Le combat des montagnes (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)

Folie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 12 juillet 1817.

 

Personnages

 

L’ERMITE DE LA CHAUSSÉE-D’ANTIN

CALICOT, marchand de nouveautés

L’ANTIMÈCHE, lampiste

M. TITAN, entrepreneur de montagnes

JEAN LEBLANC, meunier de Montmartre

UN BOSSU, serrurier

UN ÉGYPTIEN, représentant les Montagnes Égyptiennes

UN SUISSE, représentant les Montagnes Suisses

UN ILLYRIEN, représentant les Montagnes Illyriennes

LA FOLIE

HORTENSIA, actrice de l’Opéra

JAVOTTE, fille de Jean Leblanc

 

À Paris.

 

Un jardin élégant.

 

 

À PROPOS

 

Les parodies et les pièces de circonstance sont essentiellement du domaine du vaudeville. Par malheur elles survivent rarement à l’à-propos qui les a fait naître, et de toutes les pièces, beaucoup trop nombreuses, que j’ai composées en ce genre, je n’admets dans ce recueil (Edition Aimé-André, 1827-1842.) que le Combat des Montagnes, non parce qu’elle est bonne, mais parce que, autrefois, elle a fait beaucoup de bruit, et qu’auprès de bien des gens, le bruit tient lieu de mérite. Voici à quelle occasion cet ouvrage fut donné.

À la fin de 1816, on avait établi à la barrière des Ternes un amusement fort connu à Saint-Pétersbourg et tout nouveau pour les Parisiens. C’étaient des montagnes en bois que l’on descendait sur des chars à roulettes. Cette invention, qui eut beaucoup de succès, donna lieu à plusieurs pièces de circonstance, entre autres à une intitulée les Montagnes Russes, que nous fîmes jouer, sur le théâtre du Vaudeville, au mois d’octobre 1816.

Plus tard, d’autres établissements de ce genre se formèrent dans tous les quartiers de la capitale. On vit s’élever au sein de Paris : des montagnes suisses, illyriennes, égyptiennes, etc. Enfin vinrent de riches capitalistes qui, sur l’emplacement des anciens jardins Beaujon, bâtirent des Montagnes Françaises. Plusieurs millions furent dépensés dans ces immenses constructions ; il était impossible de rien voir de plus élégant et de plus magnifique que cet édifice offert par la mode aux caprices parisiens. Ce fut à l’occasion de cette lutte, de cette rivalité de montagnes, que fut composée la pièce qu’on va lire, qui ne dut sa vogue qu’à des circonstances tout à fait indépendantes de son mérite.

Après vingt-cinq ans de combats et de victoires, tout ce qui rappelait nos anciens succès, tous les hommes qui y avaient contribué étaient l’objet de la faveur universelle. De là cette considération, ce respect dont jouissaient nos soldats ; considération que beaucoup de gens espéraient usurper en se donnant des manières et une tournure militaires. Ainsi, des jeunes gens qui n’avaient jamais été à nos armées, des commis-marchands qui sortaient de leurs magasins, paraissaient dans toutes les promenades avec des moustaches et des éperons. Ce n’était là qu’un léger ridicule ; mais comme tout ridicule est justiciable de la comédie et du vaudeville, nous introduisîmes dans le Combat des Montagnes une scène où M. Calicot, commis-marchand, est pris pour un militaire ; cette scène, fort médiocre et très peu développée, mit tous les magasins de Paris en hostilité avec les Variétés. Plusieurs fois le théâtre fut assiégé dans les règles, et des combats sanglants furent livrés. Je dirai plus tard, et dans la préface du Café des Variétés, quelles furent les suites et la fin de cette guerre qui, pendant plusieurs jours, mit tout Paris en émoi, qui inonda la capitale d’un déluge de pamphlets et de caricatures, et qui est restée dans la mémoire des vieux habitués des Variétés, sous le nom de Guerre des Calicots.

 

 

Scène première

 

LA FOLIE, seule

 

Elle est vêtue en pèlerine, et parle à la cantonade.

Eh ! non, messieurs, ce n’est pas moi ! C’est bien la peine de se déguiser, et de voyager incognito ! Ces Parisiens ont un coup d’œil !... À peine m’ont-ils aperçue, qu’un d’eux s’est écrié : C’est la Folie ! c’est la Folie ! et tous se sont mis à courir après moi ; j’ai eu toutes les peines du monde à leur échapper.

Air : Adieu, je vous fuis, bois charmant. (Sophie.)

J’ai, pour éviter les amants,
Plus qu’une autre besoin d’adresse ;
Je suis poursuivie en tout temps
Par la plus brillante jeunesse.
Oui, dans l’âge heureux des plaisirs,
Sur mes traces chacun s’empresse ;
C’est quand on ne peut plus courir
Que l’on court après la sagesse.

Mais, plus je regarde, plus j’ai de peine à reconnaître ces bocages charmants, ancien théâtre de mes triomphes[1]. Quelle solitude !... Eh ! mais, voici un pieux anachorète qui dirige ses pas de ce côté ; quelle mise élégante ! quel teint fleuri ! Ma foi, c’est un ermite d’un nouveau genre[2] !

 

 

Scène II

 

LA FOLIE, L’ERMITE

 

L’ERMITE.

Quelle est cette gentille pèlerine ?

LA FOLIE.

Mon père, oserais-je vous demander où nous sommes ?

L’ERMITE.

À la Folie-Beaujon.

LA FOLIE.

Je ne me trompais pas ; je suis chez moi.

Air : Le premier pas. (Le Petit Courrier.)

Dans ces bosquets
Que de métamorphoses !
J’ai vu l’orgueil y rêver mains projets,
J’ai vu l’amour en effeuiller les roses ;
Il m’en souvient, combien j’ai vu de choses
Dans ces bosquets !

L’ERMITE.

Vous êtes donc déjà venue ici, ma fille ?

LA FOLIE.

Oui, quelquefois. Mais, vous, mon révérend, êtes-vous aussi de ces lieux ?

L’ERMITE.

Non, ma fille. Je suis de bien loin d’ici. Je suis d’un pays que l’on nomme la Chaussée-d’Antin !

LA FOLIE.

Et c’est là que vous étiez ermite ?

L’ERMITE.

Air du vaudeville de Fanchon.

Premier couplet.

Dans ce pays, ma chère,
Tout est imaginaire.
Par le crédit
On s’enrichit,
C’est la règle commune ;
On donne concert et dîné,
Et l’on n’y fait fortune
Que quand on est ruiné.

Deuxième couplet.

Les messieurs qui l’habitent
Bien rarement visitent
Les autres cantons de Paris ;
Quand ils les aperçoivent,
C’est du haut de brillants wiskis,
Que bien souvent ils doivent
Au faubourg Saint-Denis.

LA FOLIE.

Qui vous a donc fait quitter un tel séjour ?

L’ERMITE.

J’ai voulu renoncer au monde. J’hésitais entre le Marais et le quartier de l’Odéon, lorsque j’ai pensé à ces jardins délicieux qui, à ce que je vois, sont aussi connus de madame.

LA FOLIE.

Oui ; c’est un sage aimable, un philosophe millionnaire qui jadis les fit élever à grands frais.

L’ERMITE.

Ces jardins ne sont pas ses seuls titres à notre reconnaissance !

Air : Connaissez mieux le grand Eugène. (Les Amants sans amour.)

Beaujon près de ces lieux nous laisse
Un monument qu’on ne peut oublier[3],
Et l’on pardonne la richesse
À qui sait si bien l’employer.
Parfois frivole et plus souvent utile.
En même temps cet illustre enrichi
Au plaisir ouvrait un asile,
Au malheur offrait un abri.

LA FOLIE.

J’admire vos projets de retraite. Mais, par malheur, vous aviez compté sans moi. Vous fuyez le monde, et moi je vous l’amène.

L’ERMITE.

Que voulez-vous dire ?

LA FOLIE.

Comment, vous ne me reconnaissez pas ! Vous, mon cher ermite, qui avez eu tant de fois l’occasion de me peindre ! Sans me vanter, vous me devez vos plus jolis tableaux.

L’ERMITE, la regardant.

Ils auront dû leurs succès à la ressemblance. Eh ! oui, en croirai-je mes yeux ! C’est la Folie ! la Folie en pèlerine.

LA FOLIE.

C’est mon habit de voyage. Vous ne savez donc pas que je viens de courir le monde ? Telle que vous me voyez, j’arrive d’Angleterre.

L’ERMITE.

Comment, ce peuple qu’on dit si sage ?

LA FOLIE.

C’est lui qui m’a le mieux accueillie. Chez lui, il est vrai, je suis obligée d’emprunter une physionomie si grave, si sérieuse, que bien des gens s’y laissent attraper et me prennent pour la Raison ; mais le nom n’y fait rien, c’est toujours moi. J’ai assisté aux combats de coqs, aux courses de Newmarket, aux exercices des boxeurs, et je n’ai pas manqué une seule des réunions politiques qui se tiennent dans les tavernes de Londres : j’ai même vu jouer la tragédie en français ! Mais en fait de folies, les plus gaies sont les meilleures, et je reviens à Paris revoir mes fidèles sujets ; je vais les retrouver bien changés !

L’ERMITE.

Vous allez en juger.

Air d’une nouvelle Anglaise.

Paris est comme autrefois,
Et chaque semaine
Amène
Nouveaux jeux, nouvelles lois,
Et voilà ce que j’y vois :
Des chevaux dans les
Ballets,
Des serins tirant
Au blanc.
Le chien jouant au
Loto[4],
Et le cerf dans son
Ballon[5].
Malgré ses frais de verdure,
Plus d’un jardin est désert :
C’est en voyant sa clôture
Qu’on apprend qu’il fut ouvert.
Don Almaviva[6]
S’en va ;
Déjà Mont-Thabor[7]
Est mort ;
Feydeau voit chez lui
L’ennui ;
L’Opéra souvent
En vend ;
Le café Turc est joli.
Mais on n’y consomme guères,
Et l’on va mettre aux enchères
Les nymphes de Tivoli[8].
Que de freluquets
Muets
Qui brillent par leurs
Tailleurs !
On fait les discours
Très courts,
Et les pantalons
Très longs.
Nos badauds
Sont aussi sots,
Nos belles
Aussi cruelles ;
Quant à messieurs nos maris.
Ils sont toujours... de Paris.
Maint et maint milord
Sans or,
Des Cadet Roussel
Sans sel,
Du scandale et des
Procès,
Surtout jour et nuit
Du bruit.
De cette ville voilà,      }
D’après nature,            }
La peinture !                 } (Bis.)
De cette ville voilà       }
Le vivant panorama ! }

LA FOLIE.

Savez-vous que ce tableau-là est fort affligeant. Comment, rien de neuf, rien de piquant ! Il est temps que j’arrive. J’aime ces lieux ! J’y ai déjà régné, et j’y veux, de nouveau, transporter le siège de mon empire.

Elle étend sa marotte vers le fond, et l’on entend une musique.

L’ERMITE.

Air du Ménage de garçon.

Que vois-je ? quel riche portique !

LA FOLIE.

Entrez, le signal est donné.

L’ERMITE.

Oui, mais ce temple magnifique
Me semble à moitié terminé[9].

LA FOLIE.

Ouvrons, c’est autant de gagné ;
Mon secret, je vous le découvre,
Vous, qu’on voit toujours différer ;
Le temps arrive ; et quand on ouvre,
Personne ne veut plus entrer.

L’ERMITE.

Et que prétendez-vous faire de ce séjour magnifique ?

LA FOLIE.

J’en veux faire un nouvel Olympe.

L’ERMITE.

L’Olympe à la barrière de l’Étoile ?

LA FOLIE.

Est-ce que ce n’est pas assez haut pour cela ?

L’ERMITE.

Si, vraiment. Il y a de quoi se rompre vingt fois le cou. Mais encore nous faut-il des divinités pour l’habiter.

LA FOLIE.

Eh ! mon Dieu, nous n’en manquerons pas, et dans un instant l’Olympe sera au grand complet. Songez donc qu’une place de dieu ou de déesse n’est pas une chose à dédaigner.

L’ERMITE.

Dans ce moment-ci, surtout ! où il y a tant de gens à terre qui ne demandent qu’à s’élever.

LA FOLIE.

Ah çà ! mon cher ermite, vous sentez qu’il me faut un premier ministre, et je compte sur vous. Vous êtes gai, spirituel, parfois malin et satirique... Je vous offre la place de Momus. Momus et la Folie sont inséparables.

L’ERMITE.

À ce titre, j’accepte.

LA FOLIE.

Nous aurons la plus brillante société de Paris, toute la Chaussée-d’Antin : vous serez en pays de connaissance.

Air : Du partage de la richesse.

On vous reconnaîtra bien vite,
Si vous voulez sous cet habit
Garder du ci-devant ermite
La malice, ainsi que l’esprit.
On pouvait dans son oratoire
Voir les grâces en capuchon.
Et quand il prêchait, l’auditoire
Ne dormait jamais au sermon.

Surtout, point trop de critiques sur les dames ! Songez que toutes celles qui viendront ici seront par cela même mes protégées.

L’ERMITE.

Je vous promets que Momus fera les honneurs de l’Olympe. Mais, je vois encore chez nous bien des places vacantes ! Je ne vous parle pas de Junon ; nous pouvons nous en passer. La Folie sera la maîtresse de céans ; mais, au moins nous faut-il une Vénus, ne fût-ce que pour figurer au comptoir ; c’est indispensable. Voyez plutôt les Mille Colonnes[10].

 

 

Scène III

 

LA FOLIE, L’ERMITE, HORTENSIA, CALICOT, avec des moustaches, une cravate noire, des bottes, des éperons et un œillet rouge à la boutonnière de son habit

 

HORTENSIA et CALICOT.

Air du menuet d’Armide.

C’est le temple de Gnide
Qui frappe dans ces lieux
Nos yeux.
Et les jardins d’Armide
Ne sont rien près
De ces bosquets.

LA FOLIE, à l’ermite, montrant Hortensia.

Voyez quelle noblesse !
Ne serait-ce pas là
Quelque grande princesse ?

L’ERMITE.

Oui, du grand Opéra.

HORTENSIA et CALICOT.

C’est le temple de Gnide, etc.

HORTENSIA, à l’ermite.

Monsieur est sans doute le propriétaire ? J’ai quitté la répétition de notre nouveau ballet pour voir si ce séjour méritait le bien qu’on en dit.

LA FOLIE.

Qui vous en a donc déjà parlé ?

HORTENSIA.

Qui ? La Renommée.

LA FOLIE.

Elle n’a pas perdu de temps.

HORTENSIA.

Je crois qu’elle ne sort pas de nos coulisses. Il est vrai qu’elle y a de l’occupation.

L’ERMITE, galamment.

Elle nous a souvent entretenus de vous.

HORTENSIA, avec volubilité.

Oui, c’est une bavarde ! il faut qu’elle jase, qu’elle jase !... Au fait, c’est son état... Mais nous avons là de ces demoiselles qui n’y sont pas obligées, et qui s’en acquittent encore mieux qu’elle.

Regardant autour d’elle.

D’honneur, c’est charmant... je passe ici ma journée.

L’ERMITE.

Je croyais que c’était jour d’Opéra.

HORTENSIA.

J’ai relâche... j’étais indisposée.

Air nouveau de M. Darondeau.

Hélas ! ce n’est pas sans peine !
Que je plains les grands talents.
Danser trois fois par semaine,
Cela prend tout notre temps.
On se doit, malgré soi-même,
À ce public importun ;

Regardant Calicot.

Mais je suis à ce que j’aime
De deux jours l’un.

Aussi aujourd’hui nous n’avons pas perdu de temps.

CALICOT.

Nous sommes même venus si vite (c’est moi qui conduisais) que j’ai accroché le phaéton de ce gros colonel ; ça a manqué d’avoir des suites. J’ai vu le moment où ça allait compromettre... le vernis de ma voiture.

LA FOLIE.

Ah ! vous me rassurez ; car, entre militaires, cela pouvait avoir d’autres suites.

HORTENSIA.

Vous vous trompez, ma chère, monsieur n’est pas militaire et ne l’a jamais été. C’est M. Calicot.

CALICOT.

Marchand de nouveautés au Mont Ida !

LA FOLIE.

C’est que cette cravate noire, ces éperons et surtout ces moustaches... Excusez, monsieur, je vous prenais pour un brave...

CALICOT.

Il n’y a pas de quoi, madame.

Air de Julie.

Oui, de tous ceux que je gouverne
C’est l’uniforme, et l’on pourrait enfin
Se croire dans une caserne,
En entrant dans mon magasin ;
Mais ces fiers enfants de Bellone,
Dont les moustaches vous font peur,
Ont un comptoir pour champ d’honneur,
Et pour arme une demi-aune.

HORTENSIA.

Monsieur est un jeune négociant qui fera de très bonnes affaires. D’abord, il est déjà très connu ; on le rencontre partout, au café Anglais, au boulevard de Gand, à toutes les promenades. Il parle de musique à la Bourse et de commerce à l’Opéra. C’est un de nos habitués. Du reste, ne manquant jamais une nouveauté : voilà pourquoi nous sommes venus vous voir.

LA FOLIE.

Vous vous trompez, vous me connaissiez déjà ; regardez-moi bien.

HORTENSIA.

Que vois-je ? La Folie sous ce déguisement ?

LA FOLIE.

C’est moi qui, dans mainte occasion, vous ai servi de guide.

HORTENSIA.

Je vous remercie, vous m’en avez fait faire de belles.

LA FOLIE.

Ingrate ! j’en avais une dernière à vous proposer, une charmante !

HORTENSIA.

Qu’est ce que c’est ?

LA FOLIE.

Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)

J’ignore ce qu’on en dira.
Mais je voulais, ma toute belle.
Vous enlever à l’Opéra.

HORTENSIA.

Oui, certes, la chose est nouvelle !
Un projet tel que celui-là
Malgré nous jamais ne s’achève ;
Vous savez bien à l’Opéra
Que jamais on ne nous enlève.

LA FOLIE.

Je voulais vous proposer une place dans l’Olympe ; mais, pour cela, vous tenez trop à la terre.

HORTENSIA.

Mais, non : nous autres danseurs, nous n’y tenons pas du tout.

CALICOT.

C’est juste, toujours en l’air.

HORTENSIA.

De tout temps l’Opéra a été une région intermédiaire entre la terre et le ciel. Vous voyez que nous sommes à moitié chemin.

CALICOT.

Madame était née pour être déesse ; c’est son vrai lot.

HORTENSIA.

Air du vaudeville de Voltaire chez nous.

Mais quels seront mes attributs ?
Dans le choix encor je balance.

L’ERMITE.

Je vous proposerais Vénus.

HORTENSIA.

Moi, Vénus ? quelle extravagance !
Je crains de mal m’en acquitter,
Et je crains qu’on ne me contrôle ;
Mais je ne sais pas résister.

LA FOLIE.

Vous êtes dans l’esprit du rôle.

L’ERMITE.

Je ne vous ai pas offert Minerve.

HORTENSIA.

Non, non ; j’aime mieux l’autre ; j’ai déjà tenu l’emploi à l’Opéra.

LA FOLIE.

Vénus au comptoir doit nous attirer tout Paris.

CALICOT.

Ah çà ! et moi, belle dame ?

LA FOLIE.

En voyant vos moustaches, je voulais d’abord vous confier la garde de nos jardins et vous offrir la place de Mars.

CALICOT.

Oui, Mars, ça m’aurait assez convenu ; ça me rapprochait de Vénus.

LA FOLIE.

Mais depuis que vous vous êtes fait connaître, j’ai changé d’idée. N’avez-vous pas vu en entrant ces élégantes arcades, dont les riches magasins, quand ils seront faits, vont rivaliser avec ceux de la rue Vivienne ?

L’ERMITE.

J’entends ; on vous propose la place de Mercure.

CALICOT.

Ah ! Mercure ; n’est-ce pas le dieu du commerce, celui qui porte un caducée à la main et des ailes aux talons ? Je les mettrai à la place de mes éperons. Ma foi, va pour les dieux de nouvelle fabrique !

LA FOLIE.

De mon autorité privée, je vous donne l’apothéose !

 

 

Scène IV

 

LA FOLIE, L’ERMITE, HORTENSIA, CALICOT, ’ANTIMÈCHE

 

L’ANTIMÈCHE, à la cantonade.

Je vous demande à entrer un moment. Je n’y resterai pas.

À la Folie.

Je sortais de Paris par la barrière de l’Étoile, lorsque ce nouvel édifice frappa mes yeux ; et comme il serait possible en province d’en établir de pareils...

LA FOLIE.

Monsieur serait-il quelque riche capitaliste ?

L’ANTIMÈCHE.

Capitaliste ? Au contraire, je suis artiste ! artiste lampiste[11] ! auteur du quinquet mécanique et d’une lampe merveilleuse, que j’aurais aussi présentée au grand Opéra, s’il n’y en avait pas déjà une de reçue[12].

HORTENSIA.

Eh ! c’est M. l’Antimèche, l’inventeur de ce nouvel éclairage !

L’ANTIMÈCHE.

Lui-même ! mais ne confondons pas. Je ne suis pas de ces éclaireurs obscurs, de ces génies pâles et ternes qui ne sortent point du lampion, ou qui ne se sont jamais élevés plus haut que le réverbère. J’apporte avec moi un foyer de lumière, une invention nouvelle.

L’ERMITE.

Je me doute de ce que c’est.

LA FOLIE.

Laissez-le dire ; moi je suis la protectrice déclarée de presque toutes les inventions nouvelles.

L’ANTIMÈCHE.

J’ai proposé d’éclairer tout Paris avec un seul quinquet, un immense quinquet dont on aurait multiplié les branches à l’infini. Je dis les branches, vous le remarquerez, parce que le gaz hydrogène est l’ennemi juré des mèches ! C’est même ce qui assure notre supériorité ; quelque vent qu’il fasse, nous ne craignons jamais chez nous que la mèche soit éventée.

L’ERMITE.

Il me semble, monsieur l’Antimèche, qu’un pareil projet a dû les éblouir !

L’ANTIMÈCHE.

Pardieu ! les résultats en étaient si clairs ! mais vous savez ce que c’est que le souffle de l’envie, ça serait capable d’éteindre les idées les plus lumineuses. Ils ont prétendu que mon idée n’était pas nouvelle, que mon gaz était du gaz pillé. J’ai d’abord jeté contre eux feu et flamme ; mais bientôt j’ai vu que le jeu n’en valait pas la chandelle, ce qui fait que je leur ai brûlé la politesse ; et je vais dans les départements porter mon gaz hydrogène et mon ressentiment.

LA FOLIE.

Vous n’irez pas loin, je vous retiens en ces lieux.

L’ANTIMÈCHE.

Quoi ! vous croyez que mes faibles lumières pourront jeter un nouvel éclat sur votre établissement ?

LA FOLIE.

Vous nous avez présente cela sous un jour si séduisant !

L’ANTIMÈCHE.

Oh ! le jour, c’est mon plus fort ! Moi, l’on ne m’appelle que le dieu du jour.

LA FOLIE.

Eh bien ! c’est justement cette place-là que je vous offre. Il ne tient qu’à vous d’être Apollon et d’éclairer l’Olympe.

L’ANTIMÈCHE.

Comment ! moi, dans l’Olympe ! Je serai là comme un dieu ! Au moral, on ne pouvait me donner une place plus appropriée au caractère de l’individu, et même, physiquement parlant, j’ai assez les proportions que l’imagination prête à l’Apollon du Belvédère, et je ne suis pas fâché que l’on puisse comparer... Ah çà ! mais ici n’ai-je pas quelque char à conduire ?

LA FOLIE.

Non ; chez nous, les chars vont seuls : ils se précipitent d’eux-mêmes.

L’ANTIMÈCHE.

Eh bien ! je l’aime autant !

L’ERMITE.

Monsieur aurait craint le sort de Phaéton ?

L’ANTIMÈCHE.

Non ; mais le peu d’habitude... Quand j’étais sur la terre, j’allais assez habituellement à pied ; je le préférais même : j’allais plus vite. Et puis, je ne sais pas si, pour rouler, le plancher serait bien solide.

L’ERMITE.

Comment ! même dans les cieux vous craignez de tomber ?

L’ANTIMÈCHE.

Les cieux ! les cieux ! c’est fort bien ; mais si l’essieu casse, on se trouve à terre comme un simple mortel ! Mais ne perdons pas de vue notre affaire, et lâchons d’y voir clair ! D’abord, je place le centre de mes rayons au sommet de l’Olympe[13], et puis je redescends par une pente douce, insensible, et distribue sur tout l’horizon une masse de lumières, telles que, même aux Antipodes (j’appelle les Antipodes les habitants des Champs-Élysées), on pourra lire la gazette comme en plein midi.

LA FOLIE.

Non, non ; prenez garde : il faut faire bien attention à la manière de répandre vos lumières.

Air du vaudeville des Deux Edmond.

Premier couplet.

Lorsqu’en ces lieux, nos élégantes
Viendront en toilettes brillantes
Pour faire admirer leurs attraits,
Éclairez-les, éclairez-les !

L’ERMITE.

Mais sous l’ombrage tutélaire,
Il est maint sentier solitaire ;
Si l’on y fait quelque faux pas.
Ne les éclairez pas. (Bis.)

Deuxième couplet.

Voyez-vous, près d’une coquette,
Ces imprudents que l’Amour guette
Et qu’il va prendre en ses filets ?
Éclairez-les, éclairez-les !

LA FOLIE.

Mais pour ces maris bonnes âmes,
Si tranquilles près de leurs femmes,
Ah ! pour leur bonheur ici-bas,
Ne les éclairez pas. (Bis.)

L’ANTIMÈCHE.

Écoutez, je ne connais que mon état. J’éclairerai toujours. Après, ceux qui ne voudront pas voir n’auront qu’à fermer les yeux ! En prend qui veut... Le soleil luit pour tout le monde : c’est ma devise !

LA FOLIE.

Quel bruit se fait entendre ? Quand je vous disais que bientôt nous n’aurions plus de places ! C’est à qui demandera à être employé dans l’Olympe.

 

 

Scène V

 

LA FOLIE, L’ERMITE, HORTENSIA, CALICOT, ’ANTIMÈCHE, ASPIRANTS

 

LES ASPIRANTS.

Air de La Treille de Sincérité.

Employez-nous,
Jeune déesse !
Chacun s’empresse
À vos genoux ;
Daignez nous placer près de vous.

PREMIER ASPIRANT.

Près de vous avoir une place,
C’est se trouver au rang des dieux.

LA FOLIE.

Entrez, entrez, nous rendons grâce
Au sort qui vous guide en ces lieux ;
Mais ici, soit dit sans malice,
On n’est plus sur terre, et l’on tient
À ce que chacun ne remplisse
Que le poste qui lui convient.

LES ASPIRANTS.

Employez-nous, etc.

LA FOLIE, à un autre.

Toi, quel est ton nom ?

DEUXIÈME ASPIRANT.

Larissolle.

LA FOLIE.

Sur terre quel est ton métier ?

DEUXIÈME ASPIRANT.

Madame, je sors de l’école
Des Grignon et des Beauvillier[14].

L’ERMITE.

Ami, ta science divine
Te place parmi les élus :
Prends le sceptre de la cuisine.
Et sois chez nous le dieu Comus.

LES ASPIRANTS.

Employez-nous, etc.

LA FOLIE, à un autre.

Toi, dont l’air triste, mais intègre,
Est d’un rentier sans pension.
Quel es-tu ?

L’ERMITE.

Mon Dieu ! qu’il est maigre !

TROISIÈME ASPIRANT.

Je fus caissier de l’Odéon.

LA FOLIE.

Deviens le nôtre.

TROISIÈME ASPIRANT.

Ô sort prospère !

LA FOLIE.

Sois désormais le dieu Plutus.

TROISIÈME ASPIRANT.

Quel bonheur ! enfin, je vais faire
Connaissance avec les écus.

LES ASPIRANTS.

Employez-nous, etc.

LA FOLIE.

Rassurez-vous ; il nous faut dans l’Olympe des divinités du second ordre, et nous emploierons tout le monde.

Air de la Ronde de la Danse interrompue.

Venez tous, et qu’en ces lieux
La Folie
Vous rallie
Venez tous, et dans ces lieux,
Je vous place au rang des dieux.

L’ERMITE.

Les mortels pour chaque vœu
Me trouveront favorable ;
Oui, mes amis, quoique dieu,
Je serai toujours bon diable.

TOUS.

Venez tous, et qu’en ces lieux, etc.

HORTENSIA.

Au poste, dont j’ai fait choix,
Rester serait trop austère ;
Mais on sait que quelquefois
Vénus descendait sur terre.

TOUS.

Venez tous, et qu’en ces lieux, etc.

Au moment où ils vont reprendre le chœur, on entend les premières mesures de la marche des Scythes, d’Iphigénie en Tauride.

HORTENSIA.

Quel est ce bruit ?

L’ERMITE.

C’est quelqu’un qui veut forcer la consigne... on se dispute pour entrer.

LA FOLIE, regardant.

Eh ! c’est M. Titan[15], cet entrepreneur de montagnes que j’avais mis en vogue l’année dernière ; que nous veut-il ? Quel air furieux ? On dirait qu’il va bouleverser l’Olympe !

Reprise de l’air des Scythes.

TOUS, s’enfuyant.

Ah ! mon Dieu !

 

 

Scène VI

 

LA FOLIE, TITAN, portant dans ses bras un petit modèle de montagne

 

TITAN, à la cantonade.

Ah ! l’on verra ! l’on verra ! J’ai de quoi vous confondre.

À la Folie.

Enfin, vous voilà, madame ; c’est donc ici qu’on vous trouve ?

LA FOLIE.

Mais, oui ; je suis fixée jusqu’à nouvel ordre.

TITAN.

Il est donc vrai que vous me quittez ?

LA FOLIE.

Que n’avez-vous su me retenir !

TITAN.

Comment, au moment où je fais de nouveaux embellissements[16] !

Air : Tenez, moi je suis un bon homme. (Ida.)

Quoi, j’ai pris un orchestre unique,
Planté des saules, des tilleuls,
Et moi, mes arbres, ma musique,
Nous nous divertissons tout seuls !
Je vois que j’en suis pour mes saules.
Grâce à vous, je me trouve, hélas !
Mon orchestre sur les épaules,
Et mes montagnes sur les bras.

Mais, j’en appelle à un personnage plus puissant que vous, au Public lui-même, et comme il ne vient plus chez moi, c’est ici que je l’attends ; il sera juge de ce procès.

LA FOLIE.

Qu’est-ce que vous avez donc là ?

TITAN.

Je porte avec moi les pièces à l’appui. C’est un petit modèle, en bas-relief, qui représente mes montagnes : on pourra confronter ; et j’attaque les vôtres en contrefaçon.

Air : Dorilas, contre moi des femmes. (Pour et Contre.)

Oui, l’on va, malgré vos astuces,
Voir mes montagnes au procès,
Elles sont faites par des Russes...

LA FOLIE.

Et les nôtres par des Français.
Ainsi que vous, à leur tour ils espèrent.
Sachez, monsieur, qu’en fait de monuments,
Chez nous les arts, l’honneur, en élevèrent
Qui dureront encor longtemps.

TITAN.

D’ailleurs, chez nous l’on danse.

LA FOLIE.

Chez nous l’on dîne[17] : voyez d’ici Cornus, Bacchus et tout l’Olympe ; j’ai pour moi le ciel !

TITAN.

Et moi les procureurs... et l’enfer avec eux ! Je vous forcerai bien à revenir chez moi, ou nous plaiderons.

LA FOLIE.

Eh bien ! nous verrons.

 

 

Scène VII

 

LA FOLIE, TITAN, L’ERMITE

 

L’ERMITE.

Ah ! mon Dieu ! en voici bien d’autres ! Il y a là je ne sais combien de montagnes qui viennent vous adresser leurs réclamations !

TITAN.

Encore des montagnes ! Ah çà ! il en pleut donc ?

LA FOLIE.

Qu’elles entrent, nous donnons audience à tout le monde. C’est charmant ! voilà un procès qui sera digne de moi.

Air : Ne croyez pas que j’envie, (Les Deux Matinées.)

Dans mon fauteuil je m’installe,
Le procès va commencer ;
Vous chérissez le scandale.
Moi, je ne puis m’en passer.

Des gens de robe, et pour cause,
J’estime fort les façons,
Et j’ai, dans plus d’une cause,
Donné des conclusions.

 

Dans mon fauteuil je m’installe, etc.

TITAN.

Qui est-ce qui arrive déjà là ?

L’Ermite sort.

 

 

Scène VIII

 

LA FOLIE, TITAN, UN ILLYRIEN, arrivant avec une montagne en bas-relief, sur laquelle est écrit : Montagnes Illyriennes

 

L’ILLYRIEN.

Air : Il faut quitter Golconde.

Des montagnes de l’Illyrie
J’apporte en ces lieux la copie :
Chez moi la foule est établie,
Déjà dimanche on s’assommait ;
Que ça dure, et tout me promet
Que ma fortune est au sommet.

 

 

Scène IX

 

LA FOLIE, TITAN, L’ILLYRIEN, UN SUISSE portant une petite montagne

 

LE SUISSE.

Même air.

Moi, des montagnes de la Suisse
J’apporte une légère esquisse ;
Du Luxembourg[18] c’est le caprice ;
On n’a jamais rien vu de tel,
Et ce passe-temps immortel
Est du temps de Guillaume-Tell.

 

 

Scène X

 

LA FOLIE, TITAN, L’ILLYRIEN, LE SUISSE, UN ÉGYPTIEN portant une petite pyramide

 

L’ÉGYPTIEN.

Même air.

Mes montagnes égyptiennes[19]
Sont à coup sûr les plus anciennes.
Que chacun vante ici les siennes !
Ce jeu, dans Paris en renom,
Eut un brevet d’invention
Sous le règne de Pharaon.

TOUS.

Ah ! daignez ici m’écouter ;
C’est moi seul qui dois l’emporter.

LA FOLIE.

Un instant, messieurs, ne parlez pas tous ensemble.

 

 

Scène XI

 

LA FOLIE, TITAN, L’ILLYRIEN, LE SUISSE, L’ÉGYPTIEN, JEAN LEBLANC, JAVOTTE

 

La musique continue.

JEAN LEBLANC.

Arrêtez donc. Est-ce que je n’pouvons pas aller sans musique ? ils me prennent pour un opéra ! Pardon, excuse, notre bourgeoise. Il paraît que c’est ici le rendez-vous des Montagnes.

TITAN.

Est-ce que vous en avez une aussi ?

JAVOTTE.

Eh ! oui... Colibri !

JEAN LEBLANC, montrant Titan.

Et une qui jouerait les siennes par-dessous jambes.

LA FOLIE.

Ne pouvons-nous savoir qui vous êtes ?

JEAN LEBLANC.

Notre bourgeoise, j’ sis de Montmartre : j’ sis le plus ancien meunier de l’endroit, et l’on ne m’appelle que le vieux de la Montagne !

Air du Ballet des Pierrots.

J’ v’nons d’apprendr’ dans nos campagnes
Qu’il se tramait queq’ chose entre vous ;
Puisqu’ y a z’une assemblée d’ montagnes,
Ça n’ peut pas se passer sans nous.
D’ peur qu’ sans entendr’ on nous condamne,
D’ Montmartre on vient de m’ députer,
Et j’ somm’s, moi, ma fille et mon âne,
Chargés de le représenter.

TITAN, regardant autour de lui.

Il me semble que je ne vois pas ici toute la députation !

JEAN LEBLANC.

Eh ! non, d’usage et d’habitude, l’autre reste à la porte.

JAVOTTE.

Il y en a assez qui entrent sans lui, mistigri !

TITAN.

Mistigri ! mistigri !... Enfin, qu’est-ce que vous voulez ?

LA FOLIE.

Oui, encore faut-il savoir ce que vous voulez.

JEAN LEBLANC.

J’ v’nons vous dire que de temps immoral, Montmartre est en possession d’être la première montagne d’ Paris... et qu’elle ne souffrira pas qu’on la dégote.

LA FOLIE.

Vivat ! encore un procès !

JEAN LEBLANC.

Et que si quelqu’un veut s’élever plus haut que nous, il faudra qu’il en rabatte !

TITAN.

Par exemple, si je m’attendais à celui-là ! Ah çà ! qu’est-ce que ça vous fait ?

JEAN LEBLANC.

Je te dis que ça m’offusque, que j’ sommes faits au grand air, et que ça gène la circulation.

JAVOTTE.

Sans compter que ça fait z’un déficit parmi nos danseurs.

LA FOLIE.

Et comment donc ?

JAVOTTE.

Air : Voulez-vous savoir l’histoire.

L’ dimanch’, sur nos pl’ouses vertes,
On v’nait s’ trémousser ;
D’puis qu’ vos montagn’s sont ouvertes,
Ils y vont danser !
Chez nous, on est simpl’, novice ;
L’s amants ici-bas
Aim’nt les endroits où l’on glisse ;
Chez nous on n’ gliss’ pas.

LA FOLIE.

Plus de danseurs, voilà qui mérite considération.

TITAN.

Et bien ! voyez donc le grand mal, quand mademoiselle ne danserait pas !

JEAN LEBLANC.

Comment, l’ grand mal ! Dis donc, malin, connais-tu la géographie ?

TITAN.

Parbleu !...

JEAN LEBLANC.

Eh bien ! m’sieur du Mont, sais-tu à quel mont tu ressembles, avec ta face ! tu ressembles au mont Caucace.

L’ÉGYPTIEN.

Au mont Caucace !

JAVOTTE, le contrefaisant.

Voyez donc ce cocodrille égyptien, avec sa face d’ momie...

JEAN LEBLANC.

Dis donc, échappé du passage du Caire, toi et tes pyramides, je t’allons faire donner une tête dans mes carrières !

TITAN.

Quelle patience !... Si on ne se retenait pas !...

JEAN LEBLANC.

Eh bien ! voyons, lâche donc ton feu ; depuis une heure que tu es là à fumer, on dirait du mont Vitruve...

JAVOTTE.

Oui, z’il m’ fait l’effet d’une machine à vapeur.

 

 

Scène XII

 

LA FOLIE, TITAN, L’ILLYRIEN, LE SUISSE, L’ÉGYPTIEN, JEAN LEBLANC, JAVOTTE, L’ERMITE

 

L’ERMITE.

Madame, encore une montagne qui arrive du jardin Ruggieri[20]. Une montagne d’eau, le saut du Niagara, qui demande à entrer.

TITAN.

Fermez les grilles.

JEAN LEBLANC.

Eh bien ! je vais lui parler à ton saut, et gare au plongeon !

TITAN.

Non pas, c’est à moi à m’opposer au torrent.

TOUS.

Et moi, donc ?

Air : Courons aux Prés Saint-Gervais.

Oui, moi seul j’ai ce droit-là,
Et pour lui parler je m’apprête,
Et le saut du Niagara,
Ainsi que vous la dansera.

JEAN LEBLANC.

Quand j’ m’y mets, moi, rien n’ m’arrête ;
J’ leu f’rai tourner les talons.

TITAN.

J’ai mon projet dans la tête.
Dissimulons.

TOUS.

Oui, moi seul, j’ai ce droit-là, etc.

Ils sortent tous en se disputant et en se menaçant.

LA FOLIE, seule.

Eh ! messieurs, arrêtez. Les voilà qui se battent, et qui se jettent leurs montagnes à la tête.

 

 

Scène XIII

 

LA FOLIE, UN BOSSU

 

LE BOSSU, à la cantonade.

Vous pourriez bien prendre garde à ce que vous faites. Ces insolents, avec leurs montagnes !

LA FOLIE.

Est-ce que monsieur serait encore un concurrent ?

LE BOSSU.

Ça m’a presque coupé la respiration ; on crie : Gare la montagne !

LA FOLIE.

Air de la Pipe de tabac.

Autant que je puis m’y connaître,
En frappant ab hoc et ab hac,
Ils vous en ont lancé peut-être
Quelques-unes sur l’estomac.

LE BOSSU.

La montagne était de calibre ;
Devant moi la voyant venir,
Crac, j’en ai perdu l’équilibre.

LA FOLIE.

Elle aurait dû le rétablir.

LE BOSSU.

À quoi servent les montagnes, et où est la nécessité qu’il y en ait ici-bas ?

LA FOLIE.

Monsieur a ses raisons pour en vouloir aux montagnes.

LE BOSSU.

Oui, madame, j’en ai plein le dos. Il me souvient des montagnes russes, j’en ai un jour régalé toute la maison : ma femme et mon premier garçon en ont eu une courbature, et moi j’en ai eu une bosse au front en tombant sur le dos, le contrecoup apparemment.

LA FOLIE.

Ici, c’est bien différent ; si vous voulez seulement vous donner la peine d’entrer...

LE BOSSU.

J’en serais bien fâché ; donner trois livres pour ça ! Ce n’est pas que je regarde au prix ! un artiste comme moi...

LA FOLIE.

Ah ! monsieur est artiste ?

LE BOSSU.

Ils disent bien dans le quartier que je suis serrurier ; le fait est que je suis artiste mécanicien, travaillant en fer ; mais pour payer trois livres, il faudrait que je fusse d’une bonne trempe, et je n’y mettrai jamais le pied.

LA FOLIE.

Moi qui avais l’intention de vous offrir vos entrées !

LE BOSSU.

Écoutez donc, belle dame, c’est autre chose. Mais si j’accepte, c’est à cause de la belle saison, parce que les spectacles... Il n’y a plus moyen d’y tenir dans ce parterre : on va, on vient, on me marche sur les mains ; avec ça on dirait qu’ils sont tous debout ; j’ai beau crier : Assis, je n’y vois rien et puis d’ailleurs la température... Hier j’ai été voir Mérope : j’avais un billet d’auteur... c’était une chaleur ! et voyez comme le temps change ; trois jours auparavant j’avais été à l’Ambigu, aux Captifs d’Alger[21] ; c’était un froid à n’y pas tenir ; c’est le baromètre qui est cause de cela.

LA FOLIE.

Eh mais ! j’y pense, il faut que je vous consulte : nous avons pour remonter nos chars une mécanique fort ingénieuse.

LE BOSSU.

J’en ai fait. Nous appelons ça un mouvement perpétuel.

LA FOLIE.

C’est qu’il s’arrête souvent, et si vous vouliez être des nôtres...

LE BOSSU.

Écoutez donc, belle dame, ça n’est pas de refus.

LA FOLIE.

Mais votre femme et votre premier garçon ?

LE BOSSU.

Ah ! je n’y tiens pas du tout.

LA FOLIE.

Si en votre absence on vous jouait quelques tours...

LE BOSSU.

De ce côté-là, comme ça m’est égal, ça m’est bien égal ! Je suis fait aux tours... Et quelle place me donnez-vous ?

LA FOLIE.

Il y en a une dans l’Olympe, qui vous convient si bien ! celle de Vulcain.

LE BOSSU.

Vous avez donc ici des divinités ?

LA FOLIE.

En voilà un échantillon.

 

 

Scène XIV

 

LA FOLIE, LE BOSSU, L’ANTIMÈCHE, en Apollon, précédé de deux nègres[22], dont l’un porte un réverbère

 

L’ANTIMÈCHE.

Huit heures et demie, c’est le moment de paraître et de commencer ma carrière. Éclairons.

L’astre du jour, dans son paisible éclat,
Lançait des feux...

LE BOSSU.

Ma foi, mon cher confrère, voulez-vous me permettre...

L’ANTIMÈCHE.

Un confrère ? Qu’est-ce que c’est que ça ? est-ce que c’est fait comme un dieu ?

LE BOSSU.

Eh bien ! qu’est-ce que vous êtes donc ici, vous ?

L’ANTIMÈCHE.

Moi, c’est différent, je fais ici une place d’Apollon. L’Apollon du...

Montrant le réverbère.

Mais aussi je suis du bois dont on les fait.

À la Folie.

Ah ! vous voilà, madame ; justement je venais vous parler.

LE BOSSU, l’arrêtant.

Dites-moi donc, monsieur, quels sont ces deux employés, pourquoi sont-ils noirs ?

LA FOLIE.

C’est la couleur de nos gens.

LE BOSSU.

Pourquoi les avez-vous pris ainsi ? Ah ! j’y suis, parce que c’est moins salissant : mais, dites-moi, monsieur...

L’ANTIMÈCHE.

Je vous dis qu’il faut que j’éclaire.

LE BOSSU.

Demain, il fera jour.

L’ANTIMÈCHE.

Demain, demain... je vous dis que c’est ce soir.

LE BOSSU.

Il me semble, monsieur, que, sans vous déranger, vous pouvez bien un moment...

L’ANTIMÈCHE.

Allons, il m’empêche de passer ! depuis feu Josué, qui s’est permis d’arrêter le soleil, je ne crois pas qu’il y ait exemple d’une pareille inconvenance... Ah çà ! si je m’échauffe une fois, il vous en cuira.

LE BOSSU.

Parbleu ! monsieur, je trouve bien extraordinaire la manière dont vous me répondez.

L’ANTIMÈCHE.

C’est qu’il va finir par attraper quelque bon coup de soleil.

Il lui brûle avec sa mèche le crêpe de son chapeau.

LE BOSSU.

Corbleu ! monsieur, prenez donc garde à ce que vous faites ! vous me brûlez.

L’ANTIMÈCHE.

Je vous le disais aussi, que diable !... approcher comme ça du soleil... Je suis sur qu’avec votre chevelure enflammée, là-bas à l’Observatoire, ils vont vous prendre pour une comète.

À la Folie.

Madame, je voulais vous dire que je viens de voir des viens de mauvaise mine.

LE BOSSU.

Corbleu ! monsieur, vous me regardez ?

L’ANTIMÈCHE.

Eh ! non, je ne vous regarde pas... Comme il fume !... Ce monsieur Titan les a réunis contre nous ; et il pourrait bien...

On entend un chœur en dehors.

LE CHŒUR.

Air : Fillette coquette.(La Princesse de Tarare.)

Alerte ! (Ter.)
Pour notre perte,
Ils sont unis.
Alerte, (Bis.)
Mes bons amis !

LA FOLIE.

Quoi ! les Titans, dans leur audace,
Voudraient escalader la place !
Renversons-les d’un trait malin.

LE BOSSU.

Et s’il faut des armes, Vulcain
En forgera soudain.

LE CHŒUR.

Alerte, etc. (Ter.)

LE BOSSU.

Pour nous renverser si l’on grimpe,
C’est moi qui soutiendrai l’Olympe.

L’ANTIMÈCHE.

Au fait, Atlas dans ses travaux
Porta le ciel, et ce héros
N’avait pas si bon dos.

LE CHŒUR.

Alerte, etc. (Ter.)

La Folie et le Bossu sortent.

 

 

Scène XV

 

L’ANTIMÈCHE, seul

 

Quoiqu’il n’en ait pas l’air, il se pourrait bien que ce petit-là fût redoutable : d’abord il a la tête chaude... Mais,

Qu’on se batte, qu’on se déchire !...

continuons le cours de mes glorieuses fonctions. Dans mon état de soleil, il faut toujours aller ; il n’y a ni relâche, ni indisposition ; avec ça que je suis en retard, ils vont croire qu’il y a une éclipse...

Regardant dans la coulisse à gauche.

C’est qu’on est très bien ici pour voir le combat. Un, deux, trois, quatre, tous ces Titans avec leurs montagnes... Voilà qu’ils les entassent les unes sur les autres ; voilà l’Illyrie sur la Suisse, l’Égypte par-dessus et la Russie qui s’en mêle... Allons, c’est ça, roule ta bosse... Aïe ! voilà Montmartre qui dégringole ; non, il remonte sur sa bête... Ah çà, Dieu me pardonne ! je crois qu’ils escaladent l’Olympe... Et j’éclairerais de pareils forfaits !...

Grand récitatif.

En reculant d’horreur, Phœbus épouvanté,
À ce spectacle affreux refusa sa clarté.

Éteignez, éteignez, qu’une nuit totale couvre l’horizon !... Eh mais... j’entends une musique guerrière. Je ne me trompe pas, c’est l’air : Du haut en bas.

On entend une explosion de fusées et de pétards.

 

 

Scène XVI

 

La toile du fond se lève et représente un point de vue, des promenades aériennes. LA FOLIE sur un char, environnée de TOUT L’OLYMPE, et la marotte à la main, vient de renverser LES TITANS qui sont à terre, sous leurs montagnes, et groupés d’une manière grotesque

 

LA FOLIE.

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Ainsi, vainqueur d’une ligue ennemie,
L’Olympe encor renverse les Titans ;
Ceux que protège la Folie
Ont triomphé dans tous les temps.
Nous voulons que la paix s’achève ;
Mais défendons que nul enfin
Au-dessus de nous ne s’élève,
Excepté monsieur Garnerin[23].

Bien d’autres peut-être n’useraient pas aussi généreusement de la victoire ; mais nous ne voulons la mort de personne. Partageons : Ici sera le bon ton, chez vous la gaieté ; on viendra chez moi toute la semaine... chez vous le dimanche.

JEAN LEBLANC.

C’est ce que nous demandons ; je suis du parti de madame.

TITAN.

En v’là déjà un qui retourne ; c’est une girouette.

JEAN LEBLANC.

Dame ! je suis de Montmartre, et de tout temps ce sont nos girouettes qui ont eu le plus de réputation, après celles de Paris, s’entend !

Vaudeville.

Air du vaudeville de Flore et Zéphyre.

LA FOLIE.

Venez, disciples joyeux,
Suivez ma bannière ;
L’Olympe n’est plus aux cieux,
L’Olympe est sur terre.

L’ERMITE.

Morphée au Cirque est déjà,
Bacchus aux tavernes,
Terpsichore à l’Opéra,
Mars dans nos casernes.

JEAN LEBLANC.

J’ons vu dans plus d’un jardin
L’Amour sous la treille ;
Et chez plus d’un marchand d’vin,
Neptune en bouteille.

CALICOT.

Oui, Vénus n’est plus aux cieux,
Sur terre elle loge ;
J’y crois en jetant les yeux

Montrant la salle.

Là... sur chaque loge.

LE BOSSU.

Si Vulcain est le patron
Des époux... honnêtes,
À Paris je serai donc
De toutes les fêtes.

TITAN.

Quand on est à terre, hélas !
Point de fausse honte ;
De bonn’s jamb’s, et chapeau bas,
V’là comme on remonte.

L’ANTIMÈCHE.

Désormais, l’autre Apollon
Va, près du moderne,
Briller comme un champignon
Dans une lanterne.

LA FOLIE, au public.

Le premier des dieux, celui
Qui tient le tonnerre.
Par malheur n’est pas ici,
Il est au parterre.

À nos frayeurs les bravos
Pourraient mettre un terme.

LE BOSSU.

Ne craignez rien, j’ai bon dos ;
Messieurs, frappez ferme !


[1] Les dépenses énormes que le financier Beaujon avait faites dans ses jardins leur avaient fait donner le nom de la Folie-Beaujon. Il semble que ce nom ait porté malheur au local, où depuis les folies de ce genre se sont toujours succédé.

[2] Nous avions personnifié ici l’Ermite de la Chaussée-d’Antin, l’ouvrage de mœurs le plus spirituel de notre époque ; il est de M. de Jouy, dont le nom se retrouve toujours dans tous les genres de succès.

[3] L’Hospice Beaujon dans le faubourg du Roule.

[4] Le fameux chien Munito qui jouait au loto et aux dominos.

[5] L’aéronaute Margat s’était élevé en ballon, avec un cerf dressé par lui.

[6] Almaviva et Rosine, ballet de la Porte-Saint-Martin.

[7] Spectacle dans le genre de Servandoni, établi rue du Mont-Thabor.

[8] On venait de vendre les jardins de Tivoli, pour y bâtir des maisons.

[9] On avait ouvert au public les Montagnes Françaises avant même que toutes les constructions fussent terminées, tant était vive l’impatience des Parisiens qui se rendirent en foule dans ces jardins. Trois mois après, personne n’y allait plus.

[10] Magnifique café du Palais-Royal, célèbre par ses salons dorés et par sa belle limonadière.

[11] On ne parlait alors que de l’éclairage par le gaz hydrogène. Ce rôle de l’Antimèche fut créé par Potier ; on se rappelle encore la gaieté, l’originalité qu’il y déployait, et surtout la beauté de ses poses et de ses formes, lorsqu’il paraissait au dénouement, en dieu du jour, en Apollon.

[12] Aladin ou la Lampe merveilleuse, de M. Étienne, joué depuis au grand Opéra avec un immense succès.

[13] Il y avait au haut des Montagnes Beaujon un immense réflecteur qu’on apercevait le soir de presque tous les points de Paris.

[14] Fameux restaurateurs dont tout Paris a pu apprécier les productions. Beauvillier est connu aussi par un ouvrage sur la cuisine. Il a joint le précepte à l’exemple, comme Boileau dans l’Art poétique.

[15] M. Titan représentait ici les Montagnes Russes qui avaient eu beaucoup de vogue l’année précédente et qui se voyaient renversées par les nouvelles montagnes.

[16] Éblouis par le succès de la première année, les entrepreneurs des Montagnes Russes avaient employé leurs bénéfices en embellissements, afin de fixer chez eux la vogue. La vogue n’y revint plus.

[17] Il y avait aux Montagnes Beaujon un superbe restaurant, un café, etc.

[18] Les Montagnes Suisses étaient établies au jardin de la Chaumière, dans le quartier du Luxembourg.

[19] Les Montagnes Égyptiennes étaient situées au jardin du Delta, faubourg Poissonnière.

[20] Dans le jardin Ruggieri, me Saint-Lazare, on avait établi une espèce de balançoire assez dangereuse qu’on avait décorée du nom de Saut du Niagara.

[21] Mélodrame que l’on venait de donner à l’Ambigu-Comique.

[22] Dans l’origine tous les employés de l’établissement devaient être des nègres. Les entrepreneurs l’avaient annoncé, mais le projet n’eut pas de suite, probablement à cause des nouvelles lois sur la traite des noirs.

[23] Célèbre aéronaute qui souvent alors faisait des ascensions en ballon.

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