Les premières armes de Figaro (Victorien SARDOU - Louis-Émile VANDERBURCH)

Comédie en trois actes, mêlée de chant.

Représentée pour la première fois, à Paris, pour l’ouverture du Théâtre Déjazet, le 27 septembre 1859.

 

Personnages

 

FIGARO 

CARASCO

BARTHOLO 

BRIDOISON

ALMAVIVA

BASILE 

ANTONIO 

L’ÉVEILLÉ

LA MARQUISE

MARCELINE 

SUZANNE 

JACOTTA 

PENSIONNAIRES

ALGUAZILS

PEULPE

MALADES

Etc.

 

 

À VIRGINIE DÉJAZET

 

À qui dédier cette œuvre, si ce n’est à vous, madame, à vous qui en êtes l’âme et la vie ? – Comme l’enfant des contes de fées, j’ai trouvé, sur ma route, une marraine dont la baguette enchantée m’ouvre la porte obstinément fermée, et je veux que son nom magique, écrit en tête de ce livre, fascine encore mon lecteur et désarme sa critique. – Parmi tant de couronnes tombées à vos pieds, acceptez donc la mienne, madame ; elle vous rappellera sans cesse un bienfait que vous oublieriez, dans le nombre, si je n’écrivais ici, pour mémoire, ce nom très obscur et trop heureux de se faire lire à la lueur du vôtre.

 

VICTORIEN SARDOU.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une place de Séville. À gauche, deuxième plan, la boutique de Carasco : porte d’entrée exhaussée de deux ou trois marches, et, à côté, le soupirail de la cave, les deux portes faisant face au spectateur. Sur le soupirail de la cave, la fenêtre. En avant de la boutique, et au milieu de la scène, une perche surmontée d’un écriteau avec ces mots : Carasco, rase pour 4 sous.  Sur la maison, autre enseigne : À l’armet du Mambrin ; Samson Carasco, chirurgien-barbier, et au-dessus l’œil-de-bœuf du grenier. Au fond, des tabourets, un lavabo adossé au mur à gauche, et divers ustensiles de barbier. À droite de la scène, premier plan, la maison de Bartholo et un banc ; second plan, la maison de Bridoison. Au fond, la ville.

 

 

Scène première

 

ANTONIO, SUZANNE, BARTHOLO

 

ANTONIO. Il entre seul, un panier d’une main, une gourde de l’autre, et vient crier au bas de l’escalier de Carasco.

Personne à la boutique ?

Au même instant Bartholo sort de chez lui, Antonio frappe à la fenêtre. 

Hé, Suzanne !... ton déjeuner.

SUZANNE, de l’intérieur.

Voilà ! voilà !...

Antonio dépose le panier sur un tabouret et avale une gorgée de vin.

Bartholo, sortant de chez lui. 

Eh bien ! où est-il, cet animal de barbier ? Holà ! Samson.

CARASCO, de l’intérieur.

Voilà ! voilà !

ANTONIO, s’essuyant les lèvres.

Eh ! mais... c’est le docteur Bartholo !

BARTHOLO.

Maître Antonio !...

SUZANNE, sortant de la boutique.

Mon oncle, monsieur le docteur. 

Elle embrasse Antonio.

BARTHOLO, s’asseyant pour se faire raser.

Et un ivrogne, oui... je le connais bien, ton oncle... C’est lui qui soigne le potager du pensionnat des Filles-Nobles, où je médicamente toute la jeunesse. 

Suzanne vide le panier. Bartholo dégage son cou pour la barbe. Suzanne rentre dans la boutique.

ANTONIO, riant.

Vous les fleurs !... et moi les fruits !...

BARTHOLO.

Et tu laisses ta nièce en service chez Carasco... une si jolie fille !...

ANTONIO.

Ma foi, monsieur le docteur... La Suzanne est orpheline... et ce que je gagne est vite mangé !

Il boit.

BARTHOLO.

Et plus vite bu ?...

ANTONIO.

Un jardinier ne connaît que son arrosoir !... 

Même jeu.

 

 

Scène II

 

ANTONIO, SUZANNE, BARTHOLO, DON BASILE, entrant par le fond

 

BASILE, à part, en entrant.

Seigneur Dieu !... Déjà ce docteur ! Moi qui comptais passer le premier !...

Il s’assied sans bruit derrière Bartholo, tire un livre et fait semblant de lire.

BARTHOLO, impatienté.

Ah ça... Carasco !... tortue, double fainéant !... Veux-tu me raser, oui ou non ?...

CARASCO, de l’intérieur.

Voilà ! voilà !...

ANTONIO, se retournant.

Tiens !... don Basile... l’organiste du pensionnat...

BASILE, naïvement.

Mais oui... Voilà plus de vingt minutes que j’attends.

BARTHOLO.

Vingt minutes !... J’arrive et je ne vous ai pas vu !

ANTONIO.

Ni moi !...

BASILE, doucement.

Pardonnez-moi, docteur, pardonnez-moi !... J’étais derrière la perche !... 

Il avance sa chaise au premier rang, près de Bartholo.

BARTHOLO.

Allons donc !

ALMAVIVA, fredonnant hors de scène.

Cravache,
Moustache
Et panache
Au vent !

SUZANNE, redescendant de la boutique.

Encore un client !... 

À Antonio.

Mais gentil celui-là !... 

Haut.

Le seigneur comte Almaviva.

BARTHOLO.

L’étudiant !... Vous verrez qu’il était aussi derrière la perche.

 

 

Scène III

 

ANTONIO, SUZANNE, BARTHOLO, DON BASILE, ALMAVIVA

 

ALMAVIVA, fredonnant, et s’arrêtant à la vue de tous.

Ventre de biche ! la foule envahit ces portiques !... Qui donc va friser ma moustache ?... Est-ce toi, la Suzette ?... 

Il prend la taille de Suzanne et va pour l’embrasser.

ANTONIO, s’interposant.

Tout doux ! beau cavalier !

ALMAVIVA, à Suzanne.

Quel est ce malappris, clarté de mon âme !

ANTONIO, avec importance.

Ce malappris est le jardinier en chef des Filles-Nobles, monsieur l’étudiant !...

ALMAVIVA, le saluant ironiquement.

La peste... j’ignorais !...

ANTONIO, le saluant.

Et son oncle... par-dessus le marché...

ALMAVIVA, de même.

Toute fleur a son pot !...

Frappant avec un tabouret.

Holà ! Hé !... Samson Carasco !... Sancarascoson ! Carascoranson !

BASILE, BARTHOLO, ALMAVIVA, impatientés riant de toutes leurs forces.

Carasco !...

 

 

Scène IV

 

ANTONIO, SUZANNE, BARTHOLO, DON BASILE, ALMAVIVA, CARASCO

 

CARASCO, il descend de chez lui avec sa serviette et son plat à barbe.

Voilà ! voilà ! voilà !

TOUS, se bousculant.

Allons donc ! fainéant !

CARASCO, effaré.

Figaro ?... où est Figaro ?... Figaro n’est pas là !

TOUS.

Eh ! non... Vite donc !

CARASCO.

Ah ! le monstre !... Il n’a plus que ses vers et ses chansons en tête... Et ma femme ! Et ma femme ?...

BARTHOLO.

Et ma barbe !... Et ma barbe !...

CARASCO, appelant.

Jacotta !... Figaro !... Jacotta !... Antonio, mon vieux, un coup d’œil au brasero !... Suzette !... les cuvettes, les savonnettes !... Figaro !... Jacotta !... Figaro !... 

Pendant qu’il prépare les bassins à la fontaine, Suzanne s’apprête à nouer une serviette au cou du docteur.

BASILE, l’arrêtant.

Doucement... ma chère demoiselle !... À mon cou, s’il vous plaît !

BARTHOLO, même jeu.

Du tout, au mien !

BASILE, de même.

J’étais derrière la perche !

CARASCO, arrivant comme un coup de foudre et jetant une serviette au cou de Basile.

Ah ! brigand ! va !

BASILE, étourdi.

Brigand !

CARASCO, lui nouant la serviette au cou.

Figaro !... c’est un bandit qui mourra comme cela, tenez ! 

Il lui serre le cou avec la serviette.

au garotto !

BASILE.

Tu m’étrangles !... aie !... 

Pendant ce temps Suzanne noue une serviette au cou de Bartholo ; Antonio souffle le brasero, et Almaviva allume une cigarette.

CARASCO, gesticulant avec le chapeau de Basile.

Un serpent !... don Basile !... ne me parlez pas de ces enfants qui viennent on ne sait d’où, et à qui l’on ne connaît ni père ni mère... Depuis trois mois que celui-là est à mon service...

BASILE.

Mais, doux Seigneur !... mon chapeau !

CARASCO, continuant de plus belle en s’échauffant.

Cordieu ! ne le défendez pas, don Basile !... cela n’a pas dix-huit ans et ce n’est que vice et malice !... 

Appelant.

Figaro ! scélérat ! faux monnayeur ! Figaro !

TOUS.

Figaro !

FIGARO, de la cave.

Patron ? 

Tous se regardent surpris et cherchant d’où vient la voix.

BASILE, effrayé.

Cette voix sépulcrale !...

CARASCO.

Où es-tu, scorpion ? où es-tu ?

FIGARO.

Eh bien ! ici !... dans la cave !

CARASCO, au soupirail.

Dans la cave !... Qu’est-ce que tu fais là, misérable ?...

FIGARO.

Je cherche ma savonnette !

CARASCO.

Ta savonnette !

FIGARO.

Certainement... ma savonnette. Elle m’a glissé des mains et s’est mise à dégringoler l’escalier comme un rat.

CARASCO.

Veux-tu bien sortir !

FIGARO.

Comment donc, tout de suite, patron, et par le plus court. 

Il sort par le soupirail.

 

 

Scène V

ANTONIO, SUZANNE, BARTHOLO, DON BASILE, ALMAVIVA, CARASCO, FIGARO

 

CARASCO.

Et où est-elle cette savonnette ?... où est-elle ?...

FIGARO, se rajustant.

Le diable le sait !... On n’y voit goutte !

BARTHOLO, criant.

Morbleu ! vous vous expliquerez demain ! ma barbe ! ma barbe !

CARASCO.

Je vous en prie, laissez-moi... laissez-moi confondre cet imposteur !... 

À Figaro.

Voulez-vous que je vous dise où elle est, moi... votre savonnette ?...

FIGARO.

Vous me ferez plaisir !

CARASCO, lui montrant celle qu’il tient à la main.

La voilà !

FIGARO, tranquillement.

Alors pourquoi me demandez-vous où elle est ?

BARTHOLO, impatienté.

Mais ma barbe !

BASILE.

Ma tête !

ALMAVIVA.

Ma moustache !

CARASCO.

Voilà ! voilà !...

BARTHOLO.

Est-ce fini ?...

FIGARO, mettant des papillotes à Almaviva.

Oui !

ALMAVIVA.

Ah ! c’est bien heureux !

CARASCO.

Vous allez voir que je suis dans mon tort, parce que je défends à mon apprenti de boire mon vin !

FIGARO.

Ah ! il se défend bien tout seul, le scélérat !... 

À gauche, Basile tenu par Carasco, qui commence à lui savonner la tête ; au milieu, Bartholo que Suzanne savonne ; à droite, Almaviva à qui Figaro met des papillotes.

CARASCO.

Allons ! mon rasoir, maintenant !... c’est ma femme qui l’a serré !... Mais où est-elle, cette diablesse-là ? où est-elle ?...

BARTHOLO.

Bon !... la femme à présent !...

CARASCO, appelant.

Jacotta !

FIGARO.

Je crois qu’elle est au grenier, patron !... Allez donc voir au grenier !...

CARASCO.

Au grenier !... 

Criant en haut.

Jacotta ! Jacotta ! 

Tous, excepté Figaro, lèvent le nez vers la lucarne du grenier.

 

 

Scène VI

 

ANTONIO, SUZANNE, BARTHOLO, DON BASILE, ALMAVIVA, CARASCO, FIGARO, JACOTTA, elle paraît sur le seuil de la boutique

 

JACOTTA.

Eh bien ! après ?... ne dirait-on pas que le feu est à la maison !...[1]

CARASCO.

Ah ça !... d’où venez-vous ?... voilà deux heures que je vous appelle !

JACOTTA.

Je viens... je viens... 

Figaro tousse en lui montrant le grenier... mouvement de Carasco... Figaro se remet promptement à coiffer Almaviva.

CARASCO, à Jacotta.

Oui... d’où venez-vous ?... Tournez-vous donc un peu... qu’est-ce que j’aperçois là... à votre manche ?

JACOTTA, sans voir les signes de Figaro.

Quoi ?

CARASCO, détachant une toile d’araignée du bras de Jacotta.

Une toile d’araignée !

FIGARO, à part.

Aie !

JACOTTA.

Eh bien !... quoi ?... puisque je viens de la cave...

CARASCO.

De la cave !...

FIGARO.

Bah ! la cave ou le grenier... moussez donc, patron !

CARASCO.

De la cave !

JACOTTA.

Eh ! bien oui... chercher de l’huile... quoi...

CARASCO, montrant Figaro.

Avec lui ?

FIGARO.

Ah ça !... allez-vous me quereller parce que j’ai rencontré madame en bas ?...

CARASCO.

Vous l’avez donc rencontrée ?

FIGARO.

Nez à nez !

CARASCO.

Et vous aviez le front de la dire au grenier.

FIGARO.

Ma foi ! je crois ma savonnette en bas, vous me prouvez qu’elle est en haut... J’ai dit que madame était en haut, pour voir si vous la trouveriez en bas... Moussez donc, patron !

Bartholo, Almaviva, et Basile se lèvent en riant.

CARASCO, à sa femme.

Ah ! pendarde !

JACOTTA.

Eh ! vous m’ennuyez à la fin, avec vos histoires... croyez tout ce qu’il vous plaira !... 

Elle remonte au fond avec la chaise de Bartholo.

SUZANNE, à part.

Ah ! il me trompait !...

CARASCO, menaçant Figaro et retenu par Antonio.

Et tu crois que tu vas rester chez moi !... je te chasse.[2]

FIGARO.

Bah ! vous me renvoyez ?

CARASCO.

Un apprenti qui me...

FIGARO.

Qui vous seconde... eh ! bien ?

CARASCO, tirant son couteau.

Mille diables !...

ALMAVIVA, faisant sauter le couteau.

Eh ! là ! bas les armes !

BASILE.

Miséricorde ! 

Il se sauve.

CARASCO.

Laissez-moi !

BASILE, BARTHOLO, ALMAVIVA, ANTONIO, le retenant.

Allons ! allons !

CARASCO, hors de lui et remontant la scène.

Ah ! je te retrouverai bien, vipère...

FIGARO, riant.

Fi ! le vilain brutal avec sa jalousie... Novice et malhabile, j’entre chez lui pour me former la main. En trois mois je suis plus adroit que lui. La main leste, le rasoir audacieux et coiffant !... Demandez-lui comment !... et il me chasse !... Ah !... tu me chasses !... eh ! bien je te quitte !... et c’est ma fortune qui commence !... Qui, moi, Figaro, avec cette main, ce front, cette langue, je laisserais ma verve pourrir dans l’échoppe d’un vil perruquier !... et la sève de la jeunesse bouillonne dans mes veines ! et j’ai devant moi l’air, l’espace et le monde entier ! Vive Dieu ! l’ami Samson ! tu croyais couver un sansonnet, mais je prends mon vol et c’est un aigle.[3]

CARASCO.

Va te faire pendre !...

FIGARO.

Après vous !... Mais rends-moi mes hardes ?

CARASCO.

Tes hardes !

FIGARO.

Aurais-tu l’audace, barbier sans vergogne, de me retenir, contre tous droits, ma garde-robe et mon mobilier ?

ALMAVIVA.

Il a raison, Carasco.

BARTHOLO et ANTONIO.

Rendez-lui ses effets !

CARASCO.

Ah ! ce ne sera pas long, ses effets ! 

Il va pour rentrer chez lui.

JACOTTA, redescendant.

Comment ? comment ? c’est donc sérieux ?... Il s’en va ?

FIGARO.

Ah ! oui... je m’en vais... seulement, ce n’est pas sérieux... 

L’embrassant.

C’est drôle !

CARASCO, accourant.

Il l’embrasse devant moi ! 

Bartholo et Antonio le retiennent.

FIGARO.

Eh bien !... est-ce que je suis brouillé avec elle ?

CARASCO, poussant sa femme dans la boutique.

Voulez-vous rentrer, masque !... 

Suzanne rentre aussi.

 

 

Scène VII

ANTONIO, BARTHOLO, DON BASILE, ALMAVIVA, CARASCO, FIGARO

 

BARTHOLO.

Le butor est capable de se venger sur elle !...[4]

FIGARO, ramassant le couteau de Carasco.

Allons donc !... voilà tout son courage par terre !... et je suis tranquille !... Si quelqu’un se venge... ce sera la perruquière... inconsolable de m’avoir perdu !

ALMAVIVA.

Ah ! le petit fat !

CARASCO, à sa fenêtre.

Tiens, tes effets !... 

Il jette un petit paquet enveloppé dans un mouchoir.

FIGARO.

Voilà ma garde-robe... mais ma fortune ?...

CARASCO.

Ta fortune !

FIGARO.

Le plan de mon Opéra... l’introduction, les chœurs et le finale du premier acte... Vandale... en as-tu fait des papillotes ?

CARASCO.

Ta musique ! la voilà... tiens ! tiens ! tiens ! 

Il lui jette un rouleau de papier de musique et une mandoline sans cordes.

FIGARO, ramassant la mandoline.

Avec l’orchestre !... Et mes meubles ?

CARASCO.

Tes meubles !... Attends... tes meubles ! 

Il disparaît.

ANTONIO, pendant que Figaro range ses paquets.

Jarniguienne ! il ne l’a pas volé tout de même, le petit !

ALMAVIVA.

Quel séducteur !

FIGARO.[5]

Moi !... mais séduit, messieurs, séduit... et c’est ce dont j’enrage... Ah ! le beau procès à leur faire... si j’étais femme !... mais le monde est si mal réglé que l’innocence des filles passe pour vertu, et celle des garçons pour niaiserie !... Jugez de l’effet si j’allais dire au tribunal...

Éclatant de rire.

Ah ! non ! non, non, j’aime mieux boire ma honte !

ALMAVIVA.

Tu t’es défendu ?

FIGARO.

Comme Joseph !... 

Montrant son paquet.

Mais je n’avais pas de manteau !

BARTHOLO, regardant sa montre.

Au diable les querelles ! je ne suis pas rasé, je n’ai pas déjeuné et j’ai vingt malades qui souffrent !... 

Il rentre chez lui.

FIGARO.

Il veut dire qui soufflent !...

ALMAVIVA.

Et moi ! mon cours que j’oublie ! 

Il se sauve.

FIGARO.

Bah ! avant ou après !...

ANTONIO.

Et mes fleurs qui doivent griller de soif. 

Il boit ; Figaro regarde ses pieds attentivement.

Eh bien, quoi ?... qu’est-ce que tu regardes ?...

FIGARO.

J’attends que cela coule par les talons !...

ANTONIO.

Morguienne !... Je ne suis pas troué par le bas comme un pot de fleurs !... 

Il s’en va.

 

 

Scène VIII

 

FIGARO, seul

 

Non... c’est par le haut, comme une cruche. 

Regardant son paquet.

Eh bien ! mon pauvre Figaro, voilà donc tout notre équipage !... un habit qui montre déjà la corde, 

Prenant la mandoline sans cordes

et un instrument qui ne la montre plus ! Tout cela pour faire la conquête du monde ! 

Il jette la mandoline.

Je suis extrêmement curieux de savoir ce que je vais devenir, et il y a cent à parier contre un que cela n’aura pas le sens commun : j’y suis fait. Récapitulons !... Volé par des Bohémiens à des parents inconnus, mais nobles, je puis l’affirmer, sans craindre le démenti, j’ai débuté dans la vie par de jolis tours de passe-passe, dont il m’est resté quelque chose dans les doigts ; mais, déjà scrupuleux jusqu’à la puérilité, je refuse un jour de voler des canards dans une ferme : ma famille adoptive me chasse comme honnête homme, et me voilà sur la grand’route, affamé, seul et nu. Passe un bon chanoine, qui me ramasse, m’embrasse, me décrasse et m’enseigne le latin... j’y mords... l’histoire, la philosophie, les sciences naturelles... j’y mords... la théologie... j’y mords... mais modérément... Trois ans se passent, tout allait bien, le destin m’oubliait... Il se rappelle à temps que j’existe pour me tuer mon protecteur d’une attaque d’apoplexie, et me rejeter au fossé, aussi pauvre que devant, et plus instruit... deux misères !... Je reprends mon élan, et, déjà possédé par le démon de la musique et des vers, je m’engage dans une troupe de comédiens ambulants pour jouer les filles ingénues... Il ne m’en est rien resté !... Comédie, opéra, ballets, décors, costumes, machines, régie, contrôle et cuisine, c’est moi qui fais tout, qui veille à tout, qui produis tout... L’entreprise prospère... Un alcade imbécile, pour ne pas le distinguer des autres, voit la pièce, se reconnaît dans un personnage idiot, saisit la baraque, emprisonne la troupe et me menace des galères. Je m’évade, par miracle... Je passe en France, pays poli, policé, un peu polisson, où ma verve se ranime : tour à tour colporteur, chanteur ambulant, commis, écrivain public, je me multiplie, et définitivement barbier... j’entre au service d’une vieille baronne espagnole, dont le menton trop viril exige les soins quotidiens du rasoir... Elle me ramène à Séville ; l’émotion du retour me trouble... et en la rasant, je la coupe !... Elle me lance une injure au nez... je lui en réponds une autre à sa barbe... Je suis dehors... Carasco me rencontre... nous nous arrangeons... Je rencontre sa femme... nous nous dérangeons... et me voilà d’où je suis parti !... Mais, vive Dieu !... la fertilité d’esprit et la belle humeur qui m’ont soutenu jusqu’ici ne sont pas pour me délaisser dans une telle crise... et, lancé dans l’air, comme un petit écu qui se demande en tournant s’il tombera pile ou face... je rends grâce à la nature qui m’a fait d’un métal à résonner toujours sur le pavé !... Ah ça, est-ce qu’il ne me rendra pas mon mobilier, celui-là ?

 

 

Scène IX

 

FIGARO, SUZANNE, elle descend de la boutique avec une chaise de paille

 

SUZANNE, avec dignité.

Tenez, monsieur, le voilà, votre mobilier. 

Fausse sortie.

FIGARO.

Tout ça !... 

Arrêtant Suzanne.

Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que c’est ? on boude le pauvre Figaro, maintenant, parce qu’il est tombé dans le malheur ?

SUZANNE.

Je n’ai plus rien à vous, laissez-moi !

FIGARO.

Vous n’avez plus rien à moi ! Et mon cœur... le cœur du pauvre Figaro... et ses beaux rêves d’avenir... et nos causeries du soir... et mes baisers sur vos doigts roses... qu’est-ce que vous en faites ?...

SUZANNE, vivement.

Je vous les rends. 

Secouant ses doigts.

Tenez ! tenez ! tenez !... je ne veux plus rien à vous !...[6]

FIGARO, la retenant encore.

Et moi, je ne reprends jamais ce que je donne !... garde le capital, je ne veux que les intérêts !

Il l’embrasse.

SUZANNE.

Si vous ne me laissez pas, je crie !

FIGARO.

Ah ! voilà la vertu ! On crie !... 

Montrant le soupirail.

J’aurais dû crier aussi.

SUZANNE.

Vous êtes un traître, un vilain... je vous déteste !... Ah ! vous me croyez donc bien sotte !

FIGARO.

Oh ! non !

SUZANNE.

Et bien innocente ?

FIGARO.

Ah ! oui !

SUZANNE.

Et vous vous imaginez que je n’ai pas compris ce qui s’est passé ici tout à l’heure ?

FIGARO.

Tu as tout compris ?... Tout ?

SUZANNE.

Ah ! bien assez.

FIGARO.

Alors, c’est trop !

SUZANNE.

Et c’est vous qui me juriez hier encore que vous ne pensiez qu’à m’épouser un jour... et que vous n’aimiez que moi... et d’un amour si grand, si pur !

FIGARO.

Foi de Figaro !... la pureté même.

SUZANNE.

Et dame Jacotta ?

FIGARO.

Eh bien, c’est... c’est le brasier, ma Suzanne, où se purifie l’encens que je t’offre... À toi les parfums !... mais, fais la part du feu !

SUZANNE.

Jolie manière de justifier l’infidélité !

FIGARO.

Ce n’est pas de l’infidélité, Suzette, c’est de l’inconstance !

SUZANNE.

C’est tout un !

FIGARO.

Ah ! l’enfant ! qui ne sait pas qu’amour et galanterie sont deux. Apprends à philosopher, mignonne, et, pour la paix de notre ménage futur, souviens-toi que l’homme est à la fois ange et démon, et qu’à ce double titre il peut aimer avec des ailes... ou avec des griffes... avec des griffes, la Jacotta !... avec des ailes, ma Suzanne !...

SUZANNE.

Eh bien ! je ne vous permets que les ailes. Rognez les griffes !

FIGARO.

Je ferai mieux, mon cœur, je les laisserai pousser pour toi ; et... mariés, je t’aimerai comme un ange, en te le prouvant comme un démon !

SUZANNE, soupirant.

Hélas ! mariés !... m’est avis que ce mariage-là est bien loin, maintenant !... Qu’est-ce que vous allez devenir, sans place, sans ressources !...

FIGARO, remontant la scène.

Sans ressources !... moi ?... Et mon intelligence ! et mon audace !... Et mon opéra !... et mon génie !... 

Il montre son rôle de musique.

SUZANNE.

Vaniteux !

FIGARO.[7]

Dis orgueilleux !... quelque sot d’être modeste, quand je suis seul à me rendre justice.

SUZANNE, tendrement.

Et moi, ingrat !...

FIGARO.

Ah ! toi, je t’aime, ma Suzette !... je t’aime pour la foi que tu as en moi !... je t’aime comme le miroir qui me reflète... en me flattant... Et je serai célèbre et riche, et je t’épouserai, et nous serons heureux, et nous n’aurons pas beaucoup...

SUZANNE.

Et jusque-là comment ferez-vous pour vivre ?...

FIGARO.

Ah ! voilà ce qui gâte la vie... C’est qu’il faut vivre !

SUZANNE.

Et surtout avec un appétit...

FIGARO.

Oh ! féroce !... le génie lui-même a faim deux fois par jour... 

Regardant autour de lui.

Le logement !...la rue... Je suis chez moi !... Le coucher... un banc, et ma mandoline pour oreiller... passe encore !... mais le déjeuner tout à l’heure, et le dîner ce soir !... 

Fouillant dans sa poche.

Avec mes économies... Ah !

SUZANNE.

De l’argent !...

FIGARO, tirant sa trousse de barbier.

Ma trousse !

SUZANNE.

Vous allez ?...

FIGARO.

Parbleu ! une savonnette et un rasoir, du babil, de l’aplomb, de l’intrigue !... faire la queue à celui-ci, la barbe à celui-là, et jeter de la poudre à cet autre !... Mais voilà comme on part de rien pour arriver à tout !

SUZANNE.

Barbier !

FIGARO, ramassant ses effets.

Jusqu’à nouvel ordre !... Et quand ce ne serait que pour faire enrager le Carasco ! je vais dresser autel contre autel...

SUZANNE.

Mais, comment ?

FIGARO, l’embrassant.

Tiens !...

SUZANNE, le retenant.

Dites-moi...

FIGARO, de même, reprenant sa mandoline.

Tiens ! Tiens !...

CARASCO, d’une voix terrible à l’intérieur.

Suzanne !

SUZANNE, plaçant le paquet entre les barreaux de la chaise, que Figaro a mise sur sa tête.

Ah ! mon Dieu !...

FIGARO.

Est-ce qu’il aurait trouvé encore une toile ?...

Il embrasse Suzanne à travers les barreaux de la chaise et se sauve.

CARASCO

Suzanne !...

SUZANNE.

Oui, monsieur !... 

On entend Bartholo disputer chez lui avec Marceline.

Ah ! bien !... voilà le docteur aux prises avec Marceline !... C’est donc la journée aux querelles ! 

Elle entre dans la boutique.

 

 

Scène X

BARTHOLO, MARCELINE

 

BARTHOLO.[8]

Quand vous me chanterez la même antienne pendant vingt-quatre heures : demain comme aujourd’hui, comme hier, ce sera non, non et non !

MARCELINE.

Ah ! que j’aurais dû vous le dire ce non-là au lieu d’un oui !

BARTHOLO.

Qui ne vous a pas tant coûté !...

MARCELINE.

Probité d’homme !

BARTHOLO.

Vertu de femme !... Vous étiez assez majeure, ma mie, quand il vous plut de vous laisser aimer par moi, pour savoir qu’un homme, à certaines heures, ne mesure pas la portée de certains mots... et qu’il est des serments qui ne valent pas une bonne promesse !...

MARCELINE.

Par écrit !... à qui le dites-vous ?... Je vous mènerais loin ! Mais c’est bien à vous de me reprocher mes faiblesses !...

BARTHOLO.

Et c’est bien à moi de les payer ! Mort de ma vie, s’il nous fallait tenir tous deux ces sortes de paroles... J’aurais un sérail tout à l’heure, et vous dix maris, pour le moins !

MARCELINE.

Osez-vous dire !

BARTHOLO.

Ah ! brisons là... c’est bien assez de m’avoir rompu la tête à table, je ne suis pas pour quereller au carrefour avec ma gouvernante... Depuis vingt ans ma maison est la vôtre... Ordonnez, veillez, contrôlez... j’y consens des deux mains !... mais pour vous épouser, je n’ai que la gauche !...

 

 

Scène XI

BARTHOLO, MARCELINE, BASILE

 

BASILE.

Ce que nous appelons union morganatique.[9]

BARTHOLO.

Au diable le furet, qui met son nez partout !

MARCELINE, vivement.

Ah ! don Basile ! j’en appelle à vous !...

BARTHOLO.

Je vous défends...

MARCELINE, tire Basile de son côté.

C’est une pauvre jeune femme, don Basile...

BARTHOLO, de même.

Ce n’est pas vrai !...

MARCELINE, même jeu.

Une pauvre jeune femme, séduite par son maître !...

BARTHOLO, de même.

Ce n’est pas vrai !...

MARCELINE.

Un homme grave, don Basile, un homme établi... un homme mûr !...

BARTHOLO, étourdiment.

Assez vert, cordieu !... témoin l’enfant !

MARCELINE.

Ah ! ce n’est pas moi qui l’ai dit...

BASILE, effaré.

Le père !...

MARCELINE, vivement.

Mais en me promettant de m’épouser, s’il vous plaît ! 

BASILE, de même.

La mère !

MARCELINE.

Eh bien, oui ! Et maintenant, sous prétexte que l’enfant a été volé en nourrice...

BARTHOLO.

Je refuse d’épouser, parbleu ! absent le corps du délit, la loi perd ses droits !

MARCELINE.

Et mon honneur ?

BARTHOLO.

Ah ! où il n’y a rien le roi perd...

MARCELINE.

Le lâche ! Vous l’entendez, don Basile !

BASILE.

Doux seigneur ! Que me dites-vous là ? Un père, une mère, non mariés... Une immoralité...

MARCELINE.

Ai-je tort ?

BASILE.

Je ne dis pas cela !

BARTHOLO.

Suis-je blâmable ?

BASILE.

Loin de là !

MARCELINE.

Que pensez-vous donc ?

BASILE.

Que vous avez raison chacun à votre point de vue.

Ici Figaro entre par le fond sans être vu ; il porte sa chaise et un écriteau blanc et déplace la perche de Carasco qu’il plante plus bas sur la droite.

BARTHOLO.

Mais le vôtre !

BASILE.

Le mien, c’est qu’en pareil cas, le plus naturel...

 

 

Scène XII

BARTHOLO, MARCELINE, BASILE, FIGARO

 

FIGARO.

C’est l’enfant !... L’enfant est naturel !

BARTHOLO.

À l’autre ! Toute la ville à présent !

BASILE.

De quoi se mêle-t-il celui-ci ?

FIGARO.

De corriger vos procédures, sage organiste ! Accordez vos tuyaux, mais apprenez de moi comment on juge !

BASILE.

Juger !... Tu ne sais pas seulement ce dont il s’agit ![10]

FIGARO.

Plût au ciel ! Je n’en aurais que plus d’éloquence. Mais puisque j’ai ce malheur de connaître un peu la cause par les querelles quotidiennes des deux parties, tâchons de l’embrouiller, et tout va bien. 

Très vite.

Le fait ! ô Marceline, ô Basile, ô docteur !... Le fait est un enfant, voilà le fait, et l’auteur du fait avoué le fait... c’est un fait ; mais la victime du fait réclame au coupable du fait l’effet des serments qu’il a faits : considérant que l’auteur du forfait est d’âge à savoir ce qu’il a fait !... et vu l’absence de l’enfant fait !.... La cour les condamne solidairement à s’en procurer un autre à nouveau frais, et les renvoie sans frais et satisfaits ! Est-ce clair ?

TOUS.

Non !

FIGARO, pirouettant.

Alors, c’est parfait !.... 

Il remonte et place sa chaise contre la perche.

BARTHOLO, à Marceline.

Il ne vous manquait plus que de vous donner en risée aux polissons de cet âge !

MARCELINE, regardant Figaro tendrement.

Ah ! qu’un polisson de cet âge a plus qu’un autre le droit de faire des serments !

FIGARO.

Et de ne les pas tenir...

 

 

Scène XIII

 

BARTHOLO, MARCELINE, BASILE, FIGARO, ALMAVIVA, puis du PEUPLE

 

ALMAVIVA, entrant, à la vue de la perche.

Eh ! mon Dieu !... qu’est-ce que cela ?

FIGARO.

Ça !... 

Avec emphase.

c’est mon enseigne ! 

Il applique sur l’enseigne de Carasco son écriteau, sur lequel il vient d’écrire : Figaro rase pour un sou.

BARTHOLO.

Pour un sou !

TOUS.

Pour un sou !

Des passants arrivent de tous côtés.

Air (Musique nouvelle de M. Eug. Déjazet.

FIGARO.

Galants de Séville,
Vite, au plus habile !
Holà ! oh ! presto !
Voici Figaro !
Moustache et barbiche,
Du pauvre et du riche,
Moi, pour raser tout,
Je ne prends qu’un sou !

Artiste d’élite
Et d’un vrai mérite,
Où je suis parfait,
C’est dans le toupet !
Galant pour les dames,
En coiffant les femmes,
Je ne fais qu’un prix...
Coiffer leurs maris !...
Holà ! oh ! presto !
Gris ou châtains, noirs, blancs ou fauves,
Jeunes ou barbons,
Apportez-moi tous vos mentons !
Voici Figaro, qui sait friser les têtes chauves,
Et d’un tour de main
Faire la barbe au plus malin !...
Galants de Séville, etc.

À une jeune fille.

Je tiens, pour la beauté trop brune,
Lis et jasmin,
Peau de satin...

À un vieillard.

Pour les vieux en bonne fortune,
J’ai des perruques de blondin...
Ah ! divin emploi !
Tout rajeunit, tout reverdit par moi !     

Ah ! quel savoir !
Quel talent ! quel pouvoir !

Montrant la boutique de Carasco.

Déjà j’entends gronder l’envie ;
Mais je me ris de sa folie,
Car des barbiers je suis le roi !
Et tous les cœurs seront pour moi !

Repoussant les passants en faisant le cercle autour de sa chaise.

Place ! place ! faites place !
Chacun m’enlace !
Chacun m’embrasse !
Voyez ! voyez ! dans chaque rue,
Courir, courir la foule émue ;
Rien qu’à ma vue,
Dans chaque rue,
On voit courir la foule émue !
Et, grâce à tous, bientôt l’écho,
Va répéter, de place en place,
Ce grand nom que rien ne surpasse,
Ce nom fameux de Figaro !
Galants de Séville, etc.

TOUS.

À moi ! à moi !

FIGARO.

Ne vous bousculez pas, messieurs, je vous en prie, il y en aura pour tout le monde... un sou la barbe ! un sou !

 

 

Scène XIV

 

BARTHOLO, MARCELINE, BASILE, FIGARO, ALMAVIVA, PEUPLE, CARASCO, à l’œil-de-bœuf

 

CARASCO, à part.

Saints du ciel !...mon apprenti qui m’enlève mes clients !... 

FIGARO.

À qui le tour ?

BARTHOLO.

À moi !

BASILE, s’asseyant.

À moi ! j’étais derrière la perche.

CARASCO.

Arrêtez ![11] Arrêtez ! C’est une infamie ! Il n’a pas le droit de raser, il n’en a pas le droit.

FIGARO.

Je n’ai pas le droit, perruquier maussade, de raser par amour de l’humanité, les malheureux que ton avarice écorche autant que ta maladresse !...

CARASCO.

Où est ta patente, fripon, pour ouvrir boutique ?

FIGARO.

Où est ma boutique, nigaud, pour avoir patente ?

CARASCO.

Et tes titres de maîtrise ?

FIGARO, tirant son rasoir.

Ceux des Alexandre et des César ! Mon audace et mon fer !

CARASCO.

Oui, va, va, essaye de lui faire la barbe.

FIGARO.

À la tienne ?

CARASCO.

Mais je t’en défie !... Mais je te défie de lui barbouiller seulement le menton.

FIGARO.

Je ne lui barbouillerai pas le menton ?

CARASCO.

Non !

FIGARO, barbouillant toute la figure de Basile.

Eh bien ! tiens ! tiens ! tiens !

BASILE, voulant se lever.

À l’aide !

FIGARO, le forçant à se rasseoir.

Ne bougez pas, cordieu ! il y va de mon honneur !... 

Tout le monde tient Basile, que Figaro continue à savonner.

CARASCO, furieux.

Seigneur Basile, si vous vous laissez raser par ce misérable, je vous dénonce à la police pour atteinte aux privilèges de la redoutable corporation des barbiers.

BASILE, effrayé et voulant se lever.

Ah !

FIGARO, le faisant rasseoir.

Seigneur Basile, si vous bougez, je vous tonds le crâne de l’os frontal à l’occiput, et je suspends vos crins à sa porte en guise de défi ! 

Basile retombe effrayé, Carasco disparaît.

ALMAVIVA.

Bravo !

TOUS.

Vive Figaro !

CARASCO descendu.

Attends ! va ! va !... 

Il saute dans la rue.

MARCELINE, le poussant sur Antonio.

Mais, laissez-le donc, cet enfant !

ANTONIO, de même le rejetant sur Almaviva.

Ne faut-il pas qu’il vive ?

ALMAVIVA, le rejetant à Bartholo.

Jaloux !

BARTHOLO, le rejetant dans la foule.

Butor !

CARASCO bousculé.

Au secours !...

TOUS.

À bas Carasco !...

CARASCO, au fond de la place, à la porte de Bridoison.

Seigneur Bridoison ! justice ! justice ! 

Il sonne à tour de bras.

 

 

Scène XV

 

BARTHOLO, MARCELINE, BASILE, FIGARO, ALMAVIVA, PEUPLE, CARASCO, BRIDOISON, UZANNE, et JACOTTA à leur fenêtre, DEUX ALGUAZILS

 

BRIDOISON, sortant de chez lui avec la baguette d’alcade.

Que... e... et... vacarme !

CARASCO.

Justice, seigneur, contre ce bandit !

BRIDOISON, montrant Bartholo.

Ce... e... lui... ci ?

CARASCO, montrant Figaro.

Celui-là !

BRIDOISON.

J’en... entends... bien ! le grand ?

CARASCO.

Non, le petit.

BRIDOISON.

Mais j’en... entends bien ! Qu’é... est-ce qu’il t’a fait ?[12]

CARASCO.

Ce qu’il m’a fait ?... Il m’a fait...

FIGARO, vivement.

C’est vrai, seigneur alcade ; mais faites comparaître sa femme, et vous verrez.

BRIDOISON.

Vo... oyons sa... a femme !

CARASCO.

Eh ! il s’agit bien de ma femme !

FIGARO.

Demandez à ces messieurs si ce n’est pas ce qu’il prétend.

BARTHOLO, ALMAVIVA, BASILE et ANTONIO.

Si !... Si !...

CARASCO.

Mais non !... Je vous dis que je ne me plains pas de ça... Mais il veut raser.

BRIDOISON.

Ra... aser ta femme ?

CARASCO.

Eh ! non, par tous les diables !... lui... lui, don Basile !

BRIDOISON, aux alguazils.

A... arrêtez... ce don... on Basile.

BASILE.

Moi ?

CARASCO, criant.

Mais lui comme les autres !...

BRIDOISON.

A... arrêtez les autres !...

CARASCO.

Mais non !... Figaro ! Figaro !

BRIDOISON.

Mais... il est stu... upide ! cet animal-là !... Il ne sait... ait pas ce qu’il veut !

FIGARO.

Ni ce qu’il dit... une affaire si simple !

CARASCO.

Ne l’écoutez pas !

BRIDOISON, à Carasco.

Si... ilence !... 

À Figaro. 

Raconte !

FIGARO.

En trois mots, seigneur alcade ; ce barbier est marié... et ma foi, sa femme... Vous comprenez... cela l’irrite !...

BRIDOISON.

Oui... je... e sais ce que c’est !

FIGARO.

Je n’en doute pas !

BRIDOISON.

Il est po... oli, au moins, celui-là !...

FIGARO.

Si bien donc qu’il envoie sa femme chercher de l’huile à la cave !

CARASCO, tenu par les alguazils.

Mais ce n’est pas vrai ! ce n’est pas ça !

BRIDOISON.

Si... silence donc ! 

À Figaro.

À la ca... ave, j’entends bien !

FIGARO.

Mais voilà mon Carasco qui trouve une toile d’araignée.

BRIDOISON.

À... à... la cave !

FIGARO.

À... à... la cave ! Et il prétend que c’est moi qui l’ai mise là !

CARASCO.

Mais non ! 

Les alguazils lui ferment la bouche.

FIGARO.

Non ! Demandez à ces messieurs s’il n’a pas tiré le couteau pour me tuer !

ANTONIO, ALMAVIVA, BARTHOLO, BASILE.

C’est vrai !

BRIDOISON.

Son cou... outeau !

FIGARO.

Et les injures, et les menaces, et je te chasse ! et je te défends de raser !... Et tout ce que je ne vous dis pas !

BRIDOISON.

C’est inutile !

FIGARO.

C’est mon avis !

BRIDOISON.

J’en... entends très bien !... C’est sa femme qui... i... est cause de tout !...

FIGARO, surpris.

Hein ?

BRIDOISON.

C’é... est sa femme qui lui a... mon... onté la tête !

FIGARO, à part.

Monté la tête, l’y voilà !...

CARASCO, désespéré.

Ah ! quel idiot !...

BRIDOISON.

I... idiot !... il a parlé de moi !...

FIGARO.

C’est évident.

BRIDOISON.

C’est évident !... Arr... arrêtez-le !

CARASCO.

Moi ! mais je suis le plaignant !

BRIDOISON.

A... arrêtez le plai...aignant ! On m’a traité d’imbécile... en plein... ein tribunal.... mais idiot !...

FIGARO.

C’est trop de franchise !

BRIDOISON.

Ce... est trop, comme il dit !... En prison !

CARASCO, emmené par les alguazils et se débattant.

Ah ! brigand, va ! Caramba !...

FIGARO.

Criez donc comme moi, vous autres : Vive le seigneur Bridoison !

TOUS.

Vive le seigneur Bridoison !...

BRIDOISON, ému.

Mer... erci !... mes amis !... mer... erci !...

FIGARO.

Ah ! décidément, je vaux mieux que mon état... moi... Au diable la boutique !... – Seigneur Bartholo, voulez-vous de moi pour apprenti médecin ?[13]

BARTHOLO.

Tu saigneras, purgeras et extirperas ?...

FIGARO.

Vos dents, en douceur ! et je vous raserai par-dessus le marché !

BARTHOLO.

Ah ! j’accepte : depuis ce matin j’enrage assez pour ma barbe.

ALMAVIVA.

Et moi !...

BASILE.

Et moi !...

ANTONIO.

Et moi !... Et la Suzanne qui est sans maître maintenant.

FIGARO, la prenant sous le bras.

Ma Suzette !... Je m’en charge !

ALMAVIVA, lorgnant la petite, à part.

Moi aussi !

BARTHOLO, à part.

Et moi aussi !... 

Haut.

Je la prends pour servante.

BRIDOISON, au fond.

Mer... erci, mes a... amis, mer... erci...

CRIS au fond.

Vive le seigneur Bridoison !...

FIGARO.

Hélas ! il a l’esprit d’être bête, ce qui, par tous les temps, est moins bête que d’avoir de l’esprit !... Vive Bridoison !...

 

 

ACTE II

 

Le cabinet de Bartholo. À droite, premier plan, la table de Figaro couverte de livres ; sa chaise ; au deuxième plan, du même côté, la porte de sa chambre, puis une fenêtre et un balcon. Au fond, la porte d’entrée ; à droite de cette porte, un grand fauteuil de cuir à ressorts contre le mur ; de l’autre côté, une armoire à linge. À gauche, deux portes : l’une de la salle à manger, l’autre de la bibliothèque : la table du docteur est aussi de ce côté, au premier plan, ainsi que son fauteuil, sur le dos duquel est sa robe de médecin.

 

 

Scène première

 

BARTHOLO, MARCELINE, les mains pleines de divers objets, et debout près du docteur assis dans son fauteuil

 

BARTHOLO.

Tout cela depuis ce matin ?

MARCELINE, tirant un paquet de brochures.

Des brochures que messieurs de l’Académie vous envoient, avec prière de les examiner.

BARTHOLO.

Bon ! bon ! Figaro fera les rapports !... Sur sa table !...

MARCELINE, tirant un petit bocal.

Un nouveau remède que l’apothicaire Garcia soumet à votre analyse.

BARTHOLO.

À Figaro !... Quoi encore ?

MARCELINE, tirant un paquet de lettres.

Les lettres ! 

Elle pose le bocal et les brochures sur la table de Figaro.

BARTHOLO, prenant à mesure et lisant l’adresse.

À l’illustre docteur !... 

La donnant à Marceline.

À Figaro !... 

Même jeu avec une deuxième.

À monsieur Bartholo !... Imbécile ! 

Il la jette au panier.

À Sa Seigneurie l’incomparable Bartholo !... Bien. À Figaro... Est-ce tout ?

MARCELINE, rabattant son tablier.

C’est tout !

BARTHOLO, s’enfonçant dans son fauteuil.

Ouf ! tous les jours ainsi... quelle fatigue !

MARCELINE.

Pour Figaro !

BARTHOLO.

Plaignez-le !... un petit vagabond que j’élève à la dignité de secrétaire.

MARCELINE.

Pour rédiger vos lettres, vos mémoires, vos actes, vos rapports, et, Dieu me pardonne, jusqu’à vos ordonnances !

BARTHOLO.

Allons !... je vous conseille de le crier dans la rue !... ne faut-il pas qu’il forme son style ?

MARCELINE.

En réformant le vôtre !

BARTHOLO, se retournant vivement.

Tudieu ! vous êtes furieusement embéguinée de ce Figaro, ma mie !

MARCELINE.

Autant que vous coiffé de cette petite Suzanne, que vous avez prise pour servante !...

BARTHOLO.

Ajouteriez-vous à vos autres ridicules celui de la jalousie ?... 

Se levant.

Eh bien, moi, je ne l’ai pas, ce ridicule : choyez votre monsieur Figaro tant qu’il vous plaira, et prêtez-lui de l’argent qu’il vous rendra dans l’autre monde !... cela ne me fait ni chaud ni froid ; et pourvu qu’il copie ma besogne et garde le logis quand je sors... 

Il prend son manteau, sa canne et son chapeau.

MARCELINE.

Vous sortez ?

BARTHOLO.

Oui, je vais chez mon horloger. 

Fausse sortie.

MARCELINE.

Hélas ! il me rappelle l’enfant que nous avons perdu !

BATHOLO, se retournant.

L’horloger ?

MARCELINE.

Figaro !

BARTHOLO.

Ah ! bon ! encore l’enfant !... Serviteur !

MARCELINE.

Il aurait son âge !

BARTHOLO.

Elle aurait son âge !...

MARCELINE, même jeu.

Elle ?... ne m’avez-vous pas toujours dit que c’était un garçon ?

BARTHOLO, redescendant.[14]

Une fille ! Je vous ai dit que c’était une fille !

MARCELINE.

Emmanuel... notre petit Emmanuel !

BARTHOLO.

Emmanuelle... notre petite Emmanuelle !

MARCELINE, cherchant.

Une fille !...

BARTHOLO, à part.

Marche là-dessus !... 

Frappant avec sa canne à la porte de Figaro.

Figaro !...

MARCELINE.

Ne savez-vous pas qu’il est sorti ?

BARTHOLO.

Sorti ?

MARCELINE.

Depuis le déjeuner ?

BARTHOLO.

Sorti hier ! sorti ce matin ! sorti tantôt ! Depuis un mois qu’il est chez moi, il est toujours sorti ! Gageons que c’est encore pour cette musique qu’il s’avise de composer !...

MARCELINE.

Pourquoi pas ?

BARTHOLO, vivement, prêt à sortir.

Parce qu’elle est une sotte, et lui aussi, et s’il continue à griffonner des notes, au lieu de rédiger les miennes, je lui ouvre cette porte, et je le flanque... 

La porte lui saute au nez, et Figaro entre tout effaré.

 

 

Scène II

BARTHOLO, MARCELINE, FIGARO

 

FIGARO, un rouleau de musique à la main.

Sont-ils là ?

MARCELINE.

Qui ?

FIGARO.

L’entendez-vous ?

BARTHOLO.

Quoi ?

FIGARO.

Le tocsin ?... Rien ! Personne !... Vivat ! Figaro ! 

Il ferme la porte et redescend.

BARTHOLO.

Ah ? ça, me ferez-vous le plaisir de m’expliquer...

FIGARO.

Je ne vous ferai pas ce plaisir-là, docteur ; mais je me le ferai... La renommée n’est pas sans vous avoir appris que j’ai composé un opéra ?

MARCELINE.

Tout seul ?

FIGARO.

Parbleu ! poème de Figaro ! musique de Figaro !

BARTHOLO.

La nature vous a donné trop de génie !

FIGARO, le saluant.

Elle se rattrape bien sur d’autres ! Quant au sujet, poétique, musical, un bijou !

MARCELINE.

C’est ?

FIGARO.

Aspasie et Socrate, ou la Philosophie désarmée par l’Amour.

BARTHOLO.

Cela promet !

FIGARO.

Cela tient !... Cette après-midi ! mon manuscrit et moi, l’un portant l’autre, et tous deux en toilette, nous allons au Théâtre de la Reine !... On ouvre à trois heures !... le spectacle est commencé : j’entre !...

MARCELINE.

Dans la salle ?

FIGARO.

Fi donc !... par l’entrée des artistes ! Un couloir assez laid, un escalier fort laid ! un concierge trop laid !... « Monsieur le directeur, s’il vous plaît ? – Absent ! – Quand le voit-on ? – Jamais ! – Merci ! » Je m’élance en avant : nouveau couloir, autre escalier, second concierge plus laid que le précédent !... même demande : « Votre nom ? – Figaro, auteur dramatique, avec une pièce !... – Sacrebleu !... on n’entre pas ici avec une pièce !... »

MARCELINE.

Ah !...

FIGARO.

C’est ce que je dis : « Ah ! » Et je reste là ! – Passe une odalisque court vêtue ; elle me regarde, je ne la regarde pas. – Autre odalisque ; elle ne me regarde pas, je la regarde. – Troisième odalisque ; je la regarde, elle me regarde : « Tiens ! ce petit ! qu’est-ce qu’il veut ? – Le directeur, mademoiselle ! – C’est moi !... » Elle me pousse en riant dans un cabinet où un homme barbu lance des bouffées de cigarette au plafond... « Hein ? quoi ? qu’est-ce que c’est ?... Un opéra !... En musique ?... – Vous allez voir. » Je me précipite sur le clavecin : Introduction, l’Orgie, scène première : Aspasie sur la table, Socrate sous la table ; les Athéniens autour de la table ! Chœur !

Ah ! c’est l’aurore !
Le ciel se dore !
Buvons encore !

– Assez ! – Entrée d’Aristophane... Ariette avec chœur !... – « Assez ! sortez ! » Il appelle, il sonne, on accourt, je me sauve, on me poursuit !... Je tombe dans les coulisses, je renverse un Turc, deux Turcs, trois Turcs !... je décroche un portant à droite... patatras ! le soleil tombe ! - Je me rejette à gauche... boum ! c’est le tonnerre ! Épouvanté, je saute en avant, je crève la toile de fond et je tombe dans le sérail... sur le Grand-Turc... au milieu des danses !... Panique sur les planches, panique dans la salle ! « Au feu ! ma femme ! mon mari ! mes enfants ! au feu !... » Une porte s’ouvre... j’aperçois la rue... je m’élance au milieu des pompes ! je dévore l’espace ! j’arrive, et me voilà !... – Quel succès pour un début !

BARTHOLO.

Eh bien ! la leçon n’est pas mauvaise ! et si cela vous pouvait guérir...

FIGARO.

De la musique ?

BARTHOLO.

De votre manie d’avoir de l’esprit en tout et partout !

FIGARO.

Ne craignez rien, docteur !... ce n’est pas contagieux.

BARTHOLO.

Raillez ! raillez ! votre vanité a sur les doigts !

FIGARO.

Parce qu’un fat m’a refusé l’examen. J’ai plus de talent qu’il n’a de sottise, il faudra bien qu’il y vienne !... et quand une fois je tiendrai mon public...

BARTHOLO.

Il vous sifflera !

FIGARO, le saluant.

Comme il applaudit vos cours !...

BARTHOLO, outré.

Non, je ne crois pas qu’il y ait dans toutes les Espagnes... !

FIGARO, tirant son rouleau.

Un plus grand compositeur !... Vous avez raison... Écoutez l’ariette !...

BARTHOLO, prenant son chapeau.

Mais comment donc ! tout de suite !

FIGARO, le poursuivant.

Avec chœur !...

BARTHOLO.

Juste ciel ! 

Il se sauve.

 

 

Scène III

FIGARO, MARCELINE

 

FIGARO.

Ce ne sont pourtant pas les oreilles qui lui manquent !... 

Redescendant la scène.

Ah ! il faudra bien que je la chante, mon ariette, et qu’on l’écoute, coûte que coûte !... 

Reprenant son chapeau.

Sangodémi !... Je vais sur la place, j’assemble une douzaine de portefaix, et je leur chante tout l’opéra ! Orphée charmait les bêtes gratis, je les forcerai bien d’applaudir en les payant. 

Fausse sortie.

MARCELINE.[15]

Avec quoi ?

FIGARO, s’arrêtant.

Tiens ! sous une apparence frivole, ce mot est profond comme mon dénouement.

MARCELINE.

Comment, de cette bourse pleine que je vous donnai dimanche, il ne reste rien ?

FIGARO.

Fi donc !... 

Tirant la bourse.

il reste la bourse... 

Tendrement.

Pour qu’elle soit remplie de nouveau par la bien bonne... la bien douce, la bien tendre Marceline... Marceline, à qui je ne saurais dire assez combien je l’aime.

MARCELINE.

Sans en croire un mot...

FIGARO.

Parbleu ! voilà le mérite, ma douce amie !... Vous aimer et le dire, la belle gloire !... mais vous jurer que je vous idolâtre, sans en être bien sûr ! ah ! Marceline, voilà qui est chevaleresque !...

MARCELINE, lui tournant le dos en remontant la scène.

Une déclaration tout à fait galante !... Est-ce de la sorte que vous les faites à mademoiselle... Suzanne ?

FIGARO, la suivant.

Ah ! cruelle ! voilà tout ce que vous trouvez à me répondre !

MARCELINE, vivement, en se retournant.

Et quelle réponse à une pareille impertinence ?

FIGARO.

Il faut répondre : « Mon petit Figaro ! vous êtes un drôle bien impudent, mais vous êtes si charmant, si charmant, qu’il n’y a pas moyen de vous résister ! »

MARCELINE.

Voyez-vous cela !

FIGARO, câlinant.

« ...Et dans l’intérêt de l’art ! voici cinquante réaux pour vous acheter un auditoire impartial ! »

MARCELINE.

Cinquante réaux ?... que je reverrai ?

FIGARO.

Avec les autres !...

MARCELINE.

C’est-à-dire, jamais ?

FIGARO.

Sur la cendre de mes pères... que je n’ai pas d’ailleurs l’honneur de connaître !

MARCELINE, vivement.

Vous ne connaissez pas vos parents ?...

FIGARO.

Ma foi, non !... Un chef-d’œuvre !... On a brisé le moule !...

MARCELINE.

Ah ! mon Dieu !... si c’était... Mais non, puisque c’est une fille à présent !... Ah ! mon petit Figaro, êtes-vous bien sûr d’être un garçon ?

FIGARO.

Cordieu ! madame, où voulez-vous...

MARCELINE.

Ah ! si c’était une fille ! il serait peut-être elle... Non, elle serait peut-être lui !... non, elle serait peut-être... !

FIGARO.

Ah ! de l’humeur dont je me connais !... elle serait assurément une fière gaillarde !...

MARCELINE.

Ah ! si le docteur m’avait trompée !

FIGARO, sans l’écouter.

Être femme !... malepeste !... le bel échange à faire ! Où le pauvre Figaro ne trouve pas cinquante réaux sur sa bonne réputation, mademoiselle Figaro en aurait cent sur sa mauvaise !

MARCELINE.

Mon petit Figaro ! aidez-moi, dites-moi...

FIGARO, tendant la main.

Qui je suis ?... mes réaux d’abord !

MARCELINE.

Vous le savez ?

FIGARO, de même.

Mes réaux !...

MARCELINE.

Mon Dieu ! les voilà !.... Mais vous êtes !

FIGARO.

Gentilhomme !

MARCELINE.

Gentilhomme ?

FIGARO.

Je suis gentil, je suis homme !... Je suis gentilhomme ?

MARCELINE.

C’est tout !

FIGARO.

C’est assez !... Si je m’appelais don Figaro, et si j’étais bossu, bancal et tortu... m’embrasseriez-vous ?

MARCELINE.

Ma foi, non !

FIGARO.

Eh bien ! vive ma mère inconnue, qui n’a pas gâté l’étoffe ! 

Il l’embrasse.

MARCELINE.

Il a pourtant du bon, ce monstre-là !... 

Tapage de voix, de pieds et de cannes dans la salle voisine.

Ah ! mon Dieu !

FIGARO.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

 

Scène IV

 

MARCELINE, FIGARO, L’ÉVEILLÉ

 

L’ÉVEILLÉ, accourant.

Monsieur Figaro !... ce sont les clients qui attendent monsieur le docteur dans le petit salon, et qui s’impatientent. 

FIGARO, vivement.

Les clients !... Combien sont-ils ?

L’ÉVEILLÉ.

Une demi-douzaine !

FIGARO.

Une demi-douzaine !... La robe du maître, vite !... 

Marceline l’aide à passer la robe.

MARCELINE.

Vous voulez ?...

MALADES, dehors.

Le docteur ! Le docteur !

L’ÉVEILLÉ, cherchant à défendre la porte.

Au secours !... Ils forcent la porte.

MARCELINE.

Je me sauve !

FIGARO, dans la robe.

Laisse entrer !... l’Éveillé ! Laisse entrer !

 

 

Scène V

 

FIGARO, MALADES, béquilles, mentonnières, abat-jour, etc., etc.

 

LES MALADES entrent en se bousculant.

Docteur, je suis le premier !... C’est moi !... C’est moi !...

FIGARO, les comptant.

Deux, quatre, six ! – Ferme la porte, l’Éveillé ! Ferme la porte à double tour ! 

Les malades se regardent étonnés.

Ah ! j’en liens six ! 

À part en tirant son opéra.

Bécarre ! Vous l’entendrez, ma musique, ou vous direz pourquoi !... 

UN MALADE.

Vous allez nous soigner tous à la fois !

FIGARO, haut.

Oui, oui, je vais vous soigner, soyez tranquilles !... 

Les regardant.

Pourvu qu’il n’y ait pas de sourds. Il n’y a pas de sourds ?

TOUS.

Non, docteur !

FIGARO.

Eh bien, mes enfants, vous allez être guéris, en une séance, et vous ne reviendrez plus, je vous en réponds !... Une médication toute nouvelle !... Une trouvaille... l’emploi des sons !...

TOUS.

Des sons ?

FIGARO.

Des sons ! – Qu’est-ce que l’homme ? Un instrument ! Et définissons la maladie... Manque d’harmonie. Vous souffrez à la tête, au bras, au ventre... instruments fêlés, violons en désaccord, clarinettes fausses !... 

À celui qui tousse.

Si vous êtes enrouée, guitare, c’est que l’humidité a détendu vos cordes !... 

À celui qui a la mentonnière.

Vous souffrez des dents, clavecin ; c’est que vos touches sont démantelées !... Et vous n’auriez pas la colique, grosse caisse... 

Il frappe sur le ventre d’un gros qui se frotte.

si votre peau d’âne était moins tendue !...

TOUS, étonnés.

Ah !

FIGARO.

Rétablissons l’accord : vous êtes sauvés... Et comment le rétablir ? Par la musique !... Je ne vous saigne pas, je ne vous purge pas, je ne vous ordonne pas tous les matins à jeun... non !... mais je vous chante un opéra de ma façon... et c’est tout comme !

TOUS, voulant se sauver.

Miséricorde !... Un opéra !

FIGARO.

Tire les verrous !... l’Éveillé, tire les verrous !...

PREMIER MALADE.

Ah ça ! monsieur le docteur, est-ce que vous vous moquez de nous ?

DEUXIÈME MALADE.

Nous ne sommes pas ici pour entendre chanter !

TROISIÈME MALADE.

Mais pour prendre médecine !

FIGARO, montrant son rouleau.

Médecine ! Tout juste !... Un grand opéra !... Aspasie et Socrate, ou la Philosophie désarmée par l’Amour ; cinq actes !... Si cela ne vous remue pas les entrailles...

TOUS.

Mais...

FIGARO.

Ah ! pas de mais, jour de Dieu !... je vous fais grâce du chœur des Athéniens... il a produit son effet... mais, attention à l’ariette d’Aristophane !... et de l’enthousiasme ! la ! 

Tous les malades lui tournent le dos. Il chante.

Air (Musique nouvelle de M. E. Déjazet.)

Récitatif

Acte premier, tableau !... souper de courtisane.
Personnages... des Grecs... étendus mollement ;
Ils sont tous endormis, et seul, Aristophane,
Chancelle et chante encore, il chante en s’endormant.

Premier couplet

À la table d’Aspasie,
Chantons nos refrains joyeux...
Buvons la douce ambroisie
Qui fait l’homme égal aux dieux !...
Mais quel bruit de voix éclate ?...
Quel pas frappe le plancher ?...
– Ouvrez-moi, je suis Socrate,
Et je viens vous prêcher !...
– Il vient nous prêcher !...
– Eh quoi ! libertins infâmes,
Toujours des vins et des femmes !...
Voulez-vous vous dépêcher
D’aller vous coucher !...
– Eh quoi! nous coucher ?...
Bois avec nous, bois rasade,
Et laisse là tes sermons...
La sagesse est trop maussade.
Buvons, chantons, aimons !

Mouvement des malades pour sortir.

Pas si vite, messieurs... Socrate et la Folie
Vont en venir aux mains... Pour qui pariez-vous ?
Moi, je sais pour qui je parie,
Et je bois à Socrate avec ces jeunes fous !

LES MALADES, furieux.

Morbleu ! nous donner l’aubade
Au moment où nous souffrons...
Est-ce un remède au malade
Ces chansons et ces fronfrons ?...

Ils lui tournent le dos.

FIGARO.

Deuxième couplet

– Mes enfants, répond Socrate...
– Viens, lui dit Phryné tout bas ;
Je suis sage, et je me flatte...
– Viens, dit Laïs, viens dans mes bras !

Les malades commencent à écouter.

Voyez-vous cet homme austère ?
Il rit... on va le griser...
Aspasie emplit son verre
Et lui donne un baiser...

Les malades se rapprochent en écoutant.

Il rend le baiser !...

Sourires des malades.

– Ah ! bah ! la sagesse au diable !
Mettez mon couvert à table !
Je veux, au milieu des fous,
L’être encore plus que vous !
Allons, chantons ! messieurs, chantons tous !
Bois avec nous, bois rasade, etc.

FIGARO et LES MALADES.

Bois avec nous, bois rasade ! etc.

Danse des malades.

 

 

Scène VI

FIGARO, MALADES, BARTHOLO

 

BARTHOLO.

Bonté divine !... un ballet chez moi !...

LES MALADES.

Chez lui !... 

À Figaro.

Eh bien, et vous ?

FIGARO, les saluant.

Son élève Figaro, pour vous servir. 

LES MALADES, furieux et levant leurs béquilles.

Son élève !...

FIGARO.

Eh bien ! bonnes gens, de quoi vous plaignez-vous ?... Je vous ai rendu vingt ans pour cinq minutes... priez donc le docteur d’en faire autant.

BARTHOLO.

Vous osez !...

PREMIER MALADE, l’arrêtant.

Il a raison !... je n’ai, ma foi, plus mal aux dents !

DEUXIÈME MALADE.

Ni moi au ventre !...

TROISIÈME MALADE, avec béquilles.

Et j’ai fait un entrechat !...

TOUS.

Au revoir, seigneur Figaro, au revoir !... 

Ils sortent tous en fredonnant l’ariette.

 

 

Scène VII

 

FIGARO, BARTHOLO

 

FIGARO, sans la robe.

Allons ! allons ! voilà une ariette qui fera son effet !

BARTHOLO.

Morbleu !... qu’est-ce que tout cela ?...

FIGARO, se frottant les mains.

Une épreuve de mon opéra, rien de plus !...

BARTHOLO.

Une épreuve ?... c’est-à-dire que vous me faites concurrence, et vous mêlez de guérir mes malades.

FIGARO.

Il n’y a pas concurrence, vous ne les guérissez pas !

BARTHOLO, à part, en sonnant.

Ah ! si je n’avais pas besoin de toi !... 

À l’Éveillé qui entre.

Dites à Suzanne de m’apporter ma limonade. 

À Figaro.

Et mes rapports... se font-ils tout seuls pendant vos épreuves ?

FIGARO, prenant ces brochures.

Parbleu ! c’est bien long !...

BARTHOLO.

Et ce mémoire que vous m’aviez promis pour la prochaine séance de l’Académie ; ce petit mémoire sur un sujet bizarre qui ne vienne à l’idée de personne.

FIGARO.

Parbleu ! votre éloge !

BARTHOLO.

Vous dites ? 

Suzanne entre avec un plateau.

FIGARO.

J’y vais... 

À part.

Je vais orchestrer l’ouverture... 

Il embrasse Suzanne en sortant.

SUZANNE.

Ahi !...

FIGARO.

Ce n’est rien ! je prends le ton !...

 

 

Scène VIII

BARTHOLO, SUZANNE

 

BARTHOLO.[16]

Ma mie vous permettez à ce Figaro des libertés qui blessent  la pudeur.

SUZANNE, gaiement.

Laquelle, monsieur ?

BARTHOLO.

Comment, laquelle ?...

SUZANNE.

Il faut bien qu’il y en ait plusieurs, puisque la mienne n’y trouve que du plaisir !...

BARTHOLO, buvant.

Eh bien, voilà, le mal !... et c’est ainsi qu’une jeunesse se perd !

SUZANNE.

Ah ! n’ayez souci, monsieur, je suis fille à me retrouver toute seule.

BARTHOLO.

Dieu me pardonne !... ce Figaro les a toutes empoisonnées de son bel esprit, et si je n’étais là pour protester... 

Voyant que Suzanne se retire.

Eh bien, eh bien, ne vous sauvez pas si vite !

SUZANNE.

Monsieur a encore besoin de moi ?

BARTHOLO, assis et l’attirant à lui.

C’est votre santé qui a besoin de moi.

SUZANNE, riant.

Ma santé !... Je ne me suis jamais si bien portée.

BARTHOLO, lui tâtant le pouls.

Folie !... une femme est toujours assez malade pour qu’on la traite, et à votre âge surtout... Quel âge as-tu, charmante fille ?

SUZANNE.

Seize ans, monsieur.

BARTHOLO.

Seize ans ! voilà un pouls qui révèle un cœur bien fringant... je suis sûr que des palpitations fréquentes... 

SUZANNE, se dégageant.

Mais, monsieur, mon cœur n’est pas là...

BARTHOLO, rattrapant ses mains.

Il est partout, ma belle... chez les jolies filles !... 

Suzanne lui tape sur les doigts et se dégage encore.

Ah ! mauvaise ! tu te ris de moi ; comment faut-il donc s’y prendre pour te plaire ?

SUZANNE, prête à sortir avec le plateau.

Demandez à Figaro !...

BARTHOLO, se levant.[17]

Figaro ! toujours Figaro !... Figaro est un libertin qui n’aime que lui, tandis que moi, ma Suzanne, c’est ton bonheur que je veux !... et la preuve, c’est que je viens d’acheter pour ton joli corsage...

Il lui montre une petite boîte.[18]

SUZANNE.

Un bijou !... 

Elle redescend vivement et pose le plateau sur la table de Figaro.

BARTHOLO, tirant une montre et sa chaîne de la boîte.

Oui, friponne.

SUZANNE, courant à lui.

Une montre ?

BARTHOLO.

Avec sa chaîne. 

Il lui jette la chaîne au cou et la retient.

Mais aussi pour t’arracher aux séductions de ce Figaro, tu logeras désormais à mon étage, près de moi, et je m’assurerai de ta vertu !

SUZANNE, se sauvant à reculons.

En l’accaparant !... Mille grâces !

BARTHOLO, la suivant et tenant la chaîne.

Écoute ! Écoute !

 

 

Scène IX

 

BARTHOLO, SUZANNE, ALMAVIVA[19]

 

ALMAVIVA, entrant vivement.

Ne vous dérangez pas, docteur, c’est un client.

BARTHOLO, lâchant la chaîne, à part.

Le diable t’emporte !... 

Haut.

Qu’y a-t-il pour votre service, seigneur étudiant ? 

Pendant toute la scène Suzanne ouvre la boîte de la montre et s’amuse à la faire sonner. Jeu muet de Bartholo pour la faire cesser.

ALMAVIVA, sans quitter des yeux Suzanne.

Une consultation, docteur. Vous voyez un homme qui souffre cruellement. 

À part.

Une montre ! J’arrive trop tard ! 

BARTHOLO, même jeu en se mettant devant Suzanne.

Plaît-il ?

ALMAVIVA, cherchant toujours à voir sur son épaule.

De l’épigastre, docteur, de l’épigastre !

BARTHOLO, faisant signe à Suzanne de se retirer.

J’ai votre affaire !... une eau de ma composition !... ce que j’ai de plus sûr !

ALMAVIVA, riant.

Et de plus clair !

BARTHOLO, avançant un fauteuil.

Asseyez-vous donc !... 

À Suzanne.

Veux-tu te sauver ! 

Il entre dans sa bibliothèque.

 

 

Scène X

ALMAVIVA, SUZANNE

 

ALMAVIVA, courant après Suzanne.

Pas encore, ma belle ! Ah ! nous en sommes déjà là avec ce vieil in-folio ! La peste ! une montre à répétition ![20] 

SUZANNE, riant.

Ah ! je sais bien l’heure qu’elle ne sonnera jamais pour lui !

ALMAVIVA, vivement.

Celle du berger !... Divine enfant ! je t’adore pour ce mot-là !... et puisque tu m’aimes...

SUZANNE.[21]

Ah ! bah !

ALMAVIVA, de même.

Apprends que je suis ici pour toi seule, pour arracher ta jeunesse à cette horrible pharmacie.... et que l’or, le velours et la soie...

SUZANNE, lui mettant la montre à l’oreille.

Comment fait-elle ? 

Basile entre par le fond et écoute.

ALMAVIVA.

Elle fait tic-tac.

SUZANNE.

Eh bien, mon cœur aussi ; mais ce n’est pas pour vous ! 

Elle se sauve.

ALMAVIVA.

Pour qui donc ?

Suzanne, jetant la montre à don Basile, qui l’attrape au vol.

Pour don Basile !... 

Elle se sauve dans la salle à manger. 

 

 

Scène XI

ALMAVIVA, BASILE, puis BARTHOLO

 

BASILE, surpris et joyeux.

Pour moi la montre !... Dieu soit loué !... je ne donnerai plus mes leçons trop longues. 

Il fait sonner la montre.

BARTHOLO sortant de la bibliothèque une fiole à la main.

Seigneur étudiant, voilà !

Il se retourne au bruit de la montre et regarde don Basile avec stupeur.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il fait donc là, lui ?

BASILE, lui montrant la montre, en tenant la chaîne écartée.

Hein ! quel effet à mon cou !

 

 

Scène XII

 

ALMAVIVA, BASILE, BARTHOLO, FIGARO

 

FIGARO passant sa tête dans la chaîne et emportant la montre à son cou.

Et au mien donc !

BASILE.

À vous !

BARTHOLO à Basile.

Ma montre !

BASILE, surpris.

À lui ?

ALMAVIVA.

À toi !

FIGARO.

À toi, à lui, à nous, à vous, à qui ?[22]

BARTHOLO.

À moi, vous dis-je !

FIGARO.

Ah ! docteur, mon cœur vous devine, c’est un cadeau que vous me faites pour les rapports, discours...

BARTHOLO.

Chut donc !

FIGARO.

Mémoires, traités...

BARTHOLO.

Assez, assez !

FIGARO.

Et panégyriques que je fais à votre place.

BARTHOLO.

Eh ! garde-la, de par tous les diables ! mais tais-toi ! 

À Basile furieux.

Qu’est-ce que vous êtes venu faire ici, vous ? 

BASILE, tirant une lettre et une clef.

Eh ! la, docteur, ne brutalisons pas ! Madame la directrice des Filles-Nobles, dona Carmen, se croit malade, et avec cette clef du parc elle vous envoie une lettre.

BARTHOLO, arrachant la lettre.

Eh ! donnez donc ! 

Il va à son bureau, suivi de Basile, et lit la lettre, pendant l’aparté suivant de Figaro et d’Almaviva.

FIGARO, assis sur sa chaise et admirant la montre.

Elle est jolie, et au cou de ma Suzanne...

ALMAVIVA, à part.

Sa Suzanne !... Si c’était... Ah ! je vais bien savoir si l’on t’aime, toi.

FIGARO.

Vous dites ?

ALMAVIVA, à demi-voix.

Mais je dis que le cadeau est déjà fait.

FIGARO.[23]

Comment ?

ALMAVIVA.

Sans doute... cette montre est à Suzanne.

FIGARO.

À Suzanne !

ALMAVIVA.

Présent de Bartholo.

FIGARO, se levant.

Bartholo !

ALMAVIVA.

Que j’ai surpris cherchant à la séduire.

FIGARO, montrant la montre.

Avec ?

ALMAVIVA, à part.

Bon ! 

Haut.

Heureusement que je l’enlève ce soir.

FIGARO.

Vous ?

ALMAVIVA, à part.

C’est lui !

FIGARO.

Ah bah ! 

Il rit.

Ah ! ah ! ah !

ALMAVIVA, surpris, à part.

Il rit !

FIGARO.

Un tour au docteur, j’en suis !

ALMAVIVA, à part.

Ce n’est pas lui.

FIGARO, à part.

Tu ruses.... rusons.

ALMAVIVA, à lui-même, puis à Figaro.

Au fait... l’enlever, pourquoi pas ? La petite fait mille façons... Et si tu veux m’aider ?...

FIGARO.

Contre ce vieux fou... parbleu !

ALMAVIVA.

Chut !... ce soir, à la nuit... une sérénade sous ce balcon.

FIGARO.

Très bien !

ALMAVIVA.

Des amis à moi déguisés en musiciens.

FIGARO.

Bravo !

ALMAVIVA.

Le balcon est à hauteur d’homme, nous l’escaladons en musique.

FIGARO.

Si les valets résistent ?

ALMAVIVA.

Bâillonnés.

FIGARO.

En musique. Et le docteur ?

ALMAVIVA.

Bâtonné !

FIGARO.

Toujours en musique... Mais le guet s’en mêlera.

ALMAVIVA.

Assez... pour donner du piquant au jeu.

FIGARO.

Vous avez réponse à tout.

BARTHOLO, de son bureau.

Monsieur l’étudiant !... votre flacon...

ALMAVIVA, haut.

Voilà, docteur, voilà !... 

À Figaro.

Silence ! 

Il remonte la scène vers Bartholo, qui par gestes lui explique l’emploi du flacon.

FIGARO.

Morbleu !... allons, Figaro !... mon fils, ne cherchez pas vos mots : vous êtes un sot !... Ah ! vous faites le joli cœur... ah ! vous composez, rimaillez, orchestrez !... ah ! vous voulez être joué ?... l’on vous joue... un joli scenario parbleu !... D’une part, un amoureux niais et sans le sou... c’est votre délicieuse personne... de l’autre, la chaste Suzanne entre deux vieillards, dont un jeune... Vous ne pesez pas une once, mon mignon, et vous avez mis vous-même la colombe en cage !... Qu’elle reste !... plumée par le docteur... qu’elle s’envole !... saisie par l’étudiant !... Et vous laisseriez ?... ah ! non ! non... Alerte, Figaro !... de l’œil, de l’ongle, du bec, et prouve-leur que l’oiseau-mouche est celui qui défend le mieux son nid.

BARTHOLO à Almaviva.

Vous comprenez ?

ALMAVIVA, prenant sa fiole et payant.

Très bien, en frictions.

FIGARO, à part.

Ah ! sur ton dos... Mais d’abord un asile pour Suzanne, où trouver cela ?... Chez son oncle... Ah ! un ivrogne !

BARTHOLO, de sa place.

Figaro... écrivez l’ordonnance de dona Carmen.

FIGARO.

Dona Carmen !...parbleu ! voilà l’asile... les Filles-Nobles... oui, mais elle ne l’est pas... Bah ! si ce n’est que cela...

ALMAVIVA.

Merci, docteur !... 

À Figaro.

N’oublie pas... Au revoir, messieurs. 

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

BASILE, BARTHOLO, FIGARO

 

FIGARO, assis à sa table.

J’y suis, docteur.

BARTHOLO, dictant de sa place.

Vinum compositum dictum antiscorbuticum.

BASILE à lui-même.

Si la supérieure en réchappe !

FIGARO, écrivant.

« Madame, une fille de haut rang, que des raisons politiques obligent à cacher son nom, est retenue chez le docteur Bartholo contre sa volonté... » 

Répétant.

Antiscorbuticum...

BARTHOLO.

Ici est... Menyanthes trifoliata... une once.

FIGARO, même jeu.

« Cette jeune fille a l’intention de s’évader ce soir pour se réfugier dans votre couvent, recevez ma protégée... madame, et vous n’obligerez pas un ingrat. » 

Répétant.

Trifoliata...

BARTHOLO.

Une once... cæterum de more...

FIGARO, cherchant.

Signé ?... bah !... un nom...

Il signe.

Illisible.

BARTHOLO.

N’oubliez pas la formule... Facile secundum artem... F. S. A.

FIGARO, écrivant l’adresse.

Et fais ça ?... puis tâche de guérir.

BARTHOLO.

Donnez que je signe.

FIGARO, se levant et cachetant la lettre.

C’est fait !

BARTHOLO.

Vous avez signé mon nom ?...

FIGARO, donnant la lettre à Basile.

Illisible... à quoi reconnaît-on un médecin ?

BARTHOLO, se levant.

Ah ! parbleu ! je suis curieux de savoir comment vous contrefaites mon écriture. 

Il tend la main à Basile.

FIGARO, à part, et passant au milieu.

Diantre !

BASILE, tendant la lettre à Bartholo.[24]

Il finira par les galères. 

FIGARO, vivement et les séparant en faisant reculer Basile par une colère feinte.

Ce sera donc par où vous avez commencé, monsieur l’organiste ?

BASILE, effrayé.

Monsieur !...

FIGARO, le poussant vers la porte.

Tête et sang !... à qui croyez-vous parler ?

BARTHOLO.

Eh la... tout doux !...

FIGARO.

Un drôle !...

BASILE, effrayé.

Monsieur Figaro...

FIGARO, prenant la canne de Basile.

Un cuistre !...

BASILE.

Au secours ! 

Il se sauve.

 

 

Scène XIV

 

FIGARO, BARTHOLO, MARCELINE, SUZANNE, avec du linge

 

BARTHOLO.

Ah ça ! vous moquez-vous, monsieur Figaro ?... et direz-vous encore que c’est une épreuve ?

FIGARO.

M’insulter !... moi... Figaro !... 

Il dépose la canne.

MARCELINE, vivement.

Docteur, le journal ! 

Elle lui tend le journal.

BARTHOLO, s’asseyant, à part.

Ah ! si je n’avais pas besoin de toi !

FIGARO, à part.

Et d’une !... Maintenant prévenir Suzanne pour l’emmener pendant le souper...

Il remonte vers elle.

BARTHOLO, déchirant la bande du journal.

Où allez-vous ?

FIGARO.[25]

L’aider.

BARTHOLO.

Restez là, je vous prie... j’ai besoin de vous. 

Bas à Marceline.

Ne les laissez pas seuls, j’ai mes raisons.

MARCELINE.

Et moi donc ! 

Elle remonte vers Suzanne.

FIGARO, redescendant, à part.

On se méfie... comment l’avertir ?... 

Il attire sa chaise au milieu de la scène.

BARTHOLO, lui tendant le journal.

Tenez... lisez-moi le journal, j’ai la vue fatiguée.

FIGARO, prenant le journal.

De mes lectures ? 

À part, voyant Suzanne redescendre.

Elle vient.

MARCELINE.

Suzanne, aidez-moi à compter ce linge. 

Suzanne remonte.

FIGARO à lui-même.

Le diable t’emporte ! 

Il s’assied. Marceline et Suzanne au fond plient du linge. Suzanne va et vient.

BARTHOLO, assis et appuyé sur le dos de son fauteuil.

Eh bien ? quoi de nouveau ?

FIGARO, debout au milieu, le journal à la main.

Euh !... euh !...

BARTHOLO, fermant les yeux.

La politique !

FIGARO.

Oh ! mon Dieu ! toujours la même chose... 

Suzanne descend vers la table de droite avec un petit paquet de linge.

Des avis utiles que l’on ne peut pas donner tout haut... et que l’on cherche... 

Suzanne remonte, il veut la retenir par le bas de sa robe.

à glisser tout bas.

BARTHOLO, rouvrant l’œil.

Eh ?

FIGARO, manquant son coup.

Mais peine perdue, c’est à recommencer.

BARTHOLO.

Et les crimes ?

FIGARO.

Les crimes !

À part.

Au fait, avec une petite histoire de ma façon... je la forcerai bien à me comprendre.

BARTHOLO assoupi.

Quand vous voudrez ?...

FIGARO, faisant semblant de lire.

Ah ! voici qui s’annonce bien !... le Chasseur, la Bergère et l’Ours.

BARTHOLO, de même.

Une fable ?

FIGARO.

Non ! une actualité !

BARTHOLO, s’accoudant dans le fauteuil.

Voyons l’ours...

FIGARO, comme s’il lisait.

« Un curieux événement vient de mettre en émoi toutes les populations de l’Estramadure. Un ours... 

Regardant la tête de Bartholo.

gris, presque blanc... répandait l’effroi dans la province... Il tuait tout ce qu’il approchait... 

Il s’arrête et regarde en se penchant si Bartholo s’endort.

Cette bête !... 

Bas.

Il dort ! 

Il continue sa prétendue lecture en profitant d’une sortie de Marceline dans la salle à manger, et dit, en se tournant peu à peu vers Suzanne.

Une seule personne avait trouvé grâce devant le monstre : c’était une jeune bergère nommée Suzanne... » 

Mouvement de Suzanne, Marceline rentre.

BARTHOLO, réveillé.

Vous dites ? 

Suzanne descend un peu, en regardant Figaro.

FIGARO, tranquillement, même jeu de lecture.

« ... Marianne... que l’ours finit par enfermer dans son antre !... »

BARTHOLO, apercevant Suzanne.

Que fait donc là mademoiselle Suzanne ?

SUZANNE.

J’écoute le journal, monsieur.

BARTHOLO.

Allez donc !... allez donc l’écouter-là haut. 

Geste de Marceline pour rappeler Suzanne.

FIGARO, avec intention.

Sans doute, écoute à distance.

SUZANNE, surprise.

Oui... 

À part.

L’ours... la bergère... 

En remontant.

Qu’est-ce qu’il veut me dire avec son ours ? 

Elle remonte vers Marceline, et tout en rangeant le linge, elle prête l’oreille à la lecture.

BARTHOLO, à Figaro.

Continuez !

FIGARO, debout.

« On se perdait en conjectures... Cet animal... »

SUZANNE, passant près de lui avec du linge qu’elle porte sur la table de droite.

Bartholo ?

FIGARO, après avoir fait signe que oui.

« Cet animal aurait il conçu de l’amour pour la jeune fille ?... » 

Suzanne, en remontant, veut demander une explication à Figaro.

BARTHOLO.

Un ours amoureux d’une fille !... 

FIGARO, couvrant Suzanne avec le journal, en lui faisant des signes.

Mon Dieu, l’amour ne raisonne pas !...

BARTHOLO, se levant à demi.

Allons, c’est absurde ! je changerai de journal. 

Il se rassied.

FIGARO, se levant en même temps que lui et cachant Suzanne, qui s’esquive, à part.

Il est pourtant bien commode ! 

Lisant.

« Sur ces entrefaites, un jeune chasseur, noble et riche, qui aimait aussi la bergère... »

SUZANNE, passant près de lui, même jeu.

Le comte !

MARCELINE, au fond, se retournant.

Eh bien, Suzanne ?

SUZANNE, remontant vivement.

Oui, madame.

FIGARO, continuant.

« Résolut de l’enlever... »

BARTHOLO.

L’ours ?

FIGARO.

Non... la bergère !

SUZANNE, à part.

M’enlever !

FIGARO, continuant.

« Et la fille était perdue sans son chien. »

BARTHOLO.

Quel chien ?

FIGARO, se désignant à Suzanne.

Eh bien ! le chien de la bergère... Est-ce qu’une bergère n’a pas son chien ?... « Le chien lui dit... »

BARTHOLO, se levant, impatienté.

Mais vous voyez bien que c’est une fable... du temps où les bêtes parlaient.[26]

FIGARO.

Ah ! mon Dieu, monsieur, elles parlent toujours... « ...Ce chien lui dit, par ses gestes, par ses regards : 

Il regarde Suzanne.

« Le chasseur doit t’enlever ce soir. »

SUZANNE, à part.

Ce soir...

FIGARO, même jeu.

« Je t’attends ici pour t’emmener, tandis que l’ours prendra sa nourriture. »

BARTHOLO.

Ah ça, quelle diable d’histoire me contez-vous là ?

FIGARO.

Eh bien, est-ce que ce n’est pas clair ?

BARTHOLO.

Mais non, ce n’est pas clair.

FIGARO.

Ce n’est pas clair ? Comment, vous êtes la bête... l’ours, je suppose... vous êtes là ; je suis le chien... et voici la fille... tenez. 

Il montre Suzanne.

Quelqu’un se propose de l’enlever ce soir... je veux l’emmener pendant votre souper... je l’avertis... le tour est fait ; et vous ne comprenez pas ?

BARTHOLO, exaspéré.

Mais non, je ne comprends pas !

MARCELINE.

Ni moi !

SUZANNE.

Je comprends, moi.

FIGARO.

Elle a compris, elle, que diable !... Tu as compris, n’est-ce pas ?... Elle a compris !...

BARTHOLO.

Non, il n’est pas possible qu’un journal... 

Il tend la main pour prendre le journal.

Montrez-moi cela. 

FIGARO, lui dérobant le journal, en se croisant les bras.

Ah ça, monsieur, croyez-vous que je ne sais pas lire ?

BARTHOLO, même jeu, étendant le bras.

Et ! qui parle de cela ?... je vous dis que cela n’a pas le sens commun !...

FIGARO.

Mais voilà bien où brille mon intelligence, monsieur... 

Même jeu.

C’est d’avoir compris et de vous faire comprendre une chose qui n’a pas le sens commun.

BARTHOLO, même jeu.

Voyons...

FIGARO, même jeu, en marchant.

Mais ces journaux sont si mal rédigés aujourd’hui...

BARTHOLO, le poursuivant.

Mais donnez donc !...

FIGARO, mettant le journal en pelote.

Après cela, vous me direz que nous sommes encore plus sots de les lire, et que c’est bien certainement de l’argent jeté par la fenêtre. 

Il jette le journal par la fenêtre.

BARTHOLO, furieux.

Bon !... par la fenêtre !... Tenez !... vous m’exaspérez !... Depuis que vous êtes chez-moi... je ne me reconnais plus... je suis stupide.

FIGARO, à part.

C’est pourtant bien ressemblant !

L’ÉVEILLÉ, ouvrant la deuxième porte à gauche.

Monsieur est servi !

BARTHOLO.

Passez devant, Suzanne. 

Il la pousse. À part, en sortant.

Ah ! si je n’avais pas besoin de toi !...

MARCELINE, à Figaro, avant d’entrer.

Vous ne venez pas ?...

FIGARO.

Si fait... si fait, je range mes affaires. 

Seul.

Je les arrange !... Et de deux ! Du train dont Basile est parti, il doit être arrivé. Dona Carmen attend ma protégée... Monsieur le comte ne sera pas céans avant la nuit close. Suzanne a compris, elle vient, je l’emmène... et, à moins qu’il ne me tombe sur la tête une de ces tuiles...

 

 

Scène XV

FIGARO, JACOTTA

 

JACOTTA, ouvrant la porte du fond.

Enfin !

FIGARO.

Juste, la voilà.

JACOTTA.

Tu m’attendais ?

FIGARO.

Ah ! non.

JACOTTA, venant à lui les bras ouverts.

Figaro ! mon petit Figaro !

FIGARO, reculant.

Ah ! non, non, non, il fait trop jour.

JACOTTA.

Vertuchoux !... se pourrait-il que tu ne m’aimasses plus ?... 

FIGARO.

Si fait ! si fait ! je vous aimasse... Mais à la cave, Jacotta, à la cave... Allez m’attendre à la cave !

JACOTTA.

Sortir sans toi... Ah bien oui !

FIGARO, inquiet.

Comment ?

JACOTTA.

Mais tu ne sais donc pas que mon mari est sorti de prison, qu’il te cherche partout pour te tuer ?... Mais je t’enlève.

FIGARO.

Merci de moi.

JACOTTA.

J’ai fait paquet de tout, argenterie, nippes et vaisselle, la mule est en bas... Elle est entêtée... Moi aussi, et bon gré, mal gré, je te jette en croupe et fouette la bête.

FIGARO.

Jamais !

JACOTTA.

Hein !

FIGARO.

Avant la nuit !... Quand votre époux nous guette au détour de chaque rue, j’exposerais à sa colère sa femme, sa mule, sa vaisselle ! Allons donc !

JACOTTA.

Tu veux !...

FIGARO.

Le temps de réunir des amis... une escorte... de prendre des armes, des masques, des passeports, des vivres, mon opéra, ma trousse, une carte...

JACOTTA.

Ta ! ta ! ta !... C’est trop d’affaires...

Retroussant ses manches.

En route.

FIGARO, se faisant traîner.

Jacotta... je vous adore... Jacotta... je vous idolâtre... Mais ne me faites plus violence, Jacotta ! Je crie... 

JACOTTA, le lâchant.

De la vertu !

FIGARO, s’esquivant.

Tandis que si tu es... bien gentille et si tu me laisses un petit quart d’heure...

JACOTTA.

Tu fuiras ?

FIGARO.

Ah ! parole d’honneur... je fuirai.

JACOTTA.

Alors, je t’attends en bas.

FIGARO.

À la porte ?

JACOTTA.

Avec ma mule.

FIGARO.

La mule... 

À part.

Pour Suzanne... 

Haut.

Non ! non ! pas là... une bête, à la porte d’un médecin, c’est ordinaire ; mais un rassemblement...

JACOTTA.

On vient...

FIGARO.

Par la fenêtre !... Cachez-vous !

JACOTTA.

Où ?

FIGARO, la poussant dans la bibliothèque.

Dans ce corridor, la porte au fond, la bibliothèque.

Il ferme la porte.

JACOTTA, rouvrant la porte.

Si tu me trompes...

FIGARO, fermant la porte.

Oui.

 

 

Scène XVI

 

FIGARO, CARASCO

 

CARASCO, passant sa tête entre les rideaux de la fenêtre.

Ah ! Caramba !

FIGARO.

Bon... le mâle à présent !

CARASCO.

Ah ! je te tiens...

FIGARO.

Pas encore... 

À chaque pas que Carasco fait en avant Figaro rompt d’un pas également, et ils traversent ainsi toute la scène pendant les paroles suivantes.

CARASCO.

Ah ! scélérat, tu me prends mes clients, mon linge, ma mule, ma vaisselle, le meilleur de mon mobilier... ma femme !

FIGARO, tournant la table de Bartholo à reculons.

Le plus mauvais.

CARASCO.

Tu me fais...

Figaro lui jette dans les jambes le fauteuil de Bartholo, et se sauve à droite ; Carasco saute pardessus le fauteuil et le ramasse.

ridicule aux yeux de toute la ville, et tu crois que ça se passera comme ça...

FIGARO, derrière sa table, à droite, et se balançant.

Ah ! cela ne se passera pas du tout... du tout... du tout !... 

CARASCO, sautant d’un bout de la table à l’autre, suivi par Figaro dans tous ses mouvements.

Monsieur Figaro... quand un polisson comme vous s’attaque à un Castillan comme moi, savez-vous ce que fait le Castillan ?

Il étend le bras pour l’attraper, et ne prend que le vide.

FIGARO, s’esquivant à gauche.

Il le manque.

CARASCO, se frottant la jambe.

Carac !... – Il lui coupe les deux oreilles et les met dans sa poche. 

Il tire son couteau, et poursuit Figaro en boitant.

FIGARO, au fond de la scène, poussant devant lui le fauteuil à ressorts, de manière à s’en faire un rempart.

Mon cher monsieur Carasco, quand un Castillan comme vous a une rage de dents et refuse de se la faire arracher.... savez-vous ce que nous faisons, nous autres médecins ?... Nous lui avançons poliment ce fauteuil. 

Il lui roule le fauteuil dans les jambes.

CARASCO, tournant sur lui-même et perdant l’équilibre.

Ah ! traître !

FIGARO, le prenant par les épaules et le forçant à s’asseoir.

Et donnez-vous donc la peine de vous asseoir. 

Carasco tombe assis. Les deux bras du fauteuil se replient sur les siens, et le serrent par le milieu du corps, même jeu des oreillettes qui lui serrent le front.

CARASCO, poussant un cri et se démenant.

Ah ! Caramba !

FIGARO, tirant sa clef de dentiste.

Voilà... et ne criez pas... ou j’arrache.

CARASCO, effrayé.

Grâce !... Pitié !...

FIGARO.

Ah ! nous voulons assassiner un peu ce pauvre petit Figaro ?... Votre couteau, vite !

CARASCO.

Le voilà, monsieur Figaro.

FIGARO.

Ce sont toutes vos armes ?

CARASCO.

À gauche... dans ma poche... Aie ! les bras ! 

FIGARO, tirant un pistolet de la poche de Carasco.

Un pistolet... c’est tout ?

CARASCO.

À droite... oh ! l’estomac... oh ! la ! la !...

FIGARO, tirant une petite fiole.

Du poison !... Après ?

CARASCO.

Dans mon gilet... Aie ! aie !

FIGARO, même jeu, tirant un cordon à nœud coulant.

Un lacet !... Quoi encore ?

CARASCO.

C’est tout.

FIGARO.

C’est tout... nous n’avons plus que l’embarras du choix. 

Lui présentant toutes les armes.

Qu’est-ce que vous préférez ?

CARASCO.

Pour moi !... Miséricorde, monsieur Figaro ! ne me tuez pas !

FIGARO, lui mettant le pistolet à la gorge.

Demande-moi pardon.

CARASCO.

De ce que ma femme... vous a...

FIGARO.

Oui.

CARASCO.

Eh bien, oui, c’est convenu, je vous demande pardon !

FIGARO.

Elle ne recommencera plus ?

CARASCO.

Je le jure !

FIGARO.

Alors je suis tranquille, et je t’enferme là pour une heure.

Il montre sa chambre.

CARASCO.

Une heure !

FIGARO, le menaçant du pistolet.

Pas un cri, ou sinon... En route !

Il rabat la résille de Carasco sur le nez du pauvre diable, qui, bâillonné et aveuglé, s’agite et baragouine avec désespoir.

Oui, oui, tu t’expliqueras plus tard, marche ! 

Il pousse le fauteuil dans sa chambre, fermant la porte.

D’honneur, j’en fais collection. 

La nuit est venue pendant cette scène.

 

 

Scène XVII

 

FIGARO, SUZANNE, puis JACOTTA

 

Nuit complète.

SUZANNE, sortant de la salle à manger, sa mantille sur le bras.

Figaro ! es-tu là ?

FIGARO, prenant son manteau et son chapeau.

Vite ! vite !... que de temps perdu !

SUZANNE.

Où allons-nous ?

FIGARO.

As-tu peur de me suivre ?

SUZANNE.

Ah ! au bout du monde !

FIGARO.

Viens donc ! 

Sérénade dans la rue.

Morbleu ! trop tard !

SUZANNE, déposant la mantille sur un fauteuil et courant à la fenêtre.

Une sérénade ! des musiciens masqués !

FIGARO.

Devant la porte ?

SUZANNE.

Tout autour de la maison !

FIGARO.

Cache-toi... 

Il cherche.

derrière cette porte. 

Il cache Suzanne derrière un battant de l’armoire au linge.

Et quoi qu’il arrive, ne bouge pas. 

La sérénade continue. Redescendant la scène.

Voilà une magnifique occasion de me débarrasser de la Jacotta. 

Ouvrant la porte de la bibliothèque.

Viens, mon amour, viens !

JACOTTA, sortant.

Cette musique ?

FIGARO, bas.

Pour dérouter le guet. Vite dans ce fauteuil ! 

Lui jetant la mantille de Suzanne.

Ceci sur ta tête, et laisse-toi emporter.

JACOTTA.

Emporter !

FIGARO.

Mais oui... Carasco est sur la place... tu passeras pour une malade... Vite donc ! 

Jacotta s’assied, la mantille sur la tête.

 

 

Scène XVIII

 

FIGARO, ALMAVIVA masqué, JACOTTA, SUZANNE cachée, ÉTUDIANTS escaladant le balcon

 

ALMAVIVA, à demi-voix.[27]

Où est-elle ?

FIGARO, de même.

Dans ce fauteuil !...

ALMAVIVA.

Endormie ?

FIGARO, montrant la fiole de Carasco.

Par moi.

ALMAVIVA.

Bravo ! j’ai ma litière ! enlevez-la, mes amis ! 

Au moment où les étudiants vont enlever Jacotta on frappe à la porte du fond.

BRIDOISON, dehors.

Au nom...om du roi ! ou... ouvrez !

FIGARO.

Bridoison ! ah ! l’animal ! que diable vient-il faire ici ?

ALMAVIVA, montrant Jacotta.

Entourez-la !

BRIDOISON, dehors frappe à la porte.

Au nom du...u... roi !

 

 

Scène XIX

 

FIGARO, ALMAVIVA, JACOTTA, SUZANNE, ÉTUDIANTS, BARTHOLO, MARCELINE, avec flambeau, BRIDOISON, BASILE, ALGUAZILS, UN GREFFIER

 

BARTHOLO, effrayé.

Des hommes masqués chez moi ?... au secours ! des voleurs ! 

Il ouvre la porte.

BRIDOISON.

Des vo... oleurs ! qu’ils sortent !

ALMAVIVA.[28]

Sortez, vous-même !

BRIDOISON.

La... a loi... ne se co... ommet pas avec des ban... andits ! Sortons !

BARTHOLO, l’arrêtant.

À l’aide ! ils me tueront !

FIGARO, se jetant au milieu.

Eh ! messieurs ! doucement ! il y a coq 

Montrant Almaviva.

à l’âne.

Il montre Bridoison. 

Ces messieurs ne sont autres que d’honnêtes étudiants qui donnent une sérénade à l’auteur de Socrate et Aspasie. Voilà tout le mystère. 

Le comte se démasque.

TOUS.

Le comte ! 

Pendant ce temps les Étudiants vont pour sortir en emportant Jacotta sur son fauteuil.

BARTHOLO.

Oui ! oui !... et ce qu’ils cachent au milieu d’eux... est-ce aussi une sérénade ?

FIGARO.

Autre histoire !... Un blondin déguisé en femme... pour jouer Aspasie !

BARTHOLO.

Seigneur alcade !... je reconnais sa mantille ! arrêtez-les, c’est Suzanne !

FIGARO.

Je vous dis que c’est Aspasie !

BARTHOLO, criant.

C’est Suzanne !

BRIDOISON.

Aspa... sie ! Su... uzanne !... Si c’est Su... Suzanne... je l’a... arrête.

TOUS.

L’arrêter !

JACOTTA, se découvrant et sautant du fauteuil.

Eh ! mais dites donc ! eh !... si l’on arrête, je n’en suis plus moi.

TOUS.

Jacotta !

JACOTTA.

Eh ! oui, Jacotta !

FIGARO à Bridoison.

Arrêter Suzanne ?

BRIDOISON, prenant l’ordre des mains de Basile.

Avec re... espect !... à la reque...quête de dona Ca... armen !

FIGARO.

Dona Carmen !... elle est sauvée !... Venez ! venez ! dona Suzanne !

TOUS, surpris.

Dona Suzanne !

Suzanne sort de sa cachette.

 

 

Scène XX

 

FIGARO, ALMAVIVA, JACOTTA, SUZANNE, ÉTUDIANTS, BARTHOLO, MARCELINE, BRIDOISON, BASILE, ALGUAZILS, UN GREFFIER, SUZANNE, ANTONIO

 

ANTONIO, gris, sur le seuil de la porte.

Dona Suzanne ! qui, Suzette ?

FIGARO, à part.

Ah ! bon ! voilà le gâchis qui recommence.

ANTONIO, éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah ! je suis donc grand d’Espagne, moi ! je suis donc don Antonio ?

FIGARO, faisant pirouetter Antonio.

Écouterons-nous cet imbécile ? 

Prenant la main de Suzanne.

En marche !

ANTONIO, arrêtant Suzanne.

Avec ma nièce !

BRIDOISON.[29]

Ta... a nièce !

BARTHOLO, MARCELINE, ALMAVIVA.

Eh ! oui, sa nièce !

FIGARO.

Et qui, sa nièce ? Qu’y a-t-il sur l’ordre ? Une fille de haut rang... du plus haut rang ! Si ce rustre est son oncle, le seigneur alcade est donc une bête ?

BRIDOISON.

C’é... est clair ! je suis une bê... bête !

FIGARO.

Parbleu !

BRIDOISON.

Hein ?

FIGARO, lui serrant la main et à demi-voix.

Chut ! un secret d’État... il y va de notre tête à tous !

ANTONIO.

Ah ! bien ! en voilà du nouveau... une fille noble !... la fille de ma sœur Brigitte !

FIGARO, vivement.

Tes preuves ? tes témoins ?

ANTONIO.

Mes témoins !...

FIGARO.

Qui est-ce qui connaît Brigitte ? 

À tous.

Qui est-ce qui connaît Brigitte ?

BRIDOISON.

Oui, qui est-ce qui connaît Bri... bri... ?

FIGARO, l’interrompant.

Personne !... pas de témoins ! Marchons !

ANTONIO, retenant toujours Suzanne.

Morguenne !... la petite a peut-être bien connu sa mère... Qu’elle dise le contraire !

FIGARO.

Elle ne dira rien !

TOUS, à Suzanne.

Répondez ?

FIGARO.

Ne répondez pas ! 

Silence.  Gémissement de Carasco dans la chambre voisine, surprise générale. À part.

Ah ! bon ! à l’autre à présent !... Morbleu ! nous n’en sortirons pas !

BRIDOISON.

Ce gé... émissement !...

FIGARO.

Oui... oui... ne faites pas attention... je sais ce que c’est... un client !

 

 

Scène XXI

 

FIGARO, ALMAVIVA, JACOTTA, SUZANNE, ÉTUDIANTS, BARTHOLO, MARCELINE, BRIDOISON, BASILE, ALGUAZILS, UN GREFFIER, SUZANNE, ANTONIO, CARASCO, roulé dans son fauteuil par les alguazils, et la résille sur le visage

 

CARASCO, baragouinant et agitant les jambes avec frénésie.

Debeguiligreboi !...

TOUS, se penchant sur lui.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

FIGARO, vivement.

Ne le délivrez pas !... il est enragé ! 

Tous reculent avec effroi.

CARASCO, voulant dire son nom.

Cagrascoco !

BRIDOISON.

Il dit Cocorico !

BARTHOLO, levant la résille.

Carasco !

FIGARO, le regardant sous le nez.

Tiens !... c’est, ma foi, vrai, c’est Carasco ! Drôle d’idée de se fourrer là dedans.

CARASCO, furieux, debout et chancelant sur ses jambes engourdies.

Ah ! brigand ! va ! Ah ! caramba !

ANTONIO, le prenant au collet.

Ah ! jarni ! le voilà tout trouvé mon témoin !... Demandez-lui s’il n’a pas connu...

CARASCO.[30]

Sa mère... parbleu !... et son père aussi !

BRIDOISON.

Son... on père ?

FIGARO.

Allons donc...

BRIDOISON.

A... allons donc !...

CARASCO.

Comment... allons donc ?... je ne sais peut-être pas...

FIGARO.

Un secret d’État !

BRIDOISON.

Un secret po... olitique !

TOUS.

Politique !

FIGARO.

Où il y va de notre tête...

BRIDOISON.

À tous !

TOUS, effrayés.

À tous !

FIGARO.

Ah ! je ne le lui fais pas dire.

BRIDOISON.

Il ne me le fai... ait pas...

FIGARO.

Assez !... – Greffier, écrivez...

BRIDOISON.

É... écrivez !

FIGARO.[31]

Est-ce le docteur... est-ce monsieur le comte qui osent soutenir qu’elle est sa nièce ?

BARTHOLO.

Une affaire politique !... grand merci !... Il ne sait ce qu’il dit... il est gris !

ALMAVIVA.

Palsembleu !... ma tête pour un caprice... Qu’il aille au diable avec sa nièce... il est gris !

FIGARO, au greffier.

Écrivez !

BRIDOISON, frappant sur la table.

É... écrivez !

FIGARO.

Quant à don Basile, qui ne tient pas à sa place...

BASILE, même jeu.

Ma place !... doux Seigneur ! La fille est noble... archi-noble ! c’est moi qui ai porté la lettre !... Il est gris.

FIGARO.

Écrivez qu’elle est noble !

BRIDOISON.

Très... ès-noble !

FIGARO, à Carasco.

Il n’y a donc plus que monsieur Carasco qui, tout frais sorti de prison, voudrait peut-être profiter de la circonstance pour y rentrer.

CARASCO, effrayé.

Moi ?

FIGARO.

Et puisque vous avez connu le père de la dona...

CARASCO.

Son père ! allons donc... allons donc !... je n’ai pas seulement  e mien... Ne l’écoutez pas, il est gris...

ALMAVIVA.

Il est gris !

BARTHOLO.

Gris !

TOUS.

Gris !

FIGARO, à Antonio en le prenant au collet.

Eh bien, manant ! ose dire maintenant que la dona n’a pas de sang noble dans les veines !

ANTONIO.

Jarni... après tout, ma sœur n’était pas une sainte ! Ah ! je ne réponds de rien, moi... je suis gris !

FIGARO au greffier.

Écrivez qu’il ne la reconnaît pas pour sa nièce. 

BRIDOISON, triomphant.

É... écrivez.

FIGARO.

Et voilà, seigneur alcade, comme on instruit une affaire.

BRIDOISON, s’inclinant.

Mon... onseigneur !

FIGARO.

Pas d’indiscrétion... Monsieur le comte veut-il nous prêter sa litière pour la dona ?

ALMAVIVA.

Mai... ais...

FIGARO.

Merci, comte. Basile, accompagnez la dona.

SUZANNE.

Eh bien ! et vous ?

FIGARO, bas.

Ne crains rien, je te suis. 

Haut.

Je parlerai pour vous, maître Bridoison... je parlerai pour vous !

BRIDOISON.

Mon...on... seigneur a... a... vu mes ca... ca... pacités...

Aux alguazils.

Saluez monseigneur !

TOUS les alguazils saluant.

Vive monseigneur !

FIGARO, les poussant vers la porte.

C’est bien ! Allez, allez, bonnes gens... allez ! 

Ils sortent avec Basile, Bartholo et Suzanne.

 

 

Scène XXII

 

FIGARO, BARTHOLO, ALMAVIVA, ANTONIO, MARCELINE, JACOTTA, CARASCO

 

Ils se regardent tous avec stupeur, tandis que Figaro, au fond, prend son manteau, son chapeau, etc.

ANTONIO.

Alors, je n’ai donc plus de nièce, moi ?

JACOTTA.

Eh bien ! et moi, on ne m’enlève donc plus ?

MARCELINE.

Et bien, et mon argent qu’il emporte ?

BARTHOLO.

Et ma montre ?

ALMAVIVA.

Et ma litière ?

CARASCO.

Et ma mule ?[32]

FIGARO, à Carasco.

Ta mule, mon fils, je te la rends avec ta femme ; le diamant et sa monture.[33] Votre argent, Marceline, ah ! je ne m’acquitterai jamais ! 

À Bartholo.

Votre montre, docteur, je la garde pour savoir l’heure. 

À Almaviva.

Votre litière, monsieur le comte, était pour enlever Suzanne, elle enlève Suzanne. Et ta nièce, Antonio, de quoi te plains-tu ? je viens de la faire noble !

TOUS, stupéfaits.

Comment ?[34]

FIGARO, riant.

Allons, allons, c’est plaisir de vous mystifier.

ALMAVIVA.

Ah ! traître !... Il n’y a rien à dire, c’est bien joué !

CARASCO.

Mais nous te retrouverons.

BARTHOLO à Figaro, qui sort à reculons.

Et nous vous ferons bien voir, monsieur Figaro, que nous avons autant d’esprit que vous.

FIGARO, les saluant.

Peut-être... en vous cotisant. 

Il se sauve.

 

 

ACTE III

 

Le jardin du pensionnat des Filles-Nobles. À gauche : 1er plan, la cabane d’Antonio, et une volière ; 2ème plan du même côté un kiosque ; entre le kiosque et la volière, une balançoire très en vue, suspendue d’une part à un massif, de l’autre à un arbre isolé sur la scène : contre cet arbre, de face, un banc de gazon. À droite, premier plan, un berceau et un pavillon ; 3ème plan, en regard du kiosque, une serre ; au fond un mur, garni d’espaliers ; une petite porte dans ce mur, un banc adossé au mur, à droite ; de tous côtés, arbres, fleurs, etc. La cloche du pensionnat, à gauche dans la coulisse à portée de la balançoire.

 

 

Scène première

 

BASILE, PENSIONNAIRES

 

Les Pensionnaires sont à la récréation du soir ; les plus jeunes dansent en rond ; les plus grandes se promènent ; d’autres se balancent, jouent au volant, etc. ; deux ou trois entourent Basile, qui leur fait répéter un morceau...

BASILE.

Allons, mesdemoiselles... reprenons les dernières mesures... 

Chantant avec les Pensionnaires.

Pas mal, pas mal... nous verrons cela demain avec l’orgue... 

Les jeunes filles s’éloignent.

UNE PETITE PENSIONNAIRE, mystérieusement.[35]

Don Basile... et ma commission ?

BASILE, de même, tendant la main.

C’est juste... Señorita... sommes-nous seuls ? 

LA PETITE, lui donnant de l’argent.

Oui !

BASILE, tirant un sac de bonbons.

Voici vos pralines !... mais si l’on vous surprend, je dirai que ce n’est pas moi.

DEUXIÈME PENSIONNAIRE, un peu plus grande, de même.[36]

Don Basile !

BASILE, même jeu.

Chut !... votre roman ?... Ah ! señorita ! 

Il tire un livre de sa poche.

Je n’en ai lu qu’une page... c’est bien risqué. 

LA PENSIONNAIRE, prenant le livre vivement et lui donnant l’argent.

Ah ! merci, merci... 

Elle se sauve.

BASILE, faisant sauter l’argent.

Étonnez-vous que la corruption...

TROISIÈME PENSIONNAIRE (une grande).

Basile !

BASILE, prenant la bourse qu’elle lui donne.

Prenez garde !

LA PENSIONNAIRE.

La réponse ?

BASILE, tirant une lettre.

Vous m’avez juré qu’elle est de votre tante ! 

LA PENSIONNAIRE, prenant la lettre et se sauvant.

Ah ! quel bonheur !... il a répondu !

BASILE.

Il !... Enfin, prenons que c’est son oncle ! 

Suzanne entre par le fond, à droite, avec la Marquise, que toutes les Pensionnaires saluent sur son passage. Il se retourne et aperçoit Suzanne.

Suzanne !... ah ! depuis que cette jeune fille est ici... j’éprouve à sa vue... Aurais-je décidément un cœur ?... Cette vieille marquise, qui fait ici pénitence, l’a prise en affection... et qui sait si de ce côté une dot rondelette... Piano, Basile, piano... va courtiser, en attendant, cet ivrogne d’Antonio... 

Il entre chez Antonio au moment où Suzanne et la Marquise descendent en scène.

 

 

Scène II

SUZANNE, LA MARQUISE, PENSIONNAIRES

 

SUZANNE.

Oui, madame la marquise, voilà comme mon Figaro m’a sauvée d’un docteur et d’un jeune seigneur, que je ne vous nomme pas par discrétion... et comment je suis dans cette maison.

LA MARQUISE.

Et ton Figaro, ma mie, a eu le front de se présenter à dona Carmen, de lui faire l’aveu...

SUZANNE.

Oh ! si plaisamment, dona, qu’elle n’a pu s’empêcher de rire, elle qui est malade et qui ne rit jamais, et qu’elle lui a dit avec une petite tape sur la joue : « Allons ! allons ! je la garde jusqu’à nouvel ordre, ta Suzanne !... Va, mon fils, va ! » 

LA MARQUISE, vivement.

Voilà tout ?

SUZANNE.

N’est-ce pas assez ?

LA MARQUISE.

Assez ?... je l’eusse embrassé, moi ! Il méritait bien l’embrassade !... Merci de moi ! voilà les hommes comme je les aime, ne doutant de rien et prompts à la riposte !

SUZANNE.

Ah ! ce n’est pas l’audace qui lui manque à celui-là !

LA MARQUISE, vivement.

Et qu’il a bien raison, avec nous !...

SUZANNE.

Ah ! mon Dieu, moi qui croyais madame la marquise si sévère !

LA MARQUISE.

Une Andalouse... ah! pauvrette, jamais trop !... et quand j’ai fait la prude tout le jour... je ne suis pas fâchée de me délacer un peu au crépuscule...

SUZANNE.

Mais pourtant, cette retraite, que madame la marquise a choisie...

LA MARQUISE.

Volontairement... c’est vrai... 

Soupirant.

Hélas !... mignonne, à mon âge, il faut bien faire pénitence du passé ; cela nous le rappelle et nous console un peu du présent... Aussi, après la mort de monsieur le marquis, chagrinée d’avoir perdu cette moitié de moi-même, et de voir l’autre... 

Se montrant.

si compromise, je me détachai des choses d’ici-bas, comme on donne sa démission la veille d’un congé, et je quittai le monde brusquement... pour qu’il n’eût pas le temps de me quitter... Voilà le secret de bien des repentirs, ma belle. On m’offrit un asile dans cette maison, et j’y suis comme Charles-Quint à Saint-Just. 

Soupirant.

Ah ! mon Dieu, oui, un pavillon dans le parc, trois femmes de chambre, un valet de pied, et deux cuisiniers... un ermitage !

SUZANNE.

Et vous vous ennuyez ?

LA MARQUISE.

Ah ! de tout cœur !... En économisant mes revenus pour un libertin de neveu qui ne sait pas seulement que je suis ici, et qui, le sachant, ne viendrait pas m’y visiter... Heureusement, cette jeunesse qui fleurit autour de moi, ces cœurs enfantins qui commencent à battre de l’aile comme les petits poussins au printemps... tout cela me ragaillardit et me distrait un peu... je souris d’avance aux folies de ce petit monde qui déjà caquette et coquette comme le grand... je souris aux tiennes surtout, à tes amourettes, à ton Figaro. Ah ! Dieu, une heure d’intrigue, de galanterie comme autrefois, jalousie, mystère, escalade !... Ah ! l’amour, même quand il n’est pas pour notre compte, c’est le bonheur, c’est la vie !... Ton Figaro, ton Figaro ! parle-moi de ton Figaro.

SUZANNE.

Mais j’ai tout dit à madame.

LA MARQUISE.

Comment tout dit ? Tu ne l’as plus revu ?

SUZANNE.

Madame la supérieure lui a défendu la porte comme à tous les hommes.

LA MARQUISE, vivement.

Et il n’est pas rentré par la fenêtre ?

SUZANNE, embarrassée.

Par la fenêtre ? Non.

LA MARQUISE.

Ah ! le petit niais !... Moi qui fais son éloge !

SUZANNE, baissant la voix.

Seulement... je crois bien qu’il est revenu... par le mur !

LA MARQUISE.

Allons donc !... Voilà mon Figaro ! 

Montrant le mur du fond.

En s’aidant des espaliers, n’est-ce pas ?

SUZANNE.

Oui, dona, le soir... quand les pensionnaires sont couchées...

LA MARQUISE, enchantée.

Alors, tu te lèves tout doucement ?

SUZANNE.

Je crois que oui...

LA MARQUISE.

Et tu viens le rejoindre au jardin ?

SUZANNE.

Cela y ressemble.

LA MARQUISE.

Allons !... C’est toujours comme de mon temps !

SUZANNE, vivement.

Mais en tout bien, tout honneur, au moins.

LA MARQUISE.

Toujours... comme de mon temps, en attendant que le diable s’en mêle !... Heureusement que je suis là, et que je vous forcerai bien à rester sages. Et tu l’attends ce séducteur ?

SUZANNE.

Ce soir !

LA MARQUISE.

Ce soir ! Je le verrai.

SUZANNE.

Madame veut ?...

LA MARQUISE.

Oh ! n’aie pas peur... le voir seulement, lui parler, et m’assurer de ce qu’il vaut ! Tu me feras passer pour ta camarade... dans l’obscurité, il me donnera vingt ans moi aussi... et ce petit mensonge ne me déplaira pas...

SUZANNE (la nuit vient).

Puisque madame le veut absolument...

LA MARQUISE.

Sans doute, je le veux ; voilà de beaux enfants pour vous laisser seuls la nuit !... Quand ces demoiselles seront endormies, viens me prendre à mon pavillon et conduis-moi...

SUZANNE.

Ici ?

LA MARQUISE.

Ah ! c’est ici !... 

Antonio sort de chez lui, avec Basile, et sonne la cloche.

SUZANNE.

La cloche du dortoir ! 

Haut.

Bonsoir, madame.

LA MARQUISE.

Bonsoir, petite !...

Bas.

N’oublie pas. 

Suzanne fait un signe de tête, et sort par la droite avec toutes les Pensionnaires.

 

 

Scène III

 

LA MARQUISE, ANTONIO, BASILE

 

Antonio allume la lanterne.

LA MARQUISE.

Pauvre enfant ! cela me rappelle mon premier rendez-vous !... Pourquoi celui-là... dans la masse... je vous le demande un peu ?

À Basile.

Maître Basile peut-il m’accompagner jusque chez moi ?

BASILE, saluant.

Oh ! madame, avec ivresse ! 

À part.

Je nourris la dot !

ANTONIO, bas à son oreille.

Revenez vite... 

Haut.

Et moi, je vais faire ma ronde.

LA MARQUISE, se retournant.

À propos... Antonio, est-ce que vous détachez les chiens, la nuit ?

ANTONIO.

Non, madame, mais si vous le désirez, pour vous rassurer...

LA MARQUISE.

Au contraire. 

À part.

Me voilà rassurée, maintenant...

Elle sort par la droite.

ANTONIO à Basile.

Revenez vite.

BASILE.

Oui !... 

Il sort derrière la Marquise, et Antonio sort par la gauche.

 

 

Scène IV

 

MARCELINE, JACOTTA

 

La nuit vient.

JACOTTA, ouvrant la petite porte du fond à mesure que s’éloigne Antonio.

Attendez, c’est le jardinier qui s’éloigne.

MARCELINE, entrant.

Quelle hardiesse !... entrer ici avec la clef du docteur ! 

Elle ferme la porte et reprend la clef.

JACOTTA.

Cela ne vaut-il pas mieux que d’y entrer par le mur comme ce petit monstre... ?

MARCELINE.

Vous êtes bien sûre qu’hier au soir ?...

JACOTTA.

Mais quand je vous dis que je l’ai vu comme je vous vois ! Ah ! je l’ai guetté assez longtemps... je m’en doutais qu’il venait rôder autour de sa Suzanne. Mais par la fille de ma mère, ils ne le porteront pas en paradis tous les deux, et si vous avez autant de rancune que moi...

MARCELINE.

Autant, peut-être, mais je vous prie de croire, madame, que monsieur Figaro n’a pas eu envers moi d’aussi grands torts qu’envers vous.

JACOTTA.

C’est peut-être bien pour cela que vous lui en voulez tant !

MARCELINE, sèchement.

Grâce à Dieu !... je ne suis pas de ces femmes qui font des avances...

JACOTTA, de même.

Gratis... non ! madame les faisait en argent.

MARCELINE.

Par pure bonté d’âme, madame.

JACOTTA.

Madame croit-elle que je lui faisais les miennes par méchanceté ? Chacune est charitable à sa manière !

MARCELINE.

Charité ! L’amour de madame...

JACOTTA.

Quand on n’a que ça, madame.

MARCELINE.

On ne le prodigue pas, madame.

JACOTTA.

Ah ! ma petite, si nous commençons par nous chamailler, voilà une vengeance qui n’ira pas loin... et si...

MARCELINE.

Silence ! on vient de ce côté. 

Elle montre la droite.

JACOTTA, montrant la gauche.

Et par là aussi.

MARCELINE.

Sous le berceau ; vite ! vite ! 

Elles se réfugient sous le berceau.

 

 

Scène V

 

ANTONIO, BASILE, JACOTTA, MARCELINE, cachées, puis ALMAVIVA, BARTHOLO, CARASCO

 

ANTONIO, rentrant par la gauche, sa lanterne à la main.

On a remué... qui va là ?

BASILE, rentrant par la droite.

Ami.

ANTONIO.

Tout le monde est rentré, par là ?

BASILE.

Voici toutes les lumières au dortoir. 

On frappe trois coups à la porte du fond.

ANTONIO.

Ce sont nos hommes. 

Antonio ouvre la porte du fond. Almaviva, Bartholo, Carasco entrent l’un après l’autre, enveloppés de manteaux, couverts de larges sombreros, et chacun avec une lanterne. La scène est éclairée.

Doucement, doucement.

JACOTTA, regardant à travers les branches.

Ah ! ma chère, qu’est-ce que c’est que ça ?

BARTHOLO, le nez dans son manteau.

Nous sommes seuls ?

ANTONIO.[37]

Oui... Vous n’avez donc pas votre clef, docteur ?

BARTHOLO, se découvrant.

Eh ! non, de par tous les diables !... Je ne sais pas où Marceline l’a fourrée ! 

Antonio prend tous les vêtements à mesure et les jette dans sa cabane.

MARCELINE à Jacotta.

Bartholo !

CARASCO, se découvrant.

Ouf !...

JACOTTA à Marceline.

Mon mari !

CARASCO.

Nous avons l’air d’assassins !

ALMAVIVA, riant et se découvrant.

Ma foi ! chirurgien et médecin !... En voilà toujours deux !

BARTHOLO.

Au fait !... au fait !... Nous ne sommes pas ici pour des quolibets... Qu’Antonio explique son invitation pressante.

ANTONIO.[38]

Parguenne !... en deux paroles !...

MARCELINE à Jacotta.

Écoutons !

ANTONIO.

Qu’est-ce que nous avons juré l’autre semaine, quand ce petit babouin de Figaro nous a si bien passé la plume par le bec ?

ALMAVIVA.

De nous venger !

ANTONIO.

Tout juste !... Eh bien ! j’ai ma vengeance... En êtes-vous ?

TOUS.

Parbleu !

ANTONIO.

Voilà trois jours que je ramasse tous les matins, au pied de mes espaliers, des pêches qui ne sont pas mûres et qui tombent toutes seules. Morguenne ! il n’y a point de vent... Nos demoiselles m’en volent bien, des pêches, mais elles les croquent !... C’est donc, je me suis dit, qu’on escalade mon mur pendant la nuit... Faudra voir... j’ai bêché la terre tout du long, et ce matin, qu’est-ce que je vois là-bas ?... jarni ! une mignonne empreinte de soulier, du Figaro tout pur... quoi !

BARTHOLO.

Figaro ?

ALMAVIVA.

Quelle preuve ?

ANTONIO.

D’abord, un pied de femme... Trouvez-moi le pareil... Et puis ce barbouillage tombé de sa poche... 

Il tire un rouleau de papier à musique.

ALMAVIVA.

Des notes de musique ?

ANTONIO, déposant sa lanterne à terre.

Est-ce qu’il ne musique pas, donc ? 

Il entre dans sa cabane.

BARTHOLO, vivement.

Eh ! son ariette, parbleu !... Oui, c’est Figaro !

CARASCO, naïvement.

Tiens !... Qu’est-ce qu’il vient donc faire ici la nuit ?... chanter.

TOUS, riant.

Chanter ?

ALMAVIVA, de même.

Un duo, oui.

ANTONIO, sortant de sa cabane en cachant quelque chose derrière son dos.

Avec ma nièce.

CARASCO, trouvant.

Ah ! ah ! oui !... Il vient voir la Suzanne !

ALMAVIVA, riant. À Carasco.

Et il trompe ta femme... Venge-la !

ANTONIO.

Vengez-moi !

TOUS.

Et vengeons-nous !

CARASCO.

Mais comment ?

ANTONIO, leur montrant cinq baguettes d’osier.

J’ai préparé cinq jolies baguettes d’osier... Aux écoliers mutins, les verges !...

BASILE, prenant une baguette.

C’est humiliant !

ALMAVIVA, même jeu.

Inoffensif !

BARTHOLO, de même.

Hygiénique !

CARASCO, de même.

Et piquant !

ANTONIO.

Cela ne tue pas, mais cela cingle... Nous nous cachons dans le massif : ce galopin franchit le mur à l’heure ordinaire ; la Suzette vient le rejoindre, nous paraissons... et devant tout le monde...

ALMAVIVA, faisant le geste de fouetter.

Le...

BARTHOLO.

Et la honte !...

ANTONIO.

Vaniteux comme un paon, il quittera Séville, et nous voilà tranquilles...

TOUS, se frottant les mains.

Et vengés !... Bravo !...

ANTONIO.

Chut ! aux lanternes !... 

Ils éteignent tous leurs lanternes. Nuit.

Dispersons-nous dans le massif ; nous laisserons nos amoureux commencer leur danse... et quand il en sera temps, je vous appellerai pour la nôtre... Est-ce compris ?

TOUS, faisant siffler leurs baguettes en même temps ; bas.

Oui !... 

Ils se dispersent sous les arbres : Carasco, Basile et Antonio à droite ; Almaviva à gauche, au fond ; Bartholo, même côté, entre la volière et la balançoire.

 

 

Scène VI

 

MARCELINE, JACOTTA, puis SUZANNE et LA MARQUISE

 

JACOTTA, sortant du berceau en riant.

Ah ! ah ! ma foi, il l’aura !...

MARCELINE.

Quelle horreur !... Voilà votre amour pour lui ?

JACOTTA.

Bah ! qui aime bien... châtie bien !

MARCELINE.

Mon petit Figaro !... Ils ne le toucheront pas, je les empêcherai bien...

JACOTTA, vivement.

Et voilà votre amour, à vous ?

MARCELINE.

Il vaut bien le vôtre !

JACOTTA, regardant à droite.

Mais comment donc !... Je vous conseille aussi d’embrasser notre rivale que voici !...

MARCELINE.

Avec une autre femme !

JACOTTA.

Chut !

SUZANNE, entrant avec la Marquise sans voir Marceline ni Jacotta.

Nous y sommes... la nuit est si noire... La Marquise, de même, tenant à la main un bougeoir que son éventail protège contre le vent ; demi-lumière. Tu aurais bien dû commander un clair de lune... 

Une branche de feuillage, jetée par-dessus le mur, tombe aux pieds de Suzanne.

SUZANNE.

La branche !... c’est le signal.

LA MARQUISE.

Et pour lui dire qu’il peut escalader... tu réponds...

SUZANNE, sur le banc.

Retour du courrier... 

Elle rejette la branche de l’autre côté du mur.

MARCELINE, à Jacotta.

Il monte...

SUZANNE à la Marquise.

Laissez-moi l’éclairer... 

Elle lève le bougeoir. Lumière.

 

 

Scène VII

 

MARCELINE, JACOTTA, SUZANNE, LA MARQUISE, FIGARO

 

FIGARO, au fond, sur la crête du mur.

Vertudieu ! je ne cherche qu’une femme et en voilà quatre. 

Suzanne et la Marquise, se retournant à la vue de Jacotta et de Marceline.

Ah !

JACOTTA, au pied du mur.

Faut-il vous aider à descendre, monsieur Figaro ?

SUZANNE, vivement.

Ne descendez pas, Figaro !

FIGARO, sans bouger de place.

Cela dépend !... Il faut voir !... 

À Jacotta.

S’égorge-t-on, ou s’embrasse-t-on ?

JACOTTA, lui tendant les bras.

On s’embrasse !

FIGARO.

Alors, je ne descends pas, ma chère, vous avez des tendresses trop compromettantes !... Adieu, ma Suzanne !... 

Il se met en mesure de s’en aller.

SUZANNE, prête à sortir avec la Marquise.

Adieu !

JACOTTA à Marceline.

Ah ! le serpent ! il évitera la correction !... Figaro !

MARCELINE, vivement à Figaro.

Ne revenez pas, Figaro... vos ennemis vous guettent.

Suzanne et la Marquise s’arrêtent.

SUZANNE.

On le guette.

FIGARO, s’arrêtant.

Comment dites-vous cela... Marceline ?

JACOTTA, à Marceline.

Mais taisez-vous donc !

MARCELINE.

Mais non, je ne me tairai pas !... 

À Figaro.

Oui, mon cher enfant, le docteur, monsieur le comte, l’organiste, le jardinier, le barbier se sont tous armés de verges pour...

SUZANNE.

Ah ! mon Dieu !

MARCELINE, continuant.

Et ils vous attendent sous ces arbres.

FIGARO, vivement.

Sous ces arbres !... Et sans vous je leur faussais politesse... 

Il descend par l’espalier.

Ah ! ils m’attendent ! 

Sautant à terre.

Eh bien ! me voilà !

MARCELINE et SUZANNE.

Ah ! malheureux !

LA MARQUISE, à part, enchantée.

Charmant ! charmant !

FIGARO.

Comment ! comment ! le docteur, le comte, Basile, Antonio, Carasco, tous vieux amis... et vous voulez que je leur fasse croquer le marmot sous ces arbres, à dix heures du soir... pour deux mots qu’ils ont à me dire !... Mais j’en ai quatre à leur répondre !... Seulement, ma chère Suzanne, présentez-moi d’abord à madame.

SUZANNE, vivement.

Une amie... Mais je vous en prie... Figaro !

FIGARO, baisant la main de la Marquise.[39]

Ah ! señora, mauvais moment pour un madrigal... mais je ne vous en tiens pas quitte.

LA MARQUISE.

Parlons prose, monsieur Figaro ! et ne vous laissez pas...

FIGARO.

Soyez tranquille !... 

Tendrement à Jacotta.

Quoi ? Jacotta, traîtresse, est-ce bien toi ?[40]

JACOTTA.

Oh ! je te vois venir avec ta langue dorée !... mais ne crois pas m’enjôler... je ne suis pas si lâche que madame, moi.

FIGARO.

Mon crime, cœur féroce ?

JACOTTA.

Ton abandon, lâche cœur !... et après...

FIGARO.

La cave ? Hélas ! le grenier !... c’est la fin de toute chose, vieilles passions ! vieux meubles !

Plus bas à Jacotta.

Je t’aimais, je l’aime, à chacune son tour : hier, toi... Suzanne aujourd’hui... et demain...

SUZANNE, levant la main.

Demain ?

FIGARO, arrêtant, sa main et la lui baisant.

Suzanne !... Vous voilà bien attrapée !...

JACOTTA.

Et moi, bien payée de ma tendresse.

MARCELINE.

Et moi de nies avis charitables.

LA MARQUISE.

Moralité, monsieur Figaro, qui trop embrasse, mal étreint !

FIGARO.[41]

Disons plutôt : Qui trop embrase, mal éteint... et puisque ces cœurs sont trop embrasés, n’éteignons rien... – Que Jacotta garde sa flamme en la couvant ; que Marceline couve la sienne en la gardant, et l’heureux Figaro possède en paix, trois trésors !... L’amour... c’est Suzanne... l’amitié dans l’amour, c’est Jacotta... l’amour dans l’amitié, c’est Marceline, avec le droit de s’embrouiller si bien dans les trois, que le diable n’y comprenne rien... mais qu’il y trouve toujours son compte.

SUZANNE, vivement.

Ce n’est pas le mien, monsieur Figaro.

JACOTTA.

Mademoiselle accapare !...

SUZANNE.

Chacun pour soi !

FIGARO.

Et Figaro pour toutes... J’espère que j’y mets du mien...

SUZANNE.

Taisez-vous !... on crochette la porte ! 

Silence. On entend le bruit d’un crochet dans la serrure de la porte du fond.

FIGORA, soufflant la bougie.

Un voleur !... Cachez-vous sous ce berceau... 

Tâtant ses goussets.

Je n’ai rien à craindre.

Les femmes se réfugient sous le berceau, la porte s’ouvre, et à la vue de Bridoison et des alguazils, Figaro se cache à gauche entre la volière et la cabane d’Antonio.

 

 

Scène VIII

 

FIGARO, MARCELINE, JACOTTA, SUZANNE, LA MARQUISE, sous le berceau, BRIDOISON, ALGUAZILS

 

Bridoison entre soutenu par un alguazil, appuyé sur sa baguette, et tout endormi ; il a son bonnet de nuit, sans sa perruque.

L’ALGUAZIL, avec un falot.

Par ici, seigneur alcade, par ici.

BRIDOISON.

Mais j’en... entends bien...Vous avez vu un homme en... entrer. 

Il bâille.

PREMIER ALGUAZIL.

Oui, seigneur alcade.

BRIDOISON, à moitié endormi.

J’... en... entends !... par la porte...

PREMIER ALGUAZIL.

Non, par le mur !

FIGARO, à part.

On m’a vu !

PREMIER ALGUAZIL, continuant.

Alors j’ai couru vous réveiller... en laissant dehors une sentinelle.

BRIDOISON.

J’en... entends bien. 

Il va s’asseoir sur le banc de gazon.

L’ALGUAZIL.

Et comme on ne l’a pas vu sortir, il doit être ici...

BRIDOISON.

I... il doit... oi... 

Bâillant.

Ah ! je do... ormais si bien !... Pa... assez-moi mes pan... antoufles.

LES ALGUAZILS, surpris.

Vos pantoufles ?

BRIDOISON, de même.

Non, je... e veux dire... 

Il bâille.

Bon... on soir... Madame... Bri... bri... doison ! Bon... on soir... m... a... amour.

Il s’endort.

FIGARO, aux femmes.

Si c’est comme cela qu’il l’endort, tous les soirs !... 

PREMIER ALGUAZIL, accrochant son falot à l’arbre.

Serviteur ! il n’y a plus personne... couchez-le sur ce anc.

À un alguazil.

Toi, fais sentinelle dehors !

FIGARO.

Diable !

L’ALGUAZIL aux autres.

Et nous, une battue le long des espaliers pour couper la retraite à notre homme... Une escalade, la nuit, dans une maison pareille, il y va de la corde !... Allez !... 

Un Alguazil sort et ferme la porte sur lui, les autres longent les espaliers des deux côtés.

 

 

Scène IX

 

FIGARO, MARCELINE, JACOTTA, LA MARQUISE, SUZANNE, BRIDOISON endormi sur le banc

 

SUZANNE, sortant du berceau.

La corde !

MARCELINE, sortant du berceau.

Pendu !

JACOTTA, sortant du berceau.

Ah ! sauve-toi, je te pardonne !

SUZANNE.

Cache-toi !

LA MARQUISE.

Chez moi !

FIGARO.

Eh la ! la ! eh ! mon Dieu ! eh ! sauve-toi ! eh ! cache-toi ! et patati, et patata !... Ni l’un ni l’autre.

TOUTES.

Ah !

FIGARO.

Courage de brebis ! quand la situation s’embrouille et se complique ; au moment le plus intéressant ! mais le ciel s’en mêle !... c’est délicieux !... Bridoison manquait à la fête !... le voilà qui ronfle !... bête de somme ! Nous aurons soldats, alguazils, curieux, toute la ville, du bruit, du scandale !... Vive la folie, et ses grelots !

LES FEMMES.

Mais...

FIGARO.

Jurez-vous de vaincre ou de mourir avec moi ?

TOUTES.[42]

Oui.

FIGARO.

Or ça donc ! à la bataille ! et récapitulons les forces de l’ennemi !... Antonio, Carasco, Basile, Bartholo, Almaviva.

LA MARQUISE.

Mon neveu !...

FIGARO.

Votre ?...

LA MARQUISE.[43]

Ah ! ma foi ! le mot est lâché... trêve de compliments... Général... je suis charmée de lui donner une leçon s’il y a lieu.

FIGARO.

Je puis compter madame, parmi mes troupes ?

LA MARQUISE.

Dévouées !... mais dans les vétérans, par exemple...

FIGARO.

Non madame... Le corps d’élite !

LA MARQUISE.

Il est adorable !

FIGARO.

Donc !...

Montrant Marceline.

Infanterie.

Salut militaire de Marceline. Même jeu avec Suzanne.

Tirailleurs et 

Montrant Jacotta.

cuirassiers. Obéissance, discipline et silence, si vous pouvez... Soldats ! avez-vous du cœur ?

TOUTES.

Oui !

FIGARO, regardant à gauche.

Eh bien ! voilà l’ennemi !

TOUTES.

Ah ! 

Elles se réfugient sous le berceau.

FIGARO.

Très bien... c’est le mouvement que je voulais vous faire opérer ! 

Baissant la voix.

Attention là ! c’est Bartholo avec une lanterne !... Dangereux celui-là, comme médecin... insuffisant comme guerrier ! 

Il souffle la lanterne. nuit complète.

Devant moi, les tirailleurs.

Il place Suzanne devant lui.

L’infanterie derrière... en se baissant. 

Marceline se met derrière lui.

Et du courage, vive Dieu !... il y va de l’honneur de votre sexe, dont je suis aux trois quarts.

 

 

Scène X

 

FIGARO, MARCELINE, JACOTTA, LA MARQUISE, SUZANNE, BARTHOLO, BRIDOISON endormi sur le banc

 

Bartholo entre par le premier plan à gauche avec sa baguette.

BARTHOLO.

J’ai vu se glisser là-bas, le long du mur, des formes noires qui ne semblent pas faire partie de la conspiration. 

Suzanne tousse.

Suzanne ! je la tiens !

FIGARO, bas à Suzanne.

Bats en retraite... Mais laisse-toi prendre ! 

Suzanne fait semblant de se sauver, Bartholo la poursuit.

BARTHOLO.

Ah ! friponne !... Tu as beau fuir, je t’ai reconnue... C’est ton Figaro que tu attends.

SUZANNE, se laissant prendre par la main.

Monsieur Bartholo !!!

BARTHOLO, la ramenant sur l’avant-scène.

Ne mens pas ! je le sais... Et voilà le libertin que tu me préfères ! méchante... celui pour qui tu as fui ma maison... une maison dont je voulais te faire maîtresse.

SUZANNE, retirant sa main.

Maîtresse ! 

Figaro substitue la main droite de Marceline à celle de Suzanne.

BARTHOLO, 
reprenant la main de Marceline, qu’il croit être celle de Suzanne.[44]

En peux-tu douter ?

SUZANNE.

Et Marceline !

BARTHOLO, serrant tendrement la main de Marceline.

Qui ? Cette vieille fille insupportable, acariâtre ! 

Marceline lève sa main gauche pour le souffleter, Figaro rabat la main vivement, et la caresse pour calmer Marceline.

SUZANNE.

Vieille fille !... Ne lui avez-vous pas promis le mariage à cette vieille fille ?

BARTHOLO.

Promettre et tenir sont deux ; mais avec une jeune et jolie fille comme toi, ah ! Suzon, ce serait un serment si doux à accomplir ! et si tu renonçais à ce Figaro, si tu consentais à fuir avec moi, ce soir... à l’instant...

SUZANNE.

Marceline partirait ?

BARTHOLO.

Cette nuit ! 

Même jeu de la main de Marceline.

Tu ne dis rien... Tu consens... Viens ! viens !

SUZANNE.

Quelqu’un ! fuyez !

BARTHOLO à Marceline, en la retenant.

Où te retrouver ?

FIGARO, bas à Suzanne.

Pavillon ! 

Il rentre dans le berceau.

SUZANNE, bas à Marceline.

Pavillon ! 

Figaro attire vivement Suzanne dans le berceau.

MARCELINE, à Bartholo, déguisant sa voix.

Dans ce pavillon !

Elle se sauve dans le pavillon à droite.

BARTHOLO.

Oui, mais pour plus de sûreté, mon ange... 

Il ferme à clef et met la clef dans sa poche.

Voilà !... 

Il traverse la scène et se sauve à gauche.

 

 

Scène XI

 

FIGARO, JACOTTA, SUZANNE, LA MARQUISE, ALMAVIVA, CARASCO, BRIDOISON endormi sur le banc

 

ALMAVIVA, entrant par la gauche, deuxième plan.

Ce Figaro n’est pas encore là... On va... on vient le long des espaliers... Sont-ce nos hommes ?... Si du moins je trouvais Suzanne au rendez-vous... pour tuer le temps... 

CARASCO, entrant par la droite, deuxième plan.

Par ma foi... je vois le long de ce mur un tas de fantômes qui vont, qui viennent...

ALMAVIVA.

On a marché... 

Figaro fait sortir du berceau Jacotta et la Marquise.

CARASCO, s’arrêtant.

On a bougé...

FIGARO, à Suzanne, bas.

Parle !...

SUZANNE, très haut, au milieu.

Qui va là ?

ALMAVIVA, à part, à gauche.

Suzanne ! 

Il dépose sa baguette à gauche.

CARASCO, de même à droite.

Suzon !

SUZANNE, bas à Figaro.

Le comte et Carasco.

FIGARO, bas, plaçant Suzanne devant lui.

Attention là, au commandement ! tirailleurs en avant !

ALMAVIVA, à part, cherchant.

Si je prenais ma revanche !

FIGARO, plaçant la Marquise à sa droite.

Le corps d’élite à droite... 

Même jeu à gauche avec Jacotta.

Cavalerie à gauche !

CARASCO, cherchant, à part.

En voilà une occasion de me venger de lui sur sa Suzette !

FIGARO.

Et César au centre, pour veiller aux deux ailes...

ALMAVIVA, à gauche, tout bas.

Suzanne !

CARASCO, de même, à droite.

Suzon !

FIGARO, à Suzanne.

Engage le feu.

SUZANNE à Almaviva.

Qui êtes-vous ?

ALMAVIVA, bas.

Figaro.

CARASCO, à droite.

C’est moi... Figaro...

FIGARO, à part.

En voilà déjà trois !... En avant le corps d’élite !... 

Il pousse la Marquise vers Almaviva.

ALMAVIVA, saisissant la main de la Marquise, qu’il prend pour Suzanne.

Ah ! je te tiens !...

CARASCO, cherchant.

Où es-tu ?

FIGARO, lui poussant Jacotta.

À fond de train, là... les cuirassiers !

CARASCO, prenant la main de Jacotta.

Ah ! enfin !

SUZANNE, au milieu.

Ah ! Dieu... Ce n’est pas Figaro !

ALMAVIVA, à la Marquise, en croyant répondre à Suzanne.

Non, mauvaise, ce n’est pas Figaro, mais quelqu’un qui t’aime cent fois plus que lui... 

Il couvre de baisers la main de la Marquise.

SUZANNE à Carasco.

Laissez-moi !

CARASCO, retenant sa femme qu’il prend pour Suzanne.

Ta ! ta ! ta ! Je ne suis pas plus bête que ton Figaro, pour te dire que je t’aime...

Il caresse et baise les mains de sa femme.

ALMAVIVA, à la Marquise.

Ah ! la mignonne main !... Ah ! les doux cheveux ! 

Il baise les cheveux de la Marquise.

LA MARQUISE, perdant la tête et se tournant vers Figaro.

Au secours !... Je m’évanouis !

FIGARO, poussant Suzanne de ce côté.

Vite ! le corps d’élite se laisse entamer !

SUZANNE, dégageant la Marquise en repoussant Almaviva.

Assez, monsieur le comte !... Ce n’est qu’un jeu pour vous de tromper une pauvre fille !...

Almaviva, repoussé, cherche dans l’ombre ; la Marquise, émue, s’évente rapidement.

CARASCO, baisant le bras de Jacotta.

Oh la ! la ! le beau bras !... Voilà un bras ! non pas celui de ma femme.

JACOTTA, levant la main.

Brou... ouh !

FIGARO, rabattant la main.

Le sabre au fourreau... 

À Suzanne.

En avant ! les cuirassiers plient !

SUZANNE, à Carasco.

Vous ne l’aimez donc pas, votre femme ?

CARASCO.

Qui ? ma diablesse ? Ah ! quelle horreur ! 

Jacotta se dégage brusquement, Carasco la cherche à tâtons.

Eh bien ! tu te sauves ?... où es-tu ?

ALMAVIVA, de l’autre côté, retrouvant la main de la Marquise.

Ah ! je te retrouve !... viens ! viens, ma belle... Je mets à tes pieds ma fortune... ma vie... et libre de ma main, sans famille.

SUZANNE.

Oh ! sans famille !... pas tout à fait... et je sais certaine tante !...

ALMAVIVA, à la Marquise, croyant répondre à Suzanne.

Qui ? la marquise ? cette vieille pécheresse qui fait pénitence, je ne sais où ?... un portrait de famille à mettre aux combles !

LA MARQUISE, levant la main pour le souffleter.

Oh !

FIGARO, abaissant la main et la baisant.

Pas d’armes blanches !

ALMAVIVA, lâchant la main de la Marquise.

J’entends marcher !

CARASCO, de l’autre côté, rattrapant Jacotta.

Ah ! te voilà !

SUZANNE, haut.

On vient !...

ALMAVIVA.

Où te retrouver ?

FIGARO, à la Marquise.

La serre !

LA MARQUISE, au Comte.

La serre ! 

Elle se sauve vers la serre.

CARASCO, à Jacotta.

Où te revoir ?

FIGARO, à Suzanne.

Le kiosque !

SUZANNE, à Jacotta.

Le kiosque !

JACOTTA, à Carasco.

Le kiosque ! 

Elle se sauve du côté du kiosque.

ALMAVIVA, après avoir ramassé sa baguette.

Dans la serre... bien, ma fleur !... 

Il suit la Marquise.

Mais de peur que vous ne vous changiez en oiseau !

CARASCO, après avoir repris sa baguette.

Dans le kiosque !... bien, mon étoile. Mais de peur que vous ne filiez !... 

Il suit sa femme, ferme la porte du kiosque et prend la clef. Même jeu d’Almaviva à la porte de la serre. 

ALMAVIVA, à la serrure de la serre.

À bientôt, ma rose. 

Il disparaît à droite sous les arbres.

CARASCO, à la serrure du kiosque.

À tout à l’heure, mon chou. 

Il disparaît à gauche sous les arbres.

FIGARO, embrassant Suzanne.

Soldats !... je suis content de vous !

SUZANNE.

Merci, général.

FIGARO, baissant la voix.

Attention !

 

 

Scène XII

 

FIGARO, SUZANNE, BASILE, BRIDOISON endormi sur le banc

 

BASILE, entrant par la droite sans lanterne.

J’ai entendu marcher... Suzanne, sans doute... Ah ! quelle occasion pour un aveu ! la nuit, le lieu, la circonstance... 

FIGARO à Suzanne, bas.

Je ne le reconnais pas. Parle !

SUZANNE, haut.

Est-ce vous, Figaro ?

BASILE.

Sa voix, c’est elle ! 

Il la cherche.

FIGARO, à part.

Basile !... Ventre-saint-gris !... je n’ai plus de troupes !...

BASILE, cherchant.

Ah ! Suzanne... je vous avais reconnue au froufrou de votre robe...

FIGARO.

Une robe... parbleu ! j’y suis. 

À Suzanne.

Va-t’en ! Je le tiens ! 

Suzanne entre chez Antonio.

BASILE, cherchant toujours.

Où donc êtes-vous, señorita ?

FIGARO, contrefaisant sa voix et attirant Basile du côté de Bridoison.

Ici.

BASILE, cherchant.

Où donc ?

FIGARO, de même.

Ici !... sur le banc ! 

Il passe derrière l’arbre.

BASILE, devant Bridoison endormi dont il tâte la robe.

Ah ! je vous vois... votre robe... c’est vous !... 

Tombant à genoux.

Ah ! Suzanne, mon cœur éclate, il déborde comme un torrent longtemps comprimé !... Je vous aime, Suzanne !... je vous adore... 

Il couvre de baisers la main de Bridoison.

Entendez cet aveu ?

BRIDOISON, secoué et à demi réveillé.

J’en... entends bien !

BASILE, effaré.

Hein ?

BRIDOISON.

Non....on... madame Bri... Bridoi... son.

BASILE, se relevant.

Juste ciel ! l’alcade !... Où me cacher ?... Ah ! la volière. 

Il se cache dans la volière.

BRIDOISON, ouvrant l’œil.

Su... ur un banc !... sans ma... a femme... je suis don... onc... occu... ?

FIGARO.

Parbleu ! 

Il disparaît à gauche dans les arbres.

BRIDOISON.

Occupé à dormir !

 

 

Scène XIII

 

BRIDOISON, ANTONIO, puis FIGARO, ALMAVIVA, BARTHOLO et CARASCO

 

ANTONIO, au fond, sa gaule à la main.

Qui va là ?

BRIDOISON, se levant en sursaut et se frottant les mains.

Qui... i va là ?

FIGARO, apparaissant sur la balançoire et glissant son nom du côté d’Antonio.

Figaro !

ANTONIO.

Ah ! c’est toi !... attends ! va... À moi, vous autres !... 

Il cingle les jambes de Bridoison, qu’il prend pour Figaro.

BRIDOISON, criant.

Au... au... au !

FIGARO, criant de sa balançoire comme s’il recevait les coups.

Au secours!

ALMAVIVA, entrant avec sa baguette.

Courage, Antonio !... où est-il ?

FIGARO.

Ici !...

BARTHOLO, de même, apercevant Antonio.

Bon !... bon !... je le vois...

CARASCO.

Cinglez ferme ! 

Ils tournent tous en rond, se poursuivant mutuellement.

ANTONIO, frappant Bridoison.

Tiens !...

BARTHOLO, frappant Antonio.

Tiens !...

ALMAVIVA, frappant Bartholo.

Tiens !

CARASCO, frappant Almaviva.

Tiens !...

BRIDOISON, au milieu, accroupi et ne pouvant venir à bout de crier.

À... à... à...

FIGARO, achevant.

À l’aide !

TOUS, frappant Bridoison.

Attrape !... 

Bridoison retombe à plat ventre.

FIGARO, criant et sonnant la cloche à tour de bras.

Au secours ! au meurtre !

 

 

Scène XIV

 

BRIDOISON, ANTONIO, FIGARO, ALMAVIVA, BARTHOLO, CARASCO, TOUTES LES PENSIONNAIRES, accourant en cornettes et en camisoles, avec leurs bougeoirs, lumière, ALGUAZILS, PEUPLE, SERVANTES, etc.

 

BRIDOISON, se relevant.

À l’... a... assassin !

TOUS, stupéfaits, jetant leurs baguettes.

Bridoison !

BARTHOLO.

Et Figaro ?

CARASCO.

Envolé !

BRIDOISON aux Alguazils.

Pen... endus !... tous... pen... endus.

BARTHOLO à Bridoison, en le relevant.

Doucement !... il y a malentendu, que diable !

ALMAVIVA.

Eh oui !... ce n’est pas vous que nous avons battu !

BRIDOISON, se frottant.

Ce... e n’est pas... as moi ?

ANTONIO.

Eh ! non, morguenne, c’est Figaro !

BARTHOLO, ALMAVIVA et CARASCO.

C’est Figaro !

BRIDOISON, se frottant le dos.

Su... ur mon... do... dos !

BARTHOLO.

Bah ! quelques éclaboussures ! 

Se frottant les reins.

comme moi !

ANTONIO, même jeu.

Comme moi !

BARTHOLO, même jeu.

Comme moi !

ALMAVIVA, même jeu.

Comme moi !

CARASCO, de même.

Comme moi !

BRIDOISON.

Des... é... éclabou... bou... sures !

ALMAVIVA.

Quand je vous dis que je l’ai entendu crier... là... là... sous le bâton !

CARASCO, ANTONIO et BARTHOLO.

Et nous aussi !

BRIDOISON, criant.

Qui... i... ?

TOUS, de même.

Mais Figaro !

BRIDOISON, furieux.

Cri... ier... des cou... coups que je re... ecevais !... Où est-il ce mi... mi... ce... misé... ra... ra... ce misérable Fi... Fi... ce Fi... Fi...

FIGARO, sur sa balançoire.

...garo !... Allons et n’en parlons plus !

TOUS, levant la tête.

Ah !

ANTONIO.

Là-haut... le pendard !

FIGARO.

Eh oui !... de peur des éclaboussures... Allons, décidément, vous n’êtes pas de force, messieurs ! 

Il descend.

CARASCO.

Ah ! monsieur l’alcade, vous le voyez bien ; ce n’est pas notre faute, et nous vous demandons bien pardon. 

Même geste d’Almaviva, Carasco et Bartholo.

BRIDOISON, se frottant.

Pa... ardon !... pa.... ardon !... on... a.... assomme un homme... et puis... on... on lui dit pa... ardon...

FIGARO.[45]

Oui, c’est bien commode.

ANTONIO, secouant sa baguette.

Morguenne !... un petit pendard qui séduit ma nièce !

BARTHOLO, de même.

Qui ma humilié !...

ALMAVIVA, de même.

Et moi, joué !

CARASCO, de même.

Et qui m’a fait...

FIGARO.

Ah bien ! il en faudrait de l’osier.

BRIDOISON.

Lui !... mais, au fait, je reconnais ce fri... fripon !... c’est lui qui m’a trompé l’autre jour, et qui a la langue si bien pen... en...

FIGARO.

... due... oui... que, ne voulant pas être comme elle, je vais dire à monsieur l’alcade le nom du vrai coupable, du séducteur !...

BARTHOLO.

Il m’a vu.

ALMAVIVA, à part.

Je suis pris !

CARASCO, à part.

Je suis mort !

FIGARO.

Que le seigneur alcade fasse cerner tous ces pavillons... la fille que l’on réclame est dans l’un d’eux, et quant à la clef, l’un de ces messieurs nous en dira facilement des nouvelles.[46]

ALMAVIVA, Carasco et Bartholo, à part.

Ah ! !

FIGARO.

À moins que Figaro, qui se tire si bien d’un mauvais pas, ne mette un peu de son adresse et de sa bonté au service du coupable...

TOUS TROIS, vivement et suppliant.

Ah !... monsieur Figaro !

FIGARO.

Allons ! j’ai pitié de vous, tenez ! et je suis généreux !... Prenez vos clefs, messieurs, et chacun à son poste !...

CARASCO.

Mais...

FIGARO.

Ah ! pas de mais !... 

Carasco, Almaviva et Bartholo remontent au pavillon, au kiosque et à la serre.

Et j’oublierai ces malheureux coups de gaule que monsieur l’alcade a reçus pour moi, heureusement !...

BRIDOISON.

Co... omment, heu... reusement !... ma... a... al...

FIGARO, achevant.

...heureusement...  Qu’est-ce que je dis !...

À Almaviva Bartholo et Carasco.

Y sommes-nous ?

TOUS TROIS.

Oui !

FIGARO.

Un... deux... trois ! le tour est fait... plus de Suzanne !

Les trois portes s’ouvrent et laissent voir Marceline, Jacotta et la Marquise.

 

 

Scène XV

 

BRIDOISON, ANTONIO, FIGARO, ALMAVIVA, BARTHOLO, CARASCO, TOUTES LES PENSIONNAIRES, ALGUAZILS, PEUPLE, SERVANTES, etc., MARCELINE, LA MARQUISE, JACOTTA, puis BASILE

 

ALMAVIVA.

Ma tante !

BARTHOLO.

Ma gouvernante !

CARASCO.

Ma femme !

FIGARO, tirant Suzanne de chez Antonio.

Et Suzanne !... chez son oncle !

BARTHOLO.

Quoi, Marceline !...

MARCELINE, lui montrant le poing.

Oui, la vieille fille !

ALMAVIVA.

Ah ! madame...

LA MARQUISE.

Un vieux portrait de famille, monsieur le comte.

CARASCO.

Ma diablesse.

JACOTTA, le menaçant.

Avec ses griffes.

BRIDOISON.[47]

A... ah... ça... de... es... hommes... des fem... emmes !... en... en... prison celui... qui... i... n’expli... iquera... pas sa pré... ésence... ici... ci... cici...

FIGARO.

Belle difficulté !... Le docteur vient visiter dona Carmen qui est au lit... il amène Carasco pour une saignée ; et comme il a sa clef, il entre et l’oublie sur la porte... en voilà déjà deux !... Cinq minutes après, dame Marceline les vient quérir pour un accouchement pressé... dame Jacotta l’accompagne de peur de malencontre, elles trouvent la clef sur la porte, elles entrent... et de quatre !... Passe M. le comte Almaviva qui voit la porte ouverte et qui se dit : Tiens ! je vais voir ma tante... il entre... et de cinq !...

L’ALGUAZIL.

Et M. Figaro escalade le mur, et de six !

BRIDOISON.

C’est lui !

L’ALGUAZIL.

Ah ! je le reconnais bien.

BRIDOISON.

C’est... monsieur... Fi...Fi...

FIGARO.

...garo... oui, c’est convenu !... Mais certainement, j’ai franchi le mur.

BRIDOISON.

Pourquoi ?

FIGARO, montrant Almaviva.

Parbleu ! pour fermer la porte que monsieur avait laissée ouverte.

BRIDOISON.

C’est vrai !... je suis bê... bête... c’est pour fermer la porte.

FIGARO.

J’en appelle à monsieur le comte, mon maître !

ALMAVIVA.

Moi ?

FIGARO.

Ne m’a-t-il pas nommé son secrétaire... à la requête de madame ?

LA MARQUISE, au Comte.

Sans doute, monsieur, et puisque vous partez demain pour Madrid, où il est temps de prendre votre rang... 

ALMAVIVA, saluant.

Madame...

LA MARQUISE.

Vous attacherez ce jeune homme à votre personne... et moi... je me charge de sa Suzanne en attendant le mariage.

BRIDOISON.

En a...attendant !... en a... ttendant... la ju... ju... justice ne peut pas s’... être dé... érangée pour rien... Il faut pen... endre quelqu’un.

FIGARO.

Quelqu’un ?... j’ai votre affaire. 

Il tire Basile de sa volière et l’amène tout couvert de plumes.

TOUS.

Basile !

FIGARO, le faisant tourner.

Des plumes ! Tu n’avais pas assez des tiennes. 

BARTHOLO.

Et que diantre faisiez-vous là, Basile ?

BASILE, embarrassé et cherchant à se cacher.

Mon Dieu ! j’étudiais... j’étudiais le chant des oiseaux ! 

Il tourne sur lui-même et finit par se caser à gauche entre Suzanne et Antonio.

ALMAVIVA.

Pour ?...

BASILE.

Pour une mélodie.

FIGARO, montrant son rouleau.

Halte-là ! en fait de mélodie, voilà ton maître, et quand j’aurai fait jouer mon opéra à Madrid...

SUZANNE.

Oui, mais en attendant, nous voilà séparés.

FIGARO.[48]

Pas pour longtemps, ma Suzanne ! Avant trois mois je t’aurai gagné un trousseau royal... car j’ai toujours eu l’idée que le théâtre ferait ma fortune et ma gloire !

Air du vaudeville du Mariage de Figaro.

Oui, je crois pouvoir promettre
À ma gentille Suzon
D’être un jour digne du maître
Auquel je dois mon grand nom.

Au public.

Vous, messieurs, le mieux peut-être,
Puisque le maître est parti...
C’est d’adopter l’apprenti,
Encouragez l’apprenti.


[1] Basile, Carasco, Jacotta, Bartholo, Almaviva, Figaro, Suzanne, Antonio.

[2] Basile, Antonio, Bartholo, Carasco, Figaro, Almaviva.

[3] Antonio, Carasco, Figaro, Bartholo, Almaviva, Jacotta au fond.

[4] Antonio, Figaro, Bartholo, Almaviva.

[5] Antonio, Figaro, Bartholo, Almaviva.

[6] Suzanne, Figaro.

[7] Figaro, Suzanne.

[8] Bartholo, Marceline.

[9] Bartholo, Basile, Marceline.

[10] Basile, Bartholo, Figaro, Marceline.

[11] Antonio, Carasco, Figaro, Basile, Bartholo, Almaviva, Marceline.

[12] Antonio, Marceline, Almaviva, Bartholo, Figaro, Bridoison, Carasco, Basile. Jacotta et Suzanne à la fenêtre.

[13] Marceline, Almaviva, Bartholo, Figaro, Suzanne, Antonio, Basile.

[14] Marceline, Bartholo.

[15] Marceline, Figaro.

[16] Bartholo assis, Suzanne le plateau à la main.

[17] Suzanne remontant la scène, Bartholo à droite.

[18] Bartholo, Suzanne, au fond.

[19] Suzanne, Bartholo, Almaviva.

[20] Suzanne, Almaviva.

[21] Almaviva, Suzanne.

[22] Bartholo, Figaro, Basile, Almaviva.

[23] Basile, Bartholo, assis. Almaviva, Figaro, assis.

[24] Bartholo, Figaro, Basile.

[25] Marceline, Bartholo, Figaro, Suzanne au fond, près de l’armoire.

[26] Marceline au fond, Figaro, Suzanne au fond, Bartholo.

[27] Jacotta, Figaro, Almaviva.

[28] Figaro, un Étudiant, Jacotta, Almaviva, Bridoison, Basile, Bartholo. Marceline, Étudiants, au fond à gauche, Alguazils au fond, à droite.

[29] Jacotta, Almaviva, Antonio, Suzanne, Figaro, Bridoison, Basile, Bartholo, Marceline.

[30] Almaviva, Jacotta, Suzanne, Antonio, Carasco, Bridoison, Figaro, Basile, Bartholo, Marceline.

[31] Almaviva, le Greffier, Jacotta derrière le greffier, Bridoison, Figaro, Antonio, Carasco, Basile, Bartholo, Marceline.

[32] Almaviva, Antonio, Jacotta, Carasco, Bartholo, Marceline.

[33] Almaviva, Antonio, Figaro, Bartholo, Marceline, Jacotta et Carasco en arrière.

[34] Almaviva, Antonio, Jacotta, Figaro, Carasco, Bartholo, Marceline.

[35] La Pensionnaire, Basile.

[36] Basile, la pensionnaire.

[37] Antonio, Carasco, Bartholo, Almaviva, Basile, Marceline, Jacotta.

[38] Carasco, Bartholo, Antonio, Almaviva, Basile, Marceline, Jacotta.

[39] Jacotta, Suzanne, Figaro, la Marquise, Marceline.

[40] Jacotta, Figaro, Suzanne, la Marquise, Marceline.

[41] Jacotta, Suzanne, Figaro, la Marquise, Marceline.

[42] La Marquise, Suzanne, Figaro, Jacotta, Marceline.

[43] Suzanne, la Marquise, Figaro, Jacotta, Marceline.

[44] Bartholo, Marceline, Suzanne devant elle, Figaro.

[45] Antonio, Figaro, Bridoison, Bartholo, Almaviva, Carasco.

[46] Antonio, Bridoison, Figaro, Bartholo, Almaviva, Carasco.

[47] Antonio, Suzanne, Carasco, Figaro, Bridoison, Jacotta, Almaviva, la Marquise, Bartholo, Marceline.

[48] Antonio, Basile, Carasco, Bridoison, Suzanne, Figaro, Jacotta, Almaviva, la Marquise, Bartholo, Marceline.

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