Les Doigts de Fée (Eugène SCRIBE - Ernest LEGOUVÉ)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 29 mars 1858.

 

Personnages

 

LE COMTE DE LESNEVEN

TRISTAN, son fils

RICHARD DE KERBRIAND, gentilhomme breton

LE DUC DE PENN-MAR

UN JEUNE HOMME, secrétaire d’une société

PIERRE, domestique du comte de Lesneven

UN VALET

COMTESSE DOUAIRIÈRE DE LESNEVEN

BERTHE, sa petite-fille Émilie

HÉLÈNE, sa nièce Madeleine

LA MARQUISE DE MENNEVILLE

MADAME DE BERNY

JOSÉPHINE, femme de chambre de la marquise

CORINNE

ESTHER, demoiselle de magasin

 

Au château de Lesneven, près Vannes, en Bretagne, aux deux premiers actes.  À Paris, aux trois derniers actes.

 

 

ACTE I

 

Un salon dans le château de Lesneven ; porte au fond, deux portes latérales. À droite, sur le premier plan, une croisée. À gauche, un bureau.

 

 

Scène première

 

LE COMTE, à gauche, assis devant un bureau et écrivant, PIERRE, puis UN JEUNE HOMME

 

LE JEUNE HOMME, entrant.

M. le comte de Lesneven est-il chez lui ?

PIERRE.

Le voici, monsieur.

LE JEUNE HOMME, au comte.

Le secrétaire de la grande Société de défrichement du Morbihan.

Pierre sort.

LE COMTE.

Ah ! Monsieur, je vous attendais !

LE JEUNE HOMME.

Aurais-je eu le malheur de faire attendre monsieur le comte ?...

LE COMTE.

Non ! il n’est que l’heure ! Vous m’apportez sans doute les papiers.

LE JEUNE HOMME.

Oui, monsieur le comte...

Tirant des papiers.

Voici d’abord le reçu du premier versement.

LE COMTE.

C’est bon ! Avez-vous vu mon notaire, à Vannes, pour le reste ?

LE JEUNE HOMME.

Le notaire a trouvé sur les fermes de monsieur le comte un prêt de quatre cent mille francs qui nous seront remis, sur les ordres de monsieur le comte, dans le courant de l’année.

LE COMTE.

C’est bien ! Et l’acte de société ? et le prospectus ? et le...

LE JEUNE HOMME, tirant des papiers.

Les voici.

LE COMTE, prenant le prospectus et lisant.

« Société pour le défrichement... »

LE JEUNE HOMME, lui montrant le haut de l’affiche.

Comme monsieur le comte l’a désiré, j’ai fait inscrire le nom de monsieur le comte en tête, tout seul, à trois centimètres de distance du second nom.

LE COMTE.

Oh ! mon Dieu, ce n’est pas pour moi... je n’y attache personnellement aucune importance !... Mais c’est pour la Société...

Il se lève en regardant le prospectus.

Il me semble que les lettres de mon nom sont un peu petites.

LE JEUNE HOMME.

Elles sont d’un tiers plus grosses que celles du vice-président.

LE COMTE.

Un tiers ?... Vraiment ?... Eh bien ! je crois que moitié ferait mieux !

LE JEUNE HOMME.

Ces messieurs seront trop heureux...

LE COMTE.

Oh ! mon Dieu, ce n’est pas pour moi ; c’est pour la Société...

LE JEUNE HOMME.

Les faits donnent raison à monsieur le comte.

LE COMTE.

Les faits ?...

LE JEUNE HOMME.

Le seul nom de monsieur le comte mis sur le prospectus a déjà fait monter les actions de cinquante francs.

LE COMTE.

En vérité !... Je ne vous dirai pas que j’en suis surpris, mais j’en suis bien aise.

 

 

Scène II

 

LA COMTESSE, LE JEUNE HOMME, LE COMTE

 

LE COMTE, apercevant la comtesse qui entre.

Ah ! ma mère !...

À la comtesse.

M. le secrétaire de la Société de défrichement du Morbihan.

Au jeune homme.

J’aurai le plaisir de vous revoir demain, monsieur.

LE JEUNE HOMME, saluant.

Madame la comtesse... monsieur le comte...

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, LE COMTE

 

LA COMTESSE.

C’en est donc fait ! vous voilà donc embourbé dans l’industrie !

LE COMTE.

Écoutez-moi, ma mère, et raisonnons.

LA COMTESSE.

Soit, mon fils !

LE COMTE.

Notre famille est une des premières du Morbihan...

LA COMTESSE.

La première, monsieur le comte.

LE COMTE.

Je le sais bien, ma mère ; mais écoutez-moi : notre dépense est grande en ce moment. Je ne vous parle pas des frais occasionnés par la présence de votre petite-fille Berthe...

LA COMTESSE.

Ma chère petite-fille, à qui son tuteur, son oncle paternel, permet à peine de venir passer l’automne avec nous.

LE COMTE.

De plus, nous avons ici, toute l’année, auprès de nous Hélène, votre nièce, recueillie par nous, il y a trois ans ; ce qui sans doute était fort généreux, mais ce qui n’était guère raisonnable.

LA COMTESSE.

Hélène descend de la branche aînée, aujourd’hui éteinte. Hélène, fille du duc mon frère, était orpheline, sans fortune, je ne pouvais agir autrement.

LE COMTE.

Nous reparlerons de cela plus tard. Enfin, j’ai à Paris, où il me mange beaucoup d’argent, votre autre préféré, mon cher fils Tristan ; et en réunissant tout cela ensemble, nièce et petite-fille, générosités et devoirs, nous arrivons à dépenser, chaque année, dix mille francs de plus que notre revenu. Il ne serait donc pas sage de laisser échapper l’occasion de le décupler.

LA COMTESSE.

Décupler ! décupler !

LE COMTE, appuyant.

Dé... cu... pler ! l’affaire est magnifique et immanquable ! notre compagnie...

LA COMTESSE.

Mon fils dans une compagnie !

LE COMTE.

Notre compagnie, grâce à un vaste système de drainage...

LA COMTESSE.

Drainage ! qu’est-ce que c’est encore que celui-là ? il faut qu’il se fourre des parvenus partout, même dans le dictionnaire ! Enfin !...

LE COMTE.

Grâce aussi à une grande exploitation de pierres meulières...

LA COMTESSE.

Bon !... vous voilà casseur de pierres, maintenant...

LE COMTE.

Mais, ma mère...

LA COMTESSE.

Mais, mon fils, c’est déroger à votre titre, à votre nom !

LE COMTE.

Déroger !... au contraire ! c’est constater notre supériorité ! Ce siècle, qui prétend que la noblesse n’existe pas, ne peut rien faire sans elle ! Il faut que tous les grands banquiers viennent à nous, pour que le public vienne à eux ! Aussi, si vous voyiez comme leurs millions sont chapeau bas devant notre rang ! Ils m’ont nommé, à l’unanimité, président du conseil de surveillance, président du conseil de perfectionnement ; j’ai cent actions hors part, et tout cela, bien entendu, à la condition, formellement exprimée par eux, que je ne me mêlerais de rien, que je ne ferais rien...

LA COMTESSE.

Ah ! si vous ne faites rien, c’est différent !

LE COMTE.

Que toucher les dividendes... et recevoir mes chers collègues à dîner, pour les flatter... N’oubliez pas qu’ils viennent lundi.

LA COMTESSE.

Lundi ?

LE COMTE.

Voilà la liste.

LA COMTESSE, lisant.

Neuf convives ! C’est un de trop !... Mon grand service de vaisselle plate n’est que de douze personnes.

LE COMTE.

Eh bien ! Neuf et nous trois ?

LA COMTESSE.

Nous trois ! Et Hélène ?...

LE COMTE.

Ah ! c’est vrai, j’oubliais Hélène ! Quelle contrariété !... Mais, j’y pense, nous prierons Hélène de dîner dans sa chambre... elle est si bonne ! si charmante de caractère ! cela ira tout seul ! Nous retiendrons à coucher le vice-président, vous lui donnerez le pavillon d’honneur.

LA COMTESSE.

Le pavillon d’honneur ! L’appartement de Tristan, votre fils, que nous attendons d’un jour à l’autre...

LE COMTE.

C’est juste... Eh bien ! alors, la chambre verte.

LA COMTESSE.

La chambre verte !... c’est impossible... c’est la chambre d’Hélène.

LE COMTE.

Hélène !... ah !... c’est vraiment insupportable ! car j’ai de fortes raisons pour désirer... Mais au fait, rien de plus simple ! on fera établir un lit pour Hélène dans votre cabinet de toilette, dans l’antichambre, n’importe où !... Elle est si bonne ! cela ne souffrira pas de difficultés !... Ainsi, voilà qui est convenu, je vais aller jusqu’à Vannes voir si le courrier est arrivé.

LA COMTESSE.

N’oubliez pas, auparavant, de me donner les trois cents francs que je vous ai demandés.

LE COMTE.

Trois cents francs !... c’est que je dois faire un versement ! En avez-vous absolument besoin ?

LA COMTESSE.

C’est pour la pension d’Hélène.

LE COMTE.

Hélène ! encore Hélène !... Mais à quoi bon, ma mère, faire une pension à Hélène ?...

LA COMTESSE.

Nous sommes convenus de lui allouer chaque année une petite somme pour sa toilette.

LE COMTE.

Eh bien ! Nous avons eu tort ! ou plutôt le vrai tort, c’est... comme je vous l’ai dit il y a trois ans, et comme je m’en convaincs chaque jour davantage... le vrai tort c’est de l’avoir prise avec nous... de nous en être chargés !

Mouvement de la comtesse qui se lève.

Mon Dieu ! ma mère !... Secourir les gens de temps en temps, à intervalles un peu éloignés, c’est bien ! c’est très bien ! mais les bienfaits chroniques sont odieux ! Ainsi cette petite somme est sans doute fort peu de chose, mais par cela seul qu’elle revient toujours, et toujours à époque fixe, comme une dette... elle vous agace, elle vous irrite, et celle à qui il faut la donner finit par vous faire l’effet dune lettre de change vivante.

LA COMTESSE, se levant.

Mais, mon fils !... Pourtant !...

LE COMTE.

Oh ! ce n’est pas romanesque, j’en conviens, mais c’est vrai ! ou plutôt c’est juste, et naturel ! Le toit de famille est fait pour abriter la famille, c’est-à-dire le père, la mère et les enfants : hors de là, rien... on ne partage pas son chez soi ! et cette personne, à demi étrangère, qui est toujours là, qu’il faut faire entrer dans toutes ses dispositions, pour qui il faut déranger tous ses arrangements, à qui il faut réserver sa place partout, à table, en voiture, au spectacle, en voyage... cette personne, fût-elle charmante comme Hélène, devient à la longue une gène, un fardeau... Convenez-en, ma mère, il en est ainsi même pour vous ! j’ai vingt fois observe que la vue d’Hélène vous causait une impatience, une irritation !...

LA COMTESSE.

Qui parlaient chez moi d’un sentiment tout différent du vôtre... mon fils... Hélène n’est que ma nièce, après tout, tandis que Berthe est ma petite-fille ! Eh bien ! même ici, Berthe est éclipsée par elle ! J’ai beau parer Berthe des plus élégantes toilettes, dès qu’Hélène paraît avec sa petite robe de mousseline et un bout de ruban dans les cheveux... Berthe ne compte plus, on ne la regarde plus...

LE COMTE.

Silence !... c’est elle !

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, LE COMTE, BERTHE, entrant en courant et tenant des papiers à la main

 

BERTHE.

Voici le courrier.

LE COMTE, se levant.

Donne ! donne !

BERTHE.

N’est-ce pas admirable de penser qu’ici, à un quart de lieue de Vannes, à plus de cent lieues de Paris, on reçoit ses lettres en quelques heures !

LA COMTESSE.

Grâce à vos incomparables chemins de fer.

BERTHE.

Comment, grand’mère ! vous ne pardonnez rien à notre siècle ! pas même ses chemins de fer !

LE COMTE, à Berthe.

Tiens, Berthe, ton journal...

LA COMTESSE.

Un journal pour des petites filles !

BERTHE.

C’est le Magasin des demoiselles...

LA COMTESSE.

Eh bien ! Laisse-le aux demoiselles de magasin.

BERTHE.

Ah ! ingrate grand’mère ! Vous ne savez donc pas qu’il donne des points de tricot charmants ?

LA COMTESSE.

Ah ! s’il parle de tricot... cela plaide pour lui... mais n’importe... je ne puis m’accoutumer à l’idée...

Apercevant un journal.

Qu’est-ce que cela ?

BERTHE.

Un abonnement de musique que j’ai pris pour ma chère cousine Hélène.

LA COMTESSE.

Pour Hélène !... Écoute, mon enfant, que toi, Berthe de Ploërmel, unique héritière d’une fortune considérable, tu t’abonnes à des journaux de musique et de tricot, je ne m’y oppose pas, mais Hélène est pauvre...

BERTHE.

D’abord, Hélène n’est pas pauvre, puisque je suis riche !... et que je lui donnerai une dot.

LA COMTESSE.

Si M. de Ploërmel, ton tuteur, y consent.

BERTHE.

Eh bien ! quand je serai majeure ! quand je serai mariée !

LA COMTESSE.

Si ton mari le permet, et voilà des si et des quand qui peuvent changer bien des choses ; or, je te le répète, Hélène est pauvre, ses occupations doivent donc être sérieuses comme son sort, et je te gronderai...

BERTHE.

Ah ! c’est ainsi !... eh bien, je vais vous gronder aussi, moi...

Elle s’assied sur un tabouret aux pieds de la comtesse.

Vous ne direz pas que c’est une idée nouvelle, celle-là, car de tous temps les petites-filles ont grondé leur grand’mère...

LA COMTESSE.

Oh ! Par exemple !...

BERTHE, se relevant.

Écoutez-moi, madame !... Et, d’abord, pourquoi vous donnez-vous des airs de méchante quand vous êtes si bonne ?

Mouvement de la comtesse.

Oh ! je vous connais ! je ne parle pas pour moi... vous me gâtez d’une manière scandaleuse, c’est connu... mais cette Hélène pour qui vous faites la sévère... qui est-ce qui la recueillit quand elle fut orpheline ?... qui est-ce qui l’aima pendant trois ans ?... quand je dis trois ans, je me trompe... car depuis quelque temps je ne vous reconnais plus.

LA COMTESSE, troublée.

Comment ?...

BERTHE.

Oui, madame !... et ce sera le second point de mon sermon : depuis mon voyage de cette année, vous n’êtes plus la même pour Hélène... vous lui parlez d’une voix sévère, presque dure... et Dieu sait si elle le mérite !... Ce joli bonnet qui vous rend si gentille... qui vous l’a fait ? n’est-ce pas Hélène ?... et cette couronne de fleurs qui m’allait si bien au dernier bal, et dont vous étiez si fière, qui l’avait inventée ? n’est-ce pas Hélène ?... et la toque de velours de mon oncle, et jusqu’au gilet qu’elle lui brode en ce moment, car on brode encore des gilets en Bretagne, tous ces riens charmants sont autant de petits chefs-d’œuvre, des merveilles qu’Hélène, sans y attacher d’importance, crée chaque jour, comme par un art magique... Aussi... aussi M. Richard de Kerbriand, notre voisin de campagne, me disait hier qu’elle avait des doigts de fée... et il avait raison M. Richard.

LE COMTE, qui vient d’ouvrir une lettre.

Réjouissez-vous ! Tristan nous arrive.

LA COMTESSE.

Mon petit-fils !...

LE COMTE.

Aujourd’hui même.

LA COMTESSE.

Quelle joie !... Ma petite Berthe... ma petite Berthe, va dire à Victoire de préparer le grand pavillon.

BERTHE, gaiement.

Oh ! je suis bien !... Le pavillon d’honneur, car il n’y a rien de trop beau pour M. le vicomte Tristan de Lesneven ! le représentant du nom ! oh ! devant lui... les pauvres filles ne comptent guère...

LA COMTESSE, l’embrassant.

Mais au contraire, enfant, je n’ai jamais tant pensé à toi qu’en ce moment...

Mouvement de Berthe.

Je m’entends : cours avertir Victoire... et ensuite, ajoute un ruban à ton corsage, une fleur à tes cheveux.

BERTHE.

Autrement dit... sois coquette comme ta grand’mère !... Non, madame !... de votre temps cela se passait peut-être ainsi... mais aujourd’hui, nous ne nous compromettons plus pour les jeunes gens ! non !... non !... pas de fleur ! pas de ruban... Ah bien ! voilà de jolies leçons !... non, madame ! non, madame !

Elle sort.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE, allant s’asseoir à droite.

Elle est délicieuse !... et Tristan et elle feront bien le plus joli couple !...

LE COMTE.

Oui... si leur mariage se fait !

LA COMTESSE.

Comment ! S’il se fait ?... Je veux qu’il se fasse ! C’est mon seul rêve.

LE COMTE.

Et le mien aussi...

LA COMTESSE.

Ce mariage rend à notre maison tout sou éclat, en réunissant les deux branches.

LE COMTE.

Je le sais bien... mais ce mariage ne se fera pas... du moins... si Hélène reste ici !

LA COMTESSE, se levant.

Comment ! croyez-vous Hélène capable ?...

LE COMTE.

Hélène n’est capable de rien de mal ; mais... son charme, ses talents, son caractère... c’est différent : ils sont capables de tout, et surtout de rendre Tristan très amoureux !

LA COMTESSE.

Mais cependant, Berthe est jolie comme un ange !

LE COMTE.

Et Hélène aussi !

LA COMTESSE.

Berthe a seize ans !

LE COMTE.

Et Hélène vingt-deux !

LA COMTESSE.

Eh bien ?

LE COMTE.

Eh bien ! eh bien !... les très jeunes gens n’aiment pas les très jeunes filles. Tristan était déjà à moitié amoureux d’Hélène il y a six mois... il le deviendra tout à fait à ce voyage-ci...

Il se lève.

LA COMTESSE.

Et adieu tous nos rêves !

LE COMTE.

Oui, si je n’avais trouve un remède à ce mal !

LA COMTESSE.

Quel est-il ?

LE COMTE.

Il faut s’entr’aider dans les familles. Hélène a d’autres parents plus riches que nous, et mon sentiment serait de leur proposer, non pas de l’adopter pendant trois ans, comme nous l’avons fait si généreusement, mais de s’en charger à tour de rôle. Elle irait trois mois chez l’un, six mois chez l’autre. Sa vie sera très agréable, bien plus agréable qu’elle ne l’est ici : aller sans cesse de château en château : changer presque chaque mois de lieux, de plaisirs, d’amitiés ; ce sera charmant pour elle et pour ses hôtes !... car, je le dis comme je le pense, c’est un vrai cadeau que nous faisons là à nos parents. Hélène a un caractère délicieux... elle jette beaucoup de gaieté dans un intérieur...

LA COMTESSE, gravement.

Eh bien ! moi, j’ai depuis quelque temps une autre idée.

LE COMTE.

Laquelle ?

LA COMTESSE.

Berthe nous parlait tout à l’heure de notre jeune voisin... M. Richard de Kerbriand...

LE COMTE.

Qui est de bonne noblesse.

LA COMTESSE.

Pauvre et fier, il me rappelle toujours sir Edgard de Rawenswood, de Walter Scott.

LE COMTE.

Excepté que sir Edgard parlait couramment, et celui-ci... un gentilhomme bègue !...

LA COMTESSE.

D’abord, il n’est pas bègue... c’est un homme timide, qui bégaye parfois, quand quelque pensée, quelque sentiment le trouble ou l’émeut... ce n’est pas sa langue qui bégaye, c’est sa tête ou son cœur.

LE COMTE.

Eh bien, après ?

LA COMTESSE.

Eh bien ! Richard, dont le père était notre ami, a été élevé ici, en Bretagne, avec Hélène, avec Berthe, avec notre fils Tristan... il professe pour Hélène un dévouement, une admiration qui deviendraient aisément...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Richard de Kerbriand !

LE COMTE, allant au-devant de lui.

Le voilà, ce cher voisin...

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, RICHARD, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Nous parlions de vous, mon cher monsieur Richard !

RICHARD, bégayant.

Madame la comtesse...

LA COMTESSE.

Et d’où venez-vous donc, pour nous arriver de si bonne heure ?

RICHARD.

De chez notre nouveau sous-préfet qui m’avait invité à déjeuner.

LE COMTE.

Il n’est donc pas si avare qu’on le dit ?... il reçoit donc ?...

RICHARD.

À merveille... on trouve chez lui... de tout... excepté à déjeuner... aussi, je suis sorti de table...

LE COMTE.

Avec satisfaction ?

RICHARD.

Avec appétit ! Et comme il me disait : Vous le voyez, c’est sans façon ; nous recommencerons quand vous le voudrez... je lui ai répondu : Tout... tout... out de suite.

LA COMTESSE, assise près de la table.

Asseyez-vous donc... il y a bien longtemps, monsieur Richard, qu’on ne vous a vu ?

RICHARD.

Mais... avant-hier...

LA COMTESSE.

Le temps nous paraît long.

RICHARD.

À moi... de même... Aussi, vous le voyez, je me suis arrêté chez vous en allant au château de Trémazan.

LE COMTE.

Chez madame de Trémazan, notre cousine... qui a, dit-on, grand monde en ce moment... du monde de Paris ?

RICHARD.

Des amis... à moi... avec qui je serai heureux de passer la soirée.

LA COMTESSE.

Nous réclamons la journée de demain !

LE COMTE.

Pour nous... et pour mon fils Tristan... que nous attendons.

RICHARD.

C’est trop de bontés ! J’accepte, mes chers voisins... j’accepte avec d’autant plus de plaisir que je pars...

LA COMTESSE.

Vous quillez la Bretagne ?

RICHARD.

Oui !

LE COMTE.

Votre domaine de Kerbriand ?

RICHARD.

Oui !

LA COMTESSE.

Et où allez-vous ?... dans quel pays ?...

RICHARD.

Je n’en sais rien encore.

LE COMTE.

Chercher fortune, sans doute ?

RICHARD.

À quoi bon ?... Quand on en a assez pour soi...

LA COMTESSE.

Pour vous, d’accord... mais vous pouvez vous marier...

RICHARD.

Moi ! un bègue !... C’est tout au plus si, devant M. le maire... il peut dire... oui !

LA COMTESSE.

Allons donc !...

LE COMTE.

Vous plaisantez !

RICHARD.

Non vraiment... et avant-hier encore, en racontant à mademoiselle Hélène... pourquoi j’étais décidé à ne jamais me marier...

LA COMTESSE, stupéfaite.

Quoi !... Vous disiez à Hélène...

RICHARD.

Eh ! mon Dieu ! Je lui disais...

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, RICHARD, LA COMTESSE, BERTHE, puis TRISTAN

 

BERTHE, en dehors.

Le voilà ! le voilà !

RICHARD, à part.

Mademoiselle Berthe !

BERTHE, entrant.

Le voilà ! Le beau Tristan de Léonnais !

La comtesse se lève et va au-devant de Tristan.

TRISTAN, entrant vivement et les embrassant tous.

Mon père !... Grand’mère ! Ma petite cousine !... Mon cher Richard ! Que j’ai de plaisir à vous revoir ! Ah ! que c’est bon de se retrouver ici !

Le comte et la comtesse l’embrassent.

Où est donc Hélène ?

LA COMTESSE, avec humeur.

Elle va venir !

LE COMTE, bas à sa mère et lui montrant Richard.

Vous pouvez renoncer, je crois, à vos idées...

LA COMTESSE, de même.

C’est déjà fait !

TRISTAN, pendant ce temps, causant avec Berthe.

Hélène a-t-elle fait comme toi, petite cousine ? Depuis six mois, est-elle devenue encore plus jolie ?

BERTHE.

Plus jolie que moi !... Ah ! je le crois bien, et sa voir, et ses talents...

LA COMTESSE, bas au comte.

Bon ! Voilà qu’elle va la vanter.

BERTHE.

Elle a appris en un mois à peindre les fleurs... elle a appris à les faire.

LE COMTE, bas à la comtesse.

Arrêtez-la donc, ma mère !

BERTHE.

C’est-à-dire qu’il n’y a pas à Paris d’artiste en renom qui l’égale... et les roses qu’elle fait...

RICHARD.

C’est à les cuei... cueillir.

LA COMTESSE, à part avec humeur.

Et lui aussi !

Haut.

Assez, Berthe, assez : nous avons à nous occuper de choses plus sérieuses.

LE COMTE.

Ma mère a raison. Asseyez-vous là, monsieur le voyageur, et racontez-nous ce que vous avez fait à Paris.

Ils s’assoient tous : le comte près du bureau à gauche, Tristan sur une chaise, la comtesse sur un fauteuil, Berthe sur le tabouret auprès de sa grand’mère, Richard à droite, debout, derrière les deux dames.

TRISTAN.

Ce que j’ai fait ? Mon droit d’abord, puis mon stage, et plus d’une fois j’ai plaidé dans nos conférences particulières, car j’ai là...

Se frappant le front.

un projet !... Celui de me faire avocat.

LA COMTESSE, avec indignation.

Toi !... Toi !...

TRISTAN.

Pourquoi pas ?

LA COMTESSE.

On l’appellerait maître Lesneven !

LE COMTE.

Mais il n’y a pas un seul homme titré parmi les avocats.

TRISTAN.

C’est bien là-dessus que je compte pour commencer ma clientèle... les plaideurs seront enchantés d’être défendus par un vicomte.

RICHARD.

Surtout si le vicomte a du talent.

LA COMTESSE.

Assez ! l’idée seule de te voir revêtu de cette robe...

TRISTAN.

Je vous jure qu’elle ne me va pas mal... Tu verras, Berthe... et puis... si je ne suis pas avocat, que voulez-vous que je fasse ?

LA COMTESSE.

Ce qu’ont fait tous les Lesneven depuis deux cents ans !

TRISTAN.

Rien !... Merci, grand’mère, ce n’est plus de notre temps. Tout ce qui a du cœur, parmi nous, sent que le travail est la loi du monde. Les uns se font agriculteurs, les autres éleveurs, les autres soldats... c’est-à-dire les uns nous font vivre et les autres se font tuer... et moi... je veux me faire...

LA COMTESSE.

Marchand de paroles !

TRISTAN.

Quelle belle marchandise !... Elle ne coule rien au fabricant... et se vend très cher à l’acheteur.

LA COMTESSE.

Jamais les Lesneven n’ont gagne d’argent !

TRISTAN.

Je m’en aperçois bien, et c’est pour cela que je veux changer de système.

Mouvement du comte.

Écoutez... mon père... il faut parler franc !... Vous m’avez donné, et je vous en rends grâce, une santé de fer, une bonne tête, un bon cœur, et une imagination qui aime tout ce qui brille... Eh bien ! tout cela, tête, cœur et corps, a besoin de vivre, et, pour vivre, il faut de l’argent.

LA COMTESSE.

Mais n’as-tu pas ?...

TRISTAN.

La petite ferme de cent mille francs que m’a laissée ma pauvre mère... ce n’est pas assez...

LE COMTE.

Ne sommes-nous pas là ?

TRISTAN.

C’est bien là ce dont j’enrage !... J’ai honte de consumer toutes vos économies.

LA COMTESSE, avec finesse.

Mais avec ton nom tu peux faire un beau mariage...

TRISTAN.

Devoir ma position à ma femme ! oh ! ma foi non !... cela me répugne !... vrai !... je vaux mieux que cela !... car, vous le dirai-je ? j’ai eu quelques succès dans nos conférences. Tous mes futurs confrères sont venus me serrer la main et me donner des éloges qui s’adressaient non pas au vicomte de Lesneven, mais au jeune avocat ; et le plaisir d’être quelque chose par moi-même, le sentiment de ce que je pouvais valoir, l’espoir de l’avenir, tout cela m’a rempli d’une joie inconnue, j’ai senti qu’il y avait quelque chose là, et ce quelque chose, je veux l’employer !

RICHARD.

Bravo !

LA COMTESSE, avec mystère.

Et nous l’emploierons !... Mais, Dieu merci, sans t’abaisser à débiter des phrases ou autres drogues semblables ; ainsi, ne nous reparle plus de ce beau projet, et reste ce que tu es.

TRISTAN, se levant et allant reporter sa chaise au fond du théâtre. Tout le monde se lève.

C’est bien décidé ?... Que votre volonté soit faite, grand’mère !... Mais alors... je jouerai ! Je ferai des dettes, je mangerai votre argent !

LE COMTE.

Tristan ! Tristan !

TRISTAN.

Ah ! il n’y a pas de milieu !... j’ai voulu être un homme sérieux, cela ne vous convient pas ? n’en parlons plus !... Seulement attendez-vous à toutes les folies de la terre ! les chevaux ! les plaisirs !...

À Berthe.

Et pour commencer, petite cousine, nous allons nous amuser pour deux ans, pendant les vacances... concerts, bals, tous les plaisirs !

LA COMTESSE.

Tristan !...

TRISTAN.

Je vous ai prévenue, grand’mère, voilà ce que c’est que des plaidoiries rentrées.

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, RICHARD, LA COMTESSE, BERTHE, TRISTAN, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE, entrant par la porte du fond et allant droit au comte.

Mon oncle... puisque c’est vous que cela regarde, donnez-moi donc un conseil sur la broderie...

TRISTAN, courant à elle.

Hélène !... Chère Hélène !...

HÉLÈNE.

Tristan !...

Tristan va pour embrasser Hélène qui tend ses joues.

LA COMTESSE, vivement.

Hélène, je vous défends...

TRISTAN.

Mais, grand’mère !... vous m’avez bien permis d’embrasser Berthe ?

LA COMTESSE.

Eh bien ! j’ai eu tort !

TRISTAN.

Je ne suis pas de cet avis-là... et la preuve...

Il embrasse Hélène ; puis lui montrant une broderie qu’elle tient à la main.

Et qu’apportes-tu donc là, cousine ? car il paraît que tu fais des merveilles.

HÉLÈNE, gaiement.

Du tout ! je fais des gilets... pour mon oncle... vois plutôt !

BERTHE, regardant la broderie.

Ah ! c’est délicieux... regardez donc !

Hélène, Tristan, Berthe et Richard sont debout autour du guéridon placé à droite, le comte et la comtesse sont debout à gauche.

TRISTAN, regardant aussi.

Je ne m’y connais pas... mais cela me paraît divin.

Au comte.

Et dès demain, mon père, s’offre pour vous une occasion de faire admirer votre nouvelle parure.

LE COMTE.

Comment cela ?

TRISTAN.

Je ne vous ai pas encore dit... on ne peut pas tout dire à la fois, et puis le plaisir de vous revoir me l’avait fait oublier.

Quittant le guéridon et passant au milieu du théâtre près de la comtesse.

Je me suis arrêté, en venant, au château de Trémazan.

RICHARD.

Où je vais me rendre.

TRISTAN.

Et où tu seras le bienvenu... il y a fête et gala.

LE COMTE.

Ils sont si riches !

TRISTAN.

De grands seigneurs ! de belles dames de Paris... une entre autres... que j’ai retrouvée là et que je connais beaucoup.

HÉLÈNE, avec émotion.

En vérité !

TRISTAN.

J’ai valsé avec elle cet hiver ! la marquise de Menneville !... et je vous annonce, mon père, sa visite pour aujourd’hui ou demain.

LE COMTE.

À moi ! que peut-elle me vouloir ?

TRISTAN.

Je l’ignore ! mais il paraît que c’est très important !

LE COMTE.

Et quelle est cette marquise de Menneville ?

HÉLÈNE, s’approchant de Tristan.

Oui, quelle est-elle ?

TRISTAN.

Ce qu’elle est ? C’est l’élégance, c’est la parure, c’est la mode personnifiées ! Si vous lui parlez de sa santé, elle vous répondra toilette ! de ses projets ?... elle vous répondra toilette ! Si vous lui parlez d’elle ou des siens, de son frère qui a des chances pour être ministre, elle vous parlera des robes de cour auxquelles l’événement pourra donner lieu ; si vous lui parlez de son mari, défunt depuis quinze mois, elle vous parlera de toutes les robes de deuil auxquelles sa douleur a été obligée de se livrer. Elle n’en oubliera aucune, elle me les a racontées à moi... en dansant le cotillon ! Cela cause, cela existe, cela valse... et pourtant ce n’est pas une femme !... c’est de la gaze, de la soie et des rubans !

LE COMTE.

Et c’est à moi qu’elle demande une entrevue ?

TRISTAN.

À vous, monsieur le comte de Lesneven.

Se frappant le front.

Ah ! j’oubliais encore !

RICHARD, souriant.

Une dame ?

TRISTAN, à Richard.

Non ! un beau monsieur qui, par parenthèse, m’a parlé de toi !

BERTHE.

De M. de Kerbriand ?

TRISTAN.

Et qui t’attend ! un fashionable qui avait l’air ennuyé... il est vrai qu’il causait avec madame de Menneville ! un jeune diplomate, notre chargé d’affaires dans je ne sais quel pays, M. le duc de Penn-Mar ! qui est né en Bretagne.

RICHARD.

Un de mes bons camarades... au co... collège de Rennes.

TRISTAN.

Et vous croyez peut-être que ce sont là toutes mes rencontres ? Détrompez-vous ! j’ai gardé les meilleures pour la fin. Toute notre famille se trouve en ce moment au château de Trémazan : tantes, neveux, cousins et cousines !

LE COMTE, vivement.

Tous nos parents réunis !

TRISTAN, à Hélène.

Ces jeunes filles et moi nous avons décidé madame de Trémazan à nous donner à danser, et elle voulait vous envoyer une invitation, à vous, mon père, à ma grand’mère, à Berthe et à Hélène ; je m’en suis chargé, répondant d’avance du consentement général. Je vous annonce donc que vous êtes attendus à un bal magnifique, qui aura lieu demain au château de...

HÉLÈNE, avec joie.

Est-il possible !

BERTHE.

Ah ! quel plaisir !

TRISTAN.

N’est-ce pas ? J’invite Hélène pour la première valse, et Berthe pour la première polka !

RICHARD, bégayant.

Et moi, pour... pour...

BERTHE, achevant sa phrase.

La seconde... car nous reviendrons tard ! n’est-ce pas, ma grand’mère ?

TRISTAN.

Nous ne reviendrons pas du tout ! c’est-à-dire le lendemain !

LA COMTESSE.

Impossible, mes enfants !

BERTHE.

Et pourquoi ?

LA COMTESSE.

Nous n’avons rien de prêt...

À Berthe.

pas de toilette de bal !... et dans une réunion si brillante, mademoiselle Berthe de Ploërmel de Lesneven doit paraître d’une manière conforme à son rang et à sa fortune, n’est-ce pas, mon fils ?

BERTHE.

Mon Dieu ! mon Dieu ! quel dommage !

HÉLÈNE.

N’est-ce que cela ? Console-toi, nous irons au bal !

BERTHE, avec joie.

Ô ma bonne Hélène !

TRISTAN, gaiement.

Vive Hélène !

HÉLÈNE, à Berthe.

Je te promets d’ici à demain une toilette délicieuse... je veux dire simple et charmante comme toi ! de la gaze, des fleurs ; et tu seras, je te le jure, jolie comme un printemps ! et vous, ma tante, je vous ferai une toilette d’automne, gaie, riante, aimable... un été de la Saint-Martin.

TRISTAN.

Une toilette qui donnera envie de vieillir !

LA COMTESSE.

D’ici à demain, cela ne se peut pas !

HÉLÈNE.

Je réponds de tout !

TRISTAN, montrant Hélène.

Hélène répond de tout !

BERTHE.

Elle en répond !... elle a des doigts de fée, vous le savez ?

À Hélène.

Mais toi ?... ta robe ?...

HÉLÈNE.

Nous y penserons après, que cela ne t’inquiète pas !

BERTHE.

Et si tu n’es pas bien ?...

HÉLÈNE.

Je me regarderai... dans toi !

TRISTAN.

Ah ! comment ne pas l’aimer ?

RICHARD.

C’est... c’est ce que je dis... et je bé... bénis mon bégaiement qui me permet de le répéter.

LE COMTE, bas à la comtesse, à gauche, pendant que les quatre jeunes gens causent ensemble, à droite du théâtre.

Oui, ma mère, l’occasion est excellente ! tous nos parents réunis au château de Trémazan comme si je les avais convoqués !... Je vais, en répondant à l’invitation de notre cousine, envoyer mes lettres à la famille rassemblée.

BERTHE, regardant par la croisée à droite.

Une voiture entre dans la cour du château.

TRISTAN, de même.

Voiture à la Daumont... quatre chevaux... deux postillons : c’est madame de Menneville...

LA COMTESSE.

Qu’il faut recevoir !

BERTHE, vivement.

Nous ne recevons pas, nous autres femmes.

HÉLÈNE, gaiement.

Nous ne voyons personne... nous avons nos robes à faire.

TRISTAN, passant près des jeunes filles.

Nous avons nos robes à faire !

LE COMTE.

Mais, mon fils !...

TRISTAN.

C’est une visite pour vous, mon père... cela vous regarde...

LE COMTE.

À condition que tu ne me quitteras pas, que tu me soutiendras !

TRISTAN, traversant le théâtre et revenant près de son père.

Allons, puisqu’il le faut !...

LE COMTE.

M’as-tu apporté de Paris ta procuration pour toucher tes fermages ?

TRISTAN, tirant un papier de sa poche.

La voici : « Pouvoir donné à M. le comte de Lesneven, pour louer, affermer, hypothéquer, etc., etc. »

LA COMTESSE.

Qu’est-ce que c’est ? hypothéquer ?

LE COMTE, prenant le papier.

Vous le saurez, ma mère.

HÉLÈNE, aux deux femmes qu’elle cherche à emmener.

Berthe !... ma tante !... mais, Berthe !... mais, ma tante !... venez ! il faut bien que je vous prenne mesure !

BERTHE.

C’est vrai, grand’mère, elle n’aura pas le temps.

HÉLÈNE, sortant par la porte à droite avec la comtesse et Berthe.

Adieu, Tristan !

TRISTAN.

Adieu !

RICHARD, regardant Hélène qui s’éloigne.

Une duchesse... cou... couturière !... où... où le talent va-t-il se nicher ?

Le comte et Tristan, qui sont près du bureau à gauche, sortent par la gauche, les trois femmes par la droite, et Richard sort par le fond.

 

 

ACTE II

 

Même décor. Le lendemain.

 

 

Scène première

 

HÉLÈNE, sortant de l’appartement à droite et tenant une robe de bal, RICHARD, entrant par le fond

 

HÉLÈNE, parlant à la cantonade.

Oui, ma chère petite... le corsage va à merveille... que la jupe ne t’inquiète pas... tu viendras l’essayer dans une heure... Ah ! c’est vous, monsieur Richard... deux jours de suite !... que c’est bien à vous ! quelle bonne habitude !

RICHARD, bégayant.

Madame votre tante... m’a invité, hier, à passer celle journée au château.

HÉLÈNE.

Ma grand’tante songe toujours à nos plaisirs !

RICHARD, regardant la robe qu’elle tient.

Et vous... vous occupez... de toute la famille.

HÉLÈNE, gaiement.

Oui, la toilette de ma tante est terminée, j’ai commencé par elle. L’important maintenant, c’est la robe de Berthe... j’espère bien être prête...

S’établissant sur une chaise à droite.

à la condition que vous me permettrez de travailler pendant que vous serez là.

Elle s’assied à droite.

RICHARD, lui approchant le guéridon à droite.

Je vous aiderai même !...

Regardant la robe qu’elle tient.

Que d’ouvrage fait depuis hier !

HÉLÈNE.

J’ai passé la nuit...

RICHARD.

Mais votre toilette à vous ?

HÉLÈNE.

Ah ! je serai toujours assez bien ! une fille majeure !... une vieille fille !... pourvu que Berthe soit belle !... elle et ma tante ! Je lui ai combiné une toilette feuille morte... tendre... c’est un chef-d’œuvre !

RICHARD.

Vous penserez donc toujours aux autres !

HÉLÈNE, tout en travaillant.

C’est bien juste !... Les autres ont tant pensé à moi ! Songez donc que j’étais seule au monde... sans appui... sans asile, quand ma grand’tante et mon oncle m’ont recueillie... adoptée... aussi je les aime !... ah !...

Mouvement de Richard.

j’aime jusqu’à ces vieilles murailles qui m’ont abritée ; je pense avec délices que je ne les quitterai jamais !... je me trouve si heureuse ici !...

RICHARD, repassant à gauche.

Vrai... ai... ment !... Eh bien... je craignais... en voyant votre tante et votre oncle... si... si sévères quelquefois avec vous...

HÉLÈNE.

Après ce qu’ils ont fait pour moi, ils ont bien le droit de me brusquer un peu ! Je ne dis pas que quelquefois cela ne me rende le cœur un peu gros... mais je me console en pensant que je prendrai ma revanche, un jour !

RICHARD.

Votre revanche !... Comment ?...

HÉLÈNE.

Comment ? ce château est encore bien animé... aujourd’hui... il y a de la vie, il y a de la jeunesse autour de mes chers parents... mais... Berthe un jour se mariera...

Mouvement de Richard.

Tristan n’apparaîtra plus, peut-être, que de loin en loin, les ennuis viendront pour ma grand’tante et pour mon oncle... et la solitude se fera autour d’eux ! c’est alors que je leur paierai tout ce que je leur dois ! Je fais déjà des provisions de talents pour ce moment-là... j’apprends le piquet, pour faire la partie de mon oncle... je rassemble une foule de vieux airs, que ma tante chantait autrefois et qui la charmeront !... alors... je leur referai une jeunesse avec la mienne !

RICHARD.

Ah ! ma chère demoiselle...

HÉLÈNE.

Mais vous, monsieur Richard, le compagnon, l’ami de notre enfance...

Lui montrant une chaise.

mettez-vous là... et causons.

Richard va prendre au fond, à droite, une chaise qu’il apporte près du fauteuil d’Hélène.

Voyons, causons de vous... Depuis notre dernière conversation, avez-vous réfléchi ?

RICHARD, bégayant.

J’ai... j’ai fait plus ! vos conseils... et votre amitié m’ont décidé...

HÉLÈNE.

À la bonne heure ! vous ne pouviez, avec vos talents et votre instruction, vous réduire au rôle de gentilhomme campagnard.

Lui faisant signe de s’asseoir près d’elle.

Racontez-moi vos démarches.

RICHARD, s’asseyant.

Le difficile était d’abord de trouver un état... il ne pouvait pas me venir, comme à Tristan, l’idée de me faire a... a... vocat ou dé... député !... le président, malgré son pouvoir dis... dis... crétionnaire, n’aurait jamais pu me donner la... la parole. J’avais bien pensé à nie faire mi... mi... militaire... difficile encore !...

HÉLÈNE.

Pourquoi ?

RICHARD.

Comment... commander l’exercice ? comment dire à un soldat : Va te faire tuer ! c’est plus facile à faire... qu’à dire... pour moi... du moins !... Alors, j’ai songé à la diplomatie !...

HÉLÈNE.

Vous ?

RICHARD.

Si, comme on l’a prétendu, la parole a été donnée à l’homme pour... déguiser sa pensée, il me semble que personne plus qu’un bègue... je suis donc né pour la diplomatie !

HÉLÈNE.

C’est évident.

RICHARD.

J’ai écrit alors... à un ancien camarade de co... collège... un jeune duc fort bien posé aux affaires étrangères... Il m’a répondu : Dispose de moi... je serai lundi de la semaine prochaine...

HÉLÈNE, souriant.

C’était hier !...

RICHARD.

Au château de Trémazan... J’y suis allé.

HÉLÈNE.

Ce jeune duc... me paraît un très aimable gentilhomme.

RICHARD.

Il m’emmène avec lui.

HÉLÈNE.

Comme ami ?

RICHARD.

Et comme secrétaire !

HÉLÈNE.

Bonne nouvelle !

RICHARD.

Et dans deux jours nous partons pour le Holstein.

HÉLÈNE, poussant un cri.

Ah ! voilà une bonne nouvelle qui fera grand’peine à deux personnes.

HÉLÈNE.

Qui donc ?

RICHARD.

À moi... monsieur !... et à ma petite cousine Berthe.

RICHARD, se levant.

Ma... mademoiselle... Berthe !...

HÉLÈNE.

Eh ! oui, sans doute.

RICHARD, balbutiant.

Vous croyez... qu’elle s’apercevra... de mon absence ?

HÉLÈNE.

Allons, ne vous troublez pas ainsi... si vous ne voulez pas que je devine...

RICHARD.

Que vous deviniez quoi ?...

HÉLÈNE.

Que vous l’aimez... comme elle le mérite.

RICHARD, vivement.

Moi !... moi !... eh bien ! oui, de toute mon âme... avec passion, avec désespoir. Elle est si riche !

HÉLÈNE.

Oui, elle a deux cent mille livres de rente !

RICHARD, bégayant.

Ah ! quel malheur !...

HÉLÈNE.

Malheur que vous ne pouvez empêcher, mais que vous pouvez atténuer à force de mérite ; voilà pourquoi je vous ai conseillé de partir, de vous faire un nom... une position...

RICHARD, se rasseyant.

Quand je me ferais une position, je me connais... je ne suis pas beau... Et ce malheureux défaut... ce bégaiement... qui me rend ridicule à tous les yeux... et aux siens surtout !

HÉLÈNE.

Quel bégaiement ?... c’est la timidité... pas autre chose, eh ! tenez, vous parlez depuis un quart d’heure à faire envie à une femme !

RICHARD.

Parce que je suis avec vous, en confiance... à l’aise !... comme avec quelqu’un qu’on aime... qu’on aime beaucoup... et pas... trop.

HÉLÈNE.

Eh bien ?

RICHARD.

Mais qu’il se présente une circonstance difficile... qu’il faille exprimer un sentiment profond et vrai... alors j’hésite... je me trouble... je fais rire !...

HÉLÈNE.

Allons donc !

RICHARD.

Représentez-vous un homme disant à une femme... Je vous ai... ai... ai... me !

HÉLÈNE, riant.

Le fait est...

RICHARD, avec désespoir.

Vous le voyez ! vous riez vous-même ! Aussi, près de votre cousine... je n’ai jamais osé parler...

HÉLÈNE.

Pauvre jeune homme !

RICHARD.

Ce n’est pas que si je voulais... je n’aie un moyen sûr d’être éloquent cinq minutes, de suite, sans m’arrêter.

HÉLÈNE.

Eh bien ! employez ce moyen.

RICHARD.

C’est qu’il est si incroyable... si ridicule... comme tout ce qui nous arrive à nous autres bègues...

HÉLÈNE.

Quoi est-il donc... ce moyen ?...

RICHARD.

C’est... je n’ose... vous le dire... vous allez rire encore.

HÉLÈNE.

Dites toujours...

RICHARD.

C’est de m’animer... de m’exciter... moi-même... en manière d’exorde... par les mots de la langue française les plus expressifs... les interjections les plus énergiques... comme qui dirait quelque bon juron gaulois... sacr...

HÉLÈNE.

En dedans !

RICHARD.

Pas toujours !... Pourquoi cela me délie-t-il la langue ? je n’en sais rien ! mais la vérité est qu’avec ce général-là en tête, mes paroles s’élancent en avant, comme des zouaves qui montent à l’assaut ! Seulement vous concevez que c’est bien peu élégiaque, et que si je débutais ainsi auprès de mademoiselle Berthe...

HÉLÈNE.

Ce serait un peu original... mais d’abord elle est rieuse... et puis...

Lui présentant un écheveau.

Voulez-vous me tenir mon écheveau ?

Elle lui passe aux deux mains écartées un écheveau qu’elle dévide.

Et puis, qui sait ?... il m’a semblé que venant de vous... tout... lui plaisait.

RICHARD, bégayant.

Si... c’é... c’é... c’ét...

HÉLÈNE, achevant sa phrase.

C’était vrai !

RICHARD.

Merci !...

HÉLÈNE.

Eh bien !... Je l’espère ; d’abord, quand elle vous voit dans l’embarras, comme maintenant... elle achève toujours vos phrases.

RICHARD, bégayant.

Est-il... po... po... pos...

HÉLÈNE, achevant sa phrase.

Possible !... oui, et puis certains regards... certaines paroles !...

RICHARD, tenant toujours l’écheveau et avec une agitation qu’Hélène cherche à calmer.

Lesquelles... lesquelles ?... Mais non, vous m’abusez... j’ai un rival trop redoutable...

HÉLÈNE.

Un rival... lequel ?

RICHARD.

M. Tristan !

HÉLÈNE, faisant un mouvement en arrière.

Tristan !...

RICHARD, montrant l’écheveau.

Le fil est cassé !...

HÉLÈNE.

N’importe !...

Elle reprend l’écheveau. Avec émotion.

Vous croyez qu’il aime Berthe ?

RICHARD.

Je ne dis pas cela...

Se levant.

Mais, mon Dieu, mademoiselle, comme vous avez pâli !

HÉLÈNE, troublée.

Moi ! Non... je ne sais...

RICHARD, se levant et balbutiant.

Vous voilà aussi troublée que moi tout à l’heure.

HÉLÈNE.

Moi... je... je... ne... sais... vraiment...

RICHARD.

Vous... vous bégayez... presque comme moi !...

Avec joie, à part.

Et elle aussi !

Haut.

Allons, mademoiselle, ne rougissez pas ! vous m’avez dérobé mon secret... laissez-moi pénétrer le vôtre.

HÉLÈNE, se levant.

Monsieur Richard, pas un mot de plus, je vous en prie, car vous touchez à une douleur plus profonde que vous ne le croyez.

RICHARD.

Et pourquoi ? quel obstacle pourrait empêcher cette union ?

HÉLÈNE.

Un obstacle invincible.

Montrant son cœur.

car il est là !

RICHARD.

Comment ?

HÉLÈNE.

Ceux à qui je dois tout, ma tante, mon oncle rêvent pour Tristan un grand mariage : ils veulent, pour soutenir, pour relever l’éclat de notre maison, qu’il épouse une femme riche : et leur enlever cette espérance serait une ingratitude dont je ne me rendrai jamais ni coupable, ni complice.

Mouvement de Richard.

Aussi, je vous en prie, monsieur Richard... ne parlons jamais de lui ! Et jurez-moi sur l’honneur que personne ne saura jamais ce que je vous ai confié.

RICHARD.

Je vous le jure, mademoiselle.

HÉLÈNE.

Merci !

RICHARD, apercevant le comte qui entre.

Le comte !

Il se tient un moment au fond à droite, puis va à la cheminée à gauche.

HÉLÈNE.

Mon oncle !

Elle se remet à l’ouvrage.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, entrant par le fond, HÉLÈNE, à droite, assise et travaillant, RICHARD, debout, à droite, au fond, il passe à gauche pendant l’aparté da comte

 

LE COMTE, à part et tenant à la main un cahier qu’il lit.

« Conseil d’administration, article premier. »

S’interrompant.

Je l’avais bien dit à ma mère ! je viens de m’expliquer avec Tristan, aussi clairement que possible, au sujet de Berthe... et il n’a pas eu l’air de comprendre... je suis sûr maintenant, à n’en pouvoir douter... que cette Hélène...

HÉLÈNE, souriant et toujours occupée à travailler.

Mon cher oncle a l’air bien soucieux, et quelque grave pensée le préoccupe... car il ne nous voit pas...

LE COMTE.

Ah ! que faites-vous là ?

HÉLÈNE.

Vous le voyez, je travaille.

LE COMTE, avec humeur.

Oui, toujours des objets de toilette... des colifichets.

HÉLÈNE, gaiement.

Mon Dieu, oui !... comme si j’étais une femme...

LE COMTE.

Une femme... dans votre position, une femme sensée... se dirait qu’il y a des personnes pour qui la futilité est plus qu’un défaut.

HÉLÈNE.

Ah ! le méchant oncle... comme il me traite mal... quand je m’occupe de sa famille... aïe !... au moment même

Portant son doigt à sa bouche.

où je verse mon sang pour lui et les siens.

Riant.

Mais vous aurez beau faire, monsieur, vous ne m’empêcherez pas...

LE COMTE.

Mon Dieu, ma chère, laissez là ces petites grâces, ces petites mines... qui sont fort gentilles quand on a seize ans, comme Berthe... mais qui, à vingt-deux ans...

RICHARD, s’avançant avec colère.

Monsieur !...

LE COMTE.

Ah ! mon cher monsieur Richard... vous voilà !... bien aimable de vous rendre à notre invitation.

Avec embarras.

Vous m’avez entendu ! je viens de gronder ma nièce...

HÉLÈNE, à part.

Et devant lui !

LE COMTE.

Mais vous le savez... qui aime bien...

RICHARD, cherchant à se modérer.

Vous... l’ai... l’ai... l’aimez beaucoup !

LE COMTE, à Richard.

Vous avez eu la bonté... en allant hier au soir au château de Trémazan, de vous charger de mes lettres ?

RICHARD.

Pour madame de Trémazan, madame de Nervac et M. de Pontcalec.

HÉLÈNE.

Eh ! mon Dieu... toute notre famille.

RICHARD.

Qui s’y trouvait réunie...

HÉLÈNE, travaillant toujours.

Prendre la peine de leur écrire... quand vous devez les voir tous... ce soir, au bal ! c’était donc bien important ?

LE COMTE.

Probablement.

RICHARD.

Ça en avait l’air du moins... car l’un a rougi... l’autre a pâli...

LE COMTE, lui faisant signe de se taire.

Silence !

À part, passant à gauche.

J’espérais leurs réponses, ce matin de bonne heure... et rien encore... c’est singulier...

RICHARD, s’approchant d’Hélène toujours assise et travaillant ; il lui parle à demi-voix.

Est-ce que votre oncle est toujours d’aussi bonne humeur ?

HÉLÈNE, de même.

Rarement !... Aujourd’hui par hasard... il est préoccupé... contrarié...

RICHARD, à part.

Et elle l’excuse encore !

LE COMTE, à Richard.

J’aurais quelques renseignements à vous demander sur votre visite au château de Trémazan... Vous plaît-il, mon cher voisin, de faire un tour de parc ?

RICHARD.

À vos ordres, monsieur.

Il sort par le fond avec le comte en jetant sur Hélène un regard de compassion.

 

 

Scène III

 

HÉLÈNE, TRISTAN, entrant par la droite sur la pointe du pied et regardant par le fond

 

TRISTAN.

Enfin tu es seule !

HÉLÈNE, se retournant.

Toi, Tristan !

TRISTAN.

J’attendais avec impatience que mon père s’éloignât.

HÉLÈNE, se levant.

Pourquoi donc ?

TRISTAN.

Il y a, depuis hier, de grandes nouvelles.

HÉLÈNE.

En vérité !

TRISTAN.

Tu étais dans ton atelier de couture, impossible de t’aborder, de te raconter la visite de madame la marquise de Menneville, dans une toilette étourdissante ! dix pieds d’envergure au moins ! je suis désolé que tu ne l’aies pas vue.

HÉLÈNE.

Après ! pourquoi venait-elle ?

TRISTAN.

Pour importante affaire ! Un mariage qu’elle avait en tête pour ma cousine Berthe.

HÉLÈNE, à part.

Ah ! Richard a bien fait de s’en aller.

TRISTAN.

Mais ce qui m’a étonné, c’est l’expression de contrariété et presque de colère avec laquelle mon père a accueilli cette proposition d’alliance. Il s’est remis cependant, et touché, autant que possible, de l’honneur qu’on daignait nous faire, il a répondu que Berthe, bien qu’elle fût sa nièce, ne dépendait pas de lui, mais de M. de Ploërmel, tuteur nommé par la famille. Sur ce, madame la marquise, avec un sourire charmant, nous a fait une révérence adorable, comme dans un quadrille des Lanciers, et a disparu dans un flot de mousseline.

HÉLÈNE.

Ah bien ! alors, où est le mal ? et à quoi bon s’effrayer ?...

TRISTAN.

Attends donc ! J’avais laissé grand’mère causant, ce matin, dans un coin du salon avec Berthe, et je rencontrai dans une allée du parc mon père qui s’avançait en rêvant. Lui reprochant alors la manière froide et sèche dont il avait hier reçu la belle marquise, je lui en demandai la cause... Il m’a répondu gravement que lui et ma grand’mère avaient d’autres intentions sur Berthe.

HÉLÈNE, avec émotion.

Il serait possible !... et ces intentions ?...

TRISTAN.

Et bien !... ces intentions...

Regardant vers la gauche et apercevant Berthe qui s’avance en rêvant.

C’est Berthe !

HÉLÈNE.

Elle vient pour essayer sa robe. Va-t’en.

TRISTAN.

Non, non !... il faut avant tout que j’aie avec elle une explication...

HÉLÈNE.

Y penses-tu ?

TRISTAN.

Pourquoi pas ?

 

 

Scène IV

 

BERTHE, venant de la gauche, HÉLÈNE, assise et travaillant, TRISTAN

 

BERTHE, entrant en rêvant et apercevant Tristan.

Ah ! Tristan !...

À part.

Ce que vient de dire ma grand’mère est bien singulier.

Levant la tête.

Bah !... essayons !...

TRISTAN, allant à Berthe et prenant le milieu du théâtre.

Quelle rencontre !... Moi qui avais une confidence à le faire !

BERTHE.

Et moi qui te cherchais pour te parler en secret.

HÉLÈNE, emportant sa robe.

Je m’en vais, alors.

BERTHE.

Reste !... toi, c’est nous !

TRISTAN.

À moins que cela ne te gène ?

BERTHE.

Et ne t’empêche de travailler ?

HÉLÈNE.

Moi ? Nullement, je n’écoute pas !

À part et se rasseyant.

Qu’est-ce que cela peut être ?

TRISTAN, hésitant.

Sais-tu, petite cousine... que, depuis un an, tu es bien embellie !

BERTHE, de même.

Sais-tu, petit cousin, que, depuis un an, tu as beaucoup gagné, comme esprit et comme manières !

TRISTAN.

Tu crois ?

BERTHE.

Certainement.

TRISTAN, haussant les épaules.

Allons donc !

BERTHE.

Je le demande à Hélène.

TRISTAN.

Moi aussi.

HÉLÈNE, toujours travaillant.

Je n’ai pas regardé...

TRISTAN.

C’est aimable !...

BERTHE.

Aussi, tu ne seras jamais embarrassé pour te marier !

TRISTAN.

Et toi... avec ta fortune et ta jolie figure, les beaux partis ne te manqueront certes pas !

BERTHE.

Ah ! ni à toi non plus !

HÉLÈNE, cessant de coudre et les regardant tous deux.

Ah çà ! vous aviez des confidences à vous faire et vous ne vous faites que des compliments.

BERTHE.

Tu trouves !...

Elle va s’asseoir près du bureau à gauche.

HÉLÈNE.

Ça en a l’air !

TRISTAN.

C’est vrai.

Après un instant de silence, s’approchant de Berthe.

Berthe !...

BERTHE.

Tristan ?...

TRISTAN.

Est-ce que tu n’as pas causé tout à l’heure dans le salon, en tête à tête avec grand’mère ?

BERTHE.

Oui ! Et toi ? est-ce que mon oncle ne l’a pas pris sous le bras pour te faire part d’un projet ?

TRISTAN.

Oui !... Eh bien ! petite cousine, que penses-tu de ce projet ?

BERTHE.

Petit cousin !... qu’en penses-tu toi-même ?

TRISTAN, hésitant.

Je pense...

BERTHE, se levant avec crainte.

Eh bien ?...

TRISTAN.

Je pense que tu es la plus charmante créature du monde, que l’homme que tu choisiras... sera le plus heureux homme de la terre... et j’ai répondu à mon père que je rendrais grâces au ciel, toute ma vie, d’avoir une sœur comme toi !

BERTHE, avec joie.

Une sœur !... Une sœur !... Mais tu ne m’aimes donc pas ?... tu ne veux donc pas de moi ?

TRISTAN.

Oh ! je ne dis pas !

BERTHE.

Oh ! ne t’embarrasse pas pour me le dire, va ! je suis si contente, si heureuse !

TRISTAN, avec joie.

Tu ne m’aimes donc pas non plus ?

BERTHE, de même.

Mais non ! quel bonheur !

HÉLÈNE, à part.

Ils sont charmants !

TRISTAN.

Et mon père... qui m’assurait que tu ne pensais qu’à moi !

BERTHE.

Et grand’mère qui me disait que je te faisais perdre la tête ! Je déclare à grand’mère que, pour rien au monde, je ne serai ta femme !

TRISTAN.

Je déclare à mon père que j’aimerais mieux mourir que d’être ton mari !

BERTHE.

Tiens ! je t’aime de tout mon cœur !

TRISTAN.

Et moi, je t’adore ! Ils nous disent de nous entendre.

Lui tendant la main.

Eh bien ! nous nous entendons... Hélène en est témoin.

HÉLÈNE.

Je l’attesterai.

TRISTAN, d’un sérieux comique à Berthe.

Un mot, s’il vous plaît ? Pourquoi, vous qui vantiez si haut mon esprit et mes manières, refusez-vous un cavalier aussi accompli ?

BERTHE.

J’aimerais mieux ne pas le dire.

TRISTAN.

Et moi, je tiens à le savoir.

BERTHE.

Je le refuse, ce cavalier si charmant...

TRISTAN.

Parce que un autre vous paraît plus charmant encore ?...

BERTHE.

Allons donc ! est-ce que c’est possible ?...

TRISTAN.

Pourquoi alors ?

BERTHE, à demi-voix.

Tais-toi !

TRISTAN, insistant.

Pourquoi ?

BERTHE, à demi-voix, jetant les yeux du côté d’Hélène qui leur tourne le dos.

Parce que je voulais qu’il choisît une femme qui vaut bien mieux que moi... une femme que j’aime plus que tout au monde.

HÉLÈNE, à part.

Ô ciel !

TRISTAN, avec chaleur.

Parle... achève...

HÉLÈNE, se levant vivement.

La robe est finie !

BERTHE.

Ce n’est pas vrai...

TRISTAN.

Non !... non !... elle n’est pas finie !

HÉLÈNE, à Berthe.

Vois plutôt !...

BERTHE, passant près d’elle.

Je vois... je vois que ceci est encore à coudre...

HÉLÈNE.

Parce qu’il faut l’essayer d’abord.

BERTHE.

Nous avons le temps.

HÉLÈNE, la faisant passer devant elle.

Et s’il faut y retoucher ?... s’il faut y refaire ?...

BERTHE.

Ô mon Dieu ! que tu es exigeante... Eh bien ! soit... donne... et dépêchons-nous... nous revenons à l’instant...

Elle s’élance, en tenant la robe, dans la chambre à droite. Hélène veut la suivre, Tristan la retient.

 

 

Scène V

 

TRISTAN, HÉLÈNE

 

TRISTAN.

Hélène !... un instant !

HÉLÈNE.

Et Berthe, qui va m’attendre.

TRISTAN.

Elle attendra sans se fâcher ! Elle est si bonne... Un mot, de grâce !...

HÉLÈNE.

Que me veux-tu ?

TRISTAN, après un instant de silence, et lui prenant la main.

Ai-je besoin de l’apprendre ce qui se passe là dans mon cœur ?... Si le tien ne l’a pas compris... je suis bien malheureux !

HÉLÈNE, voulant retirer sa main.

Tristan !

TRISTAN, la retenant dans les siennes.

Oui, Hélène ! oui, ma cousine chérie !...

Apercevant la comtesse qui entre par la porte du fond.

Dieu ! grand’mère !

 

 

Scène VI

 

TRISTAN, LA COMTESSE, HÉLÈNE

 

LA COMTESSE, voyant Tristan quitter la main d’Hélène, et s’éloigner d’elle.

Il paraît que je vous dérange ?

TRISTAN.

Nullement, grand’mère !

LA COMTESSE.

Comment, nullement ? Et pourquoi donc vous séparer si vivement quand je suis entrée ? pourquoi tenais-tu la main d’Hélène ?

TRISTAN.

Par affection... par amitié... S’il n’est pas permis d’aimer sa cousine, il faut renoncer à tous les liens du sang !... et je vous jure, grand’mère, que si sa main s’est trouvée par hasard dans la mienne... c’est dans les intentions les plus pures !

LA COMTESSE, s’asseyant à droite.

J’aime à le croire... mais en tous cas, Hélène ne devait pas le permettre... elle doit me comprendre !

HÉLÈNE.

Moi, madame !...

LA COMTESSE.

Je sais ce que je dis : vous avez trop de tact et d’esprit pour n’avoir pas deviné et compris nos espérances, à votre oncle et à moi, pour Berthe et pour Tristan, et pourtant, je m’en suis aperçue depuis longtemps, vous semblez prendre à tâche, en toute occasion, de renverser tous nos projets.

HÉLÈNE.

Moi !

LA COMTESSE.

D’attirer Tristan à vous par une coquetterie...

TRISTAN.

Grand’mère !

HÉLÈNE.

Moi ! moi !...

LA COMTESSE.

Oh ! mon Dieu ! tout cela est fort innocent en apparence, votre mise est toujours plus simple que toutes les autres... mais cette simplicité elle-même, qui est une recherche... cet air de vous mettre en arrière pour qu’on vous mette en avant... cette affectation de fuir Tristan pour qu’il vous suive... et vous trouve seule... comme dans ce moment...

TRISTAN, avec force et l’interrompant.

Ma mère !...

Se calmant.

Je ne peux pas laisser outrager Hélène devant moi !... Fut-ce par ma mère elle-même !

HÉLÈNE.

Tais-toi ! Tais-toi ! Une pareille scène met le comble à toutes mes souffrances !

LA COMTESSE, se levant.

Toutes vos souffrances ? Voilà un mot qui a droit de m’étonner dans votre bouche, Hélène ! Je croyais... jusqu’à présent, avoir mis fin à toutes vos souffrances, et non pas les avoir causées...

HÉLÈNE.

Mais... ma tante... je n’ai pas dit...

LA COMTESSE.

Mais, puisque vous l’oubliez... je vous dirai à mon tour que si quelqu’un a droit de se plaindre, ce n’est pas vous, c’est moi ! moi qui, pour prix de mes bienfaits, me vois enlever, par vous, ce que j’ai de plus cher, le respect de mon petit-fils, sa tendresse !...

TRISTAN.

Mais, grand’mère...

LA COMTESSE.

Oui, vous avez raison, Hélène... celle qui jette un tel trouble dans la maison qui l’a accueillie... celle qui blesse si cruellement le cœur de ceux qui ont tout fait pour elle... oh ! celle-là est bien à plaindre... et je conçois que vous parliez de vos souffrances ! Adieu !

À Tristan.

Votre bras, Tristan ! Venez... venez !...

Elle sort avec Tristan.

 

 

Scène VII

 

BERTHE, HÉLÈNE, tombant sur un siège à gauche, et se cachant la tête dans ses deux mains

 

BERTHE, sortant de la chambrée droite.

Ah ! qu’as-tu donc ? Pourquoi pleurer ainsi ?

HÉLÈNE.

Ma tante ! elle ne m’aime plus ! elle ne m’estime plus !... elle se repent de ce qu’elle a fait pour moi !

BERTHE.

Hélène ! Hélène !...

HÉLÈNE.

Oui !... je le vois enfin ! je leur pèse ! je les gène ! ils voudraient être délivrés de moi !

BERTHE.

C’est impossible ! La douleur t’égare !...

HÉLÈNE.

Non ! On ne se trompe pas là-dessus !... Mille souvenirs que je ne voulais pas croire... mille soupçons que je repoussais comme indignes d’eux et de moi... renaissent un à un... et m’éclairent...

BERTHE.

Quels souvenirs ?... quels soupçons ?... quelles paroles ?...

HÉLÈNE.

Si tu avais entendu de quel accent ma tante m’a parlé ! eh bien !... elle ! ce n’est rien !... je déplais encore plus à mon oncle ! Quand je viens m’asseoir à table... oh ! je le comprends bien maintenant !... il se dit tout bas : Encore elle ! ses regards, sa voix, semblent me reprocher la place que j’occupe ! le vêtement que je porte... le pain qu’il me donne !...

Avec désespoir.

Et il faut bien que j’accepte tout cela pourtant, puisque je n’ai rien... puisque je ne suis rien !

BERTHE.

Hélène ! chère Hélène !...

HÉLÈNE, se levant.

Ô mon père ! mon père !... À quelle humiliation ta fille est-elle réduite... et pourquoi, en me laissant la pauvreté, m’as-tu légué la noblesse ? Si j’étais une fille de paysan, je travaillerais à la terre ; si j’étais ouvrière, je gagnerais ma vie dans les manufactures ; fille d’un bourgeois, je donnerais des leçons de musique, de dessin ; mais une Ploërmel !... il faut qu’elle vive des bienfaits des autres !... à la charge des autres !... et encore je suis jeune maintenant... et tant qu’on est jeune on paye sa bienvenue avec sa jeunesse même, on s’acquitte en bonne grâce, en gaieté, en bons offices, en beauté même... puisqu’on fait honneur à ses hôtes... Mais vieille, on n’est plus qu’un fardeau, et, repoussée avec dédain ou accueillie avec regret, forcée souvent de payer l’hospitalité qu’on reçoit... par une sorte de domesticité... Oh ! je voudrais être morte !

BERTHE.

Morte !... Et ceux qui t’aiment !...

HÉLÈNE.

Oui !... toi !... Tu as raison... je suis ingrate !

LE COMTE, en dehors.

Oui... ma mère !...

BERTHE.

Je les entends ! ce sont eux !

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, LA COMTESSE, entrant par le fond, BERTHE, HÉLÈNE, à droite

 

LE COMTE, parlant à la comtesse.

Oui, ma mère... rien depuis ce matin ! et c’est dans ce moment... à l’instant même que je reçois...

Se retournant et apercevant Berthe et Hélène.

Mesdemoiselles, laissez-nous !

BERTHE.

Oui, mon oncle.

Bas, à Hélène qu’elle emmène.

Viens !... viens !... je ne veux pas qu’ils te voient pleurer.

Elles sortent par le fond.

LA COMTESSE.

Ah ! c’est du château de Trémazan !

LE COMTE, se dirigeant vers la table à droite.

Oui, les lettres que nous attendions.

LA COMTESSE, pendant que le comte parcourt vivement la première lettre qu’il vient de décacheter.

Nos chers parents ont mis le temps à nous répondre... mais j’aime mieux que leurs résolutions aient été mûrement réfléchies...

Elle s’assied près de la table à droite.

LE COMTE.

Ô ciel !

LA COMTESSE.

Qu’avez-vous donc ?...

LE COMTE, qui s’est assis de l’autre côté de la table.

M. de Pontcalec, qui refuse net... un oncle ! un oncle au même degré que moi ! quel égoïsme ! et sous quel prétexte ? « Mon château n’est que suffisant pour moi... et je ne pourrais, sans me gêner beaucoup... » Est-ce que nous ne nous sommes pas gênés, nous, pendant trois ans...

LA COMTESSE.

Cela ne m’étonne pas de lui... Mais, donnez !

Prenant une lettre des mains du comte.

Donnez, je suis sûre que madame de Nervac, une femme charmante dont je connais le cœur...

Lisant.

« Mon cher cousin, une femme prudente n’introduit jamais chez elle une personne plus jolie qu’elle, et, à aucun prix, je ne consentirais à recevoir Hélène. »

LE COMTE, avec colère.

C’est admirable ! et, en attendant, il faut que nous restions chargés de ce fardeau, que nous compromettions notre fortune !

LA COMTESSE.

Et nos projets les plus chers !

LE COMTE.

Notre avenir !

LA COMTESSE.

L’avenir de nos enfants.

LE COMTE.

Égoïste !... égoïste !... il n’y a que des égoïstes dans le monde !... et je parie que madame de Trémazan elle-même, qui est millionnaire...

Il a décacheté la lettre avec dépit.

« Merci, mon cher oncle... »

S’interrompant.

Que vois-je !... « Merci mille fois de l’occasion que vous m’offrez d’être utile à notre charmante Hélène... » Ah ! enfin, en voilà donc une qui comprend la famille !

LA COMTESSE.

Les devoirs de la parenté !... Achevons, mon fils... achevons !...

LE COMTE, lisant.

« Je ne puis recevoir notre cousine... »

LA COMTESSE.

Ô ciel !...

LE COMTE, continuant.

« Mon château est plein jusqu’aux combles ; puis de grandes réparations m’empêcheront d’habiter Trémazan cette année, le temps de sécher les plâtres, et vous comprenez que cette pauvre Hélène... »

S’interrompant avec colère, se levant et mettant la lettre sur la table.

C’est par humanité qu’elle met sa parente à la porte.

Il passe à gauche.

LA COMTESSE, prenant la lettre sur la table et continuant.

« Mais rassurez-vous, il se présente pour elle une occasion délicieuse, admirable ! Et comme les bonnes nouvelles ne peuvent arriver trop tôt, j’écris par le même courrier à notre chère petite cousine, pour lui exprimer votre désir et lui annoncer ce que j’ai le bonheur de faire pour elle. » Eh ! mais, quand j’y pense... « Lui exprimer votre désir... » Il doit alors être en même temps arrivé pour Hélène une lettre...

LE COMTE.

Qu’il faut l’empêcher d’ouvrir... et je cours... C’est elle !...

LA COMTESSE.

Comme elle est pâle !

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, debout à gauche, HÉLÈNE, paraissant à la porte du fond, LA COMTESSE, assise à droite près du guéridon

 

HÉLÈNE, tenant une lettre à la main.

Madame de Trémazan, notre cousine, m’apprend, mon oncle, que vous ne voulez plus me garder auprès de vous.

LE COMTE.

Je n’ai pas dit cela.

HÉLÈNE.

Voici sa lettre.

LE COMTE, à part.

Quelle indiscrétion !...

HÉLÈNE.

Vous lui demandiez pour moi un asile... qu’elle ne peut m’accorder... mais une de ses amies, la riche lady Evendale, qui habite Édimbourg, cherche une demoiselle de compagnie qui soit Française... elle me propose cette place.

LA COMTESSE, avec indignation.

Une Lesneven !

LE COMTE.

Quelle indignité !

LA COMTESSE, se levant.

Soyez sûre, Hélène, que malgré cette lettre, que je regrette... vous avez toujours ici... un asile et une mère.

HÉLÈNE.

Une mère !... Oh ! merci de cette parole, ma tante, elle me fait du bien...

Avec effort.

Mais quant à cet asile... c’en est fait... il n’est plus le mien.

LE COMTE.

Que dites-vous ?

HÉLÈNE.

Que je ne gênerai plus personne !... que je ne serai plus un fardeau pour personne, car je quitte cette maison pour n’y plus revenir.

LE COMTE.

Partir pour l’Écosse !...

LA COMTESSE.

Près de lady Evendale, vous !

HÉLÈNE, avec dignité.

Non, madame, rassurez-vous.

LE COMTE.

Près de qui alors vivrez-vous ?

HÉLÈNE.

Je vivrai seule.

LA COMTESSE.

À votre âge !

HÉLÈNE.

J’ai vingt-deux ans, ma tante !

LE COMTE.

Sans fortune !...

HÉLÈNE.

J’ai les diamants de ma mère.

LA COMTESSE.

Avec votre nom !

HÉLÈNE.

Je n’y manquerai jamais !

LA COMTESSE.

Non, c’est impossible... et je vous défends...

HÉLÈNE.

Vous me défendez...

LA COMTESSE.

Oui ! je vous défends de partir... au nom de ce que j’ai fait pour vous !

HÉLÈNE, avec vivacité.

Eh ! ne voyez-vous pas que c’est par respect pour ces bienfaits même que je pars ? Que c’est par reconnaissance... par tendresse...

Mouvement de la comtesse.

Ah ! vous m’aimez encore aujourd’hui !... il ne s’est rien dit, entre nous, d’irréparable ! Mais si je restais... chaque jour ma présence vous deviendrait plus pesante... chaque jour vos paroles deviendraient plus amères... vous gâteriez vos bienfaits... et moi, je les oublierais peut-être !... Non ! non ! séparons-nous... quand le souvenir de tout ce que je vous dois est encore pur et vivant dans notre âme... quittons-nous, quand nous pleurons encore de nous quitter !... Adieu !

Elle va pour sortir.

 

 

Scène X

 

LE COMTE, HÉLÈNE, LA COMTESSE, BERTHE, TRISTAN et RICHARD, entrant par le fond

 

BERTHE.

Venez, venez, arrêtons-la !

LE COMTE et LA COMTESSE.

M. Richard !

HÉLÈNE.

Tristan !

BERTHE.

Oui, M. Richard, Tristan, que j’ai amenés ici, à qui j’ai raconté cette odieuse lettre... Ils empêcheront Hélène de s’éloigner...

À Tristan.

N’est-ce pas ?...

TRISTAN.

Non !...

Descendant en scène.

Hélène a raison !

BERTHE.

Raison !...

TRISTAN.

Oui ! elle a raison de partir !

LE COMTE.

Mon fils !...

TRISTAN.

C’est comme votre fils que je parle, mon père... c’est comme héritier de votre nom... et je dis qu’elle... qui porte ce même nom... ne peut pas... ne doit pas accepter des bienfaits qui gênent... une hospitalité qui pèse... et qu’elle ne peut pas rester ici... à moins d’y rester... non plus comme une inférieure ou une obligée, mais comme notre égale à tous... comme maîtresse ainsi que nous tous... comme votre fille... enfin comme ma femme...

Il passe auprès d’Hélène.

TOUS.

Sa femme !...

RICHARD.

Bravo !

LE COMTE.

Mon fils ! oubliez-vous...

TRISTAN.

Oh ! je sais bien... que je ne peux pas l’épouser sans votre consentement... et je ne le voudrais pas... elle ne le voudrait pas elle-même... mais pourquoi me le refuseriez-vous ?

LE COMTE.

Pourquoi ?...

TRISTAN.

Oui ! ne vouliez-vous pas me marier à Berthe ?

BERTHE.

C’est vrai !

TRISTAN.

Eh bien !... n’est-elle pas ma cousine comme Berthe ?

RICHARD, bas.

Bra... a... vo !...

TRISTAN.

N’est-elle pas noble comme Berthe ?...

RICHARD, bas.

Bra... a... avo !...

TRISTAN.

N’est-elle pas belle comme Berthe ?...

BERTHE.

Mille fois plus.

RICHARD.

Pas... as... mille fois !

TRISTAN.

Que lui manque-t-il ?... elle n’est pas riche ? Ah ! Dieu merci... ce mot-là n’a jamais compté pour vous... et c’est l’honneur de la noblesse de ne pas demander à quelqu’un ce qu’il a... mais ce qu’il est...

LA COMTESSE.

Tristan... n’oublie pas...

TRISTAN, allant à la comtesse.

Pas encore ! pas encore !... grand’mère... laissez-moi dire ce que j’ai dans le cœur ! car je le sens, c’est toute ma vie qui se décide en ce moment. Vous m’aimez comme une Lesneven doit aimer... avec grandeur ! pour que je sois digne de mon nom !... Eh bien !... c’est à votre réponse à décider !... Je vous l’ai dit !... je suis également propre, peut-être, au bien et au mal... Si vous me refusez Hélène, je suis perdu... tout ce que j’ai de généreux... de supérieur... peut-être... s’en va, se flétrit...

Avec passion.

Mais si vous me l’accordez...

HÉLÈNE.

Tristan ! De grâce !...

TRISTAN, avec tendresse.

Oh ! tais-toi aussi !... tais-toi !... ou plutôt ne réponds que quand tu m’auras entendu... compris...

Lui prenant la main avec tendresse.

Ô chère compagne de mon enfance, tu ne sais donc pas... que jeune homme, au milieu des plaisirs de Paris et des folies de mon âge... ta seule image suffisait pour m’arrêter dans mes égarements.

HÉLÈNE.

Tristan !... Tristan !...

TRISTAN.

Tu ne sais donc pas que quand je suis ici, près de toi... te tenant la main... le seul son de ta voix, la seule lumière de ton regard... me transforment, me métamorphosent... Oui !... ce que je viens de dire est vrai !... ma vie dépend de toi... Veux-tu que je sois quelque chose ?... je le serai... veux-tu que je relève notre nom ?... je le relèverai ! veux-tu mon âme... veux-tu ma vie, chère Hélène, veux-tu être à moi ?...

LE COMTE.

Est-ce tout, enfin ?...

LA COMTESSE, avec colère.

Laissez parler Hélène... car il paraît que nous ne sommes plus rien dans cette maison.

LE COMTE, avec dépit.

Voyons, Hélène... répondez !... puisque vous êtes l’arbitre de la famille.

BERTHE, bas à Hélène.

Dis oui ! dis oui !

HÉLÈNE.

Je vais répondre, mon oncle !

À Tristan.

Cher Tristan... l’émotion que m’ont causée tes parole ?... je ne peux te le dire... tu ne le sauras jamais...

TRISTAN.

Mais...

HÉLÈNE.

Mais je ne puis accepter !...

TRISTAN.

Eh ! pourquoi ? Grand Dieu !

HÉLÈNE.

Pourquoi ? Tu m’arraches un secret pénible... mais je dois ce retour à ta confiance !

TRISTAN.

Ce secret, quel est-il ?...

HÉLÈNE, avec émotion.

C’est... c’est que... j’aime quelqu’un...

TRISTAN, tombant dans un fauteuil à droite.

Ciel !

RICHARD, bas à Hélène.

Comment ? Qu’osez-vous dire ?

HÉLÈNE, bas.

Silence, de grâce !

RICHARD, à part.

Brave cœur !

HÉLÈNE, après un effort.

Adieu !

BERTHE.

Hélène ! Hélène... où vas-tu ?

HÉLÈNE.

Personne ne le saura jamais !

Berthe va pour s’élancer après elle.

RICHARD, à part.

Excepté moi, je l’espère !

LA COMTESSE.

Ah ! l’ingrate !

Le comte et Richard sont à gauche, Hélène an milieu du théâtre embrasse Berthe et sort. Tristan est tombé dans un fauteuil à droite. La comtesse près de lui cherche à le consoler.

 

 

ACTE III

 

À Paris, dans l’hôtel de la marquise de Menneville. Un petit salon très élégant : porte au fond ; au second plan, deux portes, et au premier plan, deux croisées latérales ; à gauche, un canapé ; à droite, une table sur laquelle sont pinces des livres, des dessins, des gravures de mode.

 

 

Scène première

 

TRISTAN, seul sur le canapé à gauche, puis JOSÉPHINE

 

TRISTAN.

Il est de trop bonne heure, je le conçois, pour que madame la marquise de Menneville soit visible... mais elle aura mon petit mot...

À Joséphine qui entre par la porte à droite.

Eh bien, mademoiselle ?

JOSÉPHINE.

Madame la marquise me charge de dire à monsieur le vicomte qu’elle aura l’honneur de recevoir à trois heures, ou ce soir, monsieur de Lesneven, son père, et sa famille...

TRISTAN.

À merveille !

JOSÉPHINE.

Que madame se rappelle parfaitement avoir vus, il y a à peu près deux ans, dans leur château de Lesneven, en Bretagne. Madame aurait bien voulu répondre par écrit... mais elle est toute à son bal de samedi prochain !... Les préparatifs nous absorbent, les demandes d’invitation nous accablent !... C’est tout simple !... quand on est sœur d’un directeur général !... directeur général d’un chemin de fer, qui nous appartient...

TRISTAN.

Oui... vous recevez, dit-on, l’ambassadeur de Perse...

JOSÉPHINE.

Avec son bonnet noir, ses diamants, et tous les officiers de sa suite... Aussi vous comprenez...

TRISTAN.

Si je comprends... Je vous laisse.

Tirant sa montre et à part.

Midi ! J’aurai le temps de donner un coup d’épée à mon adversaire, et d’être revenu pour présenter mes parents.

À Joséphine.

À trois heures !...

Il va pour sortir. Joséphine est remontée vers la droite.

 

 

Scène II

 

TRISTAN, JOSÉPHINE, RICHARD, LE DUC

 

TRISTAN.

Monsieur le duc de Penn-Mar !... Richard, que je n’ai pas vu depuis deux ans !

RICHARD.

Tu étais en Angleterre, quand je suis parti pour Beyrouth, d’où je reviens.

LE DUC.

Avec le titre de consul.

RICHARD, montrant le duc.

Que je lui dois !...

TRISTAN.

Eh ! Que viens-tu faire ici ?

RICHARD.

Remercier madame de Menneville de son invitation de bal.

TRISTAN.

Tu connais donc la marquise ?

RICHARD.

Je l’ai rencontrée l’autre jour aux Affaires étrangères.

LE DUC.

Où il est attaché...

RICHARD.

Grâce à lui...

JOSÉPHINE, s’avançant, au duc et à Richard.

Ces messieurs voudraient-ils bien me donner leurs noms pour madame la marquise...

Le duc lui remet sa carte. À Richard.

Et monsieur ?...

RICHARD, qui a cherché sa carte, et ne l’a pas trouvée.

Dites que c’est M. Richard de Ker... Ker...

Bégayant.

dites-lui ça...

Joséphine sort en riant.

TRISTAN, riant.

Ah ! c’est bien lui !...

LE DUC.

Et vous-même, monsieur le vicomte, qu’est-ce qui peut vous amener de si bonne heure chez la marquise ?...

TRISTAN.

Moi, je venais lui demander, ce qu’elle a bien voulu m’accorder, une audience pour mon père et ma grand’mère.

RICHARD.

Ils ont quitté leur château de Bretagne ?

TRISTAN.

Je les attends aujourd’hui même ; ils viennent à Paris pour affaires ; et comme ils auront grand besoin, à ce qu’il paraît, de madame de Menneville et de son crédit... je les amène tous, à trois heures... même ma petite cousine, Berthe de Lesneven.

LE DUC, vivement.

Mademoiselle de Lesneven !

RICHARD.

Mademoiselle Berthe !

TRISTAN.

Eh ! oui ! Ce nom a l’air de produire sur vous deux un effet...

LE DUC.

Une jeune personne que l’on dit charmante...

RICHARD.

Et... et... et... qui l’est plus que jamais, à ce qu’il m’a semblé ; car je l’ai vue depuis mon retour !...

LE DUC.

N’aviez-vous pas encore, en Bretagne, une autre cousine... dont chacun répétait les louanges ?...

TRISTAN, avec émotion.

Ma cousine Hélène !...

LE DUC.

J’ai entendu dire, je crois, qu’elle avait fait un riche mariage en Angleterre... en Écosse ?...

TRISTAN, avec émotion.

Je ne le pense pas... Mais pardon, monsieur le duc, de vous quitter si vite... une affaire importante...

LE DUC.

Oh oui ! j’en ai entendu parler au Jockey-Club !

TRISTAN.

Précisément, et je n’ai que le temps de laisser un mot à l’hôtel pour prévenir mon père...

Saluant.

Monsieur le duc...

À Richard, qui s’est assis près de la table à droite.

Adieu, mon ami.

LE DUC, à Tristan au moment où il sort.

Bonne chance !

 

 

Scène III

 

LE DUC, RICHARD

 

RICHARD, étonné.

Bonne chance !... Pourquoi ?

LE DUC, souriant.

Parce que je crois qu’il va se battre.

RICHARD, se levant.

Mais c’est affreux... c’est indigne !

LE DUC.

L’indignation te va bien... à toi qui l’autre jour encore... et pour moi...

RICHARD.

Ce n’était pas ma faute... impossible de... trouver une... pa... parole... ce qui faisait rire... mon adversaire... et plus j’étais furieux... plus je bégayais, et plus il riait ! Ma foi, j’ai appelé à mon aide la langue des signes... je lui ai donné...

LE DUC, d’un air de reproche.

Un soufflet !

RICHARD.

Que veux-tu ! On parle co... comme on peut !

LE DUC.

Et tout cela à propos d’une plaisanterie... sur moi et sur Diana !

RICHARD, avec colère.

Une dan... danseuse !

LE DUC.

Calme-toi... c’est rompu !... Je paye ses dettes ! Je l’ai promis !... et tout est fini entre nous !

RICHARD.

Très moral ! mais cela ne suffit pas. Il faut te marier.

LE DUC.

Moi !...

RICHARD.

C’est de rigueur. Un ambassadeur garçon ne représente qu’une moitié de son pays... et pas la plus belle encore.

LE DUC, riant.

Admirable ! Il semble que tout le monde se soit donné le mot pour me marier, et c’est ce qui m’a causé tout à l’heure ce mouvement de surprise, dont Tristan de Lesneven s’est aperçu. On me propose un mariage... que tu vas me conseiller aussi... j’en suis sûr.

RICHARD.

Lequel ?

LE DUC.

Un mariage avec sa cousine Berthe de Lesneven.

RICHARD, à part.

Ô ciel !

LE DUC.

Te voilà comme tout le monde ! tu vas t’écrier que c’est une dot superbe... une jeune personne charmante !

RICHARD.

C’est vrai.

LE DUC.

Tu crois ?

RICHARD, embarrassé.

Non... non !...

LE DUC.

Comment ?

RICHARD, de même.

C’est-à-dire, oui.

LE DUC.

Alors il faut accepter... il faut conclure à l’instant même...

RICHARD, bégayant.

Pas... pas... pas du tout... je n’ai pas dit cela.

LE DUC.

Et tu as raison... car j’ai une idée... une autre idée... un rêve, presque une passion !...

RICHARD, vivement.

Qui vaut mieux !

LE DUC.

Qu’en sais-tu ?

RICHARD.

Je veux dire que tu la connais mieux que moi.

LE DUC.

Eh non ! je ne la connais pas !

RICHARD.

A... a... allons donc ! Tu sais du moins son nom ?

LE DUC.

Pas le moins du monde.

RICHARD, riant.

C’est tout à fait... comme dans les co... co... comédies !

LE DUC.

Et pourtant rien de dramatique dans notre rencontre... Je n’ai pas arrêté ses chevaux qui s’emportaient, je ne l’ai pas arrachée de son appartement en flammes... C’est un poème qui a commencé en prose. Pendant que tu étais à Beyrouth, je revenais, le mois dernier, de Turin, où j’avais été envoyé en mission ; je revenais par le chemin de fer, lorsque à Lyon monta dans le wagon où j’étais une jeune dame d’une mise élégante et simple. Jamais rien de plus gracieux, de plus ravissant ne s’était offert à mes yeux. Il y avait en elle une candeur, une modestie et en même temps un air de grande dame qui commandait le respect. Quelques services de voyage, que je fus assez heureux pour lui rendre, me permirent d’entrer en conversation, et pendant toute une journée, passée souvent en tête à tête avec elle... c’était... c’était d’abord un son de voix enchanteur... et puis, sur tous les sujets, une causerie simple, aimable, spirituelle, et un bon sens, une raison... la raison dans une bouche aussi charmante ! c’est à vous rendre fou !... Aussi, je n’eus plus qu’une idée, qu’un désir : la connaître ; mais malgré tous les efforts de ma diplomatie, impossible de découvrir qui elle était, ce qui l’avait conduite à Lyon ; et lorsque, en arrivant à Paris, je lui demandai, le plus respectueusement du monde, la permission de me présenter chez elle, elle me répondit par un sourire et par une petite phrase pleine de goût et de convenance, qui, me faisant comprendre l’indiscrétion de ma demande, me laissa déconcerté, interdit... dépilé... et pendant ce temps, elle avait disparu.

RICHARD.

Et tu ne l’as pas cherchée ?...

LE DUC.

Partout : dans nos salons... dans nos bals... dans nos spectacles... et toujours sans la rencontrer.

La porte de droite s’ouvre.

Silence ! c’est la maîtresse de la maison ; celle-là, je te le jure, ne ressemble en rien à mon inconnue ! c’est la futilité parisienne... dans sa plus admirable expression !

 

 

Scène IV

 

LA MARQUISE, entrant avec  JOSÉPHINE, LE DUC, RICHARD

 

LA MARQUISE, s’adressant à Joséphine.

Comment, mademoiselle, ma robe n’est pas encore arrivée !... et vous ne m’en dites rien, et vous êtes là d’une tranquillité !... Mais que l’on coure, que l’on envoie à l’instant même.

JOSÉPHINE, sortant par le fond.

Oui, madame.

LA MARQUISE, apercevant le duc et Richard.

Ah ! monsieur le duc !...

À Richard.

Monsieur... Pardon... messieurs... de mon émotion ! Imaginez-vous, monsieur le duc, une chose inouïe, inconcevable, qui n’arrive qu’à moi ! Il y a ce matin à la Marche un steeple-chase, des courses, pour lesquelles doit venir me prendre la belle duchesse de San-Leone, la beauté à la mode. Eh bien !... le croiriez-vous ?... il est une heure... et je n’ai pas encore ma robe du matin... ma couturière ne me l’a pas envoyée...

Avec terreur.

et si elle ne l’envoie pas... comprenez-vous ?

LE DUC.

C’est à faire frémir...

LA MARQUISE.

Aussi... vous le voyez, je n’ai pas deux idées de suite, je n’y suis plus, je n’existe plus.

RICHARD.

Ca... almez-vous, de grâce...

LA MARQUISE.

C’est plus fort que moi ! quand j’attends une robe... cela me met dans une inquiétude... dans une espèce de fièvre nerveuse...

LE DUC.

Madame !...

LA MARQUISE, s’asseyant sur le canapé à gauche.

Mais, vous voilà... je prendrai sur moi... je vous le promets !

LE DUC.

Ah ! quand vous le voulez... vous avez un courage !...

LA MARQUISE.

N’est-ce pas ?

Prêtant l’oreille.

Écoutez !...

Les deux hommes écoutent ainsi qu’elle.

J’ai cru que l’on venait... que c’était ma robe... Ah ! si Hermance était exacte... ce serait la perfection... mais elle ne l’est pas... mais elle ne peut pas l’être... on se la dispute... on se l’arrache.

Au duc.

Vous connaissez Hermance, monsieur le duc ?

LE DUC.

Oui... de nom.

LA MARQUISE.

Hermance ; voyez-vous, n’est ni une couturière, ni une marchande de modes ; elle est tout cela à la fois, c’est le génie, c’est le goût, c’est l’inspiration ! La femme de député qui arrive de son département, la bourgeoise qui trône à son comptoir, sortiraient de ses mains transformées et grandes dames de pied en cap !

RICHARD.

Comme Mi... Minerve du cerveau de Jupiter !

LA MARQUISE, écoutant encore.

Chut !... Non... ce n’est pas elle... elle ne viendra pas... C’est un chagrin ajouté à tous ceux qui m’accablent... car ma vie en est faite.

LE DUC.

Allons donc ! tout vous vient à souhait.

LA MARQUISE.

Oui... au premier coup d’œil, chacun me croit heureuse !... je suis veuve ! je suis riche ! mon frère est directeur général... j’ai personnellement quelques succès dans le monde... on ne parle que de moi, en ce moment... de moi et démon bal... tout semble me sourire. Eh bien ! non... il y a là une peine secrète qui me tuera !...

Elle se lève et passe à droite.

LE DUC.

Comment ?

LA MARQUISE.

Vous vous rappelez, l’autre jour... à l’ambassade de Russie...

LE DUC.

Vous étiez la reine de la soirée.

LA MARQUISE, avec dépit.

Non... je ne l’étais pas, et voilà ce qui me rend si malheureuse ! Est-ce que vous n’avez pas vu cette petite bourgeoise, que je déteste, et que tout le monde entourait d’une manière si scandaleuse ?

LE DUC.

Ah ! madame de Berny !

LA MARQUISE, avec impatience.

De Berny ! Où avez-vous pris d’abord que cette petite femme de banquier eût un de que vous lui donnez toujours ?... et apprenez-moi, de grâce, ce qu’elle a de si extraordinaire pour affoler ainsi tout le monde, à commencer par vous, monsieur le duc.

LE DUC.

Moi !...

LA MARQUISE.

 

Vous-même ! qui faites toujours son éloge ! on la trouve jolie ! jolie ? avec son nez en l’air, sa bouche en cœur, et sa taille de poupée ! C’est de la beauté qui ressemble à la fortune de monsieur son mari. Ça ne s’explique pas... Et sa toilette !... des diamants, toujours des diamants... elle ne sort pas de là...

S’asseyant dans un fauteuil à droite.

Pourquoi ne s’habille-t-elle pis tout de suite avec des billets de banque ? ce serait bien plus riche.

RICHARD.

Et... plus dangereux pour elle : la robe risquerait trop d’être déchirée.

LE DUC, à la marquise.

Permettez... voilà qui rend ma négociation beaucoup plus difficile ; car je venais ce matin, madame, en ambassade pour une grave affaire qui dépend de vous.

LA MARQUISE.

De moi ? Parlez vite.

LE DUC.

M. de Berny...

Se reprenant.

Non... j’ôte le de, ne nous fâchons pas. M. Berny, mon banquier, désirait vivement, cela doit vous flatter, être invité à votre grand bal de l’ambassade persane.

LA MARQUISE, réprimant sa colère.

Lui !... C’est-à-dire, sa femme !

LE DUC.

J’atteste que sa femme ne m’en a pas dit un mot. Et, présumant trop peut-être de mon faible crédit auprès de vous... j’ai osé lui promettre une invitation.

LA MARQUISE, se levant.

Monsieur le duc !...

LE DUC.

Modérez-vous, de grâce !

LA MARQUISE.

Se modérer !... Vous allez juger vous-mêmes, messieurs, si cela est possible. – Je me modère. – Fière du succès qu’elle croit avoir obtenu l’autre soir à l’ambassade moscovite, madame Berny a dit dans son salon, devant des amies intimes qui me l’ont répété : « La guerre de Perse ne sera pas plus favorable à madame de Menneville que la guerre de Russie : je la battrai chez elle comme ailleurs. » Elle l’a dit !

LE DUC, gravement et secouant la tête.

Je ne savais pas que les choses en fussent là.

RICHARD.

Et que les hostilités...

LE DUC.

Fussent déjà commencées.

Souriant.

Malgré cela, en notre qualité de diplomates, mon ami Richard et moi nous demandons s’il n’y aurait pas moyen d’intervenir...

RICHARD.

Comme mé... mé... diateurs entre les parties bel... bell... belligérantes !

LA MARQUISE, d’un ton solennel.

C’est une question de dignité Madame Berny...

LE DUC.

Ne prononcez pas encore, réfléchissez, de grâce ; nous attendrons votre réponse.

RICHARD.

Je reviendrai la chercher moi-même aujourd’hui.

À part.

Mademoiselle Berthe sera ici à trois heures.

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, LE DUC, RICHARD, JOSÉPHINE, accourant par la droite

 

JOSÉPHINE.

La robe de madame !

LA MARQUISE, poussant un cri de joie.

Ma robe ! Ma robe ! ah ! quel bonheur ! Pardon, messieurs, vous permettez ?

LE DUC.

C’est trop juste ; nous vous laissons.

RICHARD.

Les affaires avant tout.

Ils sortent par le fond.

LA MARQUISE.

Ma robe !... ma robe ! ah ! je n’espérais plus.

À Joséphine.

Je n’y suis pour personne, personne, entendez-vous ?

Elle s’élance dans l’appartement à droite.

 

 

Scène VI

 

JOSÉPHINE, seule

 

Cela va sans dire. Déranger madame en un pareil moment... ah bien ! oui... personne ne s’y exposerait... pas même un adorateur... si elle en avait ! Mais il faut lui rendre justice... la toilette lui prend tout son temps.

Remontant le théâtre et écoutant.

Eh ! mon Dieu !... qu’est-ce que j’entends ? Est-ce qu’il nous viendrait du monde ? et moi qui n’ai pas prévenu Jean de ne laisser monter personne !

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, LA COMTESSE, BERTHE, JOSÉPHINE

 

LE COMTE, à Joséphine.

Voulez-vous, mademoiselle, annoncer à madame la marquise le comte de Lesneven, sa mère et sa nièce qui sont attendus par elle ?

JOSÉPHINE.

Je le sais, monsieur ; mais je crains que dans ce moment ce ne soit impossible.

LE COMTE.

Mais je vous répète que madame la marquise nous attend ce matin.

LA COMTESSE.

Elle nous l’a fait dire par mon petit-fils.

JOSÉPHINE.

Oui, mais madame est en affaires.

LA COMTESSE, avec dignité.

Allez, mademoiselle, allez.

Joséphine sort par la porte à droite.

 

 

Scène VIII

 

LA COMTESSE, BERTHE, LE COMTE

 

LA COMTESSE, s’asseyant sur le canapé à gauche.

Ne pas recevoir la famille Lesneven !

BERTHE, debout, s’appuyant sur le dos du canapé.

Mais, ma grand’mère, êtes-vous sûre que Tristan ne se soit pas trompé ? il est si étourdi ! l’avez-vous vu ?

LA COMTESSE.

Nous avons trouvé, à notre arrivée, un mot de sa main : « Mes chers parents, la marquise de Menneville vous attendra chez elle, ce matin ou ce soir, à votre choix. » Et comme votre oncle était pressé...

LE COMTE, se promenant avec agitation.

Oh ! oui ! Très pressé.

LA COMTESSE.

Il ajoutait : « Priez Berthe de vous accompagner, la marquise désire la connaître et je la lui ai promise. »

BERTHE, riant.

Me voici !

Regardant le comte.

Mais comme vous avez l’air agité, mon oncle !

LE COMTE.

Ce n’est rien, mon enfant.

BERTHE.

Et ma grand’mère aussi !

LA COMTESSE.

Faire attendre la famille Lesneven !

LE COMTE, s’asseyant près d’elle sur le canapé à gauche, pendant que Berthe s’assoit près de la table à droite et parcourt des gravures de modes.

Eh ! oui, sans doute, c’est très inconvenant ! Mais calmez-vous, ma mère, et tâchez d’avoir avec la marquise un air aimable.

LA COMTESSE.

Quand je suis furieuse !

LE COMTE, à demi-voix.

C’est égal... c’est demain que notre sort se décide, et si je n’obtiens pas, ce soir, une audience particulière de son frère...

LA COMTESSE, avec fierté.

Qu’importe !...

LE COMTE, avec impatience et toujours à demi-voix.

Mon Dieu, ma mère, il y a temps pour tout ! une autre fois nous serons nobles, mais aujourd’hui nous sommes industriels, nous sommes dans les affaires.

LA COMTESSE.

Et pourquoi vous y êtes-vous mis ?... contre tons mes avis...

LE COMTE, de même.

Nous y sommes, ma mère ! et depuis deux ans tout va mal, par ma négligence, par mon laisser-aller de grand seigneur, parce que vous prétendiez qu’un Lesneven ne devait se mêler de rien.

LA COMTESSE.

Et je le dis encore !

LE COMTE.

Bien ! bien !... En attendant, cette malheureuse entreprise de défrichements a successivement attiré tous nos capitaux... et pour en trouver, pour emprunter, il m’a fallu hypothéquer non-seulement nos propriétés foncières... mais encore, ce que vous ne savez pis, ma mère... la ferme de Tristan...

LA COMTESSE, effrayée.

Ô ciel !

LE COMTE.

Qui m’avait laissé sa procuration.

LA COMTESSE.

Tristan !

LE COMTE.

Que je n’ai pu prévenir encore, et à qui il est inutile d’en parler ; car, si nous pouvons obtenir, comme je l’espère, le passage du nouveau chemin de fer sur nos terrains, tout est réparé... bien plus, notre désastre devient une magnifique spéculation !

LA COMTESSE.

Et alors...

LE COMTE.

Et alors nous aurons le loisir d’être nobles... nobles tant que nous voudrons, ma mère.

Berthe, qui pendant la fin de la scène précédente a feuilleté sur la table à gauche des journaux de modes et des albums, regarde vers le fond et se lève vivement.

LA COMTESSE.

Ah ! Tristan !

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, LA COMTESSE, TRISTAN, BERTHE

 

TRISTAN.

Pardon, mes chers parents, de ne pas m’être trouvé à votre hôtel, à votre arrivée ; des affaires indispensables m’ont retenu : mais j’étais sûr de vous rencontrer ici.

LA COMTESSE, regardant la main droite de Tristan.

Eh ! mon Dieu, qu’est-ce que je vois là ?

BERTHE.

À la main...

TRISTAN.

Rien !... Un petit morceau de taffetas noir, qui dans toutes les pièces de théâtre, et le théâtre est l’expression de la société, signifie un coup d’épée.

TOUS.

Tu t’es donc battu ?

TRISTAN, froidement.

Il paraît !

LA COMTESSE.

Et pourquoi, malheureux enfant, pourquoi ?

TRISTAN.

C’est tout simple, ma grand’mère ! parce que vous n’avez pas voulu me permettre d’être avocat.

LA COMTESSE.

Ah ! voilà qui est trop fort !

TRISTAN.

Je vous en avais prévenue, je vous avais dit : Grand’mère, je ferai des dettes... J’en ai fait, grand’mère ! Je jouerai... j’ai joué, grand’mère !

LA COMTESSE.

Tu ne pensais donc pas à ta famille ?

TRISTAN.

Au contraire, j’y pensais trop, et c’est pour me distraire !... avant-hier encore, une partie à Chantilly, avec les plus mauvais sujets de Paris...

LE COMTE, avec reproche.

Mon fils !

TRISTAN.

Et les plus jolies femmes de l’Opéra. N’écoute pas, Berthe !

LA COMTESSE.

Tristan !...

TRISTAN.

Les jolies femmes étaient aussi dans mon programme, grand’mère !... je n’ai que ma parole... et je l’ai si bien tenue que j’ai parié... que j’ai perdu... perdu soixante mille francs !

LE COMTE.

Soixante mille francs !

BERTHE.

Oh !

TRISTAN.

Oui, soixante mille francs !... et encore, s’il n’y avait que cela...

LE COMTE.

Comment !... s’il n’y avait que cela ?

TRISTAN.

Eh ! sans doute ! ce n’est rien de perdre soixante mille francs, tout le monde peut en faire autant ! le difficile... c’est de les payer... et voilà le point vraiment moral... de cette affaire... car c’est une magnifique affaire... à plaider !... et si j’étais chargé...

LA COMTESSE.

Veux-tu te taire avec tes mots d’avocat et de procureur...

TRISTAN.

Eh ! grand’mère... quand trouverai-je jamais un client qui m’intéresse davantage ?

Plaidant.

Donc, le jeune Lesneven...

TOUS.

Tristan !...

TRISTAN.

Ah ! dame !... si la défense n’est pas libre...

LA COMTESSE.

Mais le fait, malheureux enfant... le fait !... ce duel !...

TRISTAN.

J’y arrive... monsieur le premier président... mais du calme, au nom du ciel !

La comtesse et le comte s’asseyent sur le canapé à gauche, Berthe est debout derrière eux ; Tristan, debout devant eux, saisit une chaise sur laquelle il s’appuie en plaidant.

Donc, le jeune Lesneven avait perdu soixante mille francs dans la nuit. Le lendemain, qui était hier, son adversaire vient les réclamer. Comme mon client ne possède qu’une petite ferme, et qu’il ne la porte pas habituellement sur lui... il demande le temps de la vendre pour s’acquitter. Son créancier refuse... Étonnement, indignation de mon client !... réponse blessante de son créancier ! mon client s’emporte. Son créancier s’oublie. « Monsieur, vous me rendrez raison ! – Oui, monsieur... mais quand vous m’aurez payé ! » Alors mon client court chez un marchand d’argent, M. d’Hérival, un usurier en grand : « Monsieur, il me faut soixante mille francs, à l’instant. – Monsieur, il me faut des garanties ! » Mon client lui remet alors les titres d’une ferme qui vaut cent mille francs, touche ses soixante billets de banque, et, au milieu du club, les jette noblement à la figure de son adversaire, prend rendez-vous avec lui, lui donne ce matin un coup d’épée dans la poitrine, en reçoit un dans la main... et voilà comment, messieurs, le jeune et intéressant Lesneven a perforé un homme, attrapé une blessure, forcé un banquier à devenir propriétaire foncier, et perdu, lui, la seule propriété qu’il possédât. Le tout, parce qu’on n’a pas voulu lui permettre d’être avocat !

LE COMTE, allant à lui.

Et tu as remis tps titres de propriété à ce M. d’Hérival ?

TRISTAN.

Il le fallait bien... il ne prête plus que sur de bons biens, francs de toute hypothèque : il a si souvent rencontré, dans le grand monde, des millionnaires insolvables !

LE COMTE, à part.

Ô ciel !

TRISTAN, gaiement.

Et pour les remboursements !... il est féroce ! il ne ferait pas grâce d’une heure, d’une demi-heure ! et, comme le Schylok de Shakespeare, il se paierait, faute de mieux, sur une once de chair humaine !

LE COMTE.

Comment ?

TRISTAN.

Quant à moi, j’ai payé, je suis en règle, et je ne crains rien.

LE COMTE, à part.

Ô mon Dieu ! s’il savait...

BERTHE, à Tristan.

Et moi, je trouve...

TRISTAN.

Ah ! tu as écouté ?...

BERTHE.

La fin !... pour te dire que tu as eu tort de donner ta ferme : il fallait tout uniment t’adresser à M. de Ploërmel, mon tuteur, à qui j’aurais dit que je voulais...

TRISTAN.

Tu es adorable ! mais tu ignores absolument le chapitre de la tutelle, ma chère... tu ne peux rien donner... excepté... une poignée de main... à un cousin qui se noie...

LA COMTESSE.

Et moi, Tristan, je te reprocherai un chapitre que tu as tout à fait passé sous silence... pourquoi ton voyage en Angleterre ? pourquoi y es-tu demeuré pendant une année entière ?

TRISTAN.

Ah ! ne me parlez pas de cela, grand’mère ! Toute gaieté se dissiperait sur-le-champ !

LA COMTESSE.

C’était pour Hélène !

TRISTAN.

Eh bien ! oui ! non pas que j’y pense encore, mais, pour notre famille, je voulais savoir ce qu’elle était devenue !

BERTHE et LE COMTE.

Eh bien ?

TRISTAN.

Chez lady Evendale, où nous pensions que, malgré son premier refus, elle avait cherché un asile, on ne l’avait pas vue ; et en Écosse, en Angleterre, toutes mes recherches pendant une année ont été vaines. Tout est fini, nous ne la reverrons plus, nous n’aurons plus de ses nouvelles.

BERTHE, à demi-voix.

J’en ai eu !

TRISTAN, vivement.

Toi !... Et tu ne nous le dis pas ! Sa lettre, où est-elle ? voyons-la ?...

BERTHE.

Elle ne m’a pas écrit ! Mais voilà deux ans qu’à ma fête je reçois un mouchoir brodé par elle... j’en suis sûre ! j’ai reconnu ses doigts de fée, mon chiffre entouré de myosotis, ne m’oubliez pas ! et d’un travail si rare, si précieux, que la marquise de la Véga estimait ce mouchoir mille à douze cents francs.

 

 

Scène X

 

LE COMTE, LA COMTESSE, TRISTAN, BERTHE, JOSÉPHINE, sortant de l’appartement à droite

 

JOSÉPHINE, de la coulisse.

Ah ! mon Dieu !... mon Dieu !

LE COMTE, à Joséphine.

Eh bien ! mademoiselle ?

JOSÉPHINE, avec un air de désespoir.

Eh bien ! monsieur, les entournures ne vont pas... et la taille est trop longue ! C’est la première robe qu’Hermance aura manquée, et cela tombe sur nous !

LE COMTE, avec impatience.

Mais enfin, mademoiselle, notre audience ?

JOSÉPHINE.

Mais, monsieur, comme je vous le disais, madame ne peut recevoir ! à présent moins que jamais !

Elle remonte au fond.

LA COMTESSE, allant au comte.

Ah ! c’est trop fort !

TRISTAN, à Joséphine.

Permettez... ce matin, vous m’avez dit...

JOSÉPHINE.

Ah ! j’en suis bien fâchée, monsieur...

À la comtesse.

Madame aura l’honneur de vous recevoir ce soir.

LE COMTE, à sa mère et tenant à la main un papier.

Mais c’est ce matin qu’il faut que ma pétition soit remise, ou tout est perdu !

Il jette le papier avec colère sur la table à droite.

JOSÉPHINE, appelant au fond.

Jean !

À Tristan qui veut la retenir.

Je vais chercher des rubans, de la gaze... et je reviens, car elles ne sont plus que deux femmes de chambre auprès de madame, qui est dans un état à faire pitié.

Au fond, à Jean.

Madame n’y est pour personne, entendez-vous ? pour personne...

À demi-voix.

excepté pour la duchesse de San-Leone.

Elle sort par une porte à gauche.

 

 

Scène XI

 

LE COMTE, LA COMTESSE, BERTHE, TRISTAN

 

LA COMTESSE, au comte.

Venez, mon fils, sortons ! Nous ne pouvons rester ici, après un tel outrage !

TRISTAN.

Il n’y en a pas ! Et je vous assure, ma grand’mère, que vous avez tort de prendre la marquise au sérieux. Calmez-vous, de grâce !

LE COMTE, s’asseyant devant la table à droite.

Eh ! oui, ma mère, il faut au moins que j’écrive !

LA COMTESSE.

Est-ce qu’elle lira votre lettre ! Elle n’en aura pas le temps, et ce sera une humiliation de plus !

BERTHE, qui pendant ce temps s’est approchée de la croisée à gauche.

Une voiture vient d’entrer dans la cour... une dame élégante en est descendue.

TRISTAN.

Tant mieux ! Je ris d’avance de sa déconvenue, cela nous consolera.

BERTHE.

En attendant... et malgré la consigne de tout à l’heure, la jeune dame vient de franchir lestement les marches du perron ; on l’a laissée monter.

LA COMTESSE.

Ce n’est pas possible !

 

 

Scène XII

 

LE COMTE, LA COMTESSE, BERTHE, TRISTAN, HÉLÈNE, en toilette du matin élégante, et parlant en dehors

 

HÉLÈNE, en dehors.

Ne prenez pas cette peine... c’est inutile !...

TOUS.

Ô ciel !

HÉLÈNE, en dehors.

Ne m’annoncez pas !

LA COMTESSE.

Cette voix !...

TOUS, voyant entrer Hélène.

Hélène !

HÉLÈNE, à part, apercevant Tristan.

Tristan ! Ma tante !

BERTHE, courant à elle.

Toi ! toi ! Ah ! je te retrouve donc enfin ! après deux ans d’absence !... Mais regarde-moi donc !... que je te voie !... Il me semble que tu es encore plus jolie !

TRISTAN, à part.

C’est vrai !

BERTHE.

Mais qu’es-tu devenue ?...

LA COMTESSE.

Parlez.

LE COMTE.

Oui, parlez.

LA COMTESSE.

Qu’avez-vous fait ?

HÉLÈNE.

Rien dont je doive rougir !

BERTHE.

Oh ! nous en sommes bien sûrs, va !... Mais ce frais chapeau, cette toilette élégante... cet air de contentement !... Tu n’es donc plus pauvre ? le bonheur t’est donc venu ? Ah ! je devine !... tu as fait un beau mariage !

TRISTAN, avec un cri.

Un mariage !

LA COMTESSE et LE COMTE.

Un mariage !...

HÉLÈNE, avec douleur.

Comme il a pâli !

BERTHE.

Mais voyons ! réponds-moi donc ! conte-moi donc tout !... tes souffrances !... tes bonheurs surtout ! et d’abord celui d’aujourd’hui... celui qui t’amène ici.

LE COMTE.

Chez la marquise de Menneville.

BERTHE.

Où tu ne seras pas reçue, je t’en préviens... car elle ne reçoit personne... mais c’est égal...

 

 

Scène XIII

 

LE COMTE, LA COMTESSE, BERTHE, TRISTAN, HÉLÈNE, JOSÉPHINE, sortant de l’appartement à gauche, tenant à la main de la gaze et des rubans

 

JOSÉPHINE fait quelques pas, aperçoit Hélène, pousse un cri de joie.

Ah ! quelle arrivée inattendue ! Vous, madame !... vous ! Oh ! que ma maîtresse va être heureuse !...

Au comte et à Tristan qui veulent l’empêcher de sortir.

Ne me retenez pas, ne me retenez pas !... Je cours la prévenir.

Elle s’élance dans l’appartement à droite et disparaît.

BERTHE, à Hélène, après un moment de silence général.

Tu es donc l’amie de la marquise ?

HÉLÈNE.

À peu près !

LA COMTESSE.

Et tu es reçue chez elle ?

HÉLÈNE.

Toujours !

LE COMTE.

Tu as donc du crédit ?

HÉLÈNE.

Un peu !

BERTHE.

Du pouvoir sur elle ?

HÉLÈNE.

Je le crois !

BERTHE.

Ah ! mon Dieu !... cette grande dame qu’on attendait...

À la comtesse.

c’est elle !...

Prenant vivement la pétition que le comte a laissée sur la table.

Tiens, tiens, porte à la marquise cette pétition de mon oncle !...

LA COMTESSE, voulant la retenir.

Ma nièce !...

LE COMTE.

Je vous défends !...

HÉLÈNE.

De vous servir ?... Oh ! non, vous ne me priverez pas de ce bonheur !

Prenant le papier des mains de Berthe.

Donne !

LE COMTE.

C’est impossible !... il faudrait que cette pétition fût remise ce matin !

HÉLÈNE.

Elle le sera !

BERTHE.

Pour que nous ayons une audience aujourd’hui même !

HÉLÈNE.

Vous l’aurez !

JOSÉPHINE, paraissant à la porte de droite.

Venez donc, madame, venez ! on vous attend avec impatience !

HÉLÈNE.

Je vous suis !

À Berthe et au comte.

Comptez sur moi !

Elle s’élance dans l’appartement à droite.

BERTHE, après qu’Hélène a disparu.

Eh bien !... grand’mère ?... eh bien ! mon oncle ?

LE COMTE, avec joie.

C’est vrai, je l’ai toujours dit : notre nièce Hélène...

LA COMTESSE, avec fierté.

Notre nièce Hélène est toujours digne de nous.

 

 

Scène XIV

 

LE COMTE, LA COMTESSE, BERTHE, TRISTAN, RICHARD, paraissant à la porte du fond

 

BERTHE, courant à Richard.

Ah ! monsieur Richard, vous ne savez pas ? Hélène est ici !

RICHARD, froidement.

Je... le... sais.

BERTHE.

Comment ?

RICHARD.

J’ai vu en bas sa voiture.

LE COMTE.

Sa voiture !

BERTHE.

Et elle est mariée... duchesse de San-Leone !

LE COMTE.

Ce duc San-Leone est un puissant personnage ?...

BERTHE.

Un ambassadeur ?

LE COMTE.

Un ministre ?

LA COMTESSE.

Un prince ?

RICHARD.

Rien de tout cela ! Hélène n’est pas mariée !

TRISTAN, avec joie.

Elle n’est pas mariée !

LA COMTESSE.

Elle est donc veuve ?

TRISTAN.

Parle donc !

BERTHE.

Parlez !

RICHARD, que tout le monde écoute.

Je le veux... il le faut... car il faut enfin que vous sachiez... ce que... Apprenez donc... que... que... qu’elle... est... qu’elle a l’ho... l’ho... l’ho... l’honneur d’être...

TOUS.

Achevez...

RICHARD.

Je ne demande pas mieux...

S’efforçant de parler.

mais ce n’est pas si facile que vous croyez... Voici la marquise qui vous le dira mieux que moi.

Il remonte le théâtre et redescend à gauche.

 

 

Scène XV

 

RICHARD, TRISTAN, LA MARQUISE, sortant de la porte à droite en costume du matin très élégant, LA COMTESSE, LE COMTE, BERTHE

 

LA MARQUISE, se retournant vers la droite.

Soyez tranquille, chère belle...

Apercevant Tristan qui est en face d’elle.

Ah ! monsieur Tristan...

TRISTAN, lui présentant ses parents.

Madame... ma famille !...

LA MARQUISE, se retournant vers les deux dames et le comte qu’elle salue.

Mesdames, monsieur le comte, je remettrai moi-même cette note à mon frère.

LE COMTE, avec joie.

Quoi ! madame !

LA MARQUISE.

Eh ! oui, sans doute, elle le veut ! est-ce que je peux rien lui refuser ? Mais pardon, mesdames, de vous avoir fait si longtemps attendre, et d’avoir à peine le temps de vous recevoir, c’est pour vous que je sors. Je cours chez mon frère... je veux y passer avant d’aller au steeple-chase ; cela me dérangera, mais n’importe !

Se tournant vers Joséphine qui se tient au fond, portant son chapeau et son châle.

Joséphine, vous direz à la duchesse de San-Leone, si elle vient... que je n’ai pu l’attendre... que nous nous retrouverons aux courses.

TRISTAN, étonné.

Ô ciel !

À la marquise.

La duchesse... n’était donc pas là... auprès de vous ?...

Il montre l’appartement à droite.

LA MARQUISE, étonnée.

Elle !... duchesse de San-Leone !

Avec admiration.

C’est bien mieux que cela !

LA COMTESSE.

Est-il possible ?

LA MARQUISE.

C’est bien autre chose !

LE COMTE, bas à la comtesse.

Dites-lui donc, ma mère, qu’elle est notre nièce !

LA MARQUISE.

Ce sont les duchesses qui sont à ses pieds ! madame de Piombo en est folle ; la princesse de Sylli passe avec elle des matinées entières ; la marquise de Fréjus ne parle que d’elle ! et moi... moi, je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour elle...

LE COMTE.

En vérité !

LA MARQUISE.

Surtout après sa visite de ce matin ! elle qui ne sort jamais ou presque jamais, venir chez moi qui ne l’attendais pas, qui n’osais pas l’attendre !

LE COMTE, bas à sa mère.

Dites donc que c’est notre nièce.

LA COMTESSE, à la marquise.

Oui, madame, oui... elle est charmante... et c’est...

LA MARQUISE, l’interrompant.

C’est à confondre de tenue, de manières, de distinction ! souvent j’ai cru qu’elle était des nôtres !

LE COMTE, étonné.

Comment ?...

LA MARQUISE, continuant avec chaleur.

Et un talent ! un goût ! c’est moelleux, c’est onduleux, cela dessine et accuse la taille... sans la trahir...

À la comtesse et à Berthe.

Voyez plutôt ?

LA COMTESSE, stupéfaite.

Quoi ! cette robe...

LA MARQUISE.

Est-ce qu’on peut s’y méprendre ? c’est d’elle ! c’est d’Hermance !

TRISTAN.

Hermance !

LE COMTE et LA COMTESSE, avec indignation.

Une couturière !!...

LA MARQUISE, voyant le geste de la comtesse.

Une couturière !... non pas... et vous avez raison de vous indigner... non, pas une couturière ! mais une grande artiste ! et, comme je le disais ce matin, une fée, une magicienne, qui d’un coup de baguette métamorphose... divinise...

JEAN, paraissant au fond et annonçant.

La voiture de madame !

LA MARQUISE.

Adieu ! je vais travailler pour elle.

Au comte.

Je veux dire pour vous... puisqu’elle vous recommande si vivement, et tantôt, je l’espère, j’aurai de bonnes nouvelles à vous envoyer.

Elle sort vivement par la porte du fond.

 

 

Scène XVI

 

RICHARD, TRISTAN, LA COMTESSE, LE COMTE, BERTHE

 

Le comte vient de tomber anéanti dans un fauteuil à droite, la comtesse dans un autre fauteuil près de lui. Tristan, assis près du canapé à gauche, cache sa tête entre ses mains. Berthe, debout près de sa grand’mère, lui fait respirer des sels. Richard s’est assis à gauche, sur le canapé.

LE COMTE.

L’indigne !

BERTHE.

Oh !

LA COMTESSE.

L’infâme !

BERTHE, cherchant à la calmer.

Ma mère !

TRISTAN, à part.

Tout s’explique maintenant ! cet amour qu’elle nous a avoué, il y a deux ans... cet amour qui l’appelait ici... à Paris !

Avec dépit.

pendant que je la cherchais en Angleterre !

LA COMTESSE.

Déshonorer sa famille !

RICHARD, allant à elle comme pour lui parler.

Déshonorer !... Ma... ma...

À part.

maudit bégaiement !...

BERTHE, à sa grand’mère.

Oh ! non... non... vous voyez bien qu’elle avait caché son nom... le nôtre...

LE COMTE.

Le nôtre !... il ne lui appartient plus !

RICHARD, voulant parler au comte.

Mon... mon... sieur...

LA COMTESSE.

Elle n’est plus de la famille.

RICHARD, voulant parler à la comtesse.

Ma... ma... dame !

LA COMTESSE.

Et j’espère bien qu’aucun de nous ne la reverra jamais !

LE COMTE.

Je le jure !

TRISTAN, avec colère.

Et moi aussi !

BERTHE, à part.

Moi ! je ne promets rien !

LA COMTESSE.

Sait-on d’ailleurs, depuis ces deux années, ce qu’elle est devenue, ce qu’elle a fait ?...

BERTHE, avec indignation.

Ah ! grand’mère !...

Bas à Richard.

Mais vous, monsieur, qui savez tout... défendez-la donc !

RICHARD.

C’est ce que je veux... c’est... c’est la pa... pa... parole... qui ne veut pas... car je dis...

BERTHE, à demi-voix.

Allez donc !...

RICHARD.

Je vous... vous dis, moi...

Avec explosion.

Ah ! tant pis ! en avant les grands moyens !... Je vous dis, sacrebleu !...

TOUS, étonnés.

Monsieur Richard !...

RICHARD.

Ah ! chacun a son dictionnaire. Je vous dis que je ne laisserai pas outrager la vertu la plus pure, l’âme la plus noble...

BERTHE.

À la bonne heure !

RICHARD.

Ne... ne m’interrompez pas...

À la comtesse.

Vous demandez ce qu’elle a fait... sacr...

LE COMTE.

Monsieur Richard !...

RICHARD, à Berthe.

Le jurement est pour moi le plus sacré des devoirs !

À la comtesse.

Ce qu’elle a fait !... Elle est arrivée ici, seule, sans appui, sans secours ; elle a vécu six mois dans un galetas, sans feu, travaillant quinze heures par jour, usant ses yeux et ses mains à faire pour un modique salaire des merveilles d’art, que d’autres revendaient à prix d’or... et elle y serait morte de faim... et de misère... si un ami ne l’avait découverte et si, venant en aide loyalement à son honnêteté et à son courage, il ne lui avait prêté, presque malgré elle, de quoi s’établir.

TRISTAN.

Cet ami... quel est-il ?

RICHARD, troublé.

Je... je ne... le connais pas !

TRISTAN, avec colère.

C’est celui qu’elle aimait !...

RICHARD.

Eh ! non !... non !

TRISTAN.

Qui donc alors ?... ose le dire... Qui donc ?

RICHARD, troublé.

Est-ce que je sais ?...

Se retournant vers la comtesse.

Vous me de... demandez...

Regardant Tristan.

Il m’a interrompu.

Haut.

Ce qu’elle a fait... ce qu’elle a fait...

LA COMTESSE.

Elle a changé son écusson contre une enseigne ! elle a taillé des robes pour des pratiques !...

RICHARD.

Est-ce qu’elle n’a pas pendant cinq ans taillé les vôtres ? est-ce que vous n’avez pas été si pratique aussi ?... une pratique qui ne la payait pas... voilà toute la différence !

LA COMTESSE et TRISTAN.

Monsieur !...

BERTHE, à part.

Ce que c’est pourtant qu’un bègue lancé !

TRISTAN.

Monsieur Richard, oser prendre ainsi sa défense...

RICHARD.

Et qui donc s’en chargerait, puisque sa famille l’abandonne !

Regardant Tristan.

même les avocats... Oui, je la défendrai, car je l’aime comme une sœur... je la vénère comme une sainte, car elle représente pour moi ce qu’il y a de plus pur au monde, ce qui est plus grand, plus utile que la gloire, plus noble cent fois que tous nos titres de duchesse et de comte : le travail !...

TRISTAN.

Oh ! le travail ! Je l’honore partout, toujours... mais Hélène accepter...

BERTHE.

Tais-toi, malheureux ! la voici !

TRISTAN, à part.

Trahi ! Trahi par elle !... et pour qui ?...

 

 

Scène XVII

 

LE COMTE, LA COMTESSE, TRISTAN, HÉLÈNE, sortant de la porte à droite, BERTHE, RICHARD

 

HÉLÈNE, entrant.

Berthe !...

BERTHE, bas à Hélène qui est venue à elle.

On sait tout.

HÉLÈNE, faisant quelques pas vers le comte et la comtesse.

Ma tante... mon oncle...

LE COMTE.

Je vous détends de nous donner ce nom.

LA COMTESSE.

Nous vous renions tous !

LE COMTE, avec effort.

Oui, tous !

Tristan se tait.

BERTHE, à demi-voix.

Mais pas moi, Hélène !

LA COMTESSE.

Berthe, je vous ordonne de la quitter à l’instant...

BERTHE.

Mais, grand’mère...

HÉLÈNE.

Quitte-moi... va-t’en...

LA COMTESSE.

Qu’elle sache bien que, rejetée, repoussée par sa famille, c’est un adieu éternel qu’elle reçoit de nous...

Au comte.

Venez, mon fils...

Le comte et la comtesse sortent avec Berthe.

HÉLÈNE, regardant avec joie Tristan qui demeure immobile.

Il reste !...

Tristan hésite un instant, regarde Hélène ; un transport de jalousie s’empare de lui, il fait un geste de désespoir et s’éloigne.

 

 

Scène XVIII

 

HÉLÈNE, RICHARD

 

HÉLÈNE, avec douleur.

Lui aussi ! Ce que j’ai fait est-il donc mal ?... dois-je en rougir ?...

RICHARD.

Rougir de la fortune gagnée par le travail !... non, Duchesse Hélène, reprenez sans remords votre aiguille et vos ciseaux !... courage, et relevez la tête !... Vous n’avez rien à vous reprocher.

Ils sortent tous les deux.

 

 

ACTE IV

 

Les magasins d’Hélène à Paris. Porte au fond, deux portes à droite, deux portes à gauche ; entre les deux portes à gauche, une glace ; entre les deux portes à droite, une haute et large cheminée ; à gauche, une table carrée sur laquelle il y a des registres de commerce, une écritoire, du papier et des plumes ; à droite, un guéridon ; au milieu du salon, une grande table ovale, autour de laquelle sont assises Esther et trois autres demoiselles ; près de la table à gauche, Corinne et deux autres demoiselles, assises et travaillant ; sur la cheminée et sur le guéridon à droite, des bonnets, des coiffures placées sur des champignons d’acajou ou de palissandre. Sur les tables, des écharpes, des manteaux, des jupes.

 

 

Scène première

 

CORINNE, près de la table de gauche, ESTHER, près de la table du milieu, AUTRES JEUNES FILLES, travaillant

 

CORINNE.

Ne causons pas, mesdemoiselles, et travaillons.

ESTHER, à la table du milieu.

Est-elle prétentieuse et pédante, notre première demoiselle !

CORINNE, aux deux jeunes filles qui sont assises près d’elle, à la table de gauche.

Comme je vous le disais, je le tiens du petit clerc de notaire lui-même ! Madame vient de signer un contrat...

ESTHER et SES COMPAGNES.

De mariage ?

CORINNE, sévèrement.

Ne causons pas, mesdemoiselles, et travaillons !

Se retournant vers deux autres demoiselles.

Un Contrat de Vente ! elle achète cette maison !... un hôtel !... Cela ne m’étonne pas ! depuis dix-huit mois, quelle clientèle !... quelle vogue !... quelle mine d’or ! c’est l’Australie de la couture !... et tout cela, grâce à moi !... car madame ne fait rien... que dessiner !

ESTHER.

Elle a tant de goût ! Trois coups de crayon... et voilà une robe charmante.

CORINNE, se levant.

Ne causons pas, mesdemoiselles.

S’adressant à une des demoiselles qui travaille à une robe.

Qu’est-ce que vous tenez-là ?

Regardant son ouvrage.

C’est bien... je sais ce que c’est.

À part, sur le devant de théâtre.

La robe de madame Balthasar, la femme du banquier, celle qui a dans le monde une si jolie taille, grâce à nous... une taille qui sort de nos ateliers !... En voilà une qui nous doit des triomphes !

S’adressant à Ether.

Mais, mademoiselle, faites donc attention... vous n’entrez pas du tout dans l’esprit de ce corsage !... Voilà un dos qui n’a presque plus d’espoir ! c’est une robe manquée ! Pour qui est-elle ?

ESTHER.

Pour madame de Berny !... Elle l’avait commandée pour le bal de madame la marquise de Menneville.

CORINNE.

Il n’y a pas grand mal !... Elle ne sera pas invitée.

ESTHER.

On dit que si.

CORINNE.

Et moi, je vous dis que non ! On en parle assez dans le grand monde, dont je fais partie, pour que je sache les nouvelles officielles !

ESTHER.

Et de qui les savez-vous ?

CORINNE.

De toutes les marquises et duchesses qui viennent dans nos salons. On ne voit que cela, rien que des femmes ! c’est comme un couvent ! Je n’ai pas idée que je reste ici... on m’a déjà fait des propositions pour la Russie !

ESTHER, se levant.

Est-elle heureuse !

CORINNE.

Et si ce n’était le scrupule d’enrichir l’étranger par les chefs-d’œuvre de l’industrie française...

ESTHER, regardant vers le fond et apercevant de loin madame de Berny et Richard.

Voici du monde.

CORINNE.

Ne causons pas, mesdemoiselles, travaillons !

ESTHER.

C’est madame de Berny avec ce jeune diplomate, M. Richard de Kerbriand...

CORINNE.

Qui, depuis une semaine, depuis son retour à Paris, vient tous les jours voir madame... Enfin, en voilà un !

ESTHER.

Allons donc !... un bègue ! un homme pour qui il faut toujours parler !

CORINNE.

Moi ! j’aimerais assez un bègue !

ESTHER.

Elle est si bavarde !

CORINNE.

Ne causons pas, mesdemoiselles !

 

 

Scène II

 

LES JEUNES FILLES, assises à droite et à gauche et travaillant, MADAME DE BERNY et RICHARD, entrant par le fond avant la fin de la scène précédente, et redescendant jusqu’au bord du théâtre

 

MADAME DE BERNY.

Je l’ignorais, je vous le jure ! Quoi ! M. le duc de Penn-Mar a pris la peine de combattre pour nous !... Je l’en remercie, ainsi que vous, monsieur, mais c’était inutile !... Que la marquise le veuille ou non, je suis tranquille ! Elle m’invitera chez elle, malgré elle, et par ordre supérieur !

RICHARD.

Co.... comment cela ?

MADAME DE BERNY.

Cela me regarde !

À Corinne.

J’entre chez Hermance et vais causer avec elle de ma robe pour le bal de samedi prochain.

ESTHER, bas à Corinne.

Vous voyez bien qu’elle ira !

CORINNE, de même.

Elle n’ira pas !

MADAME DE BERNY.

Je viens, en passant, d’admirer avec M. Richard quelque chose de délicieux, de ravissant !

CORINNE.

Je m’en vante ! Des gerbes d’or dans un nuage bleu.

MADAME DE BERNY.

C’est ce qu’il me faudrait ! Je la veux... je la prends ! n’importe à quel prix !

CORINNE.

Impossible ! C’est commandé... c’est pour la reine de Portugal.

MADAME DE BERNY.

Ah ! je conçois qu’on envie la royauté !

Gaiement.

En attendant, je vais ce soir à l’Opéra... où M. de Berny daigne me conduire... une représentation à bénéfice !... Ainsi, ma chère Corinne, trouvez-moi une coiffure nouvelle.

CORINNE.

Je ne sais pas ce que j’ai... je ne sais

Montrant la cheminée à droite.

si c’est la chaleur de cette cheminée, mais je ne me sens pas inspirée.

MADAME DE BERNY.

N’importe ! cherchez toujours, inventez-moi des fleurs, des fleurs impossibles, des fleurs qui n’existent pas !

CORINNE.

Si j’étais de madame, je préférerais quelque chose de simple... de très simple... un ruban et une pluie de diamants.

MADAME DE BERNY.

Une pluie !... une rivière !... tout ce que vous voudrez ! Mon mari ne me refuse rien...

Bas à Richard.

quand il est jaloux... et je m’arrange toujours pour qu’il le soit au commencement de l’hiver.

RICHARD.

À l’époque des bals.

MADAME DE BERNY, regardant sur la table à droite.

Ah ! le joli bonnet ! Pour qui est-il ?

CORINNE.

Pour madame la marquise de Menneville.

MADAME DE BERNY.

Ah !... ce nom-là seul me fait fuir !

À Corinne.

J’entre chez Hermance et je reviens.

À Esther.

Mademoiselle, vous me prendrez mesure tout à l’heure.

À Richard, lui faisant une grande révérence.

Adieu, mon allié, mon défenseur ! À samedi ! Au bal ! Car j’irai !

Elle sort par la droite.

RICHARD.

Elle y tient !

Regardant par le fond.

Justement... sa rivale et le duc !...

 

 

Scène III

 

LA MARQUISE, LE DUC, RICHARD, CORINNE, ESTHER et LES JEUNES FILLES, toujours assises et travaillant

 

LA MARQUISE, au duc.

Je vous remercie, monsieur le duc, de m’avoir accompagnée chez Hermance.

LE DUC.

Où moi-même j’avais affaire.

LA MARQUISE.

Et moi donc !... l’affaire la plus importante ! une matinée dansante improvisée à l’ambassade d’Angleterre.

LE DUC.

Comme autrefois chez madame d’Appony.

LA MARQUISE.

Précisément ! la cour y sera, et c’est pour aujourd’hui à quatre heures.

Apercevant Corinne à gauche et allant lui parler.

LE DUC, se retournant et apercevant Richard à droite.

Toi ici !...

RICHARD.

Pour une cousine de province qui... Et toi ! Que viens-tu faire ?

LE DUC, vivement et à voix basse.

Tu ne sais pas ! Ma belle inconnue, elle... est ici ! chez Hermance !... C’est une de ses clientes, j’en suis sûr !

RICHARD.

Comment ?

LE DUC.

Je l’ai vue tout à l’heure dans une voiture élégante qui a dépassé la mienne... et qui s’est arrêtée ici !... Elle y est... elle y doit être ! Je ne sors pas d’ici que je ne l’aie vue !...

RICHARD.

Rester ici ! Ce n’est pas possible !

LE DUC.

J’ai un prétexte... les dettes de Diana que j’ai à payer !

LA MARQUISE, qui vient de causer avec Corinne.

Ainsi, ma robe pour la matinée d’aujourd’hui...

CORINNE.

Sera prête dans une heure.

LA MARQUISE.

Je l’attendrai... je l’emporterai moi-même !... Ah ! je viens de voir, dans le petit salon, une idée, un projet de robe...

CORINNE.

Dont le dessin est de madame et dont la coupe est de moi.

LA MARQUISE.

Une merveille d’élégance, de grâce et d’éclat.

CORINNE.

C’est pour la reine de Portugal !

LA MARQUISE.

Quel dommage !

CORINNE.

Et ce n’est rien encore... c’est quand ce sera fini ! C’est dans quelques jours qu’il faudra voir cela !...

LA MARQUISE.

Je reviendrai !...

Elle se dirige vers la table à gauche, et examine des échantillons ; pendant ce temps, le duc s’adresse à Corinne.

LE DUC.

Mademoiselle, vous serait-il possible de rassembler les différents mémoires de mademoiselle Diana ?

CORINNE, cherchant.

Diana !... mademoiselle Diana !...

LE DUC, à demi-voix.

De l’Opéra.

CORINNE.

J’y suis !... C’est antérieur au règne de madame... et cela date de longtemps... N’importe, monsieur le duc, je vais interroger notre répertoire.

RICHARD, regardant vers la porte à droite.

Ah ! Madame de Berny !

LE DUC, lui montrant la marquise à gauche.

La marquise !

À Richard en riant.

Les deux armées en présence ! heureusement elles ne se parlent plus...

 

 

Scène IV

 

LES JEUNES FILLES, assises autour de la table, CORINNE, ESTHER, LA MARQUISE, à gauche, LE DUC, MADAME DE BERNY sortant du salon à droite, RICHARD, près de la cheminée à droite

 

Au moment où Madame de Berny sort du salon à droite, Esther se lève, s’approche d’elle et lui prend mesure.

LA MARQUISE, à Corinne.

J’étais là à examiner des étoffes pour le voyage de Fontainebleau... pour mes quatorze robes !

LE DUC, qui est assis à droite, se levant et allant à elle.

Quatorze robes !

LA MARQUISE.

Pour une semaine à Fontainebleau, deux toilettes par jour, c’est le moins ; mais c’est d’une fatigue !

Jetant un regard à sa gauche.

Cette pauvre petite madame Berny, qui désirait tant être du voyage et qui n’a pas pu, doit s’estimer bien heureuse d’être privée de tant de tracas.

LE DUC, à demi-voix.

Prenez garde, elle est là !

LA MARQUISE, avec bonhomie.

Ah ! je l’ignorais...

CORINNE.

Heureusement qu’elle n’a pas entendu.

LA MARQUISE, à part.

J’espère bien que si !

MADAME DE BERNY, à Esther qui lui prend mesure, lui montrant la table à droite.

Ah ! la jolie coiffure... cela doit aller à ravir... à une femme de trente ans ! Pour qui est-elle ?

ESTHER.

Pour madame la marquise de Menneville.

MADAME DE BERNY, se reprenant.

Ah ! c’est différent !

ESTHER.

Vous voyez, madame, que vous vous trompiez !

MADAME DE BERNY.

Certainement ! j’aurais dit trente-cinq !

Geste de colère de la marquise.

ESTHER, à Madame de Berny.

Prenez garde, elle est là !

MADAME DE BERNY, avec naïveté.

Ah ! je ne l’avais pas vue !

ESTHER.

Je crains qu’elle n’ait entendu.

MADAME DE BERNY, à part, avec joie.

Et moi, je m’en flatte !

Elle se retourne, aperçoit Madame de Menneville qui l’aperçoit également. Toutes deux s’avancent l’une contre l’autre, et, sans se dire un mot, se font une grande révérence et se retirent, Madame de Menneville par la droite, Madame de Berny par la gauche.

RICHARD, se rapprochant en riant, du duc.

Elles viennent de se donner deux révérences...

LE DUC.

Comme on se donne deux coups d’épée ! Je vais dans le salon attendre ou chercher mon inconnue.

Il s’élance dans le salon à droite.

 

 

Scène V

 

RICHARD, sur le devant de la scène, deux ou trois JEUNES FILLES au fond travaillant, ESTHER, CORINNE, puis HÉLÈNE, sortant de l’appartement à droite

 

RICHARD, l’apercevant.

Ah ! Hélène !...

HÉLÈNE, sortant de l’appartement à droite et distribuant des dessins aux jeunes filles.

Mesdemoiselles !

LES JEUNES FILLES, se levant.

Madame ?

HÉLÈNE.

Ce dessin pour vous, Corinne, celui-ci pour Charlotte, celui-là pour Esther ; allez, allez, mesdemoiselles, qu’on s’y mette sur-le-champ !

Elles sortent.

 

 

Scène VI

 

RICHARD, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE.

Bonjour, Richard.

RICHARD, voyant Hélène qui s’assoit près de la table et se met à dessiner.

Que de persévérance ! Que de courage !

HÉLÈNE, gaiement.

Moins que vous ne croyez... car je ne trouve que là ma force et ma consolation, et je puis vous l’avouer, à vous qui m’avez aidée de vos conseils et de votre argent...

RICHARD.

Argent que depuis longtemps vous m’avez rendu.

HÉLÈNE.

Cette résolution si effrayante, si terrible, que le désespoir seul m’avait suggérée... je l’ai adoptée d’abord avec grand’peine... peu à peu avec résignation... et enfin avec une sorte de fierté !

RICHARD.

Ah ! je vous crois !

HÉLÈNE, assise.

Quand, toute sa vie, on a dépendu des autres, quand on n’a jamais connu que la maison d’autrui, on ne peut s’empêcher de penser au bonheur de la liberté et du chez soi... c’est un si doux rêve ! Et j’ai vu ce rêve se réaliser, et la réalité a dépassé toutes mes espérances. Depuis deux ans que ce fonds, acheté par moi à un prix modique, a prospéré entre mes mains d’une manière si rapide et si miraculeuse, aux ennuis de l’oisiveté ont succédé les charmes d’une vie occupée ; à la dépendance, le commandement ; à la misère enfin, la fortune...

Se levant.

Ah ! mieux encore... le contentement intérieur de l’avoir légitimement acquise. Cette maison élégante, achetée par moi, ou c’est tout comme, car je n’ai plus qu’un payement à faire, et les fonds sont dans mon secrétaire, je ne peux m’empêcher de la regarder avec un orgueil heureux. Je ne franchis par une fois son large escalier, sans me dire, en m’appuyant sur la rampe : Ceci est à moi, gagné par moi ! Et ma voiture donc !... car il m’a fallu en prendre une, non par luxe, mais par nécessité, par économie ; la première fois que j’y suis montée, seule, toujours seule, je ne puis vous dire quelle folle joie s’empara de moi !... Pendant que je contemplais ce joli équipage, pendant que mes chevaux m’emportaient dans leur course rapide, je me disais à voix basse : Par toi-même, par ton travail, duchesse Hélène... te voilà rentrée chez toi !... mais le bruit de la voiture emportait mes paroles, et personne, je l’espère, ne les aura entendues, pas même mes aïeux !

RICHARD.

Vos aïeux vous pardonneraient votre fortune, en voyant l’usage que vous en faites. Les grandes dames connaissent votre demeure, et les pauvres encore mieux !

HÉLÈNE.

Oui, je serais heureuse !... si je pouvais oublier... oublier cette scène d’hier !... toute cette famille qui m’a rejetée, qui a juré de ne me revoir jamais !

RICHARD.

Vous n’avez plus besoin de personne, tout le monde vous reviendra.

HÉLÈNE.

Quelle idée !

RICHARD.

Gageons ! Eh ! tenez, j’ai déjà rencontré quelqu’un qui voudrait bien, en secret, et sans que la famille en fût instruite, vous voir un instant.

HÉLÈNE.

Et qui donc ?...

RICHARD.

Cherchez. Qui voudriez-vous que ce fût ?

HÉLÈNE, hésitant.

Ma tante ?

RICHARD, souriant.

Non !

HÉLÈNE.

Berthe ?

RICHARD.

Ah ! vous parlez comme moi ! mais ce n’est pas là, j’en ai idée, ce que vous désirez le plus...

HÉLÈNE, à demi-voix.

Tristan ?

RICHARD.

Lui-même, toujours furieux ! Toujours irrité ! Mais il a besoin de vous parler, pour la dernière fois !

HÉLÈNE.

La dernière !

RICHARD.

Il... il... se vante...

HÉLÈNE.

Et que me veut-il ?

RICHARD.

Je suis autant que vous curieux de le savoir... aussi dès qu’il viendra... car il va venir...

HÉLÈNE, avec crainte.

Vous resterez ?...

RICHARD, souriant.

Je m’en irai.

HÉLÈNE, écoutant.

Taisez-vous... on parle...

TRISTAN, en dehors.

Oui, madame Hermance... ne peut-on la voir ?

RICHARD, à Hélène.

C’est lui !... je vous laisse... je retourne dans vos magasins, près de ces demoiselles ; elles parlent tant, qu’avec elles il y a toujours quelque chose à apprendre.

HÉLÈNE.

Et quoi donc ?...

RICHARD.

D’abord, à... à se taire !

Il sort par la gauche, Tristan entre par le fond.

 

 

Scène VII

 

HÉLÈNE, assise à gauche, TRISTAN

 

TRISTAN, s’avançant et à part.

Quel riche et somptueux hôtel ! Et c’est ici sa demeure...

HÉLÈNE, se levant et s’avançant vers Tristan.

M. Richard m’a annoncé que vous désiriez me voir...

TRISTAN.

Oui... pour la dernière fois...

HÉLÈNE.

Il me l’a dit...

TRISTAN.

Hier, Hélène... je vous ai reniée... repoussée... mais ce n’était pas... et je tiens à vous l’apprendre, par vanité... de caste... par orgueil de famille... Si j’ai été méchant et cruel envers vous...

Éclatant.

envers toi, car il m’est impossible de te parler ainsi, l’habitude est plus forte que la colère et je me surprends malgré moi à te

HÉLÈNE.

Comme tu voudras !

TRISTAN.

Si je n’ai pu réprimer un premier mouvement de fureur et de jalousie, c’est que ta position actuelle me prouvait une chose, dont je doutais encore, ton amour pour un autre ! Tout m’était expliqué. Pendant que je courais en Angleterre pour trouver ce rival inconnu, pour t’arracher à lui...

HÉLÈNE.

Comment ?... il serait vrai ?...

TRISTAN.

J’étais un insensé alors...et je ne le suis plus. C’est pour lui que tu quittais notre Bretagne... c’est lui qui t’attendait ici... à Paris... c’est lui... qui t’est venu en aide...

Il se jette dans un fauteuil à droite.

HÉLÈNE, à part.

Et lui laisser une pareille idée !... Ah !... c’est impossible !

Haut.

Tristan, j’ai toujours dit la vérité, je la dirai encore. Celui que j’aime n’a jamais rien reçu de moi... qui lui donnât le droit de m’offrir sa fortune... je ne lui dois rien, je le jure devant Dieu ! je le jure sur l’honneur et sur notre amitié. Me crois-tu ?

TRISTAN.

Oui ! mais cette amitié dont tu parles, c’est elle qui s’effraie pour toi d’une position qui t’expose aux regards, aux impertinences... aux déclarations peut-être du premier fat...

HÉLÈNE.

Sois tranquille... je sais me défendre.

TRISTAN.

Si tu te défends, c’est que tu es attaquée... et c’est trop ! mille fois trop ! Mon Dieu, après ce que tu viens de m’avouer... je ne te parle pas ici comme un homme qui t’aime, mais comme un parent, comme un ami ; et au nom de ta dignité de femme, je dis que tu te dois à toi-même, que tu nous dois à tous de rejeter avec horreur une profession...

HÉLÈNE.

Tais-toi ! tais-toi ! Je la bénis.

Souriant.

Et quant aux déclarations, aux séductions dont tu parles, sois tranquille.

Portant la main à son cœur.

J’ai là, pour me défendre, un talisman.

TRISTAN, avec jalousie.

Un talisman !... Ah ! oui... oui... je sais.

HÉLÈNE, allant à lui.

Pardon ! pardon, mon ami ! je suis une égoïste... j’ai oublié, moi, que j’allais t’affliger.

TRISTAN.

Non ! non ! Cela ne sera rien ! il faut bien que je m’y habitue.

HÉLÈNE.

Ne parle pas ainsi, je souffre tant de...

TRISTAN.

Non ! non, te dis-je !... ce n’est rien !... j’ai agi là comme un enfant !... mais la raison revient... Ne parlons plus de cet homme... n’y pensons plus...

Il passe près de la table à droite et s’y appuie de la main.

HÉLÈNE, à part.

Ah ! qu’il faut de courage pour ne pas parler !

TRISTAN, avec hésitation.

Il est donc... ici... à Paris ?...

HÉLÈNE.

Oui !

TRISTAN.

Il t’a donc suivie ?...

HÉLÈNE.

Oui...

TRISTAN.

Et tu l’aimes toujours ?...

HÉLÈNE.

Toujours !

TRISTAN.

Et lui ?...

HÉLÈNE.

Lui... Oh ! mille fois plus encore !

TRISTAN, éclatant.

Non... ce n’est pas vrai !... Non, il ne peut pas t’aimer comme je t’aime : une femme ne saurait être adorée ainsi deux fois ! Ah ! si tu savais !... si tu savais !... Les folies où ma vie se perd, pourquoi les ai-je faites ? Pour t’oublier. Pourquoi ai-je joué ? Pour t’oublier. Pourquoi tous ces amours insensés ? Pour t’oublier. Vains efforts !... je n’ai pas pu. À peine t’ai-je revue hier, que tout ce mensonge de plaisir s’est dissipé, pour ne laisser place qu’au remords. Je ne te dois rien pourtant : ni amour, ni fidélité, puisque je ne suis rien pour toi. Eh bien ! cependant, à ton aspect, j’ai rougi de ces indignes liaisons, comme si c’était un outrage que je t’eusse fait. Il me semblait qu’il y avait une profanation à donner place à des images qui n’étaient pas la tienne, même dans ce cœur dont tu ne voulais pas. Hélène !... Hélène !... pourquoi m’as-tu repoussé ?... pourquoi n’as-tu pas voulu être à moi ?...

HÉLÈNE.

Tristan...

TRISTAN.

Je ne t’en veux pas ! Tu as bien fait... tu as agi en honnête fille, puisque tu ne m’aimais pas... Mais tu m’as perdu, Hélène, tu as brisé ma vie... et maintenant je n’ai plus qu’un espoir, c’est de m’en délivrer le plus tôt possible.

HÉLÈNE.

Ah ! Tu es un ingrat !... Mais tu crois donc que je ne t’aime pas ! Tu crois donc que j’oublie que tu as voulu m’associer à ta vie, moi pauvre et repoussée !... Ah ! si je pouvais te dire quelle émotion j’ai éprouvée quand tu m’as offert si généreusement ta main...

TRISTAN.

Pourquoi alors l’as-tu refusée ?

HÉLÈNE.

Pourquoi ?... pourquoi ? Parce que je le devais ! Mais si je n’ai pas pu être ta femme... crois-tu donc que j’aie cessé d’être ta sœur ?... Et tu viens me dire, à moi... que ton seul espoir est de me quitter et de mourir !

TRISTAN.

Pardon !... pardon !... Que veux-tu que je fasse pour expier cette parole ?

HÉLÈNE.

Ce que je veux ?... Promets-moi que tu n’auras jamais un chagrin sans venir me le confier ! Promets-moi que tu ne feras rien sans venir me le soumettre... Promets-moi surtout... de tout accepter de moi...

TRISTAN.

Mais lui ! Il ne t’aime donc pas, s’il te permet de te dévouer à un autre ?... il n’est donc pas jaloux !...

HÉLÈNE.

Oh ! si ! il l’est follement, éperdument ! mais pas de toi !

TRISTAN.

Eh bien ! Malheur à lui !... car si je le rencontre, moi... je le tuerai !

 

 

Scène VIII

 

TRISTAN, HÉLÈNE, CORINNE

 

CORINNE, mystérieusement.

Madame !

HÉLÈNE.

Eh bien ! Quoi ?... Qu’est-ce que c’est ?

CORINNE, de même.

Un monsieur qui paraît se cacher avec beaucoup de soin demande à parler à madame...

HÉLÈNE.

Eh bien ?...

CORINNE.

À elle seule... Il m’a remis pour elle ce petit mot... il est là qui attend.

HÉLÈNE.

C’est bien... laissez-nous.

CORINNE, à part, en s’en allant.

Décidément... cela commence !

HÉLÈNE, qui vient de lire le billet.

Ô ciel !

TRISTAN.

Qu’est-ce donc ?...

HÉLÈNE.

Je ne puis te le dire.

TRISTAN.

Qui donc t’écrit ?... qui donc est là ?...

HÉLÈNE.

Quelqu’un qui redouterait d’être vu... de toi surtout... et je te prierai...

TRISTAN.

Ah ! c’est lui ! j’en suis sûr, et je le connaîtrai.

Il s’élance vers la porte à droite.

HÉLÈNE, voulant le retenir.

Y penses-tu ?... C’est de la clémence... et je te défends...

TRISTAN, reculant de surprise.

Ô ciel !... Mon père !...

 

 

Scène IX

 

HÉLÈNE, TRISTAN, LE COMTE

 

LE COMTE.

Vous ici, monsieur ! Chez Hélène !...

TRISTAN.

N’y êtes-vous pas vous-même, mon père ?

LE COMTE.

Vous aviez juré de ne plus la revoir...

TRISTAN.

Vous aviez fait le même serment.

LE COMTE, un peu troublé.

Moi... il s’agit en ce moment d’affaires de famille... et comme chef de la famille... j’ai à parler...

Montrant Hélène.

À elle seule... en secret...

TRISTAN, s’inclinant.

C’est différent, mon père !

LE COMTE, avec un peu d’embarras.

Je désire que votre grand’mère ignore totalement cette visite... Vous m’entendez ?

TRISTAN.

Je me conformerai à vos ordres.

LE COMTE.

Laissez-nous.

TRISTAN, en s’en allant, et bas à Hélène.

Quand te reverrai-je ?

HÉLÈNE, de même.

Quand tu le voudras !

Tristan sort par le fond.

 

 

Scène X

 

HÉLÈNE, LE COMTE

 

LE COMTE.

Je suis taché que mon fils m’ait rencontré... ma démarche va lui donner à penser... ce qui est vrai... du reste, que je désapprouve l’excès de rigueur de ma mère.

HÉLÈNE.

Que dites-vous ?

LE COMTE.

Oui, ma chère enfant... je ne pouvais hier te détendre, comme je l’aurais voulu, cela aurait redoublé son exaspération ; bien plus, j’étais obligé de dire comme elle. C’est ma mère, après tout... et tu comprends... ce que nous impose ce titre sacré... Mais aujourd’hui que nous sommes seuls, je puis te dire combien j’ai été peiné et désolé de la scène que l’on t’a faite hier, ma pauvre enfant.

HÉLÈNE.

Ah ! je l’ai déjà oubliée !

LE COMTE.

Comme je le disais après ton départ... on aura beau se fâcher et s’exalter... la famille est toujours la famille, ses liens sont indissolubles, et vous ne pourrez jamais empêcher qu’Hélène ne soit notre nièce.

HÉLÈNE.

Ah ! comment vous remercier, monsieur ?...

LE COMTE.

Dis-moi... mon oncle...

HÉLÈNE.

Quoi ! vous le voulez bien... vous y consentez !...

LE COMTE.

Toujours... quand nous serons entre nous, quand nous serons seuls ; et pour te montrer combien je suis au-dessus des idées mesquines et arriérées qu’on me suppose, pour te prouver que je te regarde toujours comme ma nièce, je viens m’adresser à toi, te demander un service.

HÉLÈNE.

Ô mon cher oncle !... vous me rendez confuse !

LE COMTE.

Deux tracés sont proposés pour un nouveau chemin de fer ; tous deux offrent des avantages nombreux, mais différents. Si l’on choisit le tracé à gauche, qui traverse nos terres de Bretagne, nous faisons des bénéfices énormes, et notre famille est à jamais relevée. Mais si l’on préfère le tracé de droite, nous sommes ruinés !

HÉLÈNE.

Ruinés !...

LE COMTE.

De fond en comble. Une commission est nommée, qui doit se composer de cinq membres... on n’en connaît encore que quatre... mais les deux que j’ai vus sont contre nous... rien à espérer de ce côté.

HÉLÈNE.

Et les autres... qui sont-ils ?

LE COMTE.

Le premier est un banquier... un capitaliste que tu dois connaître, M. Balthasar... dont la femme est, dit-on, de tes clientes !

HÉLÈNE.

Oui... oui... Balthasar ne refuse rien à sa femme... laquelle m’est toute dévouée.

Passant à la table à gauche.

Et en lui écrivant ce petit billet confidentiel...

Elle écrit.

en lui disant surtout que c’est pour mon oncle...

LE COMTE, vivement.

Garde-t’en bien !... ta recommandation aura d’autant plus de force qu’on ne saura pas du tout, du tout, notre parenté ! Tu pourras parler bien plus librement de mes talents, de ma capacité... tandis qu’autrement... on pourrait suspecter...

HÉLÈNE, souriant.

Je comprends...

Se levant.

Et l’autre arbitre de votre sort, l’autre membre de la commission ?

LE COMTE.

On l’a nommé parce qu’il est de notre pays, de la Bretagne, et sa voix sera la plus influente... C’est un grand seigneur... un duc... un ami de madame de Menneville, avec laquelle je viens de le voir arriver ici... tout à l’heure...

Montrant l’appartement à gauche.

Et, tiens, regarde dans ce petit salon.

HÉLÈNE.

Ce jeune homme qui cause avec ma première demoiselle ?

LE COMTE.

Lui-même !...

HÉLÈNE.

Où l’ai-je vu ?... Ah ! je me rappelle ! j’ai voyagé tout un jour avec lui en chemin de fer... Moi lui rien demander !... Impossible, mon oncle !... C’est impossible !

LE COMTE.

Alors, tout est perdu ! Car il ne s’agit pas de moi seul, mais de Tristan !

HÉLÈNE, vivement.

De Tristan !... Que dites-vous ? achevez !

LE COMTE.

Si tu ne peux nous venir en aide, si j’échoue dans cette entreprise... mon fils compromis, sans le savoir, par moi, par mon imprudence... voit son avenir à jamais perdu.

HÉLÈNE, avec frayeur.

L’avenir de Tristan !...

Entendant le duc dans l’appartement à gauche.

C’est le duc !

Remettant à son oncle la lettre qu’elle vient d’écrire et qu’elle tient encore à la main.

Portez vite cette lettre !

LE COMTE, la prenant, vivement.

Bien... bien... je cours chez madame Balthasar, et de là m’informer si le cinquième membre de la commission est nommé.

HÉLÈNE, le pressant.

Partez, vous dis-je !

LE COMTE, sortant.

Toi, songe à nous !... à ta famille !

HÉLÈNE.

Soyez tranquille ![1]

Le comte sort.

 

 

Scène XI

 

HÉLÈNE, puis CORINNE et LE DUC

 

HÉLÈNE.

Il s’agit de l’avenir de Tristan !... Ah ! je réussirai !...

CORINNE, entrant avec le duc.

Oui, monsieur, volume III, folio 14 du répertoire, j’aurai maintenant trouvé cela en une minute !

HÉLÈNE.

Qu’est-ce donc ?

CORINNE.

M. le duc de Penn-Mar...

HÉLÈNE, à part.

Lui !... le protecteur de Richard.

CORINNE.

Qui demandait, pour les acquitter, des mémoires.

LE DUC.

Que l’on tarde bien à me donner.

À part.

Allons, décidément, elle n’est pas ici !

S’avançant vers Hélène.

Veuillez, donc, madame...

La regardant.

Ô ciel ! mon inconnue !... ce n’est pas possible. Vous, madame Hermance !...

HÉLÈNE.

Moi-même, monsieur le duc !... désolée qu’on vous ait fait attendre... Hâtez-vous, Corinne.

CORINNE, feuilletant un grand livre.

M’y voici, madame, je vais relever sur notre registre les différents articles.

LE DUC.

Ah ! je ne suis pas pressé !

CORINNE.

Monsieur le duc trouvera peut-être le mémoire plus considérable qu’il ne le croyait. C’est toujours comme cela à l’Opéra, surtout avec la danse ! ça s’élève, ça s’élève !

LE DUC, avec impatience.

C’est bien !

Se retournant vers Hélène.

Depuis la journée que nous avons passée ensemble, madame...

HÉLÈNE.

Oui !... en revenant de Lyon... où j’avais été commander des étoffes...

LE DUC.

Que de peines, de démarches inutiles... pour vous retrouver !... Mais tous les instants de ce jour, si rapidement écoulé, sont restés présents à mon souvenir ! et rien n’a pu les en effacer.

CORINNE, assise devant la table à gauche et transcrivant du grand livre sur un papier détaché.

« Note de mademoiselle Diana, artiste de l’Opéra. »

LE DUC, à part.

Ah ! il y a des hasards maladroits...

Haut, à Hélène.

Ce jour... où tant de charmes unis à tant de raison... m’ont fait renoncer... à tous ces amours futiles...

CORINNE, continuant à écrire.

« Petit Charles-Quint en velours bleu à trois collets. »

LE DUC, avec impatience, à part.

Quelle position pour un diplomate !

Haut, à Hélène.

Écoutez-moi, de grâce, et si vous doutez de la sincérité de mes paroles, s’il vous faut des preuves...

CORINNE, continuant d’écrire.

« Toilette naïade, en tulle vert Azof, relevée de plantes aquatiques... deux mille francs. »

LE DUC, avec impatience.

C’en est trop !

CORINNE.

C’est en conscience... il y a pour cinq cents francs d’étoffes seulement.

LE DUC.

C’est bien ! Vous ferez porter chez moi... Je paye tout aveuglément.

Corinne sort.

HÉLÈNE, au duc.

C’est un tort, monsieur, voilà comme on est trompé, et si vous voulez prendre la peine de lire...

LE DUC.

Ah ! c’est abuser de vos avantages !... C’est battre un homme à terre. N’admettez-vous pas qu’il y ait des erreurs dont on rougisse, et qu’alors le passé soit presque le garant de l’avenir ?... Celui qui vous adora sans vous connaître...

HÉLÈNE.

A dû, en me connaissant, perdre ses illusions.

LE DUC.

Ou les échanger peut-être contre d’autres, plus séduisantes, plus poétiques encore...

HÉLÈNE.

De la poésie... avec une couturière !

LE DUC.

Eh ! quelle duchesse en inspirerait plus que vous ? Je vous jure... Mais non, ce sera à mes actions et non à mes serments que je laisserai le soin de vous persuader. Mettez-moi à telle épreuve que vous voudrez... parlez... commandez...

HÉLÈNE, se levant.

J’ai grande envie d’essayer.

LE DUC.

J’attends vos ordres.

HÉLÈNE, après un instant d’hésitation.

Monsieur le duc, vous êtes membre d’une commission... au sujet d’un chemin de fer projeté en Bretagne ?

LE DUC.

Ce soir même nous aurons séance, si, comme on l’assure, notre cinquième collègue est nommé.

HÉLÈNE.

Vous le connaissez ?

LE DUC.

Non, madame, pas encore ; mais que puis-je pour vous ?

HÉLÈNE.

Deux projets... vous allez me trouver bien savante, monsieur le duc... deux projets vous sont présentés... tous deux également bons et avantageux ; ainsi votre galanterie ne coûtera rien à votre conscience... Je suis, monsieur, pour le chemin de la rive gauche.

LE DUC.

Alors, madame, vu que ma conscience n’est pas intéressée, mon opinion est faite.

HÉLÈNE, vivement.

Vous me donneriez votre voix ?

LE DUC, avec galanterie.

Je n’en ai qu’une par malheur !

HÉLÈNE.

Ah ! monsieur le duc, comment reconnaître ?...

LE DUC.

En me permettant, au sortir de la commission, de venir vous annoncer le résultat de la séance.

Hélène s’incline et fait la révérence au duc qui la salue et sort.

 

 

Scène XII

 

HÉLÈNE, seule

 

 

Deux voix ! deux voix acquises par moi ! Mais ce n’est pas tout, il nous en faut une troisième, c’est là qu’est la victoire !

Écoutant.

Eh ! mon Dieu ! qu’entends-je ?

 

 

Scène XIII

 

HÉLÈNE, RICHARD, MADAME DE BERNY

 

RICHARD, donnant le bras à Madame de Berny.

Calmez-vous, madame...

MADAME DE BERNY.

Je vous remercie... ce ne sera rien !

HÉLÈNE.

Eh ! mon Dieu !...

Avec inquiétude.

Qu’y a-t-il donc ?

RICHARD, qui vient de faire asseoir Madame de Berny sur un fauteuil.

Il y a que... madame était à étudier des étoffes, lorsqu’on lui remet un petit billet... Elle pâlit... elle chancelle... et sans mon bras qu’elle a daigné accepter...

HÉLÈNE.

Ô ciel ! C’est donc une nouvelle...

MADAME DE BERNY.

Affreuse !... Je n’irai pas au bal.

HÉLÈNE.

Le bal de la marquise de Menneville ?

MADAME DE BERNY.

Et quel autre m’eût causé une telle émotion ? C’était une lutte ! un défi public entre nous deux... elle avait juré de ne pas m’inviter... et j’avais juré, moi, qu’elle m’inviterait... parce que je complais sur son frère, le directeur général, qui, pour m’être agréable, m’avait formellement promis d’obtenir de sa sœur une invitation ! Je devais être présentée à l’ambassadeur persan... Eh bien ! la marquise a résisté aux prières, aux instances, aux ordres de son frère... Quand elle devrait se brouiller avec lui, a-t-elle dit, quand elle ne devrait jamais donner de bal... elle ne cédera pas... elle ne céderait à personne, pas même au schah de Perse.

RICHARD.

Dès que cela devient... une question politique... j’y renoncerais...

MADAME DE BERNY, se levant.

Y renoncer !... Mais c’est une honte... une humiliation... aux yeux de tous !...

Bas à Richard.

plus encore... aux yeux d’une personne que je devais trouver à ce bal !

À Hélène.

Et puis un autre chagrin, car ils m’arrivent tous aujourd’hui ! Je n’ai plus besoin de ma nouvelle coiffure : je ne vais pas ce soir à l’Opéra !

HÉLÈNE.

Comment cela ?

MADAME DE BERNY.

M. de Berny, qui devait m’y conduire, vient d’être nommé d’une commission...

HÉLÈNE, à part.

Ô ciel !

MADAME DE BERNY.

Qui s’assemble ce soir !

RICHARD.

Celle dont le duc de Penn-Mar fait partie ?

HÉLÈNE, vivement.

Une commission pour un chemin de fer ?

MADAME DE BERNY.

Oui.

HÉLÈNE, de même.

Qui doit passer dans un coin du Morbihan ?

MADAME DE BERNY.

Précisément.

HÉLÈNE, avec un transport de joie.

Ah ! madame ! chère madame !...

MADAME DE BERNY.

Qu’avez-vous donc ?...

HÉLÈNE.

Je vous aurai une invitation au bal de la marquise.

MADAME DE BERNY, poussant un cri de joie.

Ah ! ne me trompez pas !

Portant la main à son cœur.

Ne me donnez pas des émotions pareilles ! Une invitation... à moi !

HÉLÈNE.

À vous ! Si vous le voulez !

MADAME DE BERNY.

Je le veux... que faut-il faire ?

HÉLÈNE.

Obtenir de votre mari...

MADAME DE BERNY.

Je l’obtiendrai ! oh !... je l’obtiendrai.

RICHARD.

Mais... vous ne savez pas encore...

MADAME DE BERNY.

C’est égal !

HÉLÈNE.

Que, dans la commission, il vote pour la rive gauche !

MADAME DE BERNY.

Il votera !

RICHARD.

Vous entendez bien ! La rive gauche !

HÉLÈNE.

N’allez pas vous tromper.

MADAME DE BERNY.

Oui... oui... c’est compris ! il faut que la commission... que la commission... donne à gauche ! Et vous comptez, pour cela, sur mon mari ! c’est dit !

À Hélène.

Mais j’aurai mon invitation ?

HÉLÈNE.

Vous l’aurez !

À Richard, pendant que Madame de Berny arrange sa coiffure devant la glace à droite.

Le succès est assuré, la majorité est à nous ! Car nous avions déjà deux voix !

RICHARD.

Celle du duc... il vient de me le dire !

HÉLÈNE.

Et celle de M. Balthasar ! elle m’est acquise d’avance.

MADAME DE BERNY, avec effroi.

Balthasar !

RICHARD.

Qu’avez-vous donc ?

MADAME DE BERNY.

Je ne réponds plus de rien !

HÉLÈNE.

Ô ciel !

MADAME DE BERNY.

Si M. Balthasar vote pour, mon mari votera contre !

RICHARD.

Ils... ils... sont... confrères.

MADAME DE BERNY.

Ils sont ennemis !

RICHARD.

C’est... ce que je voulais dire !

MADAME DE BERNY.

Ils se détestent !... Une rivalité...

RICHARD.

De femmes !

MADAME DE BERNY.

Non, de millions ! Vous ne savez pas quelles haines effroyables s’allument de millionnaires à millionnaires ! Nos jalousies, à nous autres femmes, l’envie des hommes de génie entre eux, les guerres même des conquérants ne sont que des idylles auprès des haines des capitalistes de nos jours ; auprès de ces combats acharnés de spéculateurs qui rivalisent de créations industrielles, qui luttent de chemins de fer, qui joutent de luxe, de profusions, d’extravagances ! M. Balthasar donne un bal de vingt mille francs, M. de Berny donne un souper de quarante ! M. Balthasar crée une revue, M. de Berny fonde un journal ! Enfin, si, par bonheur, M. Balthasar a l’idée de se construire un hôtel, mon mari me donnera sur-le-champ un palais ; j’y compte bien. C’est un steeple-chase de vanité prodigue, où le vainqueur ne voit, pour prix de la course, que le désespoir du vaincu !... Voilà où nous en sommes !

RICHARD.

Je comprends !... Sachant que M. Balthasar est pour nous...

HÉLÈNE.

Jamais M. de Berny ne consentira à être de son avis.

RICHARD.

Aucun moyen... de l’y contraindre ?

MADAME DE BERNY, vivement.

Si ! un seul...

À Richard.

Je vous ai dit qu’il était jaloux comme un tigre ! et il y a quelqu’un dans ce moment, un adorateur assidu qui le désespère, dont l’image le poursuit même à la Bourse et trouble ses rêves dorés ! Si je consens à ne plus le recevoir chez moi, mon mari accordera tout !

RICHARD.

Quel dévouement !...

MADAME DE BERNY, vivement à Hélène.

Mais j’aurai mon invitation ?

HÉLÈNE, de même.

Vous l’aurez !

RICHARD, avec compassion.

Et ce pauvre jeune homme... cet amoureux ?...

MADAME DE BERNY, gaiement.

Peu m’importe... je n’y tiens pas !

RICHARD.

M. de Berny a donc tort d’être jaloux ?

MADAME DE BERNY, à Richard.

De celui-là, oui !...

Se tournant vers Hélène.

Adieu... adieu... je réponds de tout.

Elle sort vivement par le fond.

 

 

Scène XIV

 

HÉLÈNE, RICHARD

 

HÉLÈNE, avec agitation.

Et moi, de mon côté, songeons à tenir ma promesse.

RICHARD.

Que comptez-vous faire ?

HÉLÈNE.

Tout au monde, car M. de Lesneven prétend que de la réussite de ce projet dépend l’avenir de son fils.

RICHARD.

Comment cela ?

HÉLÈNE.

Je l’ignore ! il n’a pas eu le temps de me l’expliquer.

RICHARD.

Je le saurai, moi !... Je vous le promets.

HÉLÈNE, lui serrant la main.

Merci ! Mais en attendant il faut à tout prix... Voici la marquise !

 

 

Scène XV

 

HÉLÈNE, RICHARD, LA MARQUISE, puis CORINNE

 

LA MARQUISE, entrant vivement.

Ah ! ma chère Hermance... je viens d’essayer ma robe, c’est admirable ; vous vous êtes surpassée ; il y a là un goût, une invention !

Apercevant Richard.

Ah ! monsieur Richard... vous n’êtes pas invité à la matinée dansante de l’ambassadrice ?

RICHARD.

Non, madame.

LA MARQUISE, avec compassion.

Je vous plains !... vous m’auriez vue ! Hermance m’a improvisé en quelques heures une toilette qui est un chef-d’œuvre ! une merveille !

RICHARD.

Que sera-ce, portée par vous !

Bas, à Hélène.

Voilà le moment.

HÉLÈNE, bas à Richard.

Pas encore !

LA MARQUISE, à Richard.

Imaginez-vous ce qu’il y a de plus difficile au monde, une robe de bal de jour ! quelque chose entre la grande parure et la demi-toilette ! un compromis entre l’habillé et le négligé. Eh bien ! elle a touché ce point délicat avec une justesse... une grâce...

Regardant la pendule.

Ah ! bon Dieu ! trois heures... dans l’instant... une heure à peine pour m’habiller... définitivement ! oh ! voyez-vous, je serai d’un joli !... Adieu...

Elle fait quelques pas pour sortir.

RICHARD, bas à Hélène.

Elle part.

HÉLÈNE, à la marquise.

Madame !... me permettrez-vous de vous arrêter un instant ?

LA MARQUISE.

Quelque correction à faire... quelque idée nouvelle ?...

À Corinne qui entre en ce moment.

Ne portez pas encore la robe dans ma voiture... laissez-la ici.

CORINNE, escortant Esther qui porte un carton que l’on place sur une table à droite, près de la cheminée.

Prenez garde surtout, mademoiselle, de rien compromettre...

Ouvrant le carton.

Et comme c’est arrangé !

HÉLÈNE, à la marquise.

Vous êtes donc satisfaite de mon travail ?

LA MARQUISE.

Satisfaite !... Dites ravie... enthousiasmée...

HELÈNE.

Ainsi... si je vous demandais pour prix...

LA MARQUISE.

Oh ! le prix que vous voudrez ! Égorgez-moi ! Assassinez-moi ! Je ne me plaindrai pas.

HÉLÈNE.

Il ne s’agit pas de prix d’argent, mais d’une faveur qui me serait bien précieuse.

LA MARQUISE.

Laquelle ? voulez-vous une mission... une inspection... un chef de gare ?

HÉLÈNE.

Je veux quelque chose de plus facile... car vous n’avez, pour me l’accorder, que quelques mots à écrire, et pourtant j’hésite à vous les demander, car je sens qu’il vous en coûtera beaucoup.

LA MARQUISE.

Qu’est-ce donc ?

RICHARD, à part.

Voilà que j’ai peur !

HÉLÈNE.

C’est... c’est de me donner, pour votre bal de samedi prochain, une invitation pour une de mes clientes.

LA MARQUISE, s’approchant de la table à gauche et prenant une plume.

Une invitation !... Pour qui, ma toute belle ?

HÉLÈNE, hésitant.

Pour madame...

LA MARQUISE.

Madame ?...

HÉLÈNE.

Madame de Berny.

LA MARQUISE, jetant la plume avec colère.

Inviter chez moi... madame Berny !... J’aimerais mieux avoir... trente ans !... les trente ans qu’elle me donne... et que je n’ai pas.

RICHARD, à part.

Aïe !

HÉLÈNE, avec douceur, et s’approchant de la marquise.

Vous m’avez dit quelquefois, madame la marquise, que si jamais je vous demandais un service...

LA MARQUISE.

Je vous le rendrais, et je vous le dis encore... mais inviter madame Berny !...

HÉLÈNE, avec émotion.

Ce sera plus qu’un service... ce sera une grâce qui vous assure à jamais et mon cœur... et ma reconnaissance...

LA MARQUISE, avec ironie.

Certes, l’offre que vous me faites de votre cœur est bien propre à me toucher ; mais cette offre même, si précieuse qu’elle soit, me prouve que, dans le rang que j’occupe, l’on a tort d’être, comme je le suis, trop bonne, trop simple, dans de certaines relations : c’est une leçon dont je profiterai, mademoiselle, et vous aussi... je l’espère...

À Corinne, d’un ton d’autorité.

Portez cette robe dans ma voiture... allez vite.

HÉLÈNE, de même.

Restez.

RICHARD, se frottant les mains.

À la bonne heure !

LA MARQUISE.

Que dites-vous ?

HÉLÈNE.

Que ces chiffons de gaze auxquels la façon et l’arrangement donnent seuls de la valeur, que cette toilette est encore à moi, madame.

LA MARQUISE.

À vous !

HÉLÈNE.

Nous garderons donc chacune ce qui nous appartient ! vous, votre rang... moi, mon travail, quelque médiocre qu’il soit.

LA MARQUISE.

L’ai-je bien entendu ? Vous auriez l’audace ?...

HÉLÈNE.

De ne donner cette robe ni pour or, ni pour argent, mais en échange seulement d’une invitation de bal pour madame de Berny.

LA MARQUISE, remontant le théâtre.

Jamais ! Je prouverai que cette toilette est à moi !

HÉLÈNE.

Je prouverai le contraire, madame, en en disposant comme je l’entends.

Elle la jette dans la cheminée.

LA MARQUISE, avec un cri et voulant s’élancer.

Arrêtez... courez... Brûlée !

Elle tombe dans les bras de Corinne qui la conduit sur le fauteuil à droite.

CORINNE.

Ah ! les nerfs, les nerfs ! je connais cela...

LA MARQUISE, avec désespoir.

Retirez-la.

HÉLÈNE, s’avançant, froidement.

C’est inutile, madame la marquise, la robe n’existe plus, elle est brûlée !

LA MARQUISE, qui est tombée hors d’elle-même dans un fauteuil.

Brûlée ! brûlée ! Une toilette pareille, qui aurait fait parler de moi dans tout Paris ! Mais c’est abominable ! c’est un crime ! Et que voulez-vous que je devienne maintenant ?... Il faudra donc paraître à ce bal avec une robe...

CORINNE.

Qu’on aura déjà vue.

LA MARQUISE.

Ah ! avec la toilette qui m’a laissé vaincre par madame Berny.

RICHARD.

C’est affreux !...

CORINNE.

C’est horrible !

LA MARQUISE.

Je n’y survivrai pas.

Elle retombe accablée et comme anéantie dans le fauteuil.

HÉLÈNE, froidement.

Madame la marquise, voulez-vous tout à l’heure, à cette fête, l’emporter sur toutes les femmes de Paris ?

LA MARQUISE.

Moi !

HÉLÈNE.

Y paraître avec une toilette plus élégante encore que celle qui était là ?

LA MARQUISE, relevant la tête.

Comment ?

HÉLÈNE.

Accordez-moi cette lettre d’invitation et je réponds de tout.

LA MARQUISE.

Mais par quels moyens, quel miracle... improviser une robe ?

HÉLÈNE, lentement.

Celle de la reine de Portugal !

LA MARQUISE, poussant un cri et portant la main à son cœur.

Ah ! ce chef-d’œuvre !... Vous consentiriez...

Avec désespoir.

Mais non !... cette robe est à peine commencée... et il faudrait pour l’achever deux ou trois jours au moins !

HÉLÈNE, froidement.

Je promets de l’achever, ici même, et sur vous, en une heure.

LA MARQUISE.

En une heure, impossible !

HÉLÈNE.

On m’a dit parfois... que j’avais des doigts de fée... je m’en servirai... Écrivez seulement.

RICHARD, lui présentant une plume.

É... é... écrivez... l’heure avance...

HÉLÈNE.

Les moments sont précieux...

LA MARQUISE, se défendant.

Permettez...

RICHARD, approchant l’écritoire.

Trois heures un quart.

LA MARQUISE.

Pas même le temps de réfléchir !

RICHARD, vivement.

Vous êtes reine !

HÉLÈNE, de même.

Vous en aurez la parure.

RICHARD.

Une parure... enviée... désirée par madame Berny...

LA MARQUISE, avec indignation.

Par elle !!

RICHARD.

Qui voulait l’avoir à tout prix.

LA MARQUISE, saisissant la plume que Richard lui présente toujours.

Je signe !

RICHARD.

Victoire !

HÉLÈNE, s’adressant à Corinne.

Tout le monde !

CORINNE, vers la porte du fond.

Tout le monde, mesdemoiselles !

RICHARD, à part, et tenant le papier que la marquise vient de signer.

Je cours chez madame de Berny.

HÉLÈNE.

Tristan sera sauvé !

Les jeunes filles paraissent à la porte du fond, Hélène s’approche de la marquise dont elle commence à défaire la robe.

 

 

ACTE V

 

L’appartement particulier d’Hélène ; boudoir élégant communiquant avec ses magasins. Porte au fond ; deux portes latérales ; à droite, un secrétaire ; à gauche, un canapé.

 

 

Scène première

 

BERTHE et HÉLÈNE, entrant en se tenant les mains

 

HÉLÈNE.

Berthe chez moi ! Dans mon appartement !

BERTHE.

Chez ma cousine... chez ma sœur ! Et ce n’est pas ma faute si je ne suis pas venue plus tôt... mais quand on n’est pas mariée... on ne fait pas ce qu’on veut.

HÉLÈNE, souriant.

Oui, l’on est bien plus libre, quand on a un maître ! Et que dira ma tante ?

BERTHE.

Elle dira ce qu’elle voudra, j’étais bien résolue à ne pas laisser passer cette journée sans l’embrasser.

HÉLÈNE.

Chère et adorable enfant ! Mais comment as-tu fait pour qu’on te conduisît près de moi ?

BERTHE.

J’ai dit tout uniment à mon tuteur que je voulais me faire habiller par la célèbre Hermance... je suis assez riche pour cela... et j’ai bien le droit de te donner ma pratique.

HÉLÈNE.

C’est juste.

BERTHE.

Aussi je vais être d’une élégance, d’une coquetterie ! Je commanderai des toilettes tous les jours, pour venir plus souvent. Et comme je serai difficile ! Comme je te ferai recommencer toutes mes robes !... Ah ! tu n’as qu’à bien te tenir... va ! Et puis, ne crois pas que ma visite soit désintéressée : j’ai besoin de toi... j’ai besoin comme autrefois...

HÉLÈNE.

De quoi ?

BERTHE.

Je n’en sais rien... de le parler... de moi... de ce qui m’intéresse... tu dois avoir des conseils à me donner.

HÉLÈNE.

Ah !... Tu crois ?

Berthe fait de la tête un signe affirmatif.

Décidément me voilà chargée des affaires de toute la famille... Et à ce propos-là, as-tu vu mon oncle depuis hier ?

BERTHE.

Non.

HÉLÈNE.

Et Tristan ?

BERTHE.

Non plus... Il est trop occupé... on ne le voit jamais.

HÉLÈNE.

Tu n’as rien appris sur son compte ?

BERTHE.

Est-ce qu’il y aurait quelque chose ?

HÉLÈNE, affectant de rire.

Mon Dieu, non !

À part.

Et madame de Berny... et le duc... et Richard... qui ne reviennent pas !... C’est égal... j’ai bonne espérance !

Haut.

Parlons de toi, avant tout. Qu’avais-tu à me dire ?

BERTHE.

Voici ce que c’est : mon tuteur veut décidément me marier.

HÉLÈNE.

Et toi ?

BERTHE.

Et moi... j’aime mieux me marier moi-même !

HÉLÈNE.

Prends garde ! Je vais peut-être deviner quelque chose.

BERTHE.

Oh ! voyez-vous, mademoiselle, qui a la prétention d’être fine avec sa petite Berthe ! Je te défie bien de deviner quelque chose avec moi... puisque je le dis tout.

HÉLÈNE.

Mais alors... c’est donc une confidence...

BERTHE.

Précisément.

HÉLÈNE, avec inquiétude.

Tu aimes quelqu’un ?

BERTHE.

J’en ai peur !

HÉLÈNE.

Depuis longtemps ?

BERTHE, cherchant.

Depuis... hier matin.

HÉLÈNE, effrayée.

Ah ! mon Dieu !

BERTHE.

Te voilà tout effrayée.

HÉLÈNE.

Oui ! car moi aussi je connais quelqu’un qui t’aime ! Mais avec tant de passion, tant d’abnégation, tant de dévouement... Ah ! pauvre garçon !

BERTHE.

Attends donc... c’est peut-être le même. Quand je dis que je l’aime depuis hier... c’est-à-dire que je ne m’en suis aperçue qu’hier matin.

HÉLÈNE.

À quel signe ?.... à quelle occasion ?... pourquoi ?

BERTHE.

Pourquoi... à quelle occasion ?... c’est bien mal pour une demoiselle... J’ai senti que je l’aimais... lorsque... lorsque je l’ai entendu jurer et se mettre en colère... dans une grosse colère.

HÉLÈNE.

Pour toi ?...

BERTHE.

Non, pour ma cousine Hélène qu’il voulait détendre !

HÉLÈNE, croyant deviner.

Ô ciel !... Comment ?...

BERTHE.

Va... tu brûles...

HÉLÈNE.

Richard !

BERTHE, passe à droite.

Il a été si courageux, si éloquent... il n’y a pas à dire, il a tenu tête tout seul à grand’mère ; il l’a réduite au silence, et tu sais que ce n’est pas facile ; et puis il a entremêlé d’une manière si originale les hymnes en ton honneur avec son bégaiement ordinaire, que j’ai cru que j’allais mourir de rire et fondre en larmes. Et moi qui suis, comme tu le sais, une rieuse et une pleureuse... je me suis dit que je n’aimerais jamais personne que celui qui te défendait si chaleureusement et si comiquement.

HÉLÈNE, avec joie.

Ah ! laisse-moi t’embrasser... pour te remercier...

BERTHE, riant.

Me remercier de quoi ?

HÉLÈNE.

D’aimer M. Richard.

 

 

Scène II

 

BERTHE, HÉLÈNE, RICHARD, qui vient d’entrer sur ces dernières paroles et pendant que les deux jeunes filles s’embrassent

 

RICHARD.

Ciel !

BERTHE, poussant un cri.

Ah !...

HÉLÈNE.

Quelle trahison !... Écouter ainsi aux portes... surprendre les secrets des gens...

RICHARD.

Eh ! non... non... ma... a... demoiselle... j’étais allé... et je venais, lorsque j’ai... c’est-à-dire... non... je n’ai pas...

BERTHE, frappant du pied.

Si, monsieur... vous avez...

HÉLÈNE.

Oui... vous avez...

RICHARD.

Si... si... peu ! si peu !

HÉLÈNE.

Ah ! voyez-vous le traître !... il en convient... il a entendu ! Eh bien ! pour vous punir... vous allez répéter ce que j’ai dit.

BERTHE.

Ah ! petite sœur... je t’en prie...

RICHARD, à Hélène.

Ah ! mademoiselle... mademoiselle, ne vous raillez pas de moi...

À Berthe.

Je sais trop bien que ces chères paroles ne peuvent pas s’adresser au pauvre Richard. J’aurais... tout ce que je n’ai pas... fortune, grandeurs... génie... que je ne serais pas digne encore de les inspirer.

BERTHE, à part.

Voilà qui me touche... moi !

RICHARD.

Aussi... et par malheur... je me serai trompé... c’est évident... mademoiselle Hélène n’a prononcé, hélas ! aucune parole... aucune !

BERTHE.

Et si je permettais à Hélène de vous les répéter ?

RICHARD.

Ciel !

BERTHE.

Les croiriez-vous ?

RICHARD, hors de lui.

Est-il possible !

BERTHE.

À une condition... c’est que vous les oublierez.

RICHARD, avec chaleur.

Jamais !

BERTHE.

Pendant trois ans au moins !

RICHARD, avec force.

Jamais ! jamais !

HÉLÈNE, bas à Richard.

Ne savez-vous donc pas que dans trois ans elle sera majeure !

RICHARD, poussant un cri et tombant dans un fauteuil.

Ah !

BERTHE, bas à Hélène.

Il ne comprend rien !

HÉLÈNE.

C’est ce que je disais ! Il oublie tout, même ses promesses !

RICHARD.

C’est vrai... mais pardon... pardon... depuis que je suis ici, je n’ai plus la tête à moi !

BERTHE.

Mais à quoi pensiez-vous donc ?

HÉLÈNE, à Berthe.

Coquette !

À Richard.

Ne m’aviez-vous pas promis de vous informer, d’agir pour Tristan ?

RICHARD.

Je l’ai fait, et j’ai prié qu’on m’adressât la réponse...

HÉLÈNE.

Où cela ?

RICHARD.

Ici... ici... même ! pour que vous la lisiez plus tôt.

HÉLÈNE, lui tendant la main.

Ah ! je vous rends ma confiance !

BERTHE.

Et moi, mon estime.

HÉLÈNE, à Berthe.

Regrettes-tu encore de lui avoir appris ton secret ?

BERTHE.

Plus que jamais ! J’aurais eu tant de plaisir à le lui apprendre maintenant.

 

 

Scène III

 

BERTHE, HÉLÈNE, RICHARD, CORINNE, entrant par le fond

 

HÉLÈNE, à Berthe qu’elle interrompt.

Silence ! Surtout devant Corinne ! Qu’elle ne se doute de rien !

BERTHE, à demi-voix.

N’aie donc pas peur ! Tu oublies que je viens pour une robe.

Haut, à Corinne.

J’attends, mademoiselle, que vous me preniez mesure.

CORINNE.

À l’instant, mademoiselle !

À demi-voix à Hélène.

Une chose assez bizarre, madame, on apporte, ici, pour M. Richard de Kerbriand...

Tirant une lettre de sa poche.

Cette lettre...

HÉLÈNE, prenant vivement la lettre.

Ah !...

Corinne la regarde avec étonnement, Berthe et Richard avec curiosité.

RICHARD, à part.

La réponse que j’attends.

CORINNE, à part.

Madame prend les lettres de ce monsieur... et avec un trouble... une émotion... il y a quelque chose...

À Berthe.

Je suis aux ordres de mademoiselle, et si elle veut passer dans le salon...

Corinne passe avec Berthe dans le salon à droite.

 

 

Scène IV

 

RICHARD, HÉLÈNE

 

RICHARD, s’approchant d’Hélène qui vient de décacheter la lettre.

C’est signé d’Hérival...

HÉLÈNE, parcourant des yeux le commencement de la lettre.

Oui...

RICHARD.

Le créancier de Tristan !

HÉLÈNE, de même.

Oui !... Vous étiez passé chez lui, sans le trouver... et alors vous lui avez écrit...

RICHARD.

La position du père et du fils...

HÉLÈNE, s’interrompant.

Qui, grâce au nouveau chemin de fer, peut devenir superbe...

RICHARD.

Et on ne demande que quelques jours de délai !

HÉLÈNE, lisant la lettre à voix haute.

« ...J’ai été fort touché de votre démarche ; mais, par principes, monsieur, je ne crois ni aux fils innocents, ni aux pères désespérés, ni aux chemins de fer en expectative. L’affaire entre M. Tristan de Lesneven et moi est bien simple. Je lui ai prêté soixante mille francs. Il me les a payés en une propriété qu’il m’a signée libre de toute hypothèque, ce n’était pas vrai ! Mon argent était bon, et ses titres étaient faux ! Que cela vienne du fils ou du père, peu m’importe ! il y a stellionat. Je vous déclare donc à vous, leur ami, et je viens de l’écrire à M. de Lesneven le père, que si, dans une demi-heure, je n’ai pas mes soixante mille francs... dix minutes après M. le procureur impérial aura ma plainte... »

RICHARD.

Ciel !

HÉLÈNE, continuant.

« Plainte en abus de confiance, escroquerie... »

Elle tombe dans le fauteuil placé près du secrétaire, à droite.

RICHARD.

Perdu ! perdu !... Déshonoré !... Et vous, vous souriez ?

HÉLÈNE, vivement.

Oui... cet argent que j’avais là...

Montrant son secrétaire.

pour le dernier paiement de ma maison.

RICHARD.

Comment la paierez-vous, alors ?

HÉLÈNE, avec joie.

Je travaillerai encore ! Et ce travail, dont ils rougissaient tous, sera ma vengeance : il me permet de les sauver.

Prenant dans le secrétaire un paquet de billets de banque qu’elle porte à ses lèvres.

Ô cher argent !... Qui m’aurait dit que j’embrasserais un jour des billets de banque... et surtout que j’aurais des billets de banque à embrasser !...

À Richard.

Tenez, mon ami, courez chez ce monsieur d’Hérival...

RICHARD, bégayant.

Ah ! vous êtes... un... un...

HÉLÈNE, achevant la phrase.

Un ange !... c’est connu... mais courez donc !...

Le rappelant.

Ah ! un mot !... Surtout ne me nommez pas ! Qu’on ne sache jamais qui a payé cette somme... je le veux ! je l’exige !

RICHARD.

Eh ! qui nommerai-je ? D’où viendra cet argent ?

HÉLÈNE.

De qui vous voudrez ! Mais pas de moi.

RICHARD.

Ah ! une idée !... de la grand’mère !

HÉLÈNE.

Vous oseriez ?...

RICHARD.

C’est tout simple, tout naturel !... elle peut venir au secours de son petit-fils, elle en a le droit... et vous en usez...

HÉLÈNE.

Partez !...

Richard sort par la gauche, et Hélène aperçoit le duc qui entre par le fond.

Monsieur le duc !...

 

 

Scène V

 

LE DUC, HÉLÈNE

 

LE DUC.

J’accours, madame, vous annoncer que la commission a décidé ! Séance pleine d’émotions et de surprises ! M. de Berny a voté comme M. Balthasar, comme moi !... Et selon vos désirs, madame, la rive gauche l’emporte !

HÉLÈNE.

Ah ! Tous les bonheurs m’arrivent à la fois ! Merci, monsieur le duc, merci du fond du cœur !

Elle va pour lui prendre la main et s’arrête.

LE DUC, lui prenant la main.

Ne vous arrêtez pas dans ce bon mouvement, et accordez-moi cinq minutes d’entretien.

HÉLÈNE, à part et regardant vers la gauche.

Pourvu que Richard arrive à temps !

LE DUC, la regardant.

Vous ne m’écoutez pas.

HÉLÈNE.

Si vraiment !... parlez.

LE DUC, après un instant de silence.

Parler... ce n’est pas aisé... il y a en vous quelque chose... qui me trouble... m’impose, et fait que les expressions n’arrivent pas volontiers sur mes lèvres. Je sens pour vous un respect... que plus d’une grande dame peut-être ne m’inspirerait pas.

HÉLÈNE.

Monsieur !...

LE DUC.

Du premier moment où je vous ai vue, je vous ai aimée ! Depuis que je vous connais, cet amour a augmenté encore, par le piquant de notre rencontre, par l’imprévu, par vos rigueurs peut-être ! Si je n’avais pas le hasard ou le malheur d’être duc, je vous dirais : Voulez-vous m’accepter pour mari, car jamais femme n’a réuni pour moi, au plus haut degré, tout ce qui séduit les yeux, l’esprit et le cœur !... Mais que voulez-vous ?... le cœur n’a pas toujours l’audace, le bon sens d’être heureux ! Ce que le mien peut du moins vous promettre, c’est de renoncer pour vous à ce monde qui ne lui permet pas d’être à vous ! Et dans une vie toute charmante, une vie à part, exceptionnelle, d’oublier tout... excepté le serment de vous aimer toujours.

HÉLÈNE, souriant.

Je comprends... avec toute la délicatesse possible, vous daignez m’offrir... la survivance de mademoiselle Diana.

LE DUC, avec chaleur.

Ah ! pouvez-vous parler ainsi de l’amour le plus vrai, le plus sincère ! non ! Vous ne me ferez point cette injure ; non ! vous ne repousserez point l’existence que je vous consacre tout entière, quelle qu’elle soit. C’est tout simple. Pauvre, je vous offrirais ma vie ; riche, je vous offre ma fortune !

 

 

Scène VI

 

LE DUC, HÉLÈNE, TRISTAN, qui est entré pendant ces derniers mots

 

TRISTAN, avec colère.

Votre fortune, monsieur le duc !...

HÉLÈNE, à part, avec effroi.

Tristan !

TRISTAN.

Vous avez l’audace ?...

LE DUC, avec hauteur.

Monsieur de Lesneven !

TRISTAN.

Oui, monsieur le duc, monsieur de Lesneven qui ne souffrira pas devant lui...

LE DUC.

Eh ! de quel droit, monsieur, intervenez-vous, entre madame et moi ?...

TRISTAN.

Du droit qu’a tout homme de cœur de défendre une femme !

LE DUC, avec impatience.

Eh ! monsieur !...

TRISTAN.

Monsieur !...

HÉLÈNE, effrayée.

Un duel !... un duel pour moi !... Tristan, je t’en supplie...

LE DUC, étonné et souriant.

Je t’en supplie !

TRISTAN, avec noblesse.

Pas un mot de plus, monsieur, car madame, je vous le jure, est digne du respect et de l’estime de tous.

LE DUC, remettant son chapeau sur sa tête.

De la vôtre !... Je n’en doute pas.

TRISTAN.

Monsieur !...

HÉLÈNE.

Tristan !

 

 

Scène VII

 

HÉLÈNE, TRISTAN, LE COMTE, entrant dans ce moment par la porte du fond, LE DUC, à droite

 

LE COMTE, s’avançant entre les deux jeunes gens.

Qu’est-ce donc ?

TRISTAN, prenant Hélène par la main et s’adressant au duc.

Monsieur le duc, je vous présente, devant mon père, mademoiselle Hélène de Lesneven... ma cousine, ma sœur !

Le duc se découvre avec respect.

LE COMTE.

Mon fils ! que faites-vous ?

TRISTAN.

Mon devoir ! Je répare mes torts, mon père !

LE DUC.

Et moi, les miens !

Avec respect, et passant entre le comte et Tristan.

J’ai l’honneur, monsieur le comte, de vous demander, à vous et à monsieur votre fils, la main de mademoiselle Hélène de Lesneven.

TRISTAN, avec jalousie.

Ô ciel !

HÉLÈNE.

Ah ! monsieur le duc !

LE DUC, à Hélène et aux deux hommes.

J’aurai l’honneur d’attendre votre réponse.

Il salue et sort par la porte du fond.

 

 

Scène VIII

 

HÉLÈNE, TRISTAN, LE COMTE

 

TRISTAN, se retournant vers Hélène qui est restée immobile.

Hélène !... Que feras-tu ? Que répondras-tu à ce duc ?... À cet air de joie et de bonheur qui brille dans tes yeux... je devine tout. N’importe ! Réponds-moi, de grâce ! Qu’as-tu décidé ?

 

 

Scène IX

 

HÉLÈNE, TRISTAN, LE COMTE, CORINNE, entrant par la porte à gauche

 

CORINNE.

M. Richard de Kerbriand attend madame dans le petit salon.

HÉLÈNE.

Ah ! M. Richard !... J’y cours !

Elle s’élance dans le salon à gauche, suivie de Corinne.

 

 

Scène X

 

TRISTAN, LE COMTE

 

TRISTAN, voulant la suivre.

Et moi... je saurai à tout prix...

LE COMTE, le retenant par la main.

Non, tu ne la suivras pas.

TRISTAN, avec colère.

Eh ! ne voyez-vous pas, ne comprenez-vous pas, mon père, que celui qu’elle aimait, qu’elle refusait de nous nommer, c’était lui !

LE COMTE, hors de lui.

Eh ! qu’importe !... il ne s’agit pas ici d’un fol amour !

TRISTAN.

De l’amour d’Hélène !

LE COMTE.

Non !... mais de notre honneur à tous ! Tiens, lis cette lettre qu’à l’instant même je reçois de d’Hérival.

TRISTAN, saisissant la lettre.

De d’Hérival !

Commençant à lire la lettre.

LE COMTE.

Coupable !... C’est moi qui le suis... et c’est toi qu’il menace.

TRISTAN, tombant anéanti sur le fauteuil à droite, ne pouvant pas croire à ce qu’il lit.

Ô ciel !... Comment !... il pense que j’ai voulu le tromper... mais il m’accuse donc d’être un malhonnête homme !...

Poussant un cri.

Ah ! ce mot lui coûtera cher...

LE COMTE, voulant le calmer.

Mon fils...

TRISTAN, réprimant sa colère.

Laissez-moi !

Il continue de lire à voix basse et avec agitation.

 

 

Scène XI

 

LE COMTE, debout derrière, TRISTAN, qui est assis à droite, BERTHE, entrant par la porte du fond et se dirigeant vers la porte à gauche, puis RICHARD et LA COMTESSE

 

BERTHE.

Hélène ! Hélène !

Apercevant Richard qui entre de la porte à gauche.

Vous, monsieur Richard !

RICHARD.

Qu’est-ce donc ?

BERTHE.

Vous ne savez pas ?... Ma grand’mère vient d’arriver... je l’ai vue. Grand’mère ici, chez Hélène !

LA COMTESSE, paraissant à la porte du tond qui est restée ouverte.

Visible ou non, je lui parlerai... il le faut.

LE COMTE, se retournant.

Ma mère !

LA COMTESSE, entrant.

Mon fils !... Tristan !

RICHARD, bas, à Berthe.

Toute la famille réunie !

TRISTAN, assis près de la table et poussant un cri de désespoir en se frappant le front.

Ah ! l’infâme !... Ce d’Hérival qui menace de porter plainte... plainte contre moi... si je ne lui paie à l’instant... à l’instant même ces soixante mille francs que je lui dois.

LA COMTESSE.

Que tu ne lui dois plus !... Tu ne dois rien !... voilà sa quittance qu’une main inconnue vient de déposer chez moi pour te la remettre.

RICHARD, feignant l’étonnement.

En vérité ?

LE COMTE, s’en emparant.

Oui !... signé d’Hérival.

Lisant.

« Je reconnais avoir reçu de madame la comtesse de Lesneven, en l’acquit de M. Tristan, son petit-fils... »

TRISTAN.

Ah ! grand’mère ! Comment vous remercier !...

BERTHE.

Je vous reconnais bien là !

RICHARD.

Voilà un trait dont vous devez être fière !

LA COMTESSE.

Dont je suis indignée ! Se servir ainsi de mon nom... car ce n’est pas moi... ce n’est pas moi...

RICHARD.

Allons donc ! C’est vous !

TOUS.

C’est vous ! Convenez-en.

LA COMTESSE, avec colère.

Eh ! non ! non ! cent fois non ! Faut-il le jurer par nos aïeux ?

TRISTAN.

Qui donc alors ?

LA COMTESSE.

Vous me demandez qui a osé, non par affection, mais par orgueil, nous imposer des services... et moi je l’ai reconnue sur-le-champ... c’est Hélène !

Montrant Hélène qui entre en ce moment.

C’est elle !

TRISTAN.

Hélène !...

 

 

Scène XII

 

LE COMTE, TRISTAN, BERTHE, RICHARD, LA COMTESSE, HÉLÈNE, sortant de l’appartement, à gauche

 

HÉLÈNE, apercevant la comtesse.

Vous, madame, chez moi ! un tel honneur !

RICHARD, à Hélène, à demi-voix.

Quand je vous disais qu’ils y viendraient tous !

LA COMTESSE.

Vous avez pensé que dans le malheur vous trouveriez mon honneur moins fier et mon ressentiment plus facile... et fût-ce au prix de tout ce que je possède... je m’acquitterai... car je ne consens pas à être obligée par vous... et ne vous reconnais pas surtout le droit d’emprunter mon nom...

RICHARD, ne pouvant plus se contenir et bégayant.

Pas même... pour sauver l’honneur de ce nom !

HÉLÈNE.

Richard, je vous défends...

LE COMTE et LA COMTESSE.

C’est donc vrai ?...

RICHARD, bégayant.

Eh bien... quand ce... ce serait...

Commençant à jurer.

Et sacr...

Sur un geste de Berthe, il s’arrête.

Non... non...

Se retournant vers la comtesse.

Quand elle aurait, par son travail, relevé votre maison qui tombait de noblesse !...

HÉLÈNE.

Richard, au nom du ciel !...

RICHARD, ne bégayant plus.

Où est le mal ?... où est le scandale ? où est le crime ?

BERTHE, à part.

Le voilà reparti !

RICHARD.

Pour avoir le droit de vous rendre service, que lui manque-t-il ? un rang digne de son nom... Eh bien ! rassurez-vous... Ce que vous refusiez de la marchande, vous pouvez l’accepter de la duchesse de Penn-Mar.

LE COMTE.

Oui, ma mère... M. le duc de Penn-Mar nous demande sa main.

TRISTAN, avec douleur.

Elle a donc accepté ?

LA COMTESSE, avec fierté.

Si elle a accepté !...

HÉLÈNE, froidement.

Non, madame... je viens de lui écrire pour refuser l’honneur qu’il me faisait.

TOUS, avec un sentiment différent.

Refusé !

TRISTAN, avec joie.

Tu as refusé !... est-ce possible !...

LE COMTE.

Et quelle raison lui as-tu donnée ?

HÉLÈNE.

Celle-là même qu’il y a deux ans... j’ai donnée, devant vous, à Tristan... j’aime quelqu’un.

LE COMTE.

Tu lui as dit cela !...

LA COMTESSE, avec indignation.

Tu as refusé d’être duchesse !

LE COMTE, avec ironie.

Pour quelqu’un qu’elle ne peut, qu’elle n’ose nommer !

LA COMTESSE.

Pour quelqu’un indigne de nous !

HÉLÈNE, vivement et jetant malgré elle un regard sur Tristan.

Indigne de nous... lui !...

TRISTAN, rencontrant le regard d’Hélène.

Ah ! quel soupçon !

Courant à Hélène.

Celui qu’elle aime...

HÉLÈNE, craignant de s’être trahie.

Tais-toi !

TRISTAN, avec explosion.

Je le connais... je le connais.

HÉLÈNE.

Tristan !

TRISTAN.

Ose dire le contraire !... Ose dire qu’il y a deux ans, tu n’étais pas désespérée en le désespérant !... Ose dire que ce n’est pas par devoir, par reconnaissance... que tu t’immolais ainsi...

LA COMTESSE.

Quoi ! est-il possible ?... C’est pour nous que depuis deux ans...

TRISTAN.

Eh ! oui, grand’mère !

LA COMTESSE, avec fierté.

Ah ! il n’y a qu’une Lesneven pour agir ainsi !

HÉLÈNE.

Ma tante !...

LA COMTESSE.

Dis donc ma mère !

BERTHE.

À la bonne heure, grand’mère !... Vous consentez ?...

LA COMTESSE.

Oui, oui !... mais partons !...

TRISTAN.

Dès demain, et dans l’antique château de nos pères, nous ferons mettre cette inscription sur les armoiries de la famille.

RICHARD.

« Effacées par le temps...

TRISTAN, montrant Hélène.

« Redorées par l’industrie et le travail ! »[2]

 

 

VARIANTES DE L’ACTE IV[3]

 

Scène VII

 

...

TRISTAN.

Il n’est donc pas jaloux ?

HÉLÈNE.

Follement ! éperdument !... mais pas de toi !

TRISTAN, avec colère.

Ah ! je le tuerai !

 

 

Scène VIII

 

TRISTAN, à gauche, HÉLÈNE, CORINNE, entrant par la droite

 

CORINNE.

Madame !...

HÉLÈNE.

Eh bien ! quoi ?... qu’est-ce que c’est ?

CORINNE.

Un monsieur, qui paraît se cacher avec beaucoup de soin, demandait à parler à madame.

HÉLÈNE.

Eh bien ?

CORINNE, à demi-voix.

À elle seule !

Montrant Tristan.

Mais en entendant la voix de monsieur, il a tressailli... et après avoir écrit quelques lignes à la hâte, il s’est éloigné.

HÉLÈNE, étonnée.

Qu’est-ce que cela signifie ?...

Prenant la lettre.

Donnez !

Lisant. 

« Je désire que cette lettre soit un secret pour tout le monde et surtout pour mon fils... »

À part.

C’est de mon oncle !

À Corinne.

Laissez-nous.

CORINNE, à part en s’en allant.

Décidément cela commence.

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

TRISTAN, HÉLÈNE

 

TRISTAN, regardant Hélène.

Qu’as-tu donc ?... d’où vient ton trouble à la lecture de cette lettre ?

Avec colère.

Ah !... c’est de lui !

HÉLÈNE.

Non !... je te le jure !

S’approchant de lui et avec tendresse.

Crois-moi !

TRISTAN, se calmant.

C’est bien !

Après un instant de silence.

Te reverrai-je ?

HÉLÈNE, avec douceur.

Quand tu voudras !

Tristan sort par la porte du fond.

 

 

Scène X

 

HÉLÈNE, seule, lisant vivement la lettre

 

« Notre salut dépend en ce moment d’une combinaison... d’un chemin nouveau... qui pourrait traverser nos terres de Bretagne.

« Deux tracés, également utiles, sont proposés ; mais celui de droite nous ruine, celui de gauche nous sauve.

« On a nommé, pour décider la question, une commission de cinq membres. On n’en connaît encore que quatre. La moitié est contre nous. Les deux autres sont M. Balthazar, le banquier, dont la femme est, dit-on, ta cliente toute dévouée.

« L’autre est M. le duc de Penn-Mar, ami de madame de Menneville. Si, grâce à elle, tu ne nous le rends pas favorable, Tristan, compromis sans le savoir, par moi, par mon imprudence... voit son avenir à jamais perdu... »

Avec chaleur.

L’avenir de Tristan !... je réussirai !... je verrai madame Balthazar !... son mari ne peut rien lui refuser, et moi je suis sûre d’elle... j’en réponds !

 

 

Scène XI

 

CORINNE, entrant par la porte à gauche, puis LE DUC, HÉLÈNE, à droite

 

CORINNE, entrant la première.

Oui, monsieur, volume III, folio 14 du répertoire. J’aurai maintenant trouvé cela en une minute.

HÉLÈNE.

Qu’est-ce donc ?

CORINNE.

Monsieur le duc de Penn-Mar.

HÉLÈNE, le regardant et le reconnaissant.

Ô ciel !...

CORINNE.

Qui demandait pour les acquitter des mémoires...

LE DUC.

Que l’on tarde bien à me donner.

À part.

Décidément, elle n’est pas ici.

S’avançant vers Hélène.

Ainsi veuillez, madame...

La regardant.

Qu’ai-je vu !... Mon inconnue !... Ce n’est pas possible !... Vous, madame Hermance...

HÉLÈNE.

Moi-même, monsieur le duc, etc., etc.

 

 

VARIANTES DE L’ACTE V[4]

 

Scène XII

 

...

LA COMTESSE, avec indignation.

Tu as refusé d’être duchesse !

LE COMTE, avec ironie.

Pour quelqu’un qu’elle ne peut, qu’elle n’ose nommer !

LA COMTESSE.

Pour quelqu’un indigne de nous !

HÉLÈNE, vivement et jetant malgré elle un regard sur Tristan.

Indigne de nous ! lui !

TRISTAN, rencontrant le regard d’Hélène.

Ah ! quel soupçon !

Courant à Hélène.

Celui qu’elle aime...

HÉLÈNE, craignant de s’être trahie.

Tais-toi !

TRISTAN, avec explosion.

Je le connais !... je le connais !

HÉLÈNE, voulant lui imposer silence.

Tristan !...

TRISTAN.

Ose dire le contraire !... ose dire que ce n’est pas par devoir, par reconnaissance que tu t’immolais ainsi et que tu faisais notre malheur à tous deux !

Se retournant vers la comtesse qui veut parler.

Grand’mère, vous m’avez empêché d’être avocat... pour soutenir, disiez-vous, la dignité et l’éclat de notre nom ! Voilà où nous en sommes arrivés, elle et moi ! Elle ! s’élevant à mesure que je m’abaissais ! elle ! sauvant notre maison que j’entraînais vers sa ruine ! elle enfin, payant par les économies du travail les folies de l’oisiveté ! Ce ne sera plus ! À moi ma part de courage et d’efforts dans notre ménage !...

LA COMTESSE, avec indignation.

Votre ménage !

TRISTAN...

Oui, grand’mère !

RICHARD, à part et bégayant.

Elle est... Bretonne, ils sont... Bretons ! personne ne cédera.

LA COMTESSE, s’animant.

Elle a siégé dans un comptoir !... Jamais je ne donnerai mon consentement !

TRISTAN, s’animant aussi.

Vous le donnerez, grand’mère !... sinon !... à moi la tenue des livres, la caisse... la comptabilité...

LA COMTESSE, de même.

Jamais !

TRISTAN, s’échauffant de plus en plus.

Fier de notre état... je le ferai connaître à tout Paris ! Et dès demain, sur notre écusson... oui, grand’mère, c’est le nom qu’on donne aux enseignes... sur un écusson blasonné en champ d’or... on lira : « Hélène, duchesse de Lesneven, couturière. »

LA COMTESSE, poussant un cri d’horreur et tombant dans un fauteuil.

Ah ! tais-toi !... je consens !... je consens !

RICHARD, à part.

Ça... a... m’étonne bien.

BERTHE et TRISTAN, près de son fauteuil.

À la bonne heure, grand’mère !

BERTHE, la grondant.

Qu’est-ce que c’est donc que de se faire prier ainsi !...

LA COMTESSE.

Mais vous retirerez l’écusson ?

BERTHE et HÉLÈNE, gaiement.

On le brisera.

TRISTAN.

Et dans l’antique château de nos pères, nous écrirons sur les armoiries de la famille...

RICHARD.

« Effacées... par le temps...

TRISTAN.

« Redorées par l’industrie...

Montrant Hélène.

et le travail. »


[1] Cette scène nous paraissait et nous paraît encore dans le caractère du personnage. On l’a blâmée, nous l’avons changée au théâtre pour obéir à la critique ; nous la rétablissons ici pour obéir à notre conscience littéraire. On trouvera à la fin de la pièce, et parmi les variantes, la scène telle qu’elle est représentée actuellement sur le Théâtre-Français. Le public jugera et les directeurs de province choisiront entre les deux manières.

[2] Nous ferons pour ce dénouement la même observation que pour la scène dixième du quatrième acte. Nous pensions, d’après les règles posées par les maîtres de l’art, que la comtesse, conservant son caractère jusqu’à la fin, devait, avec ses préjugés et sa tête bretonne, ne point céder ou du moins ne se rendre que contrainte et forcée. Le public a jugé autrement, il a toujours raison. Nous nous sommes empressés de changer notre dénouement, et l’ancien, tel qu’il avait été conçu, a été relégué à la fin de la pièce, dans les Variantes.

[3] Tel qu’on le joue, en ce moment, au théâtre.

[4] Ancien dénouement.

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