L’intérieur d’un bureau (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER - Jean-Gilbert YMBERT)

Sous-titre : la chanson

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 25 février 1823.

 

Personnages

 

M. DE VALCOUR, chef de division

EUGÉNIE, sa fille

M. DUMONT, chef de bureau

VICTOR, jeune employé

BELLE-MAIN, vieil expéditionnaire

DEUX GARÇONS DE BUREAU

 

La scène se passe dans un ministère.

 

L’intérieur d’un bureau, dont le fond est occupé par une grande tablette contenant des cartons et des dossiers. À la droite du spectateur, dans le fond, la porte d’entrée qui est toujours ouverte, et qui laisse voir sur le mur extérieur le mot escalier, écrit en gros caractères. À gauche une croisée. Sur un plan plus avancé à droite, une porte au-dessus de laquelle on lit : Première division, 3e bureau, M. DUMONT, chef. Sur le même plan, à gauche, une autre porte au-dessus de laquelle on lit : Première division. Le cabinet du chef de division est à droite. Une grande table au fond. À gauche une table. À droite une autre table garnie de tout ce qui est nécessaire à un employé de bureau, cartons, papiers, encrier, plumes, canifs, grattoir. Un vieux fauteuil, près de cette table, etc. À côté, une petite manne d’osier pour mettre les vieux papiers.

 

 

Scène première

 

VICTOR, devant la table à gauche écrivant

 

Personne encore au ministère ! il est à peine huit heures, et me voilà déjà à mon poste. Depuis trois jours mes créanciers s’établissent de si bon matin à ma porte que je suis forcé d’arriver au bureau au point du jour. Cela a bien son bon côté ; et si tous les employés étaient aussi exacts que moi... il faudra que je soumette cette idée-là à son excellence.

Écrivant.

Recette pour faire arriver les commis de bonne heure : Vous prenez deux, trois créanciers, ou même plus, vous ne les payez pas, ce qui est toujours d’une exécution facile... ma foi, ce plan me sourit, et il faut que je l’écrive, cela me fera toujours passer le temps ; c’est plus amusant que la romance que j’avais commencée. D’ailleurs, moi je ne connais que cela, quand on est au bureau, il faut s’occuper.

Air de la Robe et les bottes.

Est-il des maux, divine poésie,
Que tes bienfaits ne fassent oublier ?
Sans fortune dans cette vie,
Je suis par toi riche sur le papier.
Ô perspective aimable et séduisante !
Je suis seigneur de ce riant coteau,
Et, s’il le faut, la rime complaisante,
Va, d’un seul vers, me donner au château.

 

 

Scène II

 

VICTOR, M. BELLE-MAIN, le parapluie et une liasse de papiers sous le bras, culotte de nankin, bas chinés

 

VICTOR.

Eh ! c’est monsieur Belle-Main, notre expéditionnaire !

BELLE-MAIN, en entrant, accroche son chapeau à un portant.

Est-ce que je serais en retard ?

Regardant sa montre.

Non, c’est vous qui êtes en avance. Ah çà ! monsieur Victor, vous avez donc été diminué ?

VICTOR.

Pourquoi ?

BELLE-MAIN.

C’est que, comme d’ordinaire l’exactitude est en raison inverse des appointements, j’ai cru que depuis quelques jours les vôtres avaient essuyé une forte réduction.

VICTOR.

Ce cher Belle-Main ! et vous en étiez fâché ?

BELLE-MAIN.

Certainement, parce que vous êtes un brave garçon. Mais, d’un autre côté, je me disais : « C’est peut-être là-dessus que M. le chef de division doit prendre les fonds de cette gratification que l’on me promet depuis cinq ans, » et cela m’aidait à prendre votre chagrin en patience.

VICTOR.

Je comprends ; mais comment, vous, monsieur Belle-Main, qui avez une écriture superbe, qui êtes le plus ancien expéditionnaire de l’administration, ne demandez-vous pas quelque chose de mieux qu’une gratification ? Une place de sous-chef, par exemple : cela vous est bien dû.

BELLE-MAIN.

M’en préserve le ciel ! Tenez, jeune homme, vous voyez ce bureau et ce fauteuil : il y a aujourd’hui vingt ans que je m’y installai avec armes et bagages, je veux dire, mon canif, mes plumes et mon parapluie ; il est là pour le dire, c’est toujours le même. Depuis ce temps, employés, sous-chefs, chefs et ministres, combien j’en ai vu entrer et sortir ; combien cette main a copié de lettres de diminutions, suppressions et réformes définitives ; tout a été changé ou renversé, tout, excepté mon fauteuil, qui, malgré ses oscillations continuelles, est encore sur ses pieds, comme moi sur les miens. Il est toujours là, scellé dans le parquet, stationnaire, immobile, et je fais comme lui : je n’avance pas, mais je reste en place, c’est toujours ça.

VICTOR.

Et jamais, malgré votre talent, vous n’avez été inquiété ?

BELLE-MAIN.

Jamais.

Air de Marianne.

Loin d’imiter maint camarade,
Qui voudrait être protégé,
Je tremble de monter en grade,
Voilà toute la peur que j’ai.
Commis hier,
L’un est tout fier
Du nouveau bref
Qui le nomme sous-chef.
Le lendemain.
Revers soudain
Qu’il eût bravé
Sans ce poste élevé.
Aussi je me dis, et pour cause,
Lorsque je vois les temps si durs,
Ne soyons rien... pour être sûrs
De rester quelque chose.

Par bonheur, il y a tant de gens qui pensent à eux qu’on ne pense jamais à moi.

VICTOR.

Et vous trouvez qu’une gratification n’offre pas les mêmes inconvénients ?

BELLE-MAIN.

Sans doute, ce n’est pas un fixe, c’est accidentel, c’est de la main à la main, et puis je n’en abuse pas ; voilà cinq ans que l’on me remet toujours au prochain conseil d’administration ; le conseil s’assemble, la bonne volonté s’arrête, le rapport reste en chemin, la gratification languit, et cette pauvre mademoiselle Charlotte, ma future, fait comme la gratification.

VICTOR.

Comment ! Belle-Main, il serait possible ! vous êtes amoureux ?

BELLE-MAIN.

Oui, Monsieur, quand je ne suis pas au bureau s’entend, c’est-à-dire, depuis quatre heures du soir jusqu’à... et les dimanches et fêtes. Vous saurez que j’ai cinquante-deux ans, et mademoiselle Charlotte trente-six ; mais quand on se marie, il y a toujours des frais extraordinaires, des frais d’installation, et si on prenait cela sur les appointements de l’année, on ne s’y retrouverait plus. Aussi voilà cinq ans que nous attendons cette gratification.

VICTOR.

Comment ! mon cher Belle-Main, vous n’avez pas autre chose à offrir à mademoiselle Charlotte ?

BELLE-MAIN.

Que voulez-vous ? en ma qualité d’expéditionnaire, je lui offre ma main, c’est tout ce que j’ai de mieux.

VICTOR.

Eh bien ! mon cher, priez le ciel que je réussisse, que j’épouse celle que j’aime, et vous verrez, comme je vous pousserai.

BELLE-MAIN, vivement.

Non pas.

VICTOR, montrant son fauteuil.

Sur place, une gratification tous les ans, je marie mademoiselle Charlotte, et je suis le parrain du premier enfant.

BELLE-MAIN.

Un instant, un instant, comme vous y allez !

VICTOR.

Vous avez raison, car je ne suis guère plus avancé que vous ; ce n’est pas avec cent louis de traitement,

À part.

et mille écus de dettes,

Haut.

qu’on peut demander en mariage une jeune personne charmante, la fille d’un homme en place, vingt mille livres de rente.

BELLE-MAIN.

Peut-être.

Air de Préville et Taconnet.

Monsieur le chef vous trouve du mérite,
Il vous salue, et d’un air amical,
À ses concerts souvent il vous invite,
Et chez lui vous allez au bal ;
Pour avancer c’est là le principal.
Trop heureux les commis ingambes !
Ah ! dans la place où je me vois,
Saurais déjà fait mon chemin, je crois,
Si le destin avait mis dans ses jambes
L’agilité qu’il plaça dans mes doigts.

Cela me fait penser que j’ai là à vous un tas de minutes à expédier ; ces papiers que vous m’avez donnés hier...

VICTOR.

C’est bien, c’est bien, je ne vous parle plus.

Belle-Main va à son bureau, met à chacun de ses bras de petites manches de toile, prend ses plumes et se dispose à écrire.

Au fait, ce cher Belle-Main a raison, je ne vois pas pourquoi je n’aspirerais pas à la main d’Eugénie. Son père est notre chef de division, mais il me reçoit avec plaisir ; je lui ai même lu quelquefois des vers auxquels il n’entend rien, mais qu’il me fait l’honneur de corriger, parce que, comme tant d’autres, il est connaisseur. Par exemple, je ne lui ai pas montré ma dernière chanson, et je ne la montrerai à personne ; c’est pour moi.

Il fouille dans sa poche.

Où l’ai-je donc mise ?

Il cherche encore.

Il me semble que le dernier couplet est un peu fort ; car, après tout, le ministre peut avoir été trompe comme un autre.

Il cherche dans ses poches.

Il me semble que je l’avais sur moi ; non, je me rappelle très bien maintenant que j’ai laissé ma chanson dans une feuille de papier à la Tellière. Ce sera comme l’autre jour ; cet état de mes dettes que j’avais fourré dans une situation de la caisse.

Feuilletant plusieurs papiers.

Ah !

Avec joie.

j’y suis ; ces rapports que j’ai portés tout à l’heure au secrétariat...

Air : Vers le temple de l’hymen.

C’est là que sont mes couplets,
Ou du moins je le soupçonne ;
Il n’a dû venir personne :
Courons et reprenons-les.
Sans cela, mauvaise affaire ;
Et le ministre en colère
Pourrait bien, d’un ton sévère,
Me dire, en me supprimant :
« Monsieur, ne vous en déplaise,
« Vous chantiez, j’en suis fort aise ;
« Eh bien, sautez maintenant. »

Il sort en courant.

 

 

Scène III

 

BELLE-MAIN, seul

 

Eh bien ! eh bien ! où va-t-il donc ? il laisse là son travail ; ces jeunes gens ont une tête ! Hein ! j’entends un équipage.

Il se lève et va regarder par la fenêtre.

C’est sans doute celui du chef de division ; oui, et en même temps le cabriolet du chef de bureau. C’est singulier, dans cette administration,

Montrant son parapluie.

nous avons presque tous voiture ; aussi, comme cela marche !

Regardant par la porte qui est en face de la croisée.

Eh mais ! c’est M. de Valcour et sa fille. La fille du chef de division ici ! dans les bureaux ! Il faut qu’il y ait aujourd’hui de l’extraordinaire.

Il retourne à son bureau.

 

 

Scène IV

 

BELLE-MAIN, à son bureau, M. DE VALCOUR, suivi d’un garçon de bureau qui tient son portefeuille et des papiers, EUGÉNIE

 

M. DE VALCOUR.

Oui, ma chère Eugénie, la femme de son excellence désire te voir ce matin, et il est convenable que je t’y conduise moi-même. Elle a été ravie du goût exquis avec lequel tu as chanté cette romance, au concert où elle t’a rencontrée. Le fait est que tu l’as phrasée comme un ange.

EUGÉNIE.

Le sujet servait un peu mes efforts.

M. DE VALCOUR

C’est clair ; tu es la jeune personne malheureuse, M. Victor le troubadour adoré, et moi le père barbare qui contrarie ton inclination.

EUGÉNIE.

Est-ce juste, aussi ! Vous le recevez, vous lui faites accueil ; il conçoit des espérances, et maintenant...

M. DE VALCOUR.

Air du vaudeville du Jaloux malade.

Tiens, Victor a trop de jeunesse.

EUGÉNIE.

Tant mieux, il pourra parvenir.

M. DE VALCOUR.

Il n’a pas l’ombre de richesse.

EUGÉNIE.

Tant mieux, il pourra s’enrichir.

M. DE VALCOUR.

Il est léger, plein d’imprudence ;
Lorsqu’il travaille, c’est, je croi,
À toute autre chose qu’il pense.

EUGÉNIE.

Ah ! tant mieux ; c’est qu’il pense à moi.

Enfin tout le monde convient que Victor est d’une excellente famille, qu’il a de l’esprit ; et vous, à qui l’on en accorde beaucoup...

M. DE VALCOUR, la caressant.

Tu crois que j’ai beaucoup d’esprit ?

EUGÉNIE.

Je l’entends dire à toutes les personnes qui viennent dîner chez nous.

M. DE VALCOUR.

Du goût, un peu de littérature, le tort d’avoir fait quelques vers qui ne sont pas mal tournés, voilà ce qui m’a valu cette réputation ; mais il ne faut pas parler ainsi, ma chère enfant, cela peut nuire à un chef de division.

EUGÉNIE.

Je ne vois pas que ce puisse jamais être un tort que d’être spirituel.

M. DE VALCOUR.

Si vraiment, c’en est un en administration. Ainsi, une fois pour toutes, en petit comité, je veux bien convenir que j’ai de l’esprit, mais ici, je n’avoue que du talent. Au surplus, je prendrai sur la conduite de Victor des informations certaines ; car on prétend qu’il est très léger, très étourdi, et peu assidu.

Apercevant Belle-Main.

Et tiens, nous ne pourrions pas mieux nous adresser ; c’est un ancien expéditionnaire de ce bureau, sans haine, sans envie, M. Belle-Main.

Allant à lui.

Bonjour, mon cher Belle-Main, voici des lettres à expédier pour aujourd’hui.

BELLE-MAIN, quittant sou fauteuil et allant recevoir les lettres des mains de M. de Valcour.

Ce sera fait, Monsieur, si on ne vient pas me bousculer comme à l’ordinaire.

M. DE VALCOUR.

Un moment ; je voulais vous demander quelques détails sur le compte de M. Victor ; je vois qu’il n’est pas encore venu.

BELLE-MAIN.

Si vraiment, il l’était avant moi ; vous voyez son chapeau.

Air de Préville.

Depuis trois jours son ardeur est extrême,
C’est le modèle des commis ;
Il est encor plus exact que moi-même,
Et vous savez pourtant si je le suis :
De la plus humble des demeures,
Fort ponctuel à m’exiler,
Vers mon bureau quand on me voit aller,
Chaque bourgeois se dit : voilà neuf heures,
Et prend sa montre afin de la régler.

M. DE VALCOUR.

Et Victor est de même ?

BELLE-MAIN.

Pire encore ; je crois qu’il passe les nuits au bureau.

EUGÉNIE, à M. de Valcour.

Vous l’entendez.

À Belle-Main.

Ah ! mon Dieu, Monsieur, que vous avez l’air d’un bien bon commis, et que mon père avait raison de dire que vous étiez un honnête homme !

BELLE-MAIN.

Comment ! M. le chef de division a daigné vous dire officiellement ?

EUGÉNIE, à Belle-Main, très timidité.

Monsieur, nous donnons ce soir un bal dont je fais les honneurs ; si j’ose vous prier...

M. DE VALCOUR, bas, à sa fille.

Aujourd’hui ! y pensez-vous ?

BELLE-MAIN.

Me prier, Mademoiselle, de quoi ?

EUGÉNIE.

De venir demain passer la soirée.

M. DE VALCOUR.

Oui, sans façon, nous n’aurons personne ; j’ai, d’ailleurs, plusieurs lettres d’invitation que je vous prierai de m’écrire comme les dernières, vous savez ?

BELLE-MAIN.

Je vous demande pardon, mais je ne me rappelle pas.

M. DE VALCOUR.

Cependant vous les avez copiées ?

BELLE-MAIN.

Oui, Monsieur ; mais je ne les ai pas lues.

M. DE VALCOUR.

Adieu, mon cher Belle-Main ; si vous voyez M. Dumont, le chef de bureau, priez-le de m’attendre ici, je lui parlerai en sortant du cabinet du ministre.

À sa fille.

Viens, ma chère Eugénie.

Il entre dans l’appartement à gauche.

EUGÉNIE, à Belle-Main.

Adieu, Monsieur, à demain.

BELLE-MAIN.

Certainement, Mademoiselle.

À part.

Si je pouvais lui glisser quelques phrases de galanterie administrative.

Haut, et saluant Eugénie.

Mademoiselle, agréez l’assurance des sentiments respectueux.

En ce moment, Eugénie, qui est près de la porte de l’appartement où son père est entré, entre aussi avant que Belle-Main ait fini sa phrase.

avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant...

Levant les yeux et s’apercevant qu’Eugénie est entrée.

et cætera ; elle n’a pas entendu la fin, mais c’est égal.

 

 

Scène V

 

BELLE-MAIN, seul

 

Quel bonheur ! aller passer demain la soirée chez le chef de division ; depuis vingt ans, je n’ai jamais été aussi fort en faveur ; et voilà une belle occasion pour toucher deux mots de ma gratification ; je crois maintenant que je l’aurai, et quand je pense à cela... Attaquons toujours cette pyramide de paperasses...

Il prend une plume qu’il taille’ et qu’il apprête tout en parlant.

Un avantage de mon état, c’est que tout en écrivant, on peut faire de petits châteaux en Espagne ; je rêve, et la plume va toujours ; je m’amuse à dépenser la gratification que j’espère ; je me promets la redingote de Louviers, le pantalon pareil : et je marchande déjà pour mademoiselle Charlotte la robe de mérinos.

Air de Lantara.

Sans aspirer à la corbeille,
Vers le schall j’ose me lancer ;
J’achète la boucle d’oreille,
Et quand je viens de tout dépenser,
Quatre heures sonnent... je m’éveille ;
Mais plus heureux qu’on ne peut le penser,
Malgré le luxe de la veille,
Le lendemain je peux recommencer.

Il va s’asseoir au bureau.

Il est vrai que par ce moyen je ne retiens jamais un mot de ce que je copie ; mais c’est un mérita de plus, et cela m’a donné dans l’administration une réputation d’homme discret, qui a son côté utile,

Montrant les papiers qui sont sur son bureau.

parce que tout le monde s’adresse à moi ; il n’y a que M. Dumont, mon chef de bureau, que je ne puis jamais contenter : avec lui, il faut toujours mettre les points sur les I ; et s’il m’arrive de faire un pâté, de mettre un S pour un T, et réciproquement, il ne manque pas de me relever...

Il écrit, et lisant ce qu’il écrit, il continue.

« Et pour éviter mainte erreur
« Dont la raison parfois s’indigne,
« Nous proposons à Monseigneur...

Interrompant son ouvrage.

Nous proposons, nous proposons... tous leurs rapports finissent comme cela.

Il continue d’écrire.

« Dont la raison parfois s’indigne,
« Nous proposons à Monseigneur
« De lire les lettres qu’il signe. »

Il écrit toujours en parlant.

Ce n’est pas que M. Dumont ne soit un très brave homme, intègre, délicat, mais il n’est pas insensible à certaines politesses que je ne peux pas lui faire ; j’ai remarqué, entre autres, qu’une invitation ne lui déplaisait pas, et qu’il s’en souvenait en temps et lieu. Ah ! mon Dieu, voilà une tache d’encre, quand j’étais au dernier mot !

 

 

Scène VI

 

BELLE-MAIN, travaillant, DUMONT

 

DUMONT, encore sur l’escalier.

C’est bon, c’est bon, dites que je n’y suis pas.

BELLE-MAIN.

J’entends, je crois, notre chef de bureau.

DUMONT, entrant et toujours à la cantonade.

Cependant vous recevrez ce grand monsieur...

À part.

J’ai dîné chez lui.

À la cantonade.

Et ce petit qui vient quelquefois...

À part.

Diable ! je dois dîner chez lui demain.

À la cantonade.

Du reste je n’y suis pour personne. Si on ne savait pas choisir son monde et se débarrasser des importuns, on ne s’en tirerait jamais ; tout mon temps est véritablement gaspillé par les invitations et les dîners en ville, pour faire un métier comme celui-là, il faut avoir un cœur de bronze, et un estomac de fer ; voilà pourtant où en sont les gens en évidence.

BELLE-MAIN.

Monsieur...

DUMONT.

Qu’est-ce que c’est ?

BELLE-MAIN.

M. le chef de division doit vous parler en sortant du travail, et vous prie de l’attendre.

DUMONT.

C’est bien ; tenez, voilà un rapport qu’il faut expédier d’urgence.

BELLE-MAIN.

Allons, il avait déjà peur que le tas ne diminuât. J’ai l’honneur de vous faire observer que tout ce que j’ai là est déjà urgent.

DUMONT.

Parce que vous n’avances à rien, et que vous êtes d’une lenteur... vous n’aurez donc jamais d’activité ?

BELLE-MAIN.

Ma foi, Monsieur, j’en ai pour douze cents francs ; mais j’ose dire, en revanche, que la correction et le fini du dessin.

Prenant un papier sur le tas.

Je vous prie seulement de regarder cette majuscule, comme c’est détaché. Que diable ! pour m’apprécier il ne faut que des yeux.

À part.

Mais je tombe justement sur un chef qui a la vue basse.

DUMONT, regardant.

Oui, pas mal ; c’est assez net ; mais quel est ce travail que vous venez de terminer ?

BELLE-MAIN.

Celui-là ? oh ! je ne veux pas que vous le voyiez, parce que vous, qui n’aimez pas les pâtés...

DUMONT, prenant le papier et lisant.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

BELLE-MAIN.

Je savais bien que vous ne seriez pas content ; ce n’est pas l’embarras, le plein est peut-être plus hardi, mais le délié n’est pas aussi subtil.

DUMONT, à part.

Est-il possible ! une chanson contre le ministre ! quelle indignité !

Air de Turenne.

Qui la croirait, malgré son air modeste.
C’est donc ainsi qu’il employait son temps.

À Belle-Main.

Je n’aurais jamais, je l’atteste,
Soupçonné de pareils talents !

BELLE-MAIN.

Pourquoi pas ? Lorsque je calcule,
J’en ai plus d’un, en vérité.

DUMONT, à part.

Lui ! de l’esprit ! qui s’en serait douté ?
Depuis vingt ans qu’il dissimule.

J’en rendrai compte ; mais, en attendant votre réforme définitive, je vous suspens de vos fonctions ; vous pouvez vous retirer.

BELLE-MAIN.

Comment ! me suspendre ! Qu’est-ce qu’il dit donc là ? il faut absolument qu’il se trompe, et qu’il me prenne pour quelqu’un qui en vaille la peine.

À Dumont.

Je vous ferai observer, Monsieur, que c’est moi, Belle-Main, expéditionnaire : douze cents francs de traitement, ça ne se supprime jamais.

DUMONT.

Il y a commencement à tout, Monsieur ; vous connaissez très bien le motif.

BELLE-MAIN.

Moi, Monsieur ?

DUMONT.

Il suffit, Monsieur, on vous le fera alors connaître sous peu ; et, je vous le répète, vous pouvez vous retirer.

BELLE-MAIN.

Vous me permettrez bien, Monsieur, de prendre mes effets, canifs, règles et grattoirs, et de faire un paquet de la totalité. J’ai, d’ailleurs, ici à côté, des papiers à mettre en règle, et ce n’est pas après vingt ans d’exactitude, que l’on veut sortir comme un brouillon. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

Il sort par la porte de l’escalier.

 

 

Scène VII

 

DUMONT, seul, lisant la chanson

 

Je ne reviens pas de ma surprise. Qui jamais se serait douté qu’un expéditionnaire !... où diable l’esprit va-t-il se nicher ! Si cela gagne une fois les bureaux, nous voilà perdus ! et l’on ne peut pas réprimer trop sévèrement...

Riant.

Ah ! ah ! c’est qu’elle est fort drôle, une âpreté, un mordant... Pour quelqu’un qui le connaît, c’est d’une vérité... il y aurait de quoi faire proverbe, s’il n’était plus en place! je voudrais, pour je ne sais quoi... Ah ! c’est M. le chef de division.

Il cache sa chanson.

 

 

Scène VIII

 

DUMONT, M. DE VALCOUR

 

M. DE VALCOUR.

Ah ! c’est vous, mon cher Dumont, je vous cherchais partout.

DUMONT.

Comme vous voilà en grande tenue !

M. DE VALCOUR.

Je viens de l’appartement du ministre, et vous savez combien, même le matin, il est sévère sut l’étiquette. Ignorez-vous la nouvelle ?

DUMONT.

Qu’avez-vous appris ?

M. DE VALCOUR, mystérieusement.

De grands événements. Le ministre a envoyé ce matin sa démission au roi.

DUMONT, étonné.

Est-il possible !

M. DE VALCOUR.

Je le tiens de sa femme, et l’on désigne, pour son successeur, M. de Saint-Phar, notre ancien camarade ; rien n’est plus sûr.

DUMONT, d’un air de doute.

Sûr ! mais sûr !

M. DE VALCOUR.

Je viens d’envoyer ma carte chez Saint-Phar.

DUMONT, d’un air de conviction.

Je vous crois.

M. DE VALCOUR.

Et en même temps, une invitation pour lui et sa femme.

DUMONT, à part.

Plus de doute.

Haut.

C’est fort heureux pour nous, qui connaissons M. de Saint-Phar.

M. DE VALCOUR.

On ne pouvait faire un meilleur choix : de grandes vues, une tête vaste. Il a été deux fois directeur général et deux fois destitué, voilà des titres, et puis il est essentiellement administrateur.

DUMONT.

Certainement. Et, si vous voulez que je vous dise hardiment ma façon de penser,

En confidence.

je ne suis pas fâché de cette démission.

M. DE VALCOUR, de même.

Ni moi non plus.

DUMONT.

Exigeant pour le travail.

M. DE VALCOUR.

Voulant tout voir par ses yeux.

DUMONT.

Défiant.

M. DE VALCOUR.

Ombrageux.

DUMONT.

Puisque nous en sommes sur ce chapitre.

Prenant la chanson qu’il avait mise dans sa poche.

On peut vous divertir.

M. DE VALCOUR.

Comment ?

DUMONT.

Vous qui entendez la bonne plaisanterie, et qui êtes homme de goût et d’esprit.

M. DE VALCOUR.

Qu’est-ce que cela ?

DUMONT, souriant, à l’oreille.

Une chanson.

M. DE VALCOUR, la prenant.

Une chanson, sur notre ex-ministre ?

DUMONT, se frottant les mains.

Sur notre ex-excellence.

M. DE VALCOUR, la parcourant.

Parfait, c’est une pièce délicieuse... oh ! mais, c’est lui : quel est cet air-là ?

DUMONT.

Je l’essayais tout à l’heure sur celui de Femme, voulez-vous éprouver.

M. DE VALCOUR.

Du tout, quelque chose de plus neuf, tra, la, la, la.

Chantant.

« Pour prévenir plus d’une erreur
« Dont la raison parfois s’indigne,
« Nous proposons à Monseigneur
« De lire les lettres qu’il signe.

Riant.

C’est que c’est vrai, l’autre jour encore...

DUMONT.

Mais surtout, le suivant.

M. DE VALCOUR.

Oui, j’y suis.

« Pour être admis auprès de lui,
« Il faut être en grande tenue.

C’est ce que je vous disais tout à l’heure, vous voyez, l’habit à la française.

« Aussi dit-on qu’en son palais,
« Se conformant à la coutume,
« La vérité n’entre jamais,
« Sans doute à cause du costume. »

Celui-là est très fin ! vous comprenez, la vérité qui est nue, et qui n’entre pas à cause du costume. Allons, allons, je sais à quoi m’en tenir.

Le regardant.

Mais, j’y pense, cette chanson-là, c’est vous qui l’avez faite ?

DUMONT.

Moi !

M. DE VALCOUR.

Vous-même ?

DUMONT.

Allons donc.

M. DE VALCOUR.

Pourquoi feindre ? hier cela pouvait avoir des conséquences, aujourd’hui le successeur en rira comme un fou.

DUMONT.

Vous croyez ?

M. DE VALCOUR, riant.

Et je suis tenté d’en donner l’exemple.

Ils rient tous deux.

Allons, convenez-en, que diable ! avec moi...

DUMONT.

Mais je vous avoue que ces choses-là, on doit y attacher si peu d’importance.

M. DE VALCOUR.

Comment donc ! Saint-Phar aime beaucoup les chansons ! ce sont des titres...

Air du Piège.

Il les tourne fort joliment ;
Rappelez-vous que ma muse facile
Fit autrefois en déjeunant
Une moitié de vaudeville.

DUMONT.

Mais vous savez que malgré les efforts
Et des loges, et du parterre,
La pièce est tombée... et qu’alors
Elle fut de son secrétaire.

M. DE VALCOUR.

C’est vrai ; mais c’est égal, je trouve votre chanson délicieuse, et j’en veux prendre une copie.

Il tire son carnet, son crayon, et se met à écrire au bureau qui est à gauche.

DUMONT.

Comment ! vous daignez...

M. DE VALCOUR.

Laissez donc, des couplets inédits, c’est une bonne fortune.

 

 

Scène IX

 

M. DE VALCOUR, au bureau, écrivant, DUMONT, BELLE-MAIN, avec sa canne, son chapeau, son parapluie, un rouleau de papier, plusieurs paquets de plumes, et une grande règle

 

BELLE-MAIN.

Me voilà, après vingt aimées de service, je sors de mon administration comme j’y suis entré, les mains nettes, la conscience légère, et la bourse idem.

DUMONT, l’apercevant.

Eh bien ! qu’est-ce donc que cet attirail ?

BELLE-MAIN.

Celui d’un employé, d’un expéditionnaire en disgrâce ; vous m’avez dit de m’en aller, et je m’en vas. Par exemple, c’est la première fois, depuis quinze ans, que je sors du bureau avant quatre heures.

DUMONT, le regardant avec bonté.

Ce pauvre Belle-Main !

BELLE-MAIN.

Certainement, je réclamerai, on me rendra justice, et peut-être ma place.

DUMONT, lui frappant sur l’épaule.

Comment ! vraiment vous avez pris au sérieux ? allons, allons, n’en parlons plus. Un mouvement d’impatience et d’humeur, cela peut arriver à tout le monde.

BELLE-MAIN.

Que dites-vous ?

DUMONT.

Avez-vous pu penser, mon cher Belle-Main, que vous, un ancien employé...

BELLE-MAIN.

C’est ce que je me disais, Monsieur ; le doyen des expéditionnaires ne se renvoie pas comme cela.

DUMONT, lui montrant ses effets.

Croyez-moi, remettez tout cela en place, et qu’il n’en soit plus question.

BELLE-MAIN.

Il n’y a donc plus d’orage ? décidément le temps est revenu au beau, et on peut déposer le parapluie. Mais expliquez-moi au moins...

DUMONT.

Je ne le peux pas dans ce moment, je suis occupé là, avec monsieur le chef de division ; un travail...

M. DE VALCOUR, écrivant toujours.

Tenez, mon cher Dumont, voilà un vers que je me permets de changer.

DUMONT.

Oh ! je m’en rapporte à vous.

À Belle-Main.

Je parie, mon cher Belle-Main, que vous n’avez pas déjeuné ?

BELLE-MAIN, montrant sa flûte, qu’il se dispose à manger.

Non, Monsieur, et j’allais...

DUMONT.

Vous pouvez aujourd’hui descendre au café, et faire un meilleur repas. Nous penserons à la gratification.

BELLE-MAIN.

Vrai ?

DUMONT.

Je vous le promets.

BELLE-MAIN.

Je l’attends de votre équité. Allons porter cette bonne nouvelle à mademoiselle Charlotte.

Il sort.

 

 

Scène X

 

M. DE VALCOUR, DUMONT

 

M. DE VALCOUR, achevant d’écrire.

Voilà qui est fini. Je vous atteste, mon cher Dumont, moi qui m’y connais un peu, qu’avec les deux ou trois changements que j’ai faits, votre chanson est un vrai chef-d’œuvre ; et puis, il n’y a rien à dire, vous ne faites grâce à personne, pas même à vous.

DUMONT, surpris.

Je ne comprends pas.

M. DE VALCOUR.

Ce vers charmant sur les dîners en ville... Allons, c’est très bien, ne vous vous épargnez pas.

DUMONT, riant à contrecœur.

Oui, oui. Moi, d’abord, j’y mets de la franchise. Il est inutile de vous recommander le secret ?

M. DE VALCOUR.

Cela va sans dire. Ces chansons-là, personne ne les a jamais faites ; et loin de vous compromettre. Je la prendrais plutôt sur mon compte.

DUMONT.

Vous êtes trop bon ; mais je vous prie de croire qu’alors j’ignorais la disgrâce de son excellence ; sans cela...

M. DE VALCOUR.

Bien, mon ami ; de l’esprit, cela ne gâte rien ; mais de la délicatesse avant tout, et ces sentiments-là font honneur.

DUMONT.

Air du Ménage de garçon.

Ah ! Monsieur, quel plaisir j’éprouve ;
Pour moi, c’est bien un grand succès !
De voir qu’un si bon juge approuve
Et ma conduite et mes couplets.
Je vais, puisqu’ils ont votre estime,
Les lancer, mais avec pudeur,
Toujours en gardant l’anonyme,
Car je respecte le malheur.

Il entre dans son bureau à droite.

 

 

Scène XI

 

M. DE VALCOUR, seul

 

L’idée de cette chanson n’est vraiment pas mal ; mais c’était écrit avec négligence... Cela avait grand besoin d’être retouché, d’autant que dans ces sortes d’ouvrages les pensées ne sont rien, c’est la manière de les présenter qui fait tout ; il faut là un point d’admiration, c’est de rigueur.

« Aussi dit-on qu’en son palais,
« Se conformant à la coutume.

Ce n’est par cela, c’est...

« Ne connaissant pas la coutume,
« La vérité n’entre jamais.

Il n’y a pas de comparaison ; comme cela, ils sont bien, et j’en suis assez content, cela fera les délices de ma soirée.

Il a l’air encore de corriger quelques mots.

 

 

Scène XII

 

M. DE VALCOUR, écrivant toujours, VICTOR, dans le fond

 

VICTOR.

Allons, c’est comme un fait exprès, j’ai bouleverse tous les cartons, impossible de retrouver ces maudits couplets ; et s’ils parviennent jusqu’au ministre, quel sera son ressentiment ? quel sera surtout celui de M. de Valcour ? c’est pour le coup qu’il n’y aura plus de protection, plus de mariage à espérer.

M. DE VALCOUR, l’apercevant.

Eh ! c’est monsieur Victor, notre jeune poète. Vous savez, mon cher, que nous donnons ce soir un bal, un petit concert ; nous vous y verrons, je l’espère !

VICTOR, s’inclinant.

Certainement, Monsieur.

M. DE VALCOUR.

Vous nous chanterez quelque chose, n’est-il pas vrai ? D’abord, nous chanterons tous, et moi-même j’ai là quelque couplets sur lesquels je ne serais pas fâché d’avoir votre avis.

VICTOR.

C’est trop d’honneur.

Prenant le carnet, à part.

Ciel ! ma chanson ! je suis perdu.

M. DE VALCOUR.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

VICTOR, balbutiant.

Elle est écrite de votre main ?

M. DE VALCOUR.

Oui, assez mal, vous ne pouvez peut-être pas lire ; mais quand on compose.

VICTOR.

Quoi ! vous seriez ?...

M. DE VALCOUR.

Voilà précisément ce que je ne voulais pas vous dire avant d’avoir votre avis.

VICTOR.

Comment, Monsieur, les couplets sont de vous ?

M. DE VALCOUR.

J’y ai travaillé, du moins ; ainsi donc, votre avis ?

VICTOR, à part.

Je ne vois pas pourquoi je ferais aussi le modeste.

Haut.

Ma foi, Monsieur, je les trouve charmants.

VALCOUR, gaiement.

Vrai ?

VICTOR.

Ce n’est pas parce qu’ils sont de vous, mais je vous donne ma parole d’honneur que je les crois très bons, voilà mon avis ; je me permettrai seulement une observation ; ces couplets sont très piquants, mais en même temps très hardis ; et ne craignez-vous pas ?

M. DE VALCOUR.

Pourquoi donc craindre ? On doit aux gens en place la vérité tout entière. Et de qui l’apprendraient-ils si ce n’est de ceux qui les approchent tous les jours ? Allons, vous nous les chanterez ce soir. Eugénie vous accompagnera.

VICTOR.

Monsieur, je n’oserai jamais.

M. DE VALCOUR.

Est-ce que vous auriez moins de courage que moi ?

VICTOR.

Ma foi, je n’y conçois rien, et je ne le reconnais plus.

 

 

Scène XIII

 

M. DE VALCOUR, VICTOR, EUGÉNIE

 

EUGÉNIE.

En vérité, mon papa, vous n’êtes guère aimable. Depuis deux heures je suis dans le salon du ministre à tenir compagnie à sa femme, et j’attendais toujours que vous vinssiez me chercher, comme vous me l’aviez promis.

M. DE VALCOUR.

C’est vrai, mais des affaires importantes...

VICTOR, gravement.

Oui, des affaires d’administration...

M. DE VALCOUR.

Et puis je n’osais trop rentrer dans le salon ; il doit y avoir bien du changement dans ce moment ; n’est-il pas vrai ?

EUGÉNIE.

Sans doute ; quand je suis arrivée, la figure de l’huissier était aussi lugubre que son habit, le précepteur était dans un coin du salon, qui donnait leçon aux enfants ; jamais je ne l’ai vu si sévère ; je crois presque qu’il les a grondés. Quant à Madame elle-même, elle était distraite, préoccupée, et tout en causant avec moi de sa campagne, et du bonheur d’y vivre tranquillement, elle regardait toujours par la croisée de la cour, comme si elle attendait quelque message.

M. DE VALCOUR.

Cette femme-là n’a pas l’ombre de philosophie ; elle se croit toujours destinée à être la moitié d’une excellence !

EUGÉNIE.

Tout à coup les deux battants de la porte s’ouvrent avec fracas, et la scène change. On a refusé la démission.

M. DE VALCOUR.

Il serait possible !

EUGÉNIE.

Il est plus en pied que jamais, on a même augmenté ses pouvoirs.

M. DE VALCOUR, reprenant vivement le carnet des mains de Victor.

Rendez-moi ces couplets.

VICTOR.

Eh ! mon Dieu, qu’avez-vous donc ?

M. DE VALCOUR, très ému.

Rien, rien ; je vous expliquerai tout à l’heure...

À Eugénie.

eh bien ! après ?

EUGÉNIE.

Air : À soixante ans.

Cette nouvelle a chassé la tristesse,
Le précepteur caresse les enfants ;
Soudain les cœurs s’ouvrent à l’allégresse.
Et l’antichambre aux courtisans ;
Même l’huissier que l’influence gagne
D’un ton plus fier les annonce déjà ;
Madame enfin, depuis ce moment-là,
N’a plus de goût pour la campagne,
Et va ce soir au bal de l’Opéra.

VICTOR, à part.

Je devine à présent.

M. DE VALCOUR.

Mon cher Victor, vous comprenez, comme moi, de quelle importance est le secret que je vous ai confié ; vous seul en êtes instruit ; mais à peine avez-vous parcouru ces couplets et déjà, sans doute, vous les avez oubliés ?

VICTOR.

Du tout ; il est des vers que l’on retient si aisément.

M. DE VALCOUR.

Quoi ! vous pourriez abuser...

VICTOR.

Jamais, Monsieur ; le père d’Eugénie peut être sûr de ma discrétion, et sans me vanter, j’y ai plus de mérite qu’un autre ; car je savais déjà les couplets par cœur ; je pourrais vous les réciter sans me tromper d’une syllabe.

M. DE VALCOUR.

Du tout, du tout, mon ami ;

À part.

ah ! maudite mémoire !

Haut.

Victor, ce sacrifice-là ne sera pas perdu, et je saurai reconnaître... Mais il n’y a pas de temps à perdre, il faut que je me présente chez son excellence.

À Eugénie.

Tu vas m’attendre dans mon cabinet...

Eugénie entre dans le cabinet.

Ah ! mon Dieu ! cette carte que j’ai mise chez Saint-Phar, cette invitation surtout, quelle imprudence ! si on allait mal interpréter... mais le désinviter serai pire encore ; allons, une mesure générale.

À Victor.

Mon cher Victor, courez chez moi à l’instant même. Que l’on prévienne toutes les personnes invitées que ma soirée ne peut avoir lieu, qu’elle est remise. On dira que ma fille est malade ; croyez, mon cher Victor, que je reconnaîtrai un jour votre zèle, et surtout votre silence ; il est certaines espérances dont je me suis aperçu, et que je ne désapprouve pas entièrement.

VICTOR.

Ah ! Monsieur, j’avais idée que cette chanson-là me porterait bonheur.

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

M. DE VALCOUR, seul, se promenant à grands pas avec beaucoup d’agitation

 

C’est une chose affreuse, cette maudite chanson... Je n’y suis pour rien ; mais jamais on ne soupçonnera cet épais Dumont ; moi, c’est différent, je suis connu. J’ai le malheur d’avoir de l’esprit et de la verve satirique ; il n’y a qu’un moyen, c’est d’agir franchement, de prendre l’initiative, et de porter moi-même cette chanson à son excellence.

 

 

Scène XV

 

M. DE VALCOUR, DUMONT, sortant de son bureau et tenant à la main quelques copies de la chanson

 

DUMONT.

J’ai fait tirer quelques copies de nos couplets, et s’il vous était agréable d’en avoir.

M. DE VALCOUR, d’un air froid et sévère.

Comment, Monsieur, des copies ?

DUMONT.

Oui, pour les répandre.

M. DE VALCOUR.

Y pensez-vous, Monsieur ? est-ce là ce dont nous sommes convenus ? répandre des couplets que l’on peut tout au plus confier à la discrétion d’un ami, ou à l’oreille indulgente d’un chef ?

DUMONT.

Mais, Monsieur, vous disiez tout à l’heure...

M. DE VALCOUR.

Oui, entre nous, entre particuliers, j’ai pu approuver, littérairement parlant, des vers que je blâme comme homme public ; et la preuve, c’est que je vous avais demandé le secret.

DUMONT.

Non, Monsieur, c’était moi.

M. DE VALCOUR.

Vous, moi, qu’importe ? il n’en est pas moins vrai que vous aviez senti comme moi l’inconvenance d’un pareil procédé. Vous pouviez être sûr, pour ma part, que je n’en aurais jamais parlé, que j’aurais même fait semblant de ne pas les connaître ; mais maintenant que, grâce à vous, cette chanson court le monde, qu’elle est connue, qu’elle est presque publique, je ne puis me taire, et j’ignore ce qui en arrivera.

Il entre dans son cabinet à gauche.

 

 

Scène XVI

 

DUMONT, seul

 

Eh mais ! Dieu me pardonne, je crois qu’il va faire un rapport contre moi, lui qui tout à l’heure était enchanté de ces couplets.

Il regarde par la croisée.

Ah ! mon Dieu, ces équipages dans la cour ! et M. le chef de division qui, dans un pareil moment, va faire sa cour ! J’y suis, la démission n’est pas acceptée, le ministre garde sa place, et dans ce moment-ci je ne suis pas trop sûr de conserver la mienne : aussi, je vous le demande... quelle idée m’a pris... à cinquante ans, et pour la première fois de ma vie... m’aviser d’aller faire de l’esprit... est-on bête comme cela ? Heureusement on a des protecteurs, des amis que l’on peut faire agir.

Il va s’asseoir auprès de la table, prend du papier et une plume, comme pour se disposer à écrire, puis se levant tout à coup, il continue.

Mais il y a une justice et je réclamerai ; parce qu’après tout, je suis chef de bureau et je ne suis pas auteur ; je n’ai pas fait cette chanson, je ne la connais pas, et la destitution, s’il y a lieu, doit tomber sur le vrai coupable... Ah ! voici M. Belle-Main.

 

 

Scène XVII

 

DUMONT, BELLE-MAIN

 

BELLE-MAIN, en entrant sans voir Dumont.

Cette pauvre Charlotte, quelle a été sa joie ! notre mariage est maintenant assuré.

Apercevant Dumont.

Mais voici notre bon et respectable chef.

DUMONT.

Monsieur, je vous attendais ; tout à l’heure je suis à vous.

Il s’assied auprès de la table et écrit quelques lettres, sans faire attention à ce que dit Belle-Main.

BELLE-MAIN.

Je vous demande pardon, c’est qu’en venant je suis entré dans la boutique de M. Guillaume, le marchand de draps ; j’ai fait mesurer et couper devant moi trois aunes de Louviers, seconde qualité, pour redingote et pantalon pareils.

Air : Le choix que fait tout le village.

Pour profiter de ma bonne fortune,
J’ai fait porter le drap chez le tailleur ;
Pourquoi faut-il qu’une idée importune
Me trouble encore au sein de mon bonheur ?

Touchant son habit râpé, et le regardant avec attendrissement.

Ce vieil habit couvert de cicatrices,
Vient malgré moi réveiller ma pitié ;
Il est cruel, après tant de services,
De réformer un ancien employé.

Pour chasser ces idées-là, je suis entré au café où j’ai fait un petit extra... quarante-cinq sous pour mon déjeuner ; le carafon de Beaune, et le bifteck de la gratification. Dieu, m’en suis-je donné !

DUMONT, sans se lever.

Vous avez peut-être eu tort de vous presser...

BELLE-MAIN, stupéfait.

Pourquoi donc cela ?

DUMONT, se levant, et allant à lui en pliant le papier qu’il vient d’écrire.

Parce que l’usage n’est point de donner des gratifications à ceux qui ne font plus partie des bureaux, et que dès ce moment vous êtes dans ce cas-là...

BELLE-MAIN.

Hein ! qu’est-ce que vous me dites donc ?

DUMONT.

Il me semble que c’est assez clair ; je vous répète que vous n’êtes plus de l’administration. Mais quand on fait des vers comme ceux-là !

BELLE-MAIN.

Moi, des vers !

DUMONT.

Oui, vous connaissez peut-être cette chanson ?

BELLE-MAIN.

Des vers, des chansons !... Que je sois supprimé radicalement sans espoir de pension de retraite, si je sais seulement ce que cela veut dire !

DUMONT.

Oh ! sans doute vous allez nier que vous en soyez l’auteur ; on ne convient jamais de ces choses-là, au risque de compromettre ses collègues ou ses chefs ; mais par bonheur nous avons des preuves, et dans peu vous recevrez votre suppression définitive.

BELLE-MAIN.

Moi, ma suppression ! au moment même où j’avais la certitude... Ah çà ! Monsieur, est-ce que vous croyez qu’on peut vivre comme cela ? je suis d’un tempérament calme et pacifique, et par mon état je suis habitué à rester en place ; mais si une fois je me révolutionne... Qu’est-ce que c’est donc que cela ? à chaque instant, des hauts, des bas, me pousser de ma place, m’y remettre, m’en ôter encore ; et à moins qu’on ne m’ait choisi pour une expérience du mouvement perpétuel.

DUMONT.

Qu’est-ce que c’est, Monsieur ?

BELLE-MAIN, tout à fait hors de lui.

Oui, Monsieur, je ne connais plus rien ! mon mariage est arrêté avec mademoiselle Charlotte, j’ai commandé mon habit de noces, et pris un déjeuner à compte sur la gratification ; j’ai monté mes dépenses sur un pied de luxe inusité jusqu’à présent, et c’est dans ce moment que tous venez m’annoncer ma suppression définitive... Non, Monsieur, non, elle n’aura pas lieu.

S’asseyant.

Je m’établis sur ce fauteuil, à cette table ? où depuis vingt ans mes doigts assidus se sont noircis pour le service de l’administration, et nous verrons si l’on vient m’en arracher... Appelez vos garçons de bureau, appelez-les.

DUMONT.

Je ne prendrai point cette peine. Mais voici M. le chef de division.

BELLE-MAIN.

Je lui demanderai justice.

DUMONT.

Il va vous confirmer lui-même votre renvoi définitif.

BELLE-MAIN.

Et lui aussi ! il n’y a plus d’espoir.

Prenant son parapluie.

Charlotte !...

 

 

Scène XVIII

 

DUMONT, BELLE-MAIN, M. DE VALCOUR

 

M. DE VALCOUR, entrant sur la scène d’un air rêveur.

Je viens de voir le ministre, et je ne sais comment interpréter l’air froid avec lequel il m’a reçu... N’importe, j’ai fait mon devoir ; en arrivera maintenant ce qu’il pourra. Antoine !

Un garçon paraît.

Prévenez ma fille qui m’attend là, dans mon cabinet.

À Victor qui entre.

Eh bien ! mon cher Victor !

 

 

Scène XIX

 

DUMONT, BELLE-MAIN, M. DE VALCOUR, VICTOR, ensuite EUGÉNIE

 

VICTOR.

Monsieur, vos ordres ont été exécutés.

M. DE VALCOUR.

C’est bien.

À Eugénie, qui soit du cabinet.

Allons, ma fille, partons.

Il se dispose à sortir avec Eugénie, Belle-Main s’avance pour le saluer.

Eh bien ! mon cher Belle-Main, que me voulez-vous ?

VICTOR.

En effet, quel air triste et malheureux ! et d’où vient cet équipage ?

BELLE-MAIN.

Vous me voyez avec le parapluie du départ ; on me donne mon congé définitif, et pourquoi ? pour des vers. Je vous demande à quoi cela rime ?

VICTOR.

Des vers à ce pauvre Belle-Main !

M. DE VALCOUR, le regardant.

Allons donc, ce n’est pas possible.

DUMONT.

Si, Monsieur. Cette chanson inconvenante et déplacée, qui a excité ce matin votre colère et la mienne, apprenez qu’elle est véritablement de lui.

BELLE-MAIN.

De moi ?

DUMONT, tirant un papier de sa poche.

Je l’ai là, écrite de sa main.

VICTOR.

Comment ! c’est pour cela qu’on le renvoie ? Un instant, je ne le souffrirai pas ; j’en connais l’auteur, et ce n’est pas lui.

DUMONT, bas, à Victor.

Victor, de grâce, songez à votre promesse,

Montrant Eugénie.

et à la mienne.

VICTOR.

Je sais, Monsieur, à quoi je m’expose en parlant ; mais n’importe, je n’en dois pas moins hommage à la vérité, et je la dirai tout entière.

M. DE VALCOUR.

Vous ne la direz pas.

VICTOR.

Je la dirai.

M. DE VALCOUR.

Vous ne la direz pas.

VICTOR, avec feu.

Je la dirai, et je le puis, sans compromettre personne, car je suis le seul coupable. C’est moi qui l’ai faite.

TOUS.

Vous !

M. DE VALCOUR, à part.

Je respire.

Bas, à Victor.

Bien, bien, jeune homme ; je reconnaîtrai une pareille générosité.

VICTOR.

Non, Monsieur, vous ne devez m’en savoir aucun gré, je vous le répète, cette chanson est véritablement de moi.

BELLE-MAIN.

Quoi ! monsieur Victor, vous en êtes l’auteur ?

VICTOR.

Pourquoi pas ? tout comme un autre, puisqu’ici tout le monde l’a faite ; seulement, j’en suis l’auteur responsable.

DUMONT.

Tant pis pour vous, tant pis, jeune homme ; cela peut avoir des suites graves ; car, enfin, voilà Monsieur qui a été obligé d’en rendre compte.

VICTOR, surpris, regardant M. de Valcour, qui baisse les yeux.

Quoi ! Monsieur, c’est vous ?

M. DE VALCOUR, déconcerté.

Que voulez-vous ? ma position particulière... Le ministre l’aurait toujours appris : moi, j’ai présenté les choses du bon côté ; et puis, je n’ai nommé personne.

VICTOR.

Je le crois sans peine.

 

 

Scène XX

 

DUMONT, BELLE-MAIN, M. DE VALCOUR, VICTOR, EUGÉNIE, UN GARÇON DE BUREAU

 

LE GARÇON, à M. de Valcour, lui remettant une lettre.

De la part de son excellence.

M. DE VALCOUR, prenant la lettre.

C’est la réponse à mon rapport... Maintenant je n’ose l’ouvrir.

VICTOR.

Allez toujours.

M. DE VALCOUR, lisant.

« Monsieur, je viens de lire la chanson que vous m’avez adressée ; et j’ai vu avec plaisir que j’étais seul attaqué. Je trouve les couplets charmants, quoiqu’un peu durs ; mais quelque forme que prenne la vérité pour se présenter, elle doit toujours être accueillie avec ou sans costume. »

DUMONT.

Je reconnais bien là Monseigneur. Cet homme-là a un esprit !

M. DE VALCOUR.

Oui, ce dernier trait-là est charmant.

Continuant la lecture de la lettre.

« Je vous charge de découvrir l’auteur de cette chanson : il m’a rendu service en me signalant des abus ; et quel qu’il soit, il mérite une récompense. Je vous prie donc de m’en proposer une pour lui, etc., etc. »

VICTOR.

Est-il possible ?

BELLE-MAIN.

Est-il heureux ! le voilà sûr de sa gratification.

VICTOR, lui donnant nue poignée de main.

Mon cher Belle-Main, vous savez ce que je vous ai dit ; je ne vous oublierai pas.

DUMONT.

Du tout, c’est moi que cela regarde ; et je lui ai déjà promis, avec l’autorisation de M. le chef de division, une gratification de trois cents francs, le quart de ses appointements.

M. DE VALCOUR.

Ce n’est pas assez, mon cher ; on l’a injustement soupçonné ; on lui doit une réparation. Je propose au directeur six cents francs de gratification.

BELLE-MAIN, élevant au ciel ses mains qui tiennent encore le parapluie.

mademoiselle Charlotte !

M. DE VALCOUR, à Victor.

Quant à vous, jeune homme, il s’agit à présent de justifier les bontés de son excellence ; je ne vous perdrai pas de vue, et c’est à vous de mériter par votre assiduité et votre travail

Montrant Eugénie.

la récompense que je vous ai promise.

VICTOR.

Avec un tel espoir, je frémis de la quantité de rapports et de circulaires que je vais abattre.

BELLE-MAIN, faisant le geste d’écrire.

Dieu ! m’en voilà-t-il en perspective ! je ne risque rien de tailler mes plumes.

VICTOR.

Et quant à ma chanson, puisque je lui dois mon bonheur... Combien je me félicite maintenant de l’avoir faite !

DUMONT.

Et moi, jeune homme, de l’avoir fait connaître !

M. DE VALCOUR.

Moi, de l’avoir corrigée !

BELLE-MAIN.

Et moi, de l’avoir copiée !

Vaudeville.

Air : T’en souviens-tu ?

BELLE-MAIN, au public.

Ainsi que moi, Charlotte vous supplie
De confirmer l’hymen qui nous attend ;
Car le bonheur dont on nous gratifie
De vous encor dépend en cet instant.
Sans vous, hélas ! il est une disgrâce,
Chefs et commis, qui nous supprime tous ;
Daignez, Messieurs, pour que je reste en place.
Venir souvent en prendre une chez nous. 

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