Dix ans de la vie d’une femme (Eugène SCRIBE - Thomas TERRIER)

Drame en cinq actes et neuf tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 17 mars 1832.

 

Personnages

 

DARCEY, riche propriétaire

VALDÉJA, son ami

RODOLPHE, fashionable

ÉVRARD, négociant, père de Mme Darcey

DUSSEUIL, magistrat, beau-frère d’Évrard

ALBERT MELVILLE, neveu d’Évrard

HIPPOLYTE GONZOLI

RIALTO, banquier étranger

LÉOPOLD

ACHILLE GROSBOIS, jeune docteur fashionable

MOURAVIEF, Kalmouk au service de Valdéja

LAURENT, domestique d’Adèle

UN AGENT DE POLICE

UN DOMESTIQUE de Mme de Laferrier

UN DOMESTIQUE d’hôtel garni

ADÈLE ÉVRARD, femme de Darcey

CLARISSE ÉVRARD, sa sœur

SOPHIE MARINI, amie de pension d’Adèle

AMÉLIE DE LAFERRIER, amie de pension d’Adèle

MADAME DUSSEUIL, sœur d’Évrard

CRÉPONNE, jardinière, puis femme de chambre d’Adèle

DOMESTIQUES

AGENTS DE POLICE

 

À Viroflay, au premier acte. À Paris, aux actes suivants.

 

 

ACTE I

 

Un parc.

 

 

Scène première

 

CLARISSE, ADÈLE, assises sur un banc

 

ADÈLE.

Oui, je suis la plus malheureuse des femmes !

CLARISSE.

Que dis-tu, ma sœur ? toi, mariée depuis deux ans à un homme excellent, jeune encore, immensément riche, et qui ne songe qu’à prévenir tous tes désirs, que te manque-t-il donc ?

ADÈLE.

Je ne sais... l’ennui m’obsède ; des idées vagues et indociles s’emparent de mon imagination qu’elles fatiguent, et, quoi que je fasse, je ne puis m’y soustraire.

CLARISSE.

Aurais-tu des chagrins ?

ADÈLE.

Plût au ciel ! cela me distrairait.

CLARISSE, souriant.

Il me semble qu’en fait de distractions tu pourrais aisément en trouver qui ne te coûteraient pas aussi cher. Mais, il y a quelques mois encore, tu étais si heureuse !... tu n’avais pas de pareilles idées !... Qui donc a pu te les donner ?

ADÈLE.

Toutes les jeunes femmes que je vois, qui ont su autrement arranger leur existence et se rendre maîtresses de leur avenir... Amélie de Laferrier, Sophie Marini, des amies intimes, qui me sont dévouées...

CLARISSE.

Cependant nous autres femmes, combien en ménage nous sommes mieux partagées que les hommes ! Les embarras de l’avenir, les soins de la fortune, notre rang et notre considération dans la société, ce n’est pas nous que cela regarde... c’est eux... Ils sont responsables de notre sort, de notre bonheur, et nous n’avons rien à faire qu’à nous laisser être heureuses.

ADÈLE.

Ah ! voilà bien ces idées de jeunes filles que jamais tu ne pourras réaliser.

CLARISSE.

Pourquoi donc ?... Il me semble à moi que cela est possible... et même que déjà cela commence.

ADÈLE.

Serait-il vrai ?

CLARISSE.

Oui... je peux te le dire à toi, ma meilleure amie... Tu sais bien, quand M. Darcey, ton mari, venait il y a trois ans chez mon père pour te faire la cour, il était souvent accompagné d’un de ses amis.

ADÈLE.

Oui, je me le rappelle, M. Valdéja... un Espagnol.

CLARISSE.

Son père était Espagnol... mais lui est né en France.

ADÈLE.

On ne s’en serait pas douté... Toujours sombre, rêveur, misanthrope...

CLARISSE.

Il avait eu tant de malheurs... tant de chagrins de toute espèce... Mais à travers l’ironie amère qui dictait tous ses discours, que de nobles et généreux sentiments lui échappaient, comme malgré lui, et semblaient le trahir !...

ADÈLE.

Eh ! mon Dieu, ma chère amie, quel enthousiasme !

CLARISSE.

Il était si malheureux ! et puis, lui, qui détestait tout le monde, il semblait m’avoir prise on amitié.

ADÈLE.

Ce qui flattait ton amour-propre.

CLARISSE.

Non... je n’ai jamais pensé à être fière de cette préférence, mais j’en étais contente.

ADÈLE.

Je comprends, et ce qu’on disait de lui était donc vrai ; il aura tout employé pour te séduire.

CLARISSE.

Lui !... il ne m’a jamais dit qu’il m’aimait... et de mon côté... Je crois cependant que nous nous sommes compris ; car, il y a plus de deux ans, au moment où il allait partir pour la Russie, il me dit seulement : Attendez-moi, et si, dans trois ans, je ne reviens pas digne de vous, oubliez un malheureux.

ADÈLE.

Et depuis, as-tu reçu de ses nouvelles ?

CLARISSE.

Mais oui... sans en demander, j’en avais de temps en temps par ton mari qui est son meilleur ami, et à qui il écrivait souvent. Je sais qu’il a fait un chemin rapide... une belle fortune... qu’il est secrétaire d’ambassade... et, hier, est arrivée chez mon père une grande lettre, timbrée de Saint-Pétersbourg, dont on ne m’a pas encore parlé : mais je suis sûre que c’est une demande en mariage.

ADÈLE.

Tu le crois ?

CLARISSE.

Sans doute... Voilà bientôt les trois ans écoulés ; il ne s’en faut plus que de six mois.

ADÈLE.

Et tu accepterais ?.... Tu deviendrais la femme de M. Valdéja ?

CLARISSE.

De grand cœur...

ADÈLE.

Le ciel t’en préserve ! et si tu savais comme moi ce que c’est que la mariage... Tais-toi, c’est M. Darcey... c’est mon mari... Tu vos si on peut être seule et libre un instant dans la journée.

 

 

Scène II

 

CLARISSE, ADÈLE, DARCEY

 

DARCEY.

Vous voilà, ma chère belle-sœur ! Que vous êtes aimable de vous être rendue à notre invitation et de venir passer quelques jours avec ma femme !... Bonjour, Adèle... Es-tu encore tâchée contre moi ?...

À Clarisse.

Nous avons eu une petite discussion ce matin.

CLARISSE.

Je m’en doutais, et j’espère que cela se passera.

ADÈLE.

Jamais !

DARCEY.

Ce serait bien long... Mon seul crime, autant que j’ai pu le comprendre, est de l’avoir amenée à trois lieues de Paris... à la campagne... comme tu le désirais...

ADÈLE.

Je désirais y être, mais non pas seule...

DARCEY.

Et moi... ne suis-je rien pour toi ?

ADÈLE, avec dépit.

Oh ! beaucoup, sans contredit... Un mari et une femme ne font qu’un ; mais, comme je vous l’ai dit, je m’ennuie quand je suis seule.

DARCEY.

Langage de femme conseillée, dont je ne tiendrai nul compte.

ADÈLE.

Exigences de mari auxquelles certainement je ne me soumettrai pas.

DARCEY.

Des rigueurs !... Un seul fait, et je me rends.

ADÈLE.

Mille, s’il le fallait !

DARCEY.

Encore ?...

ADÈLE.

Vous n’avez jamais été du même avis que moi. Au moindre de mes désirs, vous avez toujours eu une objection à faire.

DARCEY.

Tout ceci n’est que vague ; tu ne précises rien, et je te demande des faits.

ADÈLE.

Des faits ! des faits !

Pleurant.

Dieu ! que je suis malheureuse !

DARCEY.

À la bonne heure, voilà du positif ; et puisque tu crains de m’accuser, je me charge moi-même de ce soin... Je veux avouer tous mes torts devant ta sœur... Depuis quelque temps, tu reçois chez toi une foule de jeunes coquettes dont la vie n’est qu’une déplorable erreur ; tu n’aimes que leur société... tu ne suis que leurs conseils ; et ce n’est jamais par elle-même qu’une femme se perd : c’est par ses amies intimes ; c’est par celles qui l’entourent. Les mauvais exemples commencent sa ruine en la décourageant, en la dégoûtant de ce qui est bien ; puis viennent les mauvais conseils qui la conduisent à ce qui est mal... Déjà elles ont détruit chez toi le bonheur intérieur... Tu jettes un regard d’envie sur leur folle existence... Tu voudrais les imiter... Tu brûles de briller et de l’afficher comme elles ; et moi qui suis ton ami, moi qui suis chargé de veiller sur ton honneur, qui m’appartient, qui est le mien, je dois d’une main sévère t’arrêter au bord de l’abîme et t’empêcher d’y tomber... Voilà mes torts, n’est-il pas vrai ? ceux que tu n’osais me reprocher devant Clarisse.

CLARISSE.

Mon frère !

DARCEY.

Après cela, qu’elle m’en veuille, qu’elle soit fâchée contre moi... je trouve cela tout naturel... Pour être raisonnable, il faut du courage.

À Adèle.

Mais crois-tu qu’il ne m’en faille pas à moi, pour te causer du chagrin ?... et cependant j’y suis décidé.

ADÈLE.

Vous, monsieur !

DARCEY, froidement.

Tu sais qu’avec moi une décision prise est toujours exécutée, et voici ce que j’avais à te dire : je vais souvent à Paris pour mes affaires, j’y vais même aujourd’hui, pour toute la journée, et je voudrais qu’en mon absence ces dames... tu sais de qui je veux parler, ne vinssent ici qu’invitées par moi.

ADÈLE.

Vous ne les inviterez jamais.

DARCEY.

Si, vraiment. Il en est quelques-unes qui ne sont que folles et étourdies, celles-là sont peu dangereuses... mais il en est d’autres que je redoute... madame de Laferrier, par exemple...

ADÈLE.

Mais son mari est un riche banquier en relation d’affaires avec vous.

DARCEY.

Oui, un fort honnête homme, que je verrai le matin dans son cabinet ou dans le mien ; mais tu m’obligeras de ne plus voir sa femme... je t’en prie. Quant à madame Marini, ton autre intime, elle a fait, dit-on, la fortune de son mari par son crédit auprès des ministres, et son mari, par reconnaissance, croit devoir fermer les yeux sur la conduite de sa femme : moi qui n’ai pas les mêmes motifs d’indulgence, je te défends de voir madame Marini.

ADÈLE.

Me le défendre !

DARCEY, avec tendresse.

Oui, mon amie, et tu m’en remercieras un jour. Après cela, crois que mon amour te tiendra compte d’un pareil sacrifice.

ADÈLE, sèchement.

Je ne demande rien, monsieur.

DARCEY, avec douceur.

Je le vois, et tu m’obéiras sans cela...

Avec fermeté.

Car tu sais que, si j’ai de l’indulgence pour des caprices, je suis inexorable pour des fautes. Adieu, je pars. Mais auparavant. ma chère Clarisse, je voudrais vous parler un instant.

CLARISSE.

Très volontiers.

ADÈLE.

Encore quelque complot contre moi ?

DARCEY.

Probablement... mais le complice que je choisis doit vous rassurer.

Il veut lui baiser la main, qu’elle retire avec humeur. Darcey sort avec Clarisse qui fait signe à sa sœur de se modérer.

 

 

Scène III

 

ADÈLE, seule

 

Et je souffrirais une pareille tyrannie ?... J’obéirais à mon mari quand toutes les femmes que je vois commandent aux leurs ?... Oh ! non, cela n’est pas possible !... Je ne pourrais jamais vivre ainsi, il faut que cela finisse.

 

 

Scène IV

 

ADÈLE, AMÉLIE, ACHILLE

 

AMÉLIE, à Achille.

Ne l’avais-je pas dit, que nous la trouverions en méditation ?

ADÈLE.

Dieu !... madame de Laferrier !

AMÉLIE.

Bonjour, ermite.

ADÈLE, s’efforçant de rire.

C’est bien aimable à toi de ne pas m’abandonner ; à vous aussi, monsieur Grosbois.

ACHILLE.

Nous causons de vous à chaque instant du jour, madame.

AMÉLIE.

Puisque tu ne viens pas, il faut bien que je fasse la route. J’ai amené le docteur avec moi, ne sachant pas voyager seule. Eh ! mais, qu’as-tu donc ? Est-ce que tu aurais pleuré, par hasard ?

ADÈLE.

Ah ! ma bonne Amélie, j’ai bien du chagrin !

AMÉLIE.

Et quelle en est la cause ?

ADÈLE.

Tu me le demandes ?

AMÉLIE.

Ton mari... C’est juste : j’aurais dû le deviner.

ADÈLE.

J’ai besoin que tu diriges le cours de mes idées... Je voudrais... je n’ose, ou plutôt, je ne sais ce que je voudrais... à quel parti m’arrêter. Conseille-moi, de grâce !

AMÉLIE.

Adèle, tu connais mes principes à cet égard : je n’empêche personne de me regarder faire ; mais pour des conseils, je n’en donne jamais.

ADÈLE.

Cependant...

AMÉLIE.

Ma chère amie, c’est comme cela ; et puis, parler raison à une enfant, à quoi bon ?

ADÈLE, piquée.

Comment, à une enfant ?

AMÉLIE.

Oui, à une enfant. Je puis bien le dire devant lui,

Montrant Achille.

il est discret. Tu es encore ce que tu étais chez madame Destournelles, notre maîtresse de pension.

ADÈLE.

Tu veux rire ?

AMÉLIE.

Non, ma chère, petite fille de la tête aux pieds, à cela près de la gaieté perdue, du nom changé, du professeur aussi, lequel, au lieu de t’apprendre, comme l’autre, de l’histoire et de la grammaire, t’enseigne l’art de périr d’ennui entre quatre murs.

ACHILLE.

Dommage ! vraiment dommage !

AMÉLIE.

Tu es sous le joug.

ADÈLE.

Et comment m’y soustraire, puisque, pour le rendre plus pesant encore, il veut me séparer de celles qui m’aidaient à le supporter, de mes meilleures amies !

AMÉLIE, riant.

C’est une plaisanterie, je pense ?

ADÈLE.

Non vraiment... il m’a priée de ne plus te voir, et m’a défendu de recevoir Sophie Marini.

AMÉLIE.

Ah ! moi, je suis seulement priée... Comment donc ! mais il y a là une nuance très délicate dont je lui sais un gré infini. Tu lui as ri au nez, j’espère ?

ADÈLE, timidement et baissant les yeux.

Non vraiment... je n’ai pas osé.

AMÉLIE, riant.

Elle n’a pas osé... c’est délicieux !... Alors, à ce compte-là, il faut donc que nous nous en allions ?

ADÈLE, avec crainte.

Tu vas m’en vouloir de ma faiblesse ?

AMÉLIE, gaiement.

Moi, du tout ; je trouve l’aventure charmante... et je la raconterai partout... C’est une bonne fortune.

ADÈLE, effrayée.

Y penses-tu ?

AMÉLIE.

Oui, sans doute... car c’est bien plus gai encore que tu ne crois... Imagine-toi que Sophie Marini, sachant par moi que je devais, ce matin, te faire visite à la campagne... doit venir aussi.

ADÈLE.

Ah ! mon Dieu !

AMÉLIE.

Avec M. Rodolphe.

ACHILLE.

M. Rodolphe !... Il me semble que je connais cela et que je l’ai vu...

AMÉLIE.

Oh ! sans doute... à Tortoni.

ACHILLE.

Qu’est-ce qu’il est ?

AMÉLIE.

Il va à Tortoni.

ACHILLE.

J’entends bien... mais qu’est-œ qu’il fait ?

AMÉLIE.

Il déjeune chez Tortoni le matin... et le soir, nous le trouvons en gants jaunes aux balcons de tous nos théâtres. Du reste, il est garçon, a vingt mille livres de rente... et c’est un adorateur d’Adèle...

ADÈLE.

De moi ?

AMÉLIE.

Il te poursuit partout sans pouvoir t’atteindre, et, en désespoir de cause, nous adore. Sophie et moi, parce que nous sommes tes meilleures amies.

ADÈLE.

M. Rodolphe ! Mais je ne veux ni ne dois le recevoir... et maintenant surtout que je connais ses sentiments... C’est un parti que je prends de moi-même.

AMÉLIE.

De toi-même ? Non pas... c’est un détour indirect pour obéir à ton mari.

ADÈLE.

En aucune façon.

AMÉLIE.

Et moi, j’en suis sûre. Je te connais trop bien... Et voici le moment de développer toutes tes vertus conjugales, à commencer par la soumission, car j’aperçois Sophie et M. Rodolphe.

 

 

Scène V

 

ADÈLE, AMÉLIE, ACHILLE, SOPHIE, RODOLPHE

 

SOPHIE.

Charmant ! délicieux ! Quel séjour admirable ! n’est-il pas vrai ?

RODOLPHE.

Moi, je n’admire jamais !

Apercevant Adèle qu’il salue.

Et il ne faut pas moins que la vue de madame pour me faire déroger à mes principes.

AMÉLIE, bas à Adèle, qui baisse les yeux avec embarras.

Ne crains rien... tu peux lui faire la révérence... ton mari n’est pas là.

SOPHIE, passant près d’Adèle.

Que dis-tu, chère amie, de notre visite impromptue ? J’adore les parties de campagne.

RODOLPHE.

Et celle-ci a rendu à madame toute sa bonne humeur.

ADÈLE.

Est-ce que tu avais quelque chagrin... quelque contrariété ?

RODOLPHE.

Une très grande ! Quand je suis arrivé chez madame, elle venait de voir dans le journal une place importante donnée à quelqu’un qu’elle ne peut souffrir.

ACHILLE.

Il y a de quoi avoir une migraine !

RODOLPHE.

Un M. Valdéja...

ADÈLE.

M. Valdéja... le secrétaire d’ambassade à Saint-Pétersbourg ?

SOPHIE.

Tu le connais ?

ADÈLE.

Fort peu !... Mais il a pour ma sœur une passion romanesque qui la flatte infiniment. Je vous le dis en confidence et entre amies.

AMÉLIE.

Sois tranquille, ce n’est pas par moi que M. Valdéja en sera instruit, car je ne le connais pas.

RODOLPHE, montrant Sophie.

Madame ne peut pas en dire autant.

SOPHIE.

Rodolphe ! c’en est assez...

RODOLPHE.

Et pourquoi donc ? Moi je ne cache jamais ni ma haine,

En regardant Adèle.

ni mon amour. J’aime à vous croire la même franchise, et vous pouvez bien avouer que M. Valdéja est votre ennemi déclaré.

AMÉLIE.

Vraiment ?

RODOLPHE.

Et d’honneur je le plains ; car madame n’a jamais pardonné aux gens qu’elle n’aime pas... ou qu’elle n’aime plus. Il n’y a qu’elle pour ces noirceurs délicieuses qui rappellent les roueries de la régence : c’est un genre qui n’était plus de notre siècle et que vous nous avez rendu.

SOPHIE.

Vous voulez me lâcher.

RODOLPHE.

Vous auriez bien tort... C’est le moyen de se distinguer et d’avoir une physionomie dans le monde. Il y a tant de gens qui n’en ont pas !

À Adèle.

N’est-il pas vrai, docteur ?

ACHILLE.

Oui, monsieur.

À part.

Eh bien ! par exemple... pourquoi me demande-t-il cela à moi ?

ADÈLE.

Silence, voici ma sœur.

 

 

Scène VI

 

ADÈLE, AMÉLIE, ACHILLE, SOPHIE, RODOLPHE, CLARISSE

 

CLARISSE.

Ma sœur ! ma sœur ! viens donc vite ! Est-ce que tu n’as pas entendu une voiture qui entrait dans la cour ?

ADÈLE, avec effroi.

Quoi ! déjà mon mari ?

CLARISSE.

Mon Dieu non ! pas encore !...

Apercevant Amélie et madame Marini.

Ô ciel !

Elle leur fait la révérence et dit bas à sa sœur.

Y penses-tu ?... quand ce matin encore M. Darcey t’a défendu...

ADÈLE, l’interrompant.

Il suffit !... Je sais ce que j’ai à faire. Que venais-tu m’annoncer ?

CLARISSE.

Une galanterie charmante de ton mari. C’est aujourd’hui ta fête, tu ne le savais pas ?

AMÉLIE et SOPHIE.

Nous l’ignorions aussi.

CLARISSE.

Et il avait commandé pour toi un coupé délicieux qui vient d’arriver.

ADÈLE, avec joie.

Est-il possible ?

CLARISSE.

Et deux chevaux gris magnifiques ! Oh ! le bel attelage !

ADÈLE, avec satisfaction.

J’avoue que je ne m’y attendais pas.

SOPHIE, sèchement.

Il me semble cependant que c’était de droit !

AMÉLIE.

Comment ! tu n’avais pas encore de coupé ? Mais c’était une indignité !... Moi j’en ai un depuis trois ans, et cependant mon mari n’est pas si riche que le tien, il s’en faut de beaucoup.

ADÈLE, froidement.

C’est vrai.

SOPHIE.

Et s’il te le donne, c’est pour ne pas rougir.

AMÉLIE.

C’est par respect humain.

CLARISSE.

Non, mesdames : c’est par affection, par amitié pour elle ;

À Adèle.

et tu ne sais pas qui vient d’arriver dans ce bel équipage ?

ADÈLE.

Eh ! qui donc ?

CLARISSE.

Mon père qui attend avec impatience que tu ailles l’embrasser.

ADÈLE.

Je le voudrais... mais ces dames, que je ne puis abandonner...

CLARISSE.

Je me chargerai de leur tenir compagnie et de leur faire les honneurs... Va vite.

ADÈLE.

À la bonne heure !... Je reviens dans l’instant, mes amies.

AMÉLIE.

Et moi je ne te quitte pas ; je veux voir tes chevaux, et puis nous avons ensemble une conversation à achever.

Adèle et Amélie sortent.

 

 

Scène VII

 

ACHILLE, SOPHIE, RODOLPHE, CLARISSE

 

Achille examine les jardins. Rodolphe s’est étendu sur trois chaises, et bâille en jouant avec sa canne.

RODOLPHE, regardant Clarisse.

Elle est jolie, la petite sœur ! et je l’aimerais autant que l’autre ! Moi je ne tiens pas au droit d’aînesse.

SOPHIE, à Clarisse.

Je suis bien heureuse de vous voir, ma chère Clarisse, j’ai à vous remercier de ce que vous m’avez envoyé lors de ma dernière quête.

CLARISSE.

C’était si peu de chose !... mes économies de demoiselle ; et l’on doit rendre grâce à celles qui comme vous, madame, veulent bien se dévouer pour remplir un devoir si pieux.

SOPHIE.

Cette fois du moins, et c’est assez rare, l’argent de cette collecte aura été bien placé. Une pauvre jeune fille, une orpheline, que l’inexpérience et la misère avaient livrée à la séduction...

RODOLPHE, toujours étendu sur sa chaise.

Voilà qui est horrible...

SOPHIE.

D’autant plus que son séducteur l’a indignement abandonnée... Je ne vous le nommerai pas, quoique je le connaisse... mais ce serait inutile, il n’est plus en France... il est très loin... à l’étranger... en Russie...

CLARISSE, vivement.

En Russie ?

SOPHIE.

Où il occupe une fort belle place ; et certainement ce Valdéja aurait bien pu...

CLARISSE.

Valdéja ?

SOPHIE.

Est-ce que je l’ai nommé ?... Pardon, c’est sous le sceau du secret... parce que cette jeune personne est vraiment d’une fort bonne famille... Vous la verrez, vous l’entendrez...

CLARISSE.

Non, madame... c’est inutile.

SOPHIE.

Et puis, qui sait ?... il peut revenir en France et l’épouser ; c’est peut-être son dessein, et il ne faut désespérer de rien... Eh ! mais, qu’avez-vous donc ?

CLARISSE.

Rien, madame, rien... Il fait froid dans ce jardin, et je ne me sens pas bien.

Elle s’appuie sur une chaise à gauche ; et pendant ce temps, Rodolphe, qui s’est levé, s’approche de Sophie.

RODOLPHE, froidement et à demi-voix.

Je ferais un pari.

SOPHIE.

Et lequel ?

RODOLPHE.

C’est que dans ce que vous venez de lui raconter il n’y a pas un mot de vrai.

SOPHIE.

Et qui vous le fait croire ?

RODOLPHE, souriant.

D’abord, c’est que vous l’avez dit ; mais, vrai ou non, c’est bien trouvé, bonne perfidie pour perdre Valdéja dans l’esprit de celle qui l’aime. Mais prenez garde, si jamais j’ai à me plaindre de vous, je le justifie.

SOPHIE.

Quelle idée !

RODOLPHE.

Je ferai leur bonheur par vengeance.

SOPHIE.

C’est-à-dire que vous me menacez ?

RODOLPHE.

Du tout ; mais avec vous il faut toujours être sur le pied de guerre, on ne peut jamais désarmer. Voici madame Darcey, la belle des belles...

Il va au-devant d’Adèle qui entre pensive.

 

 

Scène VIII

 

ACHILLE, SOPHIE, RODOLPHE, CLARISSE, ADÈLE

 

ADÈLE, entrant et rêvant.

Oui, certainement, Amélie a raison, je montrerai du caractère et nous verrons.

Levant les yeux et apercevant Rodolphe.

Pardon, monsieur ;

À Sophie.

pardon, ma chère Sophie, de vous avoir laissés aussi longtemps... Je viens de faire préparer pour vous, dans le petit pavillon, quelques rafraîchissements dont vous devez avoir besoin.

ACHILLE.

À la campagne, et par cette chaleur napolitaine, cela ne fera pas de mal.

ADÈLE, à Sophie.

Et puis vous me resterez tous à dîner...

SOPHIE.

Nous y comptions bien.

ACHILLE.

C’était notre intention.

RODOLPHE.

Je n’osais l’espérer.

ADÈLE.

Pourquoi donc, monsieur ? Présenté par ces dames..

RODOLPHE, lui présentant la main.

Oserais-je vous offrir la main ?

ADÈLE.

Je reste ici... j’ai des ordres à donner, des détails de ménage ; mais voici ma sœur qui voudra bien continuer à me remplacer. Clarisse, Clarisse, tu ne m’entends pas ?

CLARISSE, se levant brusquement.

Si, ma sœur.

À part.

Ah ! pourquoi m’a-t-elle rappelée à moi ?... J’espérais mourir.

RODOLPHE, à part, lui donnant la main.

Pauvre jeune fille !... elle me fait de la peine, je vais la consoler.

Haut à Achille et entrainant Clarisse.

Monsieur Achille, nous vous montrons le chemin.

Achille et Sophie les suivent.

 

 

Scène IX

 

ADÈLE, seule

 

Oui, oui, le sort en est jeté... je suivrai ses conseils, je ferai comme elle, je serai maîtresse chez moi, je recevrai mes amies, et pour commencer je les garde aujourd’hui à dîner ; et une fois que le pli en sera pris, mon mari fera comme les autres maris, il obéira ; je ne vois pas pourquoi il y aurait exception pour lui. Holà ! quelqu’un... Hé ! Créponne ! la jardinière !

 

 

Scène X

 

ADÈLE, CRÉPONNE

 

ADÈLE.

Viens vite ici ; où est ton mari ?

CRÉPONNE.

Là-bas, près des melons, où il travaille ; je vais l’appeler.

ADÈLE.

C’est inutile, j’ai du monde à dîner.

CRÉPONNE.

Beaucoup ?

ADÈLE.

Neuf ou dix personnes... Il me faut un dessert de choix, va cueillir dans le verger ce qu’il y a de mieux... ces pèches du coin à droite.

CRÉPONNE.

Je vais les demander à mon mari.

ADÈLE.

À quoi bon ?

CRÉPONNE.

Parce que, excepté lui, il défend que personne y touche.

ADÈLE.

Quand c’est moi qui te le dis, ne dois-tu pas m’obéir ?

CRÉPONNE.

Oui, madame, car je suis votre sœur de lait et je vous aime bien ; mais faut aussi obéir à son mari, et surtout au mien ; sans cela il me battrait.

ADÈLE.

C’est ce que nous verrions.

CRÉPONNE.

C’est pas vous qui le verriez, c’est moi.

ADÈLE.

S’il avait cette audace...

CRÉPONNE.

Il l’aura.

ADÈLE.

N’importe, fais ce que je te dis.

CRÉPONNE.

Mais, madame...

 

 

Scène XI

 

ADÈLE, CRÉPONNE, DARCEY, qui est entré vers la fin de la scène précédente

 

DARCEY.

Eh ! oui sans doute, Créponne, fais ce qu’ordonne ta maîtresse.

ADÈLE.

Quoi ! monsieur, vous étiez là ? Vous voilà de retour ?

DARCEY.

Oui, ma chère amie : j’ai bien vile expédié mes affaires, car il me tardait, surtout aujourd’hui, de revenir près de toi.

À Créponne.

Va vite, Créponne.

CRÉPONNE.

Ça ne sera pas long, car il ne s’agit que de cueillir des pèches... Mais si monsieur voulait seulement me permettre d’en demander la permission à mon mari.

DARCEY.

Certainement, la permission d’un mari, ça ne peut jamais faire de mal.

CRÉPONNE.

C’est que, voyez-vous, ce sont nos plus belles ; et il paraît qu’il en faudra beaucoup, car madame a dit que vous seriez une dizaine de personnes.

DARCEY, regardant Adèle.

Ah ! nous serons dix ?

ADÈLE, cherchant à s’enhardir.

Oui, monsieur.

DARCEY.

C’est bien, ma chère amie.

À Créponne.

Je t’ai déjà priée de nous laisser.

CRÉPONNE, s’en allant.

Oui, monsieur...

 

 

Scène XII

 

ADÈLE, DARCEY

 

DARCEY.

Je croyais que nous ne dînerions qu’en famille ; mais je vois que de ton côté tu m’as aussi ménagé une surprise... sans doute quelques amis communs que tu as invités pour le jour de ta fête ?

ADÈLE, avec émotion.

Oui, monsieur, des amies.

DARCEY.

Et lesquelles ? à moins que ce ne soit un secret, et alors je n’insiste plus, je ferai même l’étonné, si tu le désires.

ADÈLE, avec crainte.

Peut-être le serez-vous en effet ?

DARCEY.

Et pourquoi donc, ma chère amie ?

ADÈLE.

Pourquoi ?...

À part.

Allons, et comme Amélie me l’a conseillé, tâchons de vaincre cette sotte timidité.

DARCEY.

Achève !

ADÈLE, avec embarras.

C’est que... je ne sais comment vous l’avouer ; mais franchement je n’ai pu m’en défendre : elles sont venues me demander à dîner.

DARCEY.

Et qui donc ?

ADÈLE.

Madame de Laferrier et madame Marini.

DARCEY.

Tu ne parles pas sérieusement ?

ADÈLE, avec vivacité.

Si, monsieur ; je les ai invitées, et maintenant il n’y a plus à s’en dédire.

À part.

Grâce au ciel ! j’ai tout dit, m’en voilà quitte.

DARCEY, avec une colère concentrée.

Adèle !... Adèle ! ton intention n’a pas été de me braver ? Tu avais oublié ma défense, dis-le-moi.

ADÈLE.

Non, monsieur ; mais cette défense était injuste et injurieuse pour moi, et ce serait m’humilier à mes propres yeux et aux vôtres que de renvoyer mes meilleures amies.

DARCEY, avec chaleur.

Vos meilleures amies ? Rien au monde ne m’est plus pénible que de vous entendre les appeler ainsi : mais j’espère que bientôt vous connaitrez ceux qui vous aiment véritablement.

ADÈLE.

Ce sont ceux qui me plaignent, ceux qui cherchent à calmer mes souffrances ; à mon tour, je dois les défendre quand on les calomnie, et les préférer à ceux qui ne veulent que m’affliger et me tyranniser.... Le trouvez-vous surprenant ?

DARCEY, avec douleur.

Surprenant ! non, Adèle ; depuis longtemps il n’y a plus rien qui me surprenne, et l’ingratitude d’une femme ne saurait faire exception....

ADÈLE, avec fierté.

Monsieur !

DARCEY.

Pardon... j’ai tort de vous laisser voir ce que je souffre.

ADÈLE.

Des reproches ! Ai-je trahi mes devoirs ?

DARCEY, avec douleur.

Je lui parle de tendresse, elle me parle de devoirs.

ADÈLE, froidement.

Et que voulez-vous de plus ? Le reste dépend-il de ma volonté ?

DARCEY, s’éloignant d’elle.

Ah !... qu’il n’en soit plus question ! cette épreuve est la dernière. Désormais je ne vous demanderai plus que des devoirs, madame ; nous verrons comment vous saurez les remplir. Le premier de tous était la soumission à mes volontés ; et si vous avez pense que, dans un jour comme celui-ci, j’oublierais devons le rappeler, vous avez eu tort... Un jour, une heure de faiblesse compromettrait toutes les heures de ma vie, et je ne transige jamais avec ce que je crois raisonnable et nécessaire ; je vais vous le prouver.

ADÈLE.

Dieu ! ce sont mes amies !

 

 

Scène XIII

 

ADÈLE, DARCEY, AMÉLIE, SOPHIE, ACHILLE

 

AMÉLIE.

Nous voici revenus au point d’où nous étions partis... Il est charmant, ce parc... mais c’est un véritable labyrinthe.

SOPHIE.

Heureusement nous n’y avons pas rencontré le Minotaure.

ACHILLE, riant.

Il est à Paris.

DARCEY, qui jusque-là s’est tenu à l’écart, s’avance près d’Achille.

Non, monsieur.

Exclamation générale.

ACHILLE.

Ma foi, monsieur, qui se serait douté que vous étiez là à m’écouter ? Rien n’est plus désobligeant que d’être écouté... Vous excuserez la plaisanterie, j’espère.

DARCEY.

Monsieur !...

ACHILLE.

L’air de la campagne pousse singulièrement aux bons mots ; et, sans examiner s’ils sont exacts, la langue s’en débarrasse.

DARCEY.

Je comprends cela à merveille, mais...

ACHILLE.

Trop bon, en vérité.

DARCEY.

Mais j’ai un grand travers d’esprit, je n’aime pas les fats...

ACHILLE.

Ah ! vous n’aimez pas ?...

DARCEY.

Non, je ne les aime pas ; et quand ils s’introduisent chez moi

Regardant les deux dames.

dans quelque compagnie qu’ils se trouvent, je les chasse sans balancer.

ACHILLE, sur les épines.

Fort bien, fort bien ; je disais tout à l’heure...

DARCEY, élevant la voix.

Monsieur, vous m’avez compris...

SOPHIE, à Amélie.

Il n’y a pas moyen d’y tenir ; sortons, ma chère.

Elle sort en donnant la main à Achille.

DARCEY.

Je serais désolé de vous retenir.

AMÉLIE.

Monsieur, un pareil outrage...

DARCEY.

Madame de Laferrier me permettra-t-elle de la reconduire jusqu’à sa voiture ?

Il sort en donnant la main à Amélie.

 

 

Scène XIV

 

ADÈLE, seule, puis RODOLPHE

 

ADÈLE.

Quelle horreur ! quelle indignité !... Pouvais-je jamais m’attendre à un affront aussi sanglant ? Je m’en vengerai !

RODOLPHE, entrant, un bouquet à la main.

Eh bien ! où sont donc ces dames ?

ADÈLE.

Dieu ! monsieur Rodolphe !... parlez... éloignez-vous.

RODOLPHE.

Et pourquoi donc ?

ADÈLE.

Mon mari est de retour.

RODOLPHE.

Et que m’importe ?

ADÈLE.

Il vient de nous faire une scène affreuse.

RODOLPHE, gaiement.

C’est comme cela que je les aime, les maris !

ADÈLE.

Mais pour moi, monsieur, pour moi, de grâce, partez !

RODOLPHE.

Pour vous, c’est différent, il n’y a rien que je ne fasse ; mais mon respect, ma soumission me priveront-ils de votre présence ? Dois-je renoncer désormais à ce bonheur ?

ADÈLE.

Il le faut, je ne puis plus vous voir.

RODOLPHE.

Chez vous, je le comprends ; mais dans le monde, mais chez vos amies...

ADÈLE, avec crainte.

Monsieur, vous me faites mourir.

RODOLPHE.

Un mot de consentement, un seul mot, et je pars ; sinon, je reste.

ADÈLE.

Partez !... partez !... je vous en supplie !...

RODOLPHE, lui baisant la main.

Ah ! que je vous remercie !

Il s’enfuit par le fond du jardin.

 

 

Scène XV

 

ADÈLE, puis DARCEY

 

ADÈLE.

Mais du tout ; que peut-il supposer ?... que peut-il croire ?

Apercevant Darcey.

Dieu !

DARCEY.

Leur voiture est sur la route de Paris. Maintenant, voulez-vous que nous passions au salon ?

ADÈLE.

Monsieur, est-ce là le commencement du rôle de mari ?

DARCEY.

Oui, madame.

ADÈLE, sortant.

Alors, malheur à celui qui ose s’en charger !

DARCEY, la suivant des yeux et sortant après elle.

Malheur à toi si tu écoutes d’autres conseils que ceux de la raison !

 

 

ACTE II

 

 

Première Partie

 

Un appartement chez Darcey.

 

 

Scène première

 

DARCEY, seul d’abord, occupé à arranger sa bibliothèque, puis VALDÉJA et MOURAVIEF

 

DARCEY, à Valdéja.

Déjà éveille, mon ami ! Es-tu un peu remis des fatigues de ton long voyage ?

VALDÉJA.

Je commence à croire que les membres me tiennent au corps, et j’en doutais hier soir quand je suis arrivé.

À Mouravief.

Tiens, Mouravief, ces papiers au ministère des affaires étrangères ; on t’en donnera un reçu, et tu reviendras, car j’ai d’autres commissions à te donner.

Mouravief porte la main à son chapeau et sort.

Un joli sujet, n’est-il pas vrai ? un pur Kalmouk que j’ai pris à mon service et ramené avec moi.

DARCEY.

Enfin, te voilà de retour de ta maudite Russie. Depuis six mois que tu ne m’écrivais plus, j’ai cru que quelque belle Moscovite avait gelé tes souvenirs.

VALDÉJA.

Ils ne couraient aucun risque... tu étais là pour les réchauffer. Mais, vois-tu, si je ne l’ai pas écrit, c’est que je souffrais trop. Maintenant je ne souffre plus ; je suis heureux : mon cœur est endurci, il n’aime plus rien que toi, que toi, mon ami.

DARCEY, lui tenant les mains.

J’espère que nous ne nous quitterons plus. D’abord, est-il vrai que tu abandonnes la place brillante que tu avais obtenue il y a six mois, que tu renonces à la diplomatie ?

VALDÉJA.

Oui ; ces honneurs, ces emplois, ce n’est pas pour moi que je les désirais ; et maintenant je n’en ai plus besoin.

DARCEY.

Tu as assez de fortune sans cela ; car, ainsi que je te l’ai écrit, grâce à un concours d’heureuses circonstances, ce capital que tu avais laissé entre mes mains s’est accru considérablement.

VALDÉJA, le regardant.

Tu me trompes. C’est aux dépens de ta fortune que tu veux m’enrichir.

DARCEY.

À quoi bon ? Ma fortune est la tienne ; je n’ai pas besoin de te tromper.

VALDÉJA, froidement.

Tu as raison. Alors peu importe, garde-la, je n’en ai que faire.

DARCEY.

À la bonne heure ; et si tu l’établis, si tu te maries....

VALDÉJA.

Jamais, et maudit soit le moment où une pareille idée s’est offerte à mon esprit ! Maudit soit le jour où j’ai voulu faire dépendre d’une femme ma vie, mon bonheur et mon avenir ! Ne les connaissais-je pas déjà ? Ne savais-je pas qu’il n’y a en elles que ruses et trahisons ? N’est-ce pas une femme qui dénonça mon père et m’a forcé à fuir de la terre natale dans nos temps de discorde ? Et quand, jeune encore, mon cœur s’ouvrait à toutes les impressions de l’amour et de l’amitié, n’est-ce pas une femme qui a armé mon bras contre un ami d’enfance, qui l’a fait rouler sanglant à mes pieds ? Plus tard enfin, n’est-ce pas encore une d’elles qui a manqué de compromettre mon avenir, mon bonheur ?... et si tu n’avais pas été là, toi mon seul ami ! toi qui, plus âgé que moi, n’as jamais cessé de me protéger !...

DARCEY.

Dis de t’aimer, et voilà tout.

VALDÉJA.

Tu es tout pour moi. Quant au reste du monde, je lui avais juré, tu le sais, railleries et dédain ; lorsque s’offre à mes yeux une jeune fille candide, ingénue, qui, sans me rien promettre, me persuade de son amour... Celle-là, me disais-je, est à part de son sexe ; c’est une exception, elle ne saurait tromper ; et je croyais en elle... comme en toi.

DARCEY.

Et elle t’a trahi ?...

VALDÉJA.

Je devais m’y attendre ; je l’aimais trop !... Et, lorsqu’au bout de deux ans et demi d’exil et de travaux je touchais enfin au but de mes espérances, lorsqu’une place honorable me permettait d’aspirer à sa main... j’écris à son père, (il y a six mois de cela,) je la demande en mariage... Cette réponse que j’attendais avec tant d’impatience... elle arrive enfin, et m’apprend que ce n’est pas lui, que c’est sa fille qui me refuse ; qu’elle ne saurait m’aimer ; que, du reste, ils garderont sur ma demande et sur son refus le plus profond silence.

DARCEY.

Écoute, Valdéja, et dussé-je te fâcher, le père a agi en galant homme ; et quant à sa fille... tu ne peux lui reprocher que sa franchise ; une autre n’eût rien dit... et l’aurait trompé.

VALDÉJA.

Tu me juges mal ; et si je lui en veux, ce n’est point de m’avoir dédaigné, c’est au contraire de m’avoir laissé croire à son amour. Et je lui pardonnerais mes illusions détruites, mon existence désenchantée et mon avenir désert ?... Non, non ; grâce au ciel, cette haine qu’elle m’a rendue pour tout son sexe sera désormais mon seul bonheur, mon occupation, mon existence. Je ne vivrai que pour le poursuivre, le démasquer ; et, toujours sur ses traces, je lui demande lieu du remords qu’il n’a pas.

DARCEY, avec tendresse.

Mon ami, mon ami !

VALDÉJA.

Pardon d’empoisonner par ces idées la joie du retour ; ne me parle pas d’elle ; ne m’en parle jamais... Ne songeons qu’à l’amitié, qui console de tout et fait tout oublier. Toi, es-tu heureux ? réponds.

DARCEY.

Depuis trois ans, tu sais que j’ai pris femme...

VALDÉJA.

J’entends. C’est un non positif.

DARCEY.

Tu te trompes, je suis aussi heureux... que je puis l’être.

VALDÉJA, le regardant attentivement.

Ce n’est pas vrai.

DARCEY.

Parbleu ! voilà qui est fort, quand je te dis...

VALDÉJA.

Je ne m’étais pas assis chez toi, que je savais à quoi m’en tenir ; ta confiance n’est pas verbeuse, elle n’est pas comme la mienne.

DARCEY.

Que veux-tu ? la main qui touche à nos blessures nous fait mal... même quand c’est celle d’un ami. Tu as deviné juste : je suis malheureux, car j’ai choisi une femme froidement égoïste, qui n’a que de la vanité dans le cœur.

VALDÉJA.

Une pareille femme à toi !

DARCEY.

Ce sont les plus nombreuses, mon ami.

VALDÉJA.

Et bravement tu as été choisir dans la foule ?

DARCEY.

Tu la connaissais ; car souvent, avant ton départ, nous allions ensemble dans la maison de son père, M. Évrard, négociant.

VALDÉJA, avec émotion.

M. Évrard ? Oui... c’est vrai.

DARCEY.

Tu m’as souvent fait remarquer sa beauté et celle de sa sœur Clarisse. Tu te la rappelles aussi ?

VALDÉJA, avec une émotion qu’il cherche à maîtriser.

Clarisse ?... Non ! je ne me la rappelle pas.

DARCEY.

Adèle était si jolie, si pure, si enivrante ! Et puis ses quinze ans, sans fortune... comment les abandonner aux prétentions du premier venu ? Il y avait dans cette pensée une image accablante pour moi.

VALDÉJA.

Anéantir sa vie pour une fleur sans parfum !

À part.

Voilà comme Clarisse aurait été.

DARCEY.

Longtemps j’ai eu à combattre et à souffrir ; mais enfin, et depuis six mois, depuis que j’ai chassé deux ou trois femmes dangereuses qui formaient son conseil, la paix est revenue !

VALDÉJA.

Et le bonheur ?

DARCEY.

Il ne faut plus y penser... le charme est détruit. Je vois Adèle aujourd’hui telle qu’elle est, et j’ai cessé de l’aimer.

 

 

Scène II

 

DARCEY, VALDÉJA, CRÉPONNE, en costume de femme de chambre

 

CRÉPONNE.

Monsieur, je viens voir si vous êtes visible.

DARCEY.

Oui, Créponne, je suis visible. Pourquoi cette question ?

CRÉPONNE.

Parce que madame désire vous dire bonjour, ainsi qu’à M. votre ami, avant de sortir ; c’est naturel, simple, de bon ton et de bon ménage.

DARCEY.

Puisque vous le jugez tel, Créponne, il ne me reste rien à dire ; prévenez madame Darcey que nous l’attendons.

CRÉPONNE.

Ça lui fera grand plaisir, certainement.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

DARCEY, VALDÉJA

 

VALDÉJA.

Voilà une maîtresse soubrette.

DARCEY.

Y penses-tu ? c’est la femme de Fleury, mon jardinier. Adèle, dont elle est la sœur de lait, l’a prise en affection et l’a retirée de ma campagne pour en faire sa femme de chambre à Paris.

VALDÉJA.

Tant pis ! Moi, vois-tu bien, je ne crois pas aux vertus de campagne.

DARCEY.

Tu ne crois à rien !

VALDÉJA.

Seul moyen de ne pas être trompé.

DARCEY.

Voici ma femme !

 

 

Scène IV

 

DARCEY, VALDÉJA, ADÈLE

 

ADÈLE, avec amabilité.

Mon ami, je n’ai pas voulu sortir sans te faire une petite visite.

DARCEY, la baisant ou front.

Bonjour, Adèle.

ADÈLE.

Comment monsieur Valdéja se trouve-t-il ce matin ?

VALDÉJA.

Je vous rends grâce, madame : dans les meilleures dispositions du monde.

ADÈLE.

Et toujours sans regret d’avoir quitté la Russie ?

VALDÉJA.

Oui, madame, sans regret... surtout depuis ; que je suis ici.

ADÈLE.

Ferdinand, je vais aller chez mon père.

DARCEY.

Quelle nécessité t’y oblige ?

ADÈLE.

Le désir de le voir. Depuis huit jours je n’ai pas entendu parler de lui et je suis dans une inquiétude mortelle.

DARCEY.

J’aurais bien désiré que cette inquiétude te prit un autre jour, et que tu nous restasses aujourd’hui.

ADÈLE.

Je pense que monsieur Valdéja sera assez indulgent pour m’excuser en faveur du motif ? D’ailleurs je serai rentrée pour le dîner.

DARCEY.

Vraiment ? il est neuf heures, nous dînons à six, et tu seras rentrée ?

ADÈLE.

À moins que l’on ne me retienne. Ce pauvre père, il est si bon !

DARCEY.

Il me semble qu’en envoyant Créponne ou Baptiste s’informer de l’état de sa santé...

ADÈLE, avec véhémence.

Oh ! ce serait d’une indifférence... Et puis, Clarisse, ma jeune sœur, m’a écrit, elle désire me voir... Sans doute au sujet du mariage dont il est question pour elle... tu sais ?

VALDÉJA, vivement.

Ah ! mademoiselle votre sœur va se marier ?

DARCEY.

Oui, avec un fort honnête homme, un de nos cousins, M. Melville, qui a une place aux finances.

ADÈLE.

Et pour sa parure, pour la corbeille... il faut que je voie ma sœur... Il est indispensable que je sorte... Au surplus, si tu l’exiges, je resterai. Je n’ai d’autre volonté que la tienne, tu sais, d’autre désir que de ne pas te contrarier... Dis ce que tu veux que je fasse, mon cher Ferdinand.

DARCEY.

Mais, je te l’ai dit, rester avec nous. Valdéja penserait que tu fuis la maison parce qu’il y est arrivé.

ADÈLE.

Je suis convaincue que monsieur Valdéja lèvera l’obstacle en ce qui le concerne.

VALDÉJA.

Moi, madame, vous m’embarrassez beaucoup ; car si je consens à ce sacrifice, vous allez m’accuser de manquer de galanterie.

DARCEY, avec impatience.

Eh oui, sans doute ! Envoie chez ton père, comme je te l’ai dit. En voilà beaucoup trop pour une chose aussi simple !

ADÈLE, ôtant son chapeau.

N’en parlons plus. Je ferai compagnie à monsieur, puisqu’il le faut absolument ; mais papa ne recevra pas un semblable message, ce serait inouï !

DARCEY.

En lui en disant le pourquoi.

ADÈLE.

Il se refuserait à croire qu’un ami puisse causer une semblable gêne dans la maison de son ami.

VALDÉJA, vivement.

Ferdinand, tu me desservirais beaucoup si tu contraignais madame à rester davantage.

DARCEY, avec impatience.

Eh bien donc, qu’elle sorte, qu’elle s’en aille, elle est la maîtresse.

ADÈLE, remettant son chapeau.

C’est parce que vous me l’ordonnez, monsieur ; sans cela je resterais, j’y étais bien décidée ; mais je n’oublierai pas que si vous m’avez cédé, ce n’est pas pour moi, c’est pour M. Valdéja, c’est pour lui complaire... et je lui en garderai la reconnaissance que je lui dois. Adieu, Ferdinand.

À Valdéja, en lui faisant la révérence froidement.

Adieu, monsieur.

VALDÉJA, de même.

Adieu, madame.

Adèle sort.

 

 

Scène V

 

DARCEY, VALDÉJA

 

VALDÉJA.

Adieu ; je sors aussi, j’ai des visites à rendre, des lettres à remettre. Connais-tu ce monde-là ?

DARCEY, parcourant les adresses.

Oui, sans doute. On l’indiquera ici où ces personnes demeurent.

Lisant les adresses.

Madame de Laferrier... tu as une lettre pour madame de Laferrier ?

VALDÉJA.

Oui, c’est un prince russe qui se rappelle à son souvenir.

DARCEY.

Il fait bien, car depuis lui bien des nations se sont succédé chez elle : c’est une beauté européenne... Eh ! mais, qui vient là ?

 

 

Scène VI

 

DARCEY, VALDÉJA, CRÉPONNE

 

CRÉPONNE.

Monsieur, c’est mademoiselle votre belle-sœur qui vient d’arriver seule avec une femme de chambre, et qui demande à vous parler.

DARCEY.

Comment, Clarisse, est là ?

VALDÉJA, voulant s’éloigner.

Clarisse !

DARCEY, le retenant.

Eh bien ! où vas-tu donc ? Est-ce qu’une jeune fille te fait peur ?

VALDÉJA, froidement.

Moi ?... non.

DARCEY.

Reste alors, que je te présente à elle ; vous renouerez connaissance.

À Créponne.

Mais j’y pense maintenant, ma femme qui allait chez son père... Dis à madame Darcey que Clarisse est ici, et qu’elle vienne.

CRÉPONNE.

Madame est sortie.

DARCEY.

C’est étonnant ; je n’ai pas entendu sa voiture, et il y a trop loin pour qu’elle aille à pied.

CRÉPONNE.

Madame avait envoyé Baptiste à la place voisine pour faire avancer un fiacre.

DARCEY.

Un fiacre ? C’est singulier... elle qui était si pressée... Peu importe ; j’oublie que cette pauvre Clarisse est là à attendre ; dis-lui vite d’entrer.

CRÉPONNE.

Oui, monsieur.

À part.

Je crois que madame a eu tort d’y aller ce matin ; elle ne veut jamais m’écouter.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

DARCEY, VALDÉJA, puis CLARISSE

 

DARCEY.

Je vous demande quelle idée de sortir seule en voiture de place quand elle a dans son écurie six chevaux qui ne font rien !

Apercevant Clarisse.

Ah ! vous voilà, ma chère belle-sœur ! Qu’est-ce qui me procure de si bon matin une si jolie visite ? N’est-ce pas à ma femme que vous vouliez parler ?

CLARISSE.

Non, monsieur : à vous, à vous seul.

Apercevant Valdéja.

Dieu !...

Valdéja s’incline et salue froidement.

DARCEY, riant.

J’étais bien sûr qu’il y aurait une reconnaissance pathétique... un ancien ami de la maison, que depuis trois ans vous n’aviez pas vu ; mais quel motif vous amène ?

CLARISSE.

Ah ! monsieur... ah ! mon cher beau-frère, nous sommes tous au désespoir.

DARCEY.

Qu’y a-t-il ? parlez.

CLARISSE.

C’est à vous seul que je devrais confier un pareil secret ; mais je sais que M. Valdéja est un autre vous-même, et que vous n’avez rien de caché pour lui ; à quoi bon du reste faire un mystère de ce qui demain ne sera que trop public ?

DARCEY.

Achevez, de grâce.

CLARISSE.

Mon père est perdu, déshonoré ; de nombreuses faillites lui ont enlevé toutes ses ressources, et demain il est obligé de déclarer sa honte. Il n’y survivra pas. Son existence, à lui, c’était l’honneur, la considération, et les perdre, c’est perdre la vie ; je lui disais : pourquoi ne pas en parler à votre gendre, qui est riche, qui vous estime et vous aime ?

DARCEY.

Eh ! oui, sans doute.

CLARISSE.

« Jamais, » m’a-t-il dit ; et il m’a défendu, sous peine de toute sa colère, de m’adresser à vous.

VALDÉJA.

Et pourquoi donc ?

CLARISSE.

« M. Darcey, » a-t-il ajouté, « a pris ta sœur ainée sans dot aucune, et de plus il m’a déclaré qu’il te donnerait cent mille francs le jour de ton mariage. » Cette nouvelle m’a rendu le courage... je suis venue vous trouver pour vous prier de reprendre vos bienfaits, d’en disposer en faveur de mon père.

Vivement.

Oui, monsieur, ne pensez plus à moi, ne pensez qu’à lui, sauvez son honneur, je ne me marierai pas, je resterai dans la maison paternelle, et en voyant le bonheur que vous y aurez ramené, je ne passerai pas un jour sans vous remercier et vous bénir.

DARCEY, la serrant contre son cœur.

Chère Clarisse !

VALDÉJA, avec amertume.

Ne pas vous marier ! quelle folie ! Est-ce que c’est possible ?...

CLARISSE, étonnée.

Et pourquoi, monsieur ?

VALDÉJA, de même.

Quelle somme faut-il à votre père ?

CLARISSE.

Cent mille écus, aujourd’hui même.

VALDÉJA, brusquement.

Vous voyez bien que votre dot ne suffirait pas...

À Darcey.

C’est moi, moi ton meilleur ami, qui compléterai la somme.

CLARISSE, avec angoisse.

Ô mon Dieu... ! recevoir de lui !... jamais ! Et cependant mon pauvre père...

DARCEY.

Enfant que vous êtes, est-ce que cela se peut ? Est-ce que je laisserais payer à un étranger les dettes de ma famille ?

VALDÉJA, avec amertume.

À un étranger !...

DARCEY.

Pour elle, du moins.

VALDÉJA, froidement.

Oui, tu as raison... un étranger... pas autre chose.

DARCEY, à Clarisse.

C’est moi que cela regarde ! Rassurez-vous, Clarisse ; l’amitié qui m’unit à votre père... Tout s’arrangera.

CLARISSE, lui sautant au coup et l’embrassant.

Ah ! quelle bonté ! quelle générosité !

DARCEY.

Il faut, avant tout, consoler M. Évrard, lui rendre le calme ; et je suis content maintenant que ma femme soit allée le voir.

CLARISSE.

Ah ! Adèle est près de lui ? Tant mieux !

DARCEY.

Vous le savez bien, puisque vous lui avez écrit hier de venir.

CLARISSE.

Non vraiment, je ne lui ai pas écrit, et j’aurais dû le faire.

DARCEY.

Comment ! votre père malade et souffrant ne l’attendait pas ce matin ?

CLARISSE.

Non, monsieur.

DARCEY, à part.

Et cet empressement à sortir... de si bonne heure... seule... en voiture de place !

Se rapprochant de Valdéja et à demi-voix.

Que dis-tu de cela ?

VALDÉJA, de même et froidement.

Rien ! Pourrais-tu soupçonner ?...

DARCEY.

N’importe... je saurai...

CLARISSE, s’approchant de Darcey.

Eh ! mais, qu’avez-vous donc ?

DARCEY.

Rien, rien... Venez, je vais passer chez mon banquier, et vous porterez vous-même à votre père la somme dont il a besoin. C’est à vous, Clarisse, qu’il devra sa joie et son honneur... Venez, venez avec moi.

Il sort avec Clarisse.

 

 

Scène VIII

 

VALDÉJA seul, puis MOURAVIEF

 

VALDÉJA.

Et c’est dans un pareil moment qu’il les sauve tous de leur ruine... qu’il préserve de la honte cette famille à laquelle peut-être il doit la sienne !... car cette Adèle... cette sortie mystérieuse... ce mensonge... Il y a ici trahison... j’en suis sûr... et je le souffrirais ?... Non... l’amitié n’est qu’un vain mot, ou je saurai bien l’empêcher... Ah ! je sens mes idées de vengeance qui se réveillent. Encore une femme perfide à poursuivre... à démasquer.

Voyant Mouravief qui entre.

Ah ! te voilà !... Madame Darcey est sortie... il y a une heure... en fiacre ?...

MOURAVIEF.

Oui, excellence... quand elle y est montée, j’étais là, à la porte.

VALDÉJA.

Où a-t-elle commandé qu’on la menât ?

MOURAVIEF.

Elle a dit tout haut : Chez M. Évrard, rue Saint-Louis au Marais.

VALDÉJA, à part.

Oui, c’était là son premier mot... Elle aura donné contrordre en route.

Haut.

As-tu remarqué le numéro de ce fiacre ?

MOURAVIEF.

Non, excellence.

VALDÉJA.

Comment était-il ?

MOURAVIEF.

Brun.

VALDÉJA.

Ils le sont tous ! Et les chevaux ?

MOURAVIEF.

Un noir et un blanc.

VALDÉJA.

C’est différent... voilà des indices. Ce fiacre a été pris sur la place voisine... il est probable qu’il y retournera dans la journée. Va donc, jusqu’à ce soir, te mettre là, en faction.

MOURAVIEF.

Oui, excellence.

VALDÉJA.

Sans en bouger !

MOURAVIEF.

Oui, excellence.

VALDÉJA.

Et si tu le vois paraître, tu proposeras au cocher de boire avec toi.

MOURAVIEF.

Oui, excellence.

VALDÉJA.

Tant qu’il pourra ; tâche de savoir de lui la rue et le numéro de la maison où il aura conduit ce matin madame Darcey.

MOURAVIEF.

Oui, excellence.

VALDÉJA.

En avant ! marche ! retourne à ton poste... et songe que je t’attends.

Ils sortent chacun d’un côté différent.

 

 

Deuxième Partie

 

Un boudoir élégant chez madame de Laferrier.

 

 

Scène première

 

ADÈLE, RODOLPHE

 

ADÈLE, assise, à Rodolphe qui entre.

C’est aimable, arriver si tard !... moi qui risque tout pour vous voir.

RODOLPHE.

Des risques !... chez madame de Laferrier... il n’y en a aucun... et puis, nos entrevues sont si rares, surtout depuis quelque temps.

ADÈLE.

Et c’est pour cela que vous arrivez le dernier ?

RODOLPHE.

Pardon, chère Adèle, j’étais au bois de Boulogne, et mes chevaux n’ont pas mis vingt minutes pour me conduire ici... Je crains même qu’Élisabeth ne s’en trouve pas très bien ; j’en serais désolé.

ADÈLE.

Qu’est-ce que c’est qu’Élisabeth ?

RODOLPHE.

Ma jument anglaise, que j’ai achetée hier quatre mille francs chez Crémieux.

 

ADÈLE.

Il s’agit bien de cela ! il s’agit de moi, monsieur, que vous avez presque fait attendre.

RODOLPHE.

J’ai failli attendre !... c’est parler comme Louis XIV, et je trouve en effet entre vous et le grand roi beaucoup de ressemblance : la même fierté, le même absolutisme, et surtout la même ardeur de conquêtes.

ADÈLE.

Moi, monsieur ?...

RODOLPHE.

Hier encore, aux Italiens... lord Kinsdale et M. d’Alzonne, qui ont passé toute la soirée dans votre loge, et dont les hommages étaient assez évidents... Le plaisant, c’est que vous vouliez que chacun des deux se crût le préféré, et vous aviez un mal à tenir l’équilibre entre les deux puissances !...

ADÈLE.

Ainsi, monsieur me fait l’honneur de m’observer, de m’épier ?

RODOLPHE, nonchalamment.

Par hasard... j’étais là dans une baignoire.

ADÈLE, vivement.

Et avec qui ?

RODOLPHE.

Eh ! mais, seul apparemment...

Les amants malheureux cherchent la solitude.

Et je vous dirai, Adèle, pour parler sérieusement, que je ne suis pas content de vous.

ADÈLE.

Quel est ce ton et de quel droit ?

RODOLPHE.

Du droit que vous avez bien voulu me donner.

ADÈLE.

Vous n’en avez aucun.

RODOLPHE.

Si vraiment, et il faut bien nous entendre... Je vois depuis quelque temps à votre froideur, à vos reproches, que cet amour que j’ai cru éternel aura bien de la peine...

Adèle fait un geste.

Je ne vous accuse pas... je n’accuse que moi dont la constance est inamovible, ce qui a amené pour vous l’uniformité, l’ennui, la satiété... C’est un malheur, je m’y résigne, et il faut bien s’habituer à l’abandon et au désespoir ; mais ce à quoi je ne m’habituerai jamais, c’est au ridicule, et il n’y a rien de ridicule comme un amant délaisse ; ça l’est bien plus qu’un mari.

ADÈLE.

Monsieur !...

RODOLPHE.

Oui, madame, un mari c’est son état, il ne peut pas le changer, c’est une fatalité à subir ; mais pour l’autre, c’est un affront gratuit auquel il n’était pas obligé par la loi... et si je suis délaissé par vous pour M. d’Alzonne, je lui brûle la cervelle.

ADÈLE.

Quelle horreur !

RODOLPHE.

Par peur du ridicule, voilà tout : parce que, quand le pistolet a porté juste, on ne rit plus au café Tortoni.

ADÈLE.

À merveille, monsieur, et je vois clairement que c’est vous qui désirez cette rupture.

RODOLPHE, vivement.

Non, ma parole d’honneur ! jamais, Adèle, vous ne m’avez paru plus jolie, plus séduisante ; il n’est question que de vous dans le monde : on vous cite, on vous recherche, on vous adore... Plus que jamais je tiens à vous.

ADÈLE.

Par amour-propre... c’est très flatteur ; mais moi, monsieur, je tiens à être aimée autrement... Un mouvement de vanité et de coquetterie m’avait seul portée à recevoir vos hommages ; j’avais eu tort... très grand tort...

RODOLPHE, souriant.

Ce tort-là, je vous le pardonne.

ADÈLE, froidement.

Vous êtes bien généreux !... moi, monsieur, je ne me le pardonnerai jamais ; mais je puis du moins le réparer, j’en cherchais les moyens et ne les trouvais pas... C’est vous qui avez eu la bonté de me les offrir, et je vous prie d’en recevoir tous mes remerciements.

RODOLPHE.

Que voulez-vous dire ?...

ADÈLE.

Que vous m’avez demandé de la franchise, et que vous devez me comprendre.

RODOLPHE.

Vous ne m’aimez plus ?

ADÈLE.

Je n’ai pas de compte à vous rendre. Mais vous m’avez dit, monsieur, que vous désiriez être prévenu, et maintenant vous n’avez plus rien à désirer.

RODOLPHE.

C’est trop fort, et l’on n’a jamais vu...

 

 

Scène II

 

ADÈLE, RODOLPHE, AMÉLIE

 

AMÉLIE.

Eh mais !... quel bruit chez moi ?

ADÈLE.

Une scène affreuse que me fait monsieur.

AMÉLIE.

Une querelle ? Tant mieux, c’est le premier acte d’un raccommodement.

RODOLPHE.

J’aime à le croire... n’est-il pas vrai, chère Adèle ?... et s’il ne faut que se reconnaître coupable et te demander pardon...

ADÈLE.

Ce serait inutile, monsieur, tout est fini... et je vous prie de ne plus me tutoyer.

RODOLPHE.

Soit ! mais au moins l’on ne se brouille pas sans motif.

ADÈLE.

Il me semble que je n’en manque pas, et que votre fatuité, votre légèreté, vos défauts...

 

RODOLPHE.

Mes défauts ! ce n’est pas là une raison, je les avais tous quand vous m’avez aimé.

ADÈLE.

Votre oubli de toutes les convenances... Avant-hier, par exemple, quand vous me donniez le bras, oser saluer sur le boulevard mademoiselle Anastase, une figurante de l’Opéra !

RODOLPHE.

Du chapeau seulement, sans mains, sans grâces, comme on salue tout le monde.

ADÈLE.

Je l’avais vue une fois sortir de chez vous.

RODOLPHE.

C’est ma locataire ; j’aime les arts, moi ! De grâce, point de suppositions jalouses... moi, qui vous aime, qui n’aime que vous, et qui, depuis six mois, suis d’une fidélité !...

ADÈLE.

Dont je vous dégage. Je vous prie de me rendre mes lettres et mon portrait.

RODOLPHE, à Amélie.

Vous l’entendez ! vous le voyez !

AMÉLIE.

Je vois que votre cause est perdue, car malheureusement, mon cher Rodolphe, elle n’est pas du tout en colère.

RODOLPHE.

C’est une trahison de sang-froid ; elle s’éloigne de moi par un entraînement réfléchi et combiné.

À Adèle.

Dès demain, mon valet de chambre Silvestre vous rapportera vos lettres ; et quant à votre portrait, à ce médaillon que j’avais fait faire, et qui ne me quittait jamais, le voici, madame.

ADÈLE, prenant le médaillon.

C’est bien ! le voilà donc revenu dans mes mains.

L’ouvrant pour le regarder.

Dieu ! que vois-je ! et quelle indignité, le portrait de mademoiselle Anastase !

AMÉLIE.

La figurante de l’Opéra ?

RODOLPHE, riant.

Est-il possible ! c’est délicieux ! Je me serai trompé en le prenant ce matin.

ADÈLE.

Comment ! monsieur, cette fidélité dont vous vous vantiez ?...

RODOLPHE.

Avait deviné la vôtre. Vous voyez qu’entre nous il y avait décidément sympathie : même en nous trahissant nous nous entendions encore. Il ne vous servirait à rien...

Adèle le jette à terre, il le ramasse.

Je le reprends ; demain, je vous le promets, vous aurez le véritable, et je le regarderai avant, de peur de méprise. Adieu, cruelle.

À Amélie.

adieu, madame.

Lui baisant la main.

Je n’oublierai jamais vos bontés.

Il sort.

 

 

Scène III

 

AMÉLIE, ADÈLE

 

AMÉLIE.

Ce pauvre Rodolphe, un charmant cavalier. Es-tu folle de rompre avec lui ?

ADÈLE.

J’ai mes raisons.

AMÉLIE.

Je ne cherche pas à les pénétrer ; mais je les devine peut-être.

ADÈLE.

Depuis quelque temps il s’était arrogé des airs de domination exclusive, il devenait mari, et cela pouvait finir par me compromettre, dans ce moment surtout où il me faut redoubler de prudence et de précaution.

AMÉLIE.

Et pourquoi cela ?

ADÈLE.

Cet ami de mon mari... ce Valdéja, est arrivé hier.

AMÉLIE.

Valdéja ? l’ennemi mortel de Sophie Marini !

ADÈLE.

Lui-même.

AMÉLIE.

Elle m’en a dit tant de mal, que j’aurais bien envie de le voir ! Comment est-il ?

ADÈLE.

Effrayant !

AMÉLIE.

Marini le disait joli garçon.

ADÈLE.

Elle peut avoir raison, il est fort bien ; mais c’est égal, il est effrayant. Il y a en lui quelque chose... Sais-tu ce que Sophie Marini a contre lui ?

AMÉLIE.

Elle ne me l’a jamais confié. Mais on prétend qu’autrefois elle l’a aimé. Puis il a découvert qu’il avait des rivaux, et il s’en est vengé d’une manière indigne.

ADÈLE.

Comment cela ?

AMÉLIE.

En la faisant trouver à un dîner où il avait invité tous ceux qu’elle avait préférés. On ne dit pas combien il y avait de couverts.

ADÈLE.

Voilà qui est affreux ! Dieu ! c’est Créponne ! qui peut l’amener ?

 

 

Scène IV

 

AMÉLIE, ADÈLE, CRÉPONNE

 

CRÉPONNE.

Ah ! madame... madame ! voilà six heures que je vous cherche... J’ai été chez M. Rodolphe, chez madame Marini...

ADÈLE.

Et pourquoi donc ? qu’est-il arrivé ?

CRÉPONNE.

Mademoiselle Clarisse, votre sœur, est venue à la maison dix minutes après votre départ.

ADÈLE.

Ah ! mon Dieu !

CRÉPONNE.

Je ne sais pas ce qu’elle a dit à votre mari, mais tous les deux sont partis en voiture, et Guillaume, le cocher, les a conduits chez monsieur votre père où ils comptent vous trouver.

AMÉLIE.

Je n’y comprends rien.

CRÉPONNE.

Et madame qui a dit qu’elle passerait la journée chez son père, qu’elle y dînerait peut-être. C’est sous ce prétexte-là qu’elle est sortie.

ADÈLE.

Eh ! mon Dieu, oui !

CRÉPONNE.

Sans moi vous étiez prise : vous auriez dit, en rentrant, que vous en veniez.

ADÈLE.

Je m’en garderai bien... Amélie, que faut-il faire ?

AMÉLIE.

Rentrer au plus vite.

ADÈLE.

Mais où aurai-je été ce matin... toute la journée ?

AMÉLIE.

Cela t’embarrasse ?

ADÈLE.

Certainement.

AMÉLIE.

Y a-t-il longtemps que vous n’êtes allés, toi et ton mari, chez madame Longpré, dont tu me parles souvent ?

ADÈLE.

Quinze jours environ.

AMÉLIE.

Assieds-toi là et écris-lui.

ADÈLE.

Que veux-tu que je lui écrive ?

AMÉLIE.

Assieds-toi toujours.

ADÈLE, s’asseyant.

Voyons.

AMÉLIE, dictant.

« Si, avant de m’avoir vue, le hasard vous mettait en rapport avec mon père et mon mari, n’oubliez pas que je suis arrivée chez vous aujourd’hui dans un état affreux, que j’y suis restée très longtemps, et que j’en suis repartie en fiacre. »

Parlant.

À la ligne.

Dictant.

« Je vous envoie mon chapeau et mon mouchoir, vous me les renverrez demain par votre femme de chambre. N’y manquez pas. »

Parlant.

Date et signe... Commences-tu à comprendre ?

ADÈLE.

Oui, mon bon ange.

AMÉLIE.

En arrivant chez toi, tu te trouveras mal, et je réponds du reste.

ADÈLE.

Dieu ! que c’est simple et bien !

CRÉPONNE.

Oh ! oui, c’est joliment bien ! une femme de chambre elle-même n’aurait pas mieux trouvé... Allons, madame, partons ; une voiture est en bas qui nous attend.

AMÉLIE.

Non, non... il ne faut pas qu’on vous voie rentrer ensemble.

CRÉPONNE.

C’est juste ! je l’oubliais... Madame pense à tout.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène V

 

AMÉLIE, ADÈLE, UN DOMESTIQUE, entrant par la porte à gauche

 

LE DOMESTIQUE, à Amélie.

Madame, un monsieur demande à vous parler.

AMÉLIE.

Il prend bien son temps, qu’il s’en aille !

LE DOMESTIQUE.

Il prétend qu’il n’est que pour un jour à Paris, et qu’il apporte à madame des lettres et des nouvelles du prince Krimikoff.

AMÉLIE.

Ce pauvre prince ! il pense encore à moi. Dis à ce monsieur d’attendre là, dans la pièce qui touche à ce boudoir... Dans un instant je suis à lui... je le recevrai.

LE DOMESTIQUE.

Oui, madame.

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène VI

 

AMÉLIE, ADÈLE

 

ADÈLE.

Une seule chose m’inquiète maintenant... ce sont ces lettres... ce portrait que Rodolphe a entre les mains.

AMÉLIE.

C’est ta faute. Je t’ai dit vingt fois de ne pas écrire. Tu veux toujours n’en faire qu’à ta tête.

ADÈLE.

Il n’en a que trois, et il m’a bien promis devant toi de me les renvoyer demain par son valet de chambre...

AMÉLIE.

Espérons-le... Allons, va-t’en vite...

ADÈLE, montrant la porte à gauche.

De ce côté ?...

AMÉLIE.

Eh ! non... Tu serais vue par cet étranger...

ADÈLE.

Eh ! mais, j’y pense maintenant. Nous sommes là à parler tout haut, et l’on entend de ton petit salon tout ce qui se dit ici.

 

AMÉLIE.

Qu’importe !... Cet étranger ne sait peut-être pas le français...

Lui montrant la porte opposée.

Passe ici à droite, par cet escalier dérobé.

ADÈLE.

Adieu encore...

Elle l’embrasse.

N’oublie pas d’envoyer mon chapeau, mon mouchoir et ma lettre à madame Longpré.

AMÉLIE.

Sois tranquille. Attends donc, je descends avec toi... La porte du bas de l’escalier est fermée, j’en ai la clef...

Elle prend la clef dans le tiroir de la toilette et sonne ; le domestique paraît sortant de la porte à gauche.

Dites à ce monsieur d’entrer et d’attendre ici, je remonte à l’instant.

Elles sortent par la porte à droite.

 

 

Scène VII

 

LE DOMESTIQUE, puis VALDÉJA

 

LE DOMESTIQUE, parlant près de la porte à gauche.

Monsieur, madame dit que vous seriez mieux ici.

VALDÉJA.

Je le remercie.

Le domestique sort.

Mais je n’étais pas déjà si mal où j’étais ! et dès qu’à travers cette légère cloison j’ai eu reconnu la voix de madame Darcey, j’aurais mérité de ne plus rien entendre de ma vie, si j’avais perdu un mot de leur conversation. Mouravief m’avait bien guidé ; ce n’est pas chez son père, c’est ici que l’attelage blanc et noir l’avait conduite. Mais ce Rodolphe dont elles parlaient, quel est-il ?... Je le saurai. Et ce chapeau... ce mouchoir... cette lettre à madame Longpré ?... Rien de clair encore, sinon qu’il y a ici mensonge... trahison... adultère... Mais en ce moment, ce sont des preuves qu’il me faut... et en voici qui m’arrivent.

 

 

Scène VIII

 

VALDÉJA, AMÉLIE, rentrant par la porte à droite, et tenant le chapeau et le mouchoir d’Adèle

 

AMÉLIE.

Elle est partie, mettons de côté son chapeau. Ah ! sa lettre, j’allais l’oublier.

Elle la tire de sa ceinture.

Là, dans le coin de ce mouchoir pour qu’elle ne s’égare pas.

VALDÉJA, à part.

Cette lettre passera par mes mains.

Il salue Amélie qui lui rend une révérence.

AMÉLIE.

Mille pardons, monsieur, de vous avoir fait attendre...

VALDÉJA.

C’est moi qui suis indiscret, sans doute, mais j’arrive de Saint-Pétersbourg, et, chargé par le prince Krimikoff d’une lettre...

AMÉLIE.

Pour moi ?

VALDÉJA.

Non, pour M. de Laferrier, votre mari.

AMÉLIE.

C’est donc une lettre d’affaires ?

VALDÉJA.

Je le présume.

AMÉLIE.

Mon mari est absent en ce moment ; mais voici l’heure du dîner, et il ne peut tarder à rentrer.

VALDÉJA, à part.

Ah ! diable ! Alors dépêchons-nous.

Après avoir réfléchi.

Ah ! bien.

AMÉLIE.

Veuillez prendre la peine de vous asseoir.

VALDÉJA.

Je vous suis obligé.

Ils s’asseyent. Valdéja cherche la lettre dans son portefeuille.

AMÉLIE, à part, le regardant.

Celui-là, par exemple, a bien l’air moscovite...

Voyant les lettres qu’il tire de son portefeuille.

Ah ! mon Dieu que de lettres !

VALDÉJA.

Je suis chargé de les remettre ici, à Paris, commission d’autant plus difficile, que j’ai quelques noms sans adresse : M. Laffitte, banquier, tout uniment.

AMÉLIE.

Tout le monde vous l’indiquera.

VALDÉJA, prenant une autre lettre.

M. Lavarenne, pas d’autre renseignement.

AMÉLIE.

Je ne le connais pas.

VALDÉJA, montrant une troisième lettre.

M. Rodolphe...

AMÉLIE.

M. Rodolphe !... j’en connais un... rue de Provence, n° 71.

VALDÉJA, à part.

Je le tiens !

Haut et négligemment.

Un peintre en voiture ?

AMÉLIE, riant.

Non, vraiment, un propriétaire, un jeune homme qui est fort bien.

VALDÉJA.

Alors ce n’est pas cela ; mais n’importe, madame, je vous remercie de votre bonté, que je ne sais comment reconnaître...

AMÉLIE.

En me donnant des nouvelles de M. Krimikoff. Dans quel état l’avez-vous laissé ?

VALDÉJA.

Fort triste et fort maussade.

AMÉLIE.

Changé à ce point ! Je l’ai vu ici il y a six ans... il était charmant.

VALDÉJA.

Je sais cela ; il m’a dit que vous l’aviez trouvé charmant.

AMÉLIE.

Il vous a dit... ?

VALDÉJA.

Chut !

À demi-voix.

Parce que je sais vos heures intimes avec lui, ce n’est pas une raison pour aller les publier.

AMÉLIE.

Monsieur, M. Krimikoff est un fat ; je nie positivement...

VALDÉJA.

À quoi bon ? Parce qu’on arrive du fond de la Russie, croyez-vous qu’on soit en dehors de la civilisation ? Là-bas comme ici, la vie bien entendue n’est qu’un joyeux festin ; et de quel droit M. Krimikoff se réserverait-il le privilège d’une ivresse exclusive ?

AMÉLIE, souriant.

Eh ! mais, monsieur, permettez-moi de vous le dire, voilà d’affreux principes.

VALDÉJA.

Affreux à avouer, doux à mettre en pratique.

AMÉLIE.

Monsieur...

VALDÉJA.

Ne le niez pas, je sais tout... car cette lettre que j’ai là... cette lettre n’est point pour votre mari, comme je vous l’ai, dit : elle est pour vous, madame.

AMÉLIE.

Vraiment ?

VALDÉJA.

Mais à votre seul aspect, je me suis repenti de m’en être chargé. Il me semblait cruel de vous apporter de la part d’un autre... des hommages que j’étais tenté de vous rendre, et de vous voir lire devant moi tout ce que je n’osais vous dire.

AMÉLIE.

Y pensez-vous ?

VALDÉJA.

Voici cette lettre, madame, la voici ; mais par grâce, par pitié, attendez pour l’ouvrir que je me sois éloigné, et que mon absence vous ait livrée tout entière à mon heureux rival.

AMÉLIE, jetant la lettre sur la table.

Un rival ! Permettez. Je ne vous cacherai pas que les brillantes qualités de M. Krimikoff m’avaient frappée. Cependant, et sans le piège qu’il m’a tendu, je serais, je l’atteste, restée toujours irréprochable.

VALDÉJA, avec chaleur.

Irréprochable, dites-vous ! Eh ! bon Dieu ! de quel mot vous servez-vous là ? Qu’est-ce que c’est qu’être vertueuse ? et par opposition, qu’est-ce que c’est qu’être coupable ?

Riant.

Ah ! ah ! sur mon âme, voilà d’étroites idées, d’anciennes façons bien pauvres, et je croyais la France moins arriérée ! Vous arrêter un instant à de pareilles distinctions ! Ah ! madame ! j’avais d’abord conçu une meilleure idée de vous.

AMÉLIE, rayonnante.

Mais, monsieur...

VALDÉJA.

Quand on adopte un régime, il faut tâcher qu’il soit bon, et je ne connais qu’un enseignement respectable, c’est celui de nos passions ; la nature y est pour tout, la société pour rien... Plaisir, ivresse, délire, voilà des mots auxquels nos cœurs répondent. Vous le savez, vous qui ne pouvez, même en ce moment, contenir vos pensées qui s’exaltent.

Il lui prend la main.

vous dont le pouls s’active, dont l’œil est humide, et qui riez là en silence de tous ces aphorismes de vertu...

AMÉLIE.

Monsieur... monsieur...

VALDÉJA, serrant son débit.

À quoi bon ces vains scrupules ? je vous comprends, je vous suis, je vous devance peut-être.

AMÉLIE.

Parlons d’autre chose, je vous prie.

VALDÉJA.

Voyez ! votre mémoire vous domine, vos souvenirs sont dans votre sang, vous vous rappelez tout ce que vaut dans la vie un instant d’illusion...

AMÉLIE.

Laissez-moi !

VALDÉJA.

Ce que peut un bras qui serre...

AMÉLIE.

Laissez-moi !

VALDÉJA.

Un souffle qui enivre...

AMÉLIE.

Oh ! grâce, grâce !

VALDÉJA, la prenant par la taille.

Venez !

AMÉLIE, se dégageant de ses bras.

Écoutez !... c’est mon mari, voilà sa voiture qui rentre !

VALDÉJA.

Et vous quitter ainsi, sans un gage, sans un souvenir !...

Apercevant le mouchoir qui est resté sur la table.

Ah ! ce mouchoir qui est le vôtre...

AMÉLIE, voulant le reprendre.

Monsieur...

VALDÉJA, pressant le mouchoir sur son cœur.

Là, là, sur mon cœur. Il y restera comme votre image.

AMÉLIE.

Monsieur, rendez-moi mon mouchoir.

VALDÉJA.

Jamais ! Adieu, adieu, madame !

Il sort.

AMÉLIE, le poursuivant.

Monsieur, mon mouchoir !

 

 

ACTE III

 

 

Première Partie

 

Chez Valdéja, dans un hôtel garni.

 

 

Scène première

 

VALDÉJA, seul, assise une table, tenant à la main le mouchoir qu’il a pris chez madame de Laferrier

 

Déjà ces preuves !... Mouravief ne tardera pas à m’en apporter d’autres. Malheureux Ferdinand ! Que faire ? quel parti prendre ?

 

 

Scène II

 

VALDÉJA, MOURAVIEF

 

MOURAVIEF, entrant.

Excellence...

VALDÉJA.

Eh bien ! quelle nouvelle ?

MOURAVIEF.

J’ai réussi.

VALDÉJA.

Le portrait et les lettres ?

MOURAVIEF.

Les voici...

VALDÉJA.

C’est bien. Voilà dix louis... Tu t’y es donc pris avec adresse ?

MOURAVIEF.

Oui, Excellence. Ce matin, à sept heures, j’étais rue de Provence, n° 71. J’ai demandé M. Rodolphe. C’était là.

VALDÉJA, à part.

Madame de Laferrier avait dit vrai ; pour la première fois peut-être.

Haut.

À qui as-tu parlé ?

MOURAVIEF.

À M. Silvestre, son valet de chambre, qui était chez le portier à lire les journaux avant les locataires. Il m’a dit que son maître n’était pas encore levé. J’ai dit : Je repasserai ; et, sûr de connaître et sa demeure et son valet de chambre, je me suis établi dans la rue, en l’ace de la porte cochère ; j’ai attendu deux heures.

VALDÉJA.

C’est bien.

MOURAVIEF.

Oui, Excellence, il gelait très fort.

VALDÉJA.

Tu t’es cru à Saint-Pétersbourg : ça t’a fait plaisir.

MOURAVIEF.

Non, Excellence, ça m’a fait froid. Enfin est sorti M. Silvestre, un mouchoir sur le nez et un paquet à la main ; je l’ai suivi.

VALDÉJA.

À merveille !

MOURAVIEF.

Il s’est dirigé vers la rue du Faubourg-Saint-Honoré, je le suivais toujours.

VALDÉJA.

Après ?

MOURAVIEF.

Il approchait de la maison de M. Darcey lorsque j’ai passé près de lui en le heurtant. Nous nous sommes reconnus ; je lui ai dit : « Où allez-vous ? – Ici près, m’a-t-il répondu, porter ce petit paquet ; » alors j’ai glissé doucement ma jambe entre les siennes, puis la retirant avec force, je l’ai fait tomber tout de son long sur la glace ; dans la chute le paquet lui est échappé, je l’ai ramassé et me suis sauvé.

VALDÉJA.

Belle invention ! Je te dis d’employer un moyen adroit, et tu emploies un moyen cosaque... On t’a reconnu ?

MOURAVIEF.

Oui, Excellence, mais ça m’est égal.

VALDÉJA.

Et à moi aussi... Laisse-moi.

Mouravief sort.

 

 

Scène III

 

VALDÉJA, seul, puis MOURAVIEF

 

VALDÉJA.

Parcourons maintenant toutes ces lettres.

Il brise le cachet de l’enveloppe contenant les lettres d’Adèle.

Le billet de rupture sans doute.

Il lit.

« Je vous renvoie vos lettres ; mais je garderai le silence. Adieu. Rodolphe. »

Parlant.

C’est court et d’un homme qui en a assez. Aux épîtres de madame  maintenant.

Lisant.

« Mon ami, sans doute rien n’est plus doux... »

Parlant.

Les fadaises obligées du premier moment. Passons.

Prenant une seconde lettre.

« On m’a empêchée de sortir, nous ne pourrons nous voir... »

Parlant.

Déclin de la passion.

Prenant la troisième lettre. Lisant.

« En cédant à tous vos désirs j’aurais dû prévoir que je serais malheureuse, et que, pour prix de toutes mes faiblesses, un jour vous me paieriez d’indifférence. »

Parlant.

Dénouement obligé ; des lieux communs, rien de plus. Cette femme est bien pauvre ; elle n’a pas même un style à elle, une manière à elle d’être vicieuse. Et voilà celle à qui Darcey est lié pour jamais ; et quand je sais que mon meilleur ami est lâchement trahi... je ne peux ni ne dois l’avertir de la trahison !

Réfléchissant.

Oui, il faut malheureusement qu’il ignore à jamais et l’affront et la vengeance... N’importe, vengeons-le toujours, nous verrons après. Allons trouver ce Rodolphe.

S’arrêtant.

Mais si je succombe... si je suis tué... Darcey continuera donc à être la dupe d’une perfidie que sa loyauté même l’empêche de soupçonner ? Son nom et son honneur seront le jouet du monde ? Non, non ! Moi mourant, je peux tout dire, je peux lui léguer la vérité : c’est le dernier devoir d’un ami.

Il se met à la table et fait un paquet des lettres et du portrait.

Holà ! Mouravief !

Mouravief entre.

Approche, et écoute bien : si dans deux heures je n’étais pas de retour, tu porterais ce paquet ici à côté chez M. Darcey... dans deux heures, tu entends bien ? Pas avant.

MOURAVIEF.

Oui, Excellence.

VALDÉJA.

Laisse-moi.

Mouravief sort.

Me voilà plus tranquille. Maintenant occupons-nous de M. Rodolphe.

Il ouvre une malle et en tire deux épées et une boîte à pistolets.

C’est n° 71, a dit madame de Laferrier ; il ne s’attend pas à ma visite, ce cher monsieur.

 

 

Scène IV

 

VALDÉJA, LE DOMESTIQUE de l’hôtel, RODOLPHE

 

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. Rodolphe !

VALDÉJA, à part.

Rodolphe ! Pour le coup, c’est d’une force d’impromptu !...

Rodolphe entre, équipé de la même manière que Valdéja ; deux épées sous le bras gauche, son chapeau sur la tête, une boîte à pistolets à la main droite ; Valdéja et lui se trouvent face à face près de la porte et s’examinent longtemps. Le domestique sort.

VALDÉJA.

Monsieur, j’allais chez vous.

RODOLPHE.

Vous êtes bien honnête ; si je l’avais su, je vous y aurais attendu.

VALDÉJA.

Le motif de votre visite, monsieur ?

RODOLPHE.

Le motif de la votre ?

VALDÉJA, lui montrant toutes ses armes.

Ces préparatifs-là l’annoncent suffisamment.

RODOLPHE, de même.

Et ceux-là donc, qu’en dites-vous ?

VALDÉJA.

Je dis que je les vois sans les comprendre.

RODOLPHE.

Alors je vais vous conter cela.

Il dépose ses armes sur la table.

Allons, faites comme moi, débarrassez-vous du fardeau.

Valdéja l’imite.

Vous dites donc que vous ne comprenez pas ?

VALDÉJA.

C’est à ce point que je doute si vous êtes vraiment le Rodolphe que j’allais chercher.

RODOLPHE.

Eh bien ! moi, je suis plus avancé que vous : je suis convaincu que vous êtes le Valdéja auquel je veux avoir affaire.

VALDÉJA, étonné.

Ah !

RODOLPHE.

Il n’y a rien de surprenant là-dedans. Mon domestique, qui a vu entrer le vôtre dans cet hôtel, s’est informé à qui appartenait ce brutal de Moscovite ; on vous a nommé, et je viens demander au maître raison de l’outrage de son valet. Oui, monsieur, il s’agit d’abord de me rendre, à l’instant même, le portrait et les lettres enlevés par violence, et de m’accompagner ensuite sur un terrain de votre choix.

VALDÉJA.

Les lettres n’existent plus, je ne saurais vous les rendre ; pour le portrait, je le garde ; et quant à vous accompagner sur un terrain, vous avez pu juger que c’était mon seul désir.

RODOLPHE.

À votre tour, m’en direz-vous le pourquoi ?

VALDÉJA.

C’est chose juste et facile. Je suis amoureux de madame Darcey, vous avez été son amant, il faut que je vous tue.

RODOLPHE.

Comment dites-vous cela ?

VALDÉJA.

Je dis qu’il faut que je vous tue, parce que vous avez été son amant ; êtes-vous sourd ?

RODOLPHE.

Non, pardieu ! je vous écoute ; vous pouvez vous flatter d’être un peu étonnant, mon cher monsieur.

VALDÉJA.

Vous trouvez.

RODOLPHE.

Ah ! vous voulez me tuer parce que... ah ! ça, bien ; mais et les autres ?

VALDÉJA.

Quels autres ?

RODOLPHE.

Les autres, les tuerez-vous aussi ?

VALDÉJA.

Sans nul doute... si je puis les connaître.

RODOLPHE.

Ah ! ça devient une Saint-Barthélémy ! Mais comme il ne me conviendrait en aucune façon qu’on me tournât en ridicule ou qu’on se moquât de moi au café Tortoni, nous allons dresser au préalable un petit protocole énonçant clairement les causes de notre conflit ; car je ne me bats pas pour les femmes, moi.

VALDÉJA.

Il me semble cependant...

RODOLPHE.

Je vous demande bien pardon ; mettez à la place du portrait et des lettres que vous m’avez subtilisés tout autre objet à moi appartenant, vous me verriez exactement dans les mêmes dispositions, parce que, quel qu’en fût le motif, l’insulte aurait été la même. Règle générale, voyez-vous : c’est toujours pour moi que je me bats.

VALDÉJA.

Très bien ! Tenez, il faut que je vous le dise, je regrette de ne pas vous avoir connu dans d’autres circonstances.

RODOLPHE.

Ah !

VALDÉJA.

Nous nous serions entendus.

RODOLPHE.

Peut-être... car, bien que je vous voie pour la première fois, monsieur Valdéja, je vous connaissais de réputation ; madame Darcey n’est pas la seule personne de la famille que vous ayez adorée.... et sa sœur Clarisse...

VALDÉJA, avec colère.

Monsieur !

RODOLPHE.

Il paraît que vous les aimez toutes ; moi je n’en aime aucune, ce qui revient exactement au même, et c’est en ce point-là que nous nous ressemblons. Je pourrais donc, au sujet de Clarisse, vous confier un secret...

VALDÉJA, impérieusement.

Et moi, je vous conseille de ne pas prononcer ce nom devant moi, et de vous taire.

RODOLPHE.

Ce serait une raison pour me faire parler ; mais comme en parlant je vous rendrais service, je m’en garderai bien, du moins en ce moment. Vous voudriez peut-être, par reconnaissance, différer le combat, et c’est ce que je n’entends pas.

VALDÉJA.

Ni moi non plus... Partons.

RODOLPHE, se mettant à la table.

Un instant ; il faut auparavant que je rédige le petit protocole.

VALDÉJA, avec impatience.

Eh ! monsieur...

RODOLPHE.

Je ne me bats pas sans cela.

Écrivant.

« Afin d’éviter toute interprétation fâcheuse, il est bien entendu de la part... »

Parlant.

Voulez-vous en être, oui ou non, avant que je passe outre !

VALDÉJA.

J’ai mes causes de combat ; elles ne sauraient changer, surtout maintenant.

RODOLPHE.

Comme il vous plaira.

Écrivant.

« De la part du sieur Rodolphe, que les motifs qui l’ont porté à provoquer en duel le sieur Valdéja ne sont autres qu’une belle et bonne injure personnelle reçue de ce dernier directement ; qu’en conséquence les femmes n’y sont pour rien. »

Parlant.

Signez-moi cela et approuvez l’écriture.

VALDÉJA, avec ironie.

Du moins, monsieur, et pour qu’on vous croie, mettez en tête ce n’est pas une plaisanterie.

RODOLPHE.

La rédaction l’indique suffisamment ; mon caractère bien connu fera le reste.

VALDÉJA, riant.

Ah ! ah !...

Il signe.

Tenez...

RODOLPHE.

Maintenant, marchons.

VALDÉJA.

Marchons...

RODOLPHE, en montrant les épées.

Emportons-nous toute cette ferraille ?

VALDÉJA.

Comment nous battrons-nous ?

RODOLPHE, avec insouciance.

Comme il vous plaira.

VALDÉJA.

À la rigueur, j’aurais le choix des armes, je vous le laisse.

RODOLPHE.

J’ai un faible pour le pistolet... Je suis plus fort à l’épée, cependant ; mais au pistolet la besogne est moins fatigante.

VALDÉJA.

Le pistolet, soit.

RODOLPHE.

Chacun les nôtres ?

VALDÉJA.

J’y consens.

Rodolphe et Valdéja ont pris chacun leur boîte de pistolets.

RODOLPHE.

Dites-moi donc, nous avons l’air de bijoutiers courant la pratique.

VALDÉJA.

Pourquoi non ? La mort est un chaland tout comme un autre, et nos âmes, dit-on, sont des joyaux divins.

RODOLPHE.

Vieilles idées sans base et sans soutien.

VALDÉJA.

Pour l’un des deux, monsieur Rodolphe, le doute aura cessé d’exister aujourd’hui !

RODOLPHE.

Va comme il est dit !

Ils sortent.

 

 

Deuxième Partie

 

Un salon dans la maison d’Évrard.

 

 

Scène première

 

ÉVRARD, CLARISSE, ALBERT

 

CLARISSE, à Évrard.

Eh bien ! mon père, vous voyez qu’il n’y a plus d’inquiétude à avoir. Voilà votre crédit plus solide que jamais, et l’estime publique n’a pas cessé un instant de vous environner.

ÉVRARD.

À qui le dois-je ? au meilleur des hommes ; à mon gendre, à mon fils... car un fils n’aurait pas fait davantage. Vous saurez (et cela vous regarde, mon cher Melville), qu’il n’a voulu rien diminuer de la dot de Clarisse. Elle aura toujours cent mille francs en mariage.

ALBERT.

Je vous prie de croire, mon cher oncle, que ma cousine, n’eût-elle rien, je la préférerais encore à toute autre femme ; car je ne l’ai pas quittée depuis son enfance. Je sais quel trésor de sagesse et de vertu je trouverai en elle. Et alors peu importe sa dot ; ma place et mon travail suffiront toujours à nous faire vivre honorablement. Mais c’est dans un mois à peu près que ce mariage doit avoir lieu ; et, avant d’en fixer le jour, il est une chose dont je voudrais vous parler.

ÉVRARD.

Qu’est-ce donc ?

ALBERT.

Je n’ose pas, tant que Clarisse est là.

CLARISSE.

Moi, mon cousin ?

ALBERT.

Et cependant, je le sens, c’est devant elle que je dois vous avouer ce qui cause mes craintes et trouble mon bonheur.

CLARISSE.

Eh ! mon Dieu. Albert, qu’y a-t-il ?

ALBERT.

Je le dirai franchement : je vous aime, ma cousine, je vous aime d’amour, je n’ai jamais aimé que vous et il me semble que cette tendresse, si vive et si brûlante, n’est pas partagée.

ÉVRARD.

Y penses-tu ?

ALBERT, vivement à Évrard.

Je connais sa bonté, sa douceur, son amitié... Elle est parfaite avec moi comme avec tout le monde ; cela ne peut pas être autrement... Mais enfin, elle ne m’aime pas comme je l’aime ; je le crains, du moins.

ÉVRARD.

Et c’est là ce qui t’inquiète ?

ALBERT.

Oui, mon oncle.

ÉVRARD.

Eh bien ! tu te trompes, et tu n’as pas le sens commun.

ALBERT.

Qu’elle le dise, et je la croirai. Oui, Clarisse, je m’en rapporte à vous maintenant comme toujours : j’en appelle à votre cœur, à votre franchise... m’aimez-vous ?

CLARISSE.

Mais oui... mon cousin.

ALBERT.

M’aimez-vous d’amour ?

CLARISSE.

Non, mon cousin.

ALBERT, à Évrard.

Quand je vous le disais !

ÉVRARD.

Et comment veux-tu qu’une jeune fille te réponde autrement ?

CLARISSE.

Vous m’avez demandé de la franchise, Albert, et au risque de vous faire de la peine, je ne devais pas vous tromper. Je vous aime comme mon ami, comme mon frère, comme l’homme que j’estime le plus au monde, et à qui je confierai sans crainte mon avenir et mon bonheur... Ce que vous me demandez viendra sans doute, je le désire, je l’espère : je n’en veux pour garants que vos bonnes qualités et votre amour... Mais, quoi qu’il arrive, vous aurez en moi une amis sincère, une épouse dévouée... et une honnête femme. Cela peut-il vous suffire ? voilà ma main. Je vous la donne devant mon père et devant Dieu, qui entend mes serments.

ALBERT, lui prenant la main.

Ah ! je suis trop heureux encore ! j’étais un fou, un insensé...

ÉVRARD.

Non, tu étais amoureux, ce qui revient exactement au même. Ne parlons plus de cela, et ne songeons qu’à notre réunion d’aujourd’hui, dont je me fais une fête... une petite soirée de famille. Il y a si longtemps que nous ne nous étions trouvés tous ensemble. M. et madame Dusseuil viendront.

CLARISSE.

Nous aurons mon oncle et ma tante ? Tant mieux !

ÉVRARD.

Et puis ma fille Adèle que je ne vois presque jamais. Elle me néglige...

CLARISSE.

Non, mon père, car la voilà.

 

 

Scène II

 

ÉVRARD, CLARISSE, ALBERT, ADÈLE, puis M. et MADAME DUSSEUIL

 

ADÈLE.

Bonjour, mon père.

ÉVRARD, l’embrassant.

Bonjour, mon enfant... Et ton mari, où est-il donc ?

ADÈLE.

M. Darcey ? je n’en sais rien, mais il viendra probablement.

ÉVRARD.

Est-ce qu’il ne te l’a pas promis ?

ADÈLE.

Il ne m’a rien promis... Je ne l’ai pas vu depuis ce matin.

À madame Dusseuil, qui entre avec son mari.

Bonjour, ma tante... Vous avez un chapeau qui vous va à merveille... Vous n’avez que vingt ans... Ce que c’est que d’avoir pris ma marchande de modes.

MADAME DUSSEUIL.

Je t’en remercie tous les jours, ma chère enfant.

ADÈLE.

N’est-il pas vrai ! Je vous donnerai aussi ma lingère, madame Payan, rue Montmartre. Tout ce qu’elle fait est délicieux : c’est aérien. On a du génie maintenant.

DUSSEUIL.

Oui, mais le génie coûte cher.

ADÈLE.

Pour vous, mon oncle, un grave magistrat... Mais qu’est-ce qui coûte bon marché maintenant ? rien ! pas même la justice, quoique vous la rendiez gratis.

ÉVRARD.

Tu seras donc toujours futile et légère ?

MADAME DUSSEUIL.

Elle a raison, c’est de son âge.

ADÈLE.

C’est ce qui vous trompe ; je deviens la raison même. On se forme en trois ans de ménage ; et, dès que ma sœur sera mariée, je me charge de lui donner des conseils... dont elle se trouvera bien, et son mari aussi. Vous verrez, mon cher cousin.

ALBERT.

Je tâcherai, ma cousine, qu’elle ait un aussi bon mari que le vôtre, si toutefois cela est possible.

ÉVRARD.

Non, sans doute ! car après ce qu’il a fait pour nous...

ADÈLE.

Et quoi donc ?

ÉVRARD.

Comment ! tu l’ignores ?

ADÈLE.

À moins de deviner...

ÉVRARD.

Il nous a sauvés tous de la ruine et du déshonneur.

ADÈLE, froidement.

Vraiment ? c’est très bien à lui.

ÉVRARD.

Et tu reçois ainsi une pareille nouvelle ?

CLARISSE.

Tu ne le bénis pas ?

ALBERT.

Vous n’êtes pas fière de lui et de porter son nom ?

ADÈLE.

Eh ! mon Dieu, quel feu ! quel enthousiasme ! Croyez-vous donc que je ne sois pas de votre avis ? J’ai commencé par vous dire que c’était très bien... que je l’approuvais ; mais, après tout, c’est tout naturel. Darcey n’est-il pas votre gendre ? À qui donc appartient-il de secourir un beau-père, si ce n’est à un gendre ?

ÉVRARD.

À un gendre heureux, rien de mieux ; mais...

ADÈLE.

C’est aussi ce que je pense ; et ce qu’il a fait pour vous prouve qu’il s’estime heureux dans son ménage, et c’est ce bonheur-là dont il vous remercie.

ÉVRARD.

Lui, du bonheur !... avec toi ?

ADÈLE.

Mon Dieu ! j’entends chaque jour des hommages et des regrets qui l’attestent hautement ; et si j’étais comme ma sœur, si j’étais demoiselle, vous recevriez vingt demandes pour une. Je m’en rapporte à mon mari lui-même ; s’il était ici, il me défendrait contre les injustices de ma famille.

CLARISSE.

Tiens, le voici...

MADAME DUSSEUIL.

Tu n’as qu’à désirer, tout t’arrive à souhait.

 

 

Scène III

 

ÉVRARD, CLARISSE, ALBERT, ADÈLE, M. et MADAME DUSSEUIL, DARCEY, pâle et contraint

 

Clarisse et Albert ont été au-devant de lui.

ALBERT, l’amenant par la main.

Venez, monsieur, venez, vous êtes pour moi plus qu’un homme.

DUSSEUIL.

Mon ami, votre conduite est un bel exemple. Je suis fier d’avoir un neveu comme vous.

MADAME DUSSEUIL.

Vous êtes un ange, monsieur Darcey, vous êtes un ange !

CLARISSE.

Mon bon frère !

ÉVRARD.

À son bienfaiteur, une famille reconnaissante.

ADÈLE.

C’est moi qui suis la plus endettée de tous, mon cher Ferdinand ; des paroles peindraient mal ce que j’éprouve.

DARCEY.

Tu me réserves des faits ?

ADÈLE.

Ils prouvent mieux.

DARCEY.

Bonne Adèle !

CLARISSE.

Le thé est servi.

ÉVRARD.

Veuillez vous approcher de la table.

ADÈLE.

Mais qu’es-tu devenu toute la journée, mon ami ? Je t’ai à peine entrevu. Sais-tu que c’est fort mal.

DARCEY.

Une affaire importante qui m’occupe...

ADÈLE, s’asseyant.

Oublie-la dans ce moment, je te le conseille.

Ils sont tous assis.

ÉVRARD.

Nous voilà donc réunis ! et quel plaisir j’éprouve à vous voir tous autour de moi !

À Darcey.

Et votre ami Valdéja, vous m’aviez promis de nous l’amener.

DARCEY.

Je suis passé chez lui pour le prendre, il n’y était pas... mais il m’a écrit.

ADÈLE.

C’est très heureux ; grâce à son absence, tu auras du moins un jour de congé ; car il ne te quitte pas plus que tes pensées ; et, lorsqu’il n’est pas là, il te domine encore ; il est facile de s’en apercevoir à ton air rêveur.

ALBERT.

Serait-il vrai ?

DARCEY.

Du tout, c’est un autre ami que lui qui m’occupe en ce moment.

ADÈLE.

C’est là cette affaires si importante dont tu nous parlais ?

DARCEY.

Oui, je médite sur la position de cet ami, afin de lui donner un conseil.

MADAME DUSSEUIL.

Quelle est donc sa position ?

DARCEY.

Celle d’un mari trompé.

TOUS, excepté Adèle.

Ah !

DARCEY.

Et puisque nous voilà tous réunis, je vais consulter à ce sujet les membres de la famille ; leur avis sera le mien. Je ne saurais mieux faire.

ADÈLE.

C’est insupportable ! et devant ma sœur...

MADAME DUSSEUIL.

Nous écoutons, Ferdinand.

DARCEY.

Il y aura du scandale, peut-être !

MADAME DUSSEUIL.

Ah ! ah !

DUSSEUIL.

Du scandale ?

DARCEY.

Mais avec le scandale on fait justice du vice.

ADÈLE.

Moi, j’ai presque envie de m’en aller.

DARCEY.

Te voilà devenue bien susceptible.

ADÈLE.

Je ne comprends pas qu’on s’occupe...

DARCEY.

Laisse-moi continuer, tu comprendras après. Cet ami avait épousé sa femme par passion ; elle était loin de répondre à cet amour, il le sentait : ce fut une cruelle déception pour lui, et bien lui prit d’avoir reçu de la nature une âme forte, car il aurait succombé.

ADÈLE.

C’est M. de Nelles, je parie.

DARCEY.

Quoi qu’il en soit, il ne se découragea pas. Elle était jeune ; il espérait que le temps et ses soins modifieraient un semblable état de choses. Il ne se trompa point ; il se fit effectivement de grands changements dans les manières de sa femme : jusque-là elle avait été sage et querelleuse, de ce jour elle devint aimable et criminelle.

TOUS.

Ah !

DARCEY.

Un si constant amour n’a produit que d’infâmes trahisons.

ADÈLE.

Je sais qui : c’est madame de Servières.

DARCEY.

Il en eut les preuves.

ALBERT, avec feu.

Alors que fit-il ?

DARCEY.

Rien ; il ne devint pas fou.

MADAME DUSSEUIL.

Mais les noms ? Vous ne nous avez pas dit les noms.

DUSSEUIL.

Cela me paraît parfaitement inutile, madame Dusseuil, à moins que le mari n’ait l’intention d’intenter à sa femme une action judiciaire.

ADÈLE.

Ce récit est vraiment pénible.

DARCEY.

Ce qui l’arrête, c’est l’inflexibilité de son caractère. Lorsqu’il aura pris une détermination, elle sera immuable... et il craint d’en finir ; mille idées fougueuses se disputent sa tête, car il est indigné.

ÉVRARD.

On le serait à moins.

DARCEY.

Je crois donc qu’on ne saurait trop peser les choses. Je vais recueillir les avis. Les plus jeunes d’abord et les sages ensuite. Voyons, Clarisse, si vous étiez à la place de ce mari, que feriez-vous ?

CLARISSE.

Je pardonnerais, mon frère, dans l’espoir d’obtenir, par le repentir, ce qu’un autre sentiment n’aurait pas eu assez de force pour faire naître.

DARCEY.

Et vous, Albert ?

ALBERT.

Moi ? je la tuerais.

M. et MADAME DUSSEUIL.

Ah !

ADÈLE.

C’est affreux !

DUSSEUIL.

Doucement, mon ami, la loi te punirait.

DARCEY.

Et vous, mon père ?

CLARISSE, l’interrompant.

Mais, mon frère, c’est au tour de ma sœur.

ADÈLE.

Pour rien au monde je ne voudrais me mêler d’une aussi sotte affaire.

DARCEY, à Évrard.

Vous dites ?...

ÉVRARD.

Eh ! eh !... ma foi, à sa place je la mènerais à ses parents ; je les ferais juges entre elle et moi ; je leur dirais : La voilà. Le mauvais germe a étouffé le bon ; il a porté ses fruits : ils sont mûrs, récoltez. Et je la leur laisserais.

DARCEY, se levant.

Eh bien ! c’est vous qui l’avez jugée !

Tous se lèvent.

ADÈLE, avec anxiété.

Mais qui donc ?

DARCEY, avec chaleur.

Je ne la tuerai pas, je ne la traînerai pas sur les bancs d’un tribunal ; mais je vous la rendrai, mon père... car cet homme, c’est moi ; cette femme, c’est votre fille.

ADÈLE.

Ah !

ÉVRARD.

Adèle !

CLARISSE.

Ma sœur ?

ADÈLE.

Ce n’est pas vrai.

ÉVRARD.

Adèle vous a trahi ?

ADÈLE.

Je ne suis pas coupable.

MADAME DUSSEUIL, à Darcey.

Mon cher ami, êtes-vous certain de ce que vous avancez là ?

DARCEY.

Oui, ma tante.

ADÈLE.

Il ne m’aime plus ; c’est un prétexte...

DARCEY.

Et Rodolphe, l’avez-vous oublié depuis hier ?

ADÈLE.

Qui, Rodolphe ?

DARCEY.

Rodolphe, votre amant ?

ADÈLE.

Je... ne connais pas de Rodolphe.

DARCEY.

Vous ne connaissez pas de Rodolphe ?

ADÈLE.

Non.

DARCEY, lui mettant ses lettres sous les yeux.

Lisez donc, lisez.

À Évrard.

Voilà les pièces du procès ; ces lettres, ce sont les siennes !

Adèle pousse un cri et tombe sur un fauteuil.

CLARISSE.

Mon frère, vous avez eu tant pitié de nous, serez-vous, inexorable pour elle seule ?

DARCEY.

Clarisse, vous avez seize ans ! Adieu ! justice est faite... Maintenant je vais me venger, car il y a sur terre un homme de trop dans le monde, et il faut que lui ou moi...

 

 

Scène IV

 

ÉVRARD, CLARISSE, ALBERT, ADÈLE, M. et MADAME DUSSEUIL, DARCEY, VALDÉJA

 

VALDÉJA, arrêtant Darcey.

Où vas-tu ?

DARCEY.

Trouver Rodolphe.

VALDÉJA.

Auparavant, un mot... un seul mot...

À Clarisse.

Mademoiselle Clarisse connaissait-elle ce Rodolphe ?

CLARISSE, vivement et étonnée.

Moi, monsieur ?

ALBERT, avec chaleur.

Une telle question...

VALDÉJA.

C’est que tout à l’heure il m’a dit en me serrant la main : Apprenez un danger... une trahison... dont Clarisse serait victime...

ALBERT.

Achevez...

VALDÉJA.

Il n’a pu en dire davantage.

ALBERT.

Et pourquoi ?

VALDÉJA, d’un air sombre.

Il était mort !

TOUS.

Ah !

DARCEY.

Mort !... Qui l’a frappé ?

VALDÉJA.

Moi.

DARCEY.

Ton zèle t’emporte loin quelquefois, Valdéja.

VALDÉJA.

Zèle, destin ou devoir, n’importe... Maintenant, partons.

DARCEY.

Oui, je te suis.

TOUS, cherchant à le retenir.

Grâce, grâce pour elle !

DARCEY, avec force et dignité.

Jamais !... À compter de ce jour, je ne la connais plus !!!

 

 

ACTE IV

 

 

Première Partie

 

Chez Adèle : intérieur modeste.

 

 

Scène première

 

ADÈLE, seule, essayant d’écrire une lettre

 

Écrire à mon mari ! Affreuse nécessité ! Ah ! qui me payera toutes ces humiliations ! moi, en être réduite à implorer... Oh ! non... non... cela ne se peut pas.

Elle jette sa plume, puis regardant son ameublement.

Après ceci cependant, ce sera la misère !... la misère !... Allons, allons, écrivons.

 

 

Scène II

 

ADÈLE, AMÉLIE, SOPHIE

 

ADÈLE, les voyant entrer.

Sophie !... Amélie !...

AMÉLIE.

Eh ! oui... tu vois que tout le monde ne t’abandonne pas.

SOPHIE.

Et que nous te sommes fidèles dans le malheur... Il y a si longtemps que je veux venir te voir... mais j’ai eu trois bals cette semaine.

AMÉLIE.

Et moi donc ? du monde tous les jours.

ADÈLE.

Vous recevez... vous allez au bal... vous êtes bien heureuses.

SOPHIE.

Mais toi, pourquoi cet air plus soucieux encore qu’à l’ordinaire ?

ADÈLE.

On le serait à moins : ma sœur me quitte à l’instant, elle veut que j’écrive à mon mari.

AMÉLIE.

À ton mari ?

SOPHIE.

Tu deviens absurde !

ADÈLE.

Pourquoi donc ?

SOPHIE.

Comment, pourquoi ? mais ne vois-tu pas que Clarisse n’est venue ici que de sa part ; c’est ton mari lui-même qui l’envoie : il est plus impatient que toi de te revoir, car il t’aime et tu ne l’aimes pas.

AMÉLIE.

Il est désolé de l’éclat qu’il a fait.

SOPHIE.

Et ne demande qu’un prétexte pour se raccommoder.

ADÈLE.

Oui ! oui !... c’est possible... Si cependant vous vous trompiez, que deviendrais-je ? Car enfin vous en parlez bien à votre aise toutes deux ; vos maris sont riches et ne voient rien... que vos mémoires qu’ils ont la bonté d’acquitter ; mais moi, à qui il ne reste rien de mes splendeurs passées.... rien que ce goût de dépenses... ces habitudes de luxe auxquelles on ne peut renoncer, et qui sont devenues pour moi comme une seconde nature... que ferais-je ?

AMÉLIE.

Es-tu bonne de t’inquiéter ainsi, et de pensera l’avenir !... Tu n’as que de beaux jours à espérer, que des plaisirs, du bonheur en perspective...

ADÈLE.

Et comment cela ?

 

 

Scène III

 

ADÈLE, AMÉLIE, SOPHIE, CRÉPONNE

 

CRÉPONNE.

Madame, c’est le domestique de ce banquier, qui apporte une lettre.

ADÈLE.

M. Rialto ? mais c’est une persécution !

AMÉLIE.

M. Rialto ! ce capitaliste étranger ?

SOPHIE.

Dont les écus ont une réputation d’esprit européenne ?

ADÈLE, riant.

Lui-même.

AMÉLIE.

Et tu lui fais faire antichambre ?

ADÈLE.

Il est affreux !... et il m’ennuie à périr.

AMÉLIE.

Tu fais bien alors de ne pas le recevoir.

SOPHIE.

Mais du moins tu peux le lire... Cela nous amusera.

ADÈLE.

Je ne demande pas mieux... et sous ce rapport-là son épître arrive à point.

Lisant.

« Ma belle dame... je ne dirai pas que je vous aime ; ce serait répéter ce que tout le monde dit, et j’aurais l’air d’un écho... »

Parlant.

C’est joli !

AMÉLIE.

Très joli.

SOPHIE.

Mais oui, pas mal, pour un madrigal à la financière.

ADÈLE, lisant.

« J’aurais l’air d’un écho, et ce n’est pas avec des phrases que je voudrais payer le mien. »

S’arrêtant.

Payer le sien ?

AMÉLIE, riant.

Son écot.

SOPHIE, riant.

Celui-là est admirable !... Continue, de grâce.

ADÈLE, lisant.

« Ce n’est pas avec des phrases que je voudrais payer le mien... c’est par des attentions et des services réels. J’apprends à l’instant que M. Albert Melville, votre cousin, qui était sur le point d’épouser votre sœur, vient de perdre sa place au ministère des finances, ce qui va, dit-on, faire manquer son mariage... »

SOPHIE, vivement.

Manquer son mariage ! y pense-t-il ? Que deviendrait notre vengeance ? que deviendrait Valdéja ? Il faut que ce mariage s’accomplisse pour qu’il sache... oui... Alors seulement je lui dirai tout.

AMÉLIE et ADÈLE.

Explique-toi...

SOPHIE.

Plus tard... Achève ce billet.

ADÈLE, continuant.

« Vous saurez qu’au ministère des finances on n’aura rien à me refuser tant qu’il y aura des emprunts à faire, et que j’aurai de l’argent à donner. Eh bien ! ma belle dame, dans une demi-heure votre cousin sera réintégré dans sa place, et dans une heure son mariage aura lieu. Pour cela je ne vous demande qu’un mot, un seul mot, qui me permette d’espérer et me donne le droit de mettre à vos pieds mes hommages et ma fortune. Pour mon cœur, vous savez qu’il y est, et depuis longtemps. – Signé Rialto. »

Parlant.

Quelle extravagance !

AMÉLIE.

Une extravagance ?

ADÈLE.

Eh ! oui, sans doute, à laquelle il n’y a pas même de réponse à faire.

SOPHIE.

Tu aurais donc un bien mauvais cœur ? quand il y va du bonheur de ta sœur, de son mariage ?

AMÉLIE.

De la fortune et de l’avenir d’Albert, ton cousin.

SOPHIE.

Et mieux encore, de la réussite de nos projets, de la certitude de notre vengeance contre ce Valdéja.

AMÉLIE.

Et tu pourrais hésiter ?

ADÈLE.

Permettez donc, vous n’avez pas lu...

AMÉLIE.

Qu’il t’offre ses hommages ? où est le mal ? Tu n’es pas la première à qui il les ait adressés !

SOPHIE.

Bien d’autres grandes dames te les envieraient et le les disputeraient.

AMÉLIE.

Et cependant ne seraient pas dans la même position que toi, car c’est à la fois une bonne affaire...

SOPHIE.

Une vengeance...

AMÉLIE.

Et une bonne action.

SOPHIE.

Donne, donne.

ADÈLE.

Que veux-tu faire ?

SOPHIE.

Deux mots seulement.

Elle va écrire.

ADÈLE.

Je m’y oppose.

SOPHIE.

Aussi, ce n’est pas toi qui écris, c’est moi. Tiens, Créponne, porte cette lettre au domestique ; qu’elle soit remise à l’instant, il n’y a pas de temps à perdre.

Créponne sort.

ADÈLE.

Mais, encore une fois, je veux savoir... Dieu ! que vois-je !

 

 

Scène IV

 

ADÈLE, AMÉLIE, SOPHIE, CRÉPONNE, VALDÉJA, paraissant à la porte du fond

 

Les trois femmes s’arrêtent étonnées.

ADÈLE, SOPHIE, AMÉLIE.

Valdéja !

VALDÉJA s’incline et salue, puis les regarde attentivement.

D’où vient donc, mesdames, le trouble où vous jette ma présence ? Aurais-je, par hasard, dérangé quelques combinaisons nouvelles ?

SOPHIE.

Non, monsieur, rassurez-vous.

VALDÉJA.

En effet, à votre joie mal déguisée, à votre physionomie radieuse, je vois que je n’ai rien empêché.

SOPHIE, ironiquement.

Pourquoi ne supposez-vous pas que cette joie nous vient de votre présence, monsieur ?

AMÉLIE, avec ironie.

Et du plaisir que nous avons à vous voir ?

VALDÉJA, froidement.

J’en doute, on n’aime guère l’aspect d’un ennemi et d’un ennemi vainqueur.

ADÈLE, avec fierté.

Est-ce pour me braver, monsieur, que vous êtes venu chez moi ?

VALDÉJA.

Non, madame ; un tout autre motif m’y amène, et c’est au nom de M. Darcey que je viens vous parler.

ADÈLE.

Au nom de mon mari !

AMÉLIE, bas et avec joie.

Quand je le disais !

ADÈLE.

Que me veut-il ?

VALDÉJA.

C’est à vous seule que je puis le dire.

AMÉLIE.

Nous renvoyer de chez toi ; le souffrirais-tu ?

VALDÉJA.

Je viens pour éloigner le mal.

SOPHIE.

Et vous restez avec elle ?

AMÉLIE, riant.

Ah ! monsieur croit se venger en nous privant de l’entendre ; mais cette vengeance-là ressemble à une grâce.

SOPHIE.

Moi... je serai moins généreuse, et bientôt, je l’espère, il nous entendra ; je l’y forcerai bien.

VALDÉJA.

Quand donc ?

SOPHIE.

Le jour, et il n’est pas éloigné, où je vous apporterai des paroles qui vous frapperont à mort.

VALDÉJA, lui tendant la main.

Soit. Touchez là, et maintenant que c’est une affaire convenue et que nous sommes gens à nous tenir parole...

SOPHIE.

Sans adieu ! sans adieu !

Elle sort avec Amélie.

 

 

Scène V

 

VALDÉJA, ADÈLE

 

ADÈLE.

Qu’avez-vous à me dire, monsieur, et quelles sont les propositions de M. Darcey ?

VALDÉJA.

Ces propositions, si vous voulez bien leur donner ce nom, sont tout ce qu’il y a de plus simple au monde.

ADÈLE.

Mon mari se repent donc enfin du traitement affreux qu’il m’a fait endurer ?

VALDÉJA.

Pas précisément, madame,

Adèle le regarde.

pas précisément.

ADÈLE.

Monsieur, j’ai des droits que la volonté de M. Darcey ne suffit pas seule pour détruire.

VALDÉJA.

Des droits ! vous n’en avez aucun. Il vous a épousée sans dot ; votre contrat de mariage ne vous assurait rien qu’après sa mort. Et grâce au ciel, quels que soient vos désirs à cet égard, vous n’avez rien encore à réclamer. Cependant, au milieu de l’oubli auquel il vous a vouée, une femme, c’était votre sœur, est venue tout à l’heure prononcer votre nom. Elle a prié, elle a supplié, elle a peint avec toute son âme les angoisses de votre abandon. Une démarche de vous, et peut-être... Vous ne l’avez pas faite. Néanmoins Ferdinand s’est ému, son cœur a parlé.

ADÈLE, vivement.

Son cœur a parlé ?

VALDÉJA.

Son cœur ouvert à toutes les infortunes, même aux infortunes méritées, n’a pu résister aux instances de celle qui plaidait pour vous. Il vous a fait une pension, en voici le contrat.

ADÈLE, avec dédain.

Une pension ?

VALDÉJA.

Tout autre que moi aurait été chargé de vous en remettre le titre, mais il était essentiel que vous ne vous méprissiez pas sur les motifs de la générosité de Ferdinand. Sachez-le bien, ce n’est pas à Adèle Évrard, ce n’est pas à madame Darcey, c’est à un être souffrant, inconnu, qu’il tend la main.

ADÈLE.

Inconnu !

VALDÉJA.

Prenez-vous le contrat ?

ADÈLE, avec angoisse.

Mais, monsieur, la manière dont il m’est offert...

Valdéja dépose le contrat sur la table.

 

 

Scène VI

 

VALDÉJA, ADÈLE, SOPHIE

 

SOPHIE, à demi-voix, en entrant.

Il y a de bonnes nouvelles qui nous arrivent pour le mariage de ta sœur ; ne termine rien avant de les connaître.

ADÈLE.

Pardon, monsieur, daignerez-vous attendre un instant ma réponse ?

VALDÉJA.

Je n’en vois pas la nécessité ; j’attendrai néanmoins.

SOPHIE.

Et pour payer monsieur de sa complaisance, c’est moi qui me chargerai de lui tenir compagnie.

Bas à Adèle.

Va vite et reviens.

 

 

Scène VII

 

VALDÉJA, SOPHIE

 

SOPHIE.

Eh bien ! monsieur, vous ne me remerciez pas du tête-à-tête que je vous ai ménagé ?

VALDÉJA.

C’est un bonheur que personne ne révoquera en doute, car trop de gens ont été à même de l’apprécier.

SOPHIE.

J’ai vu un temps où vous eussiez été fier de l’obtenir.

Riant.

Il est vrai qu’alors je connaissais le chemin de votre cœur.

VALDÉJA.

Vous l’avez bien perdu.

SOPHIE.

Oh ! si je voulais, je saurais bien le retrouver.

VALDÉJA.

Vraiment ?

SOPHIE.

Je n’aurais pour cela qu’un mot à prononcer.

VALDÉJA, souriant.

Ce serait donc un mot bien terrible !

SOPHIE.

Mais non, ce serait tout uniment le nom d’une jeune fille, douce, naïve, charmante ; et si je vous disais... Clarisse...

Valdéja fait un geste.

Ah ! vous le voyez, il semble déjà que ce nom vous ait fait mal.

VALDÉJA.

Oui, dans votre bouche, car, du reste, ce nom-là ou tout autre ne saurait m’émouvoir.

SOPHIE, froidement.

C’est ce que nous verrons, et pour cela je continue. Vous l’avez aimée, et beaucoup ; et malgré l’éloignement et l’absence, vous n’avez rêvé, pendant trois ans, qu’au bonheur de l’épouser. Oh ! je sais tout, mes renseignements sont de la dernière exactitude. On s’informe avec tant d’intérêt de tout ce qui concerne un ami !

VALDÉJA.

Si c’est à cela que se borne votre science ?...

SOPHIE.

Attendez donc ! Ce que personne ne sait, et ce que vous voudriez peut-être ignorer vous-même, c’est que vous l’aimez toujours.

VALDÉJA.

Moi ?

SOPHIE.

Oui, vous ne pouvez la voir sans émotion, vous craignez sa présence ; on ne vous rencontre jamais chez son père ; et cependant, quoique vous pensiez avoir à vous plaindre d’elle, c’est la seule femme que votre critique sanglante veuille bien épargner. Souvent même, et sans le savoir, vous la défendez, vous dites partout...

VALDÉJA.

Qu’elle ne vous ressemble pas, c’est vrai ! Si vous appelez cela un éloge...

SOPHIE.

Ce matin, quand vous avez appris que son mariage n’aurait pas lieu aujourd’hui, vous n’avez pu retenir votre joie. Dans ce moment encore, elle se peint dans tous vos traits et vous rend indifférent à toutes mes attaques ; mais patience, j’ai déjà trouvé un endroit sans défense, et j’en trouverai bientôt un autre plus vulnérable encore ; car cette femme que vous aimez malgré vous est celle qui a refusé votre main, qui vous a dédaigné, et n’a pas voulu de vous pour mari... Savez-vous pourquoi ?

VALDÉJA.

Que m’importe ! parce qu’elle ne m’a pas jugé digne d’elle ! sans doute, parce qu’elle ne m’aimait pas.

SOPHIE.

C’est ce qui vous trompe, elle vous aimait ; elle vous aime peut-être même encore.

VALDÉJA, avec chaleur.

Pourquoi donc, alors ?

SOPHIE.

Pourquoi ? Il n’y avait que deux personnes au monde qui auraient pu vous l’apprendre : l’une était Rodolphe, et vous l’avez tué ; l’autre personne, c’est moi.

VALDÉJA.

Vous ? Au nom du ciel, parlez !

SOPHIE.

Ah ! je savais bien que je vous forcerais à m’entendre. Écoutez ; entendez-vous le bruit de ces cloches ?

VALDÉJA.

Quelque cérémonie funèbre, peut-être.

SOPHIE.

Oui, vous dites vrai ; ils viennent de l’église qui est ici en face. Ces sons religieux m’ont calmée, m’ont adoucie ; il me semble, dans ce moment, que je vous hais moins, que mon âme est satisfaite, et quels que soient mes sujets de ressentiment contre vous, je veux bien parler et tout vous dire.

VALDÉJA, avec joie.

Est-il possible ? parlez ; mais parlez donc !

SOPHIE.

Clarisse vous aimait, et pendant votre absence ne rêvait qu’à vous, ne désirait que votre retour ; en un mot, ne voulait que vous pour époux. Vous auriez été trop heureux ; ce n’était pas mon compte, et j’ai entrepris de vous brouiller. Je lui ai dit du mal de vous, j’en ai imaginé, et en cela j’ai eu tort, car il n’y avait pas besoin d’en inventer.

VALDÉJA.

Et elle a pu croire vos calomnies !

SOPHIE.

Je m’étais arrangée pour cela : dans notre quartier une jeune fille, coupable, égarée, avait été recommandée à ma pitié ; une fille du peuple qui ne savait rien, pas même le nom de son séducteur, dont elle se souciait fort peu ; je l’assurai de ma protection, à la seule condition de débiter la leçon que je lui avais faite ; et lorsque Clarisse, à qui j’en avais parlé, vint lui porter des secours et l’interroger en secret, elle lui raconta que celui qui l’avait trompée et abandonnée était parti pour la Russie, à la suite de l’ambassade, que c’était un nommé Valdéja...

VALDÉJA, avec fureur.

Misérable !

SOPHIE.

Vous le connaissez, et vous devinez maintenant comment, dans le cœur de Clarisse, le mépris a succédé à l’estime, comment elle a refusé sa main, et comment, en l’aimant toujours, elle en épouse un autre.

VALDÉJA.

C’est ce que nous verrons, et dès aujourd’hui même, détrompée par moi...

SOPHIE.

Rassurez-vous, il n’est plus temps : sans cela, croyez-vous que je vous eusse dit la vérité ? On ne la dit qu’à ses amis, vous le savez bien.

Les cloches recommencent à sonner.

Et tenez, entendez-vous dans la rue ce bruit, ces équipages ?

VALDÉJA.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

 

 

Scène VIII

 

VALDÉJA, SOPHIE, AMÉLIE, ADÈLE

 

ADÈLE et AMÉLIE, courant à la fenêtre du fond.

Ils sont mariés.

VALDÉJA.

Et qui donc ?

ADÈLE.

Albert Melville et ma sœur qui, dans ce moment, sortent de l’église.

VALDÉJA.

Ah ! priez le ciel d’avoir menti.

SOPHIE.

Albert avait perdu sa place ; elle lui a été rendue par le crédit de M. Rialto, et le mariage a eu lieu aujourd’hui.

VALDÉJA, à part, la tête dans ses mains.

Clarisse !... Clarisse appartient à un autre ! et quand je pense par quelle trahison !...

ADÈLE, prenant le contrat sur la table ; À Valdéja.

Vous pouvez dire à M. Darcey, votre ami, que je repousse ses offres,

Déchirant le papier.

et que voilà le cas que j’en fais. Monsieur Valdéja, vous m’avez enlevé mon mari, moi je vous enlève votre maîtresse ; je suis vengée, nous sommes quittes.

VALDÉJA.

Non pas, nous ne le serons jamais. Adieu, Adèle, ne vous démentez pas, bientôt vous parviendrez au terme ; ce seront alors vos vices eux-mêmes qui me vengeront.

À madame Marini.

Et vous, Sophie,

À Amélie.

et vous, madame, Dieu vous pardonnera peut-être, mais moi jamais ; entre nous désormais, entre nous ce sera sans merci !!!

ADÈLE, SOPHIE et AMÉLIE, étendant les mains en prêtant serment.

Accepté !!!

 

 

Deuxième Partie

 

Un joli jardin ; à gauche un pavillon.

 

 

Scène première

 

ADÈLE, seule, assise et lisant, puis CRÉPONNE

 

ADÈLE.

Quoi insipide roman !

CRÉPONNE, entrant en courant.

Madame, madame ! bonne nouvelle ! M. Samson, notre propriétaire, a refusé à M. Rialto de lui renouveler le bail de votre appartement, parce qu’il est en marché pour vendre sa maison.

ADÈLE.

Vraiment ? Es-tu bien certaine de ce que tu me dis là ?

CRÉPONNE.

Très certaine, je le tiens de la portière. Madame, il faudrait tâcher de décider M. Rialto à vous acheter cette maison, parce que, s’il venait à mourir, ou à changer de manière de voir, elle vous resterait toujours.

ADÈLE.

Il y a trois ans qu’il me promet qu’il en sera ainsi.

CRÉPONNE.

Il promet beaucoup, M. Rialto : c’est comme ce nouvel équipage...

ADÈLE.

Ne m’en parle pas ; tous les gens qui ont amassé leur argent à la Bourse sont ainsi faits, ma chère.

CRÉPONNE.

Vieux jaloux !

ADÈLE.

Ah ! pour jaloux, il l’est à en mourir sur la place. Doit-il venir aujourd’hui ?

CRÉPONNE.

Il m’a dit qu’il viendrait dîner, et s’il découvrait les assiduités de M. Hippolyte ? Accueillir ainsi chez vous un tout jeune homme, sans raison, sans expérience...

Hippolyte entre.

Ah ! le voici ; comme il a l’air rêveur.

 

 

Scène II

 

ADÈLE, CRÉPONNE, HIPPOLYTE

 

HIPPOLYTE, tenant un bouquet.

Bonjour, ma chère Adèle.

ADÈLE.

Ah ! arrivez donc, monsieur, je m’entretenais de vous.

HIPPOLYTE, lui remettant le bouquet.

Et moi je pensais à vous ; vous le voyez, ma chère Adèle, des fleurs, votre image.

ADÈLE.

Mon Dieu ! que vous avez l’air grave ! On voit bien que d’aujourd’hui vous êtes majeur.

HIPPOLYTE.

Créponne, laissez-nous.

CRÉPONNE.

Madame, je vais aller jusque chez ma couturière.

ADÈLE.

Ne sois pas longtemps dehors.

CRÉPONNE.

Il est midi, je serai rentrée dans une heure.

ADÈLE, faisant des signes.

Dis à Laurent de se tenir sous le vestibule.

CRÉPONNE.

Oui, madame.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

ADÈLE, HIPPOLYTE

 

ADÈLE.

Voyons, qu’est-ce qui pèse si fort sur ta gaieté aujourd’hui ?

HIPPOLYTE.

J’ai quelque chose de si important à te dire.

ADÈLE.

Quoi donc ?

HIPPOLYTE.

Ma chère Adèle, depuis trois mois je suis aimé de toi. Depuis six semaines, j’ai formé le projet de devenir ton mari ; et je viens te l’annoncer.

ADÈLE, éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah ! ah !

HIPPOLYTE.

Et qu’y a-t-il donc là de si risible ?

ADÈLE.

Je ris, parce que... Ah ! ah ! ah ! ah ! mais c’est une plaisanterie !

HIPPOLYTE.

Une plaisanterie ! Rien n’est plus sérieux.

ADÈLE, à part.

À cet âge-là on épouse toujours.

Haut.

Ne te fâche pas.

HIPPOLYTE.

Je veux t’épouser, vois-tu, parce que je ne vis pas quand je suis loin de toi, et que je ne conçois pas qu’on restreigne volontairement son bonheur à quelques heures craintives et dérobées, alors qu’on peut être réunis et pour toujours !

ADÈLE.

Les heures craintives, dis-tu ! c’est ce qui fait le charme de notre position.

HIPPOLYTE.

Au diable le charme qui fait battre le cœur à coups redoublés ! Qu’est-ce que c’est que de te voir une heure en secret, de me faire un masque qui cache à tous les yeux ce que je voudrais que tous les yeux vissent clairement ? Et puis, ces tourments de l’absence, ces craintes qu’elle fait naître !... Je suis jaloux, Adèle, et sans t’offenser je puis bien supposer que d’autres, ainsi que moi, brûlent du désir de résigner leur liberté entre tes mains ; du moins, quand je serai ton mari, ils seront avertis que le cœur auquel ils s’adressent n’est pas libre, et s’ils venaient à élever la voix, je serais là pour les faire taire.

ADÈLE.

Mon ami, c’est impossible.

HIPPOLYTE.

Impossible ! quoi donc, impossible ?

ADÈLE.

Que nous nous mariions.

HIPPOLYTE.

Et pourquoi donc ? N’es-tu pas veuve ? Qui peut nous en empêcher ?

ADÈLE.

Mille considérations. Tu es trop jeune, tu n’as pas vu le monde.

HIPPOLYTE.

Le monde ? j’en ai vu ce que j’en voulais voir, puisque je t’y ai rencontrée. Et cet âge dont tu fais tant de bruit, je voudrais pouvoir en retrancher une partie afin d’avoir à t’aimer plus longtemps.

ADÈLE.

D’accord ; mais mon père ne veut pas que je me remarie ; irai-je lutter contre sa volonté ? Et puis d’autres considérations, ta famille à toi... Qu’est-ce que c’est donc que cette rage de mariage ?

HIPPOLYTE.

D’aujourd’hui je suis majeur ; jusqu’ici je dépendais d’un tuteur, d’un brave et honnête homme qui m’a servi de père, et à qui j’étais obligé d’obéir.

ADÈLE, impatientée.

Ce que vous pouvez faire de mieux, c’est de suivre ses avis.

HIPPOLYTE.

Aussi je lui ai confié ce matin mes idées de mariage ; grande colère de sa part. « Mon ami, lui ai-je dit, vous ne connaissez pas celle que j’aime, voyez-la, consentez à voir madame Demouy, et si, après cela, vous avez une seule objection à faire, je renonce à mon projet. » Il a accepté.

ADÈLE.

Est-il possible !

HIPPOLYTE.

Et je vous le présenterai aujourd’hui : c’est M. Valdéja.

ADÈLE, avec saisissement.

Valdéja !

HIPPOLYTE.

J’étais bien sûr que vous en aviez entendu parler ; c’est un homme du plus grand mérite ; avec ses talents il serait arrivé à tout ; mais depuis trois ans il est si triste, si malheureux ! Je ne sais quelle douleur secrète le tourmente, et c’est grand dommage ; car pour ceux qui le connaissent, c’est un bien excellent homme ; n’est-il pas vrai ?

ADÈLE, qui a fait tous ses efforts pour se contenir.

Certainement ; mais je ne veux ni ne peux le recevoir, et vous allez à l’instant même vous rendre chez lui pour l’empêcher de venir.

HIPPOLYTE.

C’est impossible.

ADÈLE.

Je le veux.

HIPPOLYTE.

Mais, ma chère amie, pense donc...

 

 

Scène IV

 

ADÈLE, HIPPOLYTE, LAURENT

 

LAURENT.

Madame, madame, M. Rialto descend de voiture en ce moment.

ADÈLE, avec effroi.

M. Rialto ! vous dites, M. Rialto ?

LAURENT.

Oui, madame.

ADÈLE.

C’est bien, Laurent.

Laurent sort.

HIPPOLYTE.

C’est votre père ?

ADÈLE, hors d’elle-même.

Oui, mon ami.

À part.

Mon Dieu ! mon Dieu, qui l’aurait attendu ce matin !

Haut.

Il faut partir à l’instant ; par ici, par la porte de ce pavillon.

HIPPOLYTE, froidement.

Pourquoi donc ?

ADÈLE.

Il ne faut pas qu’il vous voie, ou tout serait perdu ; éloignez-vous, de grâce !

HIPPOLYTE, s’asseyant.

Du tout ; je veux voir monsieur votre père, moi ; j’ai à lui parler.

ADÈLE.

Et que lui dire, malheureux ?

HIPPOLYTE, toujours assis.

Cela me regarde ; je sais ce que j’ai à faire, et je l’attends.

ADÈLE.

C’est fait de moi ! le voici !

HIPPOLYTE.

Je vous prie alors de me présenter, et de lui dire qui je suis.

 

 

Scène V

 

ADÈLE, HIPPOLYTE, RIALTO

 

RIALTO.

Ah ! bonjour, bonjour, petite ! Je viens te chercher, ma belle ; il fait beau temps, il n’y a pas de Bourse aujourd’hui, nous allons faire un tour aux bois...

Apercevant Hippolyte.

Qu’est-ce que c’est que celui-là ?

ADÈLE, à demi-voix.

Je vais vous le dire. C’est un jeune homme que j’ai vu chez madame de Laferrier, qui vous a rencontré quelquefois avec moi, et pour ma réputation, je lui ai dit, comme nous en sommes convenus, que vous étiez mon père.

RIALTO, de même.

C’est bien, c’est bien ! cela donne une couleur, une nuance... Mais qu’est-ce qu’il vient faire ici ?

ADÈLE, avec embarras.

Je l’ignore ; c’est à vous qu’il désire parler.

RIALTO.

C’est différent ; alors il aurait pu passer à la caisse ; je ne m’occupe pas ici de commerce.

Haut à Hippolyte.

Qu’y a-t-il pour votre service, mon cher monsieur ?

HIPPOLYTE.

Monsieur, je viens pour un motif qui vous paraîtra fort extraordinaire et qui est pourtant bien simple ; j’ai vu plusieurs fois chez madame de Laferrier madame Demouy votre fille.

RIALTO, à part.

Nous y voilà !

HIPPOLYTE.

Et je viens vous la demander en mariage.

RIALTO, avec colère.

Eh bien ! par exemple...

ADÈLE, bas à Rialto.

Modérez-vous, de grâce ! Je vous jure que je l’ignorais, et sa démarche même en est la preuve.

RIALTO, à part.

Elle a raison, et le plus court est de s’en amuser ; cela m’arrive si rarement de m’amuser !

Bas à Adèle.

Nous allons rire. Quelle est, monsieur, votre profession ?

HIPPOLYTE.

Je n’en ai pas.

RIALTO, riant aux éclats.

Et vous voulez vous marier afin d’en avoir une, n’est-il pas vrai ?

HIPPOLYTE.

Oui, monsieur.

À part.

Quelle sotte gaieté ! et quelle antipathie j’éprouve pour cet homme ! Heureusement, ce n’est pas lui que j’épouse.

RIALTO.

Eh bien ! mon cher, je vous dirai, comme dans je ne sais quelle comédie des Variétés : Touchez là, ma fille n’est pas pour vous.

HIPPOLYTE.

Et pour quelle raison, monsieur ?

RIALTO.

Pour quelle raison ? Celle-là est jolie ! Il faudrait que de moi-même, et de mon consentement...

ADÈLE.

Ménagez-le, au nom du ciel !

À part.

Je suis sur des épines !

HIPPOLYTE.

À qui puis-je le demander, si ce n’est à vous ? C’est vous que cela regarde, puisque vous êtes le père.

RIALTO.

Si je vous accordais ce que vous me demandez, je ne serais plus... son père.

HIPPOLYTE.

Si c’est la crainte de vous séparer de votre fille, je ne prétends pas vous en priver.

RIALTO.

Vous êtes bien bon.

HIPPOLYTE.

Nous demeurerons près de vous, nous habiterons tous ensemble ; et si, comme je le crains, des considérations de fortune pouvaient vous arrêter, je vous déclare, monsieur, que je ne demande rien, que je ne veux rien que sa main et son cœur ; j’ai, grâce au ciel, une fortune indépendante. Six mille livres de rente, c’est bien peu sans doute ; mais j’en suis maître, je puis en disposer, vous en parlerez avec mon tuteur qui va arriver.

ADÈLE.

Grand Dieu !

RIALTO.

Il ne manquait plus que cela.

HIPPOLYTE.

Il vous dira que je suis Hippolyte Gonzoli, d’une famille honorable et estimée ; mon père était militaire, il est mort au champ d’honneur, me recommandant aux soins de M. Valdéja, son ami.

RIALTO.

Est-il bavard !

HIPPOLYTE.

Et maintenant que vous savez tout, mon bonheur est dans vos mains... ne me refusez pas, car vous ne savez pas de quoi je suis capable si vous me réduisez au désespoir.

RIALTO.

Permettez, cela devient trop fort...

ADÈLE, effrayée.

Au nom du ciel !

HIPPOLYTE.

Prononcez, monsieur, prononcez !

RIALTO.

Écoutez-moi, jeune homme : la Bourse ne me laisse mes après-midi de libres que le dimanche ordinairement ; vous me permettrez donc de ne pas perdre un temps précieux à écouter vos déclarations. Adèle, va chercher ton chapeau.

HIPPOLYTE.

Monsieur, c’est beaucoup plus grave que vous ne pensez.

RIALTO.

C’est possible ; mais si vous êtes malade du cerveau, je ne suis pas médecin.

ADÈLE.

Mon Dieu ! laissons là cet entretien.

HIPPOLYTE.

Non, madame, et je forcerai bien monsieur votre père à ne plus me refuser.

RIALTO.

C’est ce que nous verrons.

HIPPOLYTE.

Un mot suffira ; et puis qu’il n’y a pas d’autre moyen, daignez me répondre. Savez-vous ce que c’est que l’honneur ?

RIALTO.

Eh bien ! oui, je le sais ; qu’est-ce que vous en voulez dire ?

HIPPOLYTE.

Tenez-vous au vôtre, à celui de votre famille ?

RIALTO.

Sans doute j’y tiens.

ADÈLE, à part.

Est-ce qu’il dirait ?...

HIPPOLYTE, emporté.

Arrangez-vous donc alors pour qu’il ne souffre pas des atteintes que je lui ai portées, et tâchez de réparer avec le mari le dommage que l’amant lui a fait.

ADÈLE.

Ah !

RIALTO.

L’amant ?

ADÈLE.

Ne l’écoutez pas.

HIPPOLYTE.

L’amant. Depuis trois mois madame Demouy m’appartient !

RIALTO.

Ah ! ah ! qu’est-coque vous me dites là ?

HIPPOLYTE.

Ce qui est !

ADÈLE.

C’est une horreur.

HIPPOLYTE.

La terreur t’égare, ma chère Adèle ; tu es à moi, à moi pour la vie.

ADÈLE.

Ce n’est pas vrai !

RIALTO, avec fureur.

Adèle !

HIPPOLYTE.

Et si vous avez un cœur de père...

RIALTO.

Eh ! monsieur, je ne suis pas son père.

HIPPOLYTE.

Vous n’êtes pas son père ?

RIALTO.

Ni son père, ni son frère, ni son oncle, ni son mari ; comprenez-vous maintenant ?

HIPPOLYTE, stupéfié.

Ah ! ce n’est pas possible !

RIALTO.

Eh ! eh ! belle dame, vous m’en taisiez donc en cachette, et mes billets de mille francs comptaient pour deux, à ce qu’il paraît.

ADÈLE.

Il n’en est rien, je vous jure !

RIALTO.

Ah ! ah ! Et vous, mon brave, vous voulez épouser des femmes qui vivent séparées de leurs maris et que des protecteurs consolent ?

HIPPOLYTE.

Oh ! mes rêves !

RIALTO.

Sortez d’ici tons les deux !

HIPPOLYTE, avec fierté et d’un air menaçant.

Est-ce à moi que vous parlez ?

RIALTO, se ravisant.

Non, monsieur, non ; vous êtes excusable, vous ; c’est à madame.

À Adèle.

Sortez de chez moi, vous dis-je !

HIPPOLYTE, avec frénésie.

Mais tu n’étais donc qu’une infâme !

Apercevant Valdéja, qui entre.

Ah ! mon ami, venez à mon secours.

 

 

Scène VI

 

ADÈLE, HIPPOLYTE, RIALTO, VALDÉJA

 

ADÈLE, se cachant la tête dans ses mains.

Valdéja !

VALDÉJA, à Hippolyte.

Qu’y a-t-il donc ?

HIPPOLYTE.

Une trahison ! une perfidie !

VALDÉJA, froidement.

Cela t’étonne ?

RIALTO, à Adèle avec menace.

Sortez, sortez ! Je ne me connais plus !

VALDÉJA, lui saisissant le bras.

Arrêtez !...

Dans ce moment ses yeux rencontrent ceux d’Adèle, il la reconnaît.

Dieu ! Adèle !... Je vous l’avais bien dit, que vos vices me vengeraient.

À Hippolyte.

Viens, mon ami, viens, cela vaut vingt ans d’expérience.

RIALTO.

Sortez, madame, sortez !

ADÈLE, sortant et jetant un dernier regard de rage sur Valdéja.

Chassée ! et devant lui encore !

 

 

ACTE V

 

 

Première Partie

 

Une salle basse et de triste apparence ; porte au fond, deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

SOPHIE, puis ADÈLE

 

SOPHIE, à la cantonade.

Puisqu’elle ne peut pas tarder à rentrer, je l’attendrai... mais ce n’est pas trop beau chez elle.

Regardant l’appartement.

Cela ne vaut ni son riche appartement de la rue Saint-Honoré, ni la petite maison de M. Rialto.

ADÈLE, entrant et parlant à la cantonade.

Il y a quelqu’un qui m’attend, dites-vous ? Dieu ! si c’était...

Elle s’avance vers Sophie qu’elle reconnaît et dit froidement.

Ah ! c’est toi, Sophie !

SOPHIE.

Tu me reconnais, toi, c’est heureux ; pour moi, je l’avoue, j’aurais eu quelque peine...

ADÈLE.

Je suis donc bien changée !

SOPHIE.

Tu as l’air souffrant.

ADÈLE.

Et toi, depuis trois ans que tu as quitté Paris ?...

SOPHIE.

J’étais allée en Belgique avec mon mari, lorsqu’il est parti pour ce pays-là, sans le dire à ses créanciers ; car les fournisseurs en sont tous là... se ruiner en entreprises, en spéculations, quand il y a tant d’autres moyens...

ADÈLE.

Et il ne lui est rien resté ?

SOPHIE.

Rien... que des dettes ; mais moi j’avais encore des espérances : un oncle paralytique, M. de Saint-Brice, qui, veuf et sans enfants, avait une immense fortune ; et je suis revenue en France, à Paris, où j’avais appris que, grâce au ciel, il venait de mourir ; mais vois l’horreur, j’étais déshéritée.

ADÈLE.

Et comment cela ?

SOPHIE.

Tu ne le devines pas ? M. de Saint-Brice, longtemps attaché aux affaires étrangères, était lié avec ce Valdéja...

ADÈLE.

Je comprends.

SOPHIE.

Qui lui a débité sur mon compte je ne sais quelles calomnies, quelles horreurs, et qui a si bien fait qu’il a déterminé M. de Saint-Brice à laisser toute sa fortune à un parent éloigné de sa femme, à M. Albert Melville.

ADÈLE.

Mon beau-frère !... son rival !

Avec ironie.

Quelle générosité !

SOPHIE.

Dis plutôt quelle rage de nuire ; car enfin je ne lui avais enlevé que sa maîtresse... on en retrouve toujours ! tandis qu’une fortune comme celle-là... Et maintenant, ne sachant que devenir, je sollicite un bureau de timbre. Ne pourrais-tu pas m’y aider ?

ADÈLE.

Je n’ai moi-même nulle protection ; mais vois Amélie, madame de Laferrier.

SOPHIE.

Elle n’a pas voulu me recevoir.

ADÈLE.

Quelle indignité ! C’est aussi là que j’en suis ; nous ne nous voyons plus depuis ma rupture avec M. Rialto.

SOPHIE.

Une rupture ! et comment cela ?

ADÈLE.

Une imprudence à moi ! je te raconterai cela. J’ai été bien malheureuse depuis ce temps-là ; enfin, parmi ceux qui me faisaient la cour, j’avais daigné remarquer M. Léopold, le fils d’un riche commerçant en vins, qui venait de recueillir la succession de son père.

SOPHIE.

Une succession ? il est bien heureux, celui-là.

ADÈLE.

Elle ne lui a pas duré longtemps ; toujours entouré de mauvais sujets tels que lui, il l’a dissipée en moins d’un an ; et depuis ce temps, je ne peux te dire à quels projets, à quelle conduite, à quels excès se sont livrés lui et ses dignes compagnons.

SOPHIE.

Et tu ne l’as pas abandonné ?

ADÈLE.

Je le voudrais... je n’ose pas... il est si violent ! il me tuerait. Et puis, sans le vouloir et sans qu’il s’en doute, j’ai découvert des secrets qui me font trembler, et que je n’oserais dire !

SOPHIE.

Tu fais bien ; mais à moi, ta meilleure amie...

ADÈLE, baissant la voix.

Dans cette maison où il donne à jouer, des jeunes gens imprudents et sans expérience ont été attirés ; ils ont été trompés, dépouillés... Oh ! j’en suis certaine. Léopold est capable de tout, et si quelque ami bienfaisant ne vient pas à mon aide, c’est fait de moi ; je n’ai plus que ma sœur, je lui ai écrit ; mais me répondra-t-elle ?

 

 

Scène II

 

SOPHIE, ADÈLE, CRÉPONNE

 

CRÉPONNE.

Madame, madame, une lettre pour vous.

ADÈLE.

Est-il possible ?

CRÉPONNE.

Et, par bonheur, M. Léopold n’était pas là quand on me l’a remise.

ADÈLE.

C’est de Clarisse ! c’est son écriture. Oh ! ma bonne sœur ! j’ai toujours dit qu’il n’y avait que toi...

CRÉPONNE.

Nous envoie-t-elle de l’argent ?

ADÈLE, qui a décacheté la lettre.

Non... mais c’est égal. Va voir si l’on ne vient pas nous surprendre.

Créponne sort. À Sophie.

Tiens, lis... moi, ma main tremble et je n’y vois pas, tant je suis émue.

SOPHIE, lisant.

« Ma chère sœur, en recevant ta lettre, j’aurais voulu sur-le-champ courir auprès de toi ; mais je ne suis pas ma maîtresse, je ne suis pas libre d’écouter tous les mouvements de mon cœur... j’ai un mari... »

ADÈLE.

Pauvre femme !

SOPHIE.

Encore une malheureuse ; mais si elle veut nous écouter et suivre nos conseils...

ADÈLE.

Achève donc.

SOPHIE, lisant.

« J’ai un mari que j’aime, que j’estime, auquel je dois obéissance... et, je te l’avoue avec la plus grande peine, il m’a formellement défendu de te voir, toi et madame de Laferrier, et surtout madame Marini, et toutes ces horribles femmes qui t’ont perdue !... »

Parlant.

Quelle indignité !...

ADÈLE, voulant reprendre la lettre.

Sophie, de grâce !...

SOPHIE.

Non, non, il faut voir jusqu’au bout.

Lisant.

« Cependant, et quels que soient ses ordres, quand ma sœur est malheureuse, quand elle souffre... je n’ai ni le courage, ni la force d’obéir... »

Parlant.

Allons donc !...

Lisant.

« J’ai tort peut-être, mais que la faute en retombe sur moi. Aujourd’hui, à deux heures, enveloppée de mon manteau et sans être vue, je sortirai de chez moi et j’irai te voir... Arrange-toi pour être seule. »

ADÈLE.

Elle va venir !... quel bonheur !...

SOPHIE.

Tu feras comme tu voudras ; mais si j’étais toi, je ne la recevrais pas.

ADÈLE.

Y penses-tu ?... quand c’est mon seul espoir...

SOPHIE.

À la bonne heure, si tu préfères ta sœur à tes amies.

À part.

Mais pour moi, je ne l’en tiens pas quitte, et j’apprendrai à cette petite prude-là les égards qu’on se doit entre femmes.

Haut.

Adieu, Adèle, si j’ai quelque chose de nouveau, je viendrai te revoir.

ADÈLE.

Je crains que Léopold ne se fâche, et que cela ne lui déplaise.

SOPHIE.

Eh bien ! par exemple !...

ADÈLE.

Pour plus de sûreté, quand tu auras à me parler, ne monte pas par le grand escalier, où l’on pourrait te voir, mais,

Montrant la porte à droite.

par celui-ci, dont voici la clef. Il donne sur une allée obscure, et de là dans une petite rue détournée où il ne passe presque personne.

SOPHIE, prenant la clef.

C’est bien... je m’en vais... car nous disons que ta sœur viendra aujourd’hui... ici... seule et déguisée... à deux heures ?

ADÈLE.

Nous avons le temps.

Elle va serrer la lettre de Clarisse dans son secrétaire.

SOPHIE, à part.

Non, non !... Il n’y en a pas à perdre... et Clarisse, et son mari, et ce Valdéja !... je me vengerai d’eux tous... d’un seul coup, et de l’un par l’autre.

À Adèle.

Un mot encore... tu n’aurais pas quelque argent à me prêter ?

ADÈLE.

J’en ai si peu !

SOPHIE.

Et moi, je n’en ai pas du tout. Je te rendrai cela dès que j’aurai obtenu ce que je sollicite.

ADÈLE.

Bien sûr ?

SOPHIE.

Je te le promets.

ADÈLE.

À la bonne heure ; car, sans cela...

Lui remettant quelques pièces de monnaie.

Tiens !...

 

 

Scène III

 

SOPHIE, ADÈLE, LÉOPOLD

 

Il entre par la porte du fond, passe entre les deux femmes et saisit l’argent qu’Adèle présente à Sophie.

LÉOPOLD.

Je vous y prends donc !

ADÈLE.

Ô ciel !

SOPHIE.

Mais, monsieur...

LÉOPOLD, mettant l’argent dans sa poche.

Confisqué par mesure de police, et maintenant, madame, de quoi s’agit-il et qu’y a-t-il pour votre service ?

SOPHIE.

Je suis une ancienne amie d’Adèle.

LÉOPOLD.

Je n’aime pas les anciennes amies, et encore moins les nouvelles.

ADÈLE.

Mais madame Marini, dont je vous ai parlé quelquefois, était une femme du monde, du grand monde.

LÉOPOLD.

Raison de plus ; elle vient ici vous faire des phrases, vous parler de morale, de vertu, enfin, vous donner de mauvais conseils.

ADÈLE.

Vous vous trompez, monsieur.

LÉOPOLD.

Je n’aime pas cela.

ADÈLE.

Mais encore !...

LÉOPOLD.

Assez... elle me fera le plaisir de rester chez elle, et vous ici ; c’est plus facile pour la sûreté des communications. Maintenant, je ne vous renvoie pas, mais j’ai à lui parler.

SOPHIE.

Il suffit, monsieur, je me retire. Adieu, chère amie, je te reverrai dans un autre moment.

À part.

Dieu quelle horreur d’homme !

LÉOPOLD.

Je vous prie d’agréer mes respectueux hommages.

Au moment où Sophie est près de la porte du fond.

Mes excuses, si je ne vous reconduis pas.

Sophie sort.

 

 

Scène IV

 

ADÈLE, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD.

À nous deux, maintenant : puisque vous avez de l’argent de trop, il faut m’en donner.

ADÈLE.

Y pensez-vous ?

LÉOPOLD.

Tant que j’en ai eu, je ne vous l’ai pas épargné. La succession de mon père y a passé. Pauvre brave homme ! le plus riche marchand de vin de la Rapée !

ADÈLE.

Vous n’avez pas voulu m’écouter.

LÉOPOLD.

Courte et bonne ! c’est ma devise ; j’avais, je n’ai plus. Maintenant c’est à ceux qui ont à me donner ; et s’ils font des façons, je les forcerai bien à me rendre ma part ; car j’ai mes idées là-dessus.

ADÈLE.

Et quel est votre dessein ?

LÉOPOLD.

Quitter cette maison, qui commence à être mal notée : les abonnés se dispersent, le jeu languit, rien ne va plus. Nous voulons voyager dans les départements, ou à l’étranger, si faire se peut. Mais pour cela il faut de l’argent.

ADÈLE.

Je n’ai rien, vous le savez.

LÉOPOLD.

Vous avez conservé des relations dans le monde, de belles connaissances, de hautes protections ; il faut les employer, faire un appel à leurs sentiments, à leur délicatesse, et leur demander de l’argent pour moi, ou pour vous, cela revient au même.

ADÈLE.

Je ne connais plus personne.

LÉOPOLD.

Vous avez une famille, vous avez un père, une tante.

ADÈLE.

Vous savez bien qu’ils sont morts de chagrin !

LÉOPOLD.

Oui, à ce qu’ils disent ; mais votre sœur, votre beau-frère, on peut les mettre à contribution.

ADÈLE.

Ils ne veulent plus me voir.

LÉOPOLD.

Et M. Rialto ?

ADÈLE.

Jamais.

LÉOPOLD.

D’autres enfin ; M. Hippolyte, d’après ce que vous m’avez dit, est un jeune homme à grands sentiments, qui depuis trois ans a réussi dans le monde, et qui ne refusera pas à une ancienne passion un souvenir utile. Moi, à sa place, je n’hésiterais pas, parce que, nous autres jeunes gens du monde, nous sommes tous comme ça.

ADÈLE.

Plutôt mourir que d’avoir recours à lui !

LÉOPOLD, haussant la voix.

Il le faut cependant, car je le veux, et vous ne me connaissez pas quand on me résiste !

ADÈLE.

Léopold ! Léopold ! vous m’effrayez !

À part.

Qui m’arrachera de ses mains ?

LÉOPOLD.

Là, à ce secrétaire, voilà ce qu’il faut pour écrire.

Pendant qu’il dispose le papier, la plume, l’encre, etc., Créponne entre.

 

 

Scène V

 

ADÈLE, LÉOPOLD, CRÉPONNE

 

CRÉPONNE, bas à Adèle.

Une dame enveloppée d’un manteau est là dans votre chambre.

ADÈLE, de même.

C’est ma sœur, c’est Clarisse !

Elle se dispose à passer dans la pièce à gauche.

LÉOPOLD, l’arrêtant par le bras.

Où vas-tu ? Tu ne sortiras pas d’ici que tu n’aies écrit.

ADÈLE.

Ô mon Dieu !

LÉOPOLD, la faisant asseoir au secrétaire.

Allons ! une lettre à la Sévigné, et pour cela je vais dicter : « Cher Hippolyte... »

ADÈLE.

Je ne mettrai jamais cela.

LÉOPOLD.

Hippolyte tout court.

ADÈLE, écrivant.

« Monsieur... »

LÉOPOLD.

À la bonne heure, je n’y tiens pas.

Dictant.

« Monsieur, une ancienne amie, bien malheureuse... »

CRÉPONNE.

C’est bien vrai.

LÉOPOLD.

Je ne mens jamais.

Dictant.

...Est menacée d’un affreux danger dont vous seul pouvez la sauver... »

ADÈLE.

Mais c’est le tromper !

LÉOPOLD.

Qu’en savez-vous ? Je ne mens jamais.

Dictant.

« Si tous souvenirs, si tous sentiments d’humanité ne sont pas éteints dans votre cœur, venez à son secours, elle vous attendra aujourd’hui, rue... » Mets notre nom et notre adresse. « Prenez avec vous de l’or, beaucoup d’or, vous saurez pourquoi... »

ADÈLE, indignée.

Je n’écrirai jamais cela !

LÉOPOLD, dictant d’un ton impératif.

« Vous saurez pourquoi, et j’ose croire que vous m’en remercierez. »

Lui prenant la main.

Allons, écris ! je le veux !

ADÈLE.

Mais que voulez-vous donc faire ? le forcer à jouer, le dépouiller ?

LÉOPOLD.

Cela me regarde ; signe... et maintenant je ne vous demande plus rien que le silence.

Prenant la lettre.

Je me charge d’envoyer la lettre... Quant au départ de demain, si je suis content de vous, j’aurai des égards ; je ne vous emmènerai pas. Adieu.

Il sort.

ADÈLE, à Créponne.

Cours vite chez Hippolyte, et dis-lui que, s’il reçoit une lettre de moi, il n’en tienne nul compte, qu’il ne sorte pas de chez lui. Il y va de sa sûreté, de ses jours, peut-être... Ces hommes-là sont capables de tout !

CRÉPONNE.

Oui, madame, oui, je mets mon châle et j’y vais.

ADÈLE, pleurant.

Et ma sœur ! ma sœur qui m’attend ! Ah ! c’est mon seul espoir de salut !

Elle sort par la porte à gauche.

CRÉPONNE, seule, mettant son châle.

Ah ! quelle horrible maison ! Quand donc en serons-nous dehors ? Où est le temps où j’étais femme de chambre honnête d’une honnête femme ! Ah ! tout calculé, la vertu donne plus d’agrément, sans compter le profit ; mais ma pauvre maîtresse, comment l’abandonner, quand elle n’a plus que moi au monde, que moi, dans cet infernal logis habité par des démons !

Apercevant la porte à droite qui s’ouvre lentement.

Encore un qui arrive, il en sort donc ici de tous les côtés !

Elle sort, en courant, par le fond.

 

 

Scène VI

 

ALBERT, seul, enveloppé dans un manteau et entrant par la porte à droite

 

Je n’ai pu y résister, c’était plus fort que moi. Cette lettre maudite, qui me l’a envoyée ? Ah ! relisons-la pour affermir mon courage !

Lisant.

« Votre femme vous trahit, croyez-en un ami fidèle, et, si vous en doutez, ne vous en rapportez qu’à vos yeux ; aujourd’hui, un peu avant deux heures, seule et enveloppée d’un manteau, elle se rendra en voiture de place dans une maison suspecte, pour y attendre M. Valdéja, qu’elle aimait et dont elle était aimée avant son mariage. La clef jointe à cette lettre vous donnera les moyens d’entrer en secret dans la maison ; et dès que vos yeux vous auront convaincu de la vérité, vous pourrez fuir par une allée obscure sans être vu de personne. »

Parlant.

J’ai repoussé d’abord cet avis infâme ; sûr de l’amour et de la vertu de Clarisse, j’aurais regardé comme un crime l’apparence même d’un soupçon ; et prêt à détruire, à brûler cette lettre, œuvre, non de l’amitié, mais de la haine, je ne sais quelle voix secrète me disait d’y ajouter foi. Pouvoir infernal d’un écrit anonyme ! Je n’y croyais pas, je le méprisais, et pourtant je suis sorti, j’ai épié ; non, je ne peux le croire encore ; et cependant c’était elle ! c’était Clarisse ; je l’ai vue sortir du logis, d’un pied furtif, et jetant autour d’elle un regard de crainte. Ah ! le cœur me battait, quand j’ai vu sa voiture s’arrêter à la porte de cette maison... Ah ! Clarisse, Clarisse !...

Résolu.

Et maintenant, dussé-je l’immoler ainsi que son complice, et moi-même avec elle, j’irai jusqu’au bout, je saurai tout. On vient, rentrons.

Apercevant Valdéja dans la coulisse.

Dieu ! c’est lui, c’est Valdéja ! Notre arrêt à tous est prononcé, qu’il s’accomplisse !

Il referme la porte du cabinet et disparaît.

 

 

Scène VII

 

VALDÉJA, qui pendant ces derniers mots est entré par le fond

 

Je ne puis, je n’ose croire à un pareil message : Clarisse a besoin de moi, de mon amitié ! Il y va, dit-elle, du repos, du bonheur de sa vie ; c’est dans ce lieu qu’elle m’attend pour me confier un secret ; aurait-elle enfin découvert la trahison qui nous a désunis, ou quelque nouveau danger pourrait-il la menacer ? N’importe, il n’y a pas à examiner, à réfléchir : Clarisse à besoin de moi, cela suffit ; je n’ai vu que ce mot, et me voilà ; mais où suis-je ?

Apercevant Clarisse qui sort par la porte de gauche accompagnée d’Adèle.

Dieu ! c’est elle !

 

 

Scène VIII

 

VALDÉJA, CLARISSE, ADÈLE

 

CLARISSE, mystérieusement.

Conduis-moi, il faut que je le quitte ; mais maintenant que je sais tout, sois tranquille, calme-toi.

ADÈLE.

Me calmer, ma sœur, quand le désespoir et la crainte m’assiègent, quand il y a un génie infernal, un pouvoir vengeur qui me poursuit sans cesse, et que je rencontre partout !...

Elle aperçoit Valdéja droit et immobile devant elle ; elle pousse un cri et s’enfuit.

CLARISSE.

C’est vous qui causez sa terreur ; vous, monsieur Valdéja, vous ici !

VALDÉJA.

Comment cela peut-il vous étonner, madame ? Prompt à me rendre à vos ordres, je viens...

CLARISSE.

À mes ordres ?

VALDÉJA.

Sans doute ; ne m’attendiez-vous pas ?

CLARISSE.

Non, monsieur...

VALDÉJA.

Vous ne m’attendiez pas ? Et ce mot de vous que j’ai reçu...

CLARISSE.

Je n’ai point écrit.

VALDÉJA.

Est-il possible ? tremblez alors, tremblez : quelque noire perfidie que je ne puis deviner nous menace tous deux ; votre sœur est ici, et ses amies, ses dignes conseils ne doivent pas être loin ; c’en est assez pour justifier mes alarmes. De grâce, venez, sortons, permettez-moi de veiller sur vous.

CLARISSE.

Je vous remercie ; je suis venue seule, je désire sortir de même.

VALDÉJA.

Ah ! ce coup est le plus cruel de tous ceux que j’ai reçus ! Vous vous défiez de moi, Clarisse ? de moi qui, depuis six ans, ai fait pour vous le plus grand et le plus cruel des sacrifices : j’ai renoncé à votre présence, à votre amitié, et, bien plus encore, à votre estime ; j’ai consenti à être méprisé de vous, quand d’un mot je pouvais vous détromper, et j’y ai consenti pour ne pas troubler votre repos.

CLARISSE.

Que voulez-vous dire ?

VALDÉJA.

Que je n’ai point mérité les affreuses calomnies dont on m’a noirci à vos yeux ; que toujours digne de vous... laissez-moi achever, Clarisse, ce moment est peut-être le seul de ma vie où je pourrai vous dire la vérité ; oui, je vous aimais, j’étais aimé.

CLARISSE.

Monsieur...

VALDÉJA.

Ah ! vous ne m’interdirez pas ce souvenir, c’est le seul bien qui me reste. Une trame infernale nous a séparés. Cette jeune fille... cette séduction... calomnie, infâme calomnie ! comme tout ce qui sortait du cœur de la femme qui avait juré ma perte ; les preuves aujourd’hui me seraient faciles à vous donner, mais d’autres nœuds vous enchaînent ; et c’est le jour même de votre mariage que j’ai appris, pour mon éternel tourment, la perfidie qui vous jetait dans les bras d’un autre. Je voulais courir, réclamer mon bien, vous avouer la vérité, me justifier du moins : il n’était plus temps, vous sortiez de l’église et portiez pour jamais le nom de mon heureux rival. Clarisse, alors j’ai gardé le silence, je me suis interdit votre vue, mais non le droit de veiller sur vous, sur votre avenir, sur votre fortune ; j’y ai réussi, madame ; et maintenant si un mot de vous m’apprend que j’ai recouvré votre estime, quelque soit mon sort, je n’aurai plus la force de me plaindre, et je croirai encore au bonheur.

CLARISSE.

Que m’avez-vous dit ! qu’ai-je appris ! Écoutez, Valdéja, ce n’est pas avec vous que je veux feindre ; et vos souffrances, les miennes peut-être, me donnent le droit de parler sans que personne s’en offense. Oui, je vous ai aimé ! Oui j’ai été malheureuse de vous retirer mon estime ; et malgré moi, lorsqu’un autre hymen allait m’enchaîner, le mépris même que je croyais vous devoir n’avait peut-être pas encore éteint toute ma tendresse ; je me le reprochais ; et cette faute involontaire, je jurais de l’expier ! Grâce au ciel, j’y ai réussi. Oui, j’ai pour mari un honnête homme qui mérite tout mon amour, toute ma confiance ; je l’aime, je n’aime que lui, et, je vous le dis à vous, je préférerais mourir plutôt que d’oublier un instant ou mes devoirs ou ce que je dois à son honneur ; après un tel aveu, et pour qu’il n’y ait pas dans mon cœur une seule pensée qu’il ne puisse connaître, je demanderai sans crainte à votre amitié un dernier service ; vous voyez que vous ne vous étiez pas trompé et que vous aviez deviné que j’aurais besoin de vous. Eh bien ! mon ami... et ce nom vous le méritez, continuez votre noble et généreuse conduite ; évitez de me voir, évitez les lieux où vous pourriez me rencontrer, je vous en saurai gré ; et un jour viendra où mon cœur vous tiendra compte de tout, même de votre absence.

VALDÉJA.

J’obéirai, Clarisse, trop heureux d’avoir à vous obéir ; ce soir, dans une heure, j’aurai quitte Paris.

CLARISSE, se reculant.

Adieu donc !

VALDÉJA.

Adieu !

Il fait un mouvement pour lui baiser la main.

CLARISSE.

Rien de plus ; adieu !

VALDÉJA, lui prenant la main et la lui serrant affectueusement.

Adieu !

Il se dispose à sortir.

 

 

Scène IX

 

VALDÉJA, CLARISSE, SOPHIE

 

SOPHIE, à Clarisse.

Ah ! madame, c’est de la part d’Adèle, de votre sœur, que je viens vous prévenir : vous êtes épiée, poursuivie ; votre mari est sur vos traces.

CLARISSE.

Mon mari ?

SOPHIE.

Et s’il vous trouvait ici, seule avec monsieur...

À Valdéja.

Fuyez, emmenez-la.

CLARISSE.

Fuir ? jamais ! qu’il vienne, je lui dirai tout : c’est pour ma sœur, c’est pour la voir et la secourir que j’ai désobéi à mon mari ; c’est ma première faute, je n’en commettrai pas une seconde en lui cachant la vérité, en prenant un autre conseil que lui.

SOPHIE.

Y pensez-vous ?

VALDÉJA, à Clarisse.

Bien ! bien ! votre raison vous a dit vrai.

Désignant Sophie.

Dès qu’elle donne un conseil, il ne peut contenir que malheur et trahison. Partez sans moi, partez, courez près d’Albert.

SOPHIE.

Qu’elle le rejoigne donc si elle veut, il est trop tard maintenant ; elle ne sortira point de cette maison sans être vue, car il y a ici du monde, des gens qui la connaissent, qui publieront partout qu’elle était ici avec vous, en tête-à-tête.

CLARISSE.

Ô mon Dieu ! elle dit vrai ! je suis perdue, déshonorée ! Qui pourrait me secourir, me protéger ?

 

 

Scène X

 

VALDÉJA, CLARISSE, SOPHIE, ALBERT, sortant du cabinet à droite

 

ALBERT.

Moi ! Clarisse.

SOPHIE et VALDÉJA.

Que vois-je ?

ALBERT.

Son mari ! qui était ici avec elle ; qui ne l’a pas quittée !

À Valdéja.

J’ai tout entendu, monsieur ; je vous reconnais pour un homme d’honneur, pour un galant homme, que j’estime et que je plains ; car je sais mieux que personne le prix du trésor que vous avez perdu.

VALDÉJA.

Je le laisse, du moins, en des mains dignes de l’apprécier. Adieu, madame ; dans une heure, je vous l’ai dit, j’aurai quitté Paris ; adieu, éloignez-vous au plus tôt de cette maison, qui n’aurait jamais dû vous recevoir. Pour moi, je vais en sortir par le grand salon, par la grande porte, avec madame. Nous ne craignons rien, n’est-il pas vrai ?

SOPHIE.

Sans doute, votre réputation est au-dessus d’une telle atteinte.

VALDÉJA.

Et la vôtre au-dessous. Venez.

Il lui prend la main et sort par le fond avec elle. Il fait nuit.

 

 

Scène XI

 

ALBERT, CLARISSE, puis ADÈLE

 

CLARISSE.

Ô mon ami ! me pardonneras-tu ?

ALBERT.

N’en parlons plus ; la nuit est venue, prends ce manteau, et descendons par cet escalier dérobé, dont j’ai la clef.

CLARISSE.

Comment cela ?

ALBERT.

Tu le sauras.

CLARISSE.

Et ma sœur ?

ALBERT, tirant une bourse de sa poche.

Il ne lui faut que de l’or, en voilà.

Rendant ce temps Léopold, qui est entré par la porte du fond, aperçoit Albert.

LÉOPOLD.

C’est le bel Hippolyte. Allons l’attendre.

Il sort par la porte à droite et disparaît.

ALBERT.

Allons, dépêche-toi.

Apercevant Adèle qui entre.

Tenez, Adèle.

Lui remettant la bourse.

Tenez.

ADÈLE.

Albert !

ALBERT.

J’avais accompagné ma femme, et vous apportais ce qu’elle vous a promis sans doute. Prenez, et dorénavant ne vous adressez plus à elle, mais à moi.

CLARISSE, donnant sa chaîne à sa sœur et l’embrassant.

Adieu, ma sœur !

ALBERT, à Clarisse.

Viens, l’air qu’on respire ici me fait mal.

Albert entraîne Clarisse, et tous deux sortent par la porte à droite.

 

 

Scène XII

 

ADÈLE, seule

 

Elle jette la bourse sur le secrétaire et couvre de baisers la chaîne que sa sœur vient de lui donner.

Ô ma sœur ! ma sœur !...

On entend du bruit en dehors, puis un coup de pistolet et des cris de : Au secours ! au meurtre !

ADÈLE, poussant un cri.

Ah ! qu’est-ce que cela signifie ?

Elle s’élance vers l’escalier à droite.

 

 

Deuxième Partie

 

Chez Adèle. Le grabat.

 

 

Scène première

 

ADÈLE, seule, assise dans un vieux fauteuil ; sa respiration est oppressée

 

Ô mon Dieu, que je souffre !

Elle tousse.

Quel état ! Je me sens mourir. À vingt-neuf ans, mourir ! seule, sans avoir une main qui vous soutienne ! N’avoir pour toute consolation que l’espoir de ne plus souffrir ; demain peut-être... Ô mon Dieu !...

Elle tousse.

 

 

Scène II

 

ADÈLE, CRÉPONNE

 

ADÈLE.

Te voilà, Créponne ?

CRÉPONNE.

Oui, bonne maîtresse. Ai-je été longtemps ?

ADÈLE.

Non. Qu’a dit le docteur ?

CRÉPONNE.

Qu’il fallait vous ménager, ne pas vous exposer au grand air. Cela vous tuerait.

ADÈLE, d’un air morne.

Que veux-tu ? il faut vivre !... Dis-moi, as-tu entendu parler de quelque chose ? fait-on toujours des recherches ?

CRÉPONNE.

Depuis huit mois les poursuites se sont ralenties.

ADÈLE.

Je tremble toujours de voir arriver les gens de justice. Et cependant, tu le sais, je ne suis pas coupable ; j’ignore encore comment mon beau-frère a été attiré dans cette horrible maison. Quand il a été frappé, je courais à ses cris et pour lui porter secours, je te le jure.

CRÉPONNE.

Je le sais bien !

ADÈLE.

Et quoique dangereusement blessé, il en reviendra, n’est-il pas vrai ? il n’en mourra pas ? Mais pour moi, la honte, la misère... Ô mon Dieu ! mon Dieu ! quel chemin depuis dix ans ! Quand je pense à ce que j’étais, et à ce que je suis maintenant. C’est un rêve, un rêve affreux, que je tremble de voir finir, car je crains le réveil !...

Elle tousse.

Puisque tu es sortie, as-tu vu les numéros ! notre terne... l’avons-nous gagné ?

CRÉPONNE, éludant.

Madame.

ADÈLE, avec insistance.

Avons-nous gagné ?

CRÉPONNE.

Mais...

ADÈLE.

Réponds-moi donc ! avons-nous gagné ?

Créponne baisse la tête.

Non ! je le vois.

Elle se met à pleurer.

CRÉPONNE.

Faut pas vous chagriner, madame ; ça augmenterait votre mal.

ADÈLE.

Au surplus je le savais, je l’avais vu dans les cartes. Mais Sophie Marini prétend que les numéros sortiront ce mois-ci.

CRÉPONNE.

Oui, croyez celle-là et ses conseils !

ADÈLE.

Elle doit s’y connaître, elle y met si souvent ! Et mes derniers bijoux, cette chaîne que ma sœur m’a donnée le dernier jour où je l’ai vue.

CRÉPONNE.

Eh bien ! cette chaîne ?...

ADÈLE.

Elle m’a conseillé de la vendre pour suivre nos numéros, et je l’ai priée de s’en charger.

CRÉPONNE.

Il est donc dit qu’avec ses conseils elle vous perdra jusqu’au bout.

ADÈLE.

Le moyen de faire autrement ! quand on n’a plus rien, ni amis, ni famille ; car le monde entier doit ignorer maintenant ce qu’est madame Laurencin.

Elle se cache la tête dans les mains.

CRÉPONNE.

J’ai cependant adressé votre demande à la mairie, et on doit la transmettre à toutes les dames de charité.

ADÈLE, avec ironie.

Et monsieur le maire, qu’on dit si bienfaisant !

CRÉPONNE.

J’y ai été ce matin. Ce n’est pas loin, car notre maison touche à la mairie.

ADÈLE.

L’as-tu vu ?

CRÉPONNE.

On m’a répondu qu’il était avec un de ses amis qui arrivait à l’instant même de voyage, et qu’il ne recevait personne.

ADÈLE.

Toi seule m’es restée fidèle, ma brave Créponne, toi seule !

CRÉPONNE.

Et je ne vous abandonnerai jamais.

ADÈLE.

Dans peu de temps tu seras libre de tout souci ! Mais je ne veux pas que, jusque-là, le désespoir s’empare de moi ; je ne le veux pas ! je ne le veux pas ! Allons, ne pleure pas. Voyons ! tu sais bien que ça me fait mal.

CRÉPONNE, essuyant ses larmes.

Ah ! mon Dieu ! qui vient là ?

 

 

Scène III

 

ADÈLE, CRÉPONNE, SOPHIE

 

SOPHIE.

N’ayez pas peur, c’est moi !

ADÈLE.

Et toi aussi tu ne m’as pas abandonnée !

CRÉPONNE, à part.

Malheureusement !...

SOPHIE.

Ma chère, cela va mal. Tu sais, cette chaîne que tu tenais de la sœur ?

ADÈLE.

Eh bien !

SOPHIE.

J’ai été la vendre chez le joaillier notre voisin ; un vieux, qui l’a regardée bien attentivement, puis il m’a dit : « De qui tenez-vous cette chaîne ? – D’une dame de mes amies. – Qui est-elle ? – Que vous importe ? – C’est que, a-t-il ajouté en feuilletant un registre, cette chaîne, à ce qu’il me semble, est au nombre des objets qui, lors de l’affaire Léopold, nous ont été signalés par la police. »

ADÈLE.

Ah ! mon Dieu !

SOPHIE.

Alors, que te dirais-je ? J’ai perdu la tête ; et craignant les explications, je me suis enfuie de sa boutique en lui laissant la chaîne.

ADÈLE.

Quelle imprudence !

SOPHIE.

Je le sais bien ! car il a appelé ses garçons ; et si l’on m’a suivie de loin et vue entrer ici...

ADÈLE.

On ne sait pas qui tu es ?

SOPHIE.

Peut-être ! Car j’ai rencontré en montant ta propriétaire.

CRÉPONNE.

Que nous ne connaissons pas.

ADÈLE.

Il y a à peine quelques jours que son mari a acheté cette maison.

SOPHIE.

Et sais-tu quelle est cette femme ? C’est notre ancienne amie.

ADÈLE.

Amélie de Laferrier ?

SOPHIE.

Elle-même, dont le mari a continué à faire fortune.

CRÉPONNE.

Et qui est toujours restée au pinacle !...

SOPHIE.

Tandis que nous...

On frappe en dehors. Mouvement d’effroi.

CRÉPONNE, après un long silence.

On a frappé.

ADÈLE, avec terreur.

N’ouvre pas !

SOPHIE.

Seraient ce déjà les gens de justice qui seraient sur tes traces.

ADÈLE.

Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.

CRÉPONNE, à part.

Et le médecin qui a dit que la moindre émotion la tuerait !

Haut.

Qui va là ?

UNE VOIX D’HOMME, en dehors.

Est-ce ici madame Laurencin ?

CRÉPONNE.

Oui.

LA MÊME VOIX.

Ouvrez !

CRÉPONNE.

Pourquoi ?

LA MÊME VOIX.

C’est une dame de charité qui voudrait la voir.

ADÈLE.

Ah ! quel bonheur !

Créponne ouvre la porte.

 

 

Scène IV

 

ADÈLE, CRÉPONNE, SOPHIE, CLARISSE, en costume de veuve et suivie de deux domestiques en livrée

 

CLARISSE.

Où est madame Laurencin ?

CRÉPONNE, d’un air confus, lui montrant Adèle.

Là, madame.

ADÈLE, poussant un cri.

Dieu ! Clarisse !

Elle s’évanouit.

CLARISSE, la reconnaissant et se jetant dans ses bras.

Adèle ! ma sœur ! c’est elle que je retrouve ainsi ! Dieu vengeur ! vous l’avez trop punie.

Courant à l’un des domestiques et prenant un flacon.

Donnez, donnez.

Se mettant à genoux près d’Adèle.

Ma sœur, ma sœur ! reviens à toi ; c’est moi qui suis près de toi, c’est moi qui t’appelle !

ADÈLE, revenant à elle.

Où suis-je ?

CLARISSE.

Dans les bras de ta sœur.

ADÈLE, pleurant.

Clarisse ! Dieu a donc pitié de moi ; je ne suis donc pas tout à fait une maudite, une réprouvée, puisqu’il m’envoie un de ses anges !

Remarquant que Clarisse est en deuil.

Ah mon Dieu ! cette robe, Albert ?...

CLARISSE.

Il n’est plus.

ADÈLE, se levant avec effort.

Je ne suis pas coupable, je te le jure ; que son sang retombe sur moi si jamais j’ai eu la pensée...

Elle tombe de nouveau sur son siège.

CLARISSE.

Je te crois, je te crois ; Albert lui-même t’a pardonné.

ADÈLE.

Et toi, ma sœur, depuis ce temps qu’as-tu fait ?

CLARISSE.

J’ai prié pour toi.

ADÈLE.

Ah ! je n’en suis pas digne ; si je n’avais écouté que ta voix, si j’avais repoussé loin de moi les indignes conseils qui m’ont perdue...

Bruit au dehors.

Ah ! qui vient là ? l’on monte l’escalier.

SOPHIE,
qui a remonté la scène et la redescend à ce moment. À part.

Dieu ! Amélie !

 

 

Scène V

 

ADÈLE, CRÉPONNE, SOPHIE, CLARISSE, AMÉLIE, PLUSIEURS AGENTS DE POLICE

 

AMÉLIE.

Entrez, entrez, messieurs, je ne m’oppose point au cours de la justice, et comme propriétaire de cette maison...

ADÈLE, serrant Clarisse dans ses bras.

Les voilà ! Ma sœur, sauve-moi, protège-moi.

AMÉLIE.

Je ne connais point madame Laurencin ; mais si c’est elle que vous cherchez...

Reconnaissant Adèle.

Dieu ! Adèle !

Elle se retourne, se trouve en face de Sophie et jette un cri.

SOPHIE, saisissant la main d’Amélie.

Oui, il ne te manquait plus que de la livrer.

CLARISSE, aux agents de police.

C’est ma sœur, messieurs, c’est ma sœur ; elle n’est point coupable ; et de quel droit ose-t-on violer son domicile ?

UN DES AGENTS.

Pardon, madame, il est une personne dont nous devons nous assurer ; nous ignorons encore si c’est madame ; mais afin de procéder légalement, nous avons requis la présence du premier magistrat de cet arrondissement, et c’est devant lui...

CRÉPONNE.

Qu’il vienne ! qu’il vienne nous protéger !

CLARISSE, avec effroi.

Oh ! non, non ! qu’il n’entre pas !

 

 

Scène VI

 

ADÈLE, CRÉPONNE, SOPHIE, CLARISSE, AMÉLIE, PLUSIEURS AGENTS DE POLICE, DARCEY et VALDÉJA

 

AMÉLIE et SOPHIE, à part.

Monsieur Darcey !

DARCEY.

Qu’y a-t-il, messieurs ? quelle est cette femme que l’on parle d’arrêter ?

CRÉPONNE, d’un ton suppliant et à demi-voix.

C’est la vôtre, monsieur, votre pauvre femme qui se meurt.

DARCEY, avec indignation.

Ma femme !

ADÈLE.

Qui parle donc ?

CLARISSE.

C’est ton mari.

ADÈLE, épouvantée.

Mon mari ! sauvez-moi, sauvez-moi !

DARCEY.

Cette femme est Adèle ?

ADÈLE, dans le délire.

Non, non, ce n’est pas elle, ne le croyez pas.

CLARISSE, à Darcey.

Mon frère ! mon frère ! ne l’accablez pas.

DARCEY, avec calme et dignité.

N’ayez nulle crainte, elle est oubliée depuis longtemps.

CLARISSE.

Oh ! vous lui pardonnerez...

ADÈLE.

Darcey, ne me dis rien, je vais mourir.

CLARISSE.

Un mot, un mot qui la console...

ADÈLE se lève soutenue par Créponne et se dirige vers Darcey.

Darcey, j’ai été bien coupable ; mais aussi j’ai bien souffert. Pardonne, pardonne-moi ! Au nom de mon pauvre père, ne me maudis pas, Darcey, grâce ! grâce !

DARCEY.

Jamais !

Adèle jette un cri et tombe sur son fauteuil.

CLARISSE.

Mais moi, je te pardonne, je t’aime ; ma sœur, que ces derniers mots frappent ton oreille, que la main d’une amie ferme tes yeux.

À Darcey.

Mon frère, quelle rigueur ! Oh ! venez, venez !...

DARCEY, se laissant entrainer, dit à Valdéja qui le pousse vers Adèle.

Tu le veux ? eh bien !...

En ce moment Adèle rend le dernier soupir.

Dieu ! il n’est plus temps.

VALDÉJA.

Elle expire !

À Amélie et à Sophie.

Eh bien ! femmes, prenez ce cadavre ; prenez-le donc, il est à vous. Vos œuvres méritaient un salaire, le voilà ! Honte à vous et à toutes vos semblables !

À Darcey.

À toi, la liberté !

DARCEY, lui montrant Clarisse.

Et à toi, je l’espère, bientôt le bonheur !

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