Toujours (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER)

Comédie-Vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 13 novembre 1832.

 

Personnages

 

MADAME DERMILLY

ARMAND, son fils

CLARISSE, sa pupille

MATHILDE, sa nièce

JOSEPH, domestique de madame Dermilly

 

La scène se passe, au premier acte, à Paris, et au second acte, dans le château de la Vaupalière.

 

 

ACTE I

 

Un salon élégant, porte au fond et portes latérales. La porte du fond, qui reste toujours ouverte, laisse voir une autre pièce qui sert de passage à la société qui se rend dans les appartements. Sur le devant du théâtre, à droite de l’acteur, une petite table couverte d’un tapis.

 

 

Scène première

 

CLARISSE, ARMAND, entrant vivement par le fond

 

CLARISSE.

Laissez-moi, monsieur Armand, laissez-moi.

ARMAND.

Non, Clarisse, vous savez combien je suis malheureux, et combien je vous aime !

CLARISSE.

C’est mal à vous, ce n’est pas généreux. Où un pareil amour peut-il vous conduire ? Vous êtes riche ; et je n’ai rien.

ARMAND.

Eh ! qu’importe ? vous serez à moi, vous serez ma femme ; il n’y a pas d’obstacles qui puissent s’opposer à ce que j’ai résolu.

CLARISSE.

Et votre mère qui ne consentira jamais à cette union : votre mère qui, depuis deux ans, a pris soin de moi, et dont je suis en quelque sorte la pupille, ne serait-ce pas de l’ingratitude ? ne serait-ce pas bien mal reconnaître ses bontés ?

ARMAND.

Que de faire mon bonheur ?

CLARISSE.

Peut-être ne pense-t-elle pas ainsi. Et, je vous le répète, monsieur Armand, je ne puis, je ne dois pas vous écouter, sans l’aveu de votre mère.

ARMAND.

Oui, vous avez raison, je lui parlerai : vingt fois déjà j’ai été sur le point de tout lui déclarer, et au moment où je prononçais votre nom, je voyais sur ses traits un air de sévérité, de froideur qui glaçait ma confiance, arrêtait mes aveux ; et troublé, interdit... je la quittais, me promettant d’être plus hardi le lendemain, et le lendemain, c’était de même.

CLARISSE.

Votre mère est donc pour vous bien terrible ?

ARMAND.

Ma mère ! c’est la bonté même ; une femme d’un mérite supérieur, et qui, depuis mon enfance, a tellement captivé ma confiance, que, jusqu’à ce moment, j’avais l’habitude de tout lui dire... de penser tout haut avec elle.

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

C’était presque mon camarade,
Mon cœur dans le sien s’épanchait ;
Lui confiant souvent mainte incartade :
Et quand parfois, ou timide ou discret...
Je lui cachais quelques étourderies,
Elle semblait toujours les ignorer...
Et sa bonté, pour punir mes folies,
Sans m’en rien dire allait les réparer.

Du reste, il n’y a pas de jeune homme plus heureux, ou plus riche que moi ; des chevaux, des chiens, des équipages, tout ce que je peux désirer.

CLARISSE.

Ah ! vous avez raison d’aimer votre mère, de la préférer à tout, et loin de vouloir jamais vous engager à lui déplaire, à braver son pouvoir, je vous dirai : Renoncez à des idées qui ne peuvent faire que votre malheur et le mien.

ARMAND.

Le vôtre !

CLARISSE.

Oui, par pitié, par égard pour moi, n’entretenez pas des illusions impossibles à réaliser... Seul rejeton d’une illustre famille, je sais quels devoirs m’impose ma naissance ; et quoique sans fortune, je porte un nom qui peut me donner aussi quelque fierté ; et si vous n’avez pas, comme moi, la force et le courage de souffrir en silence, il faut nous séparer, et ne plus nous voir ; j’en trouverai le moyen.

ARMAND.

Moi ! vivre sans vous ! cela m’est impossible, et rien ne m’empêcherait d’avouer mes tourments et mes projets, si seulement un mot de vous, Clarisse...

Air : Mes yeux disaient tout le contraire.

De grâce, ne refusez pas
Cet aveu que de vous j’implore ;
Lui seul peut me donner, hélas !
La force que je cherche encore ;
De ce mot dépend mon bonheur !

CLARISSE.

Eh ! comment, dans mon trouble extrême,
Vous avouer ce que mon cœur
Voudrait se cacher à lui-même ?

ARMAND.

Ah ! je suis trop heureux ! Clarisse, vous serez à moi, je vous en fais serment ; je le jure à vos pieds...

CLARISSE.

Que faites-vous ? C’est Joseph ; ce vieux domestique vous aura aperçu.

ARMAND.

Non, non, rassurez-vous, il a la vue basse.

CLARISSE.

C’est égal... il voit tout.

 

 

Scène II

 

ARMAND, CLARISSE, JOSEPH, entrant par la porte à droite de l’acteur

 

ARMAND, avec impatience.

Qu’est-ce qui t’amène ? qu’est-ce que tu veux ?

JOSEPH.

Je ne veux rien... On n’est pas depuis trente ans domestique dans une maison, pour ne rien faire... aussi je fais mon inspection accoutumée. Je viens voir si dans ce salon tout est bien à sa place...

Avec intention.

Si tout, enfin, est comme il devrait être... et je ne crois pas...

ARMAND.

Que veux-tu dire ?

JOSEPH, rangeant quelques meubles.

Je dis que j’ai bien fait d’arriver pour remettre les choses dans l’ordre. Comme il y a ce soir un bal, une grande réunion...

ARMAND.

Joseph, tu abuses étrangement de ton privilège de vieux serviteur ; mais je suis encore plus que toi dans la maison.

JOSEPH.

En un sens, c’est possible ; mais sous d’autres rapports... d’abord vous n’y êtes pas depuis si longtemps que moi. Il n’y a pas un seul meuble que je n’aie essuyé et épousseté tant de fois, que l’habitude de nos relations...

ARMAND.

C’est bon, c’est bon...

JOSEPH.

Nous a presque rendus confrères. Je me regarde comme du mobilier.

ARMAND.

Oui, mais de mobilier, on en change quelquefois, surtout quand il est vieux, et je pourrais bien finir par te congédier.

JOSEPH.

Moi, Monsieur ! vous me faites de la peine pour vous quand vous parlez comme ça. Est-ce que c’est possible ? est-ce qu’il ne vous manquerait pas quelque chose, si je n’étais pas là pour vous aimer,

Geste d’Armand.

pour vous impatienter ? Vous y êtes fait, et moi aussi, et on ne change pas comme ça ses habitudes.

ARMAND.

C’est bon ! en voilà assez. Où est ma mère ?

JOSEPH.

Dans sa chambre, où elle vous a déjà demandé, car ordinairement

Regardant Clarisse.

elle est la première personne que vous embrassez dans la journée.

ARMAND, sévèrement.

Il suffit.

À Clarisse.

Je vais la voir et lui parler.

CLARISSE.

Et moi, je vais achever ma toilette.

Bas, lui montrant la porte à droite.

Adieu ; si vous m’aimez, du courage !

Elle sort par la porte à gauche.

 

 

Scène III

 

JOSEPH, ARMAND

 

ARMAND, à part, avec trouble.

Oui, elle a raison ; du courage.

Haut.

Tu dis que ma mère est visible ? elle n’est pas souffrante ?

JOSEPH.

Toujours un peu. Ma femme, qui avait entendu du bruit cette nuit dans sa chambre, est entrée ; elle dormait d’un sommeil agité, et elle disait à voix haute : « Mon fils ! mon fils ! »

ARMAND.

Quoi ! même en dormant, j’occupe encore son cœur et sa pensée ?

JOSEPH.

Sa pensée ! elle n’en a qu’une, c’est vous ! elle a toujours été trop bonne, ce n’est pas comme ça que j’entends l’éducation des enfants, et si elle avait cru mes avis...

ARMAND, à part.

Et se décider à l’affliger ! il faut cependant...

À Joseph.

Elle est seule, n’est-il pas vrai ?

Il va pour entrer dans la chambre à droite.

JOSEPH.

Un notaire est avec elle depuis midi, et je ne sais pas s’il y est encore.

ARMAND, au moment d’entrer, s’arrêtant. Vivement.

Dans le doute, je ne veux pas la déranger ; plus tard, j’ai le temps, rien ne presse.

JOSEPH.

Entrez toujours, vous n’en serez pas fâché.

ARMAND.

Que dis-tu ?

JOSEPH.

Vous savez cette belle terre de la Vaupalière, où vous avez été au mois d’octobre, et dont vous êtes revenu enthousiasmé ?

ARMAND.

Je crois bien, un domaine magnifique, la plus belle chasse du monde.

JOSEPH.

Madame vient de l’acheter.

ARMAND.

Est-il possible ! Ah ! c’est pour moi !

JOSEPH.

Et pour qui donc ? ce n’est pas pour moi, à coup sûr... un château gothique, des appartements immenses qui donnent un mal à nettoyer, et à frotter ! mais dès qu’il s’agit de vous, Madame, qui d’ordinaire est une femme raisonnable, sacrifierait avenir, santé, fortune... C’est une duperie ; ce n’est pas ainsi que j’élève mon fils, le petit Joseph ; je ne lui donne jamais rien, de peur qu’il ne soit ingrat. Mais tenez, tenez, j’entends Madame, allez la remercier, et puisque vous voulez lui parler...

ARMAND.

Ah ! mon Dieu ! dans ce moment, je ne pourrai jamais : un rendez-vous, une affaire importante, au café Tortoni...

Il sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

JOSEPH, puis MADAME DERMILLY

 

JOSEPH.

C’est ça ; le voilà parti, au lieu de remercier sa mère, de l’embrasser ! Ah ! ces jeunes gens ! ces jeunes gens ! voilà ce que c’est que de les gâter : le mien ne sera pas comme ça ; mais aussi, et quoique je sois bon père, je me suis donné du mal ; dès son plus jeune âge, je l’ai toujours fouetté moi-même, tous les jours de la semaine, excepté le dimanche. C’est Madame.

MADAME DERMILLY, entrant par la porte à droite.

Je croyais trouver ici mon fils ; est-ce qu’il est sorti ?

JOSEPH.

Oui, Madame, une affaire importante... un rendez-vous à Tortoni ; quelque partie de plaisir, j’en ai peur.

MADAME DERMILLY.

Et moi, je l’espère ; qu’il s’amuse, qu’il soit heureux ! c’est tout ce que je demande, et je ne le retiens jamais auprès de moi, pour qu’il y revienne toujours avec plaisir.

JOSEPH.

Fasse le ciel que Madame n’ait pas à se repentir de sa faiblesse !

MADAME DERMILLY, souriant.

Oui, je sais que cela t’effraye : selon toi, il n’y a point d’amour paternel sans la rigueur et la sévérité, et j’ai vu ton garçon, qui est maintenant fort bien, trembler devant toi.

JOSEPH.

Et j’en suis fier ; il faut que nos enfants nous respectent.

MADAME DERMILLY.

Eh ! mon pauvre Joseph, il vaut mieux qu’ils nous aiment.

JOSEPH.

Madame verra où l’on arrive avec de pareilles idées, et si elle savait, comme moi, ce que je sais... M. Armand, qu’elle croit si sage et si rangé...

MADAME DERMILLY.

Eh bien ?

JOSEPH.

Eh bien ! Madame, je peux le dire, puisque c’est fini, mais il y a deux ans, c’est moi qui portais les lettres, il a été épris de cette jeune veuve...

MADAME DERMILLY, froidement.

Oui, il me l’a dit.

JOSEPH.

Est-il possible !

MADAME DERMILLY.

Une passion très vive, une constance éternelle qui a duré six mois... et plus tard, quand il a été trahi, c’est moi qui l’ai consolé...

JOSEPH.

Je n’en reviens pas !

MADAME DERMILLY.

Je ne peux pas exiger qu’avec une tête et un cœur de vingt ans, mon fils ne subisse pas les passions de son âge.

JOSEPH.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Pour l’avenir cet excès d’indulgence
Doit vous préparer des tourments.

MADAME DERMILLY.

Puis-je exiger de lui cette prudence
Que l’on n’acquiert, hélas ! qu’avec le temps ?

JOSEPH.

Et pourquoi pas ?... si vous vous faites craindre.

MADAME DERMILLY.

Ne demandons que juste ce qu’il faut :
En plaçant la vertu trop haut,
Personne ne pourra l’atteindre.

Tout ce que je peux faire pour mon fils, c’est de diriger, par ma raison et mes conseils, la fougue et l’inexpérience de son âge, de l’éclairer sur les périls qui l’entourent.

JOSEPH.

Et quand il ne veut pas les voir ?

MADAME DERMILLY.

Je tâche alors de le sauver malgré lui, et sans qu’il s’en doute ; et, tiens, dans ce moment même, je ne sais quelle vague inquiétude, un instinct de mère qui ne me trompe pas, me fait craindre pour lui des dangers.

JOSEPH.

Y pensez-vous ?

MADAME DERMILLY.

Je peux te l’avouer, à toi, mon vieux serviteur, dont je connais le zèle, et cette crainte me fera hâter des projets qu’il eût été peut-être plus sage de retarder... Je voudrais marier mon fils, lui trouver une bonne femme, un bon caractère, des vertus solides, et du bonheur : tout cela, je l’ai rencontré, et sans chercher bien loin, dans ma propre famille ; c’est Mathilde, ma nièce.

JOSEPH.

La fille de M. de Nanteuil, le négociant, dont la fortune égale au moins la vôtre ?

MADAME DERMILLY.

De tout temps cette union a été notre projet favori, et le rêve de ma pauvre sœur ; mais je n’en ai pas parlé à mon fils, parce que les mariages arrangés d’avance ne réussissent jamais... D’ailleurs, mon beau-frère demeurant à Bordeaux, et moi à Paris, nos enfants ne pouvaient pas se voir ni s’aimer, mais Mathilde a seize ans, et après la mort de sa mère, j’ai été la chercher pour la conduire près de Paris, dans un pensionnat, où son père a voulu qu’elle achevât son éducation. C’est un ange de douceur et de bonté, et si jolie, si aimable, qu’à mon avis il est impossible de ne pas l’aimer ; mais il faut maintenant que mon fils pense comme moi ; je ne lui ai pas encore permis d’aller à la pension voir sa cousine, parce que je veux la lui montrer tout à son avantage ; c’est pour cela qu’aujourd’hui je donne une soirée.

JOSEPH.

Pour mademoiselle Mathilde ! Moi qui l’ai vue si petite... quand son père était l’associé de votre mari...

MADAME DERMILLY.

J’ai envoyé ta femme la chercher à sa pension, et je compte la garder ici quelques jours... Nul doute que sa grâce, sa jeunesse, sa naïveté ne fasse impression sur le cœur de mon fils.

JOSEPH.

Il faut l’espérer ; mais j’ai peur et je crains qu’il n’y ait, ici même, une personne qui lui fasse du tort.

MADAME DERMILLY.

Eh ! qui donc ?... que veux-tu dire ? Aurais-tu remarqué ?...

JOSEPH.

Rien encore, jusqu’à ce matin, où, entrant par hasard dans ce salon, j’ai trouvé M. Armand près de mademoiselle Clarisse.

MADAME DERMILLY.

Eh bien ?

JOSEPH.

Je ne puis pas dire positivement que je l’ai vu à ses genoux, parce que j’ai de mauvais yeux, mais j’ai l’oreille bonne, et je crois bien avoir entendu...

Il fait sur sa main le bruit d’un baiser.

ou quelque chose comme ça.

MADAME DERMILLY.

Clarisse, qui fut ma pupille, et que depuis sa majorité, j’ai gardée près de moi, et que j’ai promis de doter ! Non, cela ne se peut pas...

S’arrêtant et réfléchissant.

Cependant, elle a refusé jusqu’ici tous les partis convenables qui se présentaient.

JOSEPH.

Vous voyez bien...

MADAME DERMILLY.

Et je ne puis me dissimuler que sa finesse, sa coquetterie...

JOSEPH.

Et sa fierté !... Est-elle fière, celle-là ! surtout avec les domestiques.

MADAME DERMILLY.

D’un autre côté, le chagrin de mon fils, lui, qui d’ordinaire est si gai, si étourdi !...

JOSEPH.

Preuve qu’il est amoureux.

MADAME DERMILLY.

Comment ?...

JOSEPH.

Je l’ai bien remarqué, tant qu’il est amoureux, il est triste et mélancolique, et dès que sa gaieté revient, c’est signe que...

MADAME DERMILLY.

On vient, c’est ma nièce.

 

 

Scène V

 

MADAME DERMILLY, MATHILDE, JOSEPH

 

MATHILDE, entrant par le fond.

Bonjour, ma chère tante, que vous êtes bonne et aimable de m’avoir fait sortir de pension, et pour huit jours encore ! à ce qu’on m’a dit.

MADAME DERMILLY.

Oui, ma chère enfant.

MATHILDE.

Et j’en ai sauté de joie ! C’était mal à moi, parce que de quitter madame et ces demoiselles, ça aurait dû m’affliger ! mais je n’ai pas pu, j’étais trop contente ! Que je vous embrasse encore !...

JOSEPH.

Est-elle gentille !

MATHILDE.

Eh mais ! ce vieux Monsieur, ces cheveux blancs !... n’est-ce pas Joseph, qui me faisait autrefois danser sur ses genoux ?

JOSEPH.

Elle me reconnaît.

MATHILDE, allant à lui.

Bonjour, mon bon Joseph.

JOSEPH, à part et avec émotion.

Elle n’est pas fière, celle-là, et c’est bon signe.

MATHILDE.

Je suis bien changée, trouves-tu ?

JOSEPH.

Et moi donc ?

MATHILDE.

Non, pas trop ! puisque tu as toujours de l’amitié pour moi. Eh bien ! gronde-moi donc encore, comme autrefois, car tu me grondais toujours, je m’en souviens.

JOSEPH, la regardant.

Il n’y a plus moyen, Mademoiselle.

MATHILDE.

Si vraiment, les sujets ne te manqueront pas. Ils disent tous que je suis étourdie, et je vois que c’est vrai, n’est-ce pas, ma tante ? Aussi je tâche de me corriger.

MADAME DERMILLY.

Non, mon enfant, ce qu’ils appellent de l’étourderie, c’est de la franchise. Ce défaut-là, garde-le toujours, et reste comme tu es.

La regardant avec tendresse.

Je te trouve si bien, ma fille !

MATHILDE.

Tant mieux, j’aurais été si fâchée du contraire !... depuis surtout que mon père m’a confié vos projets.

MADAME DERMILLY.

Que veux-tu dire ?

MATHILDE.

Oui, avant de partir, il m’a donné à entendre, que moi, votre nièce, je pourrais peut-être recevoir de vous, un jour, un nom encore plus doux, celui que vous avez dit tout à l’heure... ma fille.

MADAME DERMILLY.

Quoi ton père t’aurait appris ?...

À part.

Ah ! quelle imprudence !

MATHILDE, vivement.

Je n’en ai parlé à personne. Mais retrouver en vous la mère que j’ai perdue ! cette idée-là me rend si heureuse, que j’y pense sans cesse ; et je fais tous mes efforts pour que votre fille ne soit pas trop indigne de vous. D’abord, je travaille depuis le matin jusqu’au soir : cela m’ennuie bien ; mais c’est égal.

Air du vaudeville de Oui et non.

Je sais l’anglais, l’italien,
Peut-être assez mal, et je tremble...
Car vous, vous les parlez si bien !...
Mais nous pourrons causer ensemble.
Je cause beaucoup, au surplus,
Et pour moi quel plaisir extrême !...
Me voilà deux langues de plus
Pour dire combien je vous aime.

Ensuite la broderie, la tapisserie, la musique et puis ma peinture. Vous verrez les deux miniatures que je vous ai apportées, le portrait de mon père et le mien.

MADAME DERMILLY, avec joie.

Est-il vrai ?

MATHILDE.

Ah ! mon Dieu ! je n’y pense pas ? C’est une surprise que je voulais vous faire. N’importe, vous serez surprise, n’est-ce pas ? Il y avait bien aussi un autre portrait que je voulais essayer, et qui sans doute vous aurait fait plus de plaisir ; mais, je ne sais pourquoi, je n’ai pas osé.

MADAME DERMILLY.

Et lequel ?

MATHILDE.

Celui de votre fils.

MADAME DERMILLY, souriant.

Eh comment ! tu te rappelles encore les traits de ton cousin ?

MATHILDE.

C’est qu’il n’y a pas longtemps que je l’ai vu.

MADAME DERMILLY.

Où donc ?... comment cela ?

MATHILDE.

Lorsque le maréchal est venu visiter la maison royale de Saint-Denis, il avait avec lui très peu de monde, deux généraux, des vieux, et puis quelques jeunes aides-de-camp de la garde nationale à cheval... des uniformes de lanciers charmants... et nous autres pensionnaires, qui étions là en groupe, nous regardions les uniformes.

MADAME DERMILLY.

Et les jeunes officiers ?

MATHILDE.

Très peu, parce que, vous sentez bien, ma tante... Il faut être toutes droites et les yeux baissés. Mais une de mes compagnes, Augusta, qui était auprès de moi, me dit tout bas : « Regarde donc ce jeune homme qui est à côté du maréchal !... » Et je dois convenir qu’il me parut très bien, et à ces demoiselles aussi.

Air du Pot de fleurs.

Car en parlant le soir de l’aventure,
Chacune à l’envi répétait
Que c’était lui dont la tournure
Sur tous les autres l’emportait...
Que nul n’avait ses grâces naturelles :
Ce fait fut déclaré constant
Par un jury très compétent,
Formé de deux cents demoiselles.

Et jugez de ma surprise, quand la sous-maîtresse, en disant le nom de tous ceux qui accompagnaient le maréchal, nous apprit que le jeune aide-de-camp était M. Armand Dermilly, mon cousin.

MADAME DERMILLY.

Ô ciel ! est-il possible ?

MATHILDE.

Oui, ma tante, mon cousin ! et toutes ces demoiselles me trouvent fort heureuse d’être sa cousine... Jugez donc, si elles avaient su...

Vivement.

mais vous vous doutez bien que je n’ai rien dit.

MADAME DERMILLY, vivement.

C’est bien, c’est bien.

MATHILDE.

En revanche, j’y ai pensé, parce qu’il y avait dans cet événement-là quelque chose d’imprévu, d’étonnant, comme un coup du sort !... vous comprenez ?... non pas que j’eusse d’autres idées ; mais je me disais : Quand je verrai mon cousin, et il faudra bien que cela arrive, ce sera amusant de lui raconter qu’il ne me connaît pas, et que je le connais, et que je l’ai vu en cachette au milieu de deux cents personnes... Mais, par exemple, ma tante, vous ne lui direz pas ce que je vous ai raconté tout à l’heure...

À Joseph.

ni toi non plus, Joseph ; vous pensez bien que c’est entre nous...

Joseph passe à la droite de madame Dermilly.

Mais pardon, je parle, je parle, et vous allez me trouver bien bavarde ; ne le croyez pas, je suis contente et voilà tout.

MADAME DERMILLY.

Et moi aussi, je suis enchantée maintenant de cette rencontre ; et tu en parleras ce soir à ton cousin, en dansant avec lui la première contredanse.

MATHILDE.

Comment ! que me dites-vous ?... un bal !...

MADAME DERMILLY.

Pour toi, mon enfant.

MATHILDE.

Ah ! que vous êtes bonne ! et quel plaisir !

MADAME DERMILLY.

C’est aussi ma surprise, à moi, un impromptu !

MATHILDE.

Par exemple ! vous auriez dû m’en prévenir d’avance, parce que moi, qui n’ai là que ma robe de pensionnaire... Ce n’est pas pour moi... mais pour mon cousin.

Avec timidité.

J’aurais voulu qu’il me trouvât jolie, et que, ce soir, il pensât de moi ce que nous avions pense de lui.

Vivement.

C’est peut-être mal ce que je dis là.

MADAME DERMILLY.

Non, mon enfant.

MATHILDE, gaiement.

Tant mieux, n’y pensons plus, le plaisir de danser vaut bien celui d’être belle.

MADAME DERMILLY, lui prenant la main.

Quoi ! vraiment ! pas plus de coquetterie que cela ?

À Joseph.

Que te disais-je ! et quel trésor !

À Mathilde.

Eh bien ! mon enfant, si tu n’es pas coquette, je le suis pour toi, et tu trouveras dans ta chambre une parure de bal qui t’est destinée.

MATHILDE, sautant de joie.

Ah ! ma bonne tante !...

Vivement.

Y a-t-il des fleurs ?

MADAME DERMILLY.

Certainement.

MATHILDE.

Une guirlande ?

MADAME DERMILLY.

Oui, vraiment, c’était à moi de parer ma fille bien-aimée.

MATHILDE.

Ma fille ! ah ! que je vous aime quand vous parlez ainsi !

Avec curiosité.

Mais, dites-moi donc, cette robe... est-ce que je ne peux pas la voir et l’essayer ? ce n’est pas que je sois impatiente ni curieuse, mais enfin, si elle n’allait pas bien...

MADAME DERMILLY.

C’est juste... Joseph, dites à votre femme de conduire Mathilde dans sa chambre, qui est à côté de la mienne.

JOSEPH.

Oui, Madame.

MATHILDE.

Adieu, ma tante, adieu...

Hésitant.

ma... ma mère...

MADAME DERMILLY, l’embrassant vivement.

Mon enfant,

Puis se reprenant.

pas encore, pas encore, mais bientôt, je l’espère.

Mathilde sort avec Joseph par la droite.

 

 

Scène VI

 

MADAME DERMILLY, puis ARMAND

 

MADAME DERMILLY.

Oui, quand mon fils la connaîtra, il sera trop heureux de recevoir de mes mains un pareil présent... C’est lui... il faut lui apprendre mes intentions, et savoir décidément quelles pensées l’occupent.

Armand entre par le fond.

Comme il a l’air triste !

Avec inquiétude.

Oh ! mon Dieu ! mon pauvre fils !

ARMAND, à part, l’apercevant.

C’est ma mère, il n’y a plus à reculer... Allons, courage !

Allant à elle et lui baisant la main.

Je puis enfin vous voir et vous remercier de vos nouvelles bontés. J’ai appris par Joseph, par une indiscrétion peut-être, l’acquisition que vous venez de faire de ce beau domaine.

MADAME DERMILLY, avec émotion et bonté.

Tu m’en avais parlé tant de fois, tu semblais le désirer ; et mon bonheur à moi, c’est de satisfaire tes vœux quand je les connais.

Le regardant avec émotion.

ou du moins quand je peux les deviner.

ARMAND, à part.

Si elle me parle ainsi, je n’aurai jamais la force...

MADAME DERMILLY.

Et puis, s’il faut te l’avouer, j’ai encore d’autres idées en achetant ce château.

ARMAND.

Et lesquelles ?

MADAME DERMILLY.

J’espère que ce sera mon présent de noce.

ARMAND.

Ô ciel ! que voulez-vous dire !

MADAME DERMILLY, s’asseyant et lui faisant signe de s’asseoir près d’elle.

Viens ici près de moi, et causons... il y a longtemps que cela ne nous est arrivé, et il me semble, mon fils que tu dois avoir besoin de moi.

ARMAND, avec effusion.

Oui, ma mère... oui, vous avez raison.

MADAME DERMILLY.

J’en étais sûre, mon cœur me le disait... écoute-moi, tu me répondras après.

Air de Téniers.

On te l’a dit : quand la mort de ton père
Vint dans le deuil nous plonger tous les deux,
J’étais bien jeune, et ma famille entière
Voulait pour moi préparer d’antres nœuds.
Je résistai : car je songeais sans cesse
Qu’un autre époux, en me donnant sa foi,
Eût exigé sa part d’une tendresse
Qui ne devait appartenir qu’à toi.

ARMAND.

Ah ! ma mère !

MADAME DERMILLY, continuant.

Me trouvant à la tête d’une fortune déjà considérable, je l’ai conservée, je l’ai augmentée pour toi, mon enfant ! et quand je te la laisserai, tu en useras, j’en suis sûre, honorablement, comme elle a été acquise.

ARMAND.

Ah ! loin de nous de pareilles idées.

MADAME DERMILLY.

Qui sait ?... je suis faible, souffrante, et je ne voudrais pas te quitter, mon ami, sans avoir légué à quelqu’un choisi par moi, le soin de te rendre heureux. Je désire donc que tu te maries ; mais je voudrais, avant tout, que cette volonté fût la tienne.

ARMAND, avec joie.

Rassurez-vous, ma mère ; c’est aussi mon unique pensée ; car, s’il faut vous l’avouer, il est quelqu’un que j’aime... comme je n’ai jamais aimé.

MADAME DERMILLY, à part.

Ô ciel !

ARMAND, avec chaleur.

Il n’y a pas pour moi de bonheur possible, si je ne l’épouse... si vous ne consentez à me la donner pour femme.

MADAME DERMILLY.

Et qui donc ?

ARMAND.

Votre pupille... Clarisse.

MADAME DERMILLY, à part et atterrée.

Ô mon Dieu !... il est donc vrai !...

ARMAND.

Qu’avez-vous, ma mère ?... Votre main tremble... vous souffrez ?

MADAME DERMILLY, cherchant à ranimer ses forces.

Non, non, ce n’est rien, mon fils... Je ne veux comme toi que ton bonheur...

Elle se lève, Armand se lève aussi.

ARMAND, avec joie.

Est-il possible !

MADAME DERMILLY.

Mais calme-toi, et laisse-moi le parler... Pour que ce bonheur existe, il faut être bien sûr de la personne à qui on le confie... savoir si son esprit, son caractère, tout ce qui l’entoure, en un mot, nous offre pour l’avenir des garanties, qui te semblent inutiles, à toi... mais que moi, je dois réclamer pour mon fils. D’abord, elle est plus âgée que toi... ensuite, sa famille...

ARMAND.

Est noble et illustre. Son père, le marquis de Villedieu...

MADAME DERMILLY.

Lui a laissé un grand nom, je le sais, et voilà justement ce qui m’effraye ; car enfin, nous ne sommes que des négociants...

Armand fait un geste.

banquiers, si tu veux... le nom n’y fait rien, c’est toujours du commerce, et au lieu, comme je le voudrais, d’être heureux de notre alliance...

Air de la Robe et les Bottes.

En l’acceptant, c’est nous que l’on protège :
Ils le diront, car, même de nos jours,
Des anciens droits, titres et privilège,
Les grands seigneurs se souviennent toujours.
Qu’est-ce à leurs yeux que l’état que vous faites ?
Et peuvent-ils estimer un banquier
Que son nom seul force à payer ses dettes ?
Eux que leur nom dispensait de payer !

Et ta femme elle-même, imbue de pareilles idées, te fera sentir, un jour, qu’elle a bien voulu t’élever jusqu’à elle.

ARMAND.

Une femme ordinaire, je ne dis pas... mais Clarisse !...

MADAME DERMILLY.

N’est pas, plus qu’une autre, exempte des préjugés du nom et de la naissance... préjugés que son éducation n’a fait que fortifier encore... Élevée à Londres, au sein d’une famille puissante, chez lord Carlille, un des premiers pairs du royaume, elle y a puisé toutes ces idées d’aristocratie anglaise... ce besoin de dignités et d’honneurs qui tourmente déjà sa jeunesse... et si elle se contente aujourd’hui de la fortune, c’est faute de mieux.

ARMAND.

Que dites-vous ?

MADAME DERMILLY.

Ce qu’il m’est facile de te prouver... Edgard, le second fils de Carlille, était devenu, comme toi, épris de ses charmes.

ARMAND.

S’il était vrai !

MADAME DERMILLY.

Je n’accuse point Clarisse, et ne la soupçonne pas d’avoir répondu à un pareil amour. Elle est encore jeune, jolie ; on l’aime, c’est tout naturel... Mais plus tard, quand elle est devenue ma pupille, pourquoi a-t-elle refusé avec dédain tous les partis que je lui proposais ?

ARMAND.

Pouvez-vous lui en faire un crime, quand son cœur était à moi, quand elle m’aimait ? Car vous ne la connaissez pas... vous ne savez pas qu’elle-même voulait me détourner de cet amour, et craignant de vous affliger, elle voulait s’éloigner, me fuir... moi qu’elle aime et dont elle est aimée.

MADAME DERMILLY.

Tu t’abuses toi-même, et tu lui prêtes des qualités qu’elle n’a pas.

ARMAND.

Quelle qu’elle soit, je l’aime.

MADAME DERMILLY.

Mais, de grâce...

ARMAND.

Enfin, ma mère, je l’aime, je l’aimerai toujours.

MADAME DERMILLY, avec impatience.

Toujours !... Peux-tu parler ainsi quand il s’agit d’un sentiment soudain, impétueux, que la passion a fait naître, que la raison n’éclaire point... Peux-tu garantir la durée d’un accès de fièvre ou de délire ?... Tu en as aimé d’autres : ce devait être aussi pour la vie, et au bout de quelques mois, cet amour éternel était dissipé ! Il peut en être de même de celui-ci.

ARMAND.

Jamais ! jamais !... Quelle différence !

MADAME DERMILLY.

Essayons du moins ; car moi aussi, j’avais un parti à te proposer, un ange de beauté et de candeur, que ma tendresse te destinait.

ARMAND.

C’est inutile.

MADAME DERMILLY.

Vois-la du moins... c’est tout ce que je te demande.

ARMAND, hors de lui.

Et à quoi bon ?... J’aime Clarisse !... Je n’en aimerai jamais d’autre. Rien ne me fera changer ; et rien au monde ne m’empêchera de l’épouser !

MADAME DERMILLY.

Pas même le malheur de ta mère !

ARMAND.

Ô ciel ! que dites-vous ?

MADAME DERMILLY.

Que j’ai cru être aimée de mon fils... Ma vie, à moi, c’était son amour, et le perdre, c’est mourir.

ARMAND.

Ah ! croyez que ma tendresse...

MADAME DERMILLY, froidement.

Je ne peux plus y croire, et je ne l’invoque plus.

Avec dignité.

Mais il me reste encore d’autres droits... Privée de l’amour de mon fils, je n’ai rien fait du moins pour le dégager du respect et de l’obéissance qui me sont dus.

ARMAND.

Et que je conserverai toujours ! parlez... quoi que vous exigiez, si c’est un ordre, j’obéirai.

MADAME DERMILLY.

Je pourrais donc te dire : Je te défends ce mariage !

ARMAND, avec anxiété.

Eh bien !... vous me le défendez ?

MADAME DERMILLY.

Non ; mais je le demande, à genoux, de ne pas être malheureux.

ARMAND, la relevant.

Vous !... ma mère !... ah ! c’en est trop !... j’obéirai... plus de mariage... vous l’exigez... et rien n’égale mes tourments !... mais vous n’aurez pas prié en vain... Adieu... adieu... je vais trouver Clarisse, lui rendre ses serments, lui dire que je renonce à elle... Êtes-vous satisfaite ?

MADAME DERMILLY.

Oui, oui, je le suis.

Voyant Armand qui s’éloigne.

Mon fils !... tu t’éloignes, et sans m’embrasser !...

ARMAND, revient, embrasse sa mère, se dégage de ses bras, et dit en sortant.

Ah ! je suis bien malheureux !

Il entre dans l’appartement à gauche.

 

 

Scène VII

 

MADAME DERMILLY, puis MATHILDE

 

MADAME DERMILLY, avec émotion, et le regardant sortir.

Il souffre !... il est malheureux !... et c’est moi qui en suis cause !... moi, qui immolerais tout à son bonheur !

Avec fermeté.

Eh bien ! c’est son bonheur que j’assure ; et quoi qu’il arrive, je n’aurai point de regrets. J’ai fait mon devoir.

MATHILDE, en robe de bal, entrant par la droite.

Ma tante, ma tante ! regardez donc.

MADAME DERMILLY.

Ah ! te voilà, mon enfant !... C’est bien, très bien !... Que j’ai de plaisir à te contempler !...

À part.

Oui, je n’ai d’espoir qu’en elle.

MATHILDE.

Vous avez pensé atout, jusqu’au bouquet ; est-il bien ainsi ?

MADAME DERMILLY, le lui ôtant.

Du tout ; on le porte à la main.

MATHILDE, riant.

C’était donc une grande faute ?

MADAME DERMILLY.

Sans contredit.

MATHILDE.

Dame ! je ne savais pas.

MADAME DERMILLY.

Ta coiffure n’est-elle pas un peu haute ? Non... et ta robe ?... Il y a là des plis que, l’on peut faire disparaître.

Elle arrange la toilette de Mathilde.

MATHILDE.

Que vous êtes bonne, ma tante !... ce sera toujours bien.

MADAME DERMILLY, à part.

Ah ! si elle savait pour moi de quelle importance...

Haut.

Écoute, mon enfant, fait bien attention à ce que je vais te recommander, et tâche surtout, dans ce bai...

MATHILDE.

Quoi, ma tante ?

MADAME DERMILLY, s’arrêtant, à part.

Non, non, ne lui donnons point de conseil, laissons-la être elle-même, c’est par là qu’elle doit plaire.

Haut à Mathilde.

Tâche de bien t’amuser : voilà tout ce je te demande.

MATHILDE.

Oh ! vous serez obéie ; songez donc que c’est la première fois que je vais au bal, au bal pour de vrai ; car chez nous c’est bien différent :

Air du vaudeville de Partie et Revanche.

Même aux grands jours, c’est entre demoiselles
Que l’on danse à la pension ;
Point de danseurs, de figures nouvelles.
Cela nuit à l’illusion :
Madame a beau nous prêter son salon...
Le maitre nous guide en personne,
Sur sa pochette... et l’on ne sait vraiment
Si pareil bal est un plaisir qu’on donne,
Ou bien si c’est la leçon que l’on prend.

Aussi, moi qui n’y suis pas habituée, je m’essayais tout à l’heure devant votre glace, pour le moment où on viendra m’inviter...

S’asseyant et s’inclinant.

Avec plaisir, Monsieur... à moins que ce ne soit Armand... et alors je lui dirai : Avec plaisir, mon cousin.

MADAME DERMILLY, avec effroi.

Et ta robe que tu chiffonnes !...

MATHILDE, se levant vivement.

C’est vrai !... mais aussi pourquoi n’arrive-t-on pas ?... on perd du temps.

MADAME DERMILLY.

Tais-toi, l’on vient...

À part.

C’est Clarisse.

 

 

Scène VIII

 

MATHILDE, MADAME DERMILLY, CLARISSE, sortant de l’appartement à gauche, en robe de bal

 

CLARISSE, à part, entrant en rêvant.

Il obéissait à sa mère... il renonçait à moi !... heureusement un seul mot a changé toutes ses résolutions ; et maintenant, je l’espère, je n’ai plus rien à craindre...

Apercevant madame Dermilly.

Ah ! c’est vous, Madame ?

MADAME DERMILLY.

Déjà prête, Clarisse !... c’est très bien.

MATHILDE.

Oh ! qu’elle est jolie !

MADAME DERMILLY, à Clarisse, montrant Mathilde.

C’est ma nièce Mathilde, la fille de la maison...

MATHILDE, passant près de Clarisse.

Presque une sœur ! et je serai bien heureuse si vous me regardez comme telle, et si vous voulez bien m’accorder votre amitié.

CLARISSE.

Mademoiselle !

MATHILDE.

Oh ! j’en ai grand besoin, à ce bal surtout, où vous me guiderez... Moi, je ne sais rien ; tout à l’heure déjà j’avais mis ce bouquet à ma ceinture ; et sans ma tante qui m’a dit que cela ne se faisait pas...

CLARISSE, avec ironie.

Mademoiselle sort de pension ?

MATHILDE.

Oh ! mon Dieu, oui...

CLARISSE, de même.

On le voit bien.

MADAME DERMILLY, avec intention.

Ne fût-ce qu’à sa franchise, à sa confiance.

La musique se fait entendre.

Voici déjà quelques personnes qui viennent.

Elle va dans la salle du fond. La musique continue. On voit passer dans le fond plusieurs cavaliers donnant la main à des dames mises élégamment, qu’ils conduisent dans la salle du bal.

MATHILDE, à Clarisse.

Je me mettrai à côté de vous et vous me direz ce qu’il faudra faire pour être bien.

CLARISSE.

Moi, je n’ai rien à dire.

MATHILDE.

Vous avez raison ; je vous regarderai, et je tâcherai d’imiter... si je puis.

CLARISSE.

Vous n’en avez pas besoin ; et, sans vous donner de mal, vous êtes sûre de plaire.

MATHILDE, naïvement.

Vous croyez ?...

CLARISSE.

Dès que vous serez connue, des qu’on aura prononcé votre nom... « Quelle est cette jeune personne ?... – Mademoiselle Mathilde de Nanteuil. – Cette riche héritière !... » tous les jeunes gens s’empresseront autour de vous, et vous êtes sûre de ne pas manquer une seule contredanse.

MATHILDE.

Quoi ! ce serait là le motif ?

Madame Dermilly rentre.

CLARISSE.

Eh ! mon Dieu ! qu’on soit laide ou jolie !... qu’on danse bien ou mal, peu importe : ce qu’il faut, pour réussir dans un bal, c’est une dot ; et souvent, je l’avoue, ma fierté s’en indigne.

MATHILDE.

Serait-ce vrai, ma tante ?

MADAME DERMILLY.

Non, mon enfant ; et la preuve, c’est que Clarisse, qui te parle, aura beaucoup de succès, et cependant elle n’a rien.

CLARISSE, avec dépit.

Madame !

MADAME DERMILLY.

Votre triomphe n’en est que plus flatteur... Après cela, que tous les danseurs ne soient pas des maris, et que pour épouser ils aient l’indignité d’exiger une dot... je conçois cela...

Mathilde va regarder dans l’autre salon.

CLARISSE.

L’argent est une si belle chose !... il donne toutes les qualités...

MADAME DERMILLY.

Croyez-vous donc que les filles sans dot aient, par cela même, toutes les vertus ?... et que l’absence d’argent leur donne la bonté, la douceur, l’aménité de caractère ?...

CLARISSE, à part.

Patience... J’aurai mon tour.

La musique se fait entendre plus fort. Madame Dermilly sort un instant.

MATHILDE, regardant dans le salon du fond.

Le bal commence, et mon cousin n’est pas là !...

Madame Dermilly rentre, accompagnée de deux cavaliers ; l’un d’eux invite Clarisse, qu’il conduit dans la salle où l’on danse ; l’autre invite Mathilde qui dit à part.

Eh mais, voilà un monsieur qui vient m’inviter...

Bas, à madame Dermilly.

Faut-il accepter, ma tante ?

MADAME DERMILLY.

Sans doute.

MATHILDE, s’inclinant.

Avec plaisir, Monsieur.

À part.

Ah ! mon Dieu ! que cela me fait de peine !... j’espérais que la première contredanse serait avec lui.

Elle sort avec le cavalier qui l’a invitée.

 

 

Scène IX

 

MADAME DERMILLY, seule, regardant autour d’elle

 

C’est étonnant, mon fils ne paraît pas... Ah !... il me semble le voir dans la foule... Oui... il sera descendu avant moi au salon, pour en faire les honneurs... À la bonne heure, cela m’inquiétait... Et ce Joseph... où est-il donc ?... j’ai besoin de lui...

Joseph parait à la porte du fond ; il porte un plateau vide et s’arrête en regardant dans les appartements.

 

 

Scène X

 

JOSEPH, MADAME DERMILLY

 

MADAME DERMILLY.

Ah ! te voilà, Joseph !

JOSEPH.

Je serais resté jusqu’à ce soir à la regarder.

MADAME DERMILLY.

Eh ! qui donc ?

JOSEPH, posant son plateau sur la table.

Mademoiselle Mathilde... En entrant dans le salon, elle a eu un succès... tous les regards se sont fixés sur elle ; et puis on entendait une espèce de bourdonnement très agréable.

MADAME DERMILLY.

Et mon fils était là ?...

JOSEPH.

Non, Madame.

MADAME DERMILLY.

Est-ce qu’il n’est pas au salon ?

JOSEPH.

Pas encore.

MADAME DERMILLY.

En es-tu sûr ?

JOSEPH.

Je crains même qu’il n’y paraisse pas de la soirée.

MADAME DERMILLY.

Et pourquoi ?

JOSEPH.

Tenez, Madame, il y a quelque chose sur quoi j’ai promis le secret, de peur de vous inquiéter... mais il me semble maintenant qu’il y aurait plus de danger à ne rien dire.

MADAME DERMILLY.

Tu as raison ; je veux tout savoir.

JOSEPH.

Il y a quelques instants, en descendant à l’office chercher ce plateau, je me rencontre nez à nez avec M. Armand, qui se glissait dans la cour, par le petit escalier... « Quoi ! Monsieur, à cette heure, pas encore habillé !... » Car il n’était pas en costume de bal... « – Non, j’ai à sortir. – Et pourquoi donc ? et où allez-vous ? – Tais-toi, tais-toi... que ma mère n’en sache rien ; je pense, Joseph, qu’où peut se fier à toi. » Vous jugez de ce que je lui répondis. « Eh bien ! ne dis rien à ma mère, que cela inquiéterait ; et si, à onze heures, je n’étais pas rentré, remets ce billet à mademoiselle Clarisse, à elle seule, entends-tu ?... à elle seule, et en secret. »

MADAME DERMILLY.

Qu’est-ce que cela signifie ?

JOSEPH.

J’ai pense d’abord que c’était quelque affaire, quelque duel... que sais-je ?

MADAME DERMILLY.

Ô ciel ! à une pareille heure !... ce n’est pas possible ; car la nuit s’avance... Et ce billet à Clarisse ?

JOSEPH.

Le voici.

Madame Dermilly le prend.

MADAME DERMILLY.

J’ai le droit, j’espère, de lire ce qu’on adresse à mon ancienne pupille... à une jeune personne qui m’est encore confiée... et fût-ce de mon fils lui-même...

Elle décachette la lettre, et après avoir lu quelques lignes, elle dit.

Ah ! mon Dieu !

JOSEPH, effrayé.

Qu’est-donc ?

MADAME DERMILLY.

Rien... rien !... je suis tranquille... je sais maintenant où il est... Que cela ne t’inquiète pas.

Elle relit encore.

JOSEPH.

C’est différent, si Madame est tranquille...

À part.

Elle a cependant l’air bien agité...

Haut.

Madame n’a pas besoin de moi ?... je puis rentrer au salon ?

MADAME DERMILLY.

Oui, Joseph... oui, mon ami... Mais je ne sais... prie Clarisse de continuer à faire les honneurs... mais rassure-toi, tout va bien.

JOSEPH.

Oui, Madame...

À part.

Pauvre femme !... Il y a de mauvaises nouvelles.

Il emporte le plateau et sort par le fond.

 

 

Scène XI

 

MADAME DERMILLY, seule, lisant la lettre

 

« Je voulais te fuir, obéir à ma mère, un de tes regards m’a retenu... c’est l’honneur qui maintenant me lie à toi, et tes droits sont les plus sacrés... »

S’arrêtant et avec douleur.

Ah ! mon fils !...

Lisant.

« Mais ce mariage, que désormais rien ne peut rompre, ma mère n’y consentira jamais... après la promesse que je lui ai faite, je n’ai même plus le droit de le lui demander... et tu as raison, il faut partir, il faut nous éloigner ; mais si je rentrais ce soir, si je voyais seulement ma mère, toute ma résolution m’abandonnerait, je ne partirais pas ; ne sois donc pas inquiète, si tu ne me vois pas à ce bal ; je m’occupe de tout préparer pour notre fuite ; et dès que tout le monde sera parti, quand tout reposera dans la maison, descends au petit salon, tu m’y trouveras. »

Elle laisse tomber sa tête sur sa poitrine, et garde un instant le silence.

Je l’ai lu !... je ne puis le croire encore... un enlèvement !... c’est mon fils qui m’abandonne, qui en a conçu le projet... oh ! non...

Avec douleur.

Mais il y consent du moins ; et comment l’en empêcher ? il ne tient qu’à moi, je le sais, de m’armer de tous mes droits... d’éloigner Clarisse, et de dire à mon fils : « Je veux que vous épousiez Mathilde. » Je veux... Et s’il me résiste, il faudra donc le maudire !... Et s’il m’obéit, il ne l’aimera pas, cette pauvre enfant... il la rendra malheureuse !... il adorera Clarisse encore davantage !... car, à son âge, loin d’arrêter une passion, les obstacles ne font que l’exciter et l’accroitre. Allons ! il n’y a qu’un moyen, bien hardi peut-être... mais c’est le seul qui me reste, et si je connais bien le caractère de mon fils... oui, dès demain et sans le voir, Mathilde retournera à sa pension.

Regardant au fond.

Je ne vois plus personne au salon... personne... que Joseph qui éteint les bougies et remet tout en ordre... oui, j’ai entendu le bruit des dernières voitures et tout le monde est parti...

Elle ferme la porte du fond.

Je suis seule, attendons mon fils...

Elle écoute.

On monte par le petit escalier !... ah ! le cœur me bat de frayeur ! et c’est lui qui en est cause !... qui me l’aurait jamais dit !

 

 

Scène XII

 

MADAME DERMILLY, ARMAND, entrant par la porte à gauche, puis JOSEPH

 

ARMAND.

Ah ! que cette soirée m’a paru longue !... et maintenant que l’instant approche, je voudrais l’éloigner... Dieu !... ma mère !...

MADAME DERMILLY, avec douceur.

Je t’attendais, mon fils... et tu viens bien tard.

ARMAND.

Oui... je n’ai pas pu... j’ai été forcé... ou plutôt, je me suis cru obligé...

MADAME DERMILLY, de même.

De me tromper ?... oh ! non, rien ne t’y oblige. Ce n’est pas moi que tu espérais trouver en ces lieux.

ARMAND.

Pourriez-vous le penser ?

MADAME DERMILLY.

Je sais tout.

ARMAND.

Eh quoi !... l’on vous aurait dit !... l’on m’aurait trahi !...

MADAME DERMILLY.

Non, grâce au ciel !... ce secret que j’ai surpris reste entre nous deux, et personne que moi n’aura vu rougir mon fils...

Elle lui remet la lettre.

ARMAND, regardant le papier.

Ma lettre à Clarisse !...

MADAME DERMILLY.

Je l’ai ouverte... et qu’ai-je vu ?... une fuite... un enlèvement... un pareil éclat !... commencer aux yeux du monde par perdre de réputation celle que tu veux nommer ta femme !... Ah ! mon fils !... si tu m’avais demandé conseil !... si tu m’avais dit ce matin que cette passion était si forte, si violente, que tu la plaçais au-dessus de tout... même de l’honneur, je t’aurais épargné bien des regrets ; heureusement je le puis encore...

ARMAND.

Et comment ?...

Musique douce.

MADAME DERMILLY.

Puisque tu ne peux vaincre cet amour...

ARMAND.

Achevez...

MADAME DERMILLY.

Tu le veux ?...

ARMAND, à ses genoux.

Eh bien ?...

MADAME DERMILLY.

Eh bien !... épouse-la...

ARMAND.

Épouser Clarisse !... vous le voulez bien ?

JOSEPH, qui entre et qui a entendu ce dernier mot.

Qu’entends-je ! ce n’est pas possible ; Madame ne peut consentir...

MADAME DERMILLY, passant entre Armand et Joseph.

Si, Joseph ; à une seule condition, que je vais expliquer à mon fils.

ARMAND.

Ah ! tout ce que vous voudrez : j’y souscris d’avance.

MADAME DERMILLY.

Donne-moi le bras jusqu’à ma chambre à coucher.

JOSEPH.

Quelle faiblesse !... et ce que c’est que de gâter les enfants !... mon fils Joseph épousera qui je voudrai, ou restera garçon.

ARMAND.

Ah ! vous êtes la meilleure des mères !... et je vous devrai mon bonheur.

MADAME DERMILLY.

Pas encore maintenant !... mais plus tard peut-être... je l’espère... Adieu, Joseph !... bonne nuit !...

Joseph, qui tient un flambeau, reste immobile, madame Dermilly sort par la droite avec Armand.

 

 

ACTE II

 

Un appartement d’un château gothique. Deux portes latérales ; une grande croisée auprès de la porte à droite ; au-dessus des portes de droite et de gauche, des lucarnes en rosaces : une grande cheminée. Au fond, deux petites portes aux côtés de la cheminée ; un violon posé sur un meuble, un fusil attaché à la muraille. Tables à droite et à gauche du théâtre.

 

 

Scène première

 

ARMAND, près d’une table à gauche, regarde des poissons dans un bocal, MADAME DERMILLY, assise à droite, est occupée à broder, CLARISSE, à côté d’elle, tient un livre et lit

 

ARMAND, regardant attentivement le bocal.

Les belles couleurs !... et quelle agilité !... ils ne restent pas un instant en place, et tournoient toujours sans se rencontrer.

MADAME DERMILLY.

Voilà une heure que tu es occupé, comme Schahabaham, à regarder ces poissons rouges.

ARMAND.

C’est que ces diables de petits poissons sont étonnants ; quoique renfermés, ils n’ont pas l’air de s’ennuyer.

CLARISSE.

Je crois bien !... une prison de cristal, c’est charmant !

MADAME DERMILLY.

Qu’on dise encore qu’il n’y a pas de belles prisons !

CLARISSE.

Moi, je soutiendrai le contraire, car ici, près de vous, Madame, dans ce vieux château, je me trouve si heureuse !...

MADAME DERMILLY.

C’est ce que je désirais. Quoique votre mariage fût arrêté, forcée de le retarder de trois mois pour des arrangements de fortune, des comptes de tutelle à rendre à mon fils... j’ai voulu du moins que, pendant ce temps, vous ne fussiez pas séparés ; et je vous ai amenés dans ce château, où nous nous sommes fait la loi de ne recevoir personne.

CLARISSE.

C’est vrai !... point de fâcheux, point de visites importunes.

ARMAND, venant auprès de Clarisse.

Tout entier au bonheur d’être ensemble ; aussi, voilà déjà deux mois qui ont passé comme un éclair.

MADAME DERMILLY.

Non, six semaines...

ARMAND.

Vous croyez ?

MADAME DERMILLY.

J’en suis sûre...

CLARISSE.

Ces appartements gothiques ont quelque chose de grandiose, de noble, de majestueux...

ARMAND, le dos à la cheminée.

Oui, cela est très bien, en été surtout... mais en hiver, au mois de décembre, je trouve le grandiose un peu froid... Hum ! hum !... je ne sors pas des rhumes de cerveau ; mais qu’importe ?... quand on est auprès de ce qu’on aime, dans le repos et la solitude...

Il se place entre madame Dermilly et Clarisse, et s’appuyant sur le dos de leur fauteuil.

entre l’amour et l’amitié... À propos d’amitié, est-ce que votre homme d’affaires ne vous fera pas celle de se dépêcher ?... Il n’en finit pas avec sa liquidation ; et nous sommes ici à l’attendre.

MADAME DERMILLY.

Est-ce que cela vous ennuie ?

ARMAND.

Du tout ! mais il y a une impatience naturelle, que vous devez comprendre. Quel plaisir d’être mariés !... d’être chez soi, dans son boudoir de la Chaussée-d’Antin !... de bons tapis, des cheminées à la Bronzac...

Air du Partage de la richesse.

Et puis voici les plaisirs qui reviennent,
Car cet hiver ou dansera beaucoup ;
Spectacles, bals, et tant de gens y tiennent !
Pas moi, du moins ; ils sont peu de mon goût.

Montrant Clarisse.

Mais pour Clarisse... et si je ne m’abuse,
Deux vrais amants, deux époux, Dieu merci !
Ne faisant qu’un... je veux qu’elle s’amuse,
Afin de m’amuser aussi.

CLARISSE.

Je vous remercie ; mais en quelque lieu que je me trouve, je n’ai rien à désirer, je suis près de vous.

ARMAND, lui baisant la main avec transport.

Ah ! ma chère Clarisse !...

Nonchalamment.

Qu’est-ce que nous ferons ce matin ?

CLARISSE.

De la musique, si vous voulez ?

ARMAND.

De la musique ; nous en avons fait hier et avant-hier, et l’autre jour !... et puis mon violon n’est pas d’accord. Si nous allions plutôt nous promener dans le parc ?

MADAME DERMILLY.

Y penses-tu ?... cinq à six pouces de neige.

ARMAND, avec humeur.

Bah ! les femmes ont toujours peur de se mouiller les pieds ! il faudra donc rester toute la journée ici, dans ce salon ?

CLARISSE.

Voulez-vous lire... ou jouer ?...

ARMAND, de même.

Nous ne sommes que trois ; si encore le curé était venu, nous aurions fait le whist ou la bouillotte à quatre ; mais le curé promet de venir et il ne vient pas ! Ensuite, il viendra peut-être, il n’est que midi !... midi !... c’est l’heure où, à Paris, on se réunit au café Tortoni... Ils parlent, j’en suis sûr, de la représentation d’hier ; car c’était hier jour d’Opéra. Je voudrais bien savoir si Béville est toujours amoureux de la petite Mimi ?

CLARISSE, se levant.

Je ne vous le dirai pas...

ARMAND.

C’est juste ; je vous dis cela comme autre chose...

S’approchant de la croisée.

Tiens ! voilà Geneviève qui est dans le parc !...

MADAME DERMILLY, se levant.

Geneviève !

ARMAND.

La fille du jardinier... que je fais causer quelquefois...

CLARISSE.

C’est-à-dire... très souvent.

ARMAND.

Oui ; c’est la naïveté campagnarde la plus amusante... elle m’a avoué qu’elle avait déjà eu trois amoureux.

CLARISSE.

Fi donc !

ARMAND.

Amour platonique, bien entendu...

Air du vaudeville de Partie et Revanche.

À la campagne il n’en est jamais d’autres ;
Et, philosophe studieux,
Moi je compare et leurs mœurs et les nôtres.

MADAME DERMILLY, souriant.

Mais, en effet... trois amoureux !...

CLARISSE, de même.

Et s’en vanter... c’est curieux !

ARMAND.

Voyez alors ce que fait naître
La différence des climats !...
Car à Paris on les aurait peut-être ;
Mais, à coup sûr, on ne le dirait pas.

À madame Dermilly, en riant.

Entre autres, elle m’a cité Jean-Pierre, votre garde-chasse, un imbécile !... Eh ! parbleu ! cela me fait penser que ce matin...

Décrochant son fusil.

Voilà une belle occasion pour la chasse au loup...

MADAME DERMILLY.

Y pensez-vous ! il peut y avoir du danger...

ARMAND.

Tant mieux ! ça occupe, ça fait passer un moment...

MADAME DERMILLY.

Et moi, je ne veux pas. Vous ne sortirez pas, ce n’est pas convenable ; vous êtes déjà resté avant-hier toute la journée dehors, et cela fâcherait Clarisse.

ARMAND.

Non !... j’en suis sûr...

À Clarisse.

N’est-ce pas, chère amie, cela ne te fâchera pas que je sorte ?

CLARISSE, d’un air indiffèrent.

Moi... nullement...

ARMAND.

Vous voyez...

MADAME DERMILLY, le retenant toujours.

Elle ne l’avoue pas, mais je suis persuadée qu’au fond cela lui fait de la peine...

Avec intention.

sans cela elle ne vous aimerait pas.

CLARISSE.

C’est au contraire parce que je l’aime, que je m’efforce de cacher le chagrin que j’en éprouve.

MADAME DERMILLY.

Tu l’entends...

ARMAND.

C’est différent... Dès que cela vous contrarie, ma chère Clarisse, vous êtes bien sûre que je resterai, que je vous obéirai, que je ferai tout ce qui vous sera agréable, quand je devrais... Aussi je ne sortirai pas de ce fauteuil et ne dirai pas un mot.

Il s’assied sur un fauteuil auprès de la table, à droite.

MADAME DERMILLY.

Le voilà d’une humeur exécrable pour toute la journée.

 

 

Scène II

 

ARMAND, MADAME DERMILLY, CLARISSE, JOSEPH

 

JOSEPH, entrant par la droite.

Voici les journaux et les lettres...

CLARISSE, avec joie.

Ah ! quel bonheur ! donne vite !...

ARMAND, toujours étendu dans son fauteuil.

J’espère qu’on ne les prendra pas tous.

CLARISSE, prenant deux journaux.

Oh ! non ; à vous les journaux politiques, à moi la Revue de Paris et le Journal des Modes.

Elle va s’asseoir à gauche. Joseph donne les journaux à Armand et les lettres à madame Dermilly.

ARMAND, les comptant.

Quel plaisir !... six journaux, en voilà pour toute la matinée !...

CLARISSE, lisant.

« Les robes de popeline brochée sont toujours de mode. » Et moi qui en avais une charmante, que je n’aurai pu porter : quel dommage !...

ARMAND.

Vous pouviez la mettre ici...

CLARISSE.

De la toilette, quand il n’y a personne !...

ARMAND.

Personne !... c’est aimable pour nous !

MADAME DERMILLY, regardant Joseph qui essuie une larme.

Eh mais ! Joseph, qu’as-tu donc ? quel air triste !

JOSEPH.

Ce sont des nouvelles que je reçois de mon fils Joseph ; vous savez, celui que j’élevais si sévèrement.

MADAME DERMILLY.

Eh bien ?

JOSEPH.

Eh bien ! pour se soustraire à mon autorité, il vient, à dix-huit ans, de s’engager dans les dragons.

MADAME DERMILLY.

Ah ! mon Dieu !

JOSEPH.

Et que faire contre un dragon ? comment ramener l’enfant prodigue à la maison paternelle ?

MADAME DERMILLY.

En le laissant au régiment pendant un an ou deux ; et alors, sois tranquille, il viendra de lui-même nous prier d’avoir son congé.

JOSEPH.

Vous croyez ?

MADAME DERMILLY.

J’en suis sûre.

Regardant Armand.

C’est un excellent système que de... Eh mais ! voici une lettre qui me vient par la poste.

JOSEPH.

Non, madame, elle a été apportée par un courrier, un domestique en livrée, qui est en bas.

MADAME DERMILLY.

C’est du jeune Edgard.

ARMAND.

Le second fils de lord Carlille ?

MADAME DERMILLY.

Oui, celui avec qui Clarisse a été élevée en Angleterre. Il m’écrit de la poste voisine, et me demande la permission de se présenter au château.

ARMAND, se levant.

Avec grand plaisir... Il faut lui écrire...

MADAME DERMILLY.

Non, ce serait contraire à la résolution que nous avons prise de ne recevoir aucun étranger.

ARMAND.

Ce n’est pas un étranger ; sa famille était liée avec la nôtre ; et puis, un ami d’enfance de ma femme.

MADAME DERMILLY, les regardant tous deux.

Si vous le voulez absolument...

CLARISSE.

Moi, je n’ai rien à dire, Madame ; commandez...

ARMAND.

Refuser de le recevoir serait de la dernière inconvenance. D’ailleurs, ce sera toujours une compagnie, non pour nous qui n’en avons pas besoin, mais pour vous, ma mère !... et puis, les devoirs de l’hospitalité... Le jeune baronnet est très  amusant. Je l’ai vu quelquefois à Paris, où nous nous moquions toujours de lui.

MADAME DERMILLY.

S’il en est ainsi, je vais lui écrire que nous l’attendons à dîner. Mais sa lettre en renfermait une autre ; lettre d’amitié et de souvenir, adressée à Clarisse.

CLARISSE.

À moi ?...

MADAME DERMILLY.

Il me prie de vous la remettre, après toutefois en avoir pris connaissance, ce que je juge tout à fait inutile. La voici, ma chère enfant.

CLARISSE, sans prendre la lettre.

Donnez-la à Armand, à mon mari... c’est à lui de la lire !...

ARMAND.

Par exemple !... quelle idée avez-vous de moi !... amant ou mari, confiance absolue. La France maintenant n’est plus jalouse de l’Angleterre ; il y a désormais alliance et sympathie. Mais allez donc, ma mère... allez écrire au baronnet.

CLARISSE.

Et moi, je vais m’habiller.

ARMAND.

À merveille ! il y aura grand dîner, grande soirée, réception complète ; c’est la première fois que cela nous arrive ; et puis, Edgard est bon musicien.

CLARISSE.

Il jouera du piano.

ARMAND.

Et nous danserons !

CLARISSE.

Un bal !... quel plaisir !

Air du ballet de Cendrillon.

Ensemble.

MADAME DERMILLY.

Au seul espoir de voir cet étranger
Sa bonne humeur est revenue.
Qu’ici tout prenne une face imprévue :
Ayons bien soin de ne rien ménager.

ARMAND.

Au seul espoir de voir cet étranger
Ma bonne humeur est revenue.
Qu’ici tout prenne une face imprévue :
Ayons bien soin de ne rien ménager.

JOSEPH.

Il faut qu’ici, grâce à cet étranger.
Tout prenne une face imprévue !
On s’ met en frais pour fêter sa venue.
En vérité, ça me fait enrager.

CLARISSE, à Armand.

À votre ami, je dois aussi songer ;
Moi qui suis votre prétendue,
Avec éclat pour paraître à sa vue,
Je vous promets de ne rien négliger.

Madame Dermilly et Clarisse sortent par la porte à droite.

 

 

Scène III

 

ARMAND, JOSEPH

 

ARMAND.

Ce sera charmant ! quelle bonne soirée !... nous allons nous divertir !...

JOSEPH, à part.

Avec de l’Anglais ; il faut qu’il ait bien besoin de s’amuser.

ARMAND.

Mais il n’est encore que raidi, et je ne sais pas trop que faire d’ici au dîner...

S’appuyant sur l’épaule de Joseph.

Ah ! si tu voulais, Joseph, il y aurait moyen d’occuper le temps.

JOSEPH.

Et comment cela ?... moi, je ne sais rien... que le loto et les dames ; et à coup sûr, Monsieur ne voudrait pas...

ARMAND.

Tu fais le discret ; mais tu sais mieux que moi qu’il y a ici un mystère...

JOSEPH.

Ici ?... non vraiment...

ARMAND.

Quoi ! tu ignores ?...

JOSEPH.

Ma parole d’honneur...

ARMAND.

Alors, je n’y comprends rien ; et c’est une aventure inconcevable, qui pique ma curiosité.

JOSEPH.

Racontez-moi donc ça...

ARMAND.

Eh parbleu ! j’en meurs d’envie... Imagine-toi, qu’il y a cinq ou six jours, je m’étais échappé du salon...

JOSEPH.

Échappé !...

ARMAND.

Eh oui !... ma mère ne veut jamais que je quitte un instant ma prétendue : « Reste là, près de ta femme !... » Car ma mère qui n’aimait pas Clarisse, l’adore maintenant, et cela augmente tous les jours ; ce n’est pas raisonnable... tandis que moi...

JOSEPH.

Cela vous ennuie...

ARMAND.

Du tout, ce n’est pas cela que je veux dire ; mais cela m’impatiente, et elle aussi, je le vois bien... c’est tout naturel... aussi... Je te disais donc que je m’étais échappé, et je cherchais cette petite Geneviève, qui est bien la plus drôle de fille...

JOSEPH.

Comment ! Monsieur, une fermière !... vous pourriez...

ARMAND.

Est-ce que j’y pense seulement !...

Air : Tenez, moi je suis un bon homme.

Elle est plutôt noire que blanche,
Véritable beauté des champs ;
Si sa bouche est grande... en revanche
Ses yeux sont petits et brillants ;
Et l’on dirait quand on regarde
Son nez menaçant et pointu...
D’un suisse, avec sa hallebarde,
Chargé de garder sa vertu.

Aussi je cause avec elle comme avec son père, comme avec toi... quand je ne sais que faire.

JOSEPH.

Je vous remercie...

ARMAND.

Pour en revenir à ce que je disais... en prenant l’allée du parc qui conduit à la ferme, j’aperçois sur la neige quelque chose de brillant... c’était un médaillon en or, un portrait de femme, une figure de jeune fille, charmante, enchanteresse !

JOSEPH.

Que vous connaissez ?

ARMAND.

Du tout ; et cependant il me semble que ces traits-là ne me sont point étrangers, que je les ai vus... mais dans quels lieux ?... mais comment ? je n’en sais rien ; cela s’offre à moi dans le vague, dans les nuages, et je n’y puis rien comprendre.

JOSEPH.

Ce qui est terrible.

ARMAND.

Au contraire, c’est ce qui en fait le charme. Tu te doutes bien que je ne pensais plus à Geneviève ; je revins tout occupé de ce portrait, que depuis une semaine entière je regarde toute la journée, car il y a dans cette physionomie une grâce, une naïveté indéfinissables, et je commençais à croire que c’était une figure de fantaisie, lorsque hier !... voilà l’inconcevable, le romanesque, le sublime !... hier soir, en rentrant dans ma chambre, je vois briller une lumière à la tourelle du nord !...

JOSEPH.

Par ici ?

ARMAND.

Précisément ! un côté du château tout à fait inhabité ; et j’aperçois près d’une fenêtre, à moitié voilée par un rideau de mousseline, et éclairée par le reflet d’une carcel, une figure céleste et radieuse... comme on peint les vierges de Raphaël !... et cette figure était celle de mon médaillon, trait pour trait, j’en suis sûr... je l’ai dévorée des yeux pendant cinq minutes, après lesquelles la lumière s’est éteinte, et la vision a disparu.

JOSEPH.

Êtes-vous sûr, Monsieur, d’être dans votre bon sens ?

ARMAND.

Dame !... je te le demande ! je n’ai pas dormi de la nuit ; et je n’aurai pas de cesse que je n’aie pénétré ce mystère et découvert cette belle inconnue...

JOSEPH.

Ah ! mon Dieu ! et votre femme ?

ARMAND.

Cela n’empêche pas !... ça n’a aucun rapport, parce que, vois-tu bien, Clarisse est à coup sûr un grand bonheur, mais un bonheur certain, que j’ai là... qui ne peut pas m’échapper, tandis que l’autre, un être vaporeux, une ombre fugitive, tu comprends. Enfin, mon cher ami, il faut que tu m’aides à l’atteindre.

JOSEPH.

Moi, Monsieur... y pensez-vous ?

ARMAND.

Par curiosité ! ça nous distraira, ça nous occupera. Que veux-tu que l’on fasse à la campagne, au milieu des neiges ?... Sais-tu que voilà six semaines de tête à tête, et que j’en ai encore autant en perspective ; il y a de quoi périr... d’amour, et si tu ne viens pas à mon aide...

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Allons ! Joseph, à nous deux cette gloire,
C’est amusant ; et puis un tel projet
De ton bon temps te rendra la mémoire...
Car autrefois tu fus mauvais sujet.

JOSEPH, se récriant.

Qui, moi, Monsieur ?

ARMAND.

Cela se reconnaît :
Un feu caché dans tes veines circule ;
Je crois en toi voir un ancien volcan
Qui brûle encor !

JOSEPH.

Moi, jamais je ne brûle,
Mais je fume souvent.

ARMAND.

C’est ce que je disais, il n’y a pas de fumée sans feu. Et parlons un peu raison. Je me suis levé de bon matin... j’ai bien observé la tourelle du nord ; elle a deux portes d’entrée, une par la chambre de ma mère, et l’autre...

Montrant la porte à gauche.

que voilà ; et comme tu as les clefs du château...

JOSEPH.

Pas celle-ci, je vous le jure, car il y a quelques jours que votre mère me l’a redemandée, sans me dire pour quel motif...

ARMAND.

Tu vois bien ! il y a un mystère qui irrite encore plus mes désirs curieux ; et, à quelque prix que ce soit, je saurai ce qui en est. Dis donc, au-dessus de la porte... cette fenêtre en rosace... si l’on montait par là ?...

JOSEPH.

Pas possible !...

ARMAND.

Si on regardait, du moins, on pourrait l’apercevoir, lui parler ?...

JOSEPH.

C’est trop haut ; vous n’êtes pas assez grand, ni moi non plus.

ARMAND.

N’est-ce que cela ? J’ai vu l’autre jour, chez le jardinier, une petite échelle, que je vais chercher moi-même, pour qu’on ne se doute de rien.

JOSEPH.

Et si l’on vous voit ?

ARMAND.

Personne !... ma mère écrit, et Clarisse est à sa toilette ; elle en aura pour longtemps. Attends-moi ici, et fais sentinelle...

Il sort en courant par la porte à gauche de la cheminée.

 

 

Scène IV

 

JOSEPH, seul

 

Air du vaudeville de la Somnambule.

Quelle imprudence et quel délire !
Nous sommes tous ainsi, je le vois bien !
Ce qu’on n’a pas, il faut qu’on le désire ;
Ce qu’où possède n’est plus rien !
Moi, tout r premier, j’en suis la preuv’ vivante ;
Je me disais, lorsque j’étais enfant :
Quand donc aurai-j’ vingt ans !... j’en ai soixante,
Et n’en suis pas pour cela plus content.

Mais conçoit-on une tête pareille, et une semblable curiosité ! Que diable ça peut-il être ?... Si on pouvait par le trou de la serrure regarder un instant.

Il s’approche de la porte à gauche.

Dieu ! la porte s’ouvre ! qu’ai-je vu ?...

 

 

Scène V

 

JOSEPH, MADAME DERMILLY et MATHILDE, entrant par la porte latérale de gauche

 

MADAME DERMILLY.

Silence, Joseph !

JOSEPH.

Quoi ! c’est Mademoiselle qui, depuis hier, habitait cet appartement ?...

MADAME DERMILLY.

Oui, son père voulait la rappeler ! j’ai désiré auparavant qu’elle vînt passer quelques jours avec nous, et elle est arrivée hier soir...

MATHILDE.

Si mystérieusement !...

MADAME DERMILLY.

C’était nécessaire. Où est mon fils ?

JOSEPH.

Prêt à se casser le cou pour Mademoiselle, qu’il a aperçue de sa fenêtre...

MATHILDE.

Que veux-tu dire ?...

JOSEPH.

Qu’il est décidé à monter à l’escalade pour vous revoir encore, ne fût-ce qu’à vingt pieds de hauteur.

MATHILDE.

Mon pauvre cousin !... et pourquoi donc, ma tante, ne pouvons-nous pas nous voir et nous parler de plain-pied ?

MADAME DERMILLY.

Écoute, mon enfant, as-tu confiance en moi, et crois-tu que je veuille ton bonheur ?...

MATHILDE.

Oh ! oui, bien certainement...

MADAME DERMILLY.

Eh bien ! laisse-moi faire, et pendant quelque temps encore, ne me demande rien. Aujourd’hui, nous avons du monde, un jeune Anglais, tu descendras pour le dîner, et je te présenterai alors à ton cousin et au baronnet, comme ma nièce.

MATHILDE.

Au dîner ! pas avant ?... ce sera bien long !...

MADAME DERMILLY.

Je le conçois, surtout si d’ici là il faut encore rester enfermée. Eh bien !... je te permets une promenade dans le parc.

MATHILDE.

À la bonne heure, au moins...

MADAME DERMILLY, lui montrant près de la cheminée la porte par laquelle Armand est sorti.

Cet escalier t’y conduira, et si par hasard tu rencontrais ton cousin, tâche ou de l’éviter... ou du moins de ne pas lui dire ton nom... tu me le promets ?...

MATHILDE.

Oui, ma tante...

Elle fait quelques pas et s’arrête.

Mais s’il me devine ?...

MADAME DERMILLY.

C’est différent.

MATHILDE.

Allons ! j’obéirai.

Elle sort par la petite porte à gauche de la cheminée.

MADAME DERMILLY, la regardant descendre.

Mais prends donc garde ! Elle va comme une étourdie !...

 

 

Scène VI

 

JOSEPH, CLARISSE, MADAME DERMILLY

 

MADAME DERMILLY, à Clarisse qui entre et qui lui présente un papier.

Quel est ce papier que vous tenez à la main ?

CLARISSE.

Je vous l’apportais. Madame. La lettre que vous m’avez remise tantôt de la part d’Edgard contenait pour moi une demande formelle en mariage...

MADAME DERMILLY, à part, avec joie.

Ô ciel !

CLARISSE.

J’y ai répondu sur-le-champ. Mais cette réponse, je ne devais pas l’envoyer sans vous la soumettre.

Lui donnant la lettre.

Daignez la lire.

À Joseph.

Laissez-nous.

Joseph sort.

MADAME DERMILLY, à part.

Ah ! si elle pouvait accepter !...

Haut et lisant.

« Monsieur, je dois m’estimer fort honorée de votre recherche, et je ne puis m’en montrer digne qu’en vous parlant avec franchise... Une famille respectable et distinguée... » etc. « Une mère en qui brillent toutes les qualités... »

Baissant la voix.

Je demande la permission de passer la phrase... etc... etc... etc... « A daigné m’adopter pour sa fille ! » etc. etc. « Les seuls sentiments que je puisse désormais vous offrir, en échange de votre amour, sont ceux de la reconnaissance et de la sincère amitié avec lesquelles je serai toujours Votre... etc. CLARISSE DE VILLEDIEU. »

Avec émotion.

C’est à merveille, et je ne doute pas que mon fils n’apprécie, ainsi que moi, un pareil sacrifice.

 

 

Scène VII

 

CLARISSE, ARMAND, MADAME DERMILLY

 

ARMAND, entrant par la porte du fond, en boitant un peu.

C’est inconcevable ! j’en perdrai la tête ! il y a de la magie, et c’est une histoire...

CLARISSE.

Quoi donc ?

ARMAND.

J’étais chez le jardinier, dans son petit grenier, à décrocher une échelle...

TOUTES DEUX.

Une échelle !... et pourquoi ?

ARMAND.

Rien, pour m’échauffer... lorsque de sa croisée, qui donne sur le parc, j’aperçois une robe blanche, une femme blanche, une nymphe aérienne... une sylphide... je m’élance par la fenêtre...

MADAME DERMILLY.

Ô ciel ! vingt-cinq pieds de haut !

ARMAND.

Il y avait un treillage ; mais en sautant à terre, sur la neige mon pied glisse, rien... une légère douleur, qui n’avait d’autre inconvénient que de ralentir un peu ma course. Il est vrai que j’aurais couru deux fois plus vite, que je n’aurais pu atteindre cette nouvelle Atalante qui, en souliers de satin noir, effleurait à peine les blanches allées du parc. À chaque instant, je la voyais près de moi paraître ou disparaître à travers les massifs dégarnis de feuilles. Son teint animé par la course, ses cheveux blonds, cette figure d’ange pleine de gaieté et de malice, surtout dans le moment où, patatras ! j’ai rencontré ce tas de neige...

MADAME DERMILLY.

Que tu n’avais pas aperçu...

ARMAND.

Non, je la regardais ! et jamais je n’ai rien vu de plus ravissant ! Il n’y a pas de nymphe Eucharis, de Diane chasseresse, capable, à ce point-là, de vous faire tourner la tête...

CLARISSE, piquée.

Monsieur !...

ARMAND.

Je dis comme objet d’art... je parle en artiste...

Air : Ah ! si Madame me voyait.

Tel et non moins infortuné,
Le dieu du jour, dans son ivresse,
Courait jadis après une maîtresse
Qui s’enfuyait en riant à son né...
Telle et plus belle encore que Daphné,
Disparaissait ma nymphe enchanteresse !
Et moi boiteux, je représentais bien
La justice qui court sans cesse...
Et qui n’attrape jamais rien.

Quand je dis rien, au contraire, car au détour d’une allée, autre incident, je tombe dans les bras...

MADAME DERMILLY.

De qui ?

ARMAND.

D’un grand jeune homme, habillé de noir ; c’était Carlille...

CLARISSE.

Edgard !...

ARMAND.

Qui me saute an cou, ce qui m’était bien égal ; ce n’est pas lui que j’aurais voulu...

Se reprenant vivement.

C’est-à-dire si... ça m’a fait grand plaisir de l’embrasser, de le revoir, avec sa grande figure étonnée, et son crêpe au chapeau... Chemin faisant, il m’a raconté comment son frère aîné était mort du choléra et de deux médecins anglais...

CLARISSE.

Son frère !...

ARMAND.

Eh ! mon Dieu, oui ! le voilà duc et pair d’Angleterre, je ne sais combien de mille livres sterling, et un des plus beaux noms des trois royaumes. Ce qui m’a le plus surpris, c’est son air discret et malin qui semble jurer avec sa longue physionomie britannique, il m’a avoué en baissant les yeux et la voix, qu’il venait ici avec des intentions...

À madame Dermilly.

Qu’est-ce que cela veut dire ?... est-ce que son arrivée se lierait avec l’apparition mystérieuse de la belle inconnue ?

MADAME DERMILLY, souriant.

Mais, c’est possible !... et je ne dis pas non !...

ARMAND.

Comment cela ? vous sauriez donc...

MADAME DERMILLY, passant au milieu d’eux, et les rapprochant d’elle.

Oui, mes enfants, ce n’est pas avec vous que je veux avoir des secrets, et je vais tout vous confier... Depuis longtemps, j’avais des projets, des idées de mariage, entre lord Carlille, qui n’avait alors qu’un beau nom, et une jeune personne extrêmement riche que je protège...

ARMAND.

La jeune inconnue ?...

MADAME DERMILLY.

Précisément !

ARMAND.

Ah ! c’est un bon parti !... Et elle est à marier ?...

MADAME DERMILLY.

Oui, mon ami !... Un instant, je l’avoue, j’ai cru mes projets renversés, car milord, se rappelant une ancienne amitié d’enfance qui l’unissait à Clarisse, voulait absolument l’épouser.

ARMAND, avec joie.

Quoi ! vraiment ! il voulait !

MADAME DERMILLY.

Rassure-toi ! tu sens bien que Clarisse a refusé avec une noblesse, une délicatesse, dont je suis témoin ; elle t’aime... elle n’aime que toi... sans cela...

ARMAND, tristement.

C’est juste ! et je suis bien sensible à ce qu’elle a fait pour moi.

MADAME DERMILLY.

Ce qui se trouve d’autant mieux, que rien ne s’oppose plus maintenant à l’exécution de mon premier plan ; et puisqu’il est riche, duc et pair, ce qui ne gâte rien...

CLARISSE, à part.

Comme c’est délicat !

MADAME DERMILLY.

Je veux dès aujourd’hui les présenter l’un à l’autre ; ce sera la première entrevue, car nous avons à dîner et milord et ma protégée.

CLARISSE, à part.

Je ne connais pas de femme plus intrigante que ma belle-mère.

MADAME DERMILLY, les examinant avec attention.

Et maintenant, mes amis, que je vous ai tout dit, j’espère que vous me seconderez... que vous m’aiderez chacun de votre côté... à faire réussir ce mariage...

Armand va s’asseoir près de la porte à gauche ; Clarisse s’éloigne vers la droite. À part.

Cela les a émus tous deux...

Haut.

Je vais recevoir milord, et lui remettre de votre part cette lettre si généreuse.

CLARISSE, faisant un geste pour la retenir.

Madame...

MADAME DERMILLY, revenant.

Quoi !... qu’y a-t-il ?... auriez-vous quelque chose à me dire ?...

Air de Turenne.

Me voilà prête à vous entendre.

CLARISSE.

Moi... non, Madame... Ah ! c’est trop de hontes...

Regardant la lettre.

Ah ! si j’avais pu la reprendre !

MADAME DERMILLY, à part.

Comme ils paraissent agités !

ARMAND, avec émotion.

Eh quoi ! ma mère, vous partez !

Clarisse s’assied.

MADAME DERMILLY.

Pour la soirée il faut que je m’apprête..
Adieu...

Les regardant.

Voilà, si j’en puis bien juger,
Deux amoureux qu’à présent, sans danger,
Je puis laisser en tête-à-tête.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène VIII

 

CLARISSE, ARMAND

 

Après un instant de silence.

ARMAND, allant auprès de Clarisse et avec embarras.

En vérité, ma chère Clarisse, je ne sais comment vous remercier de la glorieuse conquête que vous m’avez sacrifiée...

CLARISSE.

Cela vous étonne !

ARMAND.

Non, sans doute !

CLARISSE, se levant, à part.

Et ce billet qu’elle va lui remettre, et qui va le désespérer, l’éloigner peut-être...

ARMAND.

Car enfin, en échange des titres et du rang que vous refusez pour moi, je ne puis vous offrir que le nom et la fortune bien modeste d’un banquier : aussi me voilà maintenant obligé d’honneur à reconnaître une telle générosité.

CLARISSE, avec sécheresse.

Par de l’ingratitude, peut-être ; car tout à l’heure, déjà, cette fille dont vous parliez avec un feu, un enthousiasme tout à fait inconvenant, devant votre mère et devant moi...

ARMAND.

Une plaisanterie innocente, à laquelle je n’attache aucune importance.

CLARISSE, avec dépit.

Une plaisanterie !... une plaisanterie innocente... qui vous fait escalader des croisées, et poursuivre à travers le parc une femme que vous ne connaissez pas... mais peu importe ! c’est une femme !... et les hommes s’inquiètent si peu de la délicatesse et des convenances... C’est comme l’autre jour, lorsque je vous ai vii rire et plaisanter avec la fille du jardinier...

ARMAND.

Geneviève !

CLARISSE.

Ah ! fi ! Monsieur !... c’est si mauvais genre ! si mauvais ton !... si négociant !...

ARMAND.

Clarisse, y pensez-vous ?

CLARISSE.

Oui, Monsieur, et parce que jusqu’ici j’ai eu le courage de me taire, croyez-vous que je sois aveugle ou indifférente sur tout ce qui choque mes yeux ?

ARMAND.

Et qui peut donc les blesser ?

CLARISSE.

Tout ce qui m’environne !... Est-il donc si difficile de voir que, malgré son amitié apparente, votre mère ne m’aime point, que c’est par grâce, et malgré elle, qu’elle me nomme sa fille, et qu’en attendant, et pour satisfaire je ne sais quel caprice, elle nous fait périr de tristesse et d’ennui dans ce château ?

ARMAND.

Pas un mot de plus contre ma mère... je ne pourrais l’entendre.

CLARISSE.

À merveille ! vous le voyez déjà... son nom seul jette entre nous la désunion et la discorde ; cela ne peut pas rester ainsi ; vous choisirez entre nous deux, vous renoncerez ou à elle ou à moi...

ARMAND.

Et c’est vous qui prétendez m’aimer, vous qui exigez un pareil sacrifice !...

CLARISSE.

Et vous pourriez hésiter après tous ceux que je vous ai faits, quand je refuse pour vous un rang, un titre, des dignités !

ARMAND.

Prenez garde ! car si vous me le reprochez encore, je ne vous en saurai plus aucun gré...

CLARISSE.

J’avais donc raison de vous dire que l’ingratitude...

ARMAND.

Je ne sais de quel côté elle est...

CLARISSE.

C’en est trop, et après une pareille offense, il faudrait avoir bien peu de fierté...

ARMAND.

Clarisse, écoutez-moi, de grâce...

CLARISSE.

Non, Monsieur... non, laissez-moi, je vous défends de me suivre et de me parler...

Elle sort par la porte à droite.

 

 

Scène IX

 

ARMAND, seul

 

Comme elle le voudra, après tout ! car voilà déjà la seconde dispute d’aujourd’hui, et c’est ennuyeux ! Elle m’adore ! je le sais bien ! je ne le sais que trop... mais ce n’est pas une raison pour me chercher querelle à tout propos, pour me dire du mal de ma mère, pour être fière... orgueilleuse, envieuse... colère, jalouse. À cela près, une bonne femme, qui aurait un excellent caractère, si elle ne m’aimait pas tant !... Aussi, il faut que tout cela finisse ; il faut que ce mariage ait lieu, parce qu’une fois mariés, nous serons libres ; elle fera ce qu’elle voudra, moi aussi, et nous ne serons pas obligés de rester comme ça toute la journée en tête-à-tête, c’est le moyen de toujours se quereller...

On entend un prélude de piano dans la chambre à gauche. Écoutant.

Dieu ! qu’entends-je !... le bruit d’un piano... là, dans cet appartement.

Il entr’ouvre doucement la porte de l’appartement, et regarde.

C’est la jeune inconnue !... je la vois d’ici, assise au piano... Quelle taille charmante !... ah ! qu’elle est bien ! et un trésor pareil serait destiné à cet Anglais !... Non !... ce n’est pas par esprit national, mais si, avant son mariage, je pouvais la lui enlever, m’en faire aimer...

Voulant entrer.

Allons, mais elle est près de la porte qui conduit dans le parc ; en me voyant brusquement entrer... elle est capable d’avoir peur, de s’enfuir, et elle court mieux que moi, je le sais... Ah ! une idée...

Il prend son violon, qui est sur une chaise, et joue l’air qu’il vient d’entendre sur le piano. Mathilde entr’ouvre doucement la porte, et entre sur la pointe du pied.

 

 

Scène X

 

MATHILDE, ARMAND

 

ARMAND, à part.

C’est elle !...

Il s’approche doucement derrière elle, et la saisit par la main.

Je la tiens, et cette fois elle ne m’échappera pas !...

MATHILDE, à part, souriant.

C’est mon cousin !

ARMAND, à part.

C’est étonnant !... ça ne l’effraye pas !...

Haut.

C’est bien téméraire à moi d’oser vous retenir ainsi ; mais consentez à ne pas me fuir comme ce matin,

Lui lâchant la main.

et je vous rends la liberté, sur parole.

À part.

Elle se tait... mais elle reste...

Haut.

Une grâce encore, ne puis-je savoir qui vous êtes !...

MATHILDE, à part.

C’est qu’il ne me connaît vraiment pas !... c’est amusant !...

ARMAND.

Eh quoi ! ne me pas répondre !...

MATHILDE.

Eh mais !... si cela m’était défendu, s’il ne m’était pas permis de vous dire qui je suis...

ARMAND.

Ô ciel !

MATHILDE.

Mais vous pouvez le deviner ! je ne vous en empêche pas !...

ARMAND.

Eh ! que puis-je savoir, sinon que vous vous plaisiez à me fuir, à m’éviter, et que, sans me connaître, vous avez pour moi de l’antipathie et de la haine !... est-ce vrai ?... ou non ?...

MATHILDE, souriant.

En conscience, vous n’êtes pas habile !... ou vous avez bien du malheur, et si vous ne devinez pas mieux que cela, vous ne saurez jamais rien.

ARMAND.

Je sais du moins que vous êtes ce qu’il y a au monde de plus joli, de plus séduisant, et ce que j’aime le plus !...

MATHILDE.

Ce n’est pas possible !... vous ne me connaissez pas...

ARMAND.

C’est ce qui vous trompe.

Il tire de son sein un médaillon qu’il lui montre.

Et cette image que je regarde sans cesse...

MATHILDE.

Mon portrait ! celui que j’avais fait pour votre mère...

ARMAND.

C’est en mes mains qu’il est tombé, et depuis il ne m’a pas quitté ! il est toujours resté là, sur mon cœur, et demandez-lui si je vous aime...

MATHILDE, à part.

Il m’aime !...

Haut.

Ah ! ma tante dira ce qu’elle voudra, je n’ai plus la force d’obéir...

ARMAND.

Une tante, dites-vous ? et qui donc est-elle ?

MATHILDE.

Votre mère !... Monsieur...

ARMAND.

Eh quoi ! vous seriez Mathilde ?

MATHILDE.

Mon Dieu, oui...

ARMAND.

Ma cousine ?

MATHILDE, à part.

Ce n’est pas moi qui le lui ai dit, toujours !

ARMAND.

Quoi ! cet ange de beauté !... ce trésor que j’enviais, c’est Mathilde... c’est ma cousine !...

MATHILDE.

Qui depuis longtemps vous connaissait ; car moi, je suis plus adroite que vous.

ARMAND.

Et pourquoi nous séparer, et m’empêcher de vous voir ? à quoi bon ce mystère ?...

MATHILDE.

C’est ce que je me demande !... car mon père m’a toujours dit : « Ton cousin sera un jour ton mari... c’est le rêve, c’est l’espoir de nos deux familles. »

ARMAND, avec joie.

Il serait possible !...

MATHILDE.

Est-ce que vous ne le savez pas, mon cousin ?

ARMAND.

Non, vraiment !...

MATHILDE.

Il fallait donc me le dire !... je vous l’aurais appris tout de suite !... moi, j’ai toujours été élevée dans ces idées-là.

ARMAND.

Et puis-je espérer, Mathilde, qu’aujourd’hui ce sont les vôtres ?

MATHILDE.

Moi, des idées ! du tout ; je n’en ai pas ! je n’ai jamais eu que celles de mon père...

ARMAND.

Comment ?

MATHILDE.

Et de ma tante.

ARMAND.

Ah ! je suis trop heureux !...

MATHILDE.

Et ce qui est bien étonnant, c’est qu’aujourd’hui votre mère m’a expressément recommandé de vous éviter ; voilà pourquoi ce matin je vous fuyais : sans cela !... et puis elle m’a défendu, si je vous rencontrais, de vous dire qui je suis... heureusement, vous avez deviné... Mais concevez-vous cela ?... je vous le demande.

ARMAND.

Oui, sans doute ! et tout s’explique maintenant !... ma mère à changé d’idée ! elle veut vous marier à un autre, à un Anglais, lord Carlille.

MATHILDE.

Et moi je ne le veux pas ! je le dirai à mon père, à ma tante, à tout le monde ! Il ne faut pas croire que je n’ai pas de caractère... et puis, vous êtes de ma famille... vous êtes mon cousin... vous me défendrez...

ARMAND.

Toujours ! Mathilde ! toujours ! je suis ton protecteur, ton ami ! c’est une indignité ! une tyrannie sans exemple !...

MATHILDE.

N’est-il pas vrai ?...

ARMAND.

Et il est affreux qu’on ose ainsi contraindre une jeune personne... je ne le souffrirai pas, et ce prétendu... ce lord Carlille, je le tuerais plutôt...

MATHILDE.

Ô ciel !... non, Monsieur, ne le tuez pas...

ARMAND.

Si vraiment...

MATHILDE.

Et moi, je vous en prie, dites-lui seulement que je vous aime, que je vous ai toujours aimé, que je ne peux pas être sa femme, puisque je dois être la vôtre ; il comprendra cela ; il ne faut pas croire qu’un Anglais n’entende pas la raison...

Air de la Galope (La Tentation).

Il cédera, j’en suis certaine ;
Il s’agit de lui parler ;
N’écoutant que votre haine,
Ah ! n’allez pas l’immoler.

ARMAND.

Il faut qu’un combat m’en délivre ;
Car sitôt qu’il va vous voir,
Sans vous aimer pourra-t-il vivre ?

MATHILDE.

Il mourra donc de désespoir.

Ensemble.

MATHILDE.

Il cédera, j’en suis certaine, etc.

ARMAND.

Non, ma vengeance est plus certaine ;
Au combat je dois voler ;
Je n’écoute que ma haine,
Et je prétends l’immoler.

Mathilde sort.

 

 

Scène XI

 

ARMAND, puis MADAME DERMILLY

 

ARMAND.

Quelle grâce !... quelle candeur ! quelle naïveté !... voilà la femme qu’il me fallait ; et on la destine à un autre !... Voilà les grands parents !... on nous sacrifie tous deux... oui, tous deux... car me voilà engagé à Clarisse... engagé avec une femme qu’il m’est impossible d’aimer, surtout maintenant, et comment y renoncer ?... comment rompre, sans me préparer d’éternels reproches, sans me déshonorer à jamais ?...

À madame Dermilly qui entre.

Ah ! ma mère, vous voilà : venez de grâce, venez à mon secours...

MADAME DERMILLY.

Eh ! mon Dieu !... qu’y a-t-il donc ?...

ARMAND, cherchant à se remettre.

Ce qu’il y a !... rien... je ne sais... Qu’allais-je lui dire ?... Je voulais vous demander, que fait Clarisse ? où est-elle ?...

MADAME DERMILLY.

Au salon avec lord Carlille, à qui j’avais un billet à remettre ; mais j’ai pensé, et Clarisse a été sur-le-champ de mon avis, qu’il était plus convenable qu’elle lui expliquât elle-même de vive voix les motifs de son refus. J’ai donc déchiré la lettre, et je les ai laissés ensemble ; mais, si tu le veux, je vais la chercher...

ARMAND.

Non, ma mère... non... j’ai bien d’autres choses à vous dire... j’ai vu Mathilde, ma cousine...

MADAME DERMILLY.

Quoi ! tu saurais !...

ARMAND.

Je sais tout, et c’est d’elle seule que je veux vous parler, car moi, c’est fini, il ne faut plus y penser, j’ai promis...

MADAME DERMILLY.

Promesse bien douce à tenir, quand on aime... quand on est aimé ! et après ce que Clarisse a fait pour toi...

ARMAND.

Eh oui ! voilà le malheur !... et par honneur, par délicatesse, il n’y a plus à reculer, il faut subir son sort. Eh bien donc, puisque rien ne peut m’y soustraire, puisque vous le voulez, je le ferai, ce mariage que je déteste, que j’abhorre...

MADAME DERMILLY.

Que dis-tu ?

ARMAND.

Mais je vous en préviens, je serai éternellement malheureux ; personne ne le saura, pas même elle ; je me conduirai en honnête homme, en galant homme, en bon mari. Par exemple, j’en aimerai une autre, rien ne m’en empêchera...

MADAME DERMILLY.

Eh ! qui donc ?

ARMAND.

Vous ne le saurez pas ! vous ne pouvez le savoir... et vous ne devineriez jamais, c’est impossible ; cela vous paraîtrait si absurde, si inconcevable, et cependant c’est la vérité, c’est celle que j’aime.

MADAME DERMILLY.

Eh ! qui donc ?

ARMAND.

Ma cousine.

MADAME DERMILLY.

Est-il possible !

ARMAND.

Je l’aime comme je n’ai jamais aimé, ou plutôt je n’ai jamais aimé qu’elle...

MADAME DERMILLY.

Laisse-moi donc !...

ARMAND.

Ah ! j’en étais sûr, vous ne pouvez me comprendre, mais toutes ces vertus, toutes ces qualités que je rêvais, et dont mon imagination se plaisait à embellir une autre, c’est elle qui les possède, et c’est elle que j’aimerai toujours.

MADAME DERMILLY.

Toujours !

ARMAND.

Oh ! cette fois, c’est définitif ; car la beauté, chez elle, est le moindre de ses avantages ! Quelle douceur ! quelle naïveté ! quelle bonté de caractère ! et sans parler ici de sa fortune, songez donc que les convenances, que les rapports de famille... que tout se trouve réuni...

MADAME DERMILLY.

Eh ! je le sais mieux que toi !... car autrefois c’est elle que je te destinais, mais tu n’en as pas voulu ; tu n’as pas même consenti à la voir...

ARMAND.

Est-il possible !... eh bien ! il fallait m’y forcer, m’y contraindre, user de votre autorité, car, après tout, vous êtes ma mère, vous avez le droit de commander... et une pareille faiblesse... Ah ! pardon !... pardon ! je ne sais ce que je dis ; je vous offense encore ; mais, voyez-vous, la tête n’y est plus ; et le seul parti qui me reste à présent, c’est de me brûler la cervelle...

 

 

Scène XII

 

ARMAND, MADAME DERMILLY, MATHILDE

 

MATHILDE.

Dieu ! qu’entends-je !... Non, mon cousin, non, vous ne nous quitterez pas !...

ARMAND.

Il le faut !... car je vous aime trop, et je suis trop malheureux !...

MATHILDE, à madame Dermilly.

Et vous n’êtes pas touchée de son désespoir ?... et vous pouvez lui résister encore ? Eh bien ! ma tante, moi, qui ai jusqu’ici obéi à toutes vos volontés, je déclare que désormais on aura beau faire, rien ne m’empêchera d’aimer mon cousin... que je l’ai toujours aimé, et que je l’aimerai toujours.

MADAME DERMILLY.

Et toi aussi !...

À part.

Pauvre enfant !...

MATHILDE, pleurant.

Oui, Armand, on est bien cruel pour nous, on veut nous rendre bien malheureux ; mais rassurez-vous, je n’épouserai personne ; je resterai fille, ou je serai votre femme...

ARMAND, avec désespoir.

Ma femme ! ah ! c’en est trop !

MATHILDE.

Eh bien !... Monsieur, cela ne vous console pas un peu ?...

ARMAND.

Au contraire ! cela me désespère ; cela me rend furieux, car je ne sais plus maintenant à qui m’en prendre...

Prenant à part madame Dermilly, pendant que Mathilde s’éloigne un peu.

Ma mère, ma mère bien-aimée, vous à qui je dois tant, je n’ai plus d’espoir qu’en vous. Elle ne sait pas, elle ne peut se douter de ce que je souffre... vous seule pouvez me sauver ; et si vous ne trouvez pas quelque moyen honorable de rompre ce mariage que j’abhorre, vous n’avez plus de fils...

MADAME DERMILLY.

Ingrat ! pouvais-tu croire que ta mère cesserait un instant de veiller sur toi ? Je savais bien que je t’amènerais là, et grâce à moi, aujourd’hui, je l’espère...

ARMAND, avec explosion.

Que dites-vous ?

MADAME DERMILLY.

Silence !

Montrant Mathilde qui s’est un peu éloignée.

Ta femme ne doit rien savoir.

 

 

Scène XIII

 

ARMAND, MADAME DERMILLY, MATHILDE, JOSEPH

 

JOSEPH.

Je n’en reviens pas... Quel malheur ! quel affront pour nous !

MADAME DERMILLY.

Qu’y a-t-il ?

ARMAND.

Qu’as-tu vu ?

JOSEPH.

Au salon, milord Carlille aux genoux de mademoiselle Clarisse.

MADAME DERMILLY.

Eh bien ?

JOSEPH.

Il s’est relevé, m’a sauté au cou, en disant : Je te présente ma femme...

ARMAND, sautant au cou de Joseph qu’il embrasse.

Ah ! mon ami !

JOSEPH.

Mais laissez-moi donc !

Il passe à la gauche de madame Dermilly.

ARMAND, à madame Dermilly.

Eh ! comment cela se fait-il ? comment avez-vous pu réussir ?...

MADAME DERMILLY.

De la manière la plus simple. J’ai découvert que Clarisse, ma pupille, aimait lord Carlille.

ARMAND, stupéfait.

Ce n’est pas possible !

MADAME DERMILLY.

Si, mon ami, je l’ai forcée à me l’avouer. Elle l’aime, et l’aimera toujours... Toujours, entends-tu bien ?

ARMAND, étonné.

Par exemple !

MADAME DERMILLY.

Cela une fois convenu, je l’ai assurée de mon consentement, du tien... Elle devient milady.

MATHILDE.

Quel bonheur ! lord Carlille ne peut plus m’épouser... et malgré vous, ma tante, il faudra bien que je devienne la femme de mon cousin.

MADAME DERMILLY.

Oui, mon enfant.

MATHILDE.

Ce n’est pas sans peine...

À Armand.

Et nous avons eu assez de mal, j’espère, pour l’amener là.

ARMAND.

Que dites-vous ?... et si vous saviez...

MADAME DERMILLY, à Armand.

Pas un mot de plus.

Passant entre Mathilde et Armand. À Mathilde.

Venge-toi de moi en le rendant heureux.

À Joseph, qui est resté seul à gauche.

Eh bien ! que t’avais-je dit ?

JOSEPH.

Elle en est, ma foi ! venue à bout : et si mon fils Joseph avait eu une mère comme vous, il ne serait pas dragon.

TOUS.

Air de Léocadie.

Toujours ! toujours ! toujours !
C’est l’éternel discours
De la jeunesse et des amours !
Mais le cœur d’une mère
Est le seul sur la terre
Qui sans erreur puisse dire : Toujours !

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