Scènes de l’Aimable vieillard (DESTOUCHES)

Fragments d’une comédie.

 

Personnages

 

MONSIEUR DE BOISDOUCET

MADAME DE BOISDOUCET

MADAME DE GRINVILLE

JULIE

CATAU

 

La scène est à Paris.

 

 

SECONDE LETTRE À MONSIEUR LE CHEVALIER DE B***

 

Je vous envoie le plan que vous me demandez depuis si longtemps, Monsieur ; et je me flatte que vous en serez content : car je l’ai composé avec autant de soin que de plaisir.

Le caractère et les aventures de monsieur votre oncle, que nous allons représenter dans cette pièce, ont tant d’agréments et de singularité, que je présume qu’il nous sera facile d’en faire un ouvrage intéressant : nous l’intitulerons l’Aimable Vieillard ; car il n’y a pas au monde un caractère plus gracieux que le sien ; et l’art et la facilité de se rendre aimable à son âge, et de se faire aimer sincèrement par une jeune femme toute charmante, qui a pu se résoudre, pour l’épouser, à lui sacrifier un amant aimé, sont des talents et des dons singuliers, qu’on peut justement regarder comme un phénomène. Tout ce que je crains, c’est que ce caractère, quoique copié d’après nature, ne paroisse pas vraisemblable : car où sont les vieillards qui peuvent parvenir au bonheur de monsieur votre oncle ? Cependant, tout bien considéré, Monsieur, comme nous voulons le copier trait pour trait, notre peinture rendra si fidèlement la vérité, qu’elle pourra bien acquérir le mérite du vraisemblable. J’ai l’expérience d’un pareil succès : ma capricieuse, du Philosophe marié, parut d’abord, aux comédiens même, un caractère outré ; mais, comme je l’avais copié soigneusement sur une personne avec qui je vivais depuis longtemps, la vérité de cette copie frappa tellement tous les esprits, qu’enfin elle passa et passe encore pour vraisemblable, en dépit d’Aristote et de ses traducteurs et commentateurs, qui prétendent que souvent le vraisemblable ne se trouve pas dans le vrai, qu’ils nous défendent de représenter sur la scène, s’il est sujet à cet inconvénient. Pour moi, j’ai passé sur la règle avec succès ; et j’espère que nous ne serons pas moins heureux dans l’imitation de votre aimable oncle.

Enfin, mon cher Chevalier, je porte la complaisance pour vous aussi loin que mon amitié puisse la conduire. Non-seulement j’ai tout quitté pour dresser le plan que je vous envoie, j’ai satisfait exactement à ma promesse, en composant les trois premières scènes du premier acte ; à la vérité, je ne les ai faites qu’en prose ; et vous prendrez la peine de les versifier, vous qui faites si facilement de très bons vers, à moins que vous ne jugiez à propos de continuer la pièce en prose ; et c’est à quoi je voudrais vous déterminer, parce que l’ouvrage en paraîtrait plus naturel, et qu’il est essentiel dans celui-ci de vous rapprocher de la nature le plus exactement qu’il vous sera possible, afin de faire plus aisément goûter votre principal caractère. Vous me direz qu’il est moins facile de faire réussir une pièce en prose qu’une pièce en vers, parce que la versification donne du relief aux choses les plus communes, et bien souvent même à de pures fadaises, ou à des pensées très fausses. Je demeure d’accord avec vous que c’est là le privilège de la poésie ; mais vous écrivez si finement et si délicatement en prose, que vous êtes capable de faire illusion par la légèreté et par les agréments de votre style. D’ailleurs, il y a certains sujets qui réussissent mieux en prose qu’en vers ; ce sont les sujets peu élevés qui n’amènent rien de pathétique : tel est celui que vous allez traiter. Vous pouvez suivre aisément mon avis, car vous n’êtes pas de ces poètes qui ne savent écrire qu’en vers, pas même une harangue, pas même un petit compliment. Je compare ces gens-là, mon cher Chevalier, à certaines personnes qui n’ont d’esprit que dans leur tripot, c’est-à-dire, dans certaines sociétés que nous connaissons vous et moi, et où l’on s’est fait un jargon et une sorte d’esprit qui n’est entendu et qui n’a de mérite que parmi ceux qui composent ces sociétés. Parcourez tous les différents quartiers de Paris, vous trouverez dans l’un des expressions et des plaisanteries qui s’y font admirer, qui font rire à pâmer, et qui paraissent misérables à vingt maisons en-deçà ou par-delà. Pour vous, mon cher Chevalier, vous avez de l’esprit partout, et en toute sorte de langage ; ainsi, quelque parti que vous preniez par rapport au style de l’ouvrage que vous allez entreprendre, soyez sûr que vous ferez bien, et tâchez d’avoir une fois bonne opinion de vous-même. Voici les scènes en question : mandez-moi l’effet qu’elles auront produit sur vous, et si vous croyez de voir vous en servir.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MONSIEUR DE BOISDOUCET, CATAU

 

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Soutiens-moi, ma pauvre Catau ; mes jambes me refusent le service aujourd’hui. J’entre dans un accès de goutte. Ah ! qu’il vient mal à propos ! Jamais je n’eus moins de disposition à être incommodé.

CATAU.

Ma foi, Monsieur, si la goutte a résolu de vous rendre visite, elle n’attendra pas votre commodité.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Tu dis vrai ; elle me surprend toujours, la traîtresse ! Maudite ennemie du repos et de la joie, pourquoi viens-tu t’acharner sur moi, qui ne suis ni sérieux, ni sombre, ni mélancolique, et qui n’ai pas le temps de m’affliger ?

CATAU.

Voilà justement ce qui fait qu’elle vous tient si bonne compagnie. Vous avez toujours aimé la joie, et la joie est la mère de la goutte ; c’est ce que vous disait l’autre jour votre médecin.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Mon médecin est un sot. Je connais des gens graves et sérieux, des philosophes, des Catons, des dévots, pour dire encore plus, à qui elle ne fait pas plus de quartier qu’à moi. Va, crois-moi, mon enfant, elle en veut aux sages comme aux fous ; et, tout compté, tout rabattu, j’aime mieux l’avoir acquise par folie que par sagesse : au moins me reste-t-il un agréable souvenir du passé ; ce souvenir est le bâton de la vieillesse.

CATAU.

Pour moi, je crois que c’est son tourment. Ah ! Monsieur, qu’il est dur de se ressouvenir qu’on a été, et de sentir qu’on n’est plus !

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Eh ! qui te dit que je sens cela ? Avant que de juger un homme, il faut lui faire son procès.

CATAU.

Pardon, si je suis un peu trop libre ; mais je vous dirai tout bonnement, Monsieur, que je crois que tous les juges du monde vous condamneront sur l’étiquette du sac. La goutte ne plaide pas bien pour vous.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Je ne l’ai pas toujours ; et, grâce au ciel, elle me laisse de longs intervalles, que je mets industrieusement à profit.

CATAU.

Industrieusement ! c’est bien dit. Quand on a mangé son fonds, il faut vivre d’industrie.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Ah, friponne ! je t’apprendrai à me connaître.

CATAU.

Voilà une menace bien téméraire aux approches de la goutte.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Morbleu ! si elle vient tout de bon, je la tracasserai tant, qu’il faudra qu’elle déguerpisse.

CATAU.

Hom ! elle sera plus forte que vous. À propos, Madame vient d’arriver de la campagne, et viendra vous voir dans un petit moment : ne lui ferez-vous point aussi quelque menace ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Oh ! non. Sa présence me rend modeste. Je suis un peu mortifié, quand je compare mon âge avec le sien ; mais je la défie, toute jeune qu’elle est, toute charmante qu’elle est, de me surpasser en bonne humeur.

CATAU.

La bonne humeur est un mérite qu’on aurait tort de vous contester. Mais, malgré ce précieux reste de votre jeunesse, parlons en conscience, Monsieur : était-il de votre prudence, à soixante ans complets, d’épouser une femme de vingt ans ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Oui, sans doute. Quand on se sent le goût trop usé, il faut chercher quelque ragoût qui le ranime. Quoi ! parce que je suis vieux, dois-je renoncer à la bonne chère ? Si je ne puis pas manger beaucoup, je veux au moins manger délicatement. La vieillesse est trop ennuyeuse pour la priver de ce qui peut la réjouir. La jeunesse se livre aux plaisirs par passion et par emportement, et la vieillesse par choix et par réflexion ; l’une est entraînée par eux, l’autre s’efforce à les retenir : la première les dévore sans modération, et souvent à son préjudice ; la seconde en use sobrement, et les savoure à longs traits comme un restaurant salutaire.

CATAU.

Vous défendez la vieillesse à merveille ; mais cependant j’ai toujours ouï dire que toutes sortes de plaisirs ne lui convenaient pas ; qu’elle devait renoncer à l’amour, et encore plus au mariage.

MONSIEUR DE BOISDOCCET.

Eh ! pourquoi cela ?

CATAU.

Pourquoi ? Eh mais !... c’est qu’elle n’est faite ni pour l’un, ni pour l’autre.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

C’est selon. Il y a vieillards et vieillards : ceux qui sont rechignés, malpropres et dégoûtants, fâcheux, querelleurs et babillards, qui louent toujours le temps passé, et crient sans cesse contre le temps présent, doivent renoncer à toute union, à toute société ; mais tout vieillard qui, comme moi, ne diffère des jeunes gens que par l’âge, est en droit de les imiter en tout ; il peut aimer comme eux, se marier comme eux...

CATAU.

Oui, mais...

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Point de mais, s’il vous plaît, mademoiselle Catau. N’est-il pas vrai que, pour bien aimer, il suffît d’être bien sensible ?

CATAU.

D’accord.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Eh bien ! je défie tous les jeunes gens du monde d’avoir le cœur plus sensible et plus tendre que moi.

CATAU.

Passe pour cet article, quoique je pusse fort bien vous répondre que l’amour ne convient qu’à ceux qui peuvent l’inspirer. Mais, Monsieur, mettez la main sur la conscience : pour épouser une femme aussi charmante que la vôtre, suffit-il d’en être bien amoureux ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Oui, cela suffit. Quiconque aime sa femme, est toujours certain de la rendre heureuse, pourvu qu’il obtienne trois choses que je vais te dire.

CATAU.

Bon. La première ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

D’être libéral.

CATAU.

La seconde ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

D’être complaisant.

CATAU.

La troisième ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

De n’être point jaloux.

CATAU.

Est-ce là tout ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Oui.

CATAU.

Hom ! il y a là quelque déficit.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Je t’entends, coquine : mais prends garde à toi.

CATAU.

Je ne vous crains point. D’ailleurs, vous ressemblez à ces fanfarons qui ne menacent que les gens qui ne veulent point se battre.

MONSIEUR DE BOISDOUCET, voulant la baiser.

Parbleu ! tu ne m’insulteras pas davantage.

CATAU.

Fi donc, petit badin ! je vous laisserai tomber.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Garde-t’en bien.

CATAU.

Ma foi, voici Madame, qui vous prend sur le fait.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR DE BOISDOUCET, MADAME DE BOISDOUCET, CATAU

 

MADAME DE BOISDOUCET.

Ah, ah ! je vous y attrape, monsieur l’infidèle ! Il n’y a plus moyen d’y tenir, et puisque vous ne voulez pas être jaloux de moi, je vais être jalouse de vous.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Ce sera fort bien fait. Croyez-vous qu’un homme aussi jeune, aussi aimable que je le suis, puisse se borner à une femme de votre âge ? Non, non, ne vous y attendez pas. Je veux vous faire sécher sur pied, et me donner le plaisir de vous voir mourir de langueur. Cela rétablira ma réputation.

MADAME DE BOISDOUCET, en souriant.

Ne serez-vous jamais sage ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Et vous, ne serez-vous jamais folle ?

MADAME DE BOISDOUCET.

Patience, cela viendra.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Ma foi, je vous en défie.

CATAU.

Monsieur, il ne faut jamais défier les femmes.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Va, va, je sais bien à qui je me joue. D’ailleurs, je crois, sans vanité, que j’ai trop de mérite et d’agrément, pour craindre qu’on m’enlève le cœur de ma femme. Où trouverait-elle qui me valût ? On n’a pas besoin de vertu pour m’aimer fidèlement, il ne faut que du bon goût.

MADAME DE BOISDOUCET.

Vous dites plus vrai que vous ne pensez.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Comment donc ! plus vrai que je ne pense ! je me regardais tout à l’heure dans le miroir ; en vérité j’étais amoureux de moi-même, et je me disais tout naturellement, qu’il faudrait que vous eussiez perdu l’esprit, si, après m’avoir bien vu et considéré, l’homme de France le plus aimable ne vous paraissait pas un monstre auprès de moi. Pour vous confirmer dans cette idée, je ne veux faire que deux pas devant vous. Tenez, voyez cette démarche.

Il veut marcher, et tombe dans son fauteuil, en criant : Ahi, ahi, ahi !

Quelle agilité ! quelle grâce ! Oh ! par ma foi, vous êtes trop heureuse d’avoir un mari si charmant !

MADAME DE BOISDOUCET.

Point de plaisanterie, s’il vous plaît. Je n’entends point raillerie sur votre sujet. Je vois que vous voilà très incommodé, et je n’ai plus envie de rire. Catau, allez dire au Suisse qu’il ne laisse entrer personne, et que je ne veux voir qui que ce soit aujourd’hui.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Oh ! pour le coup, vous êtes folle. Avez-vous oublié la partie que vous fîtes il y a quelques jours, d’aller aujourd’hui à la Comédie ? C’est une pièce qui attire le beau monde, et je veux absolument que vous la voyiez. On va venir vous chercher. Catau, allez coiffer votre maîtresse, et dépêchez-vous, afin qu’elle soit prête à partir quand son amie arrivera.

MADAME DE BOISDOUCET.

Non, Monsieur ; je lui ai fait dire que j’étais incommodée.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Et moi, je viens de lui mander que vous vous portez bien, et que je la prie de venir tout à l’heure.

MADAME DE BOISDOUCET.

Voilà les tours que vous me jouez toujours.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Oh ! je vous en jouerai bien d’autres.

MADAME DE BOISDOUCET.

Tout ce qu’il vous plaira ; mais je ne sors point d’aujourd’hui.

MONSIEUR DE BOISDOUCET, vivement.

Parbleu ! vous irez vous divertir, car je l’ai résolu.

MADAME DE BOISDOUCET.

Eh ! puis-je me divertir, Monsieur, pendant que vous souffrez des douleurs mortelles ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Ce ne sont pas là vos affaires.

MADAME DE BOISDOUCET.

Ce sont les miennes tout autant que les vôtres ; et tout résolument, je ne vous quitte point que vous ne vous portiez mieux.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Voilà une étrange obstination ! Oh ! je vois bien que vous ne m’aimez plus.

MADAME DE BOISDOUCET, tendrement.

Je ne vous aime plus ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Non ; puisque vous ne voulez pas faire ce que je veux.

MADAME DE BOISDOUCET.

Ah ! si vous le prenez sur ce ton-là, disposez de moi comme vous l’entendrez.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Eh bien ! allez donc vous habiller, et tout de suite à la Comédie.

MADAME DE BOISDOUCET.

M’habiller ? Vous n’y pensez pas. Ne suis-je pas assez bien vêtue ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Non ; je voudrais que vous missiez...

MADAME DE BOISDOUCET.

Avec votre permission, je n’ajouterai rien à ma parure. Quand vous me permettrez de vous tenir compagnie, je mettrai mes plus beaux atours.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Voici votre amie. Tenez, regardez ; quoiqu’elle pût être votre mère, elle est plus parée que vous.

CATAU.

Monsieur, plus on vieillit, plus on a besoin de parure. Pour ce qui est de ma maîtresse, qu’elle se néglige tant qu’elle voudra, je la défie de n’être pas belle.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Tu as raison, Catau. Viens, que je te baise pour ce bon mot.

MADAME DE BOISDOUCET.

En ma présence ! mais cela est horrible.

CATAU.

Allez, Madame, ne craignez rien ; à moins que je n’aille au-devant du baiser, il ne saurait me parvenir, et je ne suis point fille à faire les avances.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR DE BOISDOUCET, MADAME DE BOISDOUCET, MADAME DE GRINVILLE

 

MONSIEUR DE BOISDOUCET, à Catau.

Va-t’en dire à ma fille que je veux lui parler, dès que ces dames seront sorties.

MADAME DE GRINVILLE.

À ce que je vois, Madame, votre mari est toujours libertin. Me suis-je trompée ? il me semble qu’il voulait baiser Catau.

MADAME DE BOISDOUCET.

Eh ! vraiment oui, Madame. C’est un infidèle qui me fera mourir de douleur. Vous ne sauriez imaginer tous les mauvais traitements que je reçois de lui. Je veux rester ici, parce qu’il sent de grandes douleurs ; il ne le veut pas. Je ne veux point aller à la Comédie ; il veut que nous y allions ensemble. Je ne me soucie ni d’ajustement, ni de parures, il ne me trouve jamais assez richement vêtue. Je voudrais ne voir que lui et que ses plus intimes amis ; il prétend que je reçoive ici mille gens, et que je leur rende exactement leurs visites. Je suis triste, parce qu’il souffre ; il me défend de m’affliger. Le jeu ne m’amuse jamais ; il souhaite que je joue sans cesse. Je n’aime point la dépense ; il me prodigue l’argent, et me gronde quand je ne l’ai pas dépensé. Enfin, Madame, je vous porte mes plaintes. Il n’y a point de contradictions de cette espèce que je n’essuie de lui tous les jours. Il prétend même que je ne reconnaisse aucune autorité, et que je vive dans une entière jouissance de mes volontés. Ne trouvez-vous pas, Madame, que je suis la femme du monde la plus malheureuse ?

MADAME DE GRINVILLE.

En effet, comment pouvez-vous tenir contre tant de persécutions ? votre situation est affreuse ; mais je vous fais un aveu bien libre : j’ai le cœur si mauvais et l’âme si perverse, que je voudrais voir toutes les femmes du monde aussi malheureuses que vous.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Vous plaisantez l’une et l’autre : mais, ma foi, vous avez grand tort. Elle se croit heureuse, et vous, Madame, vous êtes persuadée que son sort mérite d’être envié. Pour moi, je pense bien différemment, et je vous jure que je la plains de tout mon cœur.

MADAME DE BOISDOUCET.

En quoi donc, Monsieur, suis-je à plaindre ? Ne m’avez-vous pas fait ma fortune ? ne suis-je pas comblée de vos dons ? n’êtes-vous pas toujours aussi poli, aussi doux, aussi complaisant que le plus jeune, le plus vif et le plus tendre amant ? Depuis que j’ai le bonheur d’être votre femme, m’avez-vous jamais donné le moindre chagrin ? Ai-je jamais vu le plus léger nuage obscurcir votre humeur, au milieu même des plus grandes souffrances ? Et si j’étais assez folle pour vous croire, y aurait-il femme à Paris, et même à la cour, qui fût plus indépendante que moi ? Ne me rendez-vous pas la maîtresse absolue de votre maison, de votre famille, de vos biens ? Qu’ai-je donc à désirer, je vous prie, et que me manque-t-il pour être heureuse ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Il vous manque... un jeune mari.

MADAME DE BOISDOUCET.

Eh, Monsieur ! les plus jeunes sont les moins supportables. S’ils ont quelque mérite et quelque agrément, ce n’est pas chez eux qu’on s’en aperçoit ; il suffit d’être leur femme pour être maussade à leur yeux, et ils ne marquent des attentions et des empressements que pour celles qu’ils devraient mépriser, ou sur lesquelles ils n’ont aucun droit, que celui qu’ils tiennent de la corruption des mœurs. Il n’y a pas longtemps que je suis dans le monde : mais je le connais assez pour être persuadée qu’il n’y a pas de plus grandes dupes que les femmes qui s’imaginent qu’épouser un jeune homme c’est le comble de la félicité. Qu’elles sont bientôt détrompées, et qu’un jour, un seul jour heureux, leur coûte d’amertumes et de soupirs, pour peu qu’elles soient raisonnables ! Pour moi, ce que j’ai toujours souhaité, c’est d’être aimée de mon mari. J’ai votre cœur, je suis sûre que je l’aurai toujours, et je n’ai plus rien à souhaiter.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Ah ! si mon cœur suffit pour faire votre bonheur, vous êtes par ma foi la plus heureuse femme du monde.

MADAME DE BOISDOUCET.

S’il me suffit ! en doutez-vous ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Je ne saurais en douter sans vous offenser. Mais, malgré tout cela, je ne laisse pas de vous plaindre, et quelquefois je me fais des reproches qui m’affligent.

MADAME DE BOISDOUCET, vivement.

Vous m’impatientez. Eh ! quels reproches pouvez-vous vous faire, Monsieur ?

MADAME DE GRINVILLE.

Je crois qu’ils vont se quereller. Le sujet en sera nouveau.

MADAME DE BOISDOUCET.

Mais, madame, n’ai-je pas raison ? Il n’est pas possible d’être plus contente que je le suis, et il s’opiniâtre à plaindre mon sort.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

C’est que je suis équitable, et que je raisonne juste. Madame est assez de nos amies, pour que nous parlions librement devant elle. Puis-je me cacher et vous empêcher de sentir que je suis vieux et infirme, et que, pour vous donner à moi, vos parents ont forcé votre inclination ? Ne m’avez-vous pas sacrifié par obéissance le plus aimable homme qu’on puisse voir ? N’était-il pas idolâtre de vos charmes, et pouviez-vous, sans ingratitude, n’être pas sensible à sa passion ? Cependant dès que je me suis mis sur les rangs, votre père et votre mère ont accepté mes propositions. Vous n’avez fait, du moins que je sache, aucune résistance à leurs volontés, et moi qui n’étais point instruit de vos sentiments, j’ai rompu les plus beaux liens que l’Amour pût former. N’allez pas me nier ce que je viens de vous dire, car c’est votre mère elle-même qui me l’a révélé depuis notre mariage.

MADAME DE BOISDOUCET.

Avec tout le respect que je lui dois, elle a commis une grande imprudence.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Et moi, je dis qu’elle n’a jamais été plus prudente qu’en cette occasion. Elle voyait que le Marquis venait ici très assidument ; que ses visites, loin de me déplaire, m’étaient fort agréables, tandis qu’elles vous causaient les plus vives inquiétudes. Vous l’aviez engagée plusieurs fois à me prier instamment de ne plus attirer le Marquis chez moi, et de l’obliger, par un froid accueil, à n’y plus revenir. Et quand elle a vu que je m’obstinais à le recevoir gracieusement, comme un ami dont la compagnie m’était agréable, elle s’est vue contrainte de m’avertir qu’il vous avait aimée, et que sa passion durait encore.

MADAME DE BOISDOUCET.

Qu’a produit cette confidence, puisque vous pressez le Marquis de plus en plus de venir chez vous fréquemment ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

J’ai de bonnes raisons pour cela ; et si vous m’aimez, vous ne lui direz rien qui puisse lui faire croire que sa présence nous déplaît.

MADAME DE GRINVILLE.

Oh ! pour cela vous avez tort. Quoique je présume infiniment de la vertu de Madame, vous ne devez pas à tous moments la mettre à l’épreuve.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

À l’épreuve ! vous vous moquez de moi. Je n’ai nul dessein de l’éprouver, et je suis plus sûr de sa vertu que de la mienne.

MADAME DE GRINVILLE.

Que de la vôtre ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Oui, Madame. Je suis un vieux libertin. L’âge, les infirmités, et tout l’amour que j’ai pour ma femme, ont bien de la peine à me corriger. J’ai des inclinations perverses à surmonter, et elle n’a que son penchant et que l’habitude à suivre, pour être toujours la plus honnête femme du monde.

MADAME DE GRINVILLE.

Elle n’est donc pas à plaindre.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Pardonnez-moi. Je la plains de ce qu’elle est obligée, par devoir et par vertu, à sacrifier les plus beaux jours de sa vie à un homme qui a passé les siens. Cela me désole pour elle.

MADAME DE BOISDOUCET.

Vous êtes bien injuste. Me voyez-vous affligée, chagrine, de mauvaise humeur ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Je ne vois en vous qu’une égalité charmante.

MADAME DE BOISDOUCET.

Vous m’aimez donc toujours ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Ah ! si je pouvais me jeter à vos pieds, je vous ferais voir si je vous aime !

À madame de Grinville.

Madame, aidez-moi, je vous prie.

MADAME DE BOISDOUCET.

Non, Madame ; laissez-le dans son fauteuil, pour le punir de ce qu’il me croit malheureuse.

MADAME DE GRINVILLE.

Vous avez raison, cela mérite punition.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Ah ! les méchantes femmes ! que je vous hais toutes deux !

MADAME DE BOISDOUCET.

Eh bien ! composons. Si vous voulez me promettre de congédier le Marquis, je vous embrasserai de tout mon cœur.

MADAME DE GRINVILLE.

Voilà un accommodement à faire. Voyez.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Eh bien ! commencez par m’embrasser.

MADAME DE BOISDOUCET.

Volontiers.

Elle l’embrasse et puis elle dit.

Obtiendrai-je ma demande ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Moins que jamais. Le Marquis est mon ami, et je vous avertis qu’il soupe ce soir avec nous et avec Madame, si elle le veut bien.

MADAME DE GRINVILLE.

Volontiers, mais...

MADAME DE BOISDOUCET.

Oh bien ! puisque vous m’avez trompée...

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Un peu de patience, et vous verrez que j’ai raison.

MADAME DE BOISDOUCET.

Mais du moins faites-moi la grâce de me le prouver.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Allez à la Comédie, et à votre retour, je vous révélerai le mystère.

MADAME DE BOISDOUCET.

Le mystère ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Oui, c’en est un jusqu’à présent ; et si vous n’approuvez pas mes vues, je consens que vous ne m’aimiez plus. Ne m’en demandez pas davantage dans ce moment. Allez, Mesdames.

MADAME DE BOISDOUCET.

Jusqu’à tantôt, Monsieur ; souvenez-vous de votre promesse.

MADAME DE GRINVILLE.

Je reviendrai pour vous presser de la tenir.

MADAME DE BOISDOUCET.

Je sors, parce que vous me l’ordonnez. Mais je vous avertis que je ne reviendrai jamais aussi tôt que je le souhaite, et que je meurs d’impatience d’être instruite de vos intentions.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Tranquillisez-vous. Je vous jure d’avance que vous serez contente de ce que je médite.

MADAME DE BOISDOUCET.

Je vous connais trop pour en douter. Sans adieu.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR DE BOISDOUCET, seul

 

L’aimable créature ! je m’admire de ce que je n’en suis point jaloux, et c’est là le vrai chef-d’œuvre de ma raison. Si jamais je le deviens, il faudra que je radote. Je ne suis pas dupe ; je sais tous les tours que nos femmes nous jouent, et que souvent la tête tourne aux plus raisonnables. Mais plus j’examine, plus je connais celle-ci, plus je me crois en sûreté. Tout bien considéré, cependant, il ne faut pas trop exposer sa vertu. Chaque chose a son période, où elle n’est point plus tôt parvenue qu’elle rétrograde, et je n’aimerais pas une vertu qui reviendront sur ses pas. Au retour, elle pourrait broncher. C’est ce qu’il faut prévenir prudemment, lorsqu’il en est encore temps. Voici ma fille fort à propos ; commençons à mettre les fers au feu.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR DE BOISDOUCET, JULIE

 

JULIE.

On m’a dit, mon père, que vous vouliez me parler ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Oui, ma fille ; asseyez-vous, et raisonnons. Qu’avez-vous ? Vous me paraissez triste.

JULIE.

Moi, mon père ! point du tout.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Pardonnez-moi. Je vois je ne sais quelles nuances dans vos traits, qui me disent que vous n’êtes pas contente. Parlez-moi sincèrement, ma fille. N’est-il pas vrai que vous êtes fâchée d’avoir une belle-mère ?

JULIE.

Celle que vous m’avez donnée est si raisonnable, que je la regarde moins comme une belle-mère que comme une amie.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

De bonne foi, êtes-vous contente d’elle ?

JULIE.

J’ai tout lieu de l’être, et quoique je me fusse proposé de la haïr de toute ma force, elle m’oblige à l’aimer de tout mon cœur.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

J’en suis charmé. Cela fait son éloge et le vôtre. Deux femmes qui s’accordent depuis près de six mois ! Rien n’est plus admirable. Malgré la satisfaction que j’en ressens, je vous avoue que je ne me serais point remarié, si je n’avais considéré que je suis vieux et infirme, et que j’avais besoin de consolation.

JULIE.

Vous pouviez la trouver en moi. Je vous aurais pour le moins aussi bien gouverné que ma belle-mère.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Je le veux croire. Mais vous aviez dix-huit ans ; et une fille, à cet âge-là, mon enfant, est moins propre à gouverner un père qu’un mari.

JULIE.

Qu’un mari ! Je m’en passerai bien.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Hum ! pas si bien que vous le dites.

JULIE.

En vérité, Monsieur, vous me faites rougir.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

C’est bien fait à vous. Mais vous êtes ma fille.

JULIE.

Je m’en fais gloire.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Et ma fille ne peut pas avoir dix-huit ans, sans avoir une grande vocation pour le mariage.

JULIE.

Je ne m’en suis point aperçue jusqu’à présent.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Point de dissimulation. Expliquons-nous nettement. Si je vous offrais un mari de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, beau, bien fait, spirituel, honnête homme, et passablement riche, de bonne foi le refuseriez-vous, surtout s’il était de naissance à pouvoir prétendre à votre main ?

JULIE.

Je ferais ce que vous m’ordonneriez. Je ne dois avoir de volonté que la vôtre.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Bien répondu. L’aimeriez-vous ?

JULIE.

Je n’en sais rien, mon père.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Mais si je vous ordonnais de l’aimer ?

JULIE.

Je ferais mon possible pour vous obéir.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

L’épouseriez-vous, quand même vous ne l’aimeriez pas ?

JULIE.

Oui, Monsieur, si vous le vouliez absolument.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Oh bien ! voilà ce que je ne voudrai jamais. Je veux que vous aimiez de tout votre cœur celui que vous épouserez. Faites-moi votre confident, ma fille : n’avez-vous point quelque inclination ?

JULIE.

Moi !

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Vous rougissez ! cela vaut mille paroles. Enfin vous aimez, et j’en suis ravi, car je crois connaître l’objet de votre inclination.

JULIE.

Vous connaissez donc mieux mes sentiments que moi-même ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Non pas mieux, mais aussi bien. J’ai de l’expérience, et des yeux très clairvoyants. Je les emploie souvent à vous examiner, et ils m’ont rapporté (voyez s’ils sont menteurs) que le Marquis vous plaisait beaucoup.

JULIE.

Quel Marquis ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Celui qui vient ici tous les jours.

JULIE.

Ah, Monsieur ! ne croyez pas cela. Le Marquis ne pense nullement à moi.

MONSIEUR DE BOISDOUCET, vivement.

Eh ! à qui donc ?

JULIE.

Il ne me l’a pas dit.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Oh ! vous le devinez.

JULIE.

Quand je le devinerais, mon père, il ne me conviendrait pas de vous le dire.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Cela peut être : mais je veux que vous me le disiez ; je le veux, je le veux.

JULIE, se jetant à ses pieds.

Ah, Monsieur, dispensez-m’en, je vous en conjure. Je puis me tromper, et...

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Non, ma chère enfant, vous ne vous trompez pas. Il aime votre belle-mère, et je le sais depuis longtemps.

JULIE.

Ah ciel ! et qui vous l’a dit ?

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

C’est la mère de ma femme. Mais je n’en suis nullement alarmé.

JULIE.

Vous ne devez pas l’être non plus.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Parlez-vous de bonne foi ?

JULIE.

Oui, je vous jure. Si j’ai conçu quelque estime pour lui, c’est ma belle-mère qui en est cause. Elle m’a dit cent fois que le Marquis était digne de moi, qu’il fallait que je songeasse à lui, et qu’elle l’appuierait de tout son crédit, afin qu’il pût m’obtenir de vous. Sur ces discours si souvent répétés, je me suis accoutumée, je l’avoue, à le regarder comme un homme qu’on me destinait ; et je n’ai point combattu les sentiments que son mérite pouvait m’inspirer. J’en suis au désespoir ; car je me suis aperçue trop tard qu’il avait d’autres intentions que celles de me plaire.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

C’est une folie dont nous le guérirons.

JULIE.

Au moins, puis-je vous assurer que ma belle-mère y fait son possible, et qu’elle l’a menacé vingt fois de l’exclure d’ici, s’il ne prenait pas le parti de s’attacher à moi.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Ce que vous m’apprenez là, ma fille, me met au comble de mes vœux, et j’espère vous en récompenser bientôt, en vous donnant le Marquis pour époux.

JULIE.

Ah ! mon père, il ne m’aime point.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Nous ferons en sorte, votre belle-mère et moi, qu’il vous rende la justice que vous méritez. Vous êtes trop aimable et un trop bon parti, pour l’aimer longtemps sans en être aimée. Il s’agit présentement de détruire pour toujours les folles espérances qu’il conserve encore ; et, dès que cela sera fait, nous aurons bientôt conclu. Je veux lui écrire un mot ; aidez-moi, ma fille, à me traîner dans mon cabinet.

JULIE.

De tout mon cœur. Au moins, mon père, n’allez pas lui révéler que j’ai quelque estime pour lui. Cela le rendrait trop vain.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Non, non ; je lui dirai que vous le haïssez.

JULIE.

Ah ! mon père, cela serait cruel.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Que voulez-vous donc que je lui dise ?

JULIE.

Dites-lui... que, dès que vous m’ordonnez quelque chose... je suis toujours prête à vous obéir.

MONSIEUR DE BOISDOUCET.

Oui, pourvu que cela vous plaise. Ah ! nature, que tu es expressive, et qu’en dépit de la pudeur, ton langage est intelligible !

 

 

SUITE DE LA LETTRE II

 

Je croyais, mon cher Chevalier, que je me bornerais aux trois premières scènes ; mais le plan des deux dernières a eu tant d’attraits pour moi, que je n’ai pu résister à la tentation de le mettre en œuvre : ainsi voilà votre premier acte expédié, vous n’aurez que la peine de le corriger. La dernière scène est un peu longue, parce que mes occupations ne m’ont pas laissé le loisir de la faire un peu plus courte ; vous prendrez soin de l’abréger, si elle vous ennuie. Dès que j’aurai fini ma pièce en cinq actes, qui doit être représentée l’hiver prochain, j’ébaucherai votre Tracassier ; en sorte qu’avant qu’il soit trois mois, vous aurez à votre disposition une grande et une petite pièce, toutes deux de caractère, et fort intéressantes. J’espère que nous les mettrons en état de paroître, si vous prenez le parti de risquer l’aventure : aventure toujours périlleuse, à la vérité, mais qui le sera moins pour vous que pour un autre, puisque vous garderez l’incognito : vous ne serez connu que de Quinault, dont la discrétion est à toute épreuve ; c’est un très honnête garçon, dont les sentiments sont infiniment au-dessus de sa profession, et dont les conseils sont toujours très utiles : il a une pratique du théâtre qui lui tient lieu de toutes les règles et de tous les préceptes d’Aristote et d’Horace, et qui lui fait mettre le doigt tout d’un coup sur les moindres défauts d’un ouvrage dramatique. J’en ai fait l’expérience plusieurs fois, et je m’en suis toujours bien trouvé : d’ailleurs, je suis son intime ami, et je m’en fais gloire, malgré les sots préjugés du vulgaire : je suis sûr qu’il m’aime aussi sincèrement, et qu’il sera ravi de m’en donner de nouvelles preuves, par tous les services qu’il pourra vous rendre. Sa sœur n’est pas moins estimable par son esprit, par ses sentiments et par son bon cœur, que par ses talents inimitables pour la comédie : d’ailleurs, elle est tout-à-fait aimable dans la société, vive et amusante, solide et sérieuse tour à tour, et toujours le plus à propos du monde. Enfin, je veux vous introduire auprès du frère et de la sœur, et je suis sûr que vous m’en serez d’autant plus redevable, qu’il n’est pas facile d’avoir accès auprès d’eux : c’est leur défaut, mais il ne me déplaît pas, parce qu’au moins, quand on est de leurs amis, on est sûr que c’est tout de bon et pour toujours. J’attends votre réponse avec impatience : aimez-moi autant que je vous aime, mon cher Chevalier, et je serai très content de vous.

PDF