pas pris le parfum qu’il aimait. La mode heureusement nous donne en ce moment des robes qui n’appartiennent à aucune époque trop précise. Jamais nos couturiers n’ont habillé, comme cet hiver, pour l’éternité. Mes cheveux sont coupés depuis qu’il m’a vue. Je n’ai jamais été réduite comme aujourd’hui à un corps aussi peu personnel, à une âme aussi diffuse. Je sens trop que je n’ai de chance d’atteindre Forestier que par ce qu’il y a en moi de moins individuel, de plus subtil. Je mobilise tout ce que j’ai d’idées générales, de sentiments sans âge. J’ai bien peur, cher Robineau, que nous parlions beaucoup moins des subjonctifs que de la vie, de la mort.

ROBINEAU.

Mais tu lui diras qui il est ?

GENEVIÈVE.

Qui est-il maintenant ? C’est à savoir. Oh ! Robineau, regarde !

Elle montre un portrait encadré.

ROBINEAU.

Ce portrait ?

GENEVIÈVE.

Ce portrait de femme !

ROBINEAU.

Calme-toi. C’est un tableau...

GENEVIÈVE.

Cher portrait ! C’est la femme de Vermeer de Delft. Ah ! Robineau, regarde-la, remercie-la. Je reprends confiance à la voir !

ROBINEAU.

Elle te ressemble !

GENEVIÈVE.

Il avait déjà une photographie semblable dans son bureau de Paris. C’est sans doute le seul objet commun à sa vie d’autrefois et à sa vie d’aujourd’hui, mais du moins il existe ! Rien n’est perdu, Robineau, puisque cette petite Hollandaise a trouvé le moyen de le rejoindre à travers tout ce vide et toute cette opacité !

ROBINEAU.

Je te laisse. Tu as ta confidente.

GENEVIÈVE, qui a décroché le tableau et l’examine.

Le cadre évidemment n’est pas le même. Celui de Forestier était une simple baguette. Celui de Siegfried me semble être de corne, d’ivoire et d’aluminium, avec des angles en auréor ! De quel cadre de haute classe va-t-il falloir m’entourer moi-même pour parvenir jusqu’à sa rétine... Tu pars ? Une minute encore, au travail. Prends ces coussins, qu’aucun meuble ne parle pendant ma leçon ! Emporte ces fleurs. C’est aujourd’hui la moisson des fleurs artificielles. Que les nains rattrapent les centauresses dans le tiroir. Là où des Français passent, les ébats entre gnomes et dieux sont interdits.

Elle éteint un lustre.

ROBINEAU.

Pourquoi tant d’ombre ? On ne se reconnaît pas dans l’ombre.

GENEVIÈVE.

Ah ! que nous nous reconnaîtrions vite, si nous n’étions tous deux qu’aveugles !

Elle pousse Robineau au dehors. Seule, elle replace le portrait de Vermeer. Elle met devant lui les roses de son corsage.

Et maintenant, ombre de Forestier, reviens !

Siegfried entre brusquement par la droite.

 

 

Scène II

 

GENEVIÈVE. SIEGFRIED

 

SIEGFRIED.

Bonjour, Madame.

GENEVIÈVE, surprise, reculant.

Non, Mademoiselle.

SIEGFRIED.

Puis-je vous demander votre nom ?

GENEVIÈVE.

Prat... Mon nom de famille est Prat.

SIEGFRIED.

Votre prénom ?

GENEVIÈVE.

Geneviève.

SIEGFRIED.

Geneviève... Je le prononce bien ?

GENEVIÈVE.

Un peu lentement. Mais pour une première fois...

SIEGFRIED.

Je résume... Vous voulez bien que je résume de temps en temps notre conversation ? C’est facile, cette fois. Le dialogue a été modèle. Je résume en le moins de mots possible : J’ai devant moi Mademoiselle Geneviève Prat ?

GENEVIÈVE.

Elle-même.

Elle s’assied.

SIEGFRIED.

Que faisiez-vous au Canada ?

GENEVIÈVE.

Au Canada ? Nous avions... ce qu’on a là-bas... une ferme...

SIEGFRIED.

Où cela ?

GENEVIÈVE.

À la campagne...

Il rit...

Près d’une ville...

SIEGFRIED.

Quelle ville ?

GENEVIÈVE.

Quelle ville ? Vous savez, on se soucie peu des noms propres au Canada. Le pays est grand, mais tout le monde est voisin. On appelait notre lac, le lac, la ville, la ville. Le fleuve (sûrement vous allez me questionner sur l’immense fleuve qui traverse le Canada), personne là-bas ne se rappelle son nom : C’est le fleuve !

SIEGFRIED.

La tâche des postes ne doit pas être facile...

GENEVIÈVE.

On s’écrit peu. On se porte soi-même les lettres, en traîneau.

SIEGFRIED.

Que faisiez-vous à la ferme ?

GENEVIÈVE.

Ce qu’on fait au Canada. On s’occupe surtout de neige chez nous.

SIEGFRIED.

Je comprends. C’était une ferme de neige, et ce sont là vos vêtements de fermière ?

GENEVIÈVE.

Nous sommes riches. Nous faisions parfois de très bonnes années, par les grands froids.

SIEGFRIED, soudain très sérieux.

Pourquoi plaisantez-vous ainsi ?

GENEVIÈVE, riant.

Pourquoi me forcez-vous à me débattre dans un élément qui n’est pas le mien ? Non, évidemment, je ne suis pas Canadienne. Qu’est-ce que cela fait pour-notre leçon ! Remplaçons seulement le positif par le négatif. Je ne suis pas Canadienne. Je n’ai pas tué de grizzly... etc... Le profit pour mon élève sera le même.

SIEGFRIED.

Qui êtes-vous ?

GENEVIÈVE.

Compliquons l’exercice. Devinez : je ne tue pas de grizzly, mais je passe pour couper mes robes moi-même. Je ne fais pas de ski, mais ma cuisine est renommée.

SIEGFRIED.

Vous êtes française ? Pourquoi le cachez-vous ?

GENEVIÈVE.

Voilà bien des questions !

SIEGFRIED.

Vous avez raison... C’est que je ne suis guère autre chose qu’une machine à question. Tout ce qui passe d’étranger à ma portée, il n’est rien de moi qui ne s’y agrippe. Je ne suis guère, âme et corps, qu’une main de naufragé... On vous a dit mon histoire.

GENEVIÈVE.

Quelle histoire ?

SIEGFRIED.

Ils sont rares, les sujets sur lesquels je puisse parler sans poser de questions : les contributions directes allemandes depuis 1848, et le statut personnel dans l’Empire Germanique depuis l’an 1000, voilà à peu près les deux seuls domaines où je puisse répondre au lieu d’interroger, et je n’ai pas l’impression qu’il faille vous y inviter.

GENEVIÈVE.

Nous verrons, un dimanche !... Alors, questionnez.

SIEGFRIED.

Je n’aurais pas dû vous demander qui vous êtes ! Je vous ai ainsi tout demandé. Un prénom suivi de son nom, il me semble que c’est la réponse à tout. Si jamais je retrouve les miens, je ne répondrai jamais autre chose à ceux qui me questionneront. Oui... et je suis un tel... Oui, c’est l’hiver, mais je suis un tel... Qu’il doit être bon de dire : Il neige, mais je suis Geneviève Prat...

GENEVIÈVE.

Je serais cruelle de vous contredire. Mais je suis si peu de votre avis ! Tous les êtres, je les trouve condamnés à un si terrible anonymat. Leurs nom, prénom, surnom, aussi bien que leurs grades et titres, ce sont des étiquettes si factices, si passagères, et qui les révèlent si peu, même à eux-mêmes ! Je rais vous sembler bien peu gaie, mais cette angoisse que l’on éprouve devant le soldat inconnu, je l’éprouve, et accrue encore, devant chaque humain, quel qu’il soit.

SIEGFRIED.

Moi seul peut-être je vous parais avoir un nom en ce bas monde !

GENEVIÈVE.

N’exagérons rien.

SIEGFRIED.

Pardonnez-moi ces plaintes. Dans tout autre moment, j’aurais aimé vous cacher pendant quelques jours les ténèbres où je vis. La plus grande caresse qui puisse me venir des hommes, c’est l’ignorance qu’ils auraient de mon sort. Je vous aurais dit que je descendais vraiment de Siegfried, que ma marraine venait de prendre une entorse, que la tante de ma tante était de passage. Vous l’auriez cru, et nous aurions obtenu ce calme si nécessaire pour l’étude des verbes irréguliers.

GENEVIÈVE.

Nous oublions en effet la leçon. Questionnez-moi, Monsieur le Conseiller d’État, puisque vous aimez questionner. Faites-moi ces questions qu’on pose à la fois aux institutrices familières et aux passants inconnus : Qu’est-ce que l’art ? ou : Qu’est-ce que la mort ? Ce sont des exercices de vocabulaire pratique excellents.

SIEGFRIED.

Et la vie, qu’est-ce que c’est ?

GENEVIÈVE.

C’est la question pour princesses russes, celle-là. Mais je peux y répondre : Une aventure douteuse pour les vivants, rien que d’agréable pour les morts.

SIEGFRIED.

Et pour ceux qui sont à la fois morts et vivants ?

GENEVIÈVE.

Je me refuse à continuer ma leçon dans ce manuel de la désolation... Ouvrons le livre plutôt au chapitre du coiffeur ou des cris d’animaux. Cela ne vous dit donc rien de savoir comment se dénomme en France le cri de la chouette ?

SIEGFRIED.

Si cela doit vous égayer particulièrement vous aussi, je veux bien. Tout en vous certes est sourire, douceur, gaieté même. Mais au dessous de tous ces exercices funèbres dont je vous donne la parade, vous tendez poliment je ne sais quel filet de tristesse. Je m’y laisse rebondir.

GENEVIÈVE, le regardant bien en face, très gravement.

J’ai eu un fiancé tué à la guerre. Ma vie a cessé là où la vôtre commençait.

SIEGFRIED.

Je vous plains... Mais je changerais encore.

GENEVIÈVE.

Changeons.

SIEGFRIED.

Ne parlez pas ainsi... Si vous saviez combien mes yeux et mon cœur sont ravis de sentir au dessus de vous, en couches profondes et distinctes, ce fardeau d’années d’enfance, d’adolescence, de jeunesse que vous m’avez apporté en entrant dans cette maison. Cette corbeille de mots maternels, ce faix des premières sonates entendues, des premiers opéras, des premières entrevues avec la lune, les fleurs, l’océan, la forêt, dont je vous vois couronnée, comme vous auriez tort de la changer contre celle que l’avenir vous prépare, et d’avoir à dire comme moi devant la nuit et les étoiles cette phrase ridicule : nuit, étoiles, je ne vous ai jamais vues pour la première fois...

Souriant.

Vous devez les tutoyer d’ailleurs ?

GENEVIÈVE.

Mais cette impression vierge, ne pouvez-vous l’éprouver pour bien des sentiments, pour l’ambition, le pouvoir, l’amour ?

SIEGFRIED.

Non. Je ne puis m’empêcher de sentir tout mon cœur plein de places gardées. Je ne me méprise pas assez pour croire que j’aie pu arriver à mon âge sans avoir eu mon lot de désirs, d’admirations, d’affections. Je n’ai point encore osé libérer ces stalles réservées. J’attends encore.

GENEVIÈVE, d’une voix émue.

Vous n’attendrez plus beaucoup.

SIEGFRIED.

Je me le dis quelquefois. Le destin est plus acharné à résoudre les énigmes humaines que les hommes eux-mêmes. Il fait trouver dans des pommes des diamants célèbres égarés, reparaître après cent ans l’épave des bateaux dont l’univers a accepté la perte. C’est par inadvertance que Dieu permet des accrocs dans son livre de comptes. Il est terriblement soigneux. Il fera un beau vacarme quand il s’apercevra qu’il y a deux dossiers pour le même Siegfried. Oui, je compte encore sur la bavardise incoercible des éléments...

La regardant de loin, avec quelque tendresse.

Vous, humaine, vous vous taisez ?

GENEVIÈVE, très grave.

Je prépare une phrase.

SIEGFRIED.

Vous avez raison. Revenons à votre leçon... Revenons à nous.

Il s’approche d’elle, se penche sur elle.

GENEVIÈVE.

Vous revenez de loin, mais très près.

SIEGFRIED.

Pardon si je m’approche de vous qui m’êtes inconnue, comme je le fais chaque jour vers mon image dans la glace... Quelle douceur j’éprouve à me mettre en face d’un mystère tellement plus tendre et plus captivant que le mien ! Quel repos d’avoir à me demander quelle est cette jeune femme, qui elle a aimé, à quoi-elle ressemble !

GENEVIÈVE.

À qui... Relatif féminin...

SIEGFRIED.

Comme on devient vite devin quand il s’agit des autres. ! Je vous vois enfant, jouant à la corde. Je vous vois jeune fille, lisant auprès de votre lampe. Je vous vois au bord d’un étang, avec un reflet tranquille, d’une rivière, avec un reflet agité... Chère Geneviève, tout n’a pas été gai dans votre vie. Je vous vois jeune femme priant sur la tombe de votre fiancé...

GENEVIÈVE.

Non... Il a disparu...

SIEGFRIED.

Oh ! pardon... C’était un officier.

GENEVIÈVE.

Il l’était devenu pendant la guerre. C’est en officier qu’il disparut, vêtu de cet uniforme bleu clair que les ennemis ne devaient point voir et qui nous l’a rendu à nous aussi invisible... Il était écrivain... Il était de ceux qui prévoyaient la guerre, qui auraient voulu y préparer la France.

Elle s’est levée.

SIEGFRIED.

Il haïssait l’Allemagne ?

GENEVIÈVE.

Il eût aimé l’Allemagne pacifique. Il était sûr de sa défaite. Il se préparait à lui rendre un jour son estime.

SIEGFRIED.

Que disait-il d’elle ? N’ayez pas peur. Je n’ai pas connu cette Allemagne-là. Je suis un enfant allemand de six ans.

GENEVIÈVE.

Je ne fais pas de politique.

SIEGFRIED.

Ne seriez-vous pas simple ?

GENEVIÈVE.

Il disait, si je me souviens bien, que l’Allemagne est un grand pays, industrieux, ardent, un pays de grande résonnance poétique, où la chanteuse qui chante faux atteint souvent plus le cœur que la chanteuse qui chante juste sous d’autres climats, mais un pays brutal, sanguinaire, dur aux faibles...

SIEGFRIED.

Vous disait-il la jeunesse de cet empire bimillénaire, la vigueur de cet art surcultivé, la vie consciencieuse de cette masse qu’on dit partout hypocrite, les trouvailles dans l’âme et dans l’art de ce peuple sans goût ?

GENEVIÈVE.

Il disait, (oh ! parfois du bien, il adorait les trois notes du chant des filles du Rhin, il aimait votre amour de l’Allemagne), il disait qu’il avait manqué à l’Allemagne, dans ce siècle dont elle était la favorite, d’être simple, de concevoir simplement sa vie. Au lieu de suivre les instincts et les conseils de son sol, de son passé, du fait d’une science pédante et de princes mégalomanes, il disait qu’elle s’était forgée d’elle-même un modèle géant et surhumain, et au lieu de donner, comme elle l’avait fait maintes fois, une nouvelle forme à la dignité humaine, qu’elle n’avait donné cette fois de nouvelle forme qu’à l’orgueil et au malheur. Voilà ce que disait Jacques, et il accusait aussi l’Allemagne d’accuser tout le monde.

SIEGFRIED.

Vous disait-il que nous autres Allemands l’accusons de bien d’autres choses encore, et que c’est presque toujours d’Allemagne qu’est partie la vérité sur elle ? Cette guerre épouvantable, vous en a-t-il dévoilé les vraies causes ? Vous l’a-t-il expliquée, sous son aspect implacable, comme elle doit l’être, comme une explosion dans un cœur surchauffé et passionné ? Vous a-t-il dit cette démence amoureuse, ces noces de l’Allemagne avec le globe, cet amour presque physique de l’univers, qui poussait les Allemands à aimer sa faune et sa flore plus que tout autre peuple, à avoir les plus belles ménageries, les plus hardis explorateurs, les plus gros télescopes, à l’aimer jusque dans ses minéraux et ses essences ? Cette force qui éparpillait les Allemands sur chaque continent, d’où s’échappaient aussitôt le fumet des rôtis d’oie, mais aussi la voix des symphonies, vous l’a-t-il expliquée suffisamment comme une migration d’abeilles, de fourmis, comme un exode nuptial, votre ami Jacques ?

GENEVIÈVE.

Jacques ! Vous savez son nom ?

SIEGFRIED.

Vous venez de le dire... Parlez-moi de Jacques... J’aimerais savoir son nom entier. J’ai encore eu si peu de camarades étrangers ! Laissez-moi en prendre un dans le passé, dans mon ancien domaine. Son nom ?

GENEVIÈVE, bien en face.

Forestier.

SIEGFRIED.

Fo ou Fa ?

GENEVIÈVE.

Fo. Comme les forêts.

SIEGFRIED.

Comment était-il ?

GENEVIÈVE.

Grand, châtain, souriant. Ces trois mots vagues font de lui un portrait si précis que vous le reconnaîtriez entre mille.

SIEGFRIED.

Vous avez son portrait ?

GENEVIÈVE, après avoir hésité.

Oui, je l’ai.

SIEGFRIED.

À votre hôtel ?

GENEVIÈVE.

Non, là...

On a entendu sonner. Éva ouvre la porte brusquement.

ÉVA.

Le maréchal vous demande, Siegfried. Urgent.

Siegfried s’excuse d’un sourire, salue et sort.

 

 

Scène III

 

GENEVIÈVE, FONTGELOY

 

Geneviève reste une minute seule, désemparée, face au public. Le général de Fontgeloy entre doucement par le fond. Le bruit des éperons fait retourner Geneviève.

FONTGELOY.

Et moi, Geneviève Prat, vous me reconnaissez ?

Geneviève le regarde silencieusement.

Vous ne me trouvez pas un air de famille ?

Geneviève le regarde.

Grand, brun, Français, sans accent ?

Il la saisit un peu brutalement par les mains.

Alors qui suis- je ?

GENEVIÈVE.

Un adjudant prussien.

FONTGELOY.

Erreur ! Erreur ! Un gentilhomme français.

Geneviève le regarde.

FONTGELOY.

Je suis un autre Forestier, ou un autre Siegfried, à votre choix. Mais un Siegfried qui a pu garder son nom et sa mémoire. Mémoire sûre. Depuis deux siècles et demi, elle est-intacte.

Il fait claquer ses talons.

Jacques de Fontgeloy, dont l’ancêtre fut le premier protestant chassé de France par Louis XIV et général de la brigade des hussards de la mort.

GENEVIÈVE.

Des hussards de la mort ? Cela existe encore ?

FONTGELOY.

Voilà leur général, et leur patronne n’est jamais loin.

GENEVIÈVE.

Les deux me sont également indifférents.

FONTGELOY.

Croyez, Mademoiselle, que vous n’avez rien à craindre, ni de l’un, ni de l’autre. Je viens seulement vous prier de partir, sans attendre le retour de Siegfried. Pas de discussion. Vous venez trop tard pour le prendre à l’Allemagne. Autant vouloir en arracher les Fontgeloy.

GENEVIÈVE.

Mon pays est flatté de voir disputer avec cette intransigeance ce qui peut tomber de lui.

FONTGELOY.

Tomber ? Les Fontgeloy ne sont pas tombés. Ils ont été chassés, congédiés de leur service de Français. Mon aïeul reçut l’ordre un beau matin de quitter avant huit jours ses terres, ses honneurs, sa famille. Il n’attendit pas ce délai de laquais. Il partit aussitôt, mais la frontière une fois franchie, il tua le soir même deux gardes du roi en maraude, ses compatriotes du matin.

GENEVIÈVE.

Ce n’est pas une crise d’amnésie qui a maintenu en Allemagne ses petits neveux.

FONTGELOY.

Vous l’avez dit. C’est la mémoire. C’est le souvenir du despotisme, de l’inquisition, le dégoût de votre bureaucratie esclave, et de tous ces tyrans dont vous savez servilement les noms dans l’ordre.

GENEVIÈVE.

Oui, je les sais, Loubet, Fallières.

FONTGELOY.

J’abrège. Mon aïeul, planté à la frontière, reçut chaque exilé français, le dirigea selon ses qualités vers la ville prussienne qui manquait de notaire, ou de bourgmestre, ou d’arpenteur, et fortifia la Prusse à ses points faibles. Il restait une place vide. Celui à qui elle revient est trouvé. Il ne partira plus. Je suis chargé par le conseil de mon association de vous le dire. Il restera, ou il mourra...

GENEVIÈVE.

À nouveau ?

FONTGELOY.

Ni l’Allemagne, ni la France n’en sont plus, depuis dix ans, à un homme près. Et maintenant, Mademoiselle, suivez-moi, si vous voulez éviter quelque malheur à Siegfried. J’ai ordre de vous expulser, ainsi que votre ami le philologue, que mes hommes gardent déjà, et qui se plaint, pour les amadouer, en haut saxon du XIIIe siècle.

GENEVIÈVE, s’assied.

Ils sont nombreux, comme vous, en Allemagne ?

FONTGELOY.

Vous n’êtes pas allemande pour aimer les statistiques ? Le 1er août 1914, rien que dans l’armée prussienne, descendants d’exilés ou d’émigrés français, nous étions quatorze généraux, trente-deux colonels, et trois cents officiers. Je parle des gentilshommes. Il y a aussi dans l’intendance un certain nombre de Dupont.

GENEVIÈVE.

Je ne soupçonnais pas aux guerres franco-allemandes cet intérêt de guerres civiles.

FONTGELOY.

Guerre civile ! Depuis Louis XIV, nous ne sommes plus allés en France que pour les invasions. Nous y retournerons. Je ne désespère pas de cantonner un jour dans le manoir de Fontgeloy qui subsiste, paraît-il, aux environs de Tours.

GENEVIÈVE.

Il subsiste... Sur la route de, Chenonceau...

FONTGELOY.

Épargnez-moi sa description.

GENEVIÈVE.

Tout y est rose, aristoloche, et jasmin. Vous y manquez.

FONTGELOY.

Aristoloche ? Quel est ce mot ?

GENEVIÈVE.

Un mot secret auquel se reconnaissent les Français du XXe siècle.

FONTGELOY.

Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

GENEVIÈVE.

J’essaye de vous voir tout nu.

FONTGELOY.

Effronterie française !

GENEVIÈVE.

Je vous en prie. Laissez une minute vos histoires d’exilés et d’émigrés. Cela n’intéresse plus que vous. Je suis sculpteur, Monsieur de Fontgeloy. C’est le corps humain qui est mon modèle et ma bible, et sous votre casaque, en effet, je reconnais ce corps que nous autres statuaires donnons à Racine et à Marivaux... Ma race, ma race de politesse a bien été taillée sur ce mannequin de haine, d’audace, et, si vous me permettez de parler brutalement pour la première fois de ma vie, de brutalité... Votre front, vos dents de loup sont bien français. Votre rudesse même est bien française... Allons, il ne faut pas s’obstiner à croire que la patrie a toujours été douceur et velours... Mais je n’en ai que plus d’estime pour les deux siècles que vous n’avez pas connus. Ils ont vêtu la France...

Un coup de téléphone. Un coup de canon.

FONTGELOY, réfléchissant tout haut.

Le canon, d’abord.

Il va à la fenêtre. Rien. Il se dirige vers le téléphone.

FONTGELOY.

La censure ? Quelle censure ? L’avancement au choix ? Quel avancement au choix ? La guerre ? Quelle guerre ?

Nouveau coup de canon. Pendant que Fontgeloy repose le récepteur entrent le général von Waldorf et le général Ledinger. Grands manteaux.

 

 

Scène IV

 

GENEVIÈVE, FONTGELOY, GÉNÉRAL WALDORF (Infanterie) et LEDINGER (Artillerie)

 

WALDORF.

Pas la guerre, la Révolution, Fontgeloy !

FONTGELOY.

Les communistes ?

WALDORF.

Non : Zelten.

FONTGELOY.

Vous plaisantez !

WALDORF.

Zelten vient de prendre d’assaut la Résidence et le pouvoir.

LEDINGER.

Le pouvoir ? Façon de parler. Je me demande où trouver un pouvoir en ce moment dans notre pays.

WALDORF.

Épargnez-nous les mots d’esprit, Ledinger ! Il a en tout cas le pouvoir de nous mettre en prison, et nous sommes sur la liste. J’ai en bas une auto sûre. Siegfried téléphone à Berlin, dès qu’il aura terminé, nous partons pour Cobourg où cantonne ma brigade et nous attaquons cette nuit même.

FONTGELOY.

Mais quelles troupes peut bien avoir Zelten ?

LEDINGER.

Les troupes qu’on a dans les révolutions dites libérales. Les gendarmeries, les sergents de ville, les pompiers, tous ceux qui sont chargés de l’ordre, avec un fort encadrement cette fois de cocaïnomanes et de cubistes.

WALDORF.

Je vous en prie, Ledinger. Tous ceux qui, comme-vous, ont été nourris dans certain état major, ont vraiment une tendance insupportable à tourner en farce les événements graves !

LEDINGER.

Mais pardon, Waldorf, il n’est pas en ce moment question d’état-major !

WALDORF.

Il est toujours question d’état-major.

LEDINGER.

Je n’arrive pas à vous suivre.

WALDORF.

Cela vous arrive trop souvent dans l’artillerie, même avec des fantassins comme moi. Ce que je veux vous dire, Ledinger, c’est que nous n’en serions pas là, si notre armée avait eu, au moment décisif, un autre chef d’état-major que celui qui vous a laissé ses mots d’esprit en héritage.

LEDINGER.

Il était incapable, peut-être ?

WALDORF.

Non. Il a gagné sur le terrain des batailles que tout autre aurait perdues même sur la carte. Et inversement, d’ailleurs.

LEDINGER.

Il était lâche ?

WALDORF.

La bravoure personnifiée. Je l’ai vu refuser de se faire battre par Schlieffen lui-même aux manœuvres de Silésie.

LEDINGER.

Quel vice avait-il donc, pour encourir votre disgrâce ?

WALDORF.

Son vice : il avait une mauvaise définition de la guerre ! La guerre n’est pas seulement une affaire de stratégie, de munitions, d’audace. C’est, avant tout, une affaire de définition. Sa formule est une formule chimique, qui d’avance, la voue au succès ou la condamne.

LEDINGER.

C’est bien mon avis, Waldorf, et la définition de mon maître a fait ses preuves. C’est elle qui a sauvé Frédéric des Russes, et Louise de Napoléon. Je la prononce au garde à vous : La Guerre, c’est la Nation...

WALDORF.

Voilà la formule qui a perdu la guerre !... Et qu’entendez-vous par nation ? Sans doute, pêle-mêle, les grenadiers de Potsdam et les caricaturistes des journaux socialistes, les hussards de la mort et les entrepreneurs de cinéma, nos princes et nos juifs ?

LEDINGER.

J’entends ce qui, dans une nation, pense, travaille et sent.

WALDORF.

Pourquoi ne poussez-vous pas votre formule à son point extrême et ne dites-vous pas : La Guerre c’est la Société des Nations ?... Elle serait à peine plus ridicule. Votre définition ? C’est la compromission du Grand État-Major avec les classes subalternes du pays ; ce qu’elle proclame ? c’est un droit démocratique à la guerre ; c’est le suffrage universel de la guerre pour chaque Allemand. Grâce à cette flatterie, vous avez réussi à appeler la nation entière à la direction d’une entreprise qui devait rester dans nos mains, à l’en rendre solidaire ; vous avez fait une guerre par actions, par soixante millions d’actions, mais vous avez perdu son contrôle. C’est le danger des assemblées générales. Quels succès pourtant ne vous avait pas préparés la formule de mon maître et de mon école !... Vous la connaissez, vous l’avez lue en épigraphe de tous nos manuels secrets ; il suffit de la prononcer pour que chacun de nous, en tout temps, soldat, civil, ressente son honneur et sa perpétuelle utilité : La Guerre, c’est la Paix...

FONTGELOY.

Vous vous trompez, Waldorf. Certes j’apprécie tout ce que votre maître a fait de grand, bien qu’il ait cru devoir accorder les sous-pieds de hussards au Train des équipages. J’apprécie aussi ce que votre définition contient de sain et de reposant ; l’idée de différencier l’état de paix et l’état de guerre, croyez-moi, n’a jamais effleuré aucun état-major. Mais je ne connais qu’un mot qui soit égal à ce mot : la guerre, et qui puisse lui servir de contrepoids dans une définition. Un seul qui soit digne et capable de présenter ce géant, de lui assurer sa publicité, et c’est celui, Waldorf, que contient notre définition, cette formule qui n’a déçu ni nos grands électeurs, ni Bismarck, et qui est pour le combattant en même temps qu’un précepte moral, un conseil pratique de toutes les heures et de toutes les circonstances : La Guerre est la Guerre !

Garde à vous.

WALDORF.

Erreur ! Erreur ! C’est une répétition. C’est comme si vous disiez que le Général de Fontgeloy est le Général de Fontgeloy.

FONTGELOY.

Exactement ! Et dans cette définition que vous voulez bien donner de moi, il n’y a pas de répétition, vous le savez vous-même, puisque dans votre bouche cela veut dire : Cet homme intelligent – puisqu’il est général – est un homme stupide – puisqu’il n’est pas du vrai état-major.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Le Conseiller Siegfried attend vos Excellences, en bas, dans l’antichambre.

FONTGELOY, durement à Geneviève.

Le silence est le silence, Mademoiselle.

GENEVIÈVE.

Et la mort la mort, sans doute ?

FONTGELOY.

Exactement.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

GENEVIÈVE, SIEGFRIED

 

Pendant toute la scène, Geneviève très angoissée regarde involontairement vers le fond, où Fontgeloy apparaît de temps à autre.

Siegfried, ouvre la porte, costume de voyage. Il entre doucement.

GENEVIÈVE.

Vous avez oublié quelque chose ?

SIEGFRIED.

N’est-ce pas que j’ai l’air d’avoir oublié à dessein quelque chose, comme ceux qui laissent leur parapluie pour pouvoir revenir ?

GENEVIÈVE.

Il neige. Je ne connais pas d’objet contre la neige.

SIEGFRIED.

Votre prédiction était vraie. La révolution éclate. Mon avenir a rompu d’un coup ses digues, et je m’éloigne pour la première fois enfin du passé... Ne m’en veuillez pas d’avoir oublié à dessein ici, pour vous revoir, mon courage, ma" confiance, ma volonté.

GENEVIÈVE.

Oublier trois parapluies ! Vous faites bien les choses !

SIEGFRIED s’est mis en face d’elle et la contemple.

Je vous revois !

GENEVIÈVE.

Ai-je tant changé depuis un quart d’heure ?

SIEGFRIED.

Je vous revois ! Tout ce que je n’avais pas vu tout à l’heure sur vous, ce que je n’avais vu sur personne, ces lèvres tristes qui en souriant tendent à en mourir la tristesse, ce front un peu penché qui lutté contre la lumière ainsi qu’un bélier contre un bélier, je le revois Parlez-moi...

Le canon gronde.

GENEVIÈVE.

De plus grandes voix vous appellent.

SIEGFRIED.

Cela ne m’a pas l’air d’un appel. Un homme agité trouve si naturel d’entendre le canon comme écho à son cœur !

Il la regarde et essaye de lui prendre les mains.

Douces mains, que touchez-vous pour être si douces ?

GENEVIÈVE, se dégageant.

De la terre, de la boue : je suis sculptrice.

SIEGFRIED.

Il neige. Le destin croit s’excuser, depuis quelque temps, en enveloppant de neige les révolutions. Moscou, Pest, Munich, toujours neigé. C’est dans la neige que Pilate se lave maintenant les mains. Chaque Saxon marche aujourd’hui aussi silencieusement que la mort. Il faut que la couche soit bien épaisse pour que je n’entende point d’ici les éperons de mes trois généraux.

GENEVIÈVE.

Ils vous attendent... Adieu.

SIEGFRIED, se rapprochant.

...Pourquoi ne puis-je vous répondre ?

GENEVIÈVE.

Ai-je posé une question ?

SIEGFRIED.

Tout de vous questionne, à part votre bouche et vos paroles. Dans cette timide et insaisissable ponctuation que sont les pauvres humains autour d’incompréhensibles phrases, Éva déjà me plaisait. Elle est un point d’exclamation, elle donne un sens généreux ou emphatique aux meubles, aux paysages près desquels on la voit. Vous, votre calme, votre simplicité sont question. Votre robe est question. Je voudrais vous voir dormir... Quelle question pressante doit être votre sommeil !... On ne pourrait répondre dignement à cette instance de votre être que par un aveu, un secret et je n’en ai pas.

GENEVIÈVE.

Adieu.

SIEGFRIED.

Peut-être cependant en ai-je un ? Le plus léger secret certes qu’ait porté créature au monde.

GENEVIÈVE.

Ne me le dites pas.

SIEGFRIED.

Même cette défense est une question chez vous... Voici donc mon secret, puisque vous l’exigez. Ce n’est rien... Mais c’est de moi la seule parcelle que mes amis, et Éva, et le président du Reich, et chacun des soixante millions d’Allemands, puissent encore ignorer... Ce n’est rien... C’est un mot...

GENEVIÈVE.

Adieu.

SIEGFRIED.

Oui, je reste... C’est le seul mot, parmi tous ceux de mon langage d’aujourd’hui, qui me semble venir de mon passé. Quand je l’entends, et vous allez voir s’il est insignifiant et même ridicule, alors que tous les autres, les plus beaux, les plus sensibles n’atteignent que l’être battant neuf que je suis aujourd’hui, ce mot atteint en moi un cœur et des sens inconnus. Mon ancien cœur sans doute. L’aveugle qu’on met face au soleil doit éprouver cette angoisse, ce soulagement...

GENEVIÈVE.

Un nom propre ?

SIEGFRIED.

Ce n’est même pas un nom commun, C’est un simple adjectif. Le démon de mon ancienne vie n’a pu lancer qu’un adjectif jusqu’à ma vie nouvelle, C’est le type de l’épithète banale, commune, presque vulgaire, mais il est ma famille, mon passé, il est ce qu’il y avait en moi d’insoluble. C’est le mot qui m’accompagnera dans ma mort. Mon seul bagage...

GENEVIÈVE.

Partez, on vient.

SIEGFRIED, tourné vers le public, les yeux à demi fermés.

Des gens, de petites gens le disent parfois le soir, sans s’en douter, dans la rue. Pour moi ils jonglent avec les flammes. La plupart des écrivains l’évitent, mais Gœthe par bonheur – on voit bien que c’est lui le chef – l’emploie à tout propos. Les critiques le lui reprochent, regrettent ces trous banals dans son œuvre. Moi, quand ce mot revient, il me semble voir la chair de Mignon à travers ses hardes, la chair d’Hélène sous sa pourpre. C’est le mot, oh, trop léger pour moi... Mon Dieu qu’il est banal, vous allez rire... c’est le mot : « ravissant ».

Il répète, les yeux fermés.

« ravissant ».

GENEVIÈVE.

Je ris.

SIEGFRIED, se retourne vers elle.

Voilà ce que j’ai voulu vous dire, Geneviève. C’est peut-être un secret entier que d’avoir eu le courage de vous dire ce millième de secret. Donnez-moi votre main.

Il l’embrasse.

Il a un féminin ce mot, Geneviève, je le découvre : Main ravissante...

GENEVIÈVE.

Partez.

SIEGFRIED.

Merci. Adieu !

 

 

ACTE III

 

Décor du premier acte.

 

 

Scène première

 

UN SERGENT, UN SCHUPO

 

Un schupo monte la garde devant une porte fermée. Le sergent de ronde l’interpelle de loin, en criant le mot de passe.

LE SERGENT.

Sieg !

LE SCHUPO.

Fried !

Il quitte le garde à vous et désigne la porte.

Mon prisonnier est là, sergent.

LE SERGENT.

Tes consignes, d’abord !

LE SCHUPO, reprenant le garde à vous.

À vos ordres !

LE SERGENT.

Cas d’incendie !

LE SCHUPO.

N° 7 ! Je prends la hache d’armes. Je coupe le gaz. J’évacue les femmes.

LE SERGENT.

Cas d’accouchement !

LE SCHUPO.

N° 22 ! J’enlève fusil et baïonnette. Je pense à la grandeur de la procréation. J’évacue les hommes.

LE SERGENT.

Cas de guerre civile !

LE SCHUPO.

N° 1 ! Je prends les grenades et les balles explosives. Je pense à la grandeur de l’autorité légitime. Je fais évacuer la rue par tous mes citoyens.

LE SERGENT.

Concitoyens !

LE SCHUPO.

Concitoyens !

LE SERGENT.

C’est bien. Repos... Alors, on te relevé ?

LE SCHUPO.

Non, sergent, pas de relève ! J’ai eu la chance de faire prisonnier le chef de la révolution... Je le garde jusqu’à la fin... Sa tête est mise à prix.

LE SERGENT.

On ne te demandait que la tête... Tu vas les embêter avec le reste... Où l’as-tu pince ?

LE SCHUPO.

Où veux-tu qu’on pince les rois. Au palais, dans l’escalier de service.

LE SERGENT.

Tu avais à le mener au quartier général, pas chez Siegfried.

LE SCHUPO.

J’ai cherché dans mon règlement, il ne contient pas de consigne pour l’arrestation des rois... D’ailleurs c’est ici le quartier général. Depuis hier tous les ordres sont partis de cette maison. C’est Zelten lui-même qui m’a demandé à le conduire chez Siegfried. Il a des révélations à lui faire, m’a-t-il dit... Je lui ai refusé à manger,

Récitant.

N° 12 : Les affamés parlent mieux.

LE SERGENT.

Il n’a pas essayé de te soudoyer ?

LE SCHUPO.

Si. Pour que je téléphone à l’hôtel Régina à une institutrice canadienne qu’elle vienne aussitôt.

LE SERGENT.

Tu as téléphone ?

LE SCHUPO.

Non. Voici le nom et l’adresse.

LE SERGENT.

Tu as eu tort. C’est sûrement une complice. Donne. Je lui téléphone à l’instant et nous la prendrons au piège. On a prévu sûrement une prime pour qui pourra tirer au clair le rôle du Canada dans les révolutions allemandes.

LE SCHUPO.

Attention... Son Excellence !

LE SERGENT.

Aux consignes !... Cas de fusillade d’un condamné à mort !

LE SCHUPO.

N° 2 ! Je me place à huit pas. Je pense à la grandeur du devoir militaire. Je ne ferme pas les yeux. Je tire même sur mon confrère.

LE SERGENT.

Mon frère !

LE SCHUPO.

Mon frère !

LE SERGENT.

Repos !

 

 

Scène II

 

LE SERGENT, LE SCHUPO, SIEGFRIED, ÉVA

 

SIEGFRIED, au schupo.

On vous a dit repos, mon ami. Ne restez pas au garde à vous.

LE SCHUPO.

Impossible de faire autrement devant vous, Excellence. C’est naturel.

SIEGFRIED, au sergent.

C’est naturel chez vous aussi ?

LE SERGENT.

C’est la façon que le règlement autorise pour vous acclamer, Excellence. Nous vous acclamons.

Silence.

SIEGFRIED.

Voilà, je vous ai entendus, mes amis... Passez à côté. Votre prisonnier va bien ?

LE SCHUPO.

Très bien, Excellence. Il a faim.

SIEGFRIED.

Vous l’amènerez dès que les généraux seront là.

LE SCHUPO.

Il a demandé à vous voir seul, Excellence. Pour les révélations.

SIEGFRIED.

J’attends les généraux...

Les schupos sortent.

ÉVA.

N’attends pas les généraux, Siegfried. Monte te reposer. Tu n’as pas dormi depuis hier.

SIEGFRIED.

Connais-tu un plus grand repos que de contempler une ville, à cette heure du crépuscule où l’activité de chaque être, et son angoisse, et son espoir, se heurte au plus doux des buttoirs, à la nuit ? Regarde... Les premières lampes s’allument... C’est une lumière, non plus une ombre, qui signale maintenant chaque place de mystère, de travail, de souffrance ou de tranquillité.

ÉVA.

Repos, Siegfried. Ta journée est finie.

SIEGFRIED.

Pourquoi cette impatience ? Voici vraiment la première journée de ma vie où je me sente apaisé, presque heureux. Dans cette pénombre, dans cette cohue de sentiments, je confonds le manteau de l’avenir et le manteau du passé. Laisse-moi un moment le bénéfice de mon erreur de vestiaire. Il est si rare que je préfère le langage de cette ombre au néant, au sommeil !

ÉVA.

Tu tombes de fatigue.

SIEGFRIED.

D’une bonne fatigue. La fatigue de qui a mené à bien sa journée de travail, la fatigue d’un maçon, d’un laboureur, et non celle qu’éprouvent d’habitude les hommes d’État, celle du joueur après sa nuit de jeu... J’aurais même aimé, comme un laboureur, avoir mon école du soir, prendre ma leçon de français, passer dans une autre langue, comme un liquide brûlant dans un autre verre, toutes mes pensées de ce soir, pour les tiédir... Mais Geneviève Prat est-elle encore ici ?... Tu la rechercheras demain.

ÉVA.

Montons, alors. Ta chambre est prête.

SIEGFRIED.

Tu oublies que j’ai à entendre Zelten.

ÉVA.

Pourquoi ? Son sort est réglé.

SIEGFRIED.

Réglé ?

ÉVA.

N’y a-t-il pas eu conseil de guerre cet après-midi ? Les généraux ne l’ont-ils pas condamné à mort ?

SIEGFRIED.

Le Sénat a rapporté la sentence.

ÉVA.

Il a été jugé pourtant selon le code. On lui a même imposé un défenseur d’office.

SIEGFRIED.

Quel défenseur ?

ÉVA.

Fontgeloy.

SIEGFRIED.

Et ils ne l’ont condamné qu’à mort ? Non. Le Sénat l’exile. J’ai la mission de le mettre en route.

ÉVA.

Tu es chef d’État et non chef de gare.

SIEGFRIED, se rapprochant.

Cela semble t’inquiéter que je voie Zelten ?

ÉVA.

Cela m’irrite. J’ai toujours trouvé de mauvais goût ces confrontations du vainqueur et du vaincu. D’ailleurs, c’est faire beaucoup d’honneur à Zelten. Il ne personnifie même pas ce que tu as dompté aujourd’hui, l’esprit allemand d’inquiétude et de révolte. Il personnifie tout au plus le cubisme, et sûrement l’alcool.

SIEGFRIED.

Il n’en parlera que mieux. Il a à me parler.

ÉVA.

Attends-tu de lui autre chose que des insultes et des calomnies ?

SIEGFRIED.

Sois sûre, quelle que soit son éloquence, qu’il ne pourra me ranger à l’opinion qu’il a de moi.

ÉVA.

Et à celle qu’il a de moi ?

SIEGFRIED.

De toi ?

ÉVA.

Oui, de moi. Je sais qu’il veut me déconsidérer à tes yeux. Il a toujours été jaloux de notre amitié, de notre entente, et il sait tout de ma vie.

SIEGFRIED.

As-tu donc des raisons de craindre la médisance ?

ÉVA.

Que ne peut trouver la médisance dans une vie de trente ans !

SIEGFRIED.

De vingt-huit, Éva.

Il s’approche d’elle, souriant malgré tout.

Il faut une raison bien pressante pour qu’une femme lui sacrifie non seulement le souci de son honneur, mais deux années de son âge... Tu mens, ma petite Éva. Je connais aussi bien ton passé que j’ignore le mien... Ce n’est pas de toi que Zelten veut me parler... Tu serais moins inquiète... D’où vient cette inquiétude ? Pourquoi me mens-tu ?

Le schupo entre.

ÉVA.

Tu vois que je sais mentir !

LE SCHUPO.

Les Généraux, Excellence.

SIEGFRIED.

Qu’ils montent, immédiatement.

Sortie du schupo.

ÉVA.

Pour la première fois entre nous deux, Siegfried, c’est à moi de demander au lieu de donner... Je t’en supplie, ne vois pas Zelten... Obéis-moi sans poser de question, comme voilà sept ans, quand je t’apprenais à te méfier des orages que tu n’avais jamais vus, et à ne pas te réfugier sous les arbres trop hauts. J’ai gardé ce don de prévoir la tempête... Évitons celle qui s’approche... Pauvres humains que nous sommes, ne nous imposons pas d’être des paratonnerres... Ne reste pas debout... Étends-toi... Dors... et aie confiance.

Le schupo reparaît et introduit les généraux.

 

 

Scène III

 

WALDORF, LEDINGER, ÉVA, SIEGFRIED, puis ZELTEN

 

WALDORF.

On nous dit qu’il faut juger à nouveau Zelten, Excellence. Conseil de guerre ou Cour martiale ? Soldat, il faut un tapis sur cette table, si c’est conseil de guerre, et trois encriers.

SIEGFRIED.

Ce n’est pas conseil de guerre.

WALDORF.

Alors si c’est cour martiale, un encrier pour le président, un crayon bleu pour le premier aide, un crayon rouge pour le second.

SIEGFRIED.

Vous n’êtes plus juge, Waldorf. J’ai à annoncer à Zelten la décision du Sénat, qui l’exile... Je préfère m’acquitter de ce soin en votre présence...

Au schupo.

Faites entrer votre prisonnier.

Le schupo fait entrer Zelten. Hâve. Vêtements défraîchis. Il aperçoit les généraux.

ZELTEN.

Oh ! Oh ! Je suis décidément peu redoutable. La dernière vague d’attaque est composée de généraux ! ;

WALDORF.

Taisez-vous !

ZELTEN.

Il n’y a jamais eu qu’un remède au bavardage des vaincus, le massacre. S’il n’y avait pas eu des vainqueurs faibles, la littérature antique et moderne serait allégée des deux tiers.

LE SCHUPO.

Silence ! Son Excellence parle.

ZELTEN.

J’écoute.

SIEGFRIED, assez solennel.

Je serai bref, Zelten. Le Sénat a cru bon de vous considérer comme irresponsable. J’ai proposé qu’on vous internât, votre vie durant, dans une maison de santé. Mais certains vous savent gré d’avoir épargné ce matin, par votre courage, des tueries inutiles. Vous êtes exilé. Vous partirez à l’instant même sous escorte, pour Paris, si vous voulez.

ZELTEN.

Merci pour Paris de cette préférence... À quel titre vous a-t-on chargé de cette mission ? J’ai toujours tenu à la forme...

SIEGFRIED.

C’est au titre le plus simple, au titre d’Allemand.

ZELTEN.

Ce n’est pas un titre simple, c’est un titre considérable. Ne le possède pas qui veut. N’est-ce pas, Éva ?

SIEGFRIED.

Mademoiselle Éva n’a rien à voir entre nous.

ZELTEN.

C’est ce qui vous trompe, elle a beaucoup à voir.

SIEGFRIED.

Je vous interdis le moindre mot contre elle.

ZELTEN.

Contre elle ? Je n’ai rien à dire contre elle. Je l’admire au contraire d’avoir sacrifié sa jeunesse, et sa conscience, à ce qu’elle croit l’Allemagne.

SIEGFRIED.

Cela va. Vous pouvez partir.

ZELTEN.

Oh ! pas du tout ! Je tiens à partir en beauté. C’est mon jour d’abdication aujourd’hui. Cette cérémonie m’a toujours paru dans l’histoire infiniment plus émouvante, que les sacres. Je tiens à éprouver tout ce qu’une abdication comporte d’humiliation et de grandeur.

SIEGFRIED.

Gardez vos effets pour ces tavernes de Paris où vous avez pris de notre pays cette idée lamentable et bouffonne.

ZELTEN.

Vous m’accorderez tout à l’heure que je méritais un départ un peu plus solennel... Oui. Siegfried, dans une heure, j’aurai quitté Gotha, mais vous auriez tort de croire que c’est vous qui m’en chassez, ou l’Allemagne. Je persiste à croire que les vrais Allemands ont encore l’amour des petites royautés et des grandes passions. J’avais préparé sur ce point de beaux manifestes dont j’espérais recouvrir vos affiches sur les centimes additionnels et la création des préfectures, mais ma dernière arme me fait défaut aussi : la colle. Ce qui m’expulse de ma patrie, ce qui a provoqué la résistance de l’empire et l’aide qu’il vous a donnée, ce n’est pas votre esprit de décision, ni vos ordres, tout géniaux qu’ils soient : ce sont deux télégrammes adressés à Berlin et que mon poste a interceptés. Les voici. Rendez-moi le service de lire le premier, Waldorf.

WALDORF, après avoir interrogé du regard Siegfried.

Morgan Rockfeller à Président Reich. Si Zelten se maintient Gotha, annulons contrat phosphate artificiel.

ZELTEN.

Voici le second. Il vient de Londres.

WALDORF.

Pour Monsieur Stinnes. Si Zelten reste pouvoir, provoquons hausse mark.

ZELTEN.

Et c’est tout... Voilà les deux menaces qui correspondent aux excommunications de jadis et qui ont dressé contre moi le centre et les catholiques. Le phosphate artificiel, voilà notre Canossa... Je n’ai pas intercepté de radios ainsi conçus : Si Zelten est président musiciens allemands annulent symphonies Beethoven... Si Zelten est Régent, philosophes allemands incapables désormais définir impératif catégorique... Si Zelten est roi, lycéennes allemandes refusent cueillir myrtille au chant merle... Mais je n’insiste pas. J’ai fait le dernier effort pour empêcher l’Allemagne de devenir une société anonyme, j’ai échoué : que notre Rhin une minute agité se calme donc sous l’huile minérale... Et maintenant, Siegfried, à nous deux. Éloignez ces généraux.

SIEGFRIED.

Non. Ce sont mes témoins.

ZELTEN.

En effet. Avec leurs écharpes, ils ont l’air de venir faire un constat. Ils viennent me prendre en flagrant délit d’adultère avec l’Allemagne. Oui, j’ai couché avec elle, Siegfried. Je suis encore plein de son parfum, de toute cette odeur de poussière, de rose et de sang qu’elle répand dès qu’on touche au plus petit de ses trônes, j’ai eu tout ce qu’elle offre à ses amants, le drame, le pouvoir sur les âmes. Vous, vous n’aurez jamais d’elle que des jubilations de comice agricole, des délires de mutualités, ce qu’elle offre à ses domestiques... Éloignez ces militaires. J’ai à vous parler seul à seul.

SIEGFRIED.

Je n’ai ni l’humeur ni le droit d’avoir un aparté avec vous.

ZELTEN.

Qu’ils restent donc ! Tant pis pour vous. D’ailleurs, c’est dans la règle. Toutes les fois que la fatalité se prépare à crever-sur un point de la terre, elle l’encombre d’uniformes. C’est sa façon d’être congestionnée. Lorsqu’Œdipe eut à apprendre qu’il avait pour femme sa mère et qu’il avait tué son père, il tint à rassembler aussi autour de lui tout ce que sa capitale comptait d’officiers supérieurs.

WALDORF.

Nous sommes des officiers généraux, Zelten !

LEDINGER.

Dois-je faire cesser cette comédie, Excellence ?

ZELTEN.

Regardez le visage d’Éva, Ledinger, et vous verrez que, nous ne sommes pas dans la comédie. Cette pâleur des lèvres, cette minuscule ride transversale sur le front de l’héroïne, ces mains qui se pressent sans amitié comme deux mains étrangères, c’est à cela que se reconnaît la tragédie. C’est même le moment où les machinistes font silence, où le souffleur souffle plus bas, et où les spectateurs qui ont naturellement tout deviné avant Œdipe, avant Othello, frémissent à l’idée d’apprendre ce qu’ils savent de toute éternité... Je parle des spectateurs non militaires, car vous n’avez rien deviné, n’est-ce pas, Waldorf ?

WALDORF.

Appelez la garde !

SIEGFRIED, s’avançant.

Non. Qu’il parle !

ZELTEN, se tournant vers Siegfried.

Lui a deviné !...

ÉVA.

Ne l’écoute pas, Siegfried. Il ment !

ZELTEN.

Lui a deviné ! Lui sent qu’il s’agit de lui-même. Les deux corbeaux qui voltigèrent au-dessus de la tête de Siegfried, du vrai, ils passent en ce moment au-dessus de sa réplique...

SIEGFRIED, près de Zelten, voix contenue et rapide.

Épargnez-nous les métaphores. Parlez.

ZELTEN.

Excusez-moi. Les Allemands aiment les métaphores. Je les éviterai désormais avec vous.

SIEGFRIED.

Il s’agit de moi, Siegfried ?

ZELTEN.

Pas de Siegfried, de vous.

SIEGFRIED.

De mon passé ?

ZELTEN.

De votre passé.

SIEGFRIED.

Quel mensonge la haine va-t-elle vous dicter ?

ZELTEN.

Je ne vous hais pas. Nous autres politiciens n’allons pas gaspiller notre haine sur d’autres que des compatriotes.

SIEGFRIED.

Vous avez découvert mon nom de famille ?

ZELTEN.

Pas votre nom, pas votre famille... Les spirituelles insinuations que je prodigue depuis une minute ont dû vous mettre sur la voie. J’ai découvert ce que je soupçonnais depuis longtemps. J’ai découvert que celui qui juge avec son cerveau, qui parle avec son esprit, qui calcule avec sa raison, que celui-là n’est pas Allemand !

SIEGFRIED.

Je ne crois pas un mot de ce que vous me dites, Zelten.

ZELTEN.

Cela ne m’étonne point. Je suis dans un mauvais jour. Les Allemands eux-mêmes débordent de sens critique avec moi aujourd’hui.

SIEGFRIED.

Va-t-il falloir vous contraindre à parler ?

ZELTEN.

À parler ? Mais, j’ai parlé ; et même je ne dirai pas un mot de plus. Je tiens à repasser vivant la frontière. D’ailleurs j’ai épuisé mes effets. C’est à Éva qu’il revient de continuer cette scène.

ÉVA.

Je vous méprise, Zelten.

ZELTEN.

Vous êtes plus forte que moi si vous n’êtes pas méprisée vous-même dans quelques minutes.

ÉVA.

Je ne sais rien de ce dont il parle, Siegfried.

ZELTEN.

Éva sait tout, Siegfried. Sur votre arrivée à sa clinique, sur l’accent particulier de vos plaintes, sur la plaque d’armée étrangère que vous portiez au bras, elle pourra vous donner les détails. Je n’ai jamais vendu la vérité qu’en gros.

LEDINGER, au schupo.

Il suffit. Emmenez ce fou.

ZELTEN, se retournant de la porte.

Ah ! Siegfried. Il est fâcheux que vous n’aimiez pas les métaphores, ni les apologues. Je vous dirai celui du renard qui s’est glissé dans l’assemblée des oiseaux et qui se trouve tout à coup seul, à découvert, quand les oiseaux s’élèvent. Les ailes s’entr’ouvrent déjà, Siegfried. Les plumes se soulèvent. L’oiseau Gœthe, l’oiseau Wagner, l’oiseau Bismarck dressent déjà le cou. Un geste d’Éva, et ils partent !

LE SCHUPO.

En route.

ZELTEN.

Et voilà, pour l’oiseau Zelten !

Il est emmené par le schupo.

SIEGFRIED, impassible.

Messieurs, la farce est finie. Que chacun regagne son poste. Je reste ici. Vous viendrez me tenir au courant et me consulter, s’il y a lieu.

LEDINGER.

Justement, Excellence... Que doivent jouer les musiques die nos régiments en entrant dans la ville ?

SIEGFRIED.

Singulière question... Notre hymne !... l’hymne allemand !...

 

 

Scène IV

 

SIEGFRIED, ÉVA

 

Siegfried va vers Éva, lui prend les mains, la regarde longuement, durement.

SIEGFRIED.

Suis-je allemand, Éva ?

ÉVA.

Que dis-tu ? Allemand ?

SIEGFRIED.

Suis-je Allemand, Éva ?

ÉVA.

Je puis te répondre, et du fond de mon âme : oui, Siegfried, tu es un grand Allemand !

SIEGFRIED.

Il est des mots qui ne souffrent pas d’épithète. Va dire à un mort qu’il est un grand mort... Suis-je Allemand, Éva ?

Acclamations au dehors. Fanfares.

ÉVA.

Tous ceux-là t’ont répondu !

SIEGFRIED.

À ton tour, maintenant. Étais-je allemand quand tu t’es penchée sur moi, et m’as sauvé ?

ÉVA.

Tu m’as demandé de l’eau en allemand.

SIEGFRIED.

Chaque soldat qui allait à l’assaut savait le nom de l’eau dans toutes les langues ennemies... Avais-je un accent pour demander cette eau ? Le pays, la province des blessés, tu les reconnaissais, m’as-tu dit, à leurs plaintes. Je n’ai pas fait que demander de l’eau, je me suis plaint !

ÉVA.

Tu étais le courage même.

Siegfried se dirige vers la porte.

Que fais-tu, Siegfried ?

SIEGFRIED.

J’appelle. J’appelle la foule et me dénonce.

ÉVA.

Siegfried !

SIEGFRIED, revenant vers elle.

Je réponds à ce nom pour la dernière fois...

ÉVA.

Quand tu étais sans mémoire, sans connaissance, sans passé, – oui, tu as raison, je peux te dire cela aujourd’hui, ton sort, la victoire l’a fixé pour toujours, – quand tu n’avais d’autre langage, d’autres gestes que ceux d’un pauvre animal blessé, tu n’étais peut-être pas allemand.

SIEGFRIED.

Qu’étais-je ?

ÉVA.

Ni le médecin chef, ni moi ne l’avons su.

SIEGFRIED.

Tu le jures ?

ÉVA.

Je le jure.

Le sergent entre.

LE SERGENT.

Mademoiselle Geneviève Prat.

SIEGFRIED.

Va-t’en.

Éva sort par l’escalier qu’elle gravit lentement.

 

 

Scène V

 

GENEVIÈVE, SIEGFRIED

 

GENEVIÈVE.

C’est Zelten que je viens de croiser, entre ces militaires ?

SIEGFRIED.

Oui, c’est Zelten.

GENEVIÈVE.

On le fusille ?

SIEGFRIED.

Rassurez-vous, on le mène au train qui le débarquera dans son vrai royaume.

GENEVIÈVE.

Son vrai royaume ?

SIEGFRIED.

Oui. Au carrefour du Boulevard Montmartre et du boulevard Montparnasse.

GENEVIÈVE.

C’est bien impossible...

SIEGFRIED.

N’en doutez pas...

GENEVIÈVE.

Je parlais de ces deux boulevards... Ils sont parallèles, Monsieur le Conseiller, l’un tout au nord, l’autre tout au sud, et il est peu probable qu’ils forment jamais un carrefour...

Elle s’avance.

Il faudra que vous veniez un jour à Paris voir quelles rues s’y croisent et s’y décroisent. Pourquoi m’avez-vous appelée ? Pour la leçon ?

SIEGFRIED.

La leçon ?

GENEVIÈVE.

Vous paraissez fatigué... Asseyez-vous !... Asseyons-nous sur ce banc posé là en face de Gotha comme un banc du Touring... Quel ravissant hôtel de ville ! Il est de 1574 n’est-ce pas ? Comme il paraît plus vieux que le beffroi, qui est de 1575 !

SIEGFRIED.

Quelle science !

GENEVIÈVE.

Science de fraîche date. C’est depuis hier, depuis que je vous ai vu, que j’ai désiré connaître ce pays, son histoire, sa vie, cette ville...  J’avais pensé, en échange de mes leçons de français, vous demander des leçons d’allemand, d’Allemagne ? J’ai l’intention de rester ici, d’étudier, avec un de vos sculpteurs, d’avoir une petite fille allemande pour modèle, de vous voir-souvent, si vous aimez mes visites... Dans quelques mois, si je peux, de vous parler votre langue... Un étranger apprend vite l’allemand ?

SIEGFRIED.

J’ai mis six mois...

Geneviève surprise le regarde. La musique dans la cour joue l’hymne allemand.

GENEVIÈVE.

Que joue-t-on là ?

SIEGFRIED.

C’est l’hymne allemand.

GENEVIÈVE.

On ne se lève pas ?

SIEGFRIED.

On se lève... Excepté si l’on est à bout de souffle, vaincu par la vie, ou étranger.

Geneviève se lève.

Vous vous levez ? Vous êtes à ce point victorieuse de la vie ?

GENEVIÈVE.

Je salue de confiance l’hymne du pays de la musique... Car je compte aussi faire de la musique ici, devenir comme chacun de vous musicien, musicienne... Cela s’apprend ?

SIEGFRIED.

J’ai dû bénéficier d’un forfait général. Pour cela aussi, j’ai mis six mois...

Un silence.

GENEVIÈVE.

Comme le français devient un langage mystérieux, quand un Allemand le parle ! Qu’avez-vous ? Je vous ai vu passer tout à l’heure au milieu de la foule. On admirait votre santé, votre force.

SIEGFRIED.

Le nom de Siegfried ne porte décidément pas chance, en ce pays, Geneviève. Ce corps plein de santé et de force, c’est celui d’un Allemand qui meurt.

GENEVIÈVE, effrayée.

Qui meurt !

SIEGFRIED.

Éva vient de me l’avouer On m’a trompé. Je ne suis pas Allemand.

Geneviève se lève.

Pourquoi vous levez-vous ? On ne joue aucun hymne ? Au fait, le silence, c’est mon chant national...

Un long silence.

Quel hymne interminable !

GENEVIÈVE.

Vous souffrez !

SIEGFRIED.

C’est un genre de mort qui ne va pas sans souffrance... À ceux qui ont une famille, une maison, une mémoire, peut-être est-il possible de retirer sans trop de peine leur pays... Mais ma famille, ma maison, ma mémoire, c’était l’Allemagne. Derrière-moi, pour me séparer du néant, mes infirmiers n’avaient pu glisser qu’elle, mais ils l’avaient glissée tout entière ! Son histoire était ma seule jeunesse. Ses gloires, ses défaites, mes seuls souvenirs. Cela me donnait un passé étincelant, dont je pouvais croire éclairée cette larve informe et opaque qu’était mon enfance... Tout cela s’éteint.

GENEVIÈVE.

Mon cher ami !

SIEGFRIED.

Tout cela s’éteint... Je n’ai pas peur de la nuit... J’ai peur de cet être obscur, qui monte en moi, qui prend ma forme, qui noie aussitôt d’ombre tout ce qui tente de s’agiter encore dans ma pensée... Je n’ose pas penser.

GENEVIÈVE.

Ne restez pas ainsi. Regardez-moi. Levez la tête.

SIEGFRIED.

Je n’ose pas remuer. Au premier mouvement, tout cet édifice que je porte encore en moi s’en ira en poussière... Lever la tête ? Pour que je voie, sur ces murs, tous ces héros et tous ces paysages devenir soudain pour moi étrangers et ennemis ! Songez, Geneviève, à ce que doit ressentir un enfant de sept ans quand les grands hommes, les villes, les fleuves de sa petite histoire lui tournent soudain le dos. Regardez-les. Ils me renient.

GENEVIÈVE.

Ce n’est pas vrai.

SIEGFRIED.

Je ne suis plus Allemand. Comme c’est simple ! Il suffit de tout changer. Mes jours de victoire ne sont plus Sedan, Sadowa. Mon drapeau n’a plus de raies horizontales. L’Orient et l’Occident vont permuter sans doute autour de moi... Ce que je croyais les exemples de la loyauté suprême, de l’honneur, va peut-être devenir pour moi la trahison, la brutalité...

GENEVIÈVE.

La moitié des êtres humains peut changer sans souffrance de nom et de nation, la moitié au moins : toutes les femmes...

SIEGFRIED.

Ce bruit autour de mes oreilles, ce papillotement, ce n’est rien ! ce n’est que soixante millions d’êtres, et leurs millions d’aïeux, et leurs millions de descendants, qui s’envolent de moi, comme l’a dit tout à l’heure Zelten. Il suffit que je pense à l’un de ces grands hommes que j’ai tant chéris pour qu’il parte en effet de moi à tire d’aile. Ah ! Geneviève ! Je ne vous dirai pas les deux qui viennent en cette seconde de m’abandonner.

GENEVIÈVE.

S’ils sont vraiment grands, vous les verrez de votre nouvelle patrie.

SIEGFRIED.

Ma nouvelle patrie l Ah ! pourquoi Éva ne s’est-elle pas penchée plus près encore sur le blessé, sur le pauvre poisson à sec que j’étais. Pourquoi ne m’a-t-elle pas fait répéter ce mot : de l’eau ? Pourquoi ne m’a-t-elle pas obligé à le dire, à le redire, même en m’imposant une soif plus cruelle encore, jusqu’à ce qu’elle ait su quel accent le colorait, et si je pensais, en le disant, à une mer bleue ou à des torrents, ou à un lac, même à des marécages ! À quelle soif éternelle Éva m’a condamné en se hâtant ainsi ! Je la hais.

GENEVIÈVE.

Elle a cru bien faire. Vous étiez si haut à ses yeux. Elle vous a donné ce qu’elle croyait la plus belle patrie... Elle n’avait pas le choix...

SIEGFRIED.

Je l’ai maintenant.

Le sergent entre.

 

 

Scène VI

 

GENEVIÈVE, SIEGFRIED, LE SERGENT

 

LE SERGENT.

Une signature, Excellence ?

Siegfried signe sans lire.

Votre Excellence ne lit pas ? C’est l’arrêt de mort des étrangers...

SIEGFRIED.

Des étrangers ?

LE SERGENT.

Des révolutionnaires non Allemands pris les armes à la main.

SIEGFRIED.

Ces hommes enchaînés devant lesquels j’ai passé tout à l’heure ?

LE SERGENT.

Oui, en ligne contre le mur.

SIEGFRIED.

Des Russes ?

LE SERGENT.

Il y avait un Russe. Mais tous les États d’Europe étaient représentés. C’était vraiment ce que nous appelons dans les rafles un échantillonnage.

Un silence.

SIEGFRIED.

On a surpris ma signature, Sergent. Prévenez qu’on ne la considère pas comme valable. Pareille exécution est affaire de conseil.

LE SERGENT.

Trop tard, Excellence. C’est une signature pour la règle. Ils sont fusillés.

SIEGFRIED.

Tous ?

LE SERGENT.

Tous ! J’ai ordre de vous laisser le double, Excellence.

Il sort. Long silence.

 

 

Scène VII

 

GENEVIÈVE, SIEGFRIED

 

SIEGFRIED.

Qu’en dites-vous, Geneviève ?

GENEVIÈVE.

De quoi ?

SIEGFRIED.

De ce début dans ma troisième existence. Je viens de signer sans doute la mort de l’un des miens.

Geneviève vient vers lui doucement.

GENEVIÈVE.

Montrez-moi cette liste.

SIEGFRIED.

La voilà.

GENEVIÈVE.

Je ne peux pas lire. Mes yeux ne voient pas. Je vous en, supplie. Lisez moi cette lettre.

SIEGFRIED, presque avec un ricanement.

Schmidt. Lopez. Cerebriof. Henley. Petersen. Il y a aussi leurs prénoms. Je vous en fais grâce.

GENEVIÈVE.

C’est tout ?

SIEGFRIED.

C’est tout.

GENEVIÈVE, venant vers Siegfried.

Alors, non, mon ami !

SIEGFRIED.

À qui répondez-vous ?

GENEVIÈVE.

Non. Je dis bien non. Vous n’avez pas signé la mort de l’un des vôtres.

SIEGFRIED.

Que voulez-vous dire ?

GENEVIÈVE.

Ah ! le destin a tort de confier ses secrets à une femme. Je ne puis plus me taire. Advienne que pourra. Ah ! ne m’en veuille pas si je sais si peu, moi, ménager mes effets, si je vais te dire à la file les trois phrases qui me brûlent les lèvres depuis que je t’ai vu, et que la peur de ta mort seule a retenues... Il y a peut-être pour elles un ordre à trouver, une gradation, qui les rendrait naturelles, inoffensives, mais lequel ? Les voilà, je les dis à la fois : Non ! Tu n’as pas tué de compatriote : Tu es mon fiancé. Tu es Jacques Forestier. Tu es Français.

Éva, qui est entrée sur les derniers mots de Geneviève, s’est approchée.

 

 

Scène VIII

 

GENEVIÈVE, ÉVA, SIEGFRIED

 

ÉVA.

Siegfried !

Siegfried tourne la tête vers elle.

C’est moi, Siegfried.

Geste de lassitude de Siegfried.

Si c’est un crime d’avoir partagé avec toi ma patrie, pardon, Siegfried.

Geste vague de Siegfried.

Si c’est un crime d’avoir recueilli un enfant abandonné, qui frissonnait à la porte de l’Allemagne, de l’avoir vêtu de sa douceur, nourri de sa force, pardon.

SIEGFRIED.

Cela va... Laisse-moi.

ÉVA.

Tous les droits te donnaient à nous, Siegfried, l’adoption, l’amitié, la tendresse... Deux semaines, j’ai veillé sur toi nuit et jour, avant que tu reprennes connaissance... Tu ne venais pas d’un autre pays, tu venais du néant...

SIEGFRIED.

Ce pays a des charmes.

ÉVA.

Si j’avais su que le sort dût te rendre une patrie, je ne t’aurais pas donné la mienne... C’est hier seulement que j’ai appris la vérité, aujourd’hui seulement que je t’ai menti. J’ai eu tort. J’aurais dû tout te révéler moi-même, car cette révélation ne peut plus rien changer.

SIEGFRIED.

Cela va bien, Éva, Adieu.

ÉVA.

Pourquoi adieu ? Tu restes avec nous, je pense ?

SIEGFRIED.

Avec vous ?

ÉVA.

Tu ne nous quittes pas ? Tu ne nous abandonnes pas ?

SIEGFRIED.

Qui, Vous ?

ÉVA.

Nous tous, Waldorf, Ledinger, les milliers de jeunes gens qui t’ont escorté tout à l’heure jusqu’ici, tous ceux qui croient en toi : l’Allemagne.

SIEGFRIED.

Laisse-moi, Éva.

ÉVA.

Je n’ai pas l’habitude de te laisser lorsque te frappe une blessure.

SIEGFRIED.

Où veux-tu en venir ?

ÉVA.

À ton vrai cœur, à ta conscience. Écoute-moi. J’ai eu sur toi tout un jour d’avance pour me reconnaître dans ce brouillard. Tu verras demain comme tout sera clair en toi. Ton devoir est ici. Depuis sept ans, pas un souvenir qui soit monté de ton passé, pas un signe fait par lui, pas une parcelle de ton corps qui ne soit neuve, pas un penchant qui t’ait mené vers ce que tu avais quitté. Toutes les prescriptions sont mortes... Que dites-vous, Mademoiselle ?

GENEVIÈVE.

Moi, je me tais.

ÉVA.

Vous n’en donnez pas l’impression. Votre silence domine nos voix.

GENEVIÈVE.

Chacun se sert de son langage.

ÉVA.

Je vous en supplie. Daignez me regarder. Nous luttons, toutes deux. Cessez de fixer ainsi vos yeux devant vous, sans rien voir.

GENEVIÈVE.

Chacun ses gestes.

ÉVA.

Pourquoi ce mépris d’une femme qui combat pour son pays alors que vous ne combattez que pour vous ? Pourquoi vous taisez-vous ?

GENEVIÈVE.

C’est que contre les adversaires que j’ai eus à combattre jusqu’ici, la seule arme était le silence.

ÉVA.

C’est que chacune de vos paroles, en cette minute, serait petitesse, égoïsme...

GENEVIÈVE.

Je pensais, aussi, que tout ce que nous pourrions dire, des voix plus hautes le disent à notre ami... Mais après tout, peut-être avez-vous raison... Voir ce duel livré en dehors de lui, non dans un déchirement de son être, mais entre deux femmes étrangères, c’est peut-être le seul soulagement que nous puissions lui apporter... Je puis même vous tendre la main pour qu’il ne se croie pas déchiré par des puissances irréconciliables.

ÉVA.

Je n’irai pas jusque-là. De quel droit êtes-vous ici ? Qui vous a appelée à ce pays où vous n’avez que faire ?

GENEVIÈVE.

Un Allemand.

ÉVA.

Zelten ?

GENEVI ÈVE.

Zelten.

ÉVA.

Zelten est un traître à l’Allemagne. Tu le vois, Siegfried, Ce complot n’avait pas pour but de réparer une erreur du passé mais de t’enlever au pays dont tu es l’espoir, et qui t’a donné ce qu’il n’a pas donné toujours à ses rois, le pouvoir et l’estime.

SIEGFRIED.

Tout ce que je me refuse maintenant à moi-même... Je vous en prie, laissez-moi, toutes deux...

ÉVA.

Non, Siegfried.

GENEVIÈVE.

Pourquoi, Jacques ?

SIEGFRIED.

Vous n’auriez pas l’une et l’autre, pour m’appeler, un nom intermédiaire entre Siegfried et Jacques ?

ÉVA.

Il n’est pas d’intermédiaire entre le devoir et les liens dont cette femme est le symbole.

GENEVIÈVE.

Symbole ? Une Française suit trop la mode pour être jamais un symbole, pour être plus qu’un corps vibrant, souffrant, vêtu de la dernière robe. D’ailleurs vous vous trompez. Si Jacques avait à choisir entre le devoir et l’amour, il eût choisi depuis longtemps. Il est si facile, comme dans les tragédies, d’enlever au mot devoir les parcelles d’amour qu’il contient, au mot amour les parcelles de devoir dont il déborde, et de faire une pesée décisive mais fausse. Mais Jacques doit choisir entre une vie magnifique qui n’est pas à lui, et un néant qui est le sien. Chacun hésiterait...

ÉVA.

Il a à choisir entre une patrie dont il est la raison, dont les drapeaux portent son chiffre, qu’il peut contribuer à sauver d’un désarroi mortel, et un pays où son nom n’est plus gravé que sur un marbre, où il est inutile, où son retour ne servira, et pour un jour, qu’aux journaux du matin, où personne, du paysan au chef, ne l’attend... N’est-ce pas vrai ?

GENEVIÈVE.

C’est vrai.

ÉVA.

Il n’a plus de famille, n’est-ce pas ?

GENEVIÈVE.

Non.

ÉVA.

Il n’avait pas de fils, pas de neveux ?

GENEVIÈVE.

Non.

ÉVA.

Il était pauvre ? Il n’avait pas de maison à la campagne, pas un pouce du sol français n’était le sien ?

GENEVIÈVE.

Non.

ÉVA.

Où est ton devoir, Siegfried ? Soixante millions d’hommes ici t’attendent. Là-bas, n’est-ce pas, personne ?

GENEVIÈVE.

Personne.

ÉVA.

Viens, Siegfried...

GENEVIÈVE.

Si. Quelqu’un l’attend cependant... Quelqu’un ? c’est beaucoup dire... Mais un être vivant l’attend. Un minimum de conscience, un minimum de raisonnement.

ÉVA.

Qui ?

GENEVIÈVE.

Un chien.

ÉVA.

Un chien ?

GENEVIÈVE.

Son chien. Ton chien t’attend, Jacques. Tous les autres effets ont renoncé à toi, tes amis, tes maîtres, tes élèves. Moi-même, je me croyais autorisée à ce renoncement, parce que j’avais renoncé à ma propre vie. La disparition d’un homme à la guerre, c’est une apothéose, une ascension, c’est une mort sans cadavre qui dispense des enterrements, des plaintes, et même des regrets, car le disparu semble s’être fondu plus vite qu’un squelette dans son sol, dans son air natal, et s’être aussitôt amalgamé à eux... Lui n’a pas renoncé. Il t’attend.

ÉVA.

C’est ridicule...

GENEVIÈVE.

Il est plus ridicule que vous ne pouvez même le croire : c’est un caniche. Il est blanc, et comme tous les chiens blancs en France, il a nom Black. Mais, Jacques, Black t’attend. Entre tes vêtements et ce qui reste encore de parfum autour de tes vieux flacons, il t’attend. Je le promène tous les jours. Il te cherche. Parfois dans la terre, c’est vrai, en creusant. Mais le plus souvent dans l’air, à la hauteur où l’on trouve les visages des autres hommes. Lui ne croit pas que tu t’es réintégré secrètement et par atomes à la nation... Il t’attend tout, entier.

ÉVA.

Cessez de plaisanter.

GENEVIÈVE.

Oui, je sais. Vous voudriez que je parle de la France. Vous estimez infamant que je me serve comme appât, pour attirer Siegfried, d’un caniche vivant ?

ÉVA.

Nous sommes dans une grande heure, vous la rabaissez.

GENEVIÈVE.

Pourquoi un pauvre chien sans origine, sans race, me paraît-il aujourd’hui seul qualifié pour personnifier la France, je m’en excuse. Mais je n’ai pas l’habitude de ces luttes, je ne vois pas autre chose à dire à Jacques. La grandeur de l’Allemagne, la grandeur de la France, c’est évidemment un beau sujet d’antithèses et de contrastes. Que les deux seules nations qui ne soient pas seulement des entreprises de commerce et de beauté, mais qui aient une notion différente du bien et du mal, se décident, à défaut de guerre, à entretenir en un seul homme une lutte minuscule, un corps-à-corps figuré, c’est évidemment un beau drame. Mais celui-là, Jacques, c’est le drame de demain.

ÉVA.

Peut-on savoir quel est celui d’aujourd’hui ?

GENEVIÈVE.

Le drame, Jacques, est aujourd’hui entre cette foule qui t’acclame, et ce chien, si tu veux, et cette vie sourde qui espère. Je n’ai pas dit la vérité en disant que lui seul t’attendait... Ta lampe t’attend, les initiales de ton papier à lettres t’attendent, et les arbres de ton boulevard, et ton breuvage, et les costumes démodés que je préservais, je ne sais pourquoi, des mites, dans lesquels enfin tu seras à l’aise. Ce vêtement invisible que tisse sur un être la façon de manger, de marcher, de saluer, cet accord divin de saveurs, de couleurs, de parfums obtenu par nos sens d’enfant ; c’est là la vraie patrie, c’est là ce que tu réclames... Je l’ai vu depuis que je suis ici. Je comprends ton perpétuel malaise. Il y a entre les moineaux, les guêpes, les fleurs de ce pays et ceux du tien une différence de nature imperceptible, mais inacceptable pour toi. C’est seulement quand tu retrouveras tes animaux, tes insectes, tes plantes, ces odeurs qui diffèrent pour la même fleur dans chaque pays, que tu pourras vivre heureux, même avec ta mémoire à vide, car c’est eux qui en sont la trame. Tout t’attend en somme en France, excepté les hommes. Ici, à part les hommes, rien ne te connaît, rien ne te devine.

ÉVA.

Tu peux remettre tes complets démodés, Siegfried, tu ne te débarrasseras pas plus qu’un arbre des sept cercles que tes sept années allemandes ont passés autour de toi. Celui que le vieil hiver allemand a gelé sept fois, celui qu’a tiédi sept fois le plus jeune et le plus vibrant printemps d’Europe, crois-moi, il est pour toujours insensible aux sentiments et aux climats tempérés. Tes habitudes, tu ne les as plus avec les terrasses de café, mais avec nos hêtres géants, nos cités combles, avec ce paroxysme des paysages et des passions qui seul donne à l’âme sa plénitude. Je t’en supplie, ne va changer ce cœur sans borne que nous t’avons donné contre cette machine de précision, ce réveil matin qui réveille avant chaque émotion, contre un cœur de français !

Musique et acclamations.

Choisis, Siegfried. Ne laisse pas exercer sur toi ce chantage d’un passé que tu ne connais plus et où l’on puisera toutes les armes pour t’atteindre, toutes les flatteries et toutes les dénonciations. Ce n’est pas un chien que cette femme a placé en appât dans la France. C’est toi-même, toi-même en inconnu, ignoré, perdu pour toujours. Ne te sacrifie pas à ton ombre.

GENEVIÈVE.

Choisis, Jacques. Vous l’avez vu, j’étais disposée à tout cacher encore, à attendre une occasion moins brutale, à attendre des mois. Le sort ne l’a pas voulu. J’attends l’arrêt.

On acclame au dehors. On illumine...

ÉVA.

Prends garde, Siegfried ! Nos amis attendent mon retour. Ils vont venir. Ils vont essayer de te contraindre, cède è l’amitié. Vois. Écoute. On illumine en ton honneur. On t’acclame. Entends la voix de ce peuple qui t’appelle... Entre cette lumière et cette obscurité, entre l’Allemagne et Black, que choisis-tu ?

SIEGFRIED.

Que peut bien choisir un aveugle !

 

 

ACTE IV

 

Gare frontière, divisée en deux parties par une planche à bagages et un portillon. Gare allemande luxueuse et propre comme une banque. Gare française typique, avec un poêle et un guichet de prison Il fait encore nuit. Le douanier français lit un journal.

 

 

Scène première

 

LE DOUANIER FRANÇAIS. GENEVIÈVE

 

GENEVIÈVE.

Il y a du nouveau en France, Monsieur le Douanier ?

PIETRI.

Aujourd’hui, oui... Le chef de gare de Bastia est promu à la première classe sur place.

GENEVIÈVE.

Je parlais de Paris.

PIETRI.

Non. Pas de nomination à Paris... Il n’a que cinquante-cinq ans. Ce sera un bel exemple de retraite hors classe.

GENEVIÈVE.

Peut-on savoir le nom de ce héros ?

PIETRI.

Pietri, comme moi, mais il a plus de chance. À seize ans, à la gare de Cannes, il aide une vieille dame a traverser la voie. C’est la mère de Gambetta. Depuis, il passe au choix. Moi, j’ai eu la déveine de trouver deux toises de dentelles dans la valise d’une présidente du Sénat.

Il continue à lire.

GENEVIÈVE.

Monsieur le douanier, pourquoi tous les douaniers en France sont-ils Corses ?...

PIETRI.

Il n’y a encore que les Corses pour comprendre que la France est une île.

GENEVIÈVE.

Ça a aussi le grand avantage de parfumer à l’ail toute la frontière française... C’est du hareng que vous grillez là ?

PIETRI.

Non, c’est mon café au lait... Vous êtes bien bavarde, Mademoiselle !

GENEVIÈVE.

C’est que j’ai été si muette, ces jours derniers !... Je ne sais si c’est pour parler avec les Corses eu les douaniers que je suis douée particulièrement, mais, en effet, ce matin, je me sens très bavarde.

PIETRI.

Si vous voulez me faire plaisir, ne Vous balancez donc pas comme cela sur la ligne idéale.

GENEVIÈVE.

Sur la ligne idéale ?

PIETRI.

Expression technique des douanes. Ça désigne la frontière... Vous la voyez bien, cette ligne en jaune qui coupe la salle et se perd dans le buffet et les lavatory, c’est la ligne idéale.

GENEVIÈVE, s’éloignant.

C’est dangereux ?

PIETRI.

Je vois que vous ne le faites pas exprès, mais toute la journée une bande de maniaques, sans en avoir l’air, passent leur pied sous le portillon, ou se mettent à cheval sur la ligne. Un médecin de Berlin vient parfois les examiner. Il appelle cela des sadiques. Je ne vois vraiment pas le plaisir que le sadisme peut procurer. J’ai été douanier du port de Nice et je vous assure que je ne m’amusais pas à tremper mes pieds dans la mer.

GENEVIÈVE.

Peut-être n’aimez-vous pas les voyages sur l’eau.

PIETRI.

Sur la terre non plus... Tel que vous me voyez, je ne suis jamais allé en Allemagne... Entrez, puisque vous avez vos papiers, chauffez-vous.

GENEVIÈVE, entre et s’assied près du poêle.

Il ne s’est pas éteint de la nuit, votre poêle !

PIETRI.

Éteint ! Ce n’est pas du charbon d’ici. Les douanes ont les bonnes adresses. Elles le font venir du Midi. C’est du vrai Carmaux.

GENEVIÈVE.

Vous ne préférez pas le chauffage central, comme ils l’ont mis à côté ?

PIETRI.

Est-ce que vous le préférez, vous ? Est-ce que vous vous chauffez les mains à leur calorifère ? Et tous les animaux de la gare allemande, le chien du chef, la cigogne du buffet ; il ne s’écoule pas d’heure où je n’aie à leur faire repasser à coup de pied dans le derrière la ligne idéale...

GENEVIÈVE.

Cela fait deux chauffages dans la même salle. Cela doit intriguer les voyageurs.

PIETRI.

Les voyageurs sauront que l’Allemagne a le chauffage central et la France le chauffage individuel. Ça m’étonne qu’ils n’aient pas encore installé, à côté, le fumage central pour les fumeurs. Je sais que le réseau intrigue avec l’union des droites et l’administration allemande pour me mettre des radiateurs. Ce jour-là, je cesse d’être douanier.

GENEVIÈVE.

Ce serait dommage. Ça doit être intéressant d’être douanier.

PIETRI.

C’est jusqu’ici le seul moyen connu de devenir brigadier des douanes... Vous prenez le train de huit heures, Mademoiselle ?

GENEVIÈVE.

Je l’espère. Si quelqu’un que j’attends arrive par le train de Gotha.

PIETRI.

C’est pour patienter que vous avez perdu votre temps à me faire la conversation ?

GENEVIÈVE.

Je n’ai pas perdu mon temps. Vous ne pouvez savoir quelle force cela m’a redonné d’entendre parler à nouveau de retraite hors classe, de manille, de plat à l’ail. C’est une bouffée d’oxygène pour un organisme français.

PIETRI.

Nous n’avons pas parlé de manille.

GENEVIÈVE.

Si, si. C’était compris dans l’ensemble. En tout cas, cela m’a donné soif et faim d’entendre parler d’apéritif.

PIETRI.

Nous n’avons pas parlé d’apéritif.

GENEVIÈVE.

C’est curieux. J’ai l’impression que nous n’avons parlé que de cela... Oui, pour la première fois depuis trois jours, j’ai faim. Faim d’omelette au lard et de poulet rôti.

PIETRI, bougon.

Le buffet allemand est ouvert. Ils ont une spécialité de boulettes de mie de pain au cumin.

Le douanier allemand entre et époussète hâtivement une banquette de cuir.

PIETRI.

Guten tag, Schumann.

SCHUMANN.

Bonchour, Pietri.

PIETRI.

Je croyais qu’il était convenu que chacun époussèterait en partant de la ligne idéale vers l’extérieur... Tu pourrais garder ta poussière pour ton pays.

SCHUMANN.

Excuse.

PIETRI.

Quels sont ces deux hommes en manteau qui font les cent pas sur ton quai ?... Je t’avertis que je les fouille... À cause du mois de janvier, tous tes voyageurs m’introduisent des jouets. J’ai pincé, hier encore, sur ta bonne sœur, deux mécanos complets. Je suis sûr qu’ils sont pleins de toupies à vapeur, ces deux individus.

SCHUMANN.

Aucune chance... Ce sont les deux généraux qui ont pris un train spécial pour arriver avant le train de Gotha... Ils attendent quelqu’un...

Geneviève voit les deux généraux passer et va rapidement vers le buffet allemand où elle entre.

PIETRI.

Vous pourriez fermer votre portillon, Mademoiselle.

Il éternue.

Les gens ne se rendent pas compte du courant d’air que c’est pour un douanier, un portillon de frontière ouvert !...

 

 

Scène II

 

LEDINGER, WALDORF

 

Les deux généraux entrent, introduits par Schumann.

WALDORF.

Il passera ici ?

SCHUMANN.

Tous les voyageurs qui vont en France passent ici, Excellence... Son train entre en gare. Vos Excellences ont des ordres ?

WALDORF.

Nous repartons pour Gotha par le premier rapide. Vous retiendrez nos places.

SCHUMANN.

Entendu, Excellence. Deux places ?

WALDORF.

Non. Trois.

Schumann sort.

LEDINGER.

Il est parti déguisé, Waldorf ?

WALDORF.

Non. Il a pris un vêtement noir. Son propre deuil. Cela doit faire assez triste sur la neige.

LEDINGER.

Cette femme est avec lui ?

WALDORF.

Ils ne se sont pas revus. Elle a disparu quelques heures avant lui. Il est parti seul, sans bagages.

LEDINGER.

Il avait déchiré des papiers, m’a-t-on dit ?

WALDORF.

Rien d’important. Sa carte d’entrée gratuite dans les musées allemands, ses permis de demi-place pour l’opéra et pour le canotage sur les lacs bavarois. Il y a pas mal de belles choses dans la vie pour lesquelles il va payer maintenant plein tarif.

LEDINGER.

Il n’a laissé aucune lettre ?

WALDORF.

Deux. L’une pour le receveur des impôts ; il payait ce qu’il devait à la date d’hier. L’autre pour la ville, il lègue ce qu’il possède à des œuvres. Un vrai mort, quoi, Ledinger !

LEDINGER, qui observait par le vitrage.

Voilà le mort !

Ils se lèvent, face à la porte.

 

 

Scène III

 

SIEGFRIED, WALDORF, LEDINGER

 

Siegfried entre, aperçoit les généraux, s’arrête.

WALDORF.

Bonjour, Excellence.

SIEGFRIED.

Bonjour Waldorf... C’est pour me dire adieu que vous êtes venu jusqu’ici ?

WALDORF.

Non, Excellence.

SIEGFRIED.

C’est pour me replacer là où l’Allemagne m’a trouvé jadis, dans mon berceau allemand, dans une gare ?

WALDORF.

Non, Excellence.

SIEGFRIED.

C’est pour me retenir, pour me ramener avec vous ?

WALDORF.

Oui.

LEDINGER, avançant un peu.

Nous venons vous supplier, mon cher Siegfried, de revenir sur votre décision.

SIEGFRIED.

J’ai eu à décider de quelque chose ?

WALDORF.

Du choix de votre patrie.

SIEGFRIED.

Cette décision avait été prise le jour où je suis né.

LEDINGER.

Vous avez eu deux naissances, Siegfried...

SIEGFRIED.

Il en est des naissances comme des morts. La première est la bonne.

LEDINGER.

Le temps presse, Siegfried. Nous nous parlons entre deux trains.

SIEGFRIED.

Justement...

Ledinger s’approche avec élan de Siegfried.

Qu’avez-vous, mon cher Ledinger ?

LEDINGER.

Revenez avec nous, mon ami. Vous souffrez. Vous avez maigri. Revenez.

SIEGFRIED.

Oui, j’ai maigri, Ledinger. Mais, autant que de la grandeur de la perte, c’est de la grandeur du cadeau que j’ai souffert ces nuits dernières. Un convalescent, comme moi, aurait plutôt besoin en effet d’une patrie minuscule. Celui qu’on ampute subitement de l’Allemagne et sur lequel on charge la France, il faudrait que les lois de l’équilibre fussent vraiment bouleversées pour qu’il n’en éprouvât aucun trouble. Je vous dirai que j’ai songé, avant-hier, à disparaître, à chercher un asile dans un troisième pays, dans un pays que j’aurais choisi autant que possible sans voisins, sans ennemis, sans inaugurations de monuments aux morts, sans morts. Un pays sans guerre passée, sans guerre future... Mais plus je le cherchais sur la carte, plus les liens au contraire qui m’attachent aux nations qui souffrent et pâtissent se resserraient, et plus je voyais clairement ma mission.

WALDORF.

Quelle est cette mission ?

SIEGFRIED.

Simplement celle du fonctionnaire. Je ne suis pas pour rien du pays des fonctionnaires : Servir.

WALDORF.

C’est la devise de tous ceux qui aiment commander. On ne commande bien qu’à l’Allemagne.

SIEGFRIED.

Servir mon pays.

LEDINGER.

S’il s’agit pour vous de servir, ô notre ami, revenez avec nous. On ne sert bien que l’Allemagne. C’est le seul pays du monde où les fonctions d’obéissance, de respect, de discipline aient encore la fougue de leur jeunesse. La moindre indication donne à notre patrie des puissances neuves et cette virginité cruelle qui justifie déchaînements et sacrifices. Toute nourriture d’État profite à l’Allemagne comme la phosphatine à un enfant géant. Que le serviteur de l’État chez nous dise un seul mot, et nos fleuves, au lieu de courir vers le Nord, deviennent de bienfaisants canaux, traversent de biais l’Allemagne, et soixante millions de visages se tournent vers l’Orient ou vers l’Occident, et de nouvelles nations de l’honneur et du déshonneur surgissent. Abandonner le service de l’Allemagne pour celui d’un autre peuple, c’est, quand vous êtes laboureur, renoncer à la terre où les plantes poussent en un jour pour celle où elles ne fleurissent que tous les cent ans. Si vous aimez les fruits, ne renoncez pas à elle, et surtout pour servir la France.

SIEGFRIED.

Il est difficile de servir la France ?

LEDINGER.

Pour celui qui aime modeler l’âme d’un pays, pétrir son avenir, impossible.

SIEGFRIED.

Pourquoi, Ledinger ?

LEDINGER.

La France possède cette particularité d’avoir un destin si net que seuls des esprits chimériques peuvent s’imaginer la conduire, et des esprits hypocrites le laisser croire à son peuple. C’est le seul pays du monde dont l’avenir semble toujours strictement égal à son passé. Le sens de ses institutions, de ses fleuves, de sa race, est depuis si longtemps trouvé que les commandements de la patrie ne sont plus donnés aux Français par les voix-de leurs chefs, mais par des voix intérieures, comme de vrais commandements. Qu’iriez-vous faire dans ce pays qui ne comporte plus que des améliorations de détail à son chauffage central ou à ses lois d’hygiène ? Ses artisans servent la France, ses écrivains, ses ingénieurs, ses pyrograveurs. Ses miniaturistes la servent, car on ne peut plus la servir qu’en l’ornant, fût-ce sur un centimètre carré. Mais cette succession annuelle ou mensuelle de gouvernements, presque rituelle, vous prouve que ses meilleurs hommes d’État aiment borner leur ambition à faire, alternativement, les extras d’un pilote invisible et silencieux.

SIEGFRIED.

Je la servirai. J’ai des dispositions pour le jardinage.

WALDORF.

C’est votre dernier mot, Excellence ?

SIEGFRIED.

C’est mon dernier mot d’Excellence.

Un silence.

WALDORF.

Soit, Siegfried... Il faut bien que nous nous inclinions. Mais en revanche je crois que nous devons exiger de vous un sacrifice... Puis-je parler ?

Siegfried fait un geste affirmatif.

Vous voilà adossé à une autre frontière. Mais les Allemands vous croient encore au centre de l’Allemagne. Nos postes sont combles de lettres qui vous cherchent. Chaque cœur allemand contient votre nom comme son noyau. Nous pensons qu’il serait criminel de détruire votre propre tâche en disant à ce peuple, qui vous a donné sa foi, que vous n’existez plus pour lui, que vous l’avez abandonné.

SIEGFRIED.

Je comprends. Vous-préférez lui dire que je n’existe plus ?

WALDORF.

Ne serait-il pas plus utile et plus beau que vous disparaissiez pour le peuple allemand comme vous lui êtes né ? Craignez de changer en stupeur, peut-être en un scandale néfaste aux deux pays, l’amour que nous tous avons pour vous. Il suffirait que nous attestions, Ledinger et moi, vous avoir vu blessé l’autre nuit auprès du quartier incendié, et tomber dans les flammes.

SIEGFRIED.

C’est votre avis, Ledinger ?

LEDINGER.

Oui, Excellence.

SIEGFRIED.

Cela ne surprendra personne ? Le remède n’est pas pire que le mal ?

LEDINGER.

Certes non ! À aucun événement les hommes ne sont plus préparés qu’à la mort de leurs grands hommes. Que le camarade avec lequel ils mangèrent la veille du saucisson ait pu quitter la vie, cela dépasse leur imagination. Mais la mort de leur grand savant, de leur grand général est pour ceux qui l’aiment une preuve de son caractère divin et insaisissable, et pour les envieux une flatterie.

SIEGFRIED.

Je déteste flatter. Siegfried vivra.

LEDINGER.

Croyez Waldorf, Excellence, il a raison. Je pencherais seulement pour un autre genre de mort qui ne lie pas trop étroitement votre nom à la politique. La gloire de Siegfried doit être au-dessus des partis. Je pencherais pour une mort accidentelle, une chute dans la rivière, ou plutôt dans l’un de ces lacs si transparents et où pourtant rien ne se retrouve.

SIEGFRIED.

Vous êtes généreux, mes amis. Vous m’offrez une mort glorieuse. J’ai le choix. Je peux mourir à la façon des phénix, dans le feu, dans le feu d’un bazar de luxe. Je peux mourir à la façon de nos héros romantiques, dans ces étangs d’ailleurs gelés où Ledinger me pousse de ses sympathiques mains... Une mort, avec prime, avec une prime rarement réservée aux morts, la vie... Je n’accepte pas. Un monument en pied à Munich pour Siegfried, une colonne brisée à Paris pour Forestier. Je serais trop inutile entre ces deux cadavres.

LEDINGER.

Vous préférez vivre entre deux, ombres ?

SIEGFRIED.

Je vivrai, simplement. Siegfried et Forestier vivront côte à côte. Je tâcherai de porter, honorablement, les deux noms et les deux sorts que m’a donnés le hasard. Une vie humaine n’est pas un ver. Il ne suffit pas de la trancher en deux pour que chaque part devienne une parfaite existence. Il n’est pas de souffrances si contraires, d’expériences si ennemies qu’elles ne puissent se fondre un jour en une seule vie, car le cœur de l’homme est encore le plus puissant creuset. Peut-être, avant longtemps, cette mémoire échappée, ces patries trouvées et perdues, cette inconscience et cette conscience dont je souffre et jouis également, formeront un tissu logique et une existence simple. Il serait excessif que dans une âme humaine, où cohabitent les vices et les vertus les plus contraires, seul le mot « allemand » et le mot « français » se refusent à composer. Je me refuse, moi, à creuser des tranchées à l’intérieur de moi-même. Je ne rentrerai pas en France comme le dernier prisonnier relâché des prisons allemandes, mais comme le premier bénéficiaire d’une science nouvelle, ou d’un cœur nouveau... Adieu. Votre train siffle. Siegfried et Forestier vous disent adieu.

WALDORF.

Adieu, Siegfried. Bonne chance. Mais il nous est dur de voir celui qui voulait ruiner l’Allemagne et celui qui l’a sauvée prendre le même train, à un jour d’intervalle et gagner le même refuge.

SIEGFRIED.

Je suis le moins à plaindre, Waldorf, ma terre d’exil est ma patrie.

LEDINGER.

Adieu, Siegfried. Bonne chance. Songez à ce masque que portent tous les Français, qui les préserve de respirer les gaz délétères de l’Europe, mais qui obstrue souvent et leur respiration et leur vue.

SIEGFRIED.

Je serai le Français au visage nu. Cela fera pendant à l’Allemand sans mémoire.

Les généraux s’inclinent cérémonieusement et sortent.

 

 

Scène IV

 

SIEGFRIED, PIETRI, puis GENEVIÈVE

 

Resté seul, Siegfried avance machinalement vers le côté français, et traverse sans s’en rendre compte le portillon. Le douanier installé derrière le guichet l’interpelle.

PIETRI.

Eh, là-bas !

SIEGFRIED.

Vous m’appelez ?

PIETRI.

Qu’est-ce que vous faites là ?

SIEGFRIED.

Comment, là ?

PIETRI.

Qu’est-ce que vous faites en France ?

SIEGFRIED.

Ah ! en France...

PIETRI.

Vous voyez bien la ligne jaune sous le portillon, c’est la frontière.

SIEGFRIED.

Je l’ai passée ?

PIETRI

Oui... Repassez-là !

SIEGFRIED.

J’entre en France justement. J’ai mes papiers.

PIETRI.

On entre en France à 7 h 34, et il est 7 h 16.

Avant de sortir par le portillon, Siegfried fait une caresse à la chaleur du poêle.

PIETRI, adouci.

C’est pour vous chauffer ou pour entrer en France que vous étiez venu dans ma salle ?

SIEGFRIED.

Pourquoi ?

PIETRI.

Vous pouvez vous chauffer par-dessus la planche ; ça m’est égal que vos mains soient en France.

SIEGFRIED.

Merci.

Siegfried se chauffe les mains, accoudé à la planche, l’œil attiré par le paysage d’en face que l’aube éclaire.

C’est la première ville française qu’on voit là ?

PIETRI.

Oui, c’est le village.

SIEGFRIED.

Il est grand ?

PIETRI.

Comme tous les villages. 831 habitants.

SIEGFRIED.

Comment s’appelle-t-il ?

PIETRI.

Comme tous les villages. Blancmesnil-sur-Audinet.

SIEGFRIED.

La belle église ! La jolie maison blanche !

Geneviève est sortie du buffet allemand. Elle est dos au village. Elle n’essaye pas de le voir.

GENEVIÈVE.

C’est la mairie.

Siegfried se retourne, et la regarde, étonné.

PIETRI.

Vous connaissez le village, Mademoiselle !

GENEVIÈVE.

Et à mi-flanc de la colline, ce chalet de briques entre des ifs, avec marquise et véranda, c’est le château.

PIETRI.

Vous êtes d’ici ?

GENEVIÈVE.

Et au bout de l’allée des tilleuls, c’est la statue. La statue de Louis XV ou de Louis XIV.

PIETRI.

Erreur. De Louis Blanc.

GENEVIÈVE.

Et cet échafaudage dans le coin du champ de foire, c’est sur lui que les pompiers font l’exercice, le premier dimanche du mois. Leur clairon sonne faux.

PIETRI.

Vous connaissez Blancmesnil mieux que moi, Mademoiselle.

GENEVIÈVE.

Non. Je ne connais pas Blancmesnil. Je ne l’ai jamais vu... Je connais ma race.

Sonnerie.

C’est le train ?

LE DOUANIER.

Non, c’est l’appel pour les gros bagages... Suivez-moi.

GENEVIÈVE.

Nous n’avons pas de gros bagages.

LE DOUANIER.

Vous les avez envoyés d’avance ?

GENEVIÈVE.

Oui, sept ans d’avance.

PIETRI.

Sept ans ? Alors ça ne regarde plus la douane. Ça regarde la consigne.

Il sort.

 

 

Scène V

 

SIEGFRIED, GENEVIÈVE

 

SIEGFRIED.

Que faites-vous dans cette gare, Geneviève ?

GENEVIÈVE.

Je cherche quelqu’un, Jacques.

SIEGFRIED.

Celui que vous cherchez n’est pas ici.

GENEVIÈVE.

Ne croyez pas cela. Il est là quand j’y suis... Vous paraissez surpris de me trouver aujourd’hui si peu lugubre, presque gaie... C’est que cet être que vous dites invisible, muet, je le vois, je l’entends...

SIEGFRIED.

Pourquoi m’avoir suivi ?

GENEVIÈVE.

Depuis avant-hier je vous suis, Jacques. J’avais pris une chambre en face de votre chambre. Je vous ai vu de ma fenêtre toute la nuit. Vous n’avez guère dormi.

SIEGFRIED.

Jacques a dormi. Siegfried a veillé.

GENEVIÈVE.

Vous êtes resté au balcon jusqu’à l’aube. C’était imprudent par ce froid. Je n’ai pas osé vous faire signe de rentrer. J’ai pensé que vous vous entreteniez avec quelqu’un d’invisible, avec quelque chose muette, avec la nuit allemande, peut-être ?

SIEGFRIED.

Je me croyais seul avec elle.

GENEVIÈVE.

Eh bien, non, j’ai tout vu. Quand la neige est tombée, vous êtes resté là. Vous étiez tout blanc. Vous étendiez vers elle votre main, votre main couverte d’elle. Regarder la nuit, caresser la neige, c’est une étrange façon de dire adieu à l’Allemagne.

SIEGFRIED.

C’est pourtant l’adieu qui m’a le plus coûté. C’est de cette neige, qui recouvre des continents, de ces étoiles, indivises pour l’Europe, de ce torrent, à voix aussi latine que germaine que me venaient les suprêmes appels de ce pays. Sur toute cette étendue, où les morts et les vivants étaient pareillement couchés et dont seules les statues trouaient le linceul, il régnait une allure des vents, une ronde des reflets, une conscience nocturne dont je ne pouvais me détacher. Les grands hommes d’un pays, son histoire, ses mœurs, c’est presque un langage commun aux peuples, tandis que l’angle d’incidence sur lui des rayons de la lune, c’est un bien que nul ne peut lui ravir. Si bien que lorsque la nuit a pâli, hier matin, c’était mon passé qui pâlissait, il me semblait que j’avais pris mon vrai congé et que j’étais prêt.

GENEVIÈVE.

Vous me soulagez, Jacques. Je craignais tellement dans votre cœur une confrontation plus terrible ! Je voyais lutter en vous chaque gloire de votre patrie passagère et de votre patrie retrouvée. Je m’étais juré le silence. Passer des armes en sous main à un duelliste, fût-il Bayard ou Napoléon, m’eût répugné. Mais s’il s’agit pour elles d’un duel entre aubes et crépuscules, d’un concours entre torrents et lunes, je suis déliée de tout scrupule.

SIEGFRIED.

Pourquoi m’avoir suivi ?

GENEVIÈVE.

Pourquoi m’avoir fuie, Jacques ? Vous ne pensiez pas que je pourrais vous laisser rentrer en France sans vous rendre tout ce que j’ai de vous, toute cette consigne de souvenirs, d’habitudes que j’ai gardée fidèlement, et vous laisser aller en aveugle dans votre nouvelle vie. Siegfried est sauf. Occupons-nous un peu de Forestier. C’est lui qu’il faut refaire maintenant. Confiez-vous à moi. Je sais tout de vous. Jacques était très bavard.

SIEGFRIED.

Vous entreprenez une tâche bien longue.

GENEVIÈVE.

Bien longue ? Nous avons dix minutes. C’est plus qu’il n’en faut pour que je vous rende, au seuil de votre existence neuve, toutes vos vertus originelles.

SIEGFRIED.

Et les défauts ?

GENEVIÈVE.

Ceux-là reviendront sans moi. Il suffira que vous viviez avec quelqu’un que vous aimiez... Non, je ne veux pas que si un douanier français vous arrête, un douanier curieux qui vous demande si vous êtes courageux, si vous êtes prodigue, quels sont vos plats préférés, vous ne puissiez lui répondre. Cet air gauche que vous avez, celui d’un cavalier sur une monture dont il ne connaît pas les manies, il doit disparaître, dès aujourd’hui. Approchez, Jacques. Je vais vous délier de tous ces secrets que vous ne compreniez pas.

Elle s’assied sur le banc et l’attire.

Approchez. Rien de Jacques n’a changé. Chacun de vos cils a miraculeusement tenu au bord de vos paupières. Vos lèvres avaient déjà de mon temps, avant de goûter à tous les maux, ce pli doux et amer, donné d’ailleurs par les plaisirs. Tout ce que tu crois sur toi la trace du malheur, c’est peut-être à la joie que tu le dois. Cette cicatrice que tu portes au front, ce n’est pas la marque de la guerre, mais d’une chute de bicyclette dans une partie de campagne. Jusqu’à tes gestes sont aussi plus anciens que tu ne crois. Si tes mains s’élèvent parfois à ton cou, c’est que tu portais autrefois une régate et tu tirais à chaque instant sur elle. Et ne crois pas que ton clignement de l’œil vienne de tes souffrances, de tes doutes : tu l’avais pris, à porter un monocle, malgré mes avis. J’ai acheté une cravate hier, avant de quitter Gotha. Tu vas la mettre.

SIEGFRIED.

Le douanier nous regarde.

GENEVIÈVE.

Tu étais hardi, courageux, mais tu as toujours eu peur des douaniers qui regardent, des voisins qui écoutent. Ce n’est pas l’Allemagne qui t’a rendu aussi prudent et méfiant. Quand tu me conduisais en canot sur la Marne et que nous divaguions sans fin, il suffisait du chapeau d’un pêcheur pour te faire ramer en silence.

SIEGFRIED.

Ramer ? Je sais ramer ?

GENEVIÈVE.

Tu sais ramer, tu sais nager, tu plonges. Je t’ai vu plonger une minute entière. Tu ne revenais pas. Quel siècle d’attente ! Tu vois, je te rends déjà un élément. Toutes les rivières que nous allons rencontrer en chemin, tu auras déjà avec elles ton assurance d’autrefois. C’est avec toi que j’ai vu la mer pour la première fois. L’as-tu revue ?

SIEGFRIED.

Non.

GENEVIÈVE.

Et les montagnes ! Tu ne saurais t’imaginer comme tu gravis facilement les montagnes. À chaque rocher, tu me déchargeais d’un fardeau, d’un vêtement. Tu arrives à leur sommet avec des sacs à main, des ombrelles, et moi presque nue.

Un silence.

SIEGFRIED.

Où vous ai-je rencontrée ?

GENEVIÈVE.

Au coin d’une rue, près d’un fleuve.

SIEGFRIED.

Il pleuvait sans doute ? Je vous ai offert un parapluie, Geneviève, comme on fait à Paris ?

GENEVIÈVE.

Il faisait beau. Il faisait un soleil incomparable. Tu as pensé peut-être que j’avais besoin d’être protégée contre ce ciel inhumain, ces rayons, cette beauté. Je t’ai accepté pour compagnon. Nous allions le long de la Seine. À chaque minute de cette journée, je t’ai découvert comme tu te découvres toi-même aujourd’hui. Je savais, le soir, quels sont tes musiciens, tes vins, tes auteurs, qui tu avais aimé déjà. Je te dirai cela aussi, si tu le désires. Le lendemain, nous avons fait une autre promenade, presque la même, mais dans ton automobile. Je me préparais à faire cette promenade toute ma vie, à une vitesse chaque jour décuplée.

SIEGFRIED.

Mon automobile ? Je sais conduire ?

GENEVIÈVE.

Tu sais conduire. Tu sais danser. Que ne sais-tu pas ? Tu sais être heureux.

Un silence.

SIEGFRIED.

Je vous aimais ?

GENEVIÈVE.

Toi seul l’as su. Je comptais sur ton retour pour le savoir moi-même.

Un silence.

SIEGFRIED.

Nous étions seulement fiancés, Geneviève ?

GENEVIÈVE.

Non, amants.

Un silence.

Tu sais être cruel. Tu sais tromper. Tu sais mentir. Tu sais combler une âme d’un mot. Tu sais d’un mot éteindre une journée d’espoir. Pas de dons trop particuliers pour un homme, tu vois. Tu sais, même avec ta mémoire, oublier... Tu sais trahir.

Il va vers elle.

SIEGFRIED.

Je sais te prendre ainsi ?

GENEVIÈVE.

Le douanier nous écoute. C’est cela, tire ta régate...

SIEGFRIED.

Je sais te serrer dans mes bras ?

GENEVIÈVE.

Ah ! Jacques. Dans le pays de l’amour ou de l’amitié, cet élan que tu sens au fond de toi vers l’avenir, c’est là le vrai passé. Viens vers cette patrie, sans condition et sans scrupule.

SIEGFRIED.

Je savais te plaire, te parler ?

GENEVIÈVE.

Tu me parlais de mon passé à moi. Tu en étais jaloux. Tu ne me croyais pas. J’étais le Forestier d’alors.

Un silence.

SIEGFRIED, qui tient toujours Geneviève.

Qui es-tu, Geneviève ?

GENEVIÈVE.

Tu dis, Jacques ?

SIEGFRIED.

Qui es-tu ?... Pourquoi souris-tu ?

GENEVIÈVE.

Je souris ?

SIEGFRIED.

Pourquoi ces larmes ?

GENEVIÈVE.

Parce que Jacques reviendra. J’en suis sûre maintenant. Qui je suis ? Ton démon a donc enfin lâché sa propre piste pour celle d’une autre... Tu es sauvé... Un passé ? Ah ! Jacques, n’en cherche plus pour nous deux. N’en avons-nous pas un nouveau ? Il n’a que trois jours, mais heureux ceux qui ont un passé tout neuf. Ce passé de trois jours a déjà fait disparaître pour moi celui de dix années. C’est dans lui que chacune de mes pensées va chercher maintenant sa joie où sa tristesse... Te souviens-tu, dans la pension, quand tu es arrivé vers moi, claquant les talons pour te présenter ? Tu mets du fer, pour qu’ils claquent ainsi, ou les Allemands ont-ils d’eux-mêmes ce son d’acier ? Comme cela est loin, mais comme je le vois ! Tu avais tiré de ta pochette un beau mouchoir saumon et vert pour plaire à cette Canadienne. Veux-tu prétendre que tu as oublié tout cela ?

SIEGFRIED.

Non. Je me souviens.

GENEVIÈVE.

Te souviens-tu de notre leçon, de ta méchanceté à propos de la neige, de ta cruelle ironie à propos de ma robe de fermière ?

SIEGFRIED.

Je me souviens. Tu avais mis un chapeau gris perle avec un ruban gris souris, pour plaire à cet Allemand.

GENEVIÈVE.

Lui plaisais-je ?

SIEGFRIED.

Te souviens-tu de mon retour subit avant l’émeute, de nos adieux, de ce parapluie que je revenais chercher contre l’inquiétude, le désespoir ? Comme il a plu, Geneviève !

GENEVIÈVE.

Quel grand feu de bois nous allumerons, ce soir, pour nous sécher !

Sonnerie.

SIEGFRIED.

Voici le train. Passons... Passe la première, Geneviève.

GENEVIÈVE.

Pas encore...

SIEGFRIED.

Mais c’est le signal allemand pour fermer les portières !

GENEVIÈVE.

C’est le signal français pour accrocher le cheval blanc à la plaque tournante... J’ai à te dire un mot.

SIEGFRIED.

Tu le diras là-bas...

GENEVIÈVE.

Non. C’est de ce côté-ci de la ligne idéale que je dois te le dire... Te souviens-tu, toi qui te souviens, de tout, que jamais je ne t’ai appelé par ton nom allemand ?

SIEGFRIED.

Mon nom allemand ?

GENEVIÈVE.

Oui. Je me suis juré de ne jamais le prononcer. Un supplice ne l’arracherait pas de ma bouche...

SIEGFRIED.

Tu avais tort. C’est un beau nom. Alors ?

GENEVIÈVE.

Alors ? Approche... Laisse ce portillon...

SIEGFRIED.

Me voilà...

GENEVIÈVE.

Tu m’entends, Jacques ?

SIEGFRIED.

Jacques t’entend.

GENEVIÈVE.

Siegfried !...

SIEGFRIED.

Pourquoi Siegfried ?

GENEVIÈVE.

Siegfried, je t’aime !

PDF