Flore et Zéphyre (Eugène SCRIBE - Charles-Gaspard DELESTRE-POIRSON)

À-propos-Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 8 février 1816.

 

Personnages

 

LE GRAND OPÉRA sous le nom de Somno

UN MAÎTRE DES BALLETS

ARLEQUIN-DÉMÉTRIUS

GULLIVER

UN JONGLEUR INDIEN

M. BARON, escamoteur

WILSON, le marcheur anglais

L’ENDORMI, donneur de contremarques

GÉANT

GÉANTE

NINA, fille de Somno

FLORE, sa sœur

L’AMOUR

ZÉPHYRE, amant de Flore

UN PETIT SATYRE

PREMIÈRE DANSEUSE

VÉNUS

LES RIS

LES JEUX

LES GRÂCES

DANSEURS

DANSEUSES           

FIGURANTES

 

À Paris.

 

Un théâtre en désordre.

 

 

Scène première

 

LE MAÎTRE DES BALLETS, L’AMOUR, DANSEURS, DANSEUSES, achevant une figure

 

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Tra la la... Une, deux, une, deux ; c’est cela, mais nous allons recommencer, s’il vous plaît.

PREMIÈRE DANSEUSE.

En voilà bien assez.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Vous savez qu’il faut que cet ouvrage se monte rapidement.

PREMIÈRE DANSEUSE.

Eh bien ! qu’a-t-on à dire ? Il n’y a que quinze mois qu’il est à l’étude.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Je sais que cette fois-ci vous y avez mis de l’activité ; mais les auteurs s’impatientent.

L’AMOUR.

Eh bien ! qu’ils attendent. Le grand mal !

Air : J’ai vu le Parnasse des dames. (Rien de trop.)

Le souffleur attend la réplique,
L’acteur attend les directeurs :
Le chanteur attend la musique,
Et l’orchestre attend les chanteurs.

PREMIÈRE DANSEUSE.

J’attends moi-même la première.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Fort bien ! Mais grâce à ce trafic
Voilà près d’une année entière
Que nous attendons le public.

Allons, en place !

PREMIÈRE DANSEUSE.

Ah ! je suis lasse.

PREMIER DANSEUR.

Et moi, dès que j’ai dansé un quart d’heure, mon asthme me prend.

Il tousse.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Pardi, à votre âge !

PREMIER DANSEUR.

Comment ! à mon âge ?

DEUXIÈME DANSEUSE.

Les Grâces n’ont pas d’âge, monsieur.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Air du vaudeville du Petit Courrier.

C’est l’usage, le fait est clair,
Et parmi nos acteurs personne
Ne veut être dans son automne,
Encor bien moins dans son hiver.
Enfin, sur leurs têtes caduques
S’accumulent tant de printemps
Qu’on voit les Grâces en perruques
Et les Zéphyrs en cheveux blancs.

Aussi, sans la réforme...

DEUXIÈME DANSEUSE.

Comment, la réforme !

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Eh ! sans doute.

Air : Sous les drapeaux des Ris et des Amours.

À la raison ayez enfin recours :
Vous avez vu vieillir tous nos Amours,
Et depuis quarante ans, Adèle à Therpsycore,
Vous faites les Vénus.

DEUXIÈME DANSEUSE.

Je veux les faire encore ;
Je les ferai toujours.

L’AMOUR.

Pour n’être plus au malin de ses jours
Faudrait-il donc renoncer aux Amours ?
À cet emploi charmant livre dès mon aurore,
J’ai déjà fait l’Amour, je veux le faire encore ;
Je le ferai toujours.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

En ce cas, à votre rôle. Vous êtes là caché dans le bosquet. Nous y sommes.

À l’orchestre.

Commencez... Attendez... attendez... où donc est mademoiselle Flore ?

PREMIER DANSEUR.

Elle était là.

L’AMOUR.

Eh ! non, je viens de la voir dans le corridor des troisièmes, qui causait avec le débutant.

LE MAÎTRE DES BALLETS, appelant.

Mademoiselle Flore, votre entrée !

 

 

Scène II

 

LE MAÎTRE DES BALLETS, L’AMOUR, DANSEURS, DANSEUSES, FLORE

 

FLORE.

Eh ! mon Dieu ! que de bruit.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

C’est à vous... Vous entrez avant l’Hymen.

FLORE.

Je n’arrive qu’après.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Avant.

FLORE.

Après.

L’AMOUR.

Eh ! mon Dieu ! Que l’Hymen vienne avant ou après, ça revient au même.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

C’est ça, nous n’en sommes pas moins à la noce, et il faut danser... à vous.

FLORE.

Ah ! toujours des noces.

Air : Suzon sortait de son village. (Marianne.)

Depuis les noces de Gamache,
Jusques aux noces de Thétis,
On m’a vu danser sans relâche
Aux noces de tous les pays.
Je danse aux noces
Un peu précoces
Des fiers Romains
Et des tendrons Sabins ;
Vénus marie
Fille jolie,
Avec l’Amour,
C’est encore à mon tour !
Ma foi, c’est prendre trop de peines :
Ces noces donnent des regrets,
Et je me promets désormais
De ne danser qu’aux miennes.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Vous savez que votre père, M. Somno, ne demande qu’à vous établir.

PREMIÈRE DANSEUSE.

Je le crois bien... Il ne marie pas une de ses filles qu’il n’y invite tout Paris.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Malheureusement tout le monde ne se rend pas à l’invitation.

L’AMOUR.

Pardi, ce sont ceux qui viennent qui paient la dot.

FLORE.

Ma sœur Nina, par exemple, quelle fortune elle a faite l’an dernier ! J’ai manqué en perdre l’esprit.

L’AMOUR.

Ça ne vous aurait peut-être pas aussi bien réussi qu’à elle.

FLORE.

La voilà maintenant bien heureuse. Un mariage avantageux, un établissement solide, la direction de l’hospice de Charenton.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Elle ne méritait pas moins que cela.

L’AMOUR.

Air du vaudeville de Turenne.

À ce choix-là, je le parie.
Chacun soudain applaudira.
Qui pourrait, en fait de folie,
S’y connaître mieux que Nina ?

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Quoiqu’on trouve en cette retraite
Le local le plus spacieux,
Pourra-t-elle y loger tous ceux
Qui pour elle ont perdu la tête ? (Bis.)

Allons, mesdames, en place ! Si monsieur Somno venait... L’orchestre, je vous en prie... avant le dernier ensemble.

L’orchestre reprend. On se dispose à danser.

 

 

Scène III

 

LE MAÎTRE DES BALLETS, L’AMOUR, DANSEURS, DANSEUSES, FLORE, NINA en douillette verte, de cachemire

 

NINA.

Bonjour, mes toutes belles.

TOUTES.

C’est Nina.

NINA.

Moi-même, mes bonnes amies. Depuis mon mariage, j’ai couru les pays étrangers. Vous savez qu’étant demoiselle, j’aimais déjà à battre la campagne ; et puis, on n’est pas tâchée de voir du nouveau. Ah ! mon Dieu ! ce nouveau-là, c’est toujours la même chose, autant ne pas sortir de chez soi.

Aux vieilles danseuses.

Et vous, à propos de nouveautés, comment vous portez-vous ?

L’AMOUR.

L’à-propos est juste.

NINA, apercevant l’Amour.

Eh !... eh !... C’est lui, pauvre Amour ! Je le trouve un peu pâle, un peu défait.

L’AMOUR.

Quand on ne sort pas des coulisses.

NINA.

Oui, le grand air lui fera du bien, je l’emmène avec moi.

TOUTES.

Non pas.

NINA.

Eh bien donc, gardez-le... pauvre garçon ! C’est que nous sommes d’anciennes connaissances, n’est-ce pas ?

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Mais, mesdames...

NINA.

Ah ! pas de répétition aujourd’hui ; je donne congé... mon père ne me démentira pas.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Mais, madame...

NINA.

Eh bien ! n’ai-je pas parlé ?

L’AMOUR.

Ah ! mon Dieu ! ne la contrariez pas, vous savez quelles scènes elle fait quand on n’est pas de son avis... Tenez...

Nina fait un geste de folie.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Non, non, accordé !

Air du Ballet de L’Épreuve villageoise.

La séance est terminée,
Quand on a pour tout plaisir
Dansé toute la journée
On peut s’aller divertir.

L’AMOUR.

L’auteur pour la réussite
À coup sur ne craindra rien,
Car voilà vingt fois de suite
Que l’on répète aussi bien.

TOUS.

La séance est terminée, etc.

Tout le monde sort, excepté Flore et Nina.

 

 

Scène IV

 

FLORE, NINA

 

NINA.

Enfin, nous voilà seules, parlons de toi... Je croyais te trouver mariée, est-il possible que tu sois encore demoiselle ?

FLORE, soupirant.

Ça n’est pas ma faute.

NINA.

Je ne voulais pas le croire, et Zéphyre ?

FLORE, faisant des battements.

Hélas ! il est parti pour mériter ma main.

NINA.

Ah ! J’entends... quand le bien-aimé reviendra.

FLORE, dansant.

Oui, si le bien-aimé revenait, on ne le laisserait pas entrer. C’est peut-être le seul qui puisse rétablir nos affaires. Eh bien ! mon père ne veut pas entendre parler de lui.

NINA.

Eh ! pourquoi donc ?

FLORE.

Pourquoi ! parce qu’il a du mérite.

NINA.

Est-ce que c’est une raison pour rester à la porte ?

FLORE, battant un entrechat.

Apparemment.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Après une absence cruelle
S’il revenait dans son pays,
S’il revenait tendre et fidèle
À peine serait-il admis ?

NINA.

Moi, je n’agis pas de la sorte ;
Et jamais, je puis l’assurer,
Je n’ai pu voir le mérite à la porte
Sans lui dire d’entrer.

FLORE.

Eh bien ! tâche de faire entendre cela à mon père.

NINA.

Mais comment ne paraît-il pas ? Est-ce qu’il n’est pas prévenu de mon arrivée ?

FLORE.

Il dormait sans doute. C’était hier notre vendredi... C’est un reste de la soirée.

NINA.

Eh ! le voici, l’éternel papa.

 

 

Scène V

 

FLORE, NINA, SOMNO

 

Le haut du costume de Somno est couvert de titres d’opéras et le milieu de notes de musique ; il porte un pantalon collant couleur de chair, et des souliers de danseur.

SOMNO.

Air du grand récitatif d’Œdipe.

Est-ce toi que je vois, ô ma chère Antigone ?

FLORE.

Eh ! non, c’est Nina.

SOMNO.

Comment cela va-t-il, mon enfant ?

NINA.

Assez bien, mon père, depuis que le bien-aimé est parti : il est allé faire un tour dans les départements, et je suis veuve depuis quelque temps.

SOMNO.

Pauvre petite ! on s’est ressenti ici de ton absence.

NINA.

Il paraît que depuis que je ne fais plus des miennes...

SOMNO.

Je suis obligé d’y mettre du mien... C’est vrai ; pauvre enfant, tu as tout fait pour prolonger les jours de ton vieux père.

Il chante.

Elle m’a prodigué sa tendresse et ses soins.

Air du vaudeville Le Procès.

Qu’est devenu ce temps heureux
Où grâce à ton extravagance
Tu m’attirais les curieux ;
Maintenant quelle différence !
Comment m’arracher à la mort ?

FLORE.

Comptez sur vos filles chéries.

NINA.

Pour vous sauver je suis encor
Prête à faire des folies.

SOMNO.

Ça ne conviendrait peut-être pas à ton mari.

NINA.

Mais enfin, mon père, n’est-il aucun moyen ?... vos chanteurs ?...

SOMNO.

Ils déchantent tous, mon enfant, et impossible de les remplacer.

NINA.

Eh quoi ! les chants auraient cessé ?

SOMNO.

Non pas... mais la tragédie de mon voisin de la rue de Richelieu accapare tout. Ses dames surtout ont renoncé à la parole.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)

Andromaque chante son rôle,
Zaïre chante ses amours,
Junie, en chantant, se désole,
Et Chimène chante toujours.
Et si Manlius sur la scène
Ne venait pas nous consoler,
Dans son temple, hélas ! Melpomène
Ne trouverait à qui parler.

Ainsi tu le vois...

Il chante.

Le ciel et les enfers sont ligués contre moi.

Mais j’ai trouvé un moyen victorieux... il réussira. S’il ne réussissait pas... je n’ai plus qu’à fermer boutique et à retourner en Italie, ma patrie.

FLORE et NINA.

Quel est ce moyen ?

SOMNO.

J’ai fait publier, par les cent voix... des employés de mon établissement, que j’accordais ma fille, ma céleste Flore, à celui qui, par une invention quelconque, bonne ou mauvaise, ramènerait la foule à mon théâtre.

FLORE.

Qu’entends-je ! et Zéphyre ?

SOMNO chantant.

Je refuse Zéphyre, et sa main et ses vœux.
Je veux ce que je veux, parce que je le veux.

FLORE.

À la bonne heure ! voilà la première fois que vous me donnez des raisons.

SOMNO.

Ah ! tu veux des raisons... Un petit maître des ballets qui courait après toutes mes figurantes !

FLORE.

Il revenait toujours à Flore.

SOMNO.

Taisez-vous, petite sotte.

 

 

Scène VI

 

FLORE, NINA, SOMNO, L’ENDORMI

 

SOMNO.

Eh ! voici l’Endormi, domestique pendant le jour, ouvreur de l’orchestre le soir...

À l’Endormi.

Qu’as-tu donc ? tu dors, je crois ?

L’ENDORMI.

Dame ! depuis quinze jours que je n’ai pas reçu une contremarque.

SOMNO.

Cela viendra... hier encore, mon parterre était d’un plein...

L’ENDORMI.

Ça n’est pas malin ! on connaît ces recettes-là !...

SOMNO.

Je dis ce que j’ai vu.

Air : L’artiste à pied voyage.

Aucunes places vides.
Aucuns sièges vacants !
Et des hommes solides
Remplissant tous les bancs !

L’ENDORMI.

Point de place à la pièce,
Les faits sont avérés ;
Mais allez à la caisse,
Et vous en trouverez.

J’oubliais de vous dire, il y a là un monsieur...

Il baille.

qui demande à vous parler.

NINA.

Quel est cet homme ?

L’ENDORMI.

Ah ! dame ! c’est un monsieur qui n’a pas l’air amusant du tout...

Il baille à se démonter la mâchoire.

Je le prenais d’abord pour un habitué.

SOMNO.

Son nom ?

L’ENDORMI.

Démétrius.

SOMNO.

Je ne connais pas.

NINA.

Ni moi.

FLORE.

Ni moi... mais qu’il se fasse connaître.

L’ENDORMI.

Il ne demande que cela, et tenez le voici.

L’endormi sort. L’orchestre joue l’air de Cahin-caha.

 

 

Scène VII

 

FLORE, NINA, SOMNO, DÉMÉTRIUS

 

SOMNO.

Ah ! mon Dieu ! quelle triste tournure !

NINA.

C’est la route qui l’aura fatigué.

DÉMÉTRIUS.

Non, je n’ai pas été loin...

À Somno.

Vous savez ce qui m’amène ?

SOMNO, à part.

C’est un prétendant !

Haut.

Mais vous êtes incommode ! serait-ce une indisposition ?... Soutenez-le un peu...

DÉMÉTRIUS.

Oui, ça ne fera pas de mal... je tombe de faiblesse.

SOMNO.

Vite un siège !

On lui donne une chaise.

DÉMÉTRIUS.

Vous n’auriez pas de fauteuil ?... Je n’aurais pas été fâché d’avoir le fauteuil ; mais je vois qu’il faut y renoncer.

NINA.

Oh ! oui, ne songez pas à ça...

DÉMÉTRIUS, la regardant.

C’est là votre aimable fille ?... Elle est incomparable.

SOMNO, lui montrant Flore.

Eh ! non, c’est l’autre.

DÉMÉTRIUS.

Ah ! elle est bien jolie.

FLORE.

Mon Dieu ! le vilain costume.

DÉMÉTRIUS.

C’est pourtant ce que j’ai de mieux.

FLORE.

Air du vaudeville de Partie carrée.

De cet habit la forme singulière,
Je l’avouerai, n’est pas trop de mon goût.

DÉMÉTRIUS.

J’ai cependant de quoi vous satisfaire ;
En moi l’on trouve un peu de tout !
Voyez... J’en ai de toutes les espèces,
Et les morceaux les plus marquants,
Je les ai tous pris dans les pièces
Des meilleurs fabricants.

SOMNO.

Mais puis-je savoir ce qui vous a déterminé à vous présenter ?

DÉMÉTRIUS.

C’est que... j’aime la compagnie, et, vivre tout seul comme je le faisais là-bas... il y a de quoi périr d’ennui ; je ne me suis pas montré... parce que ce n’est pas dans mon caractère... mais j’ai disparu... sans que personne s’en soit aperçu... et me voilà.

SOMNO.

Eh ! quels secours pouvez-vous m’offrir ?

DÉMÉTRIUS.

Air : Que d’établissements nouveaux. (L’Opéra-Comique.)

Vous devinez en ce moment
Quel espoir près de vous me guide,
Vous êtes un peu chancelant
Et je ne suis pas trop solide !
Pour braver le sort rigoureux,
À vous souffrez que je m’allie,
Alors on se soutient tous deux.

FLORE, à part.

Ou l’on tombe de compagnie.

SOMNO.

Ça n’est pas de refus... un peu d’aide fait grand bien, et si ça convient à ma fille...

FLORE.

Mais, mon père, songez donc qu’il est...

SOMNO, en récitatif.

Il est homme, il est malheureux,
C’est vous en dire assez, le reste est inutile.

FLORE.

Je ne dis pas non... mais il faudra voir... est-ce que monsieur est seul de sa famille ?

DÉMÉTRIUS.

Non, j’ai un frère aîné ; mais il est établi depuis longtemps, et très avantageusement.

FLORE.

Ah ! tant pis... et son nom ?

DÉMÉTRIUS.

Ce n’est pas parce qu’il est mon aîné ; mais vrai ! il a du bon, il vaut mieux que moi.

NINA.

Son nom ?

DÉMÉTRIUS.

Artaxerce !... c’est un beau nom. Il est vrai qu’il a été longtemps en pension chez un professeur italien de chez qui on l’a retiré tout fait, tout formé... et ça n’a pas peu contribué à ses succès dans le monde.

SOMNO.

Voyez-vous ça.

DÉMÉTRIUS.

Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.

Oui, mon cher frère est en effet
Un homme d’esprit, de génie ;
Mais je prétends qu’il n’eût rien fait
S’il eût chez lui passé sa vie.
Les voyages, moi je l’ai lu,
Rendent la jeunesse accomplie.

NINA.

Hélas ! monsieur aurait bien dû
Faire un voyage en Italie !

DÉMÉTRIUS.

Enfin, si le papa veut m’accueillir et m’égayer avec un peu de danse et de musique, vous verrez que je ne suis pas plus ennuyeux qu’un autre.

SOMNO.

Je ne dis pas le contraire ; mais si vous voulez vous donner la peine d’entrer, nous allons délibérer en famille.

DÉMÉTRIUS.

Allons, priez, pressez cette aimable enfant de fixer son choix en ma faveur... vous n’en serez pas fâché.

Tous les deux, prêtons-nous un mutuel appui !
Il combattra pour moi : je régnerai pour lui.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

SOMNO, NINA, FLORE, L’ENDORMI

 

L’ENDORMI.

Encore des visites ! deux ou trois messieurs, et de taille !

Il sort.

SOMNO.

Sans doute des prétendants.

FLORE.

Comment ! encore des prétendants ? Est-ce qu’il est décent que nous restions là ?

SOMNO.

C’est juste... rentrez ! C’est à moi de choisir et à vous d’épouser ! rentrez.

NINA.

Vous voulez donc qu’il arrive des malheurs... on vous répète que son cœur est engagé.

SOMNO.

Air : Courons aux Prés Saint-Gervais.

Apprenez qu’à l’Opéra
Le cœur ne fait rien à l’affaire ;
Celui qui saura me plaire
Sera celui qu’elle aimera.

FLORE.

Quelle tyrannie !

NINA.

Il est bien dur, en effet,
D’avoir un cœur, mon père,
Et de ne pouvoir en faire
Ce qu’on voudrait.

Ensemble.

FLORE.

Apprenez qu’à l’Opéra
On peut encor aimer, mon père ;
Zéphyr seul a su me plaire,
Il est le seul qui me plaira.

SOMNO.

Apprenez qu’à l’Opéra
Le cœur ne fait rien à l’affaire ;
Celui qui saura me plaire
Sera celui qu’elle aimera...

Ainsi, Flore, soyez résignée, et vous, Nina, ne faites pas faire de folies à votre sœur.

FLORE.

Je suis assez grande pour me passer d’elle.

NINA.

Viens, ma sœur.

Flore et Nina sortent.

 

 

Scène IX

 

SOMNO, GULLIVER

 

GULLIVER.

Air de la contredanse du Diable à quatre.

À moi venez, auteurs,
Directeurs,
Qui voulez un succès facile
Par mon art habile
Et mes couleurs
J’éblouis tous les spectateurs.

SOMNO.

Monsieur, à qui ai-je l’honneur de parler ?

GULLIVER.

Vous voyez un étranger qui, instruit de votre détresse, a fait force de voiles pour venir à votre secours.

SOMNO.

Comment, monsieur, vous espérez me rendre cet éclat dont je brillais autrefois ?

GULLIVER.

Moi, monsieur, je réussis toujours.

SOMNO.

Monsieur n’est pas auteur, à ce que je vois.

GULLIVER.

Non, monsieur ; je suis machiniste. J’étais autrefois un voyageur connu par mon esprit et mon originalité ; mais maintenant je suis, comme je vous l’ai dit, machiniste et pas autre chose... prêt à vous rendre mes services !

SOMNO.

Hélas ! ce n’est pas de machines que je manque, c’est même ici le triomphe des machines... car c’est à cela que j’ai employé tous mes fonds !

Air : Dans cette maison à quinze ans.

Mais tout nous accable à la fois
Dès que le sort nous est contraire ;
La France n’a pas, je le crois,
De plus fameux propriétaire :
J’ai les bocages les plus beaux,
De palais je ne suis pas chiche,
J’ai des fermes et des châteaux...
Et je n’en suis pas plus riche !

GULLIVER.

C’est que vous ne savez pas faire valoir tout cela... Si vous l’aviez employé dans quelque cause célèbre ?

SOMNO.

Comment, des causes célèbres ?

GULLIVER.

Il n’y a que cela qui prenne maintenant.

Air : Tenez, moi je suis un bon homme. (Ida.)

Voyez la famille d’Anglade,
La servante de Palaiseau...
Que leur succès vous persuade :
Prenez vos sujets au barreau.
Sitôt qu’une cause prospère,
On la met en pièce... et l’auteur
Finit par gagner dans l’affaire
Presqu’autant que le procureur !

Mais, avec moi, vous pouvez même vous passer de ces moyens... car il y a machine et machine... et tout le monde ne peut pas s’élever à la hauteur des miennes... Venez, venez...

SOMNO.

Que faites-vous donc ?

GULLIVER.

J’appelle mes moyens de succès... Venez, mes petits amis.

 

 

Scène X

 

SOMNO, GULLIVER, UN GÉANT et UNE GÉANTE, montés sur des échasses

 

LE GÉANT et LA GÉANTE.

Air de la Veillée villageoise.

Berlic, berlic, berloc, berlic, berloc.
Berlic, berlic, berloc, berlic, berloc.
Berlic, berlic, berloc, berlic, berloc.
Berlic, berlic, berloc, berlic, berloc.

SOMNO.

Est-ce qu’ils ne disent pas autre chose ?

GULLIVER.

Si vous voulez... mais attachez-vous à cela... le reste n’est que du remplissage.

LE GÉANT et LA GÉANTE.

Berlic, berlic, berloc, berlic, berloc, etc.

SOMNO, les interrompant.

Assez, assez !

À Gulliver.

Eh ! que voulez-vous que je fasse de ces figures ?

GULLIVER.

C’est de l’or qui vous arrive... Montez-moi bien vite un petit ouvrage avec une douzaine de ces messieurs et de ces dames, et je vous garantis l’effet.

SOMNO.

Comment, il ne faut pas autre chose ?

GULLIVER.

Pas autre chose.

SOMNO.

Air : Colin disait à Lise un jour.

Eh ! quoi, pour plaire il suffirait
De ces acteurs d’un haut étage ?
Pas un seul mot, pas un couplet,
Pas un seul trait dans un ouvrage ?

GULLIVER.

Monsieur, apprenez
Que nos abonnés
N’en demandent pas davantage.

SOMNO.

Vous croyez donc que l’on pourra
Accueillir un semblable ouvrage ?

GULLIVER.

Son succès vous enrichira.

SOMNO.

J’accepte cet heureux présage.

GULLIVER.

On y bâillera,
Mais on y courra.

SOMNO.

Moi, je n’en veux pas davantage !

Aux géants, leur présentant une chaise.

Donnez-vous la peine de vous asseoir...

À Gulliver.

Mais que dira-t-on si mon théâtre...

GULLIVER.

Bah ! faites comme nous ! moquez-vous du qu’en dira-t-on ? On nous critique, et c’est à qui nous imitera.

Air : Le vin est l’âme de l’amour.

Des grands ouvrages de nos jours
Jusqu’au plus mince mélodrame,
On contrefait nos calembours,
On contrefait ces niais qu’on blâme.
Plus d’un grand auteur en crédit
À contrefait jusqu’à nos bêtes ;
Mais aucun d’eux n’a eu l’esprit
De contrefaire nos recettes.

SOMNO.

Ça ne laisse pas que d’être assez séduisant.

LE GÉANT.

Monsieur, nous pouvons donc espérer...

GULLIVER.

Chut !...

LA GÉANTE.

Vous nous promenez donc, monsieur...

GULLIVER.

Voulez-vous bien vous taire !

LE GÉANT.

Air : Cœurs sensibles, cœurs fidèles. (Mariage de Figaro.)

Au silence nous réduire !

GULLIVER.

De plaire c’est le moyen,
Votre aspect seul doit tout dire.

LA GÉANTE.

C’est un fort triste entretien.

GULLIVER.

Vous voyez qu’on vous admire,
Mais si vous parlez...

LE GÉANT et LA GÉANTE.

Eh bien ?

GULLIVER.

Je ne réponds plus de rien.

SOMNO.

En vérité, si je ne craignais de me faire une querelle avec les habitants des Landes...

LE GÉANT.

Nous sommes du même pays.

LA GÉANTE.

Enfants du même père.

SOMNO.

Famille aussi nombreuse que respectable...

 

 

Scène XI

 

SOMNO, GULLIVER, LE GÉANT, LA GÉANTE, L’ENDORMI

 

L’ENDORMI.

Monsieur, il y a là une personne qui veut vous parler. C’est tout ce que j’ai pu comprendre à son langage qui n’est pas moins singulier que sa personne.

SOMNO.

Faites entrer.

GULLIVER.

Eh bien ! monsieur, puis-je me flatter que ma découverte...

SOMNO.

Elle mérite considération, et si vous voulez attendre là-dedans, je vous promets une prompte réponse.

LE GÉANT et LA GÉANTE, en sortant.

Berlic, berloc, berlic, berlic, berloc,
Berlic, berloc, berlic, berlic, berloc !

Gulliver et les géants sortent.

 

 

Scène XII

 

SOMNO, L’ENDORMI, UN INDIEN

 

L’ENDORMI.

Entrez, monsieur, entrez.

Il sort.

L’INDIEN.

Knif, knaf, gli, gli, gli, li, li, li.

SOMNO.

Plaît-il ?

L’INDIEN.

Knif, knaf...

Après avoir hésité.

Vous êtes étonné de ne pas me comprendre ?

SOMNO.

Mais non... ici on n’entend jamais les paroles, c’est l’usage... Cependant je ne serais pas fâché...

L’INDIEN.

Vous avez entendu parler de ces deux célèbres jongleurs qui promènent, d’une partie du monde à l’autre, leurs talents et leurs succès ; auxquels les éléments semblent obéir ; qui broient l’acier sans se casser les dents... avalent des lames d’épée comme on boit un verre d’eau ; que l’on cite partout pour leur dextérité, leur vivacité, leur agilité et surtout la pureté de leur langage ; en un mot, apprenez, monsieur, que vous voyez en moi tes deux Indiens.

SOMNO.

Comment ! tous êtes seul ?

L’INDIEN.

C’est que mon associé est indisposé pour le moment.

Air du vaudeville du Jaloux malade.

Ses exercices, je vous jure,
Souvent fatiguent à périr.
Pour vivre, la chose est bien dure,
Il risque souvent de mourir.
Devant cent personnes citées
Hier il mangea, sans respirer,
Vingt livres de fer bien comptées.

SOMNO, à part.

C’est un peu dur à digérer.

Haut.

Mais enfin, monsieur, à quoi puis-je vous être utile ?

L’INDIEN.

C’est moi qui viens vous tirer d’embarras ; accueillez-nous, et vous en verrez de belles. Il faut avant tout du singulier, du bizarre.

Air : Le briquet frappe la pierre. (Les Deux Chasseurs.)

Mon art en ce point consiste :
J’escamote lestement...

SOMNO.

Bien des gens en font autant.

L’INDIEN.

Mon talent d’équilibriste
Étonna le grand Lama.

SOMNO.

Chez nos bateleurs déjà,
On a vu tous ces tours-là ;
Aucun pourtant ne les cite.

L’INDIEN.

Oui, mais je suis Indien,
Eux Français ; et songez bien
Qu’on a toujours du mérite
Et du talent à Paris...
Quand on n’est pas du pays !

SOMNO.

Et de quelle partie de l’Inde êtes-vous ?

L’INDIEN.

Je suis ne entre le pays des Mahrattes et celui des Bayadères.

SOMNO.

Des Bayadères ! j’ai déjà eu de vos compatriotes qui ont fait bien du tapage chez moi.

L’INDIEN.

Je vous promets bien plus encore : si vous voyiez mon agilité ! je vous escamoterais tout un public !

SOMNO.

Eh ! mon Dieu ! c’est déjà fait, il n’y en a pas besoin. Ce que je vous demande, c’est de le ramener.

L’INDIEN.

Bagatelle !

 

 

Scène XIII

 

SOMNO, L’INDIEN, L’ENDORMI

 

L’ENDORMI.

Encore un étranger, un Gascon qui s’appelle Baron.

L’INDIEN.

Bah, quel conte !

L’ENDORMI.

Et qui se dit le plus grand escamoteur des quatre parties du monde.

L’INDIEN.

Des quatre parties du monde... et moi donc ?

SOMNO.

Ah ! mon Dieu ! voilà la Gascogne aux prises avec les grandes Indes.

 

 

Scène XIV

 

SOMNO, L’INDIEN, L’ENDORMI, BARON

 

BARON.

Air du vaudeville de Jadis et aujourd’hui.

À vos désirs je suis fidèle
Et me fais fort, en peu de temps,
Par mes talents et par mon zèle,
De vous ramener les chalands.
Sur moi c’est en vain que l’on glose,
Les spectateurs sont satisfaits ;
Leur argent est la seule chose
Que je n’escamote jamais.

En un mot, monsieur, je suis Gascon ; on m’appelle Baron ; vous voulez gagner de l’argent... moi aussi... vous avez une fille nubile, je suis à marier... Eh bien donc, je m’empare de votre logement, j’en fais le temple de la magie, nous gagnons des monceaux d’or, et voilà !... Cela vous convient-il ?

SOMNO.

Cela me paraît très convenable, mais quel que soit votre talent, vous n’êtes pas le premier ; monsieur vous a précédé.

L’INDIEN.

Sans doute.

BARON.

Air du vaudeville des Gascons.

Quel est ce rival incivil
Dont l’audace
Usurpe ma place ?
Et de quel droit espère-t-il
Se donner pour le plus subtil ?

L’INDIEN.

Les Indes furent mon berceau,
Mon nom sur le Gange résonne.

BARON.

Votre Gange n’est qu’un ruisseau
Que je noierais dans la Garonne.

Ensemble.

SOMNO.

Quel est ce rival incivil
Dont l’audace
Usurpe une place, etc.

BARON et L’INDIEN.

Quel est ce rival incivil
Dont l’audace
Usurpe ma place ? etc.

 

 

Scène XV

 

SOMNO, L’INDIEN, L’ENDORMI, BARON, NINA, FLORE, GULLIVER, DÉMÉTRIUS, FIGURANTES

 

NINA, FLORE, GULLIVER, DÉMÉTRIUS, FIGURANTES.

Même air.

Quels sont ces messieurs incivils ?
Qui donc s’emporte
De la sorte ?
Quels sont ces messieurs incivils ?
Tous deux à qui donc en ont-ils ?

FLORE.

Ah ! mon Dieu ! que de bruit, et qui occasionne ce tapage ?

BARON.

Vous seule, belle Hélène ! Nous faisons de ces lieux une nouvelle Troie ! Mais, puisque le rival est tenace... crac, je vous en débarrasse, et l’envoie sur le dôme des Invalides

L’INDIEN.

C’est ce que je voudrais voir.

BARON.

Ou plutôt je vous le fais manger à votre repas.

Air du vaudeville du Sorcier.

Pour votre dîner, je vous jure,
Cet Indien sera servi ;
Et d’avance je vous assure
Qu’il doit être excellent rôti.

Il le couvre de la grosse caisse servant à imiter le bruit du canon.

Disparaissez, on vous l’ordonne,
Puis reparaissez à l’instant,
Puis changez à mon commandement !

SOMNO.

Vraiment vous nous la donnez bonne !

NINA.

Sur nous il prétend s’égayer.

Baron lève la caisse ; l’Indien a disparu, et à sa place est un dindon.

TOUS.

C’est un sorcier, c’est un sorcier !

SOMNO.

Eh ! non, c’est un dindon, et de fort bonne apparence.

BARON.

C’est un naturel du pays.

À l’Endormi.

Petit, mettez ce Mahratte à la broche...

L’Endormi sort.

voilà comme je m’annonce, et d’un !... Je passe à un autre. Voyez, sentez, admirez cette liqueur que j’ai pris plaisir à composer moi-même. Sandieu ! quel parfum !

Air : Ce mouchoir, belle Raimonde.

Cette liqueur est mêlée
Des philtres les plus parfaits,

Il tourne le vase du côté du public.

Je l’envoie à l’assemblée.

Il jette le vin au milieu du parterre, et le vin se change en fleurs.

TOUS.

Ciel ! des roses ! des œillets !

BARON.

Ce tour est certain de plaire ;
Ses effets sont enchanteurs :
Car c’est au nom du parterre

Montrant le parterre, puis les loges.

Que j’offre aux dames ces fleurs.

Je passe à un autre.

À Somno.

Voyons, monsieur, vous qui paraissez incrédule... je vous préviens avant tout que je déteste les tours de compère. Prenez ces oiseaux, et quand vous les tiendrez, nous verrons s’ils connaissent encore la voix de leur maître.

Air : Monseigneur, vous ne voyez rien. (Annette et Lubin.)

Sous ce vase tous ces oiseaux
Seront placés l’un après l’autre.
Deux, quatre, six, et des plus beaux...
Vous les tenez ?

SOMNO.

Le bon apôtre !

BARON, à Nina.

Madame, ils vont tous à ma voix
Passer ailleurs à votre choix.

Nina indique du doigt le casque de Démétrius. Baron s’adresse à Somno.

Vous les tenez bien ?

Il lève le casque de Démétrius, et les oiseaux s’envolent.

Regardez, vous ne tenez rien.

Somno lève le vase sous lequel il ne se trouve plus d’oiseaux.

SOMNO.

Ma foi, c’est un homme étonnant.

BARON.

Un moment ; je vous en dois un quatrième et dernier Mademoiselle, voulez-vous bien choisir une de ces cartes ?

FLORE.

C’est fait.

Elle prend le roi de cœur, et le montre au public, en le cachant à Baron.

BARON.

Air : G’n’y a que Paris.

Avez-vous choisi, dites-moi ?

FLORE.

Mon choix est arrêté, vous dis-je.

BARON.

Oui ; votre carte était un roi.

Montrant une rose posée sur la table.

Regarde bien sur cette tige
Et vous trouverez dans ces fleurs

Une rose s’ouvre, et laisse voir le portrait de Louis XVIII.

Le roi des cœurs.

SOMNO.

Voilà le meilleur !

BARON.

Maintenant... passons au sublime de mon art... à la fantasmagorie. Vous allez voir les ombres de vos amis, de vos connaissances, de vos maris... Ne vous effrayez pas, mesdames ; nous allons commencer par évoquer les ombres de toutes les pièces mortes dans l’année, de toutes les réputations évanouies.

Au public.

Messieurs et mesdames, on vous prie, lorsque les figures arriveront près de vous, de ne pas les repousser avec les mains, de peur de les endommager ; nous avons entr’autres des ombres de réputations qui se réduisent à rien dès qu’on y touche ; mais il me faut le plus grand silence et surtout une obscurité totale.

SOMNO.

Laurent, baisse la rampe.

On baisse la rampe.

BARON.

Oh ! ce n’est pas assez, on y voit trop. Levez le lustre.

SOMNO.

Non pas, non pas, diable !

BARON.

Il faut pourtant de la nuit, pour que mon talent brille dans tout son jour.

SOMNO.

Impossible ! songez donc que dans l’obscurité...

Il lui parle bas à l’oreille.

BARON.

Oh ! vous croyez ; nous remettrons à un autre moment les expériences de fantasmagorie ; en tous cas, messieurs et mesdames, si vous êtes contents, vous êtes priés d’en faire part à vos amis et connaissances.

À Somno.

Eh bien, monsieur, suis-je votre gendre ?

SOMNO.

Ma foi, monsieur, je vous avouerai...

 

 

Scène XVI

 

SOMNO, BARON, NINA, FLORE, GULLIVER, DÉMÉTRIUS, FIGURANTES, L’ENDORMI

 

L’ENDORMI.

Monsieur, voilà encore une visite ; c’est un Anglais.

FLORE, vivement.

Qui vient m’épouser ?

NINA.

Apparemment.

SOMNO.

Air : Fidèle ami de notre enfance.

J’aime assez un gendre semblable ;
Il me plairait fort, j’en convien.

FLORE.

Pour époux l’Anglais est aimable ;
Il parle peu, mais aime bien.

NINA.

Je gagerais qu’il va te plaire.
Messieurs les Anglais, on sait ça,
Ont toujours réussi, ma chère,
Auprès des chœurs de l’Opéra.

 

 

Scène XVII

 

SOMNO, BARON, NINA, FLORE, GULLIVER, DÉMÉTRIUS, FIGURANTES, L’ENDORMI, WILSON

 

WILSON.

Air : J’arrive à pied de province.

J’arrive à pied d’Angleterre
Par le grand chemin ;
On admirera, j’espère,
Mon talent divin ;
Je puis répondre d’avance
D’un succès certain,
Et je compte bien en France
Faire mon chemin.

Monsieur, j’ôtais enchanté de vous saluer.

SOMNO.

Je vous en livre autant ; j’ai l’honneur de parler à un milord.

WILSON.

Au contraire... Je étais artiste.

SOMNO.

Monsieur veut, sans doute, établir un spectacle anglais Paris ?

WILSON.

Monsieur, ce était le vérité.

SOMNO.

Monsieur est chanteur ?

WILSON.

Pas chanteur du tout.

BARON.

Monsieur est auteur ?

WILSON.

Non, monsieur, pas auteur du tout.

NINA.

Monsieur est compositeur ?

WILSON.

Non, mademoiselle, je étais marcheur.

SOMNO.

Comment ?

WILSON.

Yes, je étais le marcheur Wilson.

NINA.

Cet infatigable voyageur ?

WILSON.

Yes, marcheur pour le voyage.

SOMNO.

Je ne vois pas quel rapport...

NINA.

Monsieur vient peut-être pour faire marcher nos opéras ?

WILSON.

J’ai été forcé de quitter London, parle que chez nous autres Anglais, qui sommes tous libres, on ne marche pas comme on voulait, et je venais finir ma course dans le France.

Air du vaudeville de Oui ou Non.

Wilson, ce piéton merveilleux,
Qui fit courir le Angleterre,
Auprès d’un peuple curieux
Doit être bien certain de plaire.

NINA.

De votre erreur, moi j’ai pitié !
Dans notre pays, je vous jure,
On estime les gens à pié
Bien moins que les gens en voiture.

WILSON.

Je crois : c’était de même à London ; mais, moi, quand je fais une promenade, tout le Angleterre il avait les yeux sur moi ; la nation Britannique, il était sur pied pour me voir marcher.

Air du Premier pas.

Mon premier pas
Est rempli d’assurance ;
Chacun d’avance
Y trouve des appas.
Pour m’admirer, tous nos milords s’assemblent ;
Et cependant mes autres pas ressemblent
Au premier pas. (Bis.)

SOMNO.

Ma foi, chez nous on n’a pas tant d’esprit, et l’on ne s’amuserait pas à si bon compte.

GULLIVER.

Marcher ! belle malice...

WILSON.

C’était pourtant le seul moyen d’arriver ; mais moi, je ne marche pas comme un autre. J’ai fait une étude particulière du marcher ; et, si vous voulez, je vais donner à vous un échantillon des talents de le illustre et incomparable Wilson, le premier marcheur de le Angleterre.

SOMNO.

Mais je crains que vous ne soyez fatigué.

FLORE.

Quand on a fait une longue route...

WILSON.

Bah ! je avais déjeuné cette matin, ici près, à Calais.

Il ôte son surtout et paraît en veste blanche, avec une large ceinture et un chapeau de paille, etc.

Je commençais ; volez-vous bien regarder le horloge, le cadran, parce que je faisais la course à l’heure.

Air de l’Anglaise.

Je puis, Dieu merci,
Vous faire ainsi,
Dans cet espace,
Autant de chemin
Qu’il en est de Rome à Pékin.

Voyez- vous ces pas ?
Admirez mon air et ma grâce...
Voyez-vous ces pas ?
Ne croyez pas
Que je sois las,
J’en donne ma foi !
Et sans jamais changer de place,
Nul n’avait, je croi,
Fait autant de chemin que moi.

Je puis, Dieu merci, etc.

NINA.

Il n’y a pas de raison pour que cela finisse !

On parvient à l’arrêter.

WILSON.

Attendez, je vais montrer à vous dans le longueur...

SOMNO.

Je vous avoue que cet exercice pourrait lasser le spectateur.

WILSON.

Comment ! si je faisais dix milles dans une heure, le spectateur serait fatigué ?

SOMNO.

Sans contredit.

WILSON.

J’avais cru que ce était moi. Eh ! bien ! monsieur, que dites-vous de mon invention ? Puis-je avoir le espérance pour le mariage de mademoiselle ?

SOMNO, à Flore.

Voyons, qui te convient de tous ces messieurs ? parle.

WILSON.

Yes, parlez ; car je ne voudrais pas avoir perdu mes pas.

FLORE.

Mais, mon père...

SOMNO.

Mais... que te faut-il donc ? car cette petite fille-là me fera damner !

 

 

Scène XVIII

 

SOMNO, BARON, NINA, FLORE, GULLIVER, DÉMÉTRIUS, FIGURANTES, L’ENDORMI, WILSON, L’AMOUR

 

L’AMOUR.

Ah ! monsieur Somno, c’est lui ; je viens de le voir : que de grâces ! que de légèreté ! il n’a pas l’air de toucher la terre : il veut voir mademoiselle Flore ; il a embrassé toutes nos figurantes, en leur demandant des nouvelles de mademoiselle Flore.

FLORE.

Toujours fidèle, je le reconnais là.

NINA.

C’est Zéphyre.

SOMNO.

Zéphyre... Qu’on ferme toutes les portes ! je ne veux pas le recevoir ; je ne veux pas qu’il entre.

FLORE.

Quelle injustice ! connue s’il n’avait pas ses entrées !

 

 

Scène XIX

 

SOMNO, BARON, NINA, FLORE, GULLIVER, DÉMÉTRIUS, FIGURANTES, L’ENDORMI, WILSON, L’AMOUR, ZÉPHYRE, paraissant à une fenêtre

 

SOMNO.

Air de la croisée.

Oh ! ciel ! Que vois-je ? C’est Zéphyr.

ZÉPHYRE, à Somno.

Oui, j’implore votre clémence.

NINA.

Le bien-aimé doit revenir.

SOMNO.

Entrer avec cette arrogance !

ZÉPHYRE.

Votre colère, j’en convien,
Qui maintenant s’est apaisée,
Me défendit la porte. Eh bien !
J’entre par la croisée. (Bis.)

Il embrasse Flore.

Ma chère Flore !

FLORE.

Zéphyre !

SOMNO.

Peut-on savoir, monsieur, ce que vous venez faire ici ?

ZÉPHYRE.

Air de La Sentinelle.

Des bords glacés que baigne la Néva
J’arrive enfin dans notre belle France ;
Tous les honneurs dont le Nord me combla.
N’ont pu bannir sa douce souvenance.
Et je reviens, Zéphyr joyeux,
Portant mes pas

Il fait une pirouette.

Dans ma patrie,
Danser et voler en ces lieux
Pour la gloire et pour mon amie.

SOMNO.

Fort bien ; mais quelle est cette nouvelle manière de s’introduire chez les gens ?

WILSON.

Yes, je présume que monsieur n’était pas venu à pied par la croisée ?

GULLIVER.

Monsieur avait sans doute des échasses ?

ZÉPHYRE.

Non, messieurs, je suis venu à tire d’ailes.

À Somno.

Et c’est même grâce à cette nouvelle manière de voyager, que j’espère enlever ma femme, ravir tous les suffrages et remonter vos finances.

SOMNO.

Eh ! eh ! il est de fait qu’avec une semblable invention, on est certain d’aller aux nues ; mais voilà un succès qui ne tient qu’à un fil.

ZÉPHYRE.

Sans doute, si je n’avais que cela ; mais comptez-vous pour rien les talents de Flore ? J’espère d’ailleurs vous offrir les tableaux les plus gracieux ; et voici mon plan.

Air de l’Allemande du Vaudeville en vendanges.

L’aurore
Qui dore
La cime des forêts,
Dans l’ombre
Moins sombre
Lance ses premiers traits ;
Bacchante
Piquante,
Et Nymphes d’alentour
Sommeillent !!...
Mais veillent
Et Zéphyre et l’Amour.

Que de beautés !
Quels amants seraient fidèles !
De tous côtés
Mes regards sont enchantés ;
Plus je les vois,
Plus je balance entre elles,
Et je fais choix...
De toutes à la fois.
On résiste en vain,
Car l’Amour est d’intelligence.
Mais ce dieu malin
N’est pas le dieu de la prudence.
Ô cruel destin !
Flore s’approche en silence,
Et s’enfuit soudain
En m’accablant de son dédain.

D’une aile
Fidèle
Je la suis en tous lieux ;
J’implore
De Flore
Un oubli généreux.
Ma belle
Chancelle
Et, pardonnant tous bas,
D’ivresse
Se laisse
Tomber entre mes bras.

D’un vol vainqueur
J’enlève ma douce amie,
Et sur mon cœur
Je sens palpiter son cœur.
Monter aux cieux,
C’est voler vers ma patrie :
L’amant heureux
N’est-il pas l’égal des dieux ?
D’ici voyez-vous
Autour de nous
La salle entière,
De tous ces tableaux
Admirant la grâce légère ?
J’entends les bravos
Qui s’élèvent du parterre,
Et leurs doux concerts
Me suivent encor dans les airs.

Je pense
D’avance,
Que si j’ai réussi.
Un père
Sévère
Doit m’accueillir aussi.

J’adore
Ma Flore ;
Daignez à votre tour,
Plus tendre
Entendre
La nature et l’Amour.

SOMNO.

Ma foi, cela me paraît fort séduisant ; je ne doute pas que vos noces n’attirent tout Paris. Reste à savoir s’il convient à ma fille d’être ainsi enlevée tous les soirs.

FLORE.

Oui, mon père, cela me convient ; mais à condition qu’il n’enlèvera que moi.

ZÉPHYRE.

Peux-tu en douter ?

Air de Piccini.

Comment, en voyant tant d’attraits,
Voler encor de belle en belle !
Mais je veux m’ôter désormais
Tous les moyens d’être infidèle.

Il lui présente ses ailes.

Flore ne peut, par ces présents,
Acquérir des grâces nouvelles ;
Tout Paris croit depuis longtemps
Que Zéphyr lui prêta ses ailes.

FLORE.

Non. Je n’abuserai pas de tant de générosité, chacun y perdrait trop !

WILSON.

Il fallait donc dire à moi, s’il ne tenait qu’à se envoler.

Il a l’air de vouloir s’envoler ; on l’arrête.

ZÉPHYRE.

Ce n’est pas tout, je vous ai amené de la société.

SOMNO.

Comment ?

ZÉPHYRE.

Vous allez voir... entre autres un petit garçon qui est venu pour se griser à mes noces ; je vais vous chercher tout cela.

Il se dirige vers la fenêtre.

SOMNO.

Ce n’est pas par là.

ZÉPHYRE.

Oh ! je ne marche pas comme tout le monde.

Il s’envole et disparaît.

 

 

Scène XX

 

SOMNO, BARON, NINA, FLORE, GULLIVER, DÉMÉTRIUS, FIGURANTES, L’ENDORMI, WILSON, L’AMOUR

 

SOMNO.

Allons !

Œdipe a pardonné, le ciel pardonne aussi.

BARON.

Air du Verre.

Mes tours vous avaient plu, je crois.

DÉMÉTRIUS.

Vous aviez prise mon génie.

GULLIVER.

Mes échasses ont quelques droits.

WILSON.

En marchant je crains peu l’envie.

SOMNO.

J’estime fort voire talent ;
Mais convenez, en hommes sages,
Que mon Zéphyr en s’envolant
Doit enlever tous les suffrages.

Le théâtre change et représente une campagne riante et les noces de Zéphyre et de Flore. Un petit Satyre mime les pas du ballet de Zéphyre et Flore.

Vaudeville.

Air de Mme Pauline V...

SOMNO.

Pour moi quel doux pronostic !
Zéphyr, en bon drille,
Me ramène le public
Et me prend ma fille.

FLORE.

Oui, tout Paris voudra voir,
D’après le programme,
Un mari qui chaque soir
Enlève sa femme !

GULLIVER.

Au Parnasse, on me verrait
Aux premières places,
Si jamais on y montait
Avec des échasses.

L’AMOUR.

Ici, j’ai vu bien des tours,
Mais je sais les taire.
Mon flambeau brûle toujours
Et jamais n’éclaire.

DÉMÉTRIUS.

Tomber tout seul, c’est bien dur,
Tout seul on s’ennuie.
Quel bonheur ! voilà qu’Arthur
Me tient compagnie.

UNE JEUNE NYMPHE.

Toujours enfant, cet emploi
M’ennuie et pour cause.
Je suis assez grande, moi,
Pour faire autre chose.

L’ENDORMI.

Ah ! s’il est vrai qu’en dormant
La fortune vienne,
Nul n’est mieux placé vraiment
Pour faire la sienne.

BARON.

J’aurais bien plus grand espoir
En mon savoir-faire,
Si le parterre ce soir
Était mon compère.

LE MAÎTRE DES BALLETS.

Monsieur est des plus adroits,
Moi des plus ingambes ;
L’esprit qu’il a dans les doigts,
Je l’ai dans les jambes.

LE PETIT SATYRE, gris.

Aux noces, sans examen,
L’ivresse est permise ;
On est ivre avant l’hymen,
L’hymen vous dégrise.

WILSON.

Le monde est, sans le fâcher,
Plein de bons apôtres,
Qui se servent pour marcher
Des jambes des autres.

NINA.

Nina, du Français charmé
Partage la fête ;
Le retour du bien-aimé
M’a tourné la tête.

ZÉPHYRE, au public.

Mes ailes veulent soudain
Être soutenues !
Ah ! messieurs, un coup de main :
Zéphyre est aux nues.

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