Une Chaîne (Eugène SCRIBE)

Comédie en cinq actes et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 29 novembre 1841.

 

Personnages

 

EMMERIC D’ALBRET, jeune compositeur

CLÉRAMBEAU, négociant, son oncle

M. DE SAINT-GÉRAN, contre-amiral

HECTOR BALLANDARD, avoué

ALINE, fille de Clérambeau

LOUISE, femme de Saint-Géran

UN DOMESTIQUE de M. de Saint-Géran

UN DOMESTIQUE d’Emmeric

UN DOMESTIQUE de l’hôtel

UN NOTAIRE

 

La scène est à Paris.

 

 

ACTE I

 

Un appartement d’artiste très élégant. Un piano à droite. Près du piano, et faisant face au spectateur, une table couverte d’un riche tapis et sur laquelle sont des albums, des papiers de musique.

 

 

Scène première

 

HECTOR, entrant par la porte du fond, EMMERIC, à droite, assis devant son piano, et la tête appuyée sur sa main

 

HECTOR, gaiement.

C’est moi... c’est un profane dans le temple des arts !

EMMERIC, levant la tête.

Mon ami Ballandard !

HECTOR.

Je te dérange ? Tu étais là devant ton piano à travailler, à chercher quelque mélodie ?

EMMERIC.

Non... Je ne faisais rien.

HECTOR.

Tant pis ! Nous attendons de toi un second ouvrage, digne de ton début... À vingt-cinq ans obtenir sur notre première scène lyrique un succès qui fait tourner toutes les têtes !... C’est superbe... c’est admirable !... Et moi, Hector Ballandard, avoué de première instance, je suis fier de pouvoir dire au Palais : C’est Emmeric d’Albret, mon compatriote et mon ami d’enfance. Il est, comme moi, de Bordeaux ; nous ne nous sommes jamais quittés.

Lui remettant une lettre sous enveloppe.

Voici encore une lettre qui est arrivée ce matin pour toi, sous enveloppe, à mon adresse.

EMMERIC, mettant la lettre dans sa poche.

Je te remercie... Cela t’a dérangé...

HECTOR.

Du tout : je n’ai affaire au Palais qu’à midi, à la quatrième chambre... J’ai le temps !

Touchant la poche où Emmeric a serré la lettre.

C’est toujours pour ce procès dont tu dois me parler.

EMMERIC.

Oui, mon ami.

HECTOR.

Quand il te plaira, à tes ordres... Un client tel que toi donne du relief et du brillant à une étude !

EMMERIC.

La tienne n’en a pas besoin !... C’est, dit-on, une des meilleures de Paris, grâce à ton activité, à tes talents, et surtout à ta réputation d’honnête homme !

HECTOR.

Que veux-tu ? C’est à présent le seul moyen de se distinguer... Ils ont trouvé cela original pour un avoué... et ma clientèle a doublé !

EMMERIC.

Ainsi que tes bénéfices... car on prétend que tu gagnes par année une quarantaine de mille francs.

HECTOR.

Un peu plus, un peu moins... Je végète dans la poussière d’une étude, au milieu des licitations et des saisies immobilières ; ou, dans les grands jours, plaidant au Palais quelque référé ou quelque mur mitoyen qui ne trouve pas d’avocats ! Du reste, et quoi que je fasse, obscur et inconnu, ignoré de tous, excepté du client qui demande mon adresse le jour du procès et qui l’oublie souvent le jour des honoraires !... Tandis que toi, quelle brillante carrière ! Des bravos ! de la fortune et de la réputation ! Une vie d’artiste est une vie de plaisirs ! Tu passes les matinées avec les plus jolies actrices de Paris, et tes soirées dans la haute société, où l’art musical est tellement en honneur que l’on dit même

Baissant la voix.

que des grandes dames que l’on ne m’a pas nommées, des duchesses, des marquises courent après toi...

EMMERIC, vivement.

Comment.

HECTOR.

Par amour pour la musique ! Et, à propos de cela, j’ai un service à te demander. On donnera bientôt ton nouvel opéra...

EMMERIC.

On a mis le premier acte à l’étude, il n’y a que celui-là de terminé.

HECTOR.

Eh bien ! fais-moi le plaisir de me mener à la répétition.

EMMERIC.

Quand tu voudras...

HECTOR.

Je te remercie !

Avec embarras.

Et, dis-moi donc, j’entrerai sur le théâtre... dans les coulisses... je pourrai parler à ces dames !

EMMERIC.

Certainement...

HECTOR.

Je n’oserai pas !

EMMERIC, riant.

Allons donc !...

HECTOR.

Et puis, encore un autre service !... Si tu pouvais obtenir pour moi, de quelque duchesse du faubourg Saint-Germain, une invitation de bal ou de concert...

EMMERIC.

C’est dit.

HECTOR.

Une invitation que je puisse montrer, ou du moins laisser voir... Cela me sera très utile...

EMMERIC.

En quoi donc ?

HECTOR.

Je vais te le dire...

En confidence.

Je voudrais me marier.

EMMERIC, vivement.

Tu fais bien !... surtout si c’est une inclination.

HECTOR.

Oui, mon ami, une inclination... et une affaire !... une jolie femme et une jolie dot... qui achèverait de payer ma charge... Le père donne deux cent mille francs d’abord, sans compter la suite. C’est un riche marchand de Bercy... Et sa fille, mademoiselle Victoria Giraut, me plaît beaucoup... Elle est charmante et a reçu une éducation très distinguée... aussi elle se nommait Victoire, et elle tient à ce qu’on l’appelle Victoria... Elle a étudié la peinture et la musique.

EMMERIC.

Ah ! elle a de la voix ?

HECTOR.

Non, grâce au ciel ! Elle est comme moi, elle chante faux... et de ce côté-là, du moins, il y a de l’harmonie dans le ménage !... Mais voilà où nous cessons de nous accorder !... Elle a de l’imagination, de la poésie ; elle rêvait un mari idéal, vaporeux ; enfin, il lui faut une grande passion... et je suis un avoué... qui n’ai jamais fait la cour à personne... Je n’en ai pas le temps !... toute la semaine à mon étude. Autrefois seulement, avant d’avoir acheté ma chaîne, j’étais amoureux le dimanche... Et encore qu’est-ce que c’était, des grisettes !

EMMERIC.

Il y en a de charmantes.

HECTOR, d’un air dédaigneux.

Oui, c’est jeune... c’est gentil, c’est gracieux, si on veut... Mais rien de distingué !... des pique-niques, des parties d’ânes à Montmorency, des dîners sur l’herbe, où l’on rit comme des fous !... C’est bien ennuyeux !

EMMERIC.

C’est délicieux !

HECTOR.

Ça ne mène à rien... Tandis que si j’étais lancé comme toi, un homme à la mode... un homme à aventures, mademoiselle Victoria Giraut m’adorerait... Avant-hier, déjà, je lui ai dit que tu étais mon ami... Tu ne m’en veux pas ?... mon ami intime... cela à produit le meilleur effet !... Si elle sait que je vais dans les coulisses et surtout chez les duchesses, cela me relèvera à ses yeux.

EMMERIC.

Je comprends.

HECTOR.

Parce que les duchesses, vois-tu bien, cela a été le rêve de toute ma vie... quelquefois même, quand j’étais maître clerc, j’allais le soir après mon étude les voir monter en voiture, à la sortie de l’Opéra ou des Italiens... Et en contemplant leurs toilettes élégantes, leur air fier et distingué, les armoiries et les livrées qui chamarraient leurs carrosses, je me disais : Est-il possible qu’il y ait des gens assez heureux, pour se faire aimer d’elles ! Aimé d’une marquise, d’une comtesse, même d’une baronne, faute de mieux, ce doit être délirant !... Je rentrais alors à pied, éclaboussé par elles... Et, pensant à toi, je me répétais ; Mon camarade Emmeric est-il heureux !... C’est la seule fois que je t’aie porté envie...

EMMERIC

Et tu avais bien tort ! Te rappelles-tu la fable d’Icare.

HECTOR.

Certainement ! Je ne suis pas encore assez... avoué pour avoir oublié ma mythologie !... Mais, grâce au ciel, tu n’en es pas là ! tu ne tombes pas, au contraire !

EMMERIC.

Ma foi, je n’en suis pas loin !... Le tourbillon de ces hautes régions vers lesquelles j’ai voulu m’élever m’empêche de me créer, comme toi, une position solide, honorable et indépendante !... Ce monde élégant et futile où je n’avais rien pour réussir, et où, malgré moi, je suis lancé, me prend tous les instants que je devrais donner à l’étude... Les plaisirs vous accablent d’affaires et de soins étrangers à vos travaux... Dans ce moment, encore, ce billet que tu viens de me remettre...

Le tirant de sa poche.

HECTOR.

N’est-ce pas pour un procès ?

EMMERIC, souriant avec ironie en ouvrant la lettre.

Eh ! oui, un procès... gagné depuis longtemps. Mais pour détourner les soupçons... pour que mon nom ne frappe pas continuellement ses gens qui me connaissent, on adresse les lettres à toi que l’on ne connaît pas ; maître Ballandard... un avoué... ça a l’air d’une lettre d’affaire.

HECTOR.

Et c’est une lettre d’amour de quelque marquise ?

EMMERIC.

Elle me rappelle qu’il y a demain, à l’Opéra, une représentation à bénéfice, où je dois l’accompagner.

HECTOR, vivement.

Dans sa voiture ?... dans sa loge ?...

EMMERIC, s’asseyant devant la table.

Oui, sans doute... Mais cette loge, il n’y en avait plus, elles étaient toutes retenues ; il a donc fallu, et n’importe comment, en trouver une...

Montrant un coupon qu’il tire du tiroir de ta table.

numéro 10, première de Face à droite, entre les colonnes... Et sais-tu ce que cela me coûte ?

HECTOR.

À vingt-cinq ou trente francs la place, cela doit te faire au moins...

EMMERIC, avec impatience.

Je ne te parle pas de cela...

Il jette sur la table l’enveloppe et cache dans les feuillets d’un manuscrit la lettre qu’il tenait à la main, puis il met sous une autre enveloppe le coupon de loge qu’il a pris dans le tiroir de la table, cacheté la lettre, la met dans sa poche et se lève pendant les phrases suivantes.

Mais des démarches, des courses et du temps que cela m’a pris... toute la journée d’hier à la recherche et à la conquête d’une loge, au lieu de rester là, devant mon piano, à écrire ce quintette que je venais de trouver et dont j’ai perdu le motif... ce quintette que mes acteurs attendaient... Voilà comment je ne travaille pas, comment je ne fais rien, et pourquoi mon opéra ne sera jamais fini !

HECTOR.

Tant pis ! car je connais des gens qui se faisaient une grande fête d’assister à la première représentation.

EMMERIC.

Eh ! qui donc ?

HECTOR.

Ta famille, M. Clérambeau ton oncle, et sa fille, la charmante Aline.

EMMERIC.

Ma cousine ?...

HECTOR.

Je crois même que c’est pour ça quelle est venue à Paris ; elle le désirait depuis bien longtemps.

EMMERIC.

En vérité !...

HECTOR.

Et grâce à cette maladie de langueur qu’elle a eue...

EMMERIC.

Oui... pauvre Aline ! je l’ai vue si souffrante !

HECTOR.

Il n’y paraît plus ! fraîche et jolie comme les amours... Mais elle a persuadé à son père que l’air de la capitale lui ferait du bien... et quand on est un des premiers négociants de Bordeaux, et qu’on n’a qu’une fille...

EMMERIC.

Et quand viennent-ils ?

HECTOR.

Eh ! mais... ils devraient déjà être arrivés.

EMMERIC.

Comment le sais-tu ?

HECTOR.

Ne suis-je pas l’homme d’affaires de M. Clérambeau ?... As-tu oublié ce procès si embrouillé que je lui ai gagné, et pour lequel j’ai fait deux voyages, l’année dernière, à Bordeaux... Il m’avait donné ses pleins pouvoirs pour lui retenir un appartement.

EMMERIC.

Eh bien ?

HECTOR.

Eh bien ? j’ai pensé qu’au coin de la rue de Richelieu ; et du boulevard des Italiens... il y avait un hôtel très confortable... l’hôtel de Castille.

EMMERIC.

Celui-ci !

HECTOR.

J’ai retenu l’appartement du premier, deux mille francs par mois... Ton oncle est riche, et puis l’avantage de loger dans la même maison que son neveu...

EMMERIC, lui sautant au cou.

Ah ! mon ami, quelle bonne idée ! quelle joie de revoir ma famille !... Aline, ma sœur, ma compagne et mon élève ! Nous faisions de la musique ensemble.

HECTOR.

Nous serons ses chevaliers.

EMMERIC.

Tu donneras le bras à mon oncle.

HECTOR.

Nous les conduirons partout... Au palais de justice.

EMMERIC.

À la première représentation de mon opéra.

HECTOR.

Il n’est pas achevé !...

EMMERIC, vivement.

Il le sera !... je veux qu’elle soit témoin d’un triomphe... car elle s’y connaît... Une voix charmante ! et un goût... Je me remets à l’ouvrage...

Courant au piano.

J’ai retrouvé mon quintette, j’ai le motif, écoute plutôt...

HECTOR, prenant une chaise.

Quel plaisir !

S’arrêtant.

Tais-toi donc !

EMMERIC, s’arrêtant.

Comment ?...

HECTOR, écoutant aussi.

On monte l’escalier... N’entends-tu pas ?

EMMERIC, de même.

Eh ! oui ! cette voix !...

La porte s’ouvre.

 

 

Scène II

 

HECTOR, CLÉRAMBEAU, ALINE, EMMERIC

 

EMMERIC, s’écriant de loin.

Ah ! mon oncle !... ma cousine !...

Courant à Aline, qu’il embrassa à plusieurs reprises.

Chère Aline ! Quel bonheur de se revoir !...

CLÉRAMBEAU, passant entre eux deux.

Eh bien !... eh bien !... et moi ?

EMMERIC, lui serrant la main.

Bonjour, mon cher oncle.

Regardant Aline.

Mais depuis un an, depuis mon dernier voyage à Bordeaux... comme ma cousine est embellie !

ALINE.

Et mon père, qui disait que non...

CLÉRAMBEAU, la prenant par la main.

Salue donc notre ami, notre avoué, M. Ballandard, et remercie-le de l’appartement qu’il nous a choisi.

ALINE.

Il est charmant !

CLÉRAMBEAU.

Vous ne m’aviez pas écrit que mon neveu demeurait dans cet hôtel, on vient de nous l’apprendre.

HECTOR.

Une surprise que je vous ménageais.

ALINE.

Juste l’étage au dessous !... Comme ce sera commode pour mon cousin...

À Clérambeau, et baissant les yeux.

quand il viendra vous voir.

CLÉRAMBEAU, brusquement.

Je n’entends pas qu’il se dérange... je veux qu’il agisse sans façons... comme nous... Tu le vois, nous venons, en arrivant, te faire notre visite ; mais ça ne t’oblige à rien.

EMMERIC.

Comment, mon oncle ?...

CLÉRAMBEAU.

Tu as à travailler... il faut qu’un artiste travaille.

EMMERIC.

Il y a temps pour tout... Je vous accompagnerai dans le monde, je vous y présenterai.

CLÉRAMBEAU.

Je te remercie, je m’en abstiendrai.

HECTOR, à Clérambeau.

Il est lancé dans la haute société.

CLÉRAMBEAU.

Raison de plus : il y règne des mœurs qui m’effraieraient pour une jeune fille.

EMMERIC.

Eh ! qui vous a dit cela ?

CLÉRAMBEAU.

Vos livres et vos papiers publics... Apprenez, Monsieur, qu’à Bordeaux nous lisons tout ce qui paraît à Paris.

EMMERIC, lui prenant la main, d’un air de compassion.

Mon pauvre oncle !...

CLÉRAMBEAU.

Qu’est-ce que c’est ?

EMMERIC, riant.

Je ne vous fais pas de reproches, vous êtes plus à plaindre qu’à blâmer... mais vous avez peut-être tort de nous juger à la lecture... Nos mœurs sont plus honnêtes que nos écrits... et si vous restez quelque temps parmi nous, vous trouverez qu’il y a encore quelque décence et quelque bon ton dans nos salons, de la vertu dans les familles, de bons ménages dans le monde et des honnêtes gens partout... même au Palais, demandez à Ballandard.

CLÉRAMBEAU.

Lui ! je l’excepte, je le connais... il est de Bordeaux... C’est une candeur, une pureté de mœurs...

Regardant son neveu.

bien rares de nos jours... Et puis, avec lui, tôt ou tard les procès finissent, tandis qu’avec les autres...

EMMERIC.

Vous voyez bien...

CLÉRAMBEAU.

Une exception ne prouve rien... Et vous, Monsieur, vous ne voyez jamais les choses que du beau côté, comme votre père, du reste, Balthazar d’Albret, mon cher beau-frère, qui était toujours dans l’idéal et moi dans le positif... Ne fût-ce que par amitié pour votre mère... ma pauvre sœur, je voulais associer son mari à mon commerce... Il aurait fait comme moi une bonne et solide fortune... Mais non, au lieu de rester dans la marine marchande, où l’on gagne de l’argent... il a voulu entrer dans la marine royale.

EMMERIC.

Où l’on gagne des épaulettes... de la gloire...

CLÉRAMBEAU.

Et des boulets !... Emporté à Navarin, il m’a laissé sa veuve, qui n’a pas tardé à le suivre... et son fils que j’ai élevé chez moi, que je voulais aussi diriger vers le commerce... commis d’abord...

Jetant un coup d’œil sa fille.

Et puis, qui sait ? D’autres vues... un bel avenir, qui aurait continué la maison Clérambeau junior de Bordeaux... Mais, bah ! avec cette famille-là on se trouve toujours dans des directions opposées à celle qu’on voulait prendre... Et un beau jour, voilà que j’entends répéter de tous les côtés que mon neveu a des dispositions... des talents... du génie !...

EMMERIC.

Non, mon oncle... mais le désir de ne plus vous être à charge et de m’acquitter de vos bienfaits...

CLÉRAMBEAU.

Mes bienfaits !... qui est-ce qui t’en parlait ?... personne !

EMMERIC.

Moi ! qui ne les oublierai jamais !

CLÉRAMBEAU.

Eh bien ! était-ce une raison pour m’abandonner ?... pour avoir... du génie... Qui est-ce qui t’en demandait ?... qui t’a donné ces idées-là ?... Était-ce moi ?... Et surtout des idées de musique... moi, qui n’ai jamais pu en comprendre une note.

HECTOR, passant devant Aline et donnant une poignée de main à Clérambeau.

Enchanté de faire votre partie...

Aline remonte le théâtre et revient se placer entre Clérambeau et Emmeric.

Et moi aussi, je ne comprends pas la musique, mais je l’aime.

CLÉRAMBEAU.

Moi, je la déteste en particulier et les arts en général !... À quoi sert un peintre ?... À quoi sert un musicien ?... À porter le trouble dans les familles, à monter la tête des jeunes personnes, à leur faire perdre devant leur piano un temps qu’elles pourraient employer à calculer ou à tenir les livres en partie double.

ALINE.

Mais, mon père...

CLÉRAMBEAU.

Je ne dis pas cela pour toi, qui soignes les écritures et la correspondance...

ALINE.

Et le ménage...

CLÉRAMBEAU.

C’est vrai ! et si j’ai le désagrément de m’entendre dire tous les jours : « Votre fille chante comme madame Malibran... » Ce n’est pas ma faute, mais celle de mon neveu... Et, à présent, impossible de la corriger... car cela date de loin. Dans leur enfance, et pendant que j’étais à faire ma caisse ou mes bordereaux, j’entendais dans ma maison, la maison de commerce Clérambeau junior, un tapage infernal... des morceaux d’ensemble que monsieur composait déjà et qu’il exécutait seul avec sa cousine... des finals, des quintettes et des duos... toujours le même : « Je t’aimerai... Tu m’aimeras toute la vie. » Et si j’avais été le maître !... mais on ne l’est pas quand on n’a qu’un enfant... une fille unique que l’on, craint toujours de perdre... et il faut bien alors déroger malgré soi à ses principes... Mais si la Chambre, qui a déjà supprimé la propriété littéraire, si la Chambre, qui est en voie d’économie et de progrès, supprimait un jour les arts et les artistes, je crierais bravo !... Il y a là un monsieur dont je ne me rappelle pas le nom, mais qui est toujours sûr de mon vole tant que je serai électeur ! un monsieur qui voudrait briser les harpes et les pianos en acajou pour en faire des métiers à la Jacquart !... Voilà un homme qui entend l’industrie et les intérêts de tous !

HECTOR.

Excepté ceux d’Érard et de Pleyel.

CLÉRAMBEAU.

Qu’est-ce que ça me fait à moi ?

ALINE.

Si, mon père, cela vous fait quelque chose... Et quand vous avez vu l’opéra de mon cousin...

À Emmeric.

car il a été joué dernièrement à Bordeaux... notre ville natale... Et un succès !... un enthousiasme !... Ah ! que j’étais heureuse et fière... Et pendant les bravos, je me surprenais à être modeste, à baisser les yeux et à rougir de votre gloire, comme si c’était un peu la mienne ; c’est tout naturel... c’était de la famille... Et mon père lui-même, au second acte, après le duo... vous savez bien ? ce duo d’amour qui est si beau... ils applaudissaient tous, ils demandaient l’auteur, leur compatriote, qui n’était pas là... et alors, et par un mouvement spontané, ils se sont tous retournés vers notre loge... nous saluant de leurs acclamations, nous honorant de sa gloire, nous, ses amis, ses parents... Ah ! cela vous a fait quelque chose.

CLÉRAMBEAU.

Non... non...

ALINE.

Si, mon père... je l’ai vu... des larmes roulaient dans vos yeux !... vous étiez ému et tremblant...

CLÉRAMBEAU.

Je le crois bien... j’avais une peur... ma fille qui se trouvait mal !...

EMMERIC.

Est-il possible ?...

CLÉRAMBEAU.

La musique lui fait toujours cet effet-là, la musique de tout le monde... la première venue... et quand ma fille se trouve mal... j’oublierais tout... je donnerais tout.

ALINE.

Je le sais bien !... et cependant je n’en abuse pas.

CLÉRAMBEAU.

Non, tu es revenue tout de suite.

ALINE.

Et je ne vous ai rien demandé !

CLÉRAMBEAU.

C’est vrai ! mais que cela ne t’arrive plus...

ALINE.

Ah ! c’est que cette partition est si belle !... Ils disaient tous : Il ne fera jamais mieux... et moi, je disais que si... N’est-ce pas, mon cousin, votre second ouvrage sera encore plus beau ?... Vous me le promettez ?...

EMMERIC.

Oui, ma cousine.

ALINE.

Ne fût-ce que pour les confondre... Et puis, ce soir, vous nous en jouerez quelque chose...

EMMERIC.

Certainement !

HECTOR, à Aline, d’un air de satisfaction.

J’irai à la répétition...

ALINE.

Vous, monsieur Ballandard ?

HECTOR.

Il me l’a promis !..

ALINE.

Et nous aussi, n’est-il pas vrai ?... Vous nous y conduirez...

EMMERIC.

Trop heureux de vous donner le bras !

CLÉRAMBEAU.

Allons... voyons... il ne faut pas empêcher ton cousin de travailler !... Dis-lui adieu et descendons.

Il prend Aline par la main et remonte avec elle le théâtre, pendant qu’Emmeric traverse et va se placer à gauche, près d’Hector.

ALINE.

Un instant encore... C’est amusant d’être ainsi chez un garçon... avec son père, s’entend... et puis, mon cousin est très bien logé... un piano superbe... C’est donc là que vous travaillez... que vous trouvez des mélodies si gracieuses... et

Prenant un cahier qui est sur la table, près du piano.

Ce gros cahier... c’est votre poème... Ah ! voyons...

CLÉRAMBEAU.

Mais, tu n’y penses pas... c’est d’une indiscrétion...

EMMERIC.

En quoi donc ?...

HECTOR.

Un opéra, c’est fait pour être vu.

ALINE.

Et celui-là, tout le monde le verra... je l’espère ; je puis bien commencer...

Redescendant le théâtre en lisant le cahier.

Et voici d’abord des vers que je trouve très bien !...

Lisant sur le manuscrit.

En toi seule est mon âme, et ma vie, et mon être !
Te quitter, c’est mourir !... te revoir, c’est renaître.

CLÉRAMBEAU, ramassant un papier qui vient de tomber.

Oui !... c’est du joli... Et ceux-ci : « Que cette soirée de demain, à l’Opéra, me rend heureuse, mon ami... »

ALINE, avec émotion.

Mon ami...

CLÉRAMBEAU, à Emmeric, et s’interrompant.

Pardon !... mon neveu.

Se retournant vers Aline.

Ma fille... qu’as-tu donc ?...

ALINE, s’efforçant de se remettre.

Moi !... rien !... Rendez cette lettre à mon cousin.

EMMERIC, avec embarras.

Du tout... ma cousine, elle ne m’appartient pas.

ALINE.

Et à qui donc ?

EMMERIC, hésitant.

À Ballandard.

HECTOR.

À moi !...

CLÉRAMBEAU, riant.

Si tu peux nous prouver cela...

EMMERIC, passant près de la table à droite.

Très aisément... voici l’adresse qui l’accompagnait... elle est de la même écriture... et vous voyez : « À Monsieur Ballandard, avoué, rue de Gaillon. »

Il repassa près de Ballandard et reprend sa première place.

ALINE, avec joie.

Est-il possible ?...

HECTOR, bas, à Emmeric.

Mais, mon ami !...

EMMERIC, de même.

Tais-toi donc !

CLÉRAMBEAU, stupéfait, et examinant l’enveloppe avec sa fille.

C’est, ma foi, vrai !... Un cachet avec des armes... c’est une grande dame !... Qui aurait jamais cru cela ?... Hector Ballandard, que je regardais comme le plus pur et le plus chaste de tous les avoués... de première instance.

HECTOR, toujours retenu par Emmeric.

Ça n’empêche pas...

CLÉRAMBEAU.

Alors, et d’après cela... jugez des autres... Fi ! Monsieur...

HECTOR, passant entre Clérambeau et Aline.

Si vous vouliez m’écouter !

EMMERIC.

Il venait me consulter sur une loge d’Opéra... et sur les moyens de se la procurer...

 

 

Scène III

 

HECTOR, EMMERIC, CLÉRAMBEAU, OLLIVIER

 

OLLIVIER.

On demande M. Clérambeau et sa fille...

ALINE.

Et qui donc ?

OLLIVIER.

Un monsieur d’une quarantaine d’années, qui les attend dans leur appartement...

ALINE.

C’est mon parrain, j’en suis sûre : il m’avait promis d’être ici à mon arrivée.

CLÉRAMBEAU.

Un grand seigneur... un pair de France que nous faisons attendre.

ALINE.

Adieu, mon cousin, à tantôt ; adieu, monsieur Ballandard... N’oubliez pas la loge d’Opéra !...

HECTOR.

Mais quand je vous répète...

CLÉRAMBEAU, à Emmeric.

Avais-je tort... quand je te disais qu’à Paris...

ALINE, au fond du théâtre.

Venez-vous ?

CLÉRAMBEAU.

Oui, ma fille... l’immoralité a gagné jusqu’à la basoche... Je descends, je descends...

Il sort avec Aline.

 

 

Scène IV

 

EMMERIC, HECTOR

 

EMMERIC, retenant Hector qui remonte vers la porte.

Non, te dis-je, tu resteras, tu ne les suivras pas.

HECTOR.

Je veux les détromper...

EMMERIC.

Et à quoi bon ?... Qu’est-ce que ça te fait ?...

HECTOR.

Ça me fait que ton oncle est un client très riche et très moral, auprès de qui tu vas me faire du tort... et si cette épître... si cette conquête que tu m’attribues me fait perdre sa clientèle.

EMMERIC.

Sois donc tranquille !

HECTOR.

Pourquoi enfin ne gardes-tu pas ton bonheur, toi, garçon, et me le donnes-tu à moi, homme marié, ou c’est tout comme... puisque je tâche en ce moment ?...

EMMERIC.

Pourquoi ?... pourquoi ?... parce que l’idée seule que ma cousine aurait pu croire ou supposer...

HECTOR, avec force.

Ce qui existe, ce qui est vrai !...

EMMERIC.

Oui, sans doute... Mais quand je l’ai vue se troubler et pâlir... je n’ai plus su ce que je faisais...

HECTOR.

Tu l’aimes donc ?

EMMERIC, vivement.

Moi ? quelle idée !... Est-ce que je peux, est-ce que je dois y penser ?

HECTOR.

Et qui t’en empêche ?

EMMERIC.

Mon oncle est immensément riche !... et moi !

HECTOR.

À lui, la fortune... à toi, le talent... tout cela peut se marier ensemble...

EMMERIC.

Tu ne l’as donc pas entendu tout à l’heure ? Il déteste les arts et les artistes...

HECTOR.

Sa fille les aime... elle les lui fera aimer...

EMMERIC.

Jamais !

HECTOR.

Elle le suppliera.

EMMERIC.

Il sera inexorable.

HECTOR.

Eh bien ! elle se trouvera mal, et tu sais que pour lui c’est un argument sans réplique...

EMMERIC.

Qui ne nous avancera à rien ; car si tu savais, si je pouvais, si j’osais te dire...

HECTOR.

Il y a donc d’autres raisons ?

EMMERIC.

Oui... il y en a.

HECTOR.

Eh bien ! alors, à qui parleras-tu de tes affaires, si ce n’est à ton ami et à ton avoué ?

EMMERIC.

Tu dis vrai !... Eh bien... mon ami... quand je quittai Bordeaux, il y a quatre ans, ma cousine en avait treize ou quatorze... ce n’était qu’un enfant, et moi, déjà jeune homme, j’arrivais à Paris plein d’ardeur et d’ambition, rêvant les succès, la gloire et la fortune... Je ne connaissais pas les obstacles sans nombre qui arrêtent l’artiste à l’entrée de sa carrière... Ce talent dont on m’avait flatté, ce feu créateur que je sentais en moi, comment leur prouver qu’il existait ? Un peintre n’a besoin que d’une toile et d’un pinceau, et sans appui, sans protecteur, seul, dans sa mansarde, il compose le tableau qui, à la prochaine exposition, doit dire à tous les yeux : « Arrêtez-vous et regardez ; il y a là du talent... du génie peut-être !... » Combien son sort est préférable à celui du compositeur, du malheureux musicien, qui, seul avec ses inspirations, sent les mélodies qui le débordent sans pouvoir les faire arriver à vos oreilles. Pour se faire connaître, il ne peut, comme le peintre, acheter la toile et le canevas qui lui sont nécessaires ; il lui faut le misérable libretto (le poème, comme ils l’appellent) que chacun refuse à son inexpérience ; il lui faut un théâtre, des chanteurs, un orchestre, un public à qui il dise : « Écoutez... » Et tout cela m’était refusé, aussi le découragement et le désespoir avaient promptement succédé à mes folles illusions. Je rêvais la misère, la honte, et peut-être... oui, oui ! plutôt mourir que de retourner dans mon pays et dans ma famille, obscur et inconnu comme au jour du départ...

HECTOR.

Et tu ne m’avais jamais parlé de cela...

EMMERIC.

Les succès, on les dit volontiers ! mais les mécomptes de l’amour-propre, on les dérobe aux yeux de tous, on les garde... on les amasse là... dût-on en être accablé ! Un soir, j’étais dans un riche salon du faubourg Saint-Germain, où mon talent de pianiste m’avait fait avoir accès, et là, parmi les beautés que le mérite ou la mode plaçait au premier rang, s’offrit à moi une jeune femme que vingt rivaux, comtes ou marquis, entouraient de leurs soins assidus !... beauté fière et dédaigneuse à qui l’orgueil allait bien, car elle semblait née pour commander ! Aussi tous ces jeunes élégants, tous ces grands seigneurs, prosternés devant l’idole du jour, mendiaient un regard qu’elle ne leur accordait pas !... Mon air soucieux et triste la frappa sans doute, ou sa générosité lui fit deviner qu’il y avait là un malheureux à secourir, car elle traversa le salon et vint s’asseoir à côté de moi, qui tressaillis !... Je ne l’avais pas contemplée encore dans toute sa beauté... je n’avais pas osé !...

HECTOR.

Et elle était là, assise auprès de toi !... Étais-tu heureux !

EMMERIC.

Elle n’avait pas encore parlé que déjà son regard m’avait dit : « Qu’avez-vous ? » Aussi, et quelques instants après, malgré moi, et sans le vouloir, je lui avais confié mes peines et mon désespoir... Elle m’écoutait en souriant... de ce sourire des anges qui promet secours et protection, et j’avais à peine fini qu’elle appelait de son éventail un de ceux qui, l’instant d’avant, étaient des plus assidus auprès d’elle.

HECTOR.

Un duc, un marquis ?

EMMERIC.

Non, vraiment !

HECTOR.

Le ministre de l’intérieur ?...

EMMERIC.

Ce n’était qu’un homme de lettres qui avait su par sa plume se créer une indépendance qu’on lui reprochait ! Du reste, et dans ce siècle où tout le monde a du génie, il n’en avait pas apparence, à peine de l’esprit, mais du bonheur, et le hasard depuis vingt ans l’avait fait réussir ; c’était tout ce qu’il me fallait. « Monsieur, » lui dit ma protectrice, « vous me parliez tout à l’heure avec beaucoup de galanterie de votre dévouement, je vous offre un moyen de me le prouver. Voici un jeune compositeur que vous ne connaissez pas... moi, je le connais, vous lui donnerez un opéra où vous songerez, non à vous, mais à lui... car il lui faut un succès. » Le lendemain j’avais un poème, et quelques mois après un nom, de la gloire, de la fortune, et un bel avenir...

HECTOR.

C’est admirable ! j’aurais adoré une femme pareille !

EMMERIC.

Eh ! qui te dit que déjà il n’en était pas ainsi ? Je n’avais plus qu’une pensée : me trouver sur ses pas, la suivre dans les concerts, dans les bals où, caché dans la foule, je m’enivrais du plaisir de la voir ! On dit que l’amour s’augmente dans la retraite et dans la solitude... Ah ! qu’il est plus puissant dans le monde et dans ses brillantes réunions, à l’éclat des lustres et des parures, dans ces salons étincelants où celle que vous aimez vous paraît plus belle encore des hommages qui l’entourent, où toutes les passions s’irritent par les obstacles et la contrainte, où une soirée entière se passe dans l’attente ou l’échange d’un coup d’œil... Que te dirai-je, enfin ?... Cette noble personne si fière de son rang et de sa renommée, cette femme jeune et belle, adorée ou enviée de tous, fut enfin touchée de ma reconnaissance, de mon amour, de quelque gloire peut-être qui était son ouvrage !...

HECTOR.

Et tu ne te regardes pas comme le plus heureux des hommes ?

EMMERIC.

Si, mon ami...

HECTOR.

Je donnerais pour ce bonheur-là mon étude et tous mes clients, et je conçois que maintenant tu n’aies plus aucun désir à former !

EMMERIC.

Non, sans doute ! mais ce délire, cette fièvre une fois calmés, quelques lueurs de raison glissent et passent devant vos yeux éblouis... Cette position si délicieuse, si enivrante, vous apparaît peu à peu telle qu’elle est, une position fausse, terrible, dangereuse ! Vivre dans une dissimulation et un mensonge continuels, veiller sans cesse sur ses démarches, ses discours, ses regards, n’oser avouer à personne son bonheur ou ses peines, porter le trouble dans un ménage, tromper un galant homme qui vous tend la main, qui souvent même vous accable de son amitié, voilà votre existence de chaque jour... Et si, dans un moment de dépit, de honte, de remords, on se sent le courage d’abdiquer un bonheur qui vous rend si malheureux, si on se surprend à désirer une vie moins pleine d’émotions... qui vous offre le calme et le repos, premiers besoins de l’artiste ; si, enfin, vos rêves vous montrent dans le lointain un intérieur paisible... un ménage... une famille... on se dit aussitôt que le devoir, la reconnaissance, vous défendent de pareilles idées ; qu’un homme d’honneur se doit tout entier à celle qui lui a tout sacrifié... Alors seulement on s’aperçoit qu’on n’est plus maître de son avenir... et, quelque séduisants que soient les liens qui vous retiennent ou vous enlacent, des chaînes de fleurs sont toujours des chaînes !

HECTOR.

Tu as donc des reproches à lui faire ?

EMMERIC.

Aucun, par malheur !... Bonne, aimable et dévouée... elle braverait tout pour moi.

HECTOR.

Il faut cependant qu’elle ait des torts ?

EMMERIC.

C’est moi qui les ai tous ! et un entre autres... le pins grand... le plus terrible... dont à coup sûr elle n’est pas coupable, et contre lequel on ne peut rien... c’est que, malgré moi, je sens là que...

HECTOR.

Que tu ne l’aimes pas !

EMMERIC, vivement.

Ce n’est pas là ce que je veux dire... Je la chéris, je l’estime !... je l’honore, je voudrais qu’il se trouvât quelque bonne occasion de me faire tuer pour elle, parce qu’alors nous serions quittes...

HECTOR.

Alors, c’est que tu ne l’aimes pas.

EMMERIC, vivement.

Du tout !... Je l’aime moins, ou plutôt je l’aime autrement depuis que, par malheur, il y a un an... une autre que j’ai revue, que j’ai retrouvée...

HECTOR.

Ta cousine ?

EMMERIC.

Eh bien ! oui... L’année dernière... ces quinze jours passés à Bordeaux... quand celle que j’avais laissée enfant s’est offerte à moi, parée de tous les charmes de la jeunesse ; quand j’ai pu admirer cette candeur, ce caractère si pur, ce cœur si naïf où je lisais ainsi qu’en ses yeux, tout en elle semblait me dire que son affection était restée la même !... qu’autrefois comme à présent, comme toujours... elle voyait en moi son frère, son ami, son mari...

Avec amour.

Moi, son mari !...

Avec désespoir.

Et ces liens que je ne peux briser !...

HECTOR.

Tu ne le peux ?

EMMERIC.

Eh ! non... car je ne suis ni un traître, ni un ingrat. Je lui dois tout, je ne serais rien sans elle. Et, pour prix de ses bienfaits et de son amour... je l’abandonnerais lâchement !... oui, lâchement... car des dangers la menacent... De quelque prudence que je me sois entouré, la haine et l’envie sont près de s’éveiller, des bruits commencent à courir, des soupçons circulent, des railleries sont parvenues jusqu’à son mari et l’ont mis en défiance... Une rupture lui dirait tout... car, dans sa douleur, dans son désespoir, elle ne ménagerait rien... Et sa réputation, sa fortune, ses jours... j’aurais tout compromis... Non... non... mon sort est fixé... je ne puis le changer, et, ne fût-ce que par châtiment, par expiation... je resterai, bon gré mal gré, éternellement lié à cette chaîne que j’ai ambitionnée, et que d’autres m’envient peut-être !...

HECTOR.

Mais si, cependant, il se trouvait quelques moyens...

EMMERIC, avec impatience.

Lesquels ? C’est impossible.

À Ollivier qui entre.

Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ?

 

 

Scène V

 

EMMERIC, OLLIVIER, HECTOR

 

OLLIVIER, au fond du théâtre.

Une visite pour Monsieur !

EMMERIC, avec impatience.

Je ne reçois pas, je n’ai pas le temps...

OLLIVIER.

Voici la carte...

EMMERIC.

Qu’importe ! je n’y suis pas !

Ollivier remet alors la carte sur le guéridon à gauche, et fait quelques pas pour se retirer. Emmeric remonte le théâtre pendant qu’Hector le traverse, va à Ollivier et lui dit, en lui donnant le coupon de loge qu’il a mis sous enveloppe et serré dans sa poche.

Tiens... Ce billet où tu sais bien.

OLLIVIER.

Qui, Monsieur !...

HECTOR, qui pendant ce temps a passé à gauche, lisant la carte qu’Ollivier a jetée sur la table.

Le comte de Saint-Géran... pair de France.

EMMERIC, vivement.

M. de Saint-Géran ?... Que me veut-il ? où est-il ?

OLLIVIER.

En bas, chez votre oncle...

EMMERIC.

Qu’il vienne !... qu’il vienne !...

Ollivier sort.

 

 

Scène VI

 

 

HECTOR, EMMERIC

 

HECTOR, tenant toujours la carte.

M. de Saint-Géran... pair de France... Est-il parent de ce terrible marin, de cet enragé duelliste qui vient d’être nommé contre-amiral... et qui a toujours l’habitude de tuer son homme ?...

EMMERIC.

C’est lui-même !...

HECTOR.

Ah ! mon Dieu ! Et tu le reçois ?

EMMERIC.

Pourquoi pas !

HECTOR.

Ce doit être un homme féroce... qui jure et qui boit... toujours la pipe à la bouche ou le sabre à la main ? Et moi, qui suis un homme de conciliation... je veux dire un homme de procès... je n’aime pas les gens qui se disputent et se battent... ailleurs qu’au Palais !

EMMERIC.

Tu n’aimes donc pas les marins ?

HECTOR.

Ils me font peur, surtout celui-là.

 

 

Scène VII

 

HECTOR, M. DE SAINT-GÉRAN, EMMERIC, OLLIVIER

 

OLLIVIER, annonçant.

M. le contre-amiral comte de Saint-Géran !

Emmeric et Hector vont au devant de lui.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Je vous en prie, Messieurs, ne vous dérangez pas. Si vous faites la moindre cérémonie, je m’en vais !

EMMERIC.

Comment donc !... monsieur le comte...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Vous allez me faire repentir d’être venu le matin... en garçon... Je sors de chez votre oncle, à qui j’ai eu l’honneur de faire ma visite... et, au risque d’interrompre quelque chef-d’œuvre... j’ai voulu serrer la main d’un ami !

EMMERIC.

Je vous en remercie...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ce sont les inconvénients du talent et de la célébrité... on est obligé de subir l’admiration et les visites d’amateurs.

HECTOR.

Ah ! Monsieur est amateur ?...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Abonné aux Italiens ! Dilettante furieux, j’adorais leur musique.

À Emmeric.

Vous m’avez réconcilié avec la musique française, à qui j’en voulais depuis longtemps... car je déteste le bruit et le tapage...

HECTOR.

Vous, Monsieur ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

Cela me ferait fuir à l’autre bout du monde.

À Emmeric.

Je viens vous rappeler un plaisir que vous m’avez promis... celui d’assister à votre première répétition...

HECTOR, d’un air avantageux.

J’y serai aussi...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Alors, Monsieur, le plaisir sera double !... J’aurai l’honneur de me placer à côté de vous. Monsieur est, comme moi, un amateur ?...

HECTOR.

Non, Monsieur, je ne suis ni un amateur, ni un grand seigneur...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Mieux encore !... un artiste ?

HECTOR.

Je suis avoué.

EMMERIC.

Hector Ballandard, mon ami intime... que je vous demande la permission de vous présenter.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Un homme d’honneur et de probité ! la meilleure réputation du Palais !... Vous voyez que la présentation était inutile... nous nous connaissions déjà... Et c’est votre ami ?

EMMERIC.

Je lui confie toutes mes affaires...

M. DE SAINT-GÉRAN.

S’il en est ainsi, il en est une dont je voulais vous parler, et que nous pouvons traiter devant lui...

EMMERIC.

Quoi ! Monsieur, vous veniez ?...

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant.

Pour votre répétition... Et puis, pour autre chose encore !... Asseyons-nous !

Hector va chercher une chaise qu’il avance à M. de Saint-Géran. Emmeric en a pris une autre, et Hector une troisième.

M. DE SAINT-GÉRAN, à Hector, qui reste debout.

Après vous, Monsieur, je vous en prie...

HECTOR.

Non... Monsieur !...

M. DE SAINT-GÉRAN, forçant Hector à s’asseoir, en même temps que lui.

Je ne souffrirai pas !...

HECTOR.

C’est trop fort... et je ne puis eu revenir. Pardon, Monsieur ! j’ai bien l’honneur de parler à monsieur de Saint-Géran, le contre-amiral ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

Oui, Monsieur !...

HECTOR.

Celui qui dernièrement voulait se faire sauter avec son vaisseau.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Pourquoi pas ?

HECTOR.

Excusez mon ignorance... Je n’avais vu de marins qu’au théâtre... je croyais qu’ils devaient tous jurer et ne parler que de sabord et de tribord.

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant.

Il y en a peut-être ! je n’en connais pas !...

HECTOR.

On m’a trompé comme pour vos trois duels...

M. DE SAINT-GÉRAN.

C’est différent ? Ceux-là, par malheur, ne sont que trop vrais !

HECTOR.

Est-il possible ?... Vous qui êtes si rempli de bienveillance et de politesse !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Aussi, Monsieur, et pour que vous n’ayez pas trop mauvaise opinion de moi... je tiens à me justifier... J’ai toujours été, par goût ou par bizarrerie, pour la paix, la tranquillité et le gouvernement ! c’est une idée comme une autre... c’était la mienne... j’étais donc juste-milieu, de plus... j’étais pair de France et marié !... trois catégories qui, de notre temps, prêtent au ridicule... et probablement on ne me l’aurait pas épargné... ça commençait ! Or, c’est encore une de mes bizarreries... je n’aime à me moquer de personne... et, réciproquement, je n’aime pas...

HECTOR.

Je comprends...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Alors, dans mes moments perdus, et un marin en a beaucoup... je me remis avec quelque obstination à l’épée et au pistolet... de manière à être à peu près sûr de moi. Aussi, depuis ces trois malheureuses rencontres...

HECTOR.

Malheureuses pour vos adversaires qui y sont restés tous les trois...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Comme vous dites, cela a fait taire les railleurs, m’a réconcilié avec tout le monde, m’a permis de rester dans mon caractère naturel, et me donne désormais le droit d’être honnête et pacifique... impunément... Vous savez maintenant ma recette.

HECTOR.

Dont je n’abuserai pas... quoiqu’elle soit infaillible... Mais vous vouliez, monsieur le comte, nous parler d’affaires... C’est différent, je suis là sur mon terrain !...

EMMERIC.

Et j’attends, je vous l’avoue, avec impatience...

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant.

En vérité !... Eh bien ? m’y voici. Vous êtes, mon cher Emmeric, un fort estimable garçon, que j’aime beaucoup pour votre talent d’abord... et puis encore pour d’autres raisons. Votre père Balthazar d’Albret, officier de fortune, était capitaine de vaisseau, et moi, cadet d’une noble famille de Bretagne, j’étais aspirant dans la marine, où l’on avait alors assez peu d’estime pour les jeunes gentilshommes, quand ils ne faisaient pas leurs preuves... Votre digne père me donna occasion de faire les miennes, il m’avait pris en amitié... il me protégeait... il me mettait toujours en avant... c’est-à-dire à côté de lui... et dans sa dernière affaire... j’eus l’honneur d’être blessé par le boulet qui l’emporta...

EMMERIC.

Monsieur !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Vous comprenez que ces choses-là ne s’oublient pas, et qu’il y a des gens dont on est toujours débiteur. Si vous aviez pris l’état de votre père, mon amitié vous eût utilement secondé... Faute de mieux, elle vous a du moins suivi dans une autre carrière... J’étais en mer, à mon grand regret, et en expédition lointaine, lors de votre arrivée à Paris... mais l’année d’après j’étais à votre première représentation, et quoique je ne sois pas querelleur, malheur à celui qui n’aurait pas crié bravo !... heureusement nous étions tous du même avis ! Ne pouvant donc rien pour votre réputation et votre gloire, j’ai songé à votre bonheur et à votre fortune... je veux vous marier...

EMMERIC.

Vous, Monsieur ?

HECTOR.

Est-il possible ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

Eh ! oui, sans doute !... Il faut qu’un artiste se marie : trop de chagrins, trop d’ennuis, trop de désappointements cruels entourent sa vie extérieure ; il y succomberait s’il ne trouvait chez lui le dédommagement ou l’oubli de ses maux, le bonheur et l’amour, qui l’attendent au coin de son foyer. Il lui faut un ami de tous les instants, qui le ranime et relève son courage, qui le console de ses défaites, qui partage ses triomphes, qui lui inspire ses chants, et à qui il puisse les dire : ce sera sa femme !... Et quand, le cœur froissé d’une critique injuste et barbare, il aura aux yeux de tous caché sous un sourire la rage qui le dévore et les larmes qui le suffoquent... devant qui osera-t-il pleurer ?... devant sa femme, qui pleurera avec lui...

EMMERIC.

Ah ! vous avez raison.

M. DE SAINT-GÉRAN.

N’est-il pas vrai ?

EMMERIC.

Mais, dans ma position incertaine, sans avenir assuré...

M. DE SAINT-GÉRAN.

J’ai bien pensé à tout cela... Les artistes font rarement fortune, aussi il leur en faut une toute faite... Une riche héritière qui, dégageant votre existence de tous les soucis matériels, vous permette de faire des chefs-d’œuvre à votre aise et en génie amateur, comme qui dirait la fille unique d’un riche négociant de Bordeaux... de votre oncle, par exemple...

HECTOR, se levant.

Ô ciel !...

EMMERIC, se levant aussi.

C’est impossible...

M. DE SAINT-GÉRAN, se levant un instant après eux.

Ce n’est pas vous que cela regarde... c’est moi... s’il n’y avait pas d’obstacles... s’il n’y avait rien à faire... je n’aurais pas de mérite... et je veux en avoir... Je désire seulement, et avant tout... car votre cousine Aline est ma filleule, et je tiens à son bonheur, je désire savoir si vous l’aimez...

EMMERIC.

Moi, Monsieur ?...

HECTOR, vivement.

Il en est épris, il l’adore, il en perd la tête... tout à l’heure encore nous en parlions... et il se désespérait de ne pouvoir aspirer à sa main.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ainsi donc... si elle devenait votre femme... vous me promettriez de la rendre heureuse ?...

EMMERIC.

Ah ! je vous le jure, et sur l’honneur !

M. DE SAINT-GÉRAN, lui prenant la main.

C’est bien !...

Froidement.

Elle est à vous !

EMMERIC et HECTOR, poussant un cri.

Comment ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

Je vous la donne...

EMMERIC.

Comment, Monsieur ?

M. DE SAINT-GÉRAN, avec force.

Elle est à vous avec cent mille écus de dot... c’est tout ce que j’ai pu obtenir maintenant... nous verrons plus tard...

HECTOR.

Permettez !... permettez !... Moi, qui me mêle d’affaires et qui en fais mon état... je ne les mène pas si bien et si promptement, et je vous prie de me donner encore votre recette.

M. DE SAINT-GÉRAN.

La voici ! Je vous ai annoncé que j’aimais ma filleule... presque autant que vous, c’est tout dire. Elle m’écrivait parfois... car elle écrit très bien, et quoi qu’elle ne me parlât jamais de son cousin... je me doutais... et vous aussi peut-être, qu’elle l’aimait beaucoup ; la preuve c’est que sa maladie, l’année dernière, a commencé le jour où son père lui a parlé de projets de mariage avec un riche propriétaire du Médoc, et apprenant le voyage de Paris, j’ai voulu le jour même de l’arrivée, aborder la question.

HECTOR, se frottant les mains.

C’est cela même !... à l’abordage !...

À part.

J’adore les marins !

EMMERIC.

Et qu’a dit M. Clérambeau ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ce qu’il a dit ? il y a mis de la franchise, il a refusé net...

EMMERIC.

Ô ciel !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Et m’a même prié assez brutalement, moi l’ancien ami de la famille, moi, le parrain de sa fille, de ne pas insister sur ce chapitre.

HECTOR.

Diable ! j’avoue que je m’en serais allé.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Moi ! je suis resté, et voici ce que j’ai répondu : « monsieur Clérambeau... vous rappelez-vous ce jour où vous aviez eu en mer trois bâtiments marchands capturés par les Anglais... ce jour où la maison Clérambeau junior de Bordeaux allait faire faillite et déposer son bilan... ce jour enfin où, renfermé dans son cabinet, un négociant honorable... voulait ne pas survivre à sa honte et allait se faire sauter la cervelle... quand on frappa à sa porte en lui criant que ses trois bâtiments étaient en rade, ramenés par le capitaine Saint-Géran... Je le vois encore... descendre son escalier... se jeter dans mes bras en me disant : « Monsieur, tout ce que je possède, tous mes biens sont à vous... » «  Je refusai alors, j’accepte aujourd’hui... et de tous vos biens... je vous demande le plus précieux... votre fille ! Me la refuserez-vous ?...

EMMERIC et HECTOR.

Eh bien ?...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Eh bien !... c’était une lettre de change que je lui présentais !... un effet à longue échéance... qui arrivait enfin à remboursement... et quelque durs qu’ils soient, ces vieux négociants ont tellement l’habitude de faire honneur à leur signature, qu’il m’a jeté sa fille en me disant : « La voilà ! payez-vous. »

EMMERIC.

Ah ! Monsieur... ah ! mon sauveur !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

À deux conditions, pourtant... Ne vous effrayez pas... La première, car les négociants ont aussi d’autre ambition que celle de l’argent... La première est que son gendre... n’ayant pas de fortune, ait au moins quelque titre... quelque distinction...

Vivement.

Il y a droit autant et plus qu’un autre, et cela nous regarde. Quant à la seconde condition, elle est plus facile encore...

EMMERIC et HECTOR.

Quelle est-elle ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

« Quoique ami des mœurs, m’a-t-il dit, je ne suis pas d’un rigorisme assez ridicule pour exiger que mon gendre ait été jusqu’ici un modèle de raison et de sagesse... je pardonnerais même quelques-unes de ces folies de jeunesse... erreurs éphémères qui n’ont point de lendemain et passent sans retour...

HECTOR.

L’excellent père !

M. DE SAINT-GÉRAN.

« Mais ne voulant exposer à aucune chance le bonheur de ma fille, je ne veux pas d’attachement réel et sérieux qui survive au présent et compromette l’avenir... »

EMMERIC, à part.

Ô ciel !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

« Donnez-moi, a-t-il ajouté, votre parole et la sienne qu’aucun danger pareil n’existe... et je consens à l’instant...

EMMERIC.

Monsieur !...

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant.

Je lui ai juré que je ne vous connaissais aucun attachement de ce genre... et vous-même... Eh bien ! vous vous troublez !...

EMMERIC, troublé.

C’est que...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Eh bien ?...

HECTOR.

C’est que justement... il est engagé depuis longtemps dans des liens...

EMMERIC, vivement, à M. de Saint-Géran.

Que je romprai, je vous le jure. Dès aujourd’hui, tout sera fini entre nous, et sans retour...

HECTOR.

À la bonne heure !... c’est bien facile...

M. DE SAINT-GÉRAN, secouant la tête.

Non, non, jeunes gens, pas tant que vous croyez...

EMMERIC, avec force.

Quand on y est décidé.

HECTOR, de même.

Quand on le veut bien.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ce n’est pas une raison !... des ménagements à garder... l’honneur d’une famille ou d’un mari... le désespoir d’une pauvre femme... son amour, ses larmes, votre propre faiblesse, mille circonstances que l’on ne peut prévoir, rattachent et renouent à chaque instant les anneaux de cette chaîne d’or, qui est de plomb quand on la porte, et de fer quand on veut la rompre... Moi, qui vous parle, j’étais comme vous... j’avais un amour dans le cœur... lorsque des amis imprudents, pour m’arracher à cette passion insensée, me proposèrent un riche et illustre mariage... des biens immenses dans nos colonies, la fille d’un marquis, et mieux encore, une femme jeune et belle qu’en tout autre moment j’aurais adorée... Mais, alors, ramené malgré moi sous le joug que je voulais fuir... et longtemps encore luttant contre un ascendant fatal, j’étais insensible aux douceurs d’un nouvel hymen. Je négligeais, je délaissais ma femme, qui jamais, grâce au ciel ! n’a connu le secret de ma froideur et de mon indifférence... Mais enfin cela pouvait arriver... et pour la sécurité et le repos de votre ménage, vous voyez que malheureusement votre beau-père a raison.

EMMERIC.

Non, Monsieur... et vous pouvez lui dire que je suis libre... aujourd’hui, aujourd’hui même j’espère, par la douceur et la raison, faire comprendre à une autre personne... et l’amener d’elle-même...

HECTOR, à M. de Saint-Géran, qui secoue la tête avec incrédulité.

Je suis sa caution... et à nous deux...

M. DE SAINT-GÉRAN.

À nous trois !...

EMMERIC, se retournant.

Qu’y a-t-il ?

 

 

Scène VIII

 

HECTOR, M. DE SAINT-GÉRAN, EMMERIC, OLLIVIER, qui sort de la porte du fond à droite, et s’approche d’Emmeric

 

OLLIVIER, à demi-voix.

Monsieur, j’ai porté la lettre.

EMMERIC, vivement.

C’est bien ! c’est bien !...

OLLIVIER, de même.

Il n’y a pas de réponse... mais on vous attend.

EMMERIC, à Ollivier, qui se retire.

Cela suffît... je sais ce que c’est.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Et moi aussi...

HECTOR, à M. de Saint-Géran.

C’est d’elle... c’est évident... Eh bien ! il n’y a pas à hésiter, il faut y aller, n’est-il pas vrai ?

M. DE SAINT-GÉRAN, prenant la main d’Emmeric qui trésaille.

Et vous tremblez déjà... Allons, du courage !...

EMMERIC.

J’en aurai...

M. DE SAINT-GÉRAN, regardant la pendule.

Et mon affaire à la quatrième chambre... Je vais au Palais.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ma voiture est en bas, et si je peux tous conduire, monsieur Ballandard...

HECTOR.

Trop d’honneur...

À part.

La voiture d’un pair de France ! d’un contre-amiral !... Si Victoria me voyait passer...

M. DE SAINT-GÉRAN.

D’autant, monsieur Ballandard, que je vous estime déjà beaucoup comme homme et comme avoué... et que j’ai à vous parler d’une affaire qui m’est personnelle, d’un bon procès...

HECTOR.

Me voilà... toutes voiles dehors... prêt à courir sur l’ennemi.

M. DE SAINT-GÉRAN.

C’est très bien...

HECTOR.

Et, au premier commandement, feu de toutes les batteries !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Eh bien ! nous causerons en allant au Palais...

HECTOR, riant.

Vous voulez donc bien me prendre à bord ?

M. DE SAINT-GÉRAN emmenant Hector à qui il donne le bras.

Oui, sans doute... De là je vais au Luxembourg... à la Chambre des pairs.

EMMERIC, prenant son chapeau.

Et moi, je vais chez elle...

 

 

ACTE II

 

Un riche salon du faubourg Saint-Germain. Porte au fond ; Portes latérales. Tables à droite et à gauche.

 

 

Scène première

 

LOUISE, assise à la gauche du théâtre, devant une table, une broderie à la main et ne travaillant pas, M. DE SAINT-GÉRAN, entrant par la porte du fond

 

LOUISE, se retournant.

Vous, Monsieur, d’aussi bonne heure !... Qui s’y serait attendu ? Et ce discours que vous deviez prononcer à la Chambre des pairs ?...

M. DE SAINT-GÉRAN.

La séance est remise... je viens de l’apprendre au Palais !...

LOUISE.

Vous allez au Palais ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

Quand on a des procès et des avoués, et j’en ai un charmant.

LOUISE.

Un procès ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

Non, un avoué.

LOUISE.

C’est tout comme !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Je lui ai expliqué en route la succession de votre oncle...

LOUISE.

Ce n’est pas facile !

M. DE SAINT-GÉRAN.

C’est vrai ! et il m’a compris sur-le-champ... et mieux que moi-même... C’est un habile homme !... Il viendra ici en sortant du Palais, où je l’ai conduit... et j’allais me rendre au Luxembourg... quand j’ai rencontré dans la salle des Pas Perdus... le vicomte de Beaugé, mon collègue !

LOUISE.

Ah ! le vicomte plaide aussi !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Contre sa femme !... Il venait de gagner en séparation... C’est lui qui m’a appris qu’il n’y avait pas de séance à la Chambre... et qu’il n’entendrait pas mon discours... Il était dans son jour de bonheur...

LOUISE.

Mais vous, Monsieur, qui deviez parler... cette nouvelle vous a contrarié ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

Pas dans ce moment !... puisque je vous trouve seule... ce qui est bien rare pour moi !...

LOUISE.

Et fort ennuyeux !

M. DE SAINT-GÉRAN, allant prendre une chaise, et s’asseyant près de Louise.

Du tout... Au lieu de parler, j’écouterai... c’est tout bénéfice.

LOUISE, se retournant vers lui.

Savez-vous, Monsieur, que vous devenez très aimable et très galant ?

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant.

Et savez-vous, Madame, depuis quelle époque ?

LOUISE.

Je ne suis pas forte sur les dates.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ce qui veut dire que vous n’avez pas remarqué... Eh bien ! c’est, je crois, depuis que vous êtes devenue coquette ! Cela vous étonne ?

LOUISE.

Non, vraiment !... car, grâce au ciel, cela produit presque toujours cet effet-là... Pendant les trois premières années de mon mariage, quand je vivais dans mon hôtel, seule et retirée... ne voyant personne, attendant mon mari qui ne venait pas... et pensant à lui qui ne pensait guère à moi, séduit comme il était par des charmes plus puissants...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Comment, Madame ?...

LOUISE, avec ironie.

Les charmes de la gloire ! Alors, pauvre femme négligée et oubliée, ensevelie vivante à vingt ans, nul ne troublait le silence et le calme du mausolée... je veux dire de mon ménage... et vous-même, faisant comme tout le monde, ne sembliez pas vous douter de mon existence... Mais aujourd’hui qu’il paraît prouvé que j’existe, aujourd’hui que tout le monde me recherche, que les hommages m’entourent et que j’ai voulu devenir à la mode, non par goût, mais par lassitude de ne rien être ; aujourd’hui, Monsieur, le bruit qui se faisait autour de vous vous a réveillé... Vous avez, par impatience ou par curiosité, levé les yeux vers celle que chacun regardait... et il s’est trouvé que c’était votre femme... Rencontre inattendue... enchantement de votre part et surtout de la mienne... à moi qui ne pouvais manquer d’être bien sensible à un effet aussi tendre du hasard !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Très bien ! égayez-vous à mes dépens !... vous avez raison... Mais que voulez-vous ? occupé autrefois d’idées qui m’absorbaient tout entier... des idées d’ambition... de renommée, de fortune...

LOUISE.

D’autres encore...

M. DE SAINT-GÉRAN.

C’est possible ! mais le temps, la réflexion, celles que j’ai faites... il y a deux ans, à la suite de cette blessure dont j’ai pensé mourir... je le croyais du moins comme tout le monde, car les journaux même l’avaient imprimé d’avance...

LOUISE.

C’est vrai !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Et dès lors... je me suis promis... Tenez, Madame, il faudra que je fasse preuve de franchise et que je vous avoue tous mes torts, tous mes défauts... un jour... où...

LOUISE, souriant.

Où nous aurons beaucoup de temps devant nous !...

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant.

Oui, sans doute... pour que nous puissions aussi parler des vôtres !

LOUISE.

J’en ai donc ?

M. DE SAINT-GÉRAN, secouant la tête.

Eh ! mais...

LOUISE, vivement.

Lesquels ? Parlez...

Voyant qu’il hésite.

Un seul !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Vous me mettez dans un grand embarras...

LOUISE, triomphante.

Vous voyez bien !...

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant.

L’embarras du choix...

LOUISE.

Comment, Monsieur !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

D’abord, vous êtes fière, mais l’orgueil vous sied si bien... et vous avez tant de droits d’en avoir qu’on n’oserait vous en blâmer... ensuite...

LOUISE.

Ah ! il y a un ensuite !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Oui, Madame... Vous pardonnez difficilement une offense... Je ne vous en fais pas un reproche... car, moi aussi, je serais comme vous... Les torts de ceux que j’aime me trouveraient peut-être inflexible et implacable... mais ces torts, si je les connaissais ou si je les soupçonnais, je voudrais franchement les leur déclarer... La franchise avant tout... et je trouve... c’est là mon reproche le plus grave... que parfois vous en manquez...

LOUISE, se levant.

Ah ! ne parlez pas ainsi... car à l’instant même je vous dirais...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Quoi donc ?...

LOUISE.

Ce que vingt fois... j’ai été tentée de vous avouer, et dans ce moment encore...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Eh bien ! vous n’osez achever... Vous tremblez... je crois !

LOUISE.

Non, Monsieur, non... mais vous n’avez jamais su quelle noble affection je vous portais ! Quand on me parla, à moi jeune fille de dix-huit ans, d’épouser un homme presque sans fortune, qui avait plus du double de mon âge... on crut que je refuserais, et j’acceptai, car c’était un homme de mérite et de cœur dont je savais depuis longtemps la vie entière... Oui, Monsieur, aussi bien et mieux que vous, j’aurais dit les combats auxquels vous aviez assisté, vos exploits, vos blessures... J’étais heureuse d’offrir un riche héritage à celui qui m’apportait ce patrimoine de gloire... j’étais fière de vous, fière de porter votre nom... et, à mon âge, une pareille exaltation serait aisément devenue de l’amour. Vous aviez peu à faire pour gagner ce cœur qui volait au devant du vôtre... vous ne l’avez pas voulu... J’ignore alors quelle barrière s’élevait entre nous...

M. DE SAINT-GÉRAN, troublé.

Et jamais jusqu’ici le moindre reproche !...

LOUISE.

Ah ! Monsieur !... des plaintes !... des reproches, de la jalousie !... Moi, à qui vous accordez quelque orgueil !... j’ai gardé le silence... L’amour-propre, la fierté que vous me reprochiez tout à l’heure, m’ont donné la force de combattre et de vaincre... et quand plus tard vous êtes revenu à moi... un nouvel obstacle plus grand encore nous séparait... le souvenir du passé et mon indifférence... M’accuserez-vous encore de manquer de franchise ?...

M. DE SAINT-GÉRAN, avec franchise.

Non, Madame. Tout cela est vrai, et ce récit qui devrait m’ôter l’espoir et le courage, ne me laisse qu’un désir... celui de réparer mes torts, et par mes soins, par ma tendresse, par un dévouement de tous les instants... de reconquérir... ce cœur que j’ai perdu... de le tenter du moins. Vous ne pouvez m’en empêcher...

LOUISE.

Non, sans doute.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Quoique votre mari, je puis comme un autre aspirer à vous plaire, j’y aurai plus de mérite... car c’est plus difficile... Par malheur, le temps et les occasions vont me manquer... on me donne un nouveau commandement, et sous peu de jours il me faudra appareiller pour les Antilles.

LOUISE, vivement.

Vous partez ?...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Une belle occasion de faire connaissance avec vos propriétés de la Martinique... avec ce beau pays où depuis longtemps vous êtes attendue, et où le procès qu’on nous intente pour la succession de votre oncle nécessiterait peut-être votre présence... Je ne vous parle pas du plaisir que j’aurais à vous avoir sur mon vaisseau, où vous commanderiez en souveraine... Pour entreprendre un pareil voyage, il faudrait aimer... et vous, Madame !...

LOUISE.

Moi... je n’aime pas la mer... vous le savez !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Vous êtes bien bonne de ne pas dire mieux... et je vous en remercie... Mais dans votre désir de rester à Paris, n’y a-t-il pas quelque autre motif ?

LOUISE, avec émotion.

Que voulez-vous dire ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

Pardon, à mon tour, de ma franchise... Ce désir de plaire et de briller dont vous ne vous défendez point, amène sur vos pas une foule d’adorateurs dont vous souffrez les hommages. Je vous connais, Louise, et jamais un soupçon sérieux n’est entré dans mon âme... Mais votre jeunesse, mes fréquents voyages, votre position, vos succès dans le monde, ont pu éveiller l’envie ou froisser la vanité !... il est si facile à un fat de compromettre la plus honnête femme du monde !... Déjà, et vous savez que je suis peu endurant... il m’a semblé que quelques allusions indirectes, quelques railleries de salon m’étaient adressées par deux ou trois vieilles douairières... c’est toujours par elles que cela commence... J’ai regardé alors autour de moi, et il m’a semblé...

LOUISE.

Quoi donc ?... Monsieur.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Vous êtes émue ?

LOUISE.

Non pas émue, mais curieuse de savoir...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ce que je sais... Eh bien ! il me semble que votre jeune cousin... le vicomte de Langeac...

LOUISE, riant.

Lui !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ce fat moyen âge... qui rougit de son siècle et dont son siècle rougit... ce gentilhomme palefrenier qui court au Champ-de-Mars ou au clocher après le ridicule.

LOUISE, riant.

Et qui gagne toutes les courses.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Vous ne pouvez nier qu’il ne vous suive partout et qu’il ne vous fasse hautement la cour la plus assidue... Hier encore...

LOUISE.

C’est vrai !... je ne peux pas l’empêcher de m’aimer.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Non, mais je peux l’empêcher de vous le dire... de l’avouer aussi publiquement, et s’il s’en avise encore !

LOUISE.

Que ferez-vous ?

M. DE SAINT-GÉRAN, froidement.

Ce que je ferai ?... je l’empêcherai de faire jamais la cour à personne.

LOUISE, froidement.

Allons donc !...

M. DE SAINT-GÉRAN, froidement.

Parole d’honneur !

LOUISE.

Allons donc !

M. DE SAINT-GÉRAN.

C’est un sot !

LOUISE, riant.

Ce n’est pas une raison pour tuer les gens !... vous seriez toujours l’épée à la main !... Et dans votre intérêt, Monsieur, je vous supplie...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ce sera donc pour vous faire plaisir... et en revanche, je vous demanderai un service.

LOUISE, vivement.

Ah ! de grand cœur ! si c’est en mon pouvoir !

M. DE SAINT-GÉRAN.

J’ai à vous parler du fils d’un ancien ami... Emmeric d’Albret, un jeune homme d’un immense talent... que j’aime beaucoup, et que peut-être pour cela vous n’aimez guère.

LOUISE.

Pouvez-vous le penser ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

Du moins, et malgré mes efforts pour l’attirer chez moi, il y vient rarement... et à sa place j’en ferais autant... car l’accueil froid et glacé qu’il reçoit de vous... non pas que ce ne soit conforme aux règles du cérémonial ; mais ce n’est pas ainsi qu’on agit avec les artistes... Ils ne tiennent pas aux soirées ni aux dîners d’apparat, mais à une réception franche et cordiale avec lui, du reste, je ne compte pas les visites, et quand il ne vient pas, je vais le voir !... Je sors de chez lui.

LOUISE.

Vous, Monsieur ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

C’est là que j’ai fait la rencontre d’un avoué modèle, d’un praticien phénomène, dont je vous parlais tout à l’heure, M. Hector Ballandard...

LOUISE, avec émotion.

Ballandard !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Vous le connaissez ?...

LOUISE.

En aucune façon... mais je connais... j’ai vu ce nom...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Dans les journaux, dans les annonces de vente. Donc, M. Ballandard et moi avons l’idée, pour notre ami Emmeric, d’une excellente affaire... dont je vous parlerai quand elle sera conclue... car elle ne l’est pas encore, et jusque-là il vaut toujours mieux se taire... En attendant, il a composé un ouvrage qui le place à la tête de l’école française, un ouvrage qui fait honneur au pays... cet honneur-là, le pays doit le lui rendre...

LOUISE.

Eh bien ! Monsieur !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Eh bien ! je pourrais faire valoir ses droits près du ministre votre oncle... mais dans la discussion du dernier projet de loi... j’ai parlé...

LOUISE.

Contre lui.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Non, pour lui... et j’aurais l’air de demander le prix d’un service... tandis que vous... sa nièce...

LOUISE.

Moi, Monsieur !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Cela du moins me serait agréable ; mais si cela vous déplaît trop...

LOUISE.

Non, sans doute... et pour tous, Monsieur...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. Emmeric d’Albret.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Qu’il soit le bienvenu !

 

 

Scène II

 

LOUISE, EMMERIC, M. DE SAINT-GÉRAN

 

EMMERIC, s’approchant respectueusement de Louise qu’il salue.

Madame la comtesse se porte-t-elle bien ?

LOUISE, froidement et lui faisant la révérence.

Très bien, Monsieur...

Se mettant à gauche devant son métier à broder.

Je sais que vous avez à parler d’affaires avec M. le comte, je ne vous en empêche pas !

M. DE SAINT-GÉRAN, attirant Emmeric près de lui à droite, et à voix basse.

Je me doute que vous avez un long récit à me faire... Vous venez de chez elle !...

EMMERIC, troublé.

C’est-à-dire, Monsieur...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ah ! vous nous l’aviez promis.

EMMERIC.

Et je l’ai fait... non sans hésiter, j’en conviens... mais il y avait là du monde que je ne m’attendais pas à y rencontrer... et je n’ai pas encore pu lui parler.

M. DE SAINT-GÉRAN, riant.

Vous en avez été ravi...

EMMERIC, naïvement.

C’est vrai !... car tout ce qui peut retarder une pareille explication...

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant.

Eh bien ! que vous disais-je ? vous le voyez déjà ?... On ne brise pas à son gré de pareils nœuds.

EMMERIC.

J’y parviendrai, je vous le jure !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Eh bien ! alors, il faut y retourner ! il faut tout lui dire ! le plus tôt vaut le mieux.

EMMERIC.

Oui, Monsieur.

M. DE SAINT-GÉRAN.

À la bonne heure !... Je vous reverrai aujourd’hui, dès que tout sera terminé.

EMMERIC.

Tantôt... ce soir, je l’espère.

M. DE SAINT-GÉRAN.

J’attends votre ami Ballandard, qui doit passer ici en sortant du Palais, et, avant, je vais mettre en ordre des papiers que je lui ai promis... et dont il a besoin pour notre procès... Vous le permettez ?

EMMERIC, s’inclinant.

Comment donc, monsieur le comte...

M. DE SAINT-GÉRAN, lui tendant la main.

Ainsi, à tantôt...

M. de Saint-Géran sort par le fond.

 

 

Scène III

 

LOUISE, EMMERIC

 

EMMERIC, après un instant d’hésitation, s’approchant de Louise qui est toujours occupée à broder.

Madame la comtesse a reçu la loge d’Opéra que j’ai eu l’honneur de lui envoyer ?

LOUISE, souriant.

Oui... j’ai eu cet honneur-là... une loge excellente... aux premières, entre les colonnes... celle que je désirais... Je vous ai donné bien de la peine... je suis bien égoïste... je n’ai songé qu’à moi... et au plaisir que j’aurais à passer une soirée entière... avec vous et près de vous.

EMMERIC, avec embarras.

Certainement... mais ce monde qui d’ordinaire vous entoure...

LOUISE, gaiement et se levant.

Nous ne serons pas en tête-à-tête, je le sais bien, et à peine pourrai-je vous parler et vous voir, mais je saurai que vous êtes là, derrière mon fauteuil...

Vivement.

Rassurez-vous, je ne me retournerai pas... mais si je le voulais... il ne tiendrait qu’à moi, et c’est beaucoup... Et puis le plaisir d’être belle... à vos yeux... car je serai superbe et on me regardera...

Vivement.

Je n’y ferai pas attention, je vous le promets... mais vous... J’espère que vous le verrez... Aussi le spectacle peut être mauvais... impunément... je vous promets d’avance que je serai ravie, et que tout me paraîtra délicieux !

EMMERIC.

En vérité !... je ne sais comment vous dire...

LOUISE.

Eh ! quoi donc, Monsieur ?

EMMERIC.

Que je ne pourrai demain... vous accompagner.

LOUISE.

Ô ciel !... quelque chagrin... quelque malheur qui vous arrive... Non... ce n’est donc qu’une affaire... celle dont on me parlait tout à l’heure, une affaire importante... pour vous... pour vos intérêts ? Il faut y aller, Monsieur, il le faut... Je resterai... je trouverai un prétexte... je renoncerai à mon plaisir... ou plutôt il n’y en a plus pour moi, dès que vous n’y serez pas, et puis ce sera une raison pour qu’aujourd’hui vous veniez dîner ici et passer la soirée ; je vous engage.

EMMERIC.

Moi !...

LOUISE.

Je le peux... j’en ai le droit... On m’a reproché de ne jamais vous inviter... et on avait raison... je ne l’osais pas... je ne l’ose jamais... Pardonnez-le-moi... j’ai tant de motifs...

EMMERIC.

Je le sais...

LOUISE.

Tant de raisons de trembler... ce monde qui nous observe et semble nous deviner, ces rivaux dont la jalousie s’éveille...

EMMERIC, vivement.

Ce n’est que trop vrai !...

LOUISE.

D’autres dangers plus terribles encore... d’autres reproches... d’autres tourments... les miens... je ne vous en parle pas ! Encore quelques jours, et un meilleur avenir se prépare... nous aurons moins de gêne, d’inquiétude, de contrainte ; car on doit s’éloigner... on doit partir... on me la dit.

Vivement.

Et, vous ne savez pas, on voulait m’emmener ! Moi, quitter Paris !... moi, vous quitter !... jamais !

EMMERIC, à part.

Ô ciel !

LOUISE.

Ce soir, du reste, et à dîner, on vous en parlera, sans doute.

EMMERIC.

Non, Louise... je ne viendrai pas.

LOUISE, étonnée.

Ni ce soir... ni demain ?...

EMMERIC.

Ni demain.

LOUISE.

Et quand donc, mon ami, quand donc ?

EMMERIC.

Jamais !... je ne dois plus vous revoir...

LOUISE.

Ce n’est pas possible !... J’ai mal entendu !... ce n’est pas vous qui parlez !

EMMERIC.

Non... c’est une voix plus forte et plus puissante que la mienne... celle de l’honneur et de la reconnaissance... Il y a au monde un fardeau plus pesant que mes remords ! des bienfaits contre lesquels je lutte en vain ! une amitié qui m’opprime et m’accable... celle de votre mari !... Je lui dois trop !

LOUISE.

Et à moi, Monsieur, ne me devez-vous rien ? Ces reproches que vous vous adressez... croyez-vous qu’ils me soient inconnus ?... croyez-vous donc que je ne m’indigne pas comme vous de trahir et de feindre ? Et tout à l’heure encore... avant votre arrivée, touchée de sa franchise... de sa loyauté... j’allais tout lui avouer.

EMMERIC.

Ô ciel !...

LOUISE.

J’ai pensé à vous, et je me suis arrêtée... Oui, Monsieur, je tremblais pour vous... pour vous seul... car, moi, je savais comment me défendre : je lui aurais demandé si l’esclave qu’il avait si longtemps opprimée et méprisée n’avait pas le droit de briser sa chaîne... je lui aurais rappelé l’indigne rivale à qui il m’avait sacrifiée dès le premier jour de notre mariage... et ces affronts, que j’ai subis en silence... je les lui aurais prouvés... J’ai les lettres... je les garde... c’est ma défense, ma justification... si rien au monde pouvait me justifier.

EMMERIC.

Que dites-vous ?

LOUISE.

Non... non... je ne m’abuse pas !... Excusable peut-être à ses yeux, je ne le suis pas aux miens, et cependant vous savez si j’ai combattu, si j’ai résisté au penchant qui m’entraînait et dont j’aurais triomphé... si une nouvelle fatale et mensongère ne m’eût abusée... Je me suis crue libre... et alors, malgré la distance qui aux yeux du monde pouvait nous séparer... c’est moi... car j’étais la plus riche, c’est moi, vous le savez, qui vous offris ma fortune, ma main... car je vous aimais... et quand le bruit de cette mort faussement répandu... fut enfin et trop tard démenti... un amour que j’avais cru noble et légitime devenait une trahison... j’étais coupable... car j’étais esclave... Il m’était défendu de vous aimer... au moment même où je vous aimais plus encore... où je vous aimais pour toujours !...

EMMERIC.

Ah ! ce n’est pas vous... c’est moi qu’il faut accuser... c’est moi qui ne mérite pas de grâce !

LOUISE.

Tant mieux !... j’aurai plus de bonheur encore à vous pardonner ! et s’il n’existe pas d’autres raisons !...

EMMERIC.

Il en existe... qui me sont personnelles... qui viennent de moi... de ma volonté...

LOUISE.

C’est volontairement que vous voulez me quitter ?... ce n’est pas possible ! vous me trompez... vous détournez la vue !... Ô ciel ! ce qu’on me disait tout à l’heure !... Lui aussi peut-être ! des doutes, des soupçons sur M. de Langeac !...

EMMERIC, vivement.

M. de Langeac !...

LOUISE, avec joie.

Jaloux !... il est jaloux !... Ah ! que c’est bien à vous. Monsieur... Je ne l’espérais pas... je tremblais que vous ne le fussiez pas... et, voyez mon injustice... je me disais ce matin encore... Il ne s’en est même pas aperçu... tandis qu’un autre... Eh bien ! oui... depuis quelque temps... je croyais voir en vous... de la froideur, de l’indifférence... je le redoutais du moins, excusez ma faiblesse, on craint tout quand on aime... et pour vous faire aussi connaître inquiétude et la jalousie... je suis devenue coquette... par dépit... ou plutôt par amour... C’est mal... j’en conviens, je m’en accuse... Mais j’en ai été bien punie... et hier seulement je me suis aperçue de l’étendue de ma faute... Ce fat qui n’avait reçu de moi d’autre encouragement que mon silence, a osé, en me donnant la main pour monter en voiture... me glisser un billet.

EMMERIC, avec colère.

Il serait possible ?...

LOUISE, vivement.

Que j’aurais jeté à ses pieds... que j’aurais déchiré à ses yeux, si M. de Saint-Géran n’eût été là... Vous le connaissez, c’en eût été fait du vicomte... et, malgré moi, il m’a fallu...

EMMERIC.

Vous avez gardé ce billet ?

LOUISE, vivement.

Pour vous le donner... pour vous le montrer... Il est là, dans mon secrétaire... et vous allez voir par vous-même...

EMMERIC.

C’est inutile... Madame !

LOUISE, vivement.

Et puis, j’oubliais encore, car je veux tout vous dire, qu’hier, dans la soirée, le vicomte m’avait suppliée de lui donner, pour demain, une place dans ma loge à l’Opéra.

EMMERIC.

Et vous la lui avez accordée ?

LOUISE, avec tendresse.

Non pas, j’ai refusé... car déjà dans mon cœur j’avais l’espoir que vous viendriez... que je passerais cette soirée avec vous... et maintenant qu’humble et repentante j’ai avoué tous mes torts, votre grande colère ne tombera-t-elle pas ? Cette place, réservée pour vous et si bien défendue par moi... ne mérite-t-elle pas quelque indulgence... Monsieur ?...

EMMERIC, avec émotion.

Louise !

LOUISE, doucement.

Vous viendrez, n’est-il pas vrai ?... Pourquoi vous en défendre encore ?...

EMMERIC.

Parce que je le dois... parce que, malgré moi-même... j’allais oublier ma résolution... et que...

LOUISE, sévèrement.

Et que... le dépit ou l’amour-propre vous défend de céder... C’est mal, Monsieur... c’est très mal ! Avec ceux qu’on aime il n’y a plus de vanité ni d’orgueil... Et maintenant, après avoir prié... je commande... Vous m’accompagnerez demain à l’Opéra... dans ma loge... vous y viendrez... si vous m’aimez... et je n’ajouterai qu’un mot : Si vous ne venez pas... ne me revoyez plus !

Elle sort par la porte à gauche.

 

 

Scène IV

 

EMMERIC, seul

 

Non... non !... je ne le pourrai jamais !... et tant qu’elle sera là, tant que je la verrai... tant que j’entendrai le son de sa voix... que celui qui m’accuse de faiblesse soit plus intrépide ou plus barbare... moi, je ne saurais, en face de tant d’amour, avouer que je suis un perfide et un ingrat.

Allant placer son chapeau sur la table, à gauche.

Allons ! et, à défaut d’autre courage... ayons, au moins, celui du silence... celui de l’absence... puisqu’elle m’offre elle-même le moyen de rompre... je le saisirai... et demain... je n’irai pas... non... je n’irai pas à l’Opéra ! je le jure... Elle me comprendra, et sans bruit, sans explications... tout sera dit... sera fini !

 

 

Scène V

 

EMMERIC, HECTOR, entrant par le fond

 

EMMERIC.

Ah ! te voilà ?

HECTOR.

Oui... mon ami, conseil et avoué de M. de Saint-Géran... une clientèle superbe que je te dois... Je viens pour son procès... depuis des siècles il était en panne... mais, grâce à moi nous allons gagner le large et manœuvrer de manière...

EMMERIC.

Ah çà ! prends garde... on dirait que c’est toi qui es le marin !

HECTOR.

C’est vrai ! je m’identifie tellement avec mes clients... Et toi, qui t’amène ?... Tu venais aussi pour lui rendre compte de l’autre affaire... de la tienne ?...

EMMERIC.

Oui, mon ami.

HECTOR, vivement et à demi-voix.

Raconte-moi donc cela... Tu sors de chez elle ?...

EMMERIC.

Oui, je viens de l’autre bout de Paris... J’arrive à l’instant.

HECTOR.

Eh bien ?...

EMMERIC.

Eh bien ! mon ami, tout est fini... tout est rompu... ou, du moins, c’est tout comme...

HECTOR.

Vivat ! Et M. de Saint-Géran qui prétendait qu’on n’en venait jamais à bout !... Reçois mon compliment... pour toi et pour moi.

EMMERIC.

Comment cela ?

HECTOR.

Je pouvais, encore une fois, me trouver compromis !... Je ne connaissais pas ce matin les conséquences d’une amitié comme la tienne... c’est trop dangereux... Je sors de chez ton oncle, qui t’attend, par parenthèse.

EMMERIC.

Oui, j’ai promis d’aller le prendre ainsi que mademoiselle ma cousine, pour sa première sortie.

HECTOR.

Eh bien ! sais-tu, mon ami, qui j’ai rencontré dans son salon ?... Sa fille, causant... avec qui ?... avec Victoria Giraut !

EMMERIC.

Ta prétendue ?...

HECTOR.

Elles se connaissent ! M. Giraut, le négociant en vins, qui achète tous les ans des médoc et des saint-émilion, emmenait souvent avec lui sa fille à Bordeaux... chez ton oncle Clérambeau, son commettant... et les deux demoiselles se sont liées d’amitié...

EMMERIC.

Eh bien ! où est le mal ?

HECTOR.

Tu ne le devines pas ?... Ta cousine lui aura tout dit... Ces petites filles sont si bavardes... Elle lui aura raconté cette conquête dont je suis innocent, et que tu as passée à mon ordre... cette lettre... cette passion... dont je ne suis que le manteau et l’enveloppe...

EMMERIC, cherchant à le rassurer.

Peut-être, mon ami !

HECTOR.

Il n’y a pas de peut-être... J’en suis sûr ; car, au moment où je sortais du cabinet de ton oncle, Victoria m’a dit : « Ah ! ah ! monsieur Hector Ballandard fait des victimes et des ravages dans la haute société... Il est en correspondance avec des comtesses ou des baronnes. » Tu vois ce dont tu es cause... J’ai voulu nier sans te compromettre... ce qui m’a donné un air gauche et embarrassé qu’on a pris pour de la discrétion... Et, maintenant, toi et moi dirions la vérité, qu’on ne nous croirait pas.

EMMERIC.

Eh bien ! ne disons rien !

HECTOR.

Ne rien dire !... Et mon mariage qui va manquer... Je suis perdu !...

EMMERIC.

Quelques jours encore, et je te justifierai près de la famille Giraut, et je donnerai des preuves telles qu’il faudra bien qu’on y ait confiance !...

HECTOR.

À la bonne heure !... car Victoria a des yeux noirs superbes, et, quoique née à Bercy, tu la prendrais pour une Espagnole... Et puis elle a deux cent mille francs... de dot... Et quand on est amoureux...

EMMERIC, souriant.

De la dot ?

HECTOR.

Du tout !... Mais tout cela se confond tellement que je serais désolé de les séparer... dans mon affection ! Aussi, mon ami, et pour nous deux, tu as bien fait de rompre ; car, je te le dis en confidence... cette liaison commençait à se répandre, à s’ébruiter.

EMMERIC.

Qu’en sais-tu ?

HECTOR.

Je viens d’en entendre parler... moi, qui ne connais rien !

EMMERIC.

Et où donc ?

HECTOR.

Dans un endroit qui n’a rien de bien mystérieux... au café Tortoni... où j’étais entré en sortant de chez ton oncle... c’est en face. Trois jeunes gens, qui déjeunaient en parlant beaucoup et en buvant de même... l’un d’eux prononça ton nom... Un grand jeune homme à la barbe blonde en pyramide renversée... physionomie à la Werther, longue, rêveuse et blafarde...

EMMERIC, à part.

Le vicomte de Langeac.

HECTOR, continuant.

« Oui, lui disait son voisin, je soupçonne le jeune compositeur de l’emporter sur toi...

« L’oreille est le chemin du cœur...

« Et cette place qu’elle t’a refusée pour demain dans sa loge à l’Opéra, je gage que c’est lui qui en profitera... – Je t’en empêcherai bien ! ­– Et comment cela ? – La comtesse est ma parente, j’ai le droit de veiller à sa réputation, et si son mari ne voit rien... je m’opposerai, moi, à ce qu’on la compromette... j’écrirai à Emmeric que je lui défends d’aller demain à l’Opéra avec elle. – Allons donc ! – Je vais lui écrire... vous en êtes témoins... et je vous jure qu’il n’ira pas, ou sinon... »

EMMERIC.

L’insolent !...

HECTOR.

Qu’est-ce que ça te fait ? puisque tu ne dois plus la revoir, puisque tout est rompu !

EMMERIC.

Eh ! non ! rien ne peut l’être maintenant...

HECTOR.

Et pourquoi !

EMMERIC.

Pourquoi ?... parce que tu ne sais pas que tantôt, chez elle... cette maudite loge d’Opéra que tu connais...

HECTOR.

Numéro 10, entre les colonnes, je ne l’ai point oublié.

EMMERIC.

Eh bien ! elle m’a offert une place en me disant : Vous viendrez demain, ou tout est fini entre nous... Et j’étais décidé à n’y pas aller.

HECTOR.

Très bien !

EMMERIC.

Et, maintenant, d’après ce que tu viens de me dire... pour moi, pour mon honneur, rien ne peut m’empêcher de m’y rendre...

HECTOR.

Cela n’a pas le sens commun ! car, supposons que je ne t’aie rien dit...

EMMERIC.

Et cette impertinente épître que sans doute je vais trouver chez moi... Il croirait donc que je le crains, que je lui obéis ? Non... non ! j’irai !

HECTOR.

Tu n’iras pas !

EMMERIC.

Je te dis que si !

HECTOR.

Je te dis que non ! Ah ! monsieur le comte !

Il va au devant de lui.

 

 

Scène VI

 

EMMERIC, HECTOR, M. DE SAINT-GÉRAN, sortant de l’appartement à gauche et tenant à la main des papiers qu’il va porter sur la table à gauche

 

M. DE SAINT-GÉRAN.

Eh ! mais, Messieurs, qu’y a-t-il donc ?

HECTOR.

Je m’en rapporte à monsieur le comte.

EMMERIC, à part, avec effroi.

Ô ciel !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Je vous apportais les pièces de notre procès.

HECTOR.

Et moi, j’en ai un autre à vous soumettre...

EMMERIC.

Hector, je t’en supplie !...

HECTOR.

Ah ! dame... si tu ne te laisses pas conduire par nous... Il faut cependant que les gens qui ont de la raison dirigent ceux qui n’en ont pas.

M. DE SAINT-GÉRAN.

C’est juste. De quoi est-il question ?

EMMERIC.

Non, tu ne parleras pas !

HECTOR.

Je suis avoué... je parlerai ! j’expliquerai les faits de la cause,

Montrant M. de Saint-Géran.

et le tribunal jugera.

Montrant Emmeric.

Il arrive de l’autre bout de Paris ; il vient de chez elle... il nous l’avait promis.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ah ! vous y êtes retourné ?... À merveille !

HECTOR.

Oui, à merveille... Mais, attendez, il a rompu.

M. DE SAINT-GÉRAN.

C’est très bien !

HECTOR.

Sans doute, mais voilà qui ne l’est pas... Par un événement, par une circonstance inattendue.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Qu’est-ce que je vous disais ? Il y en a toujours qui surviennent au moment où l’on croyait tout fini.

HECTOR.

Une futilité... une loge pour demain à l’Opéra.

EMMERIC.

Hector, au nom du ciel !

HECTOR.

Tu te fâcheras si tu veux.

EMMERIC, s’emportant.

Eh ! oui, sans doute !...

M. DE SAINT-GÉRAN, passant entre eux deux.

Voyons, mes amis, voyons s’il n’y aurait pas moyen d’arranger cette grave affaire... Et si je puis vous seconder...

HECTOR.

C’est tout ce que je demande, parce que, si vous vous en mêlez... cela va s’arranger.

EMMERIC, à part.

Ah ! c’en est fait de nous !

HECTOR.

On lui a donc dit : Si vous ne venez pas demain soir dans ma loge... tout est fini entre nous...

EMMERIC, avec colère.

Hector !...

HECTOR.

Ses propres paroles... je les tiens de toi, et tout se trouvait rompu... Mais voilà qu’un rival, un fat, défend à Emmeric de s’y rendre. Et lui, qui ne voulait pas, qui était décidé à ne pas y aller, me répond maintenant...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Qu’il ira ?...

HECTOR.

C’est absurde ! n’est-il pas vrai ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

Non, c’est tout naturel !...

EMMERIC, vivement.

N’est-ce pas, Monsieur ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

Oui, sans doute, et j’en ferais autant...

HECTOR, stupéfait et laissant tomber ses bras.

Alors, nous n’y sommes plus.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Si, vraiment ! nous y sommes... et si vous voulez vous en rapporter à moi...

HECTOR et EMMERIC.

Oui, certainement !

M. DE SAINT-GÉRAN, gravement.

Puisque Emmeric est décidé à rompre avec cette femme, il ne doit plus la revoir.

HECTOR.

Bravo !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ni paraître dans sa loge.

HECTOR.

Bien jugé !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Il viendra dans la mienne... Nous en avons une...

EMMERIC, stupéfait.

Monsieur !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Avec son beau-père et Aline sa future, que j’inviterai...

EMMERIC.

Permettez !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Aux yeux et à la face de celui qui vous a défié !... Vous me le montrerez, et dans l’entr’acte vous me donnerez le bras... Nous trouverons moyen de nous en approcher, et alors je dirai devant lui et devant ceux qui l’entoureront, que je vous ai offert dans ma loge ainsi qu’à votre prétendue, une place que vous refusiez d’abord... et si nous voyons en ses traits le moindre sourire de doute ou d’incrédulité, je vous permets de lui en demander raison... Je serai là, je serai votre témoin...

HECTOR.

Ô ciel !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ah ! il ne faut pas croire... qu’une rupture n’amène pas quelques coups d’épée ou quelque chose de ce genre-là...

EMMERIC.

Je le sais, Monsieur ; et je m’y attends, je le désire, même... J’irai dans votre loge... j’irai...

HECTOR.

À la bonne heure ! Et en retournant chez ton oncle qui t’attend et qui s’impatiente peut-être... tu peux lui transmettre l’invitation de monsieur le comte, pour demain...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Oui, sans doute. Allez vite, pendant que nous, nous allons parler procès.

Emmeric quitte la droite, remonte le théâtre, le traverse et va prendre sur la table son chapeau qu’il y a placé.

HECTOR.

À vos ordres.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Et si demain monsieur Ballandard veut accompagner ses amis... avec nous à l’Opéra...

HECTOR.

Quoi ! vraiment ? monsieur le comte, vous seriez assez bon...

Bas, à Emmeric qui est près de lui.

Ô Victoria !... Si elle pouvait y aller !

Haut.

Mais je crains d’être indiscret, je crains de vous gêner...

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant.

Du tout !... une loge immense... aux premières, numéro 10... entre les colonnes.

EMMERIC et HECTOR, stupéfaite et à part.

Ô ciel !...

Emmeric, qui avait pris son chapeau et qui allait partir, s’arrête.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ma femme l’a obtenue d’une de ses amies qui vient de la lui céder non sans peine, car on se les arrache : tout Paris y sera !...

Se retournant vers Emmeric qui se disposait à sortir, mais qui s’est arrêté pour faire des signes à Hector.

Eh bien ?... qu’avez-vous donc ?...

EMMERIC.

Rien... Monsieur... Le trouble... l’émotion... suite toute naturelle...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Du sujet que nous venons de traiter... Courez près d’Aline... votre prétendue... Sa vue seule vous remettra... Adieu, mon ami, adieu et à bientôt !

Emmeric sort tout troublé.

 

 

Scène VII

 

HECTOR, M. DE SAINT-GÉRAN

 

M. DE SAINT-GÉRAN, qui vient de reconduire Emmeric.

Pauvre jeune homme ! il en est réellement tout bouleversé...

Regardant Hector.

Eh mais ! et vous aussi ?...

HECTOR, à part.

Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines.

M. DE SAINT-GÉRAN.

La même physionomie...

HECTOR, balbutiant.

Je... je l’aime tant, ce... cher Emmeric... que... que tout ce qu’il éprouve...

M. DE SAINT-GÉRAN, riant.

Je conçois cela !... Oreste et Pylade n’avaient qu’un cœur... mais pas la même figure... et la vôtre est impayable...

HECTOR.

Vous êtes bien bon !

À part.

Je ne sais plus ce que je dis.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Venons à notre procès... car vous êtes de bon conseil... et vous avez, surtout en affaires, une clarté et une lucidité... dont j’ai été charmé. Voici les papiers... dont je vous ai parlé.

Montrant la table à gauche.

Nous allons, si vous le voulez bien, les examiner ensemble.

Il traverse le théâtre et va s’asseoir à la table à gauche, en face d’Hector.

HECTOR, pendant ce temps, à part, à droite au bord du théâtre.

Cet homme si terrible !... Si cela se découvre... Emmeric... et moi, peut-être, qui aurai été complice de cette trahison...

M. DE SAINT-GÉRAN, assis à la table et l’appelant.

Quand vous voudrez...

HECTOR.

Oui, monsieur le comte...

Il va s’asseoir vis-à-vis de lui.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Voici primo les papiers qui établissent notre parenté... et nos droits à la succession...

HECTOR, toujours troublé.

Oui, Monsieur... Vous dites une succession ?...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Dont je vous ai parlé... celle de notre oncle, décédé sans enfants à la Martinique... l’oncle de ma femme.

HECTOR.

De votre femme...

S’oubliant malgré lui.

Ah ! si je l’avais su...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Quoi donc ?

HECTOR, cherchant à se remettre.

Que votre oncle de la Martinique fût décédé sans enfants...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Mais vous le saviez... Je vous l’ai expliqué... et, d’après les pièces... vous voyez que notre grand-oncle...

HECTOR.

Celui de la Martinique ?...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Non... Son père avait épousé une Saint-Dizier, également notre grand’tante... de sorte que, des deux côtés, l’héritage devait nous revenir... puisque c’était la tante de ma femme. Et, d’après l’ordre généalogique... notre grand-oncle... vous comprenez...

HECTOR, avec trouble, et vivement.

Je comprends... je comprends... à merveille... votre grand-oncle était... sa tante...

M. DE SAINT-GÉRAN, partant d’un éclat de rire.

Qu’est-ce que vous me dites là ?

HECTOR.

Pardon ! pardon !...

À part.

Dieu ! quel tort je me fais !...

Haut.

Je vous avoue que j’ai une migraine... un mal de tête... qui m’empêche... de voir... et de comprendre.

M. DE SAINT-GÉRAN.

En effet... votre main est glacée.

HECTOR.

Et ma tête brûlante.

M. DE SAINT-GÉRAN.

C’est à moi de vous demander excuse... de vous avoir parlé affaire en un pareil moment... Nous remettrons notre conférence.

HECTOR, s’essuyant le front.

Je respire !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

D’autant plus que voici ma femme.

HECTOR, à part.

La peur me reprend !

 

 

Scène VIII

 

M. DE SAINT-GÉRAN, LOUISE, entrant vivement, HECTOR

 

LOUISE, à M. de Saint-Géran.

Ah ! Monsieur... que je vous fasse part de la plus heureuse rencontre...

M. DE SAINT-GÉRAN, interrompant.

M. Hector Ballandard, notre avoué... notre ami... que j’ai l’honneur de vous présenter.

Louise fait à Hector une profonde révérence.

HECTOR, à part.

Dieu ! quelle est belle !...

S’interrompant.

C’est égal, à ce prix-là j’aime mieux ne pas la regarder.

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant.

Un homme de talent... quand il n’a pas mal à la tête...

HECTOR, cherchant à sourire.

C’est vrai... J’y suis très sujet...

S’arrêtant.

Qu’est-ce que je dis là...

M. DE SAINT-GÉRAN, à Hector.

Trop de modestie...

À Louise.

Je me suis permis de lui offrir pour demain, et sans vous consulter, une place dans votre loge à l’Opéra.

LOUISE, de l’air le plus aimable.

Vous étiez sûr d’avance de mon aveu et de mes remerciements...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Il y viendra avec Emmeric d’Albret, son ami... qui vient de nous le promettre.

LOUISE, fait un geste de joie, se reprend et dit froidement.

C’est fort bien à lui... et j’en suis charmée.

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant.

C’est-à-dire que cela vous contrarie.

LOUISE, froidement.

Nullement !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Mon Dieu !... je le vois... je vous connais...

LOUISE.

Vous vous trompez !

HECTOR, à part et se détournant.

J’ai peur que dans mes yeux ils ne s’aperçoivent...

LOUISE.

Et la preuve... c’est que vous aurez, Monsieur, d’après vos désirs... de bonnes nouvelles à lui annoncer...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Comment cela ?

LOUISE, vivement et avec joie.

Ah ! c’est un hasard unique... impayable... mais aujourd’hui j’ai du bonheur... tout me réussit.

HECTOR, à part.

Ce n’est pas comme à moi !

LOUISE.

J’allais sortir pour une visite que vous m’aviez prié de faire, lorsqu’une voiture entre dans la cour de l’hôtel... Je voulais déjà faire dire que je n’y étais pas... et l’on m’annonce... vous ne le devineriez jamais... mon oncle...

HECTOR, vivement et à part.

Celui de la Marti...

S’arrêtant.

Qu’est-ce que je dis ?... il est mort...

LOUISE.

Ce cher oncle !... qui m’aime tant et que je ne vois jamais !... C’est tout naturel... quand on est ministre... on n’a pas le temps d’avoir une famille ou des amis... on se doit tout entier...

M. DE SAINT-GÉRAN, froidement.

À ses ennemis !

LOUISE, gaiement.

Comme vous dites... Monsieur... J’ai sur-le-champ songé à ma pétition ou plutôt à la vôtre... et avec le sourire le plus gracieux... le ministre a daigné me répondre que c’était une personne de talent, ce qui est vrai, à qui il avait déjà pensé... ce qui n’était peut-être pas vrai... et il n’en a que plus de mérite...

M. DE SAINT-GÉRAN.

C’est donc accordé ?...

LOUISE, gaiement.

Eh ! Oui, Monsieur...

M. DE SAINT-GÉRAN, passant près d’Hector.

Vous l’entendez ? Emmeric, votre ami, a la croix d’honneur...

HECTOR, balbutiant.

J’en suis ravi !

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant.

Vous ne serez pas le seul... Il y a quelques personnes de par le monde à qui cette nouvelle fera encore plus de plaisir.

LOUISE.

À qui donc ?

M. DE SAINT-GÉRAN, à demi-voix à l’oreille de sa femme.

À son beau-père et à sa prétendue...

LOUISE, stupéfaite.

Son beau-père !

M. DE SAINT-GÉRAN, de même et gaiement.

Eh ! oui... c’est là l’affaire dont nous nous occupions... et dont il ne fallait pas parler avant qu’elle ne fût certaine... elle l’est maintenant... De cette faveur, de cette justice, dépendait son mariage... et c’est à vous qu’il le devra...

À Hector.

Aussi, et comme les bonnes nouvelles n’arrivent jamais trop tôt... je m’empresse d’annoncer celle-ci à son beau-père.

LOUISE, à part.

Et sa visite de ce matin... ses détours... son embarras... Ah ! quelle fausseté !

Louise est debout à gauche du théâtre, M. de Saint-Géran, après avoir repris sur la table à gauche les papiers qu’il y avait laissés, entre dans le cabinet à gauche dont la porte reste ouverte. Hector remonte le théâtre et gagne doucement la porte du fond. Louise se retourne et l’aperçoit.

LOUISE, cachant son trouble et affectant un air gracieux.

Monsieur... monsieur Ballandard...

HECTOR, revenant près d’elle et redescendant à gauche.

Madame la comtesse !...

À part et la regardant.

Dieu ! comme elle tremble !... et moi aussi !...

LOUISE, affectant de sourire.

Il s’agit donc d’un mariage pour M. Emmeric d’Albret ?...

HECTOR, lui répondant avec trouble, et regardant toujours du côté du cabinet à gauche.

Mais, oui... du moins il en est question... on en parle vaguement.

LOUISE, cherchant à se contraindre.

Ah !... Avec qui ?

HECTOR, baissant la voix.

Je ne sais... je l’ignore.

LOUISE.

Vous, son ami intime ?...

HECTOR.

Il est très discret, très caché... il ne dit rien.

LOUISE, avec plus d’émotion.

Le nom, la demeure de son beau-père, de sa prétendue ?...

HECTOR.

Je ne m’en doute même pas.

M. de Saint-Géran rentre dans ce moment, tenant une lettre à la main.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Voici mon message à la famille... et je vais envoyer...

Louise va à la table à droite et sonne. Paraît au fond du théâtre un domestique en livrée.

LOUISE, traversant le théâtre, prenant la lettre des mains de son mari, et s’adressent au domestique.

Julien !... vous porterez cette lettre.

Jetant les yeux sur l’adresse qu’elle lit en tremblant.

À... M. Clérambeau... négociant... hôtel de Castille... boulevard des Italiens.

M. DE SAINT-GÉRAN, au domestique.

Sur-le-champ !... car, à cette heure, toute la famille doit être rassemblée !

LOUISE, sur le devant du théâtre et avec résolution.

Tant mieux !...

Au domestique.

Julien, mes chevaux.

HECTOR, à part.

Bonté divine ! tout est perdu !

Le domestique sort par le fond. M. de Saint-Géran et sa femme par la gauche. Hector les salue et sort vivement par le fond.

 

 

ACTE III

 

Un salon élégant de l’hôtel de Castille, demeure de Clérambeau. Porte au fond ; deux portes latérales. Table à gauche et ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

CLÉRAMBEAU, ALINE, entrant vivement

 

ALINE, causant avec son père.

C’est donc une lettre de mon parrain, M. de Saint-Géran ?

CLÉRAMBEAU.

Oui, ma fille... cent fois, oui... Son domestique vient de me l’apporter.

ALINE.

Et vous ne me l’avez pas montrée !... Ce sont donc de mauvaises nouvelles ?

CLÉRAMBEAU.

Plût au ciel !

ALINE.

Comment cela ?

CLÉRAMBEAU.

Comment ! comment !... C’est que lorsque j’ai fait une promesse, je la tiens, et j’avais promis que je vous marierais... si ton cousin...

ALINE.

Obtenait la croix d’honneur...

Avec joie.

Eh ! bien ?

CLÉRAMBEAU, avec humeur.

Eh bien ! il est nommé...

ALINE.

Est-il possible ? Et cela vous fâche ?

CLÉRAMBEAU.

Non ; mais je croyais... j’espérais que ce serait plus difficile... Avec ce diable de Saint-Géran, on ne peut jamais compter sur un obstacle ! Il est sa caution, il répond de tout... Je lui avais parlé en l’air des articles, il les a rédigés... il a prévenu le notaire et le peu d’amis que nous avons à Paris... et il veut que l’on signe le contrat dès ce soir, attendu qu’après-demain il part... il s’embarque pour la Martinique.

ALINE.

Il faut alors se hâter... Il a raison, ça ne peut pas se passer sans lui.

CLÉRAMBEAU.

Certainement, mais tout cela va trop vite... J’aime à être heureux à mon aise ; et quand on ne me prévient pas d’avance, quand je suis pressé... je ne m’y reconnais plus ; rien ne sera prêt.

ALINE.

Parce que vous ne le voulez pas, mon papa ! et ce n’est pas bien... Je ne vous dis pas cela pour vous gronder... mais quand on fait les choses même malgré soi, il faut les faire de bonne grâce. Qu’est-ce que vous avez à reprocher à mon cousin ?

CLÉRAMBEAU, avec humeur.

Ce que j’ai ?...

ALINE.

N’est-ce pas un homme d’honneur... un homme de talent que tout le monde estime ?

CLÉRAMBEAU, avec colère.

Ce que j’ai...

ALINE.

Est-ce que ce n’est pas le fils de votre frère bien-aimé... celui que vous avez élevé ?... le seul parent qui vous reste ?... Est-ce que pour vous et pour moi il ne se jetterait pas au feu ?

CLÉRAMBEAU, hors de lui.

Ce que j’ai !... c’est que tu l’aimes trop.

ALINE.

C’est votre faute... c’est vous qui en êtes cause ! parce que vous n’êtes pas juste envers lui. Alors en revanche et pour le dédommager... ainsi, prenez-y garde, il ne tient qu’à vous que cela augmente... Tandis qu’au contraire, si vous lui faisiez bon accueil et un peu d’amitié...

CLÉRAMBEAU.

Tu crois ?

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. d’Albret.

ALINE, à demi-voix.

Le voici. Allez au-devant de lui... tendez-lui la main et embrassez-le...

CLÉRAMBEAU, avec embarras et à demi-voix.

Quoi ? tu veux que...

ALINE, de même.

À moins que vous n’aimiez mieux que...

CLÉRAMBEAU, vivement.

Non, non...

Courant au devant d’Emmeric qui entre.

Mon ami, mon cher neveu...

 

 

Scène II

 

CLÉRAMBEAU, EMMERIC, ALINE

 

Emmeric, se jetant dans les bras de Clérambeau qui l’embrasse.

ALINE, à son père, d’un air d’approbation.

À la bonne heure au moins !

À Emmeric.

Voilà mon père, que j’aime plus que jamais... qui autant que nous désire notre mariage.

EMMERIC, à Clérambeau, avec joie.

Ah ! si elle dit vrai !

CLÉRAMBEAU.

Eh bien ! oui, je l’ai toujours désiré... et ce que je me gardais bien de tous avouer, c’était d’abord le projet et le rêve de ma vie... Dès ton plus jeune âge, je voyais en toi le mari de ma fille, je te la destinais ainsi que la maison Clérambeau junior de Bordeaux... car je t’aimais comme un fils, et voilà pourquoi je me suis pris à te détester... quand je t’ai vu tromper toutes mes espérances... quand je t’ai vu préférer le piano au comptoir... et les cavatines aux billets de banque... ce qui est bien différent.

ALINE.

Pas toujours !

CLÉRAMBEAU.

Et quand tu as quitté Bordeaux... quand j’ai su que tu habitais Paris... Paris et l’Opéra... je t’avoue franchement que je t’ai cru perdu... mais enfin, je me suis dit : Cela te regarde... sauvons ma fille... ma fille avant tout... et voilà pourquoi, dans mes craintes...

ALINE.

Lesquelles ?

CLÉRAMBEAU, passant près d’elle.

Tu n’as pas besoin de les savoir.

À Emmeric.

Mais moi, père de famille... c’est mon affaire, je dois avoir peur de tout par état ! Je dois être soupçonneux et défiant pour elle, qui est toute confiance et tout amour... car je réponds de son repos, de sa joie, de ses illusions... et son malheur serait un crime que je ne pardonnerais ni aux autres ni à moi-même.

ALINE.

Quel malheur peut m’attendre avec lui... et avec vous ?

CLÉRAMBEAU.

Eh ! certainement. Je me disais : Tant que je serai là... cela ira encore... elle me confiera ses chagrins, si elle en a... mais quand je n’y serai plus !... quand elle n’aura plus personne pour la consoler... je la connais, vois-tu bien ?... je la connais mieux que toi... elle en mourrait d’abord.

ALINE, souriant.

Allons donc.

CLÉRAMBEAU.

Parbleu !... comme si déjà cela n’avait pas manqué arriver... Sais-tu pourquoi elle a été si malade... pourquoi je la voyais dépérir ? parce que depuis six mois tu n’avais pas écrit ni donné de tes nouvelles.

ALINE, lui mettant la main devant la bouche.

Mon père !...

CLÉRAMBEAU.

Et à la première lettre... la santé, la fraîcheur, tout est revenu.

ALINE.

Ce n’est pas vrai !...

CLÉRAMBEAU.

Je te dis, moi, qu’elle mourrait de chagrin si jamais son mari ne l’aimait plus ou en aimait une autre.

ALINE.

Quelle idée ! Est-ce que c’est possible ?

EMMERIC, vivement.

Ah ! ma cousine !

ALINE.

Je vous défends de vous justifier.

Avec bonté.

Je vous le défends !...

À Clérambeau.

Est-ce que vous croyez que mon cousin est comme M. Hector Ballandard, qui aime ma bonne amie Victoria, qui veut repenser, et qui reçoit des lettres d’une grande dame...

À Emmeric.

Voilà ce que mon cousin ne ferait jamais ! voilà qui est indigne... Aussi, j’en ai prévenu Victoria... je lui ai tout dit, parce qu’on ne doit tromper personne !

À Emmeric qui tressaille.

Qu’avez-vous donc ?

EMMERIC, vivement.

Rien... Je pense à ce pauvre Ballandard, qui au fond aime cette jeune fille réellement... et à qui sans doute cela aura fait du tort.

ALINE.

Eh bien ! pas trop... C’est étonnant ! Victoria avait l’air surprise plutôt qu’indignée... ce qui l’inquiétait, c’était de savoir le nom de cette grande dame...

Naïvement.

Vous ne le savez pas, mon cousin ?

EMMERIC, troublé.

Non, non... ma cousine.

CLÉRAMBEAU, haussant les épaules.

Comme si il te le dirait !

ALINE, avec confiance.

Il me dirait tout, car il m’aime, j’en suis sûre... et pour l’en récompenser, je vais lui annoncer de bonnes nouvelles. M. de Saint-Géran, mon parrain, vient d’écrire à mon père que vous aviez la croix d’honneur.

CLÉRAMBEAU.

Grâce aux soins de sa femme, madame de Saint-Géran, qui l’a demandée elle-même à son oncle le ministre.

ALINE.

Quelle bonne et aimable femme !... La connaissez-vous, mon cousin ?... Elle doit être charmante !

CLÉRAMBEAU.

C’est ce que tout le monde dit.

ALINE.

Ah ! que je l’aimerai, que je la bénirai !... C’est à elle que nous ferons notre première visite de noces, et, par malheur, mon parrain n’y sera pas... car il part, il s’embarque... voilà pourquoi nous sommes obligés de nous presser et de signer ce soir le contrat...

Baissant les yeux.

À moins que vous ne soyez comme mon père, et que ça ne vous contrarie par trop.

EMMERIC, avec amour.

Ah ! ma cousine !... ma femme !

CLÉRAMBEAU, qui a remonté le théâtre, passant entre eux deux.

Un instant, un instant... j’ai à vous parler.

ALINE, s’approchant.

Quoi donc encore ?...

CLÉRAMBEAU.

À lui, à lui seul.

Faisant signe à Aline de se tenir à l’écart.

Reste là !...

À Emmeric, à droite du théâtre.

Je t’avoue franchement que j’avais des doutes sur toi... j’avais entendu parler vaguement, confusément... d’une passion... mais M. de Saint-Géran, mon ancien ami, m’a juré, et sans cela, je n’aurais jamais consenti ! Oui, quelque avancée que fût l’affaire, je l’aurais rompue à l’instant. M. de Saint-Géran... m’a juré que tu n’avais conservé aucun attachement, aucune liaison capable de compromettre l’avenir et le bonheur de ton ménage.

EMMERIC.

Ah ! mon oncle !

CLÉRAMBEAU.

Je le crois... mais j’exige de toi le même serment...

Remontant le théâtre.

Eh ! mon Dieu ! qui vient là ?

 

 

Scène III

                                              

ALINE, CLÉRAMBEAU, EMMERIC, HECTOR

 

HECTOR, entrant vivement et s’adressent à Emmeric.

Mon ami, mon ami !...

Apercevant Clérambeau et sa fille.

Pardon, je ne vous voyais pas.

CLÉRAMBEAU.

Quel air agité !... on dirait que vous êtes poursuivi.

ALINE.

Et que vous avez peur.

HECTOR, troublé.

Non, c’est que j’ai couru, j’ai marché vite... Une affaire assez importante, sur laquelle je voulais demander conseil à Emmeric... une affaire personnelle et qui m’intéresse.

Clérambeau s’éloigne d’eux et va s’asseoir près de la table à gauche, feuilletant des brochures.

ALINE, qui s’est approchée d’Emmeric, lui dit à voix basse.

Cela a rapport à celle de ce matin... avec cette grande dame.

EMMERIC, troublé.

C’est possible !

ALINE, de même.

Il faut pourtant qu’il y prenne garde, s’il veut épouser ma bonne amie Victoria... Un mari ne doit aimer que sa femme.

EMMERIC, avec embarras.

Certainement.

ALINE.

Eh bien ! parlez-lui, dites-lui cela... Je vous laisse.

Elle remonte le théâtre et passe à gauche près de son père, qui est assis, et lit par-dessus son épaule.

EMMERIC, s’approchant avec impatience d’Hector, qui est à droite.

Qu’est-ce donc ? et que me veux-tu, pour venir ainsi ?

HECTOR, à demi-voix.

Dis que tu as une répétition... prends ton chapeau et va-t’en.

EMMERIC.

Qu’est-ce que cela signifie ?

HECTOR.

Va-t’en, te dis-je, ou gare l’orage et les explications.

EMMERIC.

Et pourquoi ?

HECTOR.

Parce qu’elle arrive à l’instant même !

EMMERIC.

Et qui donc ?

HECTOR.

La comtesse !... J’ai couru... je l’ai précédée de quelques instants...

EMMERIC.

Grand Dieu !... comment empêcher...

HECTOR.

Il n’est plus temps ! C’est... elle...

 

 

Scène IV

 

CLÉRAMBEAU, ALINE, LOUISE, paraissant à la porte du fond, et précédent le domestique qui venait pour l’annoncer, HECTOR, EMMERIC

 

LOUISE, s’arrêtant un instant au fond du théâtre et les regardant tous les quatre.

Les voilà !

Aline et son père la regardent étonnés. Louise fait un pas vers Emmeric.

HECTOR, se jetant au devant d’elle, et la présentant à Clérambeau.

Madame la comtesse de Saint-Géran !

Le domestique qui suivait Louise se retire.

CLÉRAMBEAU.

La femme de notre ami !...

ALINE.

De notre bienfaiteur...

Courant à elle.

Notre bienfaitrice elle-même...

CLÉRAMBEAU.

Qui daigne nous honorer de sa visite...

LOUISE, avec émotion, et regardant Emmeric.

M. de Saint-Géran voulait en vain me retenir... je suis venue dès ce matin, tant il me tardait de connaître sa filleule... et son ancien et intime ami... M. de Clérambeau.

CLÉRAMBEAU.

Vous êtes trop bonne !... c’était à nous à ne pas nous laisser prévenir... à nous rendre à votre hôtel... mais à peine arrivés...

Prenant sa fille par la main.

J’ai l’honneur de vous présenter mademoiselle Aline Clérambeau, la filleule de votre mari... et ma fille...

LOUISE, qui n’a cessé de regarder Aline.

Ah !...

Cherchant à se contenir.

Elle est très bien !...

CLÉRAMBEAU, avec bonhomie.

Pas trop mal !... pour quelqu’un qui n’a jamais quitté Bordeaux. Et vous, Madame, ne quittant jamais Paris, il était difficile de faire connaissance... mais maintenant, je l’espère... maintenant que la voilà fiancée à son cousin...

HECTOR et EMMERIC, à part, détournant la tête.

Ô ciel !...

LOUISE.

Fiancée !...

Avec amertume.

Ah !... j’en fais compliment à M. Emmeric d’Albret, son fiancé...

ALINE, passant près de Louise.

Grâce à vous, Madame... et je ne sais comment vous remercier... car c’est vous qui êtes cause de tout... du consentement de mon père... de mon mariage avec mon cousin...

EMMERIC, voulant l’interrompre.

Aline !...

ALINE.

Et pourquoi donc cacher à Madame et notre reconnaissance... et notre bonheur ?...

CLÉRAMBEAU.

Qui est son ouvrage...

LOUISE, avec amertume.

Pas encore !...

ALINE.

Est-ce qu’il y aurait des obstacles ?...

LOUISE, regardant Emmeric.

Peut-être !

HECTOR, vivement.

Au sujet de cette croix d’honneur...

CLÉRAMBEAU.

Lesquels ?

LOUISE, cherchant à modérer son émotion.

Je devais en parler avec monsieur d’Albret, que je ne croyais pas rencontrer ici...

À Clérambeau et à Aline.

Ne vous effrayez pas ! je lui dirai... à lui, à lui seul... ce que je pense... de...

HECTOR, vivement.

De ces obstacles...

CLÉRAMBEAU, s’inclinant.

Nous vous laissons !...

ALINE, à Louise.

Ah ! mon Dieu ! s’il fallait encore différer et attendre...

EMMERIC, bas, à Hector.

Emmène-la donc.

CLÉRAMBEAU, bas, à sa fille.

Allons... allons, ma fille.

Il sort le premier par la gauche.

ALINE, fait quelques pas pour le suivre, puis elle s’arrête et dit à Louise.

Adieu, Madame...

LOUISE, la saluant de la main, et cherchant à modérer son impatience.

Adieu !... adieu...

Aline fait un pas pour revenir vers elle ; Hector, qui a remonté le théâtre, l’empêche d’aller plus loin et l’emmène.

ALINE, sortant en causant avec Hector.

Vous comprenez bien que s’il y avait encore des obstacles, ce serait terrible...

Ils sortent tous deux par la porte à gauche.

 

 

Scène V

 

LOUISE, EMMERIC

 

LOUISE.

Enfin, nous voilà seuls !... Je voulais voir et me convaincre par moi-même... que je n’étais pas abusée par un songe ou par une imposture. Mais non... tout est vrai !... tout est réel !... et cette fois du moins l’on ne m’a pas trompée ! Quoi ! ce matin même... et pendant que tous affectiez à mes yeux les plus tendres sentiments... un mariage se tramait pour tous ! que dis-je ?... il était déjà convenu et arrêté... et ce mariage, tous vos amis, tout le monde le connaissait, excepté moi...

Avec ironie.

Et pourquoi donc craindre de me l’apprendre ?... pourquoi hésiter à m’en faire part ? Aviez-vous peur de réclamations ou d’obstacles, ou redoutiez-vous pour mes jours la douleur de votre perte ?... C’est un excès d’égards que je n’attendais pas... mais j’attendais de l’honneur, de la loyauté, de la franchise... et je vois, Monsieur, que c’était trop exiger !...

EMMERIC.

Accusez ma faiblesse... mais non pas ma franchise... Ce matin seulement... je vous le jure, M. de Saint-Géran a eu l’idée de ce mariage... et j’accourais chez vous, résolu à tout vous dire... En vous voyant, Madame, je n’ai eu ni la force, ni le courage de vous avouer un sentiment...

LOUISE.

Auquel je n’aurais pas ajouté foi... Me persuaderez-vous, Monsieur, que votre cousine, que vous connaissez depuis l’enfance, et que vous oubliez depuis si longtemps, s’est fait aimer de vous... depuis ce matin et dès son arrivée... et que l’arrangement de famille, que la spéculation de M. de Saint-Géran est devenue sur-le-champ un mariage d’inclination ?

EMMERIC.

Oui, Madame, c’est la vérité...

LOUISE.

Je voudrais le croire pour vous, pour votre honneur, pour avoir le droit de vous conserver quelque estime... mais par malheur, M. Clérambeau est immensément riche.

EMMERIC.

Ah ! Madame.

LOUISE, avec colère.

Oui... c’est un mariage d’argent... c’est à de vils intérêts que vous me sacrifiez...

EMMERIC.

Jamais !... jamais !... je vous le jure...

LOUISE.

Je ne crois plus ni vos paroles, ni vos serments, je n’en croirai que vos actions... À l’instant même, et devant moi, vous déclarerez à votre oncle que vous renoncez à ce mariage... et qu’il est à jamais rompu... il le faut... je le veux, moi, à qui vous devez tout !

EMMERIC, l’interrompant vivement.

Ah ! vous n’avez pas besoin de me le rappeler ; les liens de la reconnaissance m’enchaîneront toujours, et vous pouvez le croire, puisque vos reproches mêmes ne les ont pas brisés... Oui !... vous êtes une grande dame et je ne suis qu’un artiste, mais ennobli par votre amour et par quelque gloire peut-être, il n’y à plus de distance... et dussent vos ducs et pairs et tous les grands seigneurs qui vous entourent de leurs hommages, frémir d’orgueil et s’indigner d’un tel rival, la noblesse des arts vaut bien l’autre ! elle est aussi glorieuse, plus rare... et le roi qui fait des ducs et pairs, ne fait pas des talents.

LOUISE, cherchant à l’interrompre.

Vous vous trompez, Monsieur, je n’ai ni la volonté ni le droit...

EMMERIC.

De me traiter en esclave... ni de me commander...

LOUISE.

Eh bien donc !... et pour la dernière fois... Pardonnez à cette fierté même qui malgré moi se révolte, et que je ne puis maîtriser encore... Laissez-moi le temps et la force de briser ce nœud fatal... qui m’indigne... et me pèse autant qu’à vous... vingt fois je l’ai tenté... et je me le reprochais... et je tremblais d’y réussir... Vos torts me donneront le courage que mon cœur me refusait... Ce secours, quelque cruel qu’il soit... me vient encore de vous, et je vous en remercie... il m’aidera à reconquérir mon estime... à triompher d’un ascendant qui n’est pas aussi grand que vous le pensez et que je le croyais moi-même... Peut-être y a-t-il dans mon cœur plus d’orgueil encore que d’amour... peut-être eusse-je supporté votre perte plus aisément que votre abandon... Et dans ce moment, où je vous vois non plus tel que mon imagination se plaisait à vous créer... mais tel que vous êtes... j’interroge mon cœur... et déjà... il me semble que je puis vous oublier... vous bannir... que je puis ne plus vous aimer... et même...

Avec passion.

non... non... je ne suis pas comme vous... je ne veux pas vous tromper... je vous aime... je vous aime toujours !

EMMERIC.

Ô ciel !... si on nous entendait !...

LOUISE, avec colère.

Ah ! c’est de l’effroi que ce mot vous inspire... vous redoutez de l’entendre... Vous !...

S’arrêtant sur un geste d’Emmeric, et baissant la voix.

Ne craignez rien, Monsieur, ne craignez pas que je vous compromette... il y a pour vous rassurer des motifs plus précieux encore que vous même : le sang dont je sors, et surtout le nom que je porte... C’est déjà trop de l’avoir offensé par ma faute, sans le flétrir encore par un éclat ; et quant à moi, qui croyais jusqu’ici que notre plus terrible punition était dans nos devoirs trahis... d’aujourd’hui, grâce à vous, je comprends un châtiment plus grand encore... c’est de rougir de celui pour qui l’on a tout méconnu ! et mon seul regret maintenant est dans ce signe de l’honneur, que j’ai mendié pour vous et que vous ne méritiez pas !

EMMERIC.

Ah ! grâce au ciel ! vous avez brisé vous-même... ces liens que je n’osais rompre... vos outrages m’ont affranchi... de mes chaînes et plus encore de mes remords... l’épouserai ma cousine.

LOUISE.

Vous l’épouserez ?...

 

 

Scène VI

 

JULIEN, entrant vivement, LOUISE, EMMERIC

 

LOUISE.

Vous ici, Julien ? Qui tous amène ?

JULIEN, à demi-voix, à la comtesse.

M. le comte vient de rentrer à l’hôtel... il a demandé Madame... et paraît très agité...

LOUISE, à part.

Ô Ciel !

Haut, à Julien, et lui faisant signe de passer devant elle. Julien sort.

Allez... allez... j’y cours !...

Elle s’élance vers la porte du fond.

EMMERIC, faisant quelques pas vers elle.

Madame... au nom du ciel !...

LOUISE, ce retournant vers lui.

Adieu... Monsieur, adieu pour jamais !

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

EMMERIC, seul

 

Ah !...

Il reste quelques instants la tête dans les mains, puis il regarde autour de lui avec joie.

Libre !... je suis libre !... je respire enfin... je renais... je sors d’esclavage !...

 

 

Scène VIII

 

HECTOR, passant la tête par la porte à gauche, et n’osant pas entrer, EMMERIC

 

EMMERIC, courant à lui.

Ah ! mon ami, mon cher Hector !

HECTOR.

Qu’est-ce donc ?

EMMERIC, lui sautant au cou.

Embrasse-moi... Tout est fini...

HECTOR.

En vérité ?

EMMERIC.

Je n’appartiens plus qu’à moi... je suis mon maître, tout est rompu... toute est brisé... et à jamais.

HECTOR.

Que le ciel t’entende !...

EMMERIC.

Tu en doutes encore...

HECTOR.

Non... Mais, comme disait ce matin... quelqu’un...

Avec crainte.

que je ne veux pas nommer... je crains toujours quelque circonstance imprévue qui remette tout en question, et le désespoir de tout à l’heure m’a fait trembler.

EMMERIC.

C’est vrai !... Pauvre femme !...

HECTOR.

Tu la regrettes déjà ?

EMMERIC.

Non... mais je la plains.

HECTOR.

Et moi, je ne plains personne que ceux qui se trouvent, malgré eux et à leur corps défendant, mêlés dans des aventures périlleuses où ils n’ont que faire ! Si tu m’avais vu, tu ne m’aurais pas reconnu... J’étais stupide !...

EMMERIC.

Mon pauvre Ballandard !...

HECTOR.

Et moi qui enviais ton bonheur et les grandes dames !... Vive la bourgeoisie ! vive mademoiselle Giraut !... Elle est ici.

EMMERIC.

Comment cela ?

HECTOR.

Il y a du monde ce soir... quelques amis, et elle est arrivée la première.

EMMERIC.

Et moi qui t’ai compromis près d’elle... Je vais la voir... et, sous le sceau du secret, lui avouer la vérité.

HECTOR, le retenant.

Garde-t’en bien.

EMMERIC.

Et pourquoi donc ?

HECTOR.

Tu ne peux pas t’imaginer combien j’ai gagné près d’elle depuis ce matin... elle est gracieuse... elle est aimable... elle ramène toujours la conversation sur cette passion que je te dois... et qu’elle ne me croyait pas capable d’inspirer !... Or, il paraît que les passions sont une affaire de mode et d’entraînement... Il suffît que quelqu’un commence... pour encourager les autres.

EMMERIC, souriant.

Et mademoiselle Victoria ?...

HECTOR.

Ce n’est pas ma faute... c’est la tienne ! Je ne te demandais pas à être mauvais sujet ; mais, maintenant que c’est reconnu et établi, tu comprends qu’il ne faut rien dire ! car, en m’ôtant mes torts, tu m’ôterais tous mes avantages.

EMMERIC.

C’est juste ! Et je te les laisse... je te les laisserai tant que tu voudras...

HECTOR, lui prenant la main.

Je te remercie ! Et conçois-tu mon bonheur ?

EMMERIC.

Il n’égale pas le mien... C’est Aline !

Il va au devant d’Aline qui sort de l’appartement à gauche.

 

 

Scène IX

 

ALINE, EMMERIC, HECTOR

 

ALINE.

Eh bien ! Monsieur, il faut que ce soit moi qui vienne vous chercher ! J’ai entendu partir la voiture de madame de Saint-Géran... Et ces obstacles dont il était question ?

EMMERIC.

Rien, rien.

HECTOR.

Il n’y en a plus.

ALINE, avec joie.

À la bonne heure ! Tout le monde est arrivé, excepté le notaire et mon parrain... les deux personnes les plus essentielles... après nous, cependant ! Et vous, monsieur Ballandard, voilà une demi-heure que Victoria vous cherche des yeux, et elle m’a demandé deux fois où était M. Hector.

HECTOR, bas, à Emmeric.

Tu le vois... elle ne peut plus se passer de moi... Je cours près d’elle.

Il sort.

ALINE, allant à des domestiques qui paraissent au fond.

Et vous, les glaces, le punch, qu’il faut faire circuler. Dépêchez-vous.

LE DOMESTIQUE.

Oui, Mademoiselle.

EMMERIC, souriant.

En vérité, tous vous occupez de tout !

ALINE.

C’est notre devoir à nous autres ; mais... quand je tiendrai notre ménage, ce sera bien mieux encore.

Montrant le salon à gauche.

Je rentre. Et vous aussi, n’est-ce pas ?... On pourrait penser que je reste ici pour causer avec vous. C’est peut-être vrai...

S’enfuyant.

Adieu, Monsieur !

Se frappant le front.

Ah ! mon Dieu !... moi, à qui vous supposez une si bonne tête... Un petit billet que j’oubliais... et que votre groom vient de descendre pour vous.

EMMERIC, prenant la lettre en regardant Aline.

Merci, ma cousine, merci.

Jetant les yeux sur l’écriture.

Ô ciel !

Il traverse vivement le théâtre. Aline, pendant ce temps, s’est retournée vers deux domestiques qui viennent d’entrer par la porte du fond, portant des plateaux de rafraîchissements.

Vous, dans le grand salon.

À un autre domestique.

Vous, dans la chambre de mon père et dans le boudoir... Et les tables de jeu à organiser...

À Emmeric.

Vous venez, n’est-il pas vrai ?

EMMERIC, troublé.

Oui... oui... Je vous suis...

Elle sort par la porte à droite, celle du boudoir, au moment où rentre Hector par la porte à gauche, celle du salon.

HECTOR, vivement.

Une glace !... une glace !... pour mademoiselle Victoria.

Levant les yeux et apercevant Emmeric, qui est près de la table à gauche.

Eh bien ! il chancelle !... il se trouve mal !... Est-ce l’excès du bonheur ?

Courant à lui.

Mon ami !...

EMMERIC, vivement.

Tais-toi... tais-toi...

HECTOR.

Qu’as-tu donc ?

EMMERIC.

C’est d’elle... c’est de la comtesse... Tiens, lis.

HECTOR, lisant.

« Mon mari a tout découvert... Il sait tout ! »

Tremblant.

Ah ! je n’ai pas la force d’achever.

EMMERIC, lui prenant le billet.

« Je n’ai plus que vous seul au monde pour me défendre ou me donner conseil. Je suis chez vous... je vous attends. »

HECTOR, avec colère.

Qu’est-ce que-je te disais ? Ça ne finira pas... ça ne finira jamais.

EMMERIC, avec désespoir.

Et au moment le plus heureux de ma vie ! Adieu, mon ami... adieu !

HECTOR.

Est-ce que tu iras près d’elle ?

EMMERIC.

Et le moyen d’hésiter sans être un infâme ! C’est pour moi... c’est par moi... qu’elle a tout perdu, son rang, sa fortune, sa réputation. Et puis, n’y a-t-il pas un homme d’honneur que j’ai offensé et outragé ?

HECTOR.

Ah ! ne me dis pas cela.

EMMERIC.

Et demain, sans doute... C’est juste... ma vie lui appartient... et j’irai la lui offrir.

HECTOR, hors de lui.

Tu n’iras pas !

EMMERIC.

Silence !... et calme-toi ! Tâchons de conserver quelque sang-froid. Songeons d’abord à cette malheureuse femme... à son départ... à sa fuite... Il faut de l’argent, et beaucoup... Je n’en ai pas !...

HECTOR.

Qu’importe ? puisque j’en ai...

EMMERIC.

Et dès qu’elle sera en sûreté... Viens !... partons !...

S’arrêtant.

Mais mon oncle... mais ma cousine ?...

HECTOR, remontant à gauche vers le salon.

Et tout ce monde qui est invité !... et ce contrat que l’on va signer !

EMMERIC, qui a passé à droite.

Impossible !... je refuserai ! Mais être témoin de la douleur d’Aline, de son désespoir... des reproches de son père et d’un pareil éclat... Non... non... je n’en ai pas la force ! Qu’ils ne sachent rien ce soir... Demain, seulement... demain, tu viendras... tu leur apprendras tout quand je serai tué...

HECTOR.

Que dis-tu ?

EMMERIC, froidement.

Est-ce que cela peut être autrement ?

HECTOR, hors de lui.

Tué !... tué !... Je ne le veux pas.

EMMERIC.

Silence !...

HECTOR.

Mais c’est absurde ! Se battre et se faire tuer ou fuir en pays étranger pour une femme qu’on n’aime plus !... et, pour elle, abandonner...

EMMERIC.

Mais tais-toi donc !...

 

 

Scène X

 

HECTOR, EMMERIC, ALINE, sortant du boudoir à droite

 

ALINE, fixement.

Eh bien ! qu’y a-t-il donc ?

À Hector et s’arrêtant en le regardant.

Ah ! mon Dieu ! comme vous êtes pâle, monsieur Ballandard !

HECTOR.

Moi !... c’est vrai !... je ne m’en cache pas...

ALINE.

Je vous en défie bien... Que vous est-il donc arrivé ? quel événement ?...

HECTOR, troublé.

Je voudrais... je ne peux... vous dire... ni vous expliquer.

EMMERIC, bas.

C’est un secret.

ALINE, vivement.

Vous me le direz ?

EMMERIC, de même.

Certainement !

Bas, à Hector et lui montrant la porte du fond.

Veille sur elle !

HECTOR, effrayé.

Moi !... Et si pendant ce temps...

EMMERIC.

Quoi donc ?

HECTOR.

Le mari... allait venir.

EMMERIC, le poussant.

Je vous rejoins.. Va donc...

HECTOR, à part.

Ah ! Ballandard ! si on t’y rattrape jamais... Et dire qu’une fois qu’on y est... pas moyen d’en sortir... condamné à perpét...

Rencontrant un regard d’Emmeric.

Je m’en vais, mon ami, je m’en vais.

Sortant.

Ah ! c’est à perdre la tête.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

EMMERIC, ALINE

 

ALINE, gaiement et le regardant sortir.

Il est très amusant, M. Ballandard.

Courant près d’Emmeric.

Dites-moi vite son secret.

EMMERIC.

Son secret ?

ALINE, le regardant et voyant son trouble.

C’est donc sérieux ?...

EMMERIC.

Tout ce qu’il y a de plus sérieux.

ALINE.

Encore cette dame, cette passion de ce matin ?...

EMMERIC.

Oui... oui... cette fatale passion, dont il n’est que trop puni.

ALINE.

C’est bien fait... il le mérite.

EMMERIC.

Vous dites vrai !... mais il y va de ses jours.

ALINE.

Ah ! le pauvre jeune homme !

EMMERIC.

Un duel.

ALINE.

Miséricorde !

EMMERIC.

Et comme je suis son témoin...

ALINE, vivement.

Il n’y a pas de danger pour les témoins ?

EMMERIC.

Aucun.

ALINE.

À la bonne heure !...

EMMERIC.

Mais il faut que tous les deux nous partions, que j’aille le rejoindre à l’instant même... sans qu’on s’en doute... Et pour votre père... pour tout le monde...

ALINE.

Surtout pour Victoria...

EMMERIC.

Il faudrait retarder ce contrat... le remettre à demain... et, pour y réussir... chercher un moyen qui ne vînt pas de moi !...

ALINE, vivement.

Je le trouverai... Je m’en charge...

EMMERIC.

Est-il possible !

ALINE, avec tendresse.

Dès que vous le voulez... dès que cela vous rend service... Et puis je suis si heureuse d’être d’un secret de moitié avec vous... Soyez tranquille, il sera bien gardée car vous... c’est moi !

EMMERIC, à part.

Ah ! malheureux que je suis !

ALINE.

Prenez donc garde, c’est mon père... contraignez-vous... un air riant, comme moi...

 

 

Scène XII

 

CLÉRAMBEAU, EMMERIC, ALINE

 

CLÉRAMBEAU.

Concevez-vous une contrariété pareille ? M. de Saint-Géran... mon ami...

ALINE.

Mon parrain... et notre témoin... Eh bien ?

CLÉRAMBEAU.

Eh bien ! il me fait dire que, retenu chez lui par une importante affaire...

EMMERIC, à part.

Je ne la devine que trop...

CLÉRAMBEAU.

Il ne pourra venir ce soir signer au contrat... et nous prie même de ne pas l’attendre... J’en suis désolé !...

ALINE.

Et moi aussi...

CLÉRAMBEAU.

Mais, enfin, le notaire est là... ainsi que tous nos amis. Venez, mes enfants.

ALINE, bas à Emmeric, qui fait un geste de crainte.

N’ayez donc pas peur.

Haut, à Clérambeau.

Non, mon père, non, ce n’est pas convenable.

CLÉRAMBEAU.

Qu’est-ce à dire ?

ALINE.

C’est mon parrain qui a fait ce mariage... c’est lui qui est mon témoin, et nous ne pouvons pas, en son absence...

Bas, à Emmeric.

Est-ce bien ?

Emmeric lui serre la main.

CLÉRAMBEAU.

Puisqu’il le permet et nous y autorise.

ALINE, passant près de son père en regardant Emmeric.

C’est égal... nous remettrons à demain, car on doit, pour un ami...

CLÉRAMBEAU, s’échauffant.

Faire une impolitesse à tous les autres... Toi, qui étais si pressée...

ALINE.

Je ne le suis plus.

CLÉRAMBEAU.

Toi, qui ce matin encore ne voulais pas différer d’un jour, ni d’une heure...

ALINE.

C’était ma fantaisie... et j’en ai une autre...

CLÉRAMBEAU.

Veux-tu le taire !

ALINE.

Un caprice !

CLÉRAMBEAU.

Veux-tu te taire devant ton cousin... ton prétendu ?... Quelle idée va-t-il avoir de toi ?

ALINE, regardant Emmeric avec amour.

Une bonne... je l’espère...

CLÉRAMBEAU, vivement et passant pris d’Emmeric.

Mon neveu, mon neveu... n’allez pas la juger d’après cela... et lui croire un mauvais caractère... Je ne l’ai jamais vue ainsi... c’est la première fois...

 

 

Scène XIII

 

ALINE, CLÉRAMBEAU, EMMERIC, HECTOR

 

HECTOR, qui s’est approché d’Emmeric, à voix basse.

Elle te demande et t’attend... et si tu ne viens pas...

EMMERIC, de même.

Plus qu’un instant.

CLÉRAMBEAU, à sa fille.

Venez alors, Mademoiselle, venez au moins présenter nos excuses à nos amis...

ALINE, à son père, qui se dirige vers le salon.

Oui, mon père, je vous suis.

Clérambeau entre dans le salon. Aline, vivement près d’Emmeric.

Êtes-vous content de moi, mon cousin ?

HECTOR, étonné.

Comment ?...

ALINE, d’un air de reproche.

Ah ! vous causez bien des chagrins à vos amis, monsieur Ballandard !

HECTOR, étonné.

Moi !...

ALINE.

C’est égal... partez, partez vite...

Se rapprochant de la porte à gauche.

Adieu, et à bientôt...

EMMERIC, à la porte du fond, regardant Aline.

Et renoncer à tant de bonheur !...

ALINE, à gauche.

À demain !

HECTOR, entraînant Emmeric par le fond.

Viens... partons !

 

 

ACTE IV

 

Même décor qu’au troisième acte.

 

 

Scène première

 

HECTOR, entrant par la porte du fond, à la cantonade

 

Eh oui... M. Clérambeau... il faut que je lui parle... Je ne croyais pas, à cette heure-ci, qu’il eût déjà du monde...

Entrant en scène.

J’attendrai... Quelle nuit j’ai passée... J’ai promis hier au soir à Emmeric de venir ici de grand matin préparer son beau-père aux événements de la journée... Il a été décidé dans notre conciliabule d’hier que madame de Saint-Géran s’échapperait aujourd’hui de chez elle, de grand matin !... et convenu avec Emmeric seulement que s’il n’était pas tué... il partirait avec elle pour la Suisse... sinon ce sera moi !...

Avec douleur.

Et mon étude !... Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit : je n’ai vu que des épées et des pistolets... un cauchemar horrible... Décidément, le faubourg Saint-Germain est plus dangereux que Montmorency, et les passions à équipages ne valent pas les amours à pied !...  D’abord, celles-ci finissent toujours à volonté... J’avais un moyen infaillible de hâter les dénouements... j’écrivais hardiment, et à tout hasard : « Je sais tout... je ne vous reverrai plus... » Jamais on ne demandait d’explications, tandis qu’ici... Dieu sait s’il en faut !... et de quel genre... Aussi mon terrible client est comme un fantôme que je crois voir partout...

Apercevant M. de Saint-Géran qui sort de l’appartement à gauche.

Là ! qu’est-ce que je disais ?

 

 

Scène II

 

M. DE SAINT-GÉRAN, HECTOR

 

HECTOR.

Quoi !... c’est vous... monsieur le comte ? de si bonne heure sorti de votre hôtel !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

J’y rentrais !... Je sais que Clérambeau est matinal, et je venais m’excuser auprès de lui de mon impolitesse d’hier au soir... et lui expliquer pourquoi je n’avais pu assister à ce contrat.

HECTOR, à part.

Le beau-père sait tout... ma visite est inutile.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Et puisque je vous rencontre, monsieur Ballandard, j’ai aussi à m’acquitter envers vous...

HECTOR, à part.

Ô ciel !

M. DE SAINT-GÉRAN.

J’ai reçu hier... au sujet de notre procès, les deux ou trois pages de consultation que vous m’avez adressées...

Souriant.

Le mal de tête était dissipé... je l’ai vu sans peine, car je n’ai jamais rien vu de plus clair, de plus précis et de mieux raisonné... c’est un chef-d’œuvre.

HECTOR, s’inclinant.

Monsieur !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Non... non... il n’y a plus de discussions possibles, je regarde mon procès comme gagné, et j’aurais dû sur-le-champ passer chez vous ou vous écrire pour vous en remercier... mais hier, excusez-moi, une affaire aussi fâcheuse qu’imprévue...

HECTOR, balbutiant, à part.

Dieu ! si je pouvais arriver à quelque arrangement.

Haut.

Une affaire bien malheureuse...

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant.

Quoi ! cela se sait déjà... c’est déjà connu ?...

HECTOR, troublé.

De moi... de moi seul... Le hasard... la clientèle... et l’amitié... qui me lie...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Amitié... dont je ne vous fais pas compliment.

HECTOR.

Vous avez raison... Mais n’y aurai t-il pas moyen, dans l’intérêt de tout le monde, d’arranger cette affaire...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Elle est terminée... j’en sors...

HECTOR.

Vous l’avez déjà vu ce matin ?... Il est à peine sept heures !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Nous nous sommes battus à cinq...

HECTOR.

Mort... mort... Vous l’avez tué ?

M. DE SAINT-GÉRAN.

Je l’aurais dû peut-être !... mais au moment je me suis rappelé... qu’hier matin, en causant de lui, j’avais étourdiment promis de... c’est ce qui l’a sauvé... J’ai adressé tout uniment ma balle à l’épaule gauche.

HECTOR.

Ô ciel !... Et vous l’avez atteint ?...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Parbleu !...

HECTOR, avec colère et tremblant.

Mais c’est horrible !... Monsieur, c’est atroce !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Vous le défendez ?

HECTOR, hors de lui.

Oui... Monsieur. Je ne suis qu’un avoué... mais c’est égal... dès qu’il s’agit d’un ami...

M. DE SAINT-GÉRAN, froidement et lui prenant la main.

Avant de m’accuser, lisez, Monsieur. Si vous aviez trouvé dans le secrétaire de votre femme une lettre comme celle-ci...

HECTOR, à part et jetant les yeux sur la lettre.

Ô ciel !... ce n’est pas l’écriture d’Emmeric !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Faire la cour à ma femme... se plaindre de son indifférence et même lui adresser une déclaration, surtout quand elle est dans ce style... peu m’importe... Mais ces deux lignes qui ne regardent que moi...

Reprenant la lettre et lisant.

« Comme nous le disions l’autre jour à notre club... ce terrible amiral qui, avec sa longue vue marine, ne voit pas même ce qui se passe chez lui... » Devais-je laisser impunies de telles offenses... de tels propos tenus publiquement dans un club... par votre protégé le vicomte ?...

HECTOR, à part.

C’est un vicomte !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Le seul tort que j’ai eu c’est, quand cette lettre m’est tombée par hasard sous la main... de laisser éclater devant mon valet de chambre, qui était là, un premier mouvement de colère... que j’ai réprimée, car ma femme ne devait pas me savoir instruit de cette insulte qu’elle m’avait cachée avec raison, et je voulais d’abord écrire à Emmeric... le prier d’être mon témoin... mais cela aurait effrayé sa prétendue... J’ai pris un de mes officiers... un lieutenant de vaisseau avec qui je me suis rendu ce matin chez M. de Langeac.

HECTOR.

M. de Langeac ?...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Votre ami... vous me l’avez dit...

HECTOR.

Je veux dire... mon client... Tous mes clients sont mes amis... Mais maintenant que je sais ce qui s’est passé... c’est bien différent... je ne le connais plus...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Je vous remercie...

HECTOR.

Tout ce que je demande... c’est que ça ne soit pas dangereux...

M. DE SAINT-GÉRAN, d’un air indifférant.

Je n’en sais rien !... Je l’espère... Je ne voulais, du reste, parler de cette aventure qu’à M. Clérambeau et à son gendre, aussi je viens de faire dire à Emmeric que je l’attendais ici...

HECTOR, à part.

Nous sommes sauvés ! Courons prévenir Emmeric. Dieu ! le voici...

 

 

Scène III

 

EMMERIC, M. DE SAINT-GÉRAN, HECTOR

 

Emmeric, plié, l’habit croisé sur la poitrine et tenant à la main une boîte de pistolets, s’approche de M. de Saint-Géran, malgré les signes d’Hector qu’il ne voit pas.

EMMERIC, avec émotion.

Vous m’avez fait dire, Monsieur, que vous m’attendiez ici... chez mon beau-père... et je venais me mettre à vos ordres !...

HECTOR, à part.

C’est fait de nous...

M. DE SAINT-GÉRAN, étonné.

À mes ordres !... et pourquoi ?...

EMMERIC, de même.

Je ne comprends pas, Monsieur, que vous me le demandiez.

HECTOR, vivement.

En effet... cela lui revenait de droit, car je l’ai vu ce matin, je lui ai tout raconté ! et il se promettait d’être votre témoin... il venait pour cela...

M. DE SAINT-GÉRAN.

En vérité !... Je vous en remercie, mon cher... J’avais d’abord pensé à vous...

HECTOR.

C’est ce que M. le comte me disait à l’instant.

EMMERIC, étonné.

Ô ciel !... que signifie...

HECTOR, passant près de lui.

Par malheur, tout est terminé... laisse là tes pistolets... on n’en a plus besoin.

Les lui prenant ainsi que son chapeau et les mettant sur la table.

Le combat a eu lieu ce matin.

M. DE SAINT-GÉRAN.

À cinq heures.

HECTOR, vivement.

Et M. de Langeac est blessé...

EMMERIC.

Ah ! blessé !...

HECTOR, de même.

Pas dangereusement... ne t’effraie pas... Cela lui apprendra, comme je te le disais, à tenir des propos... C’est une bonne leçon.

EMMERIC, le regardant, avec émotion.

Oui... oui... en effet.

HECTOR, de même.

Dont il se souviendra.

M. DE SAINT-GÉRAN.

J’y compte bien... Votre beau-père, à qui je viens de tout raconter, m’a appris que ni vous ni ma filleule n’aviez voulu signer le contrat en mon absence, et je vous devais de doubles excuses qu’il n’a acceptées qu’à la condition que je viendrais tantôt déjeuner avec vous en famille... et je n’ai eu garde de refuser. Je cours expédier, avant mon voyage de demain, quelques affaires dont l’une vous concerne... Ainsi donc, à tantôt !

Fausse sortie. Geste de joie d’Hector et d’Emmeric.

Et puis, ce soir, notre contrat de mariage, sans remise, cette fois...

HECTOR, à part.

Dieu le veuille !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Et, s’il nous reste du temps... nous achèverons notre soirée à l’Opéra... à cette fameuse représentation... où nous chercherons votre adversaire.

HECTOR, étourdiment et avec joie.

Que nous ne trouverons pas.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Et pourquoi ?

HECTOR, embarrassé.

Je dis, je suppose...

M. DE SAINT-GÉRAN.

N’importe ! nous y serons... nous autres. Adieu, mes jeunes amis !

HECTOR.

Adieu, monsieur le comte !...

M. de Saint-Géran est sorti. Hector n’achève pas sa phrase et tombe anéanti dans un fauteuil à gauche, pendant qu’Emmeric s’assied de l’autre côté à droite.

 

 

Scène IV

 

HECTOR, EMMERIC

 

HECTOR.

Encore un assaut de passé !...

EMMERIC, accablé.

Je ne sais plus où j’en suis !...

HECTOR.

Ni moi non plus... Des émotions et des terreurs pareilles abrègent l’existence... J’en ferai une maladie !

EMMERIC, ne revenant pas de sa surprise.

C’était M. de Langeac !... Et sans ta présence d’esprit...

HECTOR.

Moi, qui n’en ai jamais... J’avais une telle peur, que ça m’a donné du courage... Je voyais tout perdu.

EMMERIC, se levant vivement et passant à gauche.

Ah ! mon Dieu !

HECTOR.

Qu’as-tu donc ?

EMMERIC.

Et sa femme !

HECTOR.

Où est-elle ?

EMMERIC.

Chez moi... où elle venait d arriver pour notre fuite... notre départ...

HECTOR.

Encore une terreur !... Ça recommencera donc toujours ?... Courons vite...

Il s’élance vers la porte et voit paraître Louise, pâle et en désordre. Il pousse un cri.

 

 

Scène V

 

EMMERIC, LOUISE, HECTOR

 

LOUISE, entrant vivement par la porte du fond, ne voit pas d’abord Emmeric, qui vient de remonter à gauche, et n’aperçoit qu’Hector, qui est en face d’elle. Courant à lui.

J’ai reconnu la voiture... je l’ai vue de la fenêtre... elle vient de partir... Ils vont se battre... Venez... venez... car il tuera Emmeric.

Elle se retourne, l’aperçoit, pousse un cri et le jette dans ses bras.

Ah !

EMMERIC.

Rassurez-vous, le duel a eu lieu.

HECTOR, vivement.

Mais pas avec lui !

EMMERIC.

Avec M. de Langeac...

LOUISE.

Est-il possible ?...

HECTOR, de même.

Dont il avait trouvé une lettre dans votre secrétaire.

EMMERIC.

Le secrétaire où étaient cachées les miennes... Et ce domestique, qui nous est dévoué, est venu, tout effrayé, vous raconter la colère de M. de Saint-Géran.

LOUISE.

Ah ! ce que c’est que d’être coupable !... J’ai cru que tout était découvert.

EMMERIC.

Et tout est sauvé...

HECTOR.

Mais il faut quitter cette maison au plus vite... Remontez... Je cours chercher une voiture !...

EMMERIC.

Qu’elle attende en bas !

HECTOR.

C’est dit... et je reviens t’avertir. Ah !... cette boîte !

Revenant sur ses pas, il reprend, sur la table à gauche, son chapeau et la boite qu’il emporte.

 

 

Scène VI

 

EMMERIC, LOUISE

 

EMMERIC.

Oui... il faut rentrer à l’hôtel avant que M. de Saint-Géran n’y retourne... car, s’il vous demandait... s’il ne vous y trouvait pas...

LOUISE, hors d’elle-même.

Je comprends... vous avez raison... Mais pardonnez-moi... tant d’idées se confondent... la crainte et la joie... Vous m’aviez quittée, disiez-vous, pour les préparatifs de ce départ. Je croyais que vous m’aviez trompée ; je vous croyais mort, et, alors, malgré moi... sans le vouloir... je suis sortie de chez vous... j’ai descendu cet escalier... J’étais folle.

EMMERIC, inquiet et regardant autour de lui.

Venez !... Ne songeons qu’à votre sûreté...

LOUISE, sans l’écouter.

Oui, oui. Il est donc vrai ! vous alliez tout sacrifier pour moi... votre famille, votre patrie !... Tant d’amour, malgré mes outrages !... Vous voyez bien que nous nous aimions toujours ; qu’unis par le danger, rien ne peut plus nous séparer !... Et quant à ce mariage...

EMMERIC, avec effroi.

Qu’osez-vous dire ?

LOUISE, vivement.

Votre parole est donnée, je le sais ! Vous ne pouvez maintenant la dégager... Mais, moi... je m’en charge.

EMMERIC, effrayé.

Grand Dieu !... Venez, vous dis-je... ne restons pas ici.

LOUISE.

Et pourquoi ?

EMMERIC.

Si l’on vous voyait ainsi, le matin, chez mon oncle...

LOUISE.

C’est vrai !... Je n’y pensais pas.

EMMERIC.

Remontons chez moi... attendre Ballandard.

Ils font quelques pas et s’arrêtent.

Non, écoutez... On parle.

ALINE, en dehors.

Comment ! il est déjà venu !...

EMMERIC.

C’est la voix de ma cousine...

LOUISE, effrayée.

Ah !... qu’elle ne me voie pas !

EMMERIC, lui montrant la porte à droite.

Là... là... Ne craignez rien.

LOUISE, hésitant.

Et cependant...

EMMERIC.

Non ! De grâce... si vous m’aimez...

Louise entre dans le cabinet à droite, dont Emmeric ferme la porte.

 

 

Scène VII

 

ALINE, EMMERIC

 

ALINE, entrant par la porte du fond et accourant avec joie.

Mon cousin !... et de si bonne heure... Ah ! que c’est bien à vous !... que c’est aimable !... Je m’en doutais... Je me disais : Il sait que je suis inquiète... alors il viendra... pour moi... et un peu pour lui...

EMMERIC, avec embarras.

Ah ! sans doute !

ALINE.

Eh bien ?... quelle nouvelle ? Et ce vilain combat ?

EMMERIC.

Il a eu lieu... ce matin...

ALINE, vivement.

Et M. Ballandard ?

EMMERIC.

Il ne lui est rien arrivé...

ALINE.

À la bonne heure... Et son adversaire ?...

EMMERIC, troublé et regardant vers la porte à droite.

J’ignore... je ne sais...

ALINE.

Puisque vous y étiez... vous, son témoin...

EMMERIC, de même.

Je veux dire... Je ne sais si cela aura des suites...

ALINE.

Il est donc blessé ?

EMMERIC, vivement.

Oui... oui... ma cousine. Je croyais vous l’avoir appris.

ALINE.

Mais, du tout !... Et voyez donc ce M. Ballandard ! Qui s’en serait jamais douté ?... Se battre ainsi !... Quelqu’un de blessé... Je vous avais promis le secret, mais cela devient trop grave et trop terrible...

EMMERIC.

Ma cousine !

ALINE.

Je ne peux pas, sans prévenir Victoria, lui laisser épouser un querelleur, une mauvaise tête... un spadassin...

EMMERIC.

Au nom du ciel !...

ALINE, vivement.

C’est votre ami !... mais Victoria aussi est mon amie... et comme il s’agit de son bonheur...

 

 

Scène VIII

 

ALINE, EMMERIC, CLÉRAMBEAU

 

CLÉRAMBEAU.

Qu’est-ce que c’est ! qu’est-ce que c’est ?... Déjà ensemble !...

ALINE, étourdiment.

Ne faites pas attention, mon papa, nous nous disputions !... à propos...

Courant à lui, et l’embrassant.

Bonjour, mon père... car c’est par vous que commence toujours ma journée...

CLÉRAMBEAU, souriant en regardant Emmeric.

Pas aujourd’hui à ce que je vois !... On m’avait dit que Ballandard était ici et me demandait...

À Aline, qui cause bas avec son cousin.

Qu’est-ce que tu fais là ?... ton parrain qui vient déjeuner avec nous.

ALINE.

C’est vrai !...

CLÉRAMBEAU.

Et tu ne donnes pas des ordres... tu ne t’occupes de rien... pas même des affaires du ménage... Ton cousin ne voudra plus de toi... il rompra le mariage...

ALINE, à Emmeric.

Est-ce vrai, mon cousin ?... Je vais ordonner le déjeuner... qui sera superbe...

Elle remonte le théâtre.

CLÉRAMBEAU, passant près d’Emmeric.

Et moi... je vais m’occuper de la dot... car il faut bien y songer...

ALINE, revenant à gauche, près de son père.

Bah !... j’ai idée que mon cousin m’épouserait sans cela... N’est-ce pas, Emmeric ?

CLÉRAMBEAU, se retournant vers elle.

Mais, allez donc, car cet enfant-là ne sait plus m’obéir... allez donc, rien ne sera prêt... et s’il le faut... dépêche-toi...

Montrant Emmeric.

pour revenir plus vite !

ALINE, gaiement.

Et vous dites que je ne vous obéis pas... J’y vais, mon père, et je reviens.

Elle sort en courant par la porte à gauche, et Clérambeau la suit plus lentement ; en ce moment Louise entr’ouvre la porte à droite.

LOUISE, à demi-voix.

Puis-je sortir maintenant ?

EMMERIC, vivement et refermant la porte.

Pas encore...

CLÉRAMBEAU, se retournant, et voyant Emmeric fermer la porte, revient sur ses pas.

Hein ?... qu’y a-t-il ? On a fermé cette porte...

EMMERIC, troublé.

C’est possible... je n’ai pas vu.

CLÉRAMBEAU, traversant à droite.

Il me semblait avoir entendu parler...

EMMERIC, le retenant par le bras.

C’est moi qui aurai dit quelques mots...

CLÉRAMBEAU.

Et à qui ?...

EMMERIC.

À qui !... à Ballandard... que j’avais cru voir là dans votre cabinet, où il s’est renfermé...

 

 

Scène IX

 

HECTOR, EMMERIC, CLÉRAMBEAU

 

HECTOR, s’approchant d’Emmeric, et à demi-voix.

La voiture est en bas.

EMMERIC, tressaille, et lui dit à voix basse.

C’est bien !...

HECTOR, de même.

Faut-il monter chez toi... la prévenir ?

EMMERIC, de même.

Non !...

Hector s’éloigne, et Clérambeau s’approche d’Emmeric.

CLÉRAMBEAU, à demi-voix.

Voilà Ballandard qui est ici.

EMMERIC, troublé.

Cela m’étonne.

CLÉRAMBEAU, de même.

Cela ne m’étonne pas... car il m’avait semble entrevoir une robe...

EMMERIC, de même.

Quelqu’un de la maison...

CLÉRAMBEAU.

Personne n’a traversé ce salon...

EMMERIC.

C’est vrai... mais par un autre escalier... une autre sortie.

CLÉRAMBEAU.

Il n’y en a pas...

EMMERIC, dans le plus grand trouble.

Alors... je ne sais... je ne puis m expliquer... je me serai trompé... vous aussi.

CLÉRAMBEAU, faisant un pas.

Ce qu’il est facile de voir...

S’arrêtant.

C’est ma fille !...

 

 

Scène X

 

HECTOR, ALINE, arrivant du fond, M. DE SAINT-GÉRAN, EMMERIC, CLÉRAMBEAU

 

ALINE, entrant gaiement.

Mon parrain... mon parrain qui arrive !...

CLÉRAMBEAU, allant au devant de lui.

Qu’il soit le bien venu !

EMMERIC, à part.

Malédiction !

ALINE, retenant Hector qui veut s’éloigner.

Vous ne partirez pas, je vous garde ; vous resterez avec nous au déjeuner de famille.

Clérambeau a été au fond du théâtre au devant de M. de Saint-Géran, et lui a serré la main. Pendant ce temps, Emmeric, troublé et indécis, à voulu se rapprocher de la porte à droite ; il a trouvé devant lui Clérambeau qui vient de quitter M. de Saint-Géran, et qui ne cesse d’examiner Emmeric ; celui-ci redescend alors le théâtre.

M. DE SAINT-GÉRAN, à Aline.

Je me suis encore fait attendre, et pourtant je n’ai pas perdu de temps ! Avant même de rentrer chez moi... j’ai couru à la Grande-Chancellerie pour une surprise que je réservais à ma filleule... Mais ils n’en finissaient pas... il m’a fallu y rester jusqu’à présent...

ALINE.

En vérité !...

M. DE SAINT-GÉRAN, à Aline, à demi-voix.

Et j’arrive avec le brevet que j’ai fait expédier devant moi... celui de nouveau chevalier... que ton fiancé tiendra de ta main... Tu le lui donneras ce soir en signant le contrat.

ALINE.

Ah ! que de bontés !

CLÉRAMBEAU, qui a quitté l’extrême droite du théâtre, vient se placer près de M. de Saint-Géran, et lui dit avec émotion.

J’ai encore un service à réclamer de vous, mon ami... un avis... une consultation...

HECTOR, s’avançant.

Me voilà !

CLÉRAMBEAU, à Hector.

Je vous remercie... Daignez, ainsi que ma fille, nous attendre dans le petit salon... où nous vous rejoignons à l’instant...

ALINE, à Hector.

C’est pour la dot... Venez.

HECTOR.

Comme votre père a la figure défaite !

ALINE, gaiement.

Il a faim... j’en suis sûre !... Mais soyez tranquille, le déjeuner ne se fera pas attendre... Venez donc, monsieur Ballandard.

Elle sort avec Hector par la porte à gauche, et Clérambeau remonte le théâtre de quelque pas pour bien s’assurer de leur sortie.

 

 

Scène XI

 

CLÉRAMBEAU, redescendant à gauche, M. DE SAINT-GÉRAN, EMMERIC

 

M. DE SAINT-GÉRAN.

Parlez !... Que me voulez-vous ?

CLÉRAMBEAU, avec émotion.

Je voulais vous rappeler... mon ami... qu’en me demandant ma fille pour mon neveu, vous vous êtes rendu sa caution... Vous m’avez juré, ainsi que lui, et sur l’honneur, que désormais il n’y aurait dans sa conduite aucun mystère... aucune intrigue... aucune relation... de nature à compromettre le bonheur de mon enfant... c’est à cette seule condition que j’ai consenti... vous le savez !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Certainement !... Et où voulez-vous en venir ?

CLÉRAMBEAU.

À ceci, mon ami... qu’il ne faut ni vous étonner ni m’en vouloir si je retire ma parole...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Y pensez-vous ?

EMMERIC.

Et pourquoi ? de grâce !...

CLÉRAMBEAU.

Il ose le demander... quand tout à l’heure, ici même... chez moi... dans la maison de sa fiancée, il a reçu en secret une femme...

Traversant le théâtre.

qui est cachée là, dans cet appartement !

EMMERIC, se mettant devant Clérambeau qui veut y entrer.

Monsieur...

M. de Saint-Géran se trouve à l’extrémité à gauche, Clérambeau au milieu, Emmeric à droite.

CLÉRAMBEAU, à M. de Saint-Géran.

Et la preuve, c’est qu’il refuse de m’y laisser entrer !...

EMMERIC, avec impatience.

Parce que... parce que, malgré l’affection et le respect que je vous porte... je ne veux pas, après mon mariage... me voir en butte à une inquisition... à des soupçons sans cesse renaissants... et le moyen de s’y opposer plus tard est de commencer dès le premier jour...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Cela me paraît assez juste.

CLÉRAMBEAU.

Mais cependant cette robe que j’ai aperçue...

EMMERIC, troublé.

C’est possible... Mais je vous répète que la femme qui a traversé cet appartement est une personne que j’ai à peine entrevue... une femme de la maison...

CLÉRAMBEAU, voulant entrer dans l’appartement à droite.

Alors, voyons...

EMMERIC, se mettant devant lui.

C’est-à-dire que vous n’en croyez pas ma parole... et que déjà votre défiance...

CLÉRAMBEAU.

Je ne me défie de personne... mais j’aime mieux voir par moi-même...

EMMERIC.

Et voilà ce qui m’offense... voilà ce que je ne souffrirai pas...

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant.

Ne vous fâchez pas, mes amis. Moi, qui suis désintéressé dans la question... si vous voulez me prendre pour juge...

EMMERIC, vivement, s’élançant au devant de lui, se trouve entre M. de Saint-Géran, qui est à gauche, et Clérambeau, qui est à droite du spectateur.

Non pas... non, Monsieur !...

M. DE SAINT-GÉRAN, étonné.

Et pourquoi donc ?...

EMMERIC, troublé, et regardant toujours Clérambeau qui se dirige vers la porte à droite.

Parce qu’il douterait même de vous... il ne vous croirait pas... Il ne croit à rien...

M. DE SAINT-GÉRAN, souriant et allant s’asseoir sur le fauteuil à gauche.

C’est juste !

EMMERIC, regardant Clérambeau d’un air suppliant.

Pas même à mon honneur !

CLÉRAMBEAU, qui se dirigeait vers la porte du cabinet à droite, s’arrête un instant indécis et étonné.

En vérité... je ne sais plus si je dois...

Emmeric fait un geste de joie.

Non, ma foi.

Il s’élance dans l’appartement à droite. Emmeric reste accablé et ne sort de son désespoir qu’à la voix de M. de Saint-Géran.)

 

 

Scène XII

 

M. DE SAINT-GÉRAN, EMMERIC

 

M. DE SAINT-GÉRAN, assis dans le fauteuil à gauche et faisant signe à Emmeric de se rapprocher de lui.

Dites-moi donc.

À demi-voix.

Est-ce que vraiment

Montrant la porte à droite.

il y a là... est-ce que, malgré vous, ce serait-elle... encore elle ?

EMMERIC, vivement.

Non, Monsieur, personnel et je vous jure !...

M. DE SAINT-GÉRAN, froidement.

Je vous crois, sans cela vous m’auriez choisi pour arbitre... persuadé que mon rapport eût été en votre faveur.

 

 

Scène XIII

 

M. DE SAINT-GÉRAN, assis à gauche, EMMERIC, debout près de lui, CLÉRAMBEAU, sortant de l’appartement à droite, dont il referme la porte. Il est pâle, hors de lui, se soutient à peine et affecte un air riant

 

M. DE SAINT-GÉRAN, le regardant.

Eh bien !

Clérambeau essaie de parler et ne peut pas.

Eh bien ! donc ?

CLÉRAMBEAU, essayant de rire.

Rien... rien du tout... absolument rien.

EMMERIC, à M. de Saint-Géran.

Je vous l’avais dit.

M. DE SAINT-GÉRAN, regardant Clérambeau en riant.

Il en est encore tout ému et tout déconcerté.

CLÉRAMBEAU.

Nullement ; c’est-à-dire, c’est possible... la surprise de n’avoir rien vu.

Regardant Emmeric.

Et je comprends que... que...

M. DE SAINT-GÉRAN, passant près de lui.

Que vous avez tort d’être soupçonneux, et de vous défier de tout... Que cela vous serve de leçon !...

CLÉRAMBEAU.

Une leçon dont je profiterai.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Pour hâter son mariage.

Geste de Clérambeau.

Ah ! je réclame votre parole, vous me l’avez donnée... J’en prends acte, et maintenant, mon cher, que vous n’avez plus à m’opposer ni preuves ni soupçons...

CLÉRAMBEAU, emporté malgré lui.

Mais, au contraire !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Comment, il y avait donc ?...

CLÉRAMBEAU, vivement.

Personne, personne au monde... Mais vous me parlez de soupçons, je dis : au contraire... je n’en ai plus, et ma confiance...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Est revenue.

CLÉRAMBEAU.

Certainement.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Alors, c’est ce que je disais ; plus d’obstacles, tout est convenu... Votre main, votre main, et ce soir, le contrat.

CLÉRAMBEAU, balbutiant.

Oui, mon ami.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Et quant à l’article que nous avons corrigé ce matin...

À Emmeric.

celui de la dot, que nous avons revue et augmentée.

EMMERIC, avec honte.

Ah ! grand Dieu !

M. DE SAINT-GÉRAN.

Vous allez l’envoyer au notaire.

CLÉRAMBEAU, remontant le théâtre, avec agitation.

Sur-le-champ, mon ami, sur-le-champ... Je vous rejoins près de ma fille, je vous rejoins, vous... et...

M. DE SAINT-GÉRAN, gaiement, et gagnant la porte à gauche.

Et le déjeuner.

EMMERIC, passant près de Clérambeau.

Mais, Monsieur...

CLÉRAMBEAU, à voix basse et d’un ton solennel.

C’est moi qui la ferai sortir...

M. DE SAINT-GÉRAN, se retournant vers Emmeric.

Eh bien ?

CLÉRAMBEAU.

Allez donc, Monsieur... allez, on vous attend.

Emmeric sort avec M. de Saint-Géran par la porte à gauche.

 

 

Scène XIV

 

CLÉRAMBEAU, allant ouvrir la porte à droite, puis LOUISE

 

CLÉRAMBEAU.

Partez, Madame, j’ai éloigné le danger.

LOUISE, chancelant et s’appuyant sur le fauteuil qui est près d’elle.

Ah ! mes genoux fléchissent.

CLÉRAMBEAU, effrayé.

Au nom du ciel !

LOUISE.

Vous qui m’avez sauvé l’honneur et la vie... par grâce, écoutez-moi !...

CLÉRAMBEAU, regardant vers la porte à gauche.

On peut revenir !

LOUISE, avec égarement.

Qu’importe ? si je vous sauve à mon tour... si j’empêche ce mariage, auquel vous ne pouvez consentir ni moi non plus !

Se reprenant.

Pardon, Monsieur, pardon, je ne veux pas vous offenser, au contraire... je ne veux que votre bonheur et celui de votre fille... Elle ne serait pas heureuse, il ne l’aimerait pas.

CLÉRAMBEAU.

Ces liens, comme il le disait... n’étaient donc pas rompus ?...

LOUISE.

Si vraiment ! hier... ici même... Ah ! j’avais de la force alors ! j’avais du courage ; je croyais qu’il ne m’aimait plus.

Avec joie.

Mais je m’abusais et lui aussi. Dès qu’il a su mes dangers...

CLÉRAMBEAU.

Est-il possible ?

LOUISE.

Il voulait tout quitter, s’exiler avec moi.

CLÉRAMBEAU, sévèrement.

Avec vous !

LOUISE.

Ah !... ne m’accablez pas, Monsieur !... Je sais combien je suis coupable ; mais à qui confier mes craintes et mes tourments... je n’ai plus de père !... Si j’en avais un... je tomberais à ses pieds, je lui dirais : Prenez pitié de moi !... pardonnez à ma raison qui s’égare... défendez-moi contre moi-même... empêchez-moi de me perdre...

Tombant à ses genoux.

car moi, je ne peux rien, que l’aimer !...

CLÉRAMBEAU, attendri et cherchant à la relever.

Madame, Madame... mon enfant !

LOUISE, se relevant, avec joie.

Mon enfant ! vous l’avez dit !

CLÉRAMBEAU.

Oui, c’est à moi de veiller sur vous... mais partez, au nom du ciel !

LOUISE.

Je pars, je vous obéis... si vous me jurez que ce mariage n’aura pas lieu.

CLÉRAMBEAU, regardant vers la porte à gauche.

On vient... peut-être votre mari.

LOUISE.

Mon juge ! il saura tout...

Avec joie.

Non, c’est Emmeric.

 

 

Scène XV

 

EMMERIC, CLÉRAMBEAU, LOUISE

 

EMMERIC, s’élançant près de Clérambeau.

Monsieur !

CLÉRAMBEAU, à Emmeric, d’un ton sévère en lui montrant Louise.

Vous sentez qu’à présent ce mariage est impossible.

LOUISE, poussant un cri.

Je pars !

Elle sort par la porte du fond.

EMMERIC, avec désespoir, à Clérambeau.

Ah ! Monsieur, qu’avez-vous fait ?

CLÉRAMBEAU.

Mon devoir ! Je dirai tout à ma fille.

 

 

Scène XVI

 

ALINE, EMMERIC, CLÉRAMBEAU

 

ALINE, sortant de la porte à gauche et courant à Emmeric.

Eh bien ! et le déjeuner ? On vous attend tous les deux.

CLÉRAMBEAU.

Nous voici, mon enfant, nous voici...

Regardant Emmeric qu’Aline entraîne.

Lui ! mon gendre !... jamais !...

 

 

ACTE V

 

Même décor qu’au quatrième acte.

 

 

Scène première

 

ALINE, HECTOR

 

HECTOR.

Oui, Mademoiselle, j’ai fait votre commission, et en sortant de table j’ai couru de votre part chez mademoiselle Victoria Giraut, que j’ai invitée pour ce soir.

ALINE.

Et elle accepte ?

HECTOR.

Avec une bonté... une gracieuseté... Elle me permet de venir la chercher, de lui donner la main... et son père, le négociant en vins, M. Giraut, qui n’y met pas de finesse... m’a dit en me reconduisant : « Ma foi, mon cher, c’est à confondre... mais je crois qu’elle vous aime... » Il m’a dit cela !...

ALINE.

Est-il possible !...

HECTOR.

Mot pour mot... Et si ce n’était la crainte d’une fatuité qui n’est pas dans mon caractère... j’aurais presque l’idée que le négociant de Bercy a dit vrai : In vino veritas.

ALINE, ne comprenant pas.

Quoi donc ?

HECTOR.

Rien ! c’est du latin !... mais dans ma joie... dans ma reconnaissance, je ne veux plus avoir de secrets pour elle... je lui dirai tout...

ALINE, lui tendant la main.

C’est bien à vous ! et voilà qui nous réconcilie... Mais c’est inutile... je lui avais tout appris.

HECTOR.

Comment ?

ALINE.

Votre duel... votre combat... et cet homme que vous avez blessé...

HECTOR, effrayé.

Y pensez-vous ?

ALINE.

Je le devais.

HECTOR, de même.

Tout est perdu !...

ALINE.

Au contraire... elle s’est écriée avec ravissement et surprise : « Ballandard s’est battu !... Ballandard a eu un duel !... Et si vous aviez vu quelle émotion en s’informant de vous !...

HECTOR, hors de lui.

Elle m’aime !...

ALINE.

Elle qui avait juré de ne jamais s’appeler madame Ballandard... C’est là ce qui la contrariait... elle me l’avait dit.

HECTOR.

Eh bien ! on l’appellera madame Hector... puisqu’elle aime les braves, puisqu’elle m’aime.

ALINE.

C’est inconcevable !

HECTOR.

Et vous aussi...

ALINE.

Quand je dis inconcevable... je parle de son imagination belliqueuse...

HECTOR.

Qui pourrait bien avoir ses dangers... car enfin et pour lui plaire, s’il fallait ainsi se battre toutes les semaines... Vous me répondrez à cela qu’une fois qu’on a fait ses preuves... on n’est plus obligé à rien...

ALINE.

Certainement ! mais apprenez-moi donc... vous qui savez tout... d’où venait pendant le déjeuner l’air triste et silencieux de mon cousin ?

HECTOR, gaiement.

Je n’ai pas remarqué... je mangeais... je buvais... je parlais... j’étais si content d’avoir enfin entendu partir cette voiture...

ALINE.

Quoi !... quelle voiture ?

HECTOR, se reprenant.

Rien !... un client fâcheux que je redoutais... Enfin, chacun est heureux à sa manière : je suis pour le bonheur expansif, et lui, pour le bonheur taciturne.

ALINE.

Non... il y a quelque chose... car lorsque vous avez été parti... ainsi que mon parrain... mon père s’est approché de moi pour me parler. Emmeric l’a retenu, et quoiqu’ils parlassent bas, j’ai entendu qu’il lui disait : « Moi, plutôt... moi... Je vous le promets. »

HECTOR.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

ALINE, gaiement.

Des affaires qui concernaient mon père... car il est sorti et nous a laissés seuls... cela ne m’a pas effrayée... on assure que c’est l’usage entre prétendus... et Emmeric m’a dit en tremblant : Aline !... il faut que je vous apprenne... que vous sachiez que je vous aime plus que tout au monde... que je ne peux vivre sans vous...

Gaiement.

Ce secret, à quoi bon ?... est-ce qu’il y a besoin de dire cela ?... Mais pendant qu’il parlait ainsi j’ai cru voir des larmes dans ses yeux...

HECTOR, à part.

Grand Dieu !...

ALINE.

Je dis : je crois !... car sans me regarder, sans détourner la tête... il s’est enfui...

HECTOR, à part, avec colère.

Elle a raison... il y a encore quelque chose...

ALINE.

Qu’est-ce que ce peut être ? Vous en doutez-vous ?

HECTOR.

Parbleu ! quelque contrariété... Son opéra nouveau qui l’inquiète et le tourmente... à cause de vous... car, enfin, si vous ne l’aimiez que pour sa gloire... comme mademoiselle Victoria... pour ma bravoure.

ALINE.

Allons donc... ce ne peut-être un pareil motif.

HECTOR.

À moins que quelque embarras financier dans son budget d’artiste... quelques dettes qu’il ne veut pas dire à votre père...

ALINE.

Vous croyez ?... Le voici... Laissez-nous, de grâce !

HECTOR, s’approchant d’Emmeric qui sort de la porte à gauche.

Qu’est-ce encore ?

EMMERIC, dans le plus grand trouble.

Je te le dirai... Laisse-nous !

HECTOR, à part.

Allons ! et puisqu’ils le veulent tous deux... allons chercher Victoria.

Il sort.

 

 

Scène II

 

ALINE, EMMERIC

 

EMMERIC, à part et regardant Aline.

Aurai-je cette fois plus de courage ?... il le faut, pourtant, car j’ai promis à son père d’immoler moi-même mon bonheur et toutes mes espérances !...

ALINE, à part.

Certainement ! je saurai ce qui le tourmente en y mettant un peu d’adresse...

EMMERIC, avec embarras.

Ma cousine...

ALINE.

Eh bien ?...

EMMERIC, de même.

Vous causiez avec Ballandard ?...

ALINE.

Oui... nous causions de sujets indifférents... de jeunes gens de ses amis...

Vivement.

Et nous nous disions... c’est évident, qu’un jeune homme qui arrive à Paris... sans fortune... ne peut pas, quelque talent qu’il ait, se créer sur-le-champ une position et un état !... En attendant les succès... il faut vivre... et alors il est tout naturel qu’il emprunte... qu’il fasse des dettes...

Mouvement d’Emmeric.

Il n’y a pas de mal... au contraire... je l’en estimerais davantage...

EMMERIC, étonné.

Pourquoi me dites-vous cela ?

ALINE.

Pourquoi ?... parce qu’il est tout simple qu’on se cache de son beau-père... les beaux-pères ne comprennent pas ou voient les choses du mauvais côté... mais une sœur... une cousine... une fiancée... moi, par exemple.

EMMERIC.

Quoi ! vous pourriez croire ?... On vous a trompée... je vous le jure... je vous l’atteste...

ALINE.

Ah ! tant pis !...

EMMERIC.

Et vous veniez ?...

ALINE.

Tout partager avec vous... C’était mon bonheur... et bientôt mon devoir... Et vous, Monsieur, pourquoi ne pas suivre mon exemple ?... vos chagrins ne m’appartiennent-ils pas ?...

EMMERIC.

Ah ! plus je vous entends, et plus il me semble impossible de vous les confier.

ALINE.

Et moi je les devine, maintenant.

EMMERIC, effrayé.

Que dites-vous ?

ALINE.

Certainement je serai fière et heureuse de vos succès et de porter un nom que chacun applaudit... mais les jours de victoire ne seront pas ceux où je vous aimerai le mieux ! dans l’ivresse du triomphe, je vous serai inutile... Mais pour l’artiste même le plus habile et le plus heureux, il est des jours où la lutte est douteuse ou fatale... dans ces moments-là je serai près de vous... mon cœur battra de vos craintes ou de vos espérances... Pour vous rassurer, je vous dirai : Courage ! ou j’aurai peur avec vous... Et si nous succombons... ah ! que je vous aimerai alors... car vous aurez besoin de moi... car mon amour augmentera avec vos peines... et si vous en doutez... essayez d’être malheureux, mon ami, et vous verrez.

EMMERIC.

Ah ! vous êtes ce qu’il y a au monde de meilleur... et de plus parfait.

ALINE.

Non... non... mais je savais bien que je rencontrerais juste... Ainsi, plus de crainte... plus d’inquiétude... vous ne devez plus en avoir...

Avec amour.

Je n’en ai plus... Et voyez donc quel bel avenir s’ouvre devant nous ! des amis... de la considération... une belle fortune, et mieux encore, du bonheur !... car nous nous aimons si bien... et jeunes tous deux, nous pouvons nous aimer si longtemps...

EMMERIC, hors de lui.

Ah ! toujours, toute la vie...

S’arrêtant.

Non... non... ce n’est pas là ce que je voulais, ce que je devais dire... mais en l’entendant... j’oubliais tout... je ne voyais plus que mon amie... ma femme.

ALINE, se jetant dans ses bras.

Eh bien ! n’est-ce pas vrai ?

EMMERIC, poussant un cri et la pressant contre son cœur.

Ah !

 

 

Scène III

 

EMMERIC, ALINE, CLÉRAMBEAU

 

CLÉRAMBEAU, s’avançant avec colère.

Qu’est-ce que je vois là ?...

ALINE.

Que ça ne vous inquiète pas, mon papa ! Nous nous étions disputés... nous, nous raccommodons, voilà tout.

CLÉRAMBEAU.

Est-ce ainsi. Monsieur, que vous tenez vos promesses ?...

ALINE.

Le grand mal... le jour du contrat !

CLÉRAMBEAU.

Laisse-nous.

ALINE.

Est-il sévère, mon père... plus que moi

Regardant Emmeric.

qui lui pardonne.

CLÉRAMBEAU.

Je te prie de nous laisser...

ALINE, passant près de lui.

Oui, mon père, mais je voulais tous recommander...

CLÉRAMBEAU, avec impatience.

C’est bien ! te dis-je, je penserai à tout.

ALINE.

Joliment ! vous auriez oublié l’essentiel... la femme de mon parrain, madame de Saint-Géran, que vous n’aviez pas invitée ; c’était d’une impolitesse... que j’ai réparée en votre nom... et elle viendra, soyez tranquille. Je m’en vais, je m’en vais...

Courant gaiement à Emmeric.

Adieu, Emmeric...

Se reprenant en regardant son père, et faisant à Emmeric une profonde révérence.

Adieu, Monsieur !

 

 

Scène IV

 

CLÉRAMBEAU, EMMERIC

 

CLÉRAMBEAU.

Vous aviez voulu que ce fût vous et non pas moi !... et je le préférais... car, moi, elle eût été capable de ne pas me croire... Vous vous étiez chargé d’apprendre à ma fille que vous ne l’aimiez plus, que vous en aimiez une autre, et, malgré votre parole...

EMMERIC.

Demandez-moi des serments que l’honneur puisse tenir et qui ne m’obligent pas au mensonge... Je vous répète que je n’aime au monde que ma cousine, que tout est rompu avec madame de Saint-Géran... que c’est malgré moi qu’elle est venue ici.

CLÉRAMBEAU.

Et c’est malgré vous qu’après votre mariage elle fera le malheur de ma fille...

EMMERIC.

Jamais ! elle s’abusait... Elle a pris pour de l’amour ce départ... ce sacrifice qui faisait mon malheur... Mais, maintenant, qu’elle est à l’abri du danger, je ne la reverrai plus... Rien ne changera ma résolution.

CLÉRAMBEAU.

Qu’en savez-vous ?... vous n’étiez pas là tantôt... lorsque, fondant en larmes, elle s’est jetée à mes pieds... et moi, voyant cette pauvre femme, pâle... si jeune, si malheureuse... et si belle... je me sentais ému et attendri... je n’avais plus la force de lui en vouloir... je crois même que je lui ai pardonné... moi, Monsieur, moi, qui ai soixante ans, et vous en avez vingt-cinq !

EMMERIC.

Ah ! Monsieur.

CLÉRAMBEAU.

Non, je n’exposerai point le bonheur et l’avenir de ma fille à des chances aussi périlleuses ; je ne vous parle pas du bruit et du scandale... suites ordinaires de pareilles liaisons... du déshonneur d’un galant homme qui ne pardonnerait pas !... lui. J’admets que le hasard, qui vous a servi jusqu’ici, trompe encore tous les yeux, vous ne tromperiez pas ceux de ma fille... et je verrais ma pauvre enfant, frappée au cœur, sécher et se consumer dans les larmes... mourir peut-être sans se plaindre et sans vous accuser... Mais je m’accuserais, moi... qui savais tout et qui n’aurais rien prévu... moi, qui pour lui épargner une douleur de quelques jours, l’aurais condamnée à d’éternels tourments et au malheur de sa vie... Non, non, mon parti est pris... et je vais...

EMMERIC.

Si vous ne craignez pas mon désespoir... vous redouterez au moins le sien !

CLÉRAMBEAU.

Je serai là pour la consoler... je l’emmènerai, je partirai avec elle, je ferai toutes ses volontés... excepté celle-là... et avec le temps et ma fortune... et puis vous n’êtes pas le seul au monde... elle vous oubliera, elle aura d’autres idées.

EMMERIC.

Jamais !

CLÉRAMBEAU.

Je le lui ordonnerai, moi, son père... ou du moins si je m’arrangerai pour qu’elle en aime un autre... c’est un moyen de salut... une distraction permise ; tandis que si elle était mariée...

Voulant sortir.

Enfin, et puisque vous n’avez pas osé tenir votre parole, et lui dire que le refus venait de vous...

EMMERIC.

Je l’ai voulu, je l’ai tenté... c’est au dessus de mes forces... et si elle était là, je ne pourrais que tomber à ses pieds et aux vôtres... Une telle cruauté n’est pas dans votre caractère... et je le vois, vous êtes touché de ma douleur.

CLÉRAMBEAU.

C’est possible !... car malgré moi, je te pleins... je t’aime, je t’aimerai toujours, comme mon neveu, mais jamais comme mon gendre... et puisque tu ne peux ni la voir, ni lui parler... eh bien ! on écrit, cela n’en aura que plus de force...

Montrant la table à gauche.

Mettez-vous là, Monsieur, et écrivez.

EMMERIC.

Et que lui dire, mon Dieu !

CLÉRAMBEAU.

Je vais vous dicter : « Ma cousine, il faut de la franchise, je ne vous aime plus... »

EMMERIC, vivement.

Mais, je vous répète, Monsieur, que l’amour que j’éprouve pour elle est le plus sincère... le plus vrai... le plus ardent... et excepté cela, j’écrirai tout ce que vous voudrez.

CLÉRAMBEAU, avec impatience.

Alors, prenons un autre prétexte...

Dictant.

« Je vous aime... »

EMMERIC.

À la bonne heure !

Avec amour.

« Je vous aime... »

CLÉRAMBEAU, dictant.

« Mais je dois vous avouer que votre caractère... »

EMMERIC, l’arrêtant, et avec chaleur.

Le caractère le plus doux, le plus aimable !

CLÉRAMBEAU.

Je ne dis pas non.

EMMERIC, de même.

L’esprit, la grâce, un cœur excellent.

CLÉRAMBEAU, avec fierté.

Je le crois bien !

EMMERIC, vivement.

Vous en convenez vous-même, vous voyez bien que je ne peux rien dire contre son caractère ; ce serait absurde, ce serait invraisemblable... Elle ne le croirait pas.

CLÉRAMBEAU, avec colère.

Ah ! il faut cependant bien rompre... et que vous donniez ou non des motifs de votre refus, vous refuserez ! puisque l’honneur d’un ami et le soin de vos jours peut-être, m’empêchent de parler et de dire la vérité.

EMMERIC, hors de lui.

Eh bien ! vous la direz... je le préfère !... S’il faut mettre fin à mes jours... autant qu’un autre prenne ce soin ; je n’aurai pas, au moins, moi-même, signé mon arrêt... ce sera vous.

CLÉRAMBEAU.

Monsieur !... Dieu !... M. de Saint-Géran !

EMMERIC, déchirant le papier qu’il a commencé à écrire.

Tant mieux !... Dites tout devant lui, vous en êtes le maître.

CLÉRAMBEAU.

Moi !...

 

 

Scène V

 

EMMERIC, CLÉRAMBEAU, M. DE SAINT-GÉRAN

 

M. DE SAINT-GÉRAN.

Qu’y a-t-il ?... Qu’est-ce encore ?

CLÉRAMBEAU, troublé.

Ce qu’il y a... mon ami, ce qu’il y a ?... rien.

M. DE SAINT-GÉRAN.

C’est-à-dire que le beau-père et le gendre sont toujours en discussion...

À Clérambeau.

Et si vous n’avez pas plus raison que ce matin... De quoi s’agit-il ?

CLÉRAMBEAU, troublé.

D’un mot que je lui dictais... et qu’il écrivait... non... qu’il refusait d’écrire...

M. DE SAINT-GÉRAN, regardant Emmeric.

À cette femme ?...

CLÉRAMBEAU, de même.

Oui... à cette femme qui ne renonce pas à lui... au contraire.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Il l’a donc revue ?

CLÉRAMBEAU, de même.

Non... non... c’est moi... Elle est venue ici... elle s’oppose à ce mariage... elle me l’a dit...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Il l’aime donc encore ?

EMMERIC, avec dépit et impatience.

Moi !... je la déteste.

M. DE SAINT-GÉRAN, à Emmeric.

Eh bien ! voilà ce qu’il faut écrire.

À Clérambeau.

Et il refuse ?

CLÉRAMBEAU.

Oui, Monsieur.

M. DE SAINT-GÉRAN, sévèrement.

Il a tort... On ne dénoue pas de pareils nœuds, on les brise... Quand les choses en sont arrivées à ce point... il n’y a plus ni égards ni ménagements à garder... et puisque cet amour vous est devenu intolérable... il faut, non pas écrire, mais le lui dire à elle... en face...

CLÉRAMBEAU, vivement.

Ça ne suffirait pas.

M. DE SAINT-GÉRAN, étonné.

Comment ?...

CLÉRAMBEAU.

Ça ne suffirait pas... pour moi... à qui elle a déclaré... quelle ne consentirait jamais à ce mariage... Et à moins qu’elle n’y consente et me le demande elle-même...

EMMERIC, avec colère.

Ce qui est impossible...

M. DE SAINT-GÉRAN, de même.

Autant dire que tous retirez votre parole.

CLÉRAMBEAU, de même.

C’est ce que je dis... c’est ce que je veux...

UN DOMESTIQUE annonçant.

Madame de Saint-Géran.

 

 

Scène VI

 

EMMERIC, M. DE SAINT-GÉRAN, LOUISE, CLÉRAMBEAU

 

CLÉRAMBEAU, troublé.

Madame la comtesse !

Louise fait à Clérambeau une profonde révérence.

M. DE SAINT-GÉRAN.

Ma femme qui venait pour ce contrat... pour ce mariage qui n’a plus lieu...

LOUISE, avec une joie qu’elle réprime.

Est-il possible ?...

M. DE SAINT-GÉRAN, avec humeur.

Eh ! oui... nouvel incident...

Montrant Emmeric.

Monsieur refuse.

LOUISE, avec joie.

Pourquoi donc ?

M. DE SAINT-GÉRAN, à demi-voix et à l’épaule de Louise.

Pour une femme...

LOUISE, avec joie et tendresse.

Qu’il aime donc bien ?...

M. DE SAINT-GÉRAN, de même.

Au contraire... qu’il abhorre... qu’il déteste...

LOUISE, à part.

Ô ciel !...

EMMERIC, vivement.

Permettez...

CLÉRAMBEAU, vivement.

Il n’a pas dit cela...

M. DE SAINT-GÉRAN, de même.

Il nous l’a dit... tout à l’heure... ici même... il en est convenu... un amour qui lui pèse... qui lui est insupportable...

LOUISE, avec émotion.

Et comment de pareils sentiments peuvent-ils être ignorés de cette personne ?

M. DE SAINT-GÉRAN, de même et à demi-voix.

Eh ! que sais-je ? de vains égards, une délicatesse absurde, l’empêche d’avouer la vérité...

À voix haute et avec force.

Et je soutiens, moi, qu’il faut enfin qu’elle la connaisse, quand je devrais la lui dire moi-même.

LOUISE, vivement.

Vous avez raison !

M. DE SAINT-GÉRAN.

N’est-ce pas ?

EMMERIC, vivement.

Au nom du ciel !

M. DE SAINT-GÉRAN, montrant Emmeric.

Mais il ne veut pas... il n’ose... Voyez plutôt... La seule pensée le rend interdit et tremblant...

LOUISE, jetant un regard de mépris sur Emmeric, qui baisse les yeux.

Vous dites vrai !...

M. DE. SAINT-GÉRAN, à Clérambeau.

Et maintenant, mon ami, je ne connais plus qu’un moyen... Je vais chercher Aline, ma filleule ! sa vue lui donnera peut-être le courage qui lui manque... ou bien je penserai comme vous, qu’il ne la mérite pas, s’il hésite encore un instant entre la femme qu’il aime et celle qu’il n’aime plus !

Il sort par la porte à droite.

 

 

Scène VII

 

LOUISE, EMMERIC, CLÉRAMBEAU

 

LOUISE, tombant dans le fauteuil à gauche qui est près de la table.

Ah !

EMMERIC, suit quelque temps des yeux M. de Saint-Géran qui entre dans l’appartement à droite, puis il s’approche de Louise.

Par pitié !... daignez m’entendre !

LOUISE, lui faisant signe de la main de s’éloigner.

Laissez-moi !

CLÉRAMBEAU, passant près d’elle.

Oui, Madame... croyez bien... je vous l’atteste...

LOUISE, lui faisant signe de la main de se taire.

Cela suffit !

Ses yeux tombent sur la table, où elle aperçoit une plume et du papier, elle écrit précipitamment et avec agitation.

 

 

Scène VIII

 

LOUISE, à la table à gauche, écrivant, CLÉRAMBEAU, EMMERIC, HECTOR, entrant par la porte du fond

 

HECTOR, courant à Emmeric.

Ah ? mon ami, je viens d’amener Victoria et son père... et, grâce à toi... elle consent... elle m’épouse... demain le contrat.

EMMERIC, lui montrant Louise qui écrit.

Silence !...

HECTOR, stupéfait en l’apercevant.

Ah ! je tremble pour nous !... Elle ici !...

CLÉRAMBEAU, à Emmeric, en lui montrant Hector.

Il sait donc...

HECTOR, à demi-voix.

Eh ! oui... bien malgré moi...

EMMERIC, regardant à droite.

On vient !...

CLÉRAMBEAU, à Louise.

Madame, au nom du ciel !... prenez garde... on vient...

LOUISE, écrivant toujours.

Laissez-moi, vous dis-je !

EMMERIC, qui regarde vers la droite.

C’est M. de Saint-Géran.

HECTOR, à Clérambeau.

C’est son mari !...

CLÉRAMBEAU, à Louise.

Votre mari !...

LOUISE, froidement.

N’importe !...

 

 

Scène IX

 

LOUISE, à la table, écrivant, CLÉRAMBEAU et HECTOR, devant elle et cherchant à la cacher, EMMERIC, allant au devant de M. DE SAINT-GÉRAN, qui sort par la porte à droite, tenant ALINE par la main

 

M. DE SAINT-GÉRAN.

Venez, Aline, venez... vous saurez pourquoi.

ALINE, gaiement.

Vous n’avez pas besoin de votre air mystérieux... c’est pour le contrat... car le notaire vient d’arriver... et je vais faire tout disposer.

Elle remonte le théâtre, donne ordre aux domestiques de placer au fond, au milieu de l’appartement, une table, des fauteuils, puis elle sort par la porte du fond, et rentre quelques instants après avec le notaire.

 

 

Scène X

 

LOUISE, CLÉRAMBEAU, HECTOR, EMMERIC, M. DE SAINT-GÉRAN

 

LOUISE, au moment de la sortie d’Aline se lève de la table, s’approche de Clérambeau, et lui glisse dans la main la lettre qu’elle vient d’écrire.

Lisez, Monsieur.

CLÉRAMBEAU.

Ah ! grand Dieu !

Louise s’éloigne de lui.

HECTOR, s’en rapprochant vivement.

Comment ?

M. DE SAINT-GÉRAN, qui est à l’extrême droite, se retournant en ce moment vers Clérambeau et Hector.

Qu’y a-t-il ?

CLÉRAMBEAU, troublé.

Une lettre !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Qui arrive donc à l’instant ?

CLÉRAMBEAU, troublé, et montrant Hector qui est près de lui.

Oui... oui... c’est Ballandard qui vient de l’apporter.

HECTOR, à part.

Encore moi !...

M. DE SAINT-GÉRAN, s’avançant.

Une lettre d’elle... Voyons ?

HECTOR, qui est entre eux deux et étendant la main.

J’ai ordre de ne la laisser voir qu’à Monsieur...

CLÉRAMBEAU.

C’est vrai !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Alors, lisez-nous donc.

LOUISE, avec dignité.

Oui, Monsieur, lisez... lisez tout haut.

CLÉRAMBEAU, lisant avec émotion.

« Je vous supplie. Monsieur, de donner votre fille en mariage à M. Emmeric d’Albret, car entre lui et moi tout est fini à jamais, je vous le jure, et si vous pouviez en douter, cette lettre d’où dépendent mon honneur et ma vie, vous est un sûr garant de ma parole. » Et c’est signé...

HECTOR et EMMERIC.

Est-il possible ?...

CLÉRAMBEAU.

Signé en toutes lettres.

M. DE SAINT-GÉRAN, passant près de Clérambeau, et d’un air d’approbation.

Eh bien !... cette femme-là... malgré tous ses torts...

CLÉRAMBEAU, s’empressant de l’interrompre.

N’est-ce pas ?

Avec chaleur, et frappant sur la lettre qu’il vient de reployer.

C’est bien !... c’est très bien !...

 

 

Scène XI

 

ALINE, LOUISE, CLÉRAMBEAU, M. DE SAINT-GÉRAN, HECTOR, EMMERIC

 

ALINE, qui est entrée par la porte du fond, et qui a entendu les derniers mots.

Qu’est-ce donc ?... mon père... qu’est-ce donc ?

CLÉRAMBEAU, vivement.

Cela ne te regarde pas... Où est le notaire ?

ALINE.

Le voici.

Tout le monde se retourne et remonte la scène ; le notaire est assis devant la table où sont plusieurs bougies ; deux sont allumées, deux autres ne le sont pas encore ; à droite et à gauche de la table, plusieurs fauteuils rangés en demi-cercle.

CLÉRAMBEAU.

À merveille !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Signons ! signons !...

ALINE.

Quoi bonheur !...

Aline et Emmeric remontent le théâtre et vont se placer devant  droite et à gauche du notaire, qui leur présente la plume ; ils signent tous les deux.

CLÉRAMBEAU, est à gauche du spectateur, traverse le théâtre en tortillant dans ses doigts la lettre qu’il tenait.

Et quant à cette lettre...

Il s’avance vers l’angle de la table à droite, faisant face au spectateur, et approche la lettre d’une des bougies allumées.

LOUISE.

Que faites-vous ?

CLÉRAMBEAU, avec intention et regardant Louise.

Moi !... j’y vois assez !...

Allumant avec le papier enflammé les deux autres bougies qui sont sur la table.

Mais, monsieur le notaire...

Le notaire s’incline en signe de remerciement.

M. DE SAINT-GÉRAN, à sa femme, montrant Clérambeau.

Il a raison, on peut avoir confiance.

Les acteurs sont groupés dans l’ordre suivant : Louise, M. de Saint-Géran, sur le devant du théâtre à gauche ; Aline, debout derrière la table près du notaire ; le notaire assis ; Emmeric, debout près de lui, derrière la table ; Clérambeau, à droite, devant la table ; Hector, à l’extrême droite du spectateur, sur le devant du théâtre.

CLÉRAMBEAU, signant debout, à droite devant la table.

Aujourd’hui le contrat, et dans quelques jours la noce, car demain nous partons pour Bordeaux tous ensemble !

M. DE SAINT-GÉRAN, signant debout, à gauche devant la table.

Vous êtes bien heureux !... Et moi aussi, je pars demain...

Passant à l’extrême gauche, près de sa femme.

Et je pars seul.

M. de Saint-Géran, Louise, sur le devant du théâtre ; Clérambeau, qui a passé derrière la table et s’est assis près du notaire ; le notaire, Aline, Emmeric, Hector.

LOUISE.

Peut-être, Monsieur...

M. DE SAINT-GÉRAN, vivement.

Que voulez-vous dire ?...

LOUISE, sur le devant du théâtre avec son mari.

Que depuis ce matin on m’a assuré... on m’a même prouvé que ma présence était indispensable à la Martinique !...

M. DE SAINT-GÉRAN.

Et qui donc ?

LOUISE.

Votre avoué !... M. Ballandard.

HECTOR, à part.

Toujours moi !... je suis l’homme d’affaires de tout le monde !...

M. DE SAINT-GÉRAN, avec joie.

C’est admirable, Madame ! Vous qui redoutiez tant la mer !...

LOUISE, avec émotion et essayant de sourire.

C’est vrai !... mais il est des faiblesses dont la honte vous guérit... car dès qu’on en rougit... il est facile de les vaincre !...

Se rapprochant de la table.

N’est-ce pas à moi de signer, monsieur le notaire ?

ALINE, lui présentant la plume.

Là... Madame... à côté de moi...

HECTOR, regardant Louise, qui signe.

Enfin ! et non sans peine !

ALINE, à Hector.

À vous, monsieur Ballandard.

HECTOR, prenant la plume.

Ô Victoria !

S’approchant de la table.

Bientôt nous serons ainsi !

M. de Saint-Géran, assis à gauche ; Louise, assise prêt de lui ; puis Clérambeau, le notaire, également assis ; Aline, derrière la table, debout près du notaire ; Hector, débout et signant ; Emmeric, debout près de lui à l’extrême droite.

ALINE, à l’oreille d’Hector pendant qu’il signe.

Oui, vous êtes plus heureux que sage.

HECTOR, bas, à Emmeric.

Entends-tu ?

ALINE, de même.

Mais que ça vous serve de leçon !... et ne vous y exposez plus !

HECTOR.

Oui, Mademoiselle...

Serrant la main d’Emmeric.

On vous le promet !

Tous sont assis et groupés autour de la table. 

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