Dante (Victorien SARDOU - Émile MOREAU)

Drame en cinq actes, dont un prologue et douze tableaux.

Représenté pour la première fois, à Londres, au théâtre Royal de Drury Lane, le 30 avril 1903.

 

Distribution des Tableaux

 

PROLOGUE             1er Tableau. La Tour de la Faim.

ACTE I                      2e Tableau. La fête du Printemps.

                                   3e Tableau. Chez Malatesta.

ACTE II                     4e Tableau. La mort de Pia.

                                   5e Tableau. Le couvent de San Pietro.

ACTE III                    6e Tableau. Le Campo Santa.

                                   7e Tableau. La porte de l’enfer.

                                   8e Tableau. La barque de Caron.

                                   9e Tableau. Les fosses fumantes.

                                   10e Tableau. Le Cercle de Glace.

       11e Tableau. Le Pont de rochers.

ACTE IV                   12e Tableau. Le Pape.

 

1303-1314

 

Personnages

 

DANTE

CLÉMENT V

CASELLA

GIOTTO

BERNARDINO DEI POLENTANI

PAGANELLO, dit NELLO DELLA PIETRA

MALATESTA

CORSO

L’INQUISITEUR

OSTASIO

FORÈSE

BELLACQUA

L’ARCHEVÊQUE ROGER

BONIFACE

ORSINI

JACQUES MOLAY

UGOLIN

LIPPO

CONRAD

PAOLO

ENZIO

FADRIQUE

PREMIER MARCHAND

DEUXIÈME MARCHAND

CAÏN

VIRGILE

CARON

PIA

GEMMA

BÉATRIX

L’ABESSE

FRANSCESCA

HÉLÈNE DE SOUABE

CILIA

SANDRA

PICARDA

TESSA

MAROZIA

PREMIÈRE NONNE

DEUXIÈME NONNE

TOURIÈRES

NONNES

BOURGEOISES

JENES FILLES

BOURGEOIS

GENS DU PEUPLE

ARTISANS

ENFANTS

CATALANS

BRABANÇONS

SERVITEURS

AMIS DE CORSO

HÔTES DU PAPE

PAGES

BOUFFONS

DAMNÉS

Etc.

 

 

PROLOGUE

 

 

Premier Tableau

 

LA TOUR DE LA FAIM

 

Pise.

Un carrefour sur une rive de l’Arno. Au fond, un peu à gauche, une haute tour à trois étages ; à chaque étage, fenêtres grillées. Au rez-de-chaussée, la porte d’entrée, massive, aux solides pentures de fer : à gauche de la Tour, un corps de garde, avec porte et fenêtre. À gauche, 1er plan, une haute maison écussonnée dont le sommet se perd dans les frises, et dont la base est un portique. Entre la maison et la Tour, l’entrée d’une rue qui se perd dans la coulisse avec ses portiques et une demi-arcade jetée en guise de contrefort d’un côté de la rue à l’autre. À droite : 1er plan, le chevet d’une église romane dont une porte latérale est visible sur la rue montante : à travers les vitraux luisent les cierges du chœur. Entre l’église et la rampe, une ruelle étroite praticable. Au delà de l’église, une rue montante, voûtée, à gradins, puis un pâté de hautes maisons fortifiées sur l’Arno. Entre ces maisons et la Tour, le quai, avec passage derrière la Tour. Au fond, au delà de l’Arno, l’autre rive, les clochers, les maisons, les tours de la ville, les toits tout blancs de neige, dont il tombe de temps en temps quelques flocons. Vers la fin du jour, en hiver, après vêpres.

 

 

Scène première

 

DES PASSANTS, encapuchonnés, traversent la scène, quelques-uns allant à l’église où l’on entend des chants très étouffés. Tous pressent le pas ; tous évitent de se rapprocher de la Tour qu’ils se montrent en échangeant des réflexions à voix basse. Devant le corps de garde, GIOVANNI MALATESTA, lourd soldat difforme, va et vient, impatient et grondant

 

UNE FEMME, qui se dirige vers l’église, à une autre, en désignant la tour.

Peut-être devrait-on tout de même prier pour eux !

UN BOURGEOIS, qui passe.

Qu’ils crèvent comme des loups qu’ils sont !

À ceux qui le suivent.

Vous les plaignez, vous, compères ?

UN AUTRE.

Je ne les plains pas et j’approuve l’archevêque Roger et les consuls.

Ils s’éloignent par le fond : les femmes sont entrées à l’église. Un homme en costume sombre qui arrive par la droite, 1er plan, regarde Malatesta.

L’HOMME, à lui-même.

Ce torse de bossu ? Eh ! oui ! le déhanché !

Venant à lui.

Salut au seigneur Malatesta !

MALATESTA.

Ostasio ! Quelle besogne t’amène à Pise ? d’un temps pareil ? Je te croyais à Rome.

OSTASIO, bas.

J’en arrive, porteur d’une nouvelle qui fera du bruit.

MALATESTA.

Le pape Boniface a reçu un nouveau soufflet ?

OSTASIO.

Non, mais de celui que lui a administré Colonna, il a fini par mourir.

MALATESTA.

Boniface ?

OSTASIO.

Avant-hier, à Anagni, dans des convulsions de fureur.

MALATESTA.

Le pape Célestin, dont il a si gentiment pris la place, l’avait prédit : entré au pouvoir comme un renard, il a régné comme un lion, il est mort comme un chien.

OSTASIO.

Enragé. Dites-moi, ce sacripant de Corso, le neveu du cardinal Bertrand, n’est-il pas à Pise ?

MALATESTA.

Il y est. Je l’attends. Pour veiller à ce que les clés lui soient remises quand il viendra relever la garde, s’il y vient. Il se sera encore saoulé, à son habitude.

OSTASIO.

Ou battu.

MALATESTA.

Quelle brute !

OSTASIO, bas.

Cette brute sera bientôt un personnage !

MALATESTA.

Ouais ! Est-ce que le Cardinal, qui l’appelle son neveu ?

OSTASIO, souriant.

Par modestie...

UNE VOIX avinée chante sous la voûte.

Elle ronflait comme un tambour...

OSTASIO.

Un ivrogne ? C’est lui !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, CORSO, paraît, en armes, suivi d’une troupe de CATALANS, bérets et alpargates, la hallebarde sur l’épaule

 

MALATESTA.

Avec ses Catalans ! Enfin !

Venant au corps de garde.

Fadrique ! Tes hommes ici !

FADRIQUE.

Présent !

Fadrique et ses hommes, autres catalans, sortent du poste et se rangent à gauche de la tour, pendant que Corso et sa troupe débouchent de la voûte, suivis d’une troupe de gamins.

CORSO.

Halte ! C’est vous, Malatesta, qui me remettez les clefs ?

MALATESTA.

C’est Fadrique !

CORSO, à qui Fadrique les remet.

Merci.

À ses hommes qui vont entrer dans le poste.

Quand je vous dis : Halte !

OSTASIO, s’approchant.

Capitaine ?

CORSO.

Qui se permet ? Ostasio !

OSTASIO, bas.

Faites commander la manœuvre par un autre ; il faut que je vous parle, et je suis un peu pressé.

CORSO, à l’un de ses hommes.

Remplace-moi.

À Ostasio.

De quoi s’agit-il ?

OSTASIO, l’attirant à l’écart, lui et Malatesta.

Le pape est mort.

CORSO.

Le diable l’emporte !

OSTASIO.

Le Conclave va se réunir, et je vais chercher votre oncle en France.

CORSO.

Dis-lui de m’apporter de l’argent, que j’en dois à toutes les courtisanes de l’Italie et que ce n’est pas la peine d’être le neveu, au moins, d’un cardinal...

OSTASIO, bas.

Vous serez bientôt le neveu d’un pape !

CORSO.

Mon oncle aurait des chances d’être élu ?

MALATESTA.

Il en a moins que le cardinal Boccasini.

OSTASIO.

En effet, et je ne crois pas que le cardinal Bertrand soit nommé cette fois.

CORSO.

Tant pis !

OSTASIO.

Il le sera sûrement la fois prochaine.

CORSO.

À la bonne heure !

OSTASIO.

Grâce à son ami, le roi de France.

CORSO.

Ce brave Philippe le Beau...

MALATESTA.

Bien, mais Boccasini n’est pas vieux et peut durer longtemps.

CORSO.

Nous y mettrons bon ordre !

La garde descendante, sous la conduite de Fadrique, sort cependant par la gauche. Les gamins la suivent. Corso s’adresse à ses hommes.

Mes enfants, je vous annonce du nouveau.

OSTASIO, bas.

Ne l’annoncez pas encore !

CORSO.

...Je paie du Malvoisie à la santé du pape !

Ce disant, il jette de l’argent à un Catalan qui s’éloigne.

LES HOMMES.

À la santé du pape !

Ils entrent dans le corps de garde.

CORSO, qui les suit.

Digne Ostasio, je te bénis !

Il entre en riant dans le corps de garde.

 

 

Scène III

 

OSTASIO, MALATESTA

 

OSTASIO, à Malatesta.

Vous pouvez, bien entendu, l’annoncer à votre puissant ami, le seigneur Nello della Pietra, que je n’ai pas trouvé chez lui tout à l’heure.

MALATESTA.

Il devait être, en sa qualité de consul de Pise, chez l’archevêque... Tu sais

Montrant la tour.

qu’il s’est passé ici des événements ?

OSTASIO.

C’est mon métier de tout savoir.

Malatesta va s’éloigner, il le retient.

Du même coup, annoncez-lui donc une chose qui ne manquera pas de l’intéresser. Du temps où le sieur Nello habitait Florence, vous avez dû y entendre parler d’un nommé Dante, prieur des arts, puis gonfalonier de justice ?

MALATESTA.

Celui qu’on appelle le poète, l’auteur de la Vie Nouvelle où il raconte avec tant de grâce son amour pour la jeune Béatrix, si vite aimée, si vite morte !

OSTASIO.

Amour d’enfant, amour de rêve !... Dante en eut un, plus sérieux,

Baissant la voix.

auquel il fait une allusion discrète dans son livre, pour l’amie de Béatrix, la belle Pia dei Tolomei...

MALATESTA.

La femme de Nello ?

OSTASIO.

Que ses fonctions d’ambassadeur éloignaient souvent et pour longtemps de Florence.

MALATESTA.

Moi, si jamais je me marie, je m’arrangerai pour ne pas quitter ma femme.

OSTASIO.

Le seigneur Nello se contenta de chasser l’amoureux.

MALATESTA.

Comment ?

OSTASIO.

Dante était du parti des Blancs qui s’opposaient à l’entrée de Charles de Valois, Nello était des Noirs. Le jour où les Blancs furent vaincus, on les décréta d’exil, le nom de Dante fut mis sur la liste.

MALATESTA.

Par Nello.

OSTASIO.

Et c’est à quoi servent les guerres civiles. Après avoir essayé deux fois en vain de forcer les portes de Florence, Dante faisait le mort, attitude qui ne s’accorde guère avec sa véhémence ; sans doute il a été prévenu par ses amis, Giotto ou Casella, que le seigneur Nello, revenu dans son pays, y avait amené sa femme : car, au moment où j’arrivais au bord de l’Arno, je l’ai reconnu rentrant dans cette église...

MALATESTA.

Dante ? Tu es sûr ?

OSTASIO.

Il n’est pas difficile à reconnaître avec son nez d’aigle, sa lèvre triste et ses yeux creux. Bref, vous m’obligerez en avertissant de ma part notre ami, qui ne manquera pas de trouver, cette fois encore, un biais pour s’en débarrasser. Si tant est que Dante ne lui en fournisse pas lui-même l’occasion. Ces poètes sont les ennemis rêvés ; celui-là plus que tous les autres, espèce de fou qui a toujours l’âme sur les lèvres et se perd à plaisir, s’émouvant, s’indignant et criant à propos de tout. Et là-dessus, adieu !

Il se dirige vers la gauche.

MALATESTA.

Quel chemin prends-tu donc ?...

OSTASIO.

Le chemin du port, où un bateau m’attend.

MALATESTA.

Tu vas par mer ?

OSTASIO.

C’est bien plus court.

Malatesta remonte par la voûte. Ostasio s’éloigne sur le quai. Dans le corps de garde, où le Catalan est revenu avec une cruche de vin, on entend Corso chanter.

À la santé du Pape et de ses cardinaux !

 

 

Scène IV

 

Dans la rue à gradins qui longe l’église, DANTE paraît, sortant de l’église par la porte latérale, enveloppé d’un manteau qui cache en partie son costume légendaire ; il descend avec précaution, s’assure que la place est déserte, que personne ne vient, et se retourne, attendant visiblement, impatiemment quelqu’un, qui paraît enfin et dont l’apparition lui cause un sursaut de joie : c’est PIA, sortie de l’église par la même porte, en mante, voilée, qui jette un regard autour d’elle, tout en mettant son missel dans son aumônière, va jusqu’au banc, et là, soulève son voile. Dante qui l’a rassurée d’un geste, vient à elle, prend ses mains tendues et l’attire contre lui.

 

DANTE.

Toi ! Toi !

PIA.

Ô mon Dante adoré !

DANTE.

Âme de ma vie ! Enfin ! Enfin !

Il la serre dans ses bras, éperdument.

PIA.

Prends garde !

Elle se détourne pour s’assurer qu’on ne les voit pas.

DANTE.

Eh ! que m’importe !

PIA.

Tu m’aimes donc toujours ?

DANTE.

Et toi ? Comme tu es belle ! Laisse que je te regarde ! Il y a si longtemps que mon âme s’épuise à t’appeler, que je ne te vois plus qu’en fermant les yeux !

PIA.

Mon bien-aimé !

DANTE.

Tu sais qu’elle te ressemble ?

PIA.

Notre fille !... Tu l’as revue ?

DANTE.

Avec la permission de ton frère, à Sienne.

PIA.

Comme elle est jolie et déjà grande, notre Gemma !

DANTE.

Elle aura bientôt sept ans.

PIA.

Oui, et tant de jours, hélas ! si loin les uns des autres. Tu lui as parlé ?

DANTE.

Comme un ami de la famille. Et j’ai eu la joie, la joie divine de l’embrasser.

PIA.

Chère mignonne !

Elle s’assied sur le banc à droite où elle fait asseoir Dante près d’elle.

Tu étais depuis longtemps dans l’église, quand je t’ai aperçu ?

DANTE.

J’arrivais !

PIA.

Je priais pour elle et pour toi. Tout à coup, un tumulte de joie me secoue ! Quelle chose étrange ! Je devinais, je sentais ton regard fixé sur moi, attirant, appelant le mien. J’ai levé les yeux et j’ai rencontré les tiens.

DANTE.

Je savais te trouver là ! Je m’étais dit : « Je lui ferai signe de me suivre. Avec cette neige, nous serons garantis des passants. » Mais quand je t’ai reconnue, la fougue de mes frissons était telle que je tremblais comme un homme pris de vertige, à qui les murailles crient : Meurs ! Meurs !

PIA.

Et moi, je ne pouvais plus me lever, et encore maintenant... Tant de joie !

DANTE.

Tu n’as pas froid ?

PIA.

Je t’adore ! Et me demande, comme dans ta chanson : « Qu’adviendra-t-il de moi au temps du renouveau, puisqu’en ce temps de glace, l’amour... »

DANTE.

« ...m’envahit tout entier ! »

PIA.

Comme les heures se traînaient ! Et que les semaines étaient longues !

DANTE.

Tu aurais dû entendre bourdonner autour de toi, pareilles aux abeilles de Virgile, les paroles d’amour et de regret que je t’adressais de là-bas ?...

PIA.

Je pensais : « Que devient-il ? » Je ne savais qu’imaginer. Ton ami Casella, qui, en qualité de cousin de Nello, est autorisé à me voir, et qui berce mes rêveries en me chantant de tes vers, m’a dit tes tentatives désespérées pour rentrer à Florence, où tu ne peux plus reparaître maintenant, sous peine de mort... mais, depuis que Nello m’a ramenée ici, pourquoi ne t’ai-je pas revu, ne fut-ce qu’un instant ? Pourquoi Casella n’a-t-il jamais eu de tes nouvelles ?

DANTE.

On m’avait emprisonné !

PIA.

Grand Dieu ! Toi ? Pour quel crime ?

DANTE.

Je ne te savais pas encore partie de Florence et j’allais, en mon nom et au nom de mes amis, demander, sans grand espoir, au pape Boniface, qui m’avait jadis reçu comme ambassadeur, d’intervenir auprès de la République et de faire lever notre ban d’exil, quand, en arrivant à Anagni, j’entre dans une église ; un nouveau-né, une petite fille, qu’on venait d’y présenter au prêtre, avait glissé dans les fonts baptismaux, dont le lourd couvercle s’était, je ne sais comment, refermé sur elle ! la nourrice et les parents criaient à fendre l’âme ; mais nul, pas même le prêtre n’osait rompre le baptistère : l’enfant gémissait... Je me souvins du baptême clandestin de notre fille...

PIA.

Hélas !

DANTE.

Je saisis l’outil d’un maçon, rompis le couvercle et rendis l’enfant à sa mère... Une heure après, des agents du Saint-Office m’arrêtaient comme coupable de sacrilège ! – Je m’indigne, résiste furieusement, et y gagne d’être jeté dans le plus sombre de leurs cachots...

PIA.

Dieu juste !

DANTE.

J’y serais encore, si les envoyés de Philippe le Beau, qui s’emparèrent d’Anagni et maltraitèrent si durement Boniface, n’avaient massacré les geôliers du Saint-Office, enfoncé les portes et délivré les prisonniers.

PIA.

Et tandis que je vivais, moi, librement, jouissant du soleil et de l’ombre, tu criais en vain ta colère vers le ciel du fond de ces ténèbres, du fond de cette horreur !

DANTE.

De ma colère et de mes cris je ne me suis plus souvenu, dès que j’ai su que j’allais vers toi. Tout ce qui s’amassait en moi d’imprécations s’apaise, comme une meute domptée ; je n’imagine plus que des cantiques d’amour où, sans révéler notre secret, je mêlerais, intelligibles pour nous seuls, vos deux noms, le tien et celui de ta fille...

PIA.

Alors c’est en revenant d’Anagni que tu as passé à Sienne chez mon frère ?

DANTE.

Oui, pour y voir notre Gemma.

PIA.

Elle me ressemble vraiment ?

DANTE.

Elle a ton visage et ta voix. Et si jeune, sept ans à peine, elle a déjà ton âme !

PIA.

Tu as causé avec elle ?... Elle t’a parlé de moi ?

DANTE.

Ah ! certes ! Ton frère m’a donné à elle pour un ami de la famille, lui apportant des nouvelles de la tante Pia.

PIA, tristement.

Oui, pour elle, je ne suis que la tante Pia.

DANTE.

Et il était si heureux de la voir dans mes bras !

PIA.

Ah ! frère bien-aimé ! Dieu seul pourra le payer de ce qu’il a fait pour nous, le jour où il m’a donné asile pour la naissance clandestine de cette enfant, née de notre faute, et qu’il a adoptée et présentée partout comme sa propre fille, dont la mère était morte en lui donnant le jour.

DANTE.

Et comme je le remerciais de tant de bonté : « Ne me remerciez pas, me disait-il, enviez-moi. Grâce à elle, je connais dans ma vieillesse les joies d’un père. » Et si tu avais vu, en effet, Gemma sur ses genoux, lui faisant un collier de ses petits bras, tu envierais le bonheur de ton frère, et, en l’enviant, tu fondrais en larmes.

PIA.

Hélas ! oui ; nous ne connaîtrons jamais une telle joie. Et c’est notre châtiment !

DANTE.

Quelle parole ! En es-tu encore à te faire des reproches ? Mariée malgré toi, malgré ton frère, à ce louche ambitieux, sournois et féroce, qui n’a jamais aimé de toi que ta fortune et ton nom, et qui cependant est ton maître ! qui, au lendemain de tes noces, t’a dédaignée et trahie pour tes suivantes, comme il trahit tous les partis qu’il sert, et qui néanmoins est jaloux jusqu’aux affronts, jusqu’aux brutalités !... tu te juges coupable envers lui ?

PIA.

Non ! Dieu m’en est témoin ! Ce serait rougir de ton amour, qui est l’orgueil de ma vie ! Non, pas envers lui, mais envers l’autre, celle que célébraient tes premiers vers, la morte qui nous était si chère, qui m’aimait comme une sœur, et à la mémoire de qui nous avons été infidèles, si vite !

DANTE.

Savions-nous lui être infidèles ? Nous venions de perdre, toi, la plus tendre, la plus noble amie, moi, ma jeune Muse, l’inspiratrice de mes premiers enthousiasmes, celle par qui mon cœur et ma pensée furent en moi comme des oiseaux essayant leurs ailes : un même coup de lance avait ouvert nos deux âmes ; nos mains qui se tendaient vers la tombe s’étaient rencontrées ; nous nous regardions à travers nos larmes, et ce fut d’abord une pitié mutuelle qui noua notre étreinte et mêla nos sanglots.

PIA.

Oui, mais cette étreinte, la morte dut la voir. Et comment veux-tu qu’elle nous pardonne ? Es-tu jamais retourné sous les cyprès de San Miniato sans y rencontrer, pour dire un mot de toi, l’ortie du repentir ?

DANTE.

Béatrix est trop près de Dieu pour n’être pas généreuse. Les étoiles ne sont pas jalouses des yeux.

PIA.

Cher seigneur, noble amant, docteur admirable, aussi savant à me persuader que je suis prompte à me laisser convaincre !

DANTE.

« Qu’adviendra-t-il de nous au temps du renouveau, puisqu’en ce temps de glace, amour... »

PIA.

« ...Nous envahit tout entier ? »

Elle a appuyé la tête sur l’épaule de Dante et lui tend ses lèvres. À ce moment, de la fenêtre de la tour, un gémissement s’exhale, une voix plaintive, à peine distincte : « À l’aide ! père ! père ! je meurs ! » puis un cri : « Oh ! misère ! » Dante et Pia se sont levés, saisis.

DANTE.

Qui a poussé ce cri ? ces plaintes ?

PIA, en pleurant.

Ces malheureux enfermés là...

DANTE.

Quels malheureux ? Je me sens de glace, comme si l’aile de la mort m’avait frôlé...

En même temps que des bourgeois sortis de l’Église, des gens du peuple, venus par la voûte avec leurs femmes et leurs enfants, un jeune homme paraît à droite, qui, après un regard à la tour, descend à gauche, sombre.

PIA.

On vient !

Elle s’enveloppe de son voile.

Interroge ce jeune homme : c’est Bernardino dei Polentani.

DANTE.

Le fils du bon comte Guido ?

PIA.

Oui. Étudiant à l’Université de Pise, il te dira cette horrible aventure.

DANTE.

Où te reverrai-je ?

PIA.

Ici, demain, à la même heure.

DANTE.

À demain.

PIA.

Et à toujours !

Elle s’éloigne à grands pas par la droite, premier plan.

 

 

Scène V

 

Cependant les nouveaux venus se sont rapprochés de la Tour, ricanant et s’adressant à la fenêtre grillée

 

UN ARTISAN.

Eh ! là-haut ! Ugolin !

UN BOURGEOIS.

Ugolin !

TOUS, criant.

Eh ! Ugolin !

Un silence.

UN AUTRE.

Ils ont tant crié, pleuré, appelé, hurlé, pendant trois jours, qu’ils n’en peuvent plus !

UNE FEMME.

Depuis hier, on n’entend rien !

UN VIEUX.

Chut ! Écoutez !

Silence.

PREMIER BOURGEOIS.

Non, je te dis ! Ils sont à bout de force !

UN AUTRE.

Ils dorment, quoi !

UN JEUNE ARTISAN.

Nous allons les réveiller !

Il ramasse de la neige et en fait une boule. Bernardino bondit sur lui.

BERNARDINO.

Vous allez vous taire !

L’ARTISAN.

Hein ?

BERNARDINO.

Et jeter cette neige !

L’ARTISAN.

Moi ?

BERNARDINO.

Sous peine de l’avaler !

L’ARTISAN.

Soit !

BERNARDINO.

Et rentrer chez vous, sans qu’on vous y pousse...

L’ARTISAN.

Il suffit ! On s’en va...

Tous s’éloignent, grognant.

BERNARDINO.

Lâche vermine ! Mauvais chiens, rampant devant le maître, aboyant au vaincu !

 

 

Scène VI

 

BERNARDINO, DANTE

 

DANTE.

Bernardino, ton père, s’il t’entendait, serait content de toi !

BERNARDINO.

Vous connaissez mon père ?

DANTE.

J’ai été son hôte à Ravenne.

BERNARDINO, l’examinant.

Vous ?

DANTE.

Tu sauras plus tard à quel titre... Renseigne moi d’abord, car je ne fais que d’arriver ici. L’Ugolin que ces Pisans insultent, est-ce Ugolin della Gherardesca, le fourbe Gibelin qui, chassé du pouvoir, aida les Génois à vaincre sa patrie afin d’y rentrer en tyran ?

BERNARDINO.

C’est lui. Et il ne s’est pas contenté d’écraser Pise et de l’asservir : il s’est enrichi en y organisant la disette par l’accaparement du blé. Cela, les Pisans ne le supportèrent pas. L’archevêque Roger dei Ubaldini, autre fourbe haineux, impatient ennemi d’Ugolin, attisa les colères, sonna les cloches, poursuivit le vieux comte de rue en rue, l’assiégea dans son palais, y mit le feu, le força enfin à se rendre et l’enferma ici, avec deux de ses fils et deux de ses petits-fils.

DANTE.

C’est là qu’ils attendent leur jugement ?

BERNARDINO.

Ils ne l’attendent plus. Le jugement est rendu, qu’ils achèvent de subir.

DANTE.

Comment ?

BERNARDINO.

Depuis quatre jours, l’archevêque et les consuls ont condamné ces malheureux à mourir de faim.

DANTE.

Quoi ! le père et les enfants ?

BERNARDINO.

Et les enfants !

DANTE.

Quelle abomination !

BERNARDINO.

Hélène de Souabe, la fille du roi de Sardaigne, qui est la bru d’Ugolin, et que ses frères ont dû aller prévenir à Bologne, a là son mari et son fils, un enfant de sept ans !

DANTE, à lui-même.

Sept ans !

Haut.

Et le peuple accepte cela ?

BERNARDINO.

Il fait mieux que l’accepter. Vous les avez entendus ? Il l’approuve ! Autant rancune que peur ; car il y a peine de mort pour qui tenterait de venir en aide aux condamnés.

DANTE.

Et nous sommes là, et nous laisserons ce forfait s’accomplir ?

BERNARDINO.

Comment l’empêcherons-nous ?

DANTE.

Que sais-je ? En soulevant les honnêtes gens !

BERNARDINO.

Les honnêtes gens se cachent.

DANTE.

Nous les tirerons de chez eux, au nom de l’honneur de Pise !

BERNARDINO.

Vous êtes Pisan ?

DANTE.

Florentin.

BERNARDINO.

Ah ! je vous reconnais, âme héroïque ! C’est comme proscrit que vous avez été l’hôte de mon père !

DANTE.

Ne me nomme pas !

BERNARDINO, s’incline.

Je vous salue !

 

 

Scène VII

 

Des voix s’élèvent dans la rue près de l’église. Un groupe de gens paraît, entourant une femme, ardente, douloureuse

 

DANTE.

Qu’est ceci ?

BERNARDINO.

C’est Hélène de Souabe, avec ses frères !

DANTE.

Ceux-là vous aideront à entraîner les autres !

Hélène, après un regard à la tour, s’adressant à Enzio, l’aîné de ses frères.

HÉLÈNE.

Elles gens qui les gardent ?

ENZIO, montrant le poste.

Sont ici.

HÉLÈNE.

Allons !

Dante, respectueux, intervient.

DANTE.

Qu’espérez-vous, noble dame ?

HÉLÈNE.

Que vous importe ?

BERNARDINO.

Madonna, vous parlez à des amis.

ENZIO.

Bernardino ! Tu vas nous renseigner. Sais-tu qui commande le poste ?

BERNARDINO.

Ce doit être maintenant Corso, le neveu du cardinal Bertrand.

Hélène, cependant, est venue à la porte du corps de garde, où elle frappe instamment, sans cesse.

HÉLÈNE.

Ouvrez ! vite ! Il faut que je vous parle !

CORSO, de l’intérieur.

Qui va là ?

BERNARDINO, à Enzio.

C’est lui.

À Dante.

Tous les vices en un seul homme !

ENZIO.

Alors, il se laissera acheter !

BERNARDINO.

Il ne l’osera pas !

La fenêtre est ouverte.

CORSO, apparaissant.

Si c’est pour un rendez-vous d’amour, demain, en quittant la garde !

Mouvement. Il va refermer la fenêtre.

HÉLÈNE.

Écoutez-moi ! Au nom de votre mère !

CORSO.

Peuh ! ma mère !

Il va disparaître.

HÉLÈNE, à mi voix.

Je vous ferai riche !

CORSO, revenant à la fenêtre.

Voilà parler. À quelles conditions me ferez-vous riche ?

HÉLÈNE, bas.

Laissez évader vos prisonniers !

CORSO.

Hein ?

HÉLÈNE.

À la nuit !

CORSO.

Grand merci !

HÉLÈNE.

Attendez ! deux de vos prisonniers seulement.

CORSO.

J’en réponds sur ma tête !

Ce disant, il referme la fenêtre.

HÉLÈNE, insiste.

Du moins, passez-leur du pain !

CORSO, de l’intérieur.

Rien du tout !

HÉLÈNE.

Par pitié !

CORSO, brutal.

La paix !

DANTE.

Brute !

HÉLÈNE, continuant de frapper à la porte.

Messire ! Je ne vous ai pas dit...

À travers ses larmes.

– C’est mon mari ! C’est mon enfant ! Messire capitaine !

DANTE, venant à elle.

Vous n’obtiendrez rien de cet homme.

HÉLÈNE.

Alors ?

DANTE.

Laissez-nous faire !

HÉLÈNE.

Que ferez-vous ?

DANTE.

Nous enfoncerons la porte.

ENZIO.

Oui.

Attirés par l’arrivée d’Hélène et de ses frères, puis par ses cris, des groupes sont survenus de tous les côtés, marchands, bourgeois, artisans, soldats, femmes, gamins et filles.

DANTE.

Et ces braves gens nous aideront !

DES VOIX.

À sauver Ugolin ? Plus souvent !

HÉLÈNE.

À sauver mon mari et mon fils !

Corso sort du corps de garde, suivi de ses Catalans.

CORSO.

De ton mari et de ton fils je réponds comme des autres, et tu ne nous les arracheras pas.

DES VOIX.

Bien dit !

DANTE.

C’est ce que nous allons voir !

CORSO.

C’est tout vu !

À ses hommes.

Chargez-moi ces gens-là, et débarrassez-moi la place ! Allons ! hors d’ici !

DES VOIX.

Et vivement !

Lutte, bousculade.

UN ARTISAN.

Si on prévenait l’archevêque ?

UN AUTRE.

J’y vais.

Il remonte la rue en courant. Cependant, assaillis à la fois par les Catalans et par la foule, Dante, Bernardino, Enzio et ses frères sont repousses, Hélène arrachée du seuil.

HÉLÈNE.

Ah ! misérables ! Défendez-moi, mes amis !

DES VOIX.

Ses amis !

HÉLÈNE.

Vous ! des femmes ! vous m’entendrez ! mon fils, mon petit Nino est là !

DES VOIX, ricanantes.

Pas possible.

HÉLÈNE, sanglotant.

Derrière cette grille ! Mourant de faim ! Comprenez-vous cela ?

DES VOIX, parodiant ses sanglots.

Comprenez-vous cela ? derrière cette grille !

DANTE, indigné.

Taisez-vous ! Malheureux que vous êtes ! et regardez !

Derrière la grille. Ugolin vient de paraître, livide, les cheveux hérissés, hagard, fou, terrifiant. Mouvement.

TOUS, à mi-voix.

Ugolin !

DES VOIX.

Quel visage !

Ugolin tend vers la foule des mains suppliantes et gémit d’une voix de mourant.

UGOLIN.

Grâce ! pitié !

HÉLÈNE.

Cette voix !

UGOLIN, défaillant.

Du pain ! pour eux !

DANTE.

Vous l’entendez !

HÉLÈNE.

Sauvez-les !

BERNARDINO.

Ils sont assez punis !

ENZIO.

Jetez-leur du pain !

DANTE.

Faites-leur grâce !

HÉLÈNE.

S’il en est encore temps !

LA FOULE.

Non ! non ! Ni grâce ni pain. Tu nous as fait jeûner ? Jeûne à tour ! Mange tes poings ! En voilà, du pain ! tu n’en auras pas !

DANTE, outré, sur les cris.

Bêtes féroces ! Opprobre de l’Italie !

LA FOULE, grognant.

Qu’est-ce que c’est ? Grand vautour décharné !

Hélène revient au-dessous de la grille où s’appuie Ugolin.

HÉLÈNE.

Mais eux, père ? Ils ne m’entendent donc plus ? Dites-leur de me répondre, que je m’assure qu’ils vivent !

Sans une parole, Ugolin a disparu, un instant, puis reparaît, soulevant, derrière la grille, un enfant penché sur son épaule, tête livide aux yeux clos. Hélène pousse un cri terrible.

Nino, mon Nino ! Mon enfant !

Elle tombe à terre, évanouie : ses frères s’empressent autour d’elle.

BERNARDINO, bas.

Elle se meurt !

DANTE.

Plaise à Dieu !

En haut de la rue à gradins, un homme accourt.

L’HOMME.

L’archevêque !

Mouvement. La foule se range devant l’archevêque et des gens descendant la rue voûtée.

 

 

Scène VIII

 

Entouré de PRÊTRES, portant des cierges et de CATALANS, l’épée à deux mains sur l’épaule, apparaît L’ARCHEVÊQUE ROGER, coiffé d’une mitre basse, pallium par-dessus le haubert, les mains gantées de fer et tenant la croix pastorale

 

BERNARDINO.

L’archevêque !

ENZIO.

Celui-là peut faire grâce !

Derrière l’archevêque paraissent Malatesta et Nello, parmi les consuls, puis des magistrats de Pise, encadrés d’autres Catalans.

DANTE, à lui-même.

Nello !

Il s’enveloppe de son manteau. Les frères d’Hélène l’ont relevée en lui montrant l’archevêque. Soutenue par eux, elle vient se traîner à ses pieds.

HÉLÈNE, épuisée.

Grâce ! Messire ! Au nom du Dieu de charité ! Vite !

Elle montre, derrière la grille, le groupe tragique, immobile. L’archevêque, sans lui répondre, va droit à la porte de la Tour. Profond silence.

Vous allez les délivrer, n’est-ce pas ?

L’ARCHEVÊQUE, s’adressant à Corso.

C’est à vous qu’ont été confiées les clés de cette porte ?

CORSO, qui les prend à sa ceinture.

Les voici.

L’ARCHEVÊQUE.

Donnez-les !

Corso les lui remet.

HÉLÈNE.

Vite !

L’ARCHEVÊQUE.

Vous tous, soyez témoins !

D’un geste violent, il jette les clés dans l’Arno.

La mort à qui les repêchera !

DANTE, BERNARDINO, ENZIO.

Infamie !

HÉLÈNE.

Ah ! bourreau ! assassin ! tigre ! tigre !

Elle tombe dans les bras de son frère.

LA FOULE.

Vive l’archevêque, et mort aux affameurs du peuple !

Ugolin et son petit-fils ont disparu.

DANTE, hors de lui.

Ugolin seul a pu vous affamer ! Ses enfants ne sont pas coupables, et vous le savez tous, à commencer par toi, prêtre !

Stupeur.

L’ARCHEVÊQUE.

Hein ?

DANTE.

Tu n’as pas le droit de faire expier sa faute à ses fils innocents !

En parlant, il a rejeté son manteau.

L’ARCHEVÊQUE.

Quel est cet homme ?

NELLO.

C’est Dante, exilé de Florence...

DANTE.

Pour avoir combattu le parti de l’étranger, à qui Nello della Pietra s’était vendu !

NELLO.

Décidément, tu veux que nous réglions nos comptes ?

Il tire son épée. Bernardino la sienne.

DANTE, à Bernardino.

Donne !

L’ARCHEVÊQUE.

Laissez les épées au fourreau, et toi, Florentin, excuse-toi de te mêler des affaires de Pise et d’outrager l’Église en ma personne !

DANTE.

Ce n’est pas moi qui outrage l’Église, c’est toi qui la déshonores !

Rumeur.

L’ARCHEVÊQUE.

Tu dis ?

DANTE.

Toi qui fais monter vers le ciel, en guise d’encens, la fumée des tours incendiées !

L’ARCHEVÊQUE, en étendant sa croix en travers de la porte.

Je suis Podestat de Pise !

DANTE.

Et c’est à ce titre que tu te sers de ta croix comme d’une arme contre des mourants ?

DES VOIX, NELLO, MALATESTA.

Assez ! Silence !

L’ARCHEVÊQUE.

Prends garde, insensé !

DANTE.

Prends garde toi-même, archevêque, à Celui qui nous jugera tous ! Ouvre cette porte, si tu ne veux que s’ouvre pour toi la porte de l’Enfer !

L’ARCHEVÊQUE.

Oses-tu ?

DANTE, terrible.

Ouvre !

Il s’élance et se heurte à la croix... la croix tombe.

L’ARCHEVÊQUE.

Sacrilège !

NELLO.

La croix ! Il renverse ! Il foule aux pieds la croix !

DANTE, au milieu des clameurs.

Moi ?

NELLO, MALATESTA, CORSO, LA FOULE.

À bas l’impie ! À mort !

Nello, Malatesta, Corso, les Catalans chargent Dante. Bernardino et les frères d’Hélène s’emploient à le défendre ; tout de suite, les frères d’Hélène sont immobilisés par les Catalans. Hélène est retombée à genoux à l’entrée de la rue haute. Bernardino tient tête. L’archevêque étend son bâton pastoral qu’un prêtre lui a rendu.

L’ARCHEVÊQUE.

Pas de sang ! l’Église a horreur du sang ! bas les armes, tous ! Cet homme m’appartient... Vous le reconnaissez, Messires ?

NELLO, MALATESTA, LES CONSULS.

Oui.

L’ARCHEVÊQUE.

Tous ici vous avez été témoins de ma justice ; soyez témoins de ma clémence. Le malheureux qui m’a bravé pour une audace moindre, Florence l’a chassé de ses murs ; moi, je t’exile de la chrétienté !

Frémissement.

Partout où il portera ses pas, que la foudre de l’excommunication le précède et le suive ! Que ses amis, que ses parents s’éloignent de lui comme d’un lépreux ! Que la maison de la prière lui soit fermée, en attendant que lui soit interdit le champ du repos ! Que la lueur de son âme, à l’heure dernière, tombe au gouffre des ténèbres, éteinte en même temps que la lueur de ses yeux !

Il a pris un cierge.

comme s’éteint cette flamme, écrasée sous nos pieds !

LES PRÊTRES, avec le même geste.

Comme s’éteint cette flamme, écrasée sous nos pieds !

Tous, sauf Bernardino, qui protège sa retraite, se sont écartés de Dante ; il remonte vers la rue voûtée à l’entrée de laquelle Hélène est étendue évanouie. Arrivé là, il se retourne.

DANTE.

Tu m’excommunies ? prêtre ! Soit ! Moi, je maudis ta ville, complice de ton crime et qui vient d’appeler sur elle la colère de Dieu ! Qu’elle soit montrée au doigt par les passants ! Que l’Arno, où tu viens de jeter ces clés, renverse ses murailles ! Que la mer se retire d’elle ! Qu’elle soit dévastée par la peste et la guerre, et devienne un désert en horreur aux vivants !

La foule gronde, menaçante. À ce moment, Dante, penché sur Hélène, cherche à la relever... puis, formidable de douleur et de colère.

Qu’elle meure, abandonnée comme cette autre victime innocente ! Cette mère que vous avez tuée !

Il lâche le bras d’Hélène, qui tombe morte. Mouvement. Les frères d’Hélène repoussent les soldats, s’élancent ; la foule, saisie, recule devant le cadavre : Dante s’éloigne.

 

 

ACTE I

 

 

Deuxième Tableau

 

LA FÊTE DU PRINTEMPS

 

Sous les murs de Florence, près de la porte San Miniato. Vers la fin du jour. Une prairie en pente, où s’échelonnent des arbres en fleurs, amandiers, pêchers, pommiers, toute la neige blanche et rose du printemps. Au delà, visibles à travers les branches, les remparts et la silhouette de Florence, hérissée de tours que domine le campanile et que dore la lueur du soleil couchant. À gauche, l’humble portique d’une chapelle qu’ombragent des pins parasols et des cyprès, et, en avant de ce portique, sur un piédestal entouré de quatre marches, une colonne, avec écusson aux armes de Florence, surmontée de la statue de saint Jean. À droite, occupant les deux premiers plans, en oblique, la maison de Malatesta, casin écussonné, porte surélevée de trois degrés, deux étages de fenêtres, les corniches et le toit se perdant dans les frises. En avant de la maison, un puits. Une vigne grimpe le long des murs. Au delà de la maison, un groupe pittoresque de fermes et de moulins qui descendent à l’Arno. C’est la fête du printemps, tout est joie, rires, danses et chansons. Les clochers de la ville sonnent l’angélus. Sous les arbres et sur le gazon semé de pâquerettes et de boulons d’or, les jeunes Florentins, moulés dans leurs costumes de soie, les Florentines, cheveux épars et couronnées de fleurs, vont, viennent, chantent et forment des rondes, ou, la main dans la main, serpentent, sorte de farandole lente et tendre. Casella, luth en main, guide des joueurs de hautbois, de violes et de flûtes. Des bourgeois circulent importants ; des moines, des soldats. À gauche, premier plan, en avant du portique, Giotto, assis sur un escabeau, dessine une jeune femme, Cilia, adossée à la colonne, un lis en main, une couronne de roses sur la tête. Forèse et Bellacqua, debout, derrière Giotto, le regardent travailler.

Pendant toutes les premières scènes, musiques, danses et chants discrets, s’éteignant parfois, quand les danseurs sortent de scène, pour recommencer bientôt : ces silences et ces repos réglés suivant l’importance des paroles prononcées.

 

 

Scène première

 

GIOTTO, CILIA, BELLACQUA, FORÈSE, CASELLA, UN MARCHAND en rencontre UN AUTRE au coin de la maison de droite

 

PREMIER MARCHAND.

Eh ! bonjour compère ! Vous voilà à Florence ?

DEUXIÈME MARCHAND.

Heureux de vous y rencontrer.

PREMIER MARCHAND.

Vous venez voir la fête du printemps ?

DEUXIÈME MARCHAND.

Et de la jeunesse !

PREMIER MARCHAND.

Vous arrivez ?

DEUXIÈME MARCHAND.

De Sienne.

PREMIER MARCHAND.

Il y paraît.

DEUXIÈME MARCHAND.

À quoi ?

PREMIER MARCHAND, désignant son bonnet.

À votre plume que vous portez à droite.

DEUXIÈME MARCHAND.

Ce sont les blancs qui dominent là-bas.

PREMIER MARCHAND.

Ici, ce sont les noirs.

DEUXIÈME MARCHAND.

Je vais donc la mettre à gauche.

PREMIER MARCHAND.

Faites comme moi. Plantez-la sur le milieu de la tête. Ça n’engage à rien.

Une théorie de danseurs et de danseuses descend à gauche, enveloppe Giotto et ses amis, tourne, gagne la droite et s’éloigne par la ruelle, pour revenir bientôt au fond.

FORÈSE, au moment où ils sont entourés.

Eh ! les danseurs ! S’il vous plaît ! Ne vous jetez pas dans les jambes du seigneur Giotto !

DANSEURS et DANSEUSES sans s’arrêter.

Vive Giotto !

DEUXIÈME MARCHAND, au premier.

Qui est ce Giotto, qu’ils acclament ?

PREMIER MARCHAND.

Vous ne connaissez pas notre Giotto qui a dessiné le campanile ?

Il désigne le campanile au fond.

DEUXIÈME MARCHAND.

Oui, oui. Celui qui gardait les moutons !

Ils remontent, en causant, vers le groupe des musiciens.

CILIA, à Giotto.

Est-ce bientôt fini ?

GIOTTO.

Patience donc ! Tu es bien pressée !

CILIA.

C’est que j’ai peur d’être en retard pour la procession.

BELLACQUA.

Et de ne pas voir ton amoureux.

GIOTTO.

Moi aussi, belle Cilia, j’ai hâte d’en finir ; car je quitte Florence demain.

CILIA.

Tu pars ?

GIOTTO.

Pour Avignon.

FORÈSE.

Décidément ?

GIOTTO.

Décidément.

CILIA.

Et où est-ce, Avignon ?

GIOTTO.

Dans la Provence française.

CILIA.

Oh ! que vas-tu faire si loin ?

GIOTTO.

Je vais peindre des fresques dans le palais du pape.

CILIA.

À Avignon ? Le pape demeure là maintenant ?

FORÈSE.

Sans ta permission, ma chère, et depuis bientôt dix ans.

CILIA.

Et pour toujours ?

LES TROIS HOMMES.

Oh ! ça ?

CILIA.

Rome sans pape et pape sans Rome, ça ne va guère. Et pourquoi est-il là-bas ?

GIOTTO.

Pour être plus à portée du roi de France, Philippe le Beau, son compère, qui n’a pas peu contribué à l’asseoir sur le trône de Saint-Pierre...

BELLACQUA.

À la mort du bon pape Benoit Bocasini.

FORÈSE.

Lequel n’a guère duré, le pauvre homme !

CILIA.

Et comment est-ce qu’il s’appelle, celui-ci ?

FORÈSE.

Voilà bien de nos Florentines qui ne connaissent jamais le pape régnant que sous le nom de Saint-Père !

GIOTTO.

Il s’appelle Clément.

BELLACQUA.

Cinquième du nom.

FORÈSE.

Et il est l’oncle de Corso, ce soudard venu de Pise pour la fête, et que tu as si bien souffleté hier en pleine rue...

CILIA.

Tiens ! il me baisait le cou !

BELLACQUA.

Eh bien, la belle enfant, tu as souffleté, sans t’en douter, le neveu du Saint-Père !

GIOTTO.

Oh ! le neveu !... à la mode de Rome !

Rires des trois hommes.

CILIA, amusée.

Vraiment ?

FORÈSE.

Marforio s’est assez égayé, là-bas, sur la mère de Corso, la belle Brunissende, alors que le pape Clément n’était encore que le cardinal Bertrand...

Malatesta, paraît au fond. Giotto qui l’aperçoit, se met vivement à chanter.

GIOTTO.

Pour l’amour de Florence,

Et l’amour de ma dame...

FORÈSE.

Qu’est-ce donc ?

Giotto, de son crayon, lui désigne Malatesta, qui s’est arrêté sous les arbres et regarde, tour à tour, du côté de la plaine et du côté de sa maison. Forèse baisse la voix.

Ah ! Malatesta !

BELLACQUA, de même.

Un ami de Corso ?

GIOTTO.

Et surtout du pape, qui l’a détaché à Florence pour servir sa cause, lui et cet intrigant de Nello...

BELLACQUA.

Della Pietra.

GIOTTO.

Autre créature de sa sainteté.

FORÈSE.

Et digne ami de Malatesta.

BELLACQUA.

Le monstre semble soucieux.

CILIA.

Il a peut-être fini par s’apercevoir de sa laideur.

GIOTTO.

L’âme chez lui est encore plus laide que le corps. C’est un homme qui n’a jamais reculé devant une vilaine besogne. Avant d’être Podestat de Pesaro, je l’ai connu condottiere au service de Pise, il y a une dizaine d’années, au moment où l’archevêque Roger fit mourir de faim Ugolin et ses fils, et excommunia notre grand et cher Dante, déjà exilé de Florence avec menace du bûcher s’il osait y reparaître.

FORÈSE.

Hélas ! qu’est-il devenu notre cygne Florentin ?

BELLACQUA.

Dieu le sait !

GIOTTO.

Le déhanché depuis a fait du chemin. À la mort de Verruchio, son père, il sera à son tour podestat de Rimini, et, en attendant, il a su épouser la plus riche héritière du lieu, la sœur de notre ami Bernardino, cette pauvre Francesca...

CILIA.

Belle alliance ! Parlons-en !

FORÈSE.

Une infamie, à vrai dire. Celui que Francesca désirait et croyait épouser n’était pas le déhanché, mais son frère cadet, Paolo...

CILIA.

Beau comme le jour, celui-là.

BELLACQUA.

À preuve !

Elle montre Paolo, qui sort de la maison et traverse le pré, se dirigeant vers la gauche.

GIOTTO.

Par quelle ruse diabolique le déhanché prit-il la place de cet Antinoüs ? On ne l’a jamais bien su ; toujours est-il que la substitution eut lieu...

CILIA.

Au grand chagrin de la pauvrette...

FORÈSE.

...de Bernardino qui déteste son beau-frère.

BELLACQUA.

...Et de Paolo surtout, encore qu’il n’en laisse rien paraître.

En voyant son frère, Malatesta descend... Paolo, qui regarde du côté de la ville, fait un pas et se trouve en face de Malatesta.

MALATESTA.

Tu cherches la procession ? Elle se forme là-bas.

Il montre la gauche. Paolo s’éloigne dans cette direction ; Malatesta le suit des yeux, puis descend à sa porte, et entre chez lui.

GIOTTO, relevant la voix.

Le déhanché est bien mal avisé, en tout cas, d’avoir installé Paolo dans sa maison. C’est le feu sous son toit.

FORÈSE, de même.

Ces deux amoureux séparés par la trahison pourraient bien, un jour, prendre leur revanche.

BELLACQUA.

Si ce n’est fait déjà.

CILIA.

Il est donc aveugle aussi, ce bossu ?

FORÈSE.

Et sourd. Car on jase assez par la ville.

GIOTTO.

Ni sourd ni aveugle peut-être.

FORÈSE.

Tu crois ?

GIOTTO.

Pas plus tard qu’hier, à la tombée du jour, longeant en barque le jardin de Malatesta, là-bas, sur l’Arno, j’ai vu Paolo et Francesca assis sous les arbres de la terrasse, trop près l’un de l’autre, et j’ai surpris Malatesta les observant de sa fenêtre, de l’air d’un vautour qui guette deux ramiers !

FORÈSE.

Il est assez perfide pour leur laisser toute liberté afin de les surprendre plus sûrement.

BELLACQUA.

On ferait bien d’avertir Bernardino.

CILIA.

Qui préviendrait sa sœur.

GIOTTO.

Avertissez-le, vous autres, et le plus tôt possible, puisque je pars.

À Cilla.

C’est fini ! Tu peux regarder.

CILIA.

Ouf !

Retour des danseurs au fond. Cilla descend et vient regarder son portrait, la main sur l’épaule de Giotto, encore assis, tandis que Casella descend en scène à droite, accompagné de Picarda, Tessa et deux autres jeunes filles, et vient s’asseoir sur le banc de Malatesta, accordant son luth pour chanter.

Je suis si jolie que ça ?

GIOTTO, baisant sa main.

Bien plus jolie encore.

CILIA.

Pourquoi m’as-tu mis des lauriers sur la tête, au lieu de roses ?

GIOTTO.

Pour faire de toi une muse.

CASELLA, chantant.

Virgile seul, le sublime poète...

Il est interrompu par de grands cris qui éclatent au fond.

 

 

Scène II

 

C’est CORSO, ivre, escorté de DEUX DE SES AMIS, qui vient de se jeter au milieu de la danse et de prendre brutalement par la taille une jeune femme, MAROZIA, elle se débat. Vacarme, agitation

 

FORÈSE.

Eh ! là-bas !

BELLACQUA.

On se tue !

Tout le monde, sauf Giotto et Cilia, court au fond.

CILIA.

Encore cette brute !

Forèse, Bellacqua et d’autres arrachent Marozia des mains de Corso.

CORSO, au milieu du bruit.

Pourquoi ne veux-tu pas danser avec moi, chipie ?

MAROZIA.

Parce que tu es saoul, Ruffian !

CORSO, bondissant.

Répète ça !

Ses amis et les Florentins le contiennent.

LES FLORENTINS.

Eh là ! doucement !

SES AMIS.

Allons ! assez !

Marozia cependant se rajuste à l’écart.

CORSO, qui résiste.

Ces Florentines qui font les bégueules !

Protestations. Bernardino est arrivé sans bruit.

FORÈSE.

Elles n’aiment pas les ivrognes !

CORSO.

Pour maris non ! mais pour amants !

SES AMIS veulent l’entraîner.

Viens donc ! Par le diable !

CORSO, se dégageant.

J’ai assez fripé leurs jupes !

Cris indignés des femmes. Bernardino saisit Corso par le bras et le force à se retourner vers lui.

BERNARDINO.

Pourceau de Pise, tu insultes nos femmes ?

CORSO, intimidé, se dégage en sautant en arrière.

Oh ! Oh ! je te connais, toi !

Par la fenêtre du rez-de-chaussée entrebâillée, la tête de Malatesta apparaît, qui écoute.

BERNARDINO, menaçant.

Moi aussi je te connais, bâtard d’église !

Les amis de Corso le prennent à bras le corps pour l’empêcher de sauter sur Bernardino.

SES AMIS.

Viens donc ! C’est le beau-frère de ton ami Malatesta !

CORSO, gagnant la droite.

C’est donc ça ? Il défend sa sœur !

BERNARDINO, retenu par Forèse et Bellacqua.

Tu dis ?

CORSO.

La Francesca, toujours pendue au bras de son joli beau-frère.

BERNARDINO.

Ah ! Canaille ! Tu oses ?

Il va s’élancer ; des amis l’arrêtent.

FORÈSE et GIOTTO.

Bernardino !

Corso s’enfuit par la ruelle de droite en bousculant tout sur sa route. Exclamations. Jurons.

BERNARDINO.

Cours, va !...

Se dégageant.

Tu ne m’échapperas pas !

Il s’élance à sa poursuite.

CASELLA.

Ne le tue pas !

OSTASIO, présent au fond depuis un moment, haut.

Le neveu du pape ! Il le paierait cher !

FORÈSE et BELLACQUA.

Ostasio !

GIOTTO.

Ostasio a raison !... Empêchez-le !

Il va courir. La fenêtre se referme.

Malatesta !

À Forèse.

Il écoutait !

Tous les témoins de la scène s’entassent vers la ruelle, à droite, au fond de la scène, regardant dans la coulisse.

CASELLA, vivement.

Qu’est-ce qu’il fait, le Corso ? penché sur le parapet ?

BELLACQUA.

Il appelle un bateau...

Soudaine explosion de rires. Acclamations.

DES VOIX.

Bien ! Très bien !

GIOTTO, que le groupe empêche de voir.

Il l’assomme ?

CASELLA.

Il l’a jeté dans l’Arno !

GIOTTO.

Dans l’Arno ? Corso ?

CASELLA et D’AUTRES, riant.

Oui !

GIOTTO.

Ce sera la première fois qu’il mettra de l’eau dans son vin !

Rires.

FORÈSE.

Mais ses amis vont le retirer !

GIOTTO.

Heureusement pour Bernardino !

À Forèse et Bellacqua.

Le voilà déjà averti ; ne manquez pas de lui répéter ce que j’ai vu hier, et ce que je viens de surprendre à l’instant...

Ce disant, il revient avec eux ramasser ses cartons et ses fusains, pendant que Cilia disparait à droite avec une partie des assistants ; Ostasio sort le dernier, pendant que les autres se dispersent et que Casella redescend en scène avec les femmes qui l’entourent.

 

 

Scène III

 

GIOTTO, FORÈSE, BELLACQUA, CASELLA, PICARDA, TESSA, DEUX JEUNES FILLES, UN MOINE, entré pendant le tumulte

 

PICARDA, entraînant Casella.

Allons ! Casella !

TESSA.

Reprends ta chanson !

TOUTES.

Oui, oui ! la chanson !

CASELLA.

Soit !

Il gratte les cordes de son luth, fredonnant pour se mettre d’accord.

PICARDA.

C’est pour moi que tu l’as écrite ?

CASELLA.

Non, jolie. Tout au plus en aurais-je pu composer l’air à ton intention. Les vers ont été écrits, il y a bien des années déjà, pour une femme qui pourrait être ta mère, par le plus grand poète de Florence, Dante, dont je m’honore d’avoir été l’ami.

GIOTTO, de loin.

Comme moi.

FORÈSE et BELLACQUA.

Et nous.

PICARDA.

Chanteras-tu ?

CASELLA, chantant.

Virgile seul, le sublime poète.,

Eût pu te célébrer, lumière de mes jours,

Charme tardif de ma vie inquiète...

Le moine, dont nul n’a remarqué l’arrivée, qui s’est arrêté, puis assis, le capuchon sur la tête, au pied de la colonne de Saint-Jean, interrompt Casella et rectifie le vers.

LE MOINE.

Charme coupable, hélas ! de ma vie inquiète...

Bellacqua et Forèse, prêts à s’éloigner, s’arrêtent au son de cette voix. Giotto se retourne.

GIOTTO.

Plaît-il ?...

Bas.

Cette voix ?

Casella traverse la scène et vient au moine.

CASELLA, saisi, de même.

Moine, qui es-tu ?

Giotto remonte vers le moine, tandis que Forèse et Bellacqua descendent à lui.

PICARDA, aux autres femmes, dépitées comme elle en voyant Casella s’éloigner.

Allons ! C’est le moine à présent !

TESSA.

Écoutez !... La Procession ! Là- bas !

On entend, très loin, un cantique.

PICARDA et LES AUTRES.

La procession ! Vite ! Vite !

Elles s’éloignent en courant.

 

 

Scène IV

 

DANTE, GIOTTO, CASELLA, BELLACQUA, FORÈSE

 

Dès que les jeunes femmes ont disparu, les quatre amis de Dante se sont approchés de lui.

DANTE, à Casella, quand les femmes ont disparu.

Pourquoi, sous prétexte de musique, estropier les vers de ton ami ?

Aux deux derniers mots, il rabat son capuchon et découvre son visage. Tous se récrient, ardents, joyeux, empressés autour de lui.

CASELLA.

Dante !

BELLACQUA.

Enfin !

GIOTTO.

Ah ! cher ami de ma jeunesse !

FORÈSE.

Notre orgueil et notre regret !

CASELLA, GIOTTO.

Te voilà !

Tous se groupent, assis ou debout sur les marches du piédestal, à ses pieds...

BELLACQUA.

Prenons garde !

Tous de même.

FORÈSE, voyant la place vide.

Non ! Personne !

GIOTTO.

Ils courent au-devant de la procession qui sort de la porte San Miniato.

BELLACQUA.

Et tu n’es entouré que d’amis.

DANTE.

Frères bien aimés ! qu’il m’est donné de retrouver les premiers ! Toi, Forèse, et toi, Bellacqua, près de qui je fis l’apprentissage terrible de la guerre ; toi, Giotto, qui fus trop peu de temps mon maître, et dont je suivais la gloire à distance ; toi, Casella, le confident de mes jeunes douleurs, toi, dont le luth m’a consolé si souvent... N’as-tu pas, dis-le-moi tout de suite, à me consoler de nouveaux deuils ? Là-haut, au cimetière de San-Miniato, où est la tombe de Béatrix, bien d’autres tombes ont été creusées depuis mon départ...

Il s’arrête.

CASELLA, vivement.

Aucune, ni à San-Miniato ni ailleurs, où tu doives pleurer !

DANTE.

Merci à Dieu et merci à toi, qui me délivres d’une longue angoisse ! Il m’est donc permis d’être heureux un instant, au milieu de vous, en face de ma Florence !

GIOTTO.

Comment oses-tu y revenir ! Et pourquoi ?

DANTE.

Une voix venue du Ciel m’en a donné l’ordre, par deux fois... Aussi bien, j’étais las d’errer à travers le monde, éternel voyageur que fouaille et pousse un éternel ouragan ! Tant de pas le long de tant de chemins ! À travers tant de pièges et d’horreurs ! Des monts du Casentin à la forêt de Ravenne, de Vérone à Padoue, de Lucques à Gênes, j’ai fui la destinée, heurtant les portes qui souvent restaient closes, heureux quand l’hôte, d’abord accueillant, ne se révélait pas un ennemi, retrouvant partout ce que j’avais vu à Pise : la haine embusquée, la ruse faussant la loi, l’argent changeant le oui en non, l’œuvre de beauté détrônée par l’œuvre de sang, les poignards se faisant signe d’une ville à l’autre, les charrues rouillées parmi les champs en friche, des cadavres les yeux ouverts, attestant le ciel, et, sur tous les frontons des montagnes, des ruines devenues des gibets ! Telle est l’Italie ! Telle est aussi la France ! À Paris, où m’attirait le rayonnement de l’Université, où prêchent, en vain, tant de maîtres du beau savoir, même frénésie de gain, mêmes perfidies, mêmes iniquités ! La pire de toutes ! l’égorgement des Templiers, ces héros qui ne sont coupables que d’être riches, et dont j’ai vu, vision infernale ! la Seine refléter les bûchers !

Exclamations de tous.

CASELLA.

Brûlés ? Ainsi, c’est vrai ? Ils ont été brûlés vifs ?

DANTE.

Oui.

GIOTTO.

Tous ?

DANTE.

Non. Leur chef, l’indomptable Jacques Molay, attend encore le même supplice. Je l’ai vu assister à leur martyre. Je l’ai entendu en appeler au pape d’Avignon, ignorant, l’infortuné ! que ce Pape est, cette fois encore, le complice du roi Philippe le Beau, avec lequel il doit partager le butin !

GIOTTO.

Et ce pape s’appelle Clément !

DANTE.

C’est ce soir-là même que, tout frémissant encore de ce spectacle hideux, j’ai entendu la voix d’en haut qui m’ordonnait de retourner à Florence ! « C’est risquer la mort ! me disais-je. » Mais quoi ! Tout ne vaut-il pas mieux que cette mort de toutes les heures qui s’appelle l’exil ?... Ah ! se tourner toujours du côté de l’horizon où est son pays, et ne le voir jamais qu’en songe ; monter et descendre l’escalier d’autrui, quêter les rayons d’un pâle soleil par des rues où l’on n’a pas couru enfant, entre des maisons où l’on ne connaît personne, sous le fracas de cloches qui n’éveillent dans l’âme aucun souvenir ! Ne jamais lire un nom ami, même sur une tombe ! Se sentir partout étranger chez des étrangers dont on comprend à peine le langage et qui tournent le vôtre en dérision ; même dans la maison qui s’ouvre pour vous héberger, l’homme est compatissant, la femme discrète, mais les enfants s’étonnent, se montrent le proscrit, chuchotent, et les serviteurs murmurent, soupçonneux : « Son pays l’a chassé ? Pour quel crime ? » Tant c’est l’habitude de mesurer la faute à l’infortune ! Il n’est pas jusqu’au chien du logis, méfiant, qui ne rôde autour de vous, rebelle à vos caresses, et semble penser : « Celui-là n’est pas des nôtres ! »

CASELLA.

Aux plus tendres cœurs les plus rudes épines !

DANTE.

Aussi quand, pour la première fois depuis tant de mois et d’années, mes pieds frôlèrent la terre latine, quand je réentendis ce parler toscan, le plus doux qui soit au monde depuis le parler de Virgile, quand, du haut de ce coteau j’aperçus l’Arno, luisant entre les tours, aux feux du soleil couchant, et les clochers éparpillant leurs carillons dans l’azur, quel tumulte en ma poitrine, et quelle ivresse ! Bien des campaniles nouveaux se dressent,

À Giotto.

tâchant d’égaler le tien, bien des maisons ont été détruites, à commencer par la mienne ; une ceinture plus vaste de remparts enferme une cité toute blanche ; ma ville s’est rajeunie pendant que je vieillissais ; les passants me regardent sans se rappeler mon visage. Toi non plus, Florence, le fils que tu as nourri, puis chassé, tu ne le reconnais pas, mais ton fils te reconnaît, te salue et te tend les bras, même injuste et cruelle, marâtre inoubliable et toujours adorée, qui m’as poursuivi si loin de ta haine, et dont ma douleur n’a jamais pu parler qu’avec des mots d’amour !...

GIOTTO.

Essuie tes larmes ! Ton exil a pris fin !

CASELLA.

Et tu reviens à point pour rentrer à Florence en pleine sécurité.

FORÈSE, BELLACQUA.

Eh oui !

DANTE, incrédule.

Et comment ?

GIOTTO.

Oublies-tu que c’est l’usage, le jour de la fête du printemps, que le banni qui se présente soit voué à la Vierge ?

DANTE, amèrement.

Et pardonné !

CASELLA.

Ce pardon, c’est nous qui le demanderons en ton nom.

DANTE.

Comme d’autres le demanderont pour des voleurs, pour des assassins ! Et à qui le demanderez-vous ? Au Conseil de la Seigneurie, tout à la dévotion de Malatesta ; à ce même Nello, aujourd’hui prieur, qui m’a fait exiler jadis ! Coupable, je refuserais de plier le genou devant ces traîtres. Innocent, c’est la justice que je réclame, et non le pardon ! Je rentrerai à Florence par la porte de l’honneur. Sinon, non.

GIOTTO.

Alors, puisque tu refuses...

DANTE.

M’en blâmez-vous ?

GIOTTO.

Non, certes... mais ta tête est mise à prix ! Il te faut, ou fuir...

FORÈSE.

Ou te cacher.

DANTE.

J’aurai, après m’être entendu avec Casella, à rester ici quelques jours peut-être.

GIOTTO.

Je vais donc m’occuper de te chercher un asile au couvent de San Miniato. Le prieur, qui fut aussi ton compagnon d’armes, a gardé fidèlement ton souvenir ; dans la cellule où il te logera, tu seras en sûreté. Casella t’y conduira, à la nuit close. Je pars demain pour Avignon, où ce pape me réclame, mais ce ne sera pas sans te revoir, et si je pouvais t’emmener avec moi !... Là-bas, tu n’aurais rien à craindre... En attendant, sois prudent. Conserve-nous le plus cher de nos amis !

FORÈSE.

À demain !

GIOTTO.

Au petit jour.

DANTE.

À demain donc. Et bénie soit cette rencontre qui me réconforte ! Ames sœurs de la mienne, c’est vous surtout qui me rendez la patrie !

FORÈSE, à Giotto.

Nous te suivons et prévenons Bernardino.

GIOTTO.

Oui, c’est urgent !

Tous tendent leurs mains à Dante.

BELLACQUA, à Dante.

À demain, nous aussi !

FORÈSE.

À San Miniato.

Ils sortent par la gauche.

 

 

Scène V

 

Les cantiques entendus par bouffées pendant la scène précédente, s’éloignent.

DANTE.

Vivement. – Vite ! À présent, parle-moi d’elles !

Avec inquiétude.

Ma bien-aimée Pia ?

CASELLA, assis à ses pieds sur la marche au-dessous.

Elle te pleure, mort ou vivant.

DANTE.

Pauvre âme ! Et ma fille ? Ma fille ? À Sienne encore ?

CASELLA.

À Florence.

DANTE, avec joie.

Ici ?... Et vaillante et belle ?

CASELLA.

Belle et bonne et tendre comme sa mère, et, au moindre choc, fière, ardente et volontaire, avec l’éclair de tes regards dans ses yeux.

DANTE.

Et heureuse ?

CASELLA.

Très heureuse ?

DANTE, respirant.

Loué soit Dieu !... Mais alors que signifie ce rêve ?

CASELLA.

Un rêve ?

DANTE

Ou plutôt non ! Pas un rêve : mais, à deux reprises, une apparition, plus lumineuse que la réalité même, de la noble dame de vertu à qui je dois d’être ce que je suis !

CASELLA, à mi-voix.

Béatrix ?

DANTE.

Béatrix !... qu’une première fois dans mon sommeil, j’ai vue, aussi distinctement que je te vois !... Elle me regardait longuement, douloureusement, triste encore, à n’en pas douter, de l’injure faite à sa mémoire, et d’une voix étrange, lointaine, qui parlait plus à mon cœur qu’à mon oreille, elle me disait : « Retourne à Florence ! »

CASELLA.

C’est elle ?...

DANTE, l’interrompant sans répondre.

Éveillé en sursaut, je pensais. « Ce n’est qu’un songe !... »

CASELLA.

Sans doute !

DANTE.

Mais, quelques jours après, un soir, la bise aigre sifflait sous ma porte mal close, la pluie fouettait rageusement mes vitres ; la Seine, gonflée par les neiges fondues, se ruait sur les piles du pont Notre-Dame avec des rugissements de brute en démence... Tout autour de moi et dans moi n’étaient que lamentation et désespérance. J’avais encore dans les yeux la flamme du bûcher des Templiers et dans la narine l’odeur de leur chair grillée. Épuisé de douleur et de fatigue, je m’étais assoupi à la chaleur avare de mon triste foyer, quand, tout à coup, mon noir galetas s’emplit de lumière, et Béatrix se dresse devant moi, plus sévère cette fois et plus impérieuse : « Retourne à Florence ! – Si tu parles ainsi, lui ai-je dit, c’est qu’il va quelque danger pour ma fille ou pour sa mère ? les deux peut-être !... » Et la chère ombre s’évanouit, sans autre réponse que ces mots, répétés d’une voix mourante : « Retourne, retourne à Florence ! »

CASELLA.

L’avis est peut-être bon !

DANTE, vivement.

Tu sais ?

CASELLA.

Rien, mais je redoute...

DANTE, vivement.

Ah ! Tu vois ! Tu vois !

CASELLA.

Tu as appris par mes lettres ?...

DANTE, vivement.

Des lettres ! Depuis mon départ de Vérone, je n’en ai reçu aucune...

CASELLA.

Mais de Pia ?

DANTE.

Une seule, à Gênes ! Il y a si longtemps !... Avec ma vie errante de ville en ville !

CASELLA.

Tu sais du moins que la malédiction de Dieu, après la tienne, s’étant abattue sur Pise, mon scélérat de cousin Nello est revenu avec Pia à Florence, où il s’est fait nommer prieur ? Et qu’il ne quitte guère pour son habitation de Volterra, que l’été, à cause des chaleurs, ou l’automne, pour la chasse.

DANTE.

On me l’a dit.

CASELLA.

Et qu’Ettore, le frère de Pia, étant mort, Pia a recueilli chez elle celle qui passe pour la fille d’Ettore.

DANTE.

Ma Gemma ! C’est toi qui me l’apprends.

CASELLA.

Enfin que Bernardino s’est pris pour ta fille d’une belle passion.

DANTE.

Bernardino ?

CASELLA.

Dei Polentani...

DANTE.

Oui m’a si vaillamment défendu à Pise ?

CASELLA.

Oui... Gemma lui est fiancée, et il doit l’épouser dans un mois...

DANTE.

Ah ! bien ! cela ! bien ! Et tu crains ?

CASELLA.

Oui !... Pia, sans nouvelles de toi, désolée, te croyant mort, n’avait d’autre consolation que sa tendresse pour votre enfant qu’elle ne voyait que de loin en loin, et presque à la dérobée, Nello étant en fort mauvais termes avec Ettore...

DANTE.

Naturellement ! l’eau et le feu !

CASELLA.

Quand Gemma lui fut amenée, elle eut une telle explosion de joie, la couvrant de baisers frénétiques...

DANTE.

Que Nello s’en étonna ?...

CASELLA.

Et, pour la première fois, soupçonna la tante d’être en réalité la mère. Je le devinai à certaines questions, qu’il me posa sur la naissance de Gemma, tandis qu’il était de séjour à Venise. Je fis la bête, et mes réponses ne furent bonnes qu’à le dérouter. Il n’insista plus ; mais m’éloigna tout doucement de son logis, et ce qui s’y est passé depuis je l’ignore. Sinon que Pia est, paraît-il, tombée malade.

DANTE.

Gravement ?

CASELLA.

Qui le sait ? Le mois dernier, il l’a conduite à Volterra, où, dit-il, l’air de la montagne la remettra.

DANTE, avec un geste de dépit.

J’y serai dès demain, et je saurai bien la voir et me concerter avec elle pour son salut et celui de l’enfant.

CASELLA.

Moins facilement que tu ne crois !... Gemma pensait être du voyage ; Nello s’y est refusé, et a laissé celle qu’il traite encore comme sa nièce à la garde de la sœur de Bernardino, Francesca, qui a épousé Malatesta et habite cette maison.

DANTE.

Celle-ci ?

CASELLA.

Oui.

DANTE, debout, vivement, gagnant la droite, et regardant le casin de Malatesta.

Et c’est là qu’est ma fille ?

CASELLA, debout.

C’est là !

DANTE, s’exaltant.

L’instinct m’attirait à cette porte ! Ou plutôt, c’est toi, généreuse Béatrix, qui m’y as conduit !

CASELLA.

Plus bas !

DANTE.

En ce moment, elle est là, n’est-ce pas ?

CASELLA.

Non !... Elle suit la procession avec Francesca.

Les chants se rapprochent elles cloches sonnent.

DANTE.

Encore et toujours Béatrix ! Ces chants, ces torches, ces cloches pleurant le jour qui meurt... C’est à pareille heure, à cette même fête du printemps, que, tout enfant, je l’ai vue pour la première fois, sortant, avec Pia, de Saint-Jean, des lis à la main... Ma vie commençait, ce jour-là, sous l’égide de celle qui, trop oubliée depuis, se venge comme on se venge au paradis, en m’envoyant au secours de tout ce que j’aime !...

Les chants s’éloignent.

La procession rentre dans la ville ?

CASELLA.

Oui.

DANTE.

Alors ma Gemma va rentrer chez elle ?

CASELLA.

C’est probable !... attendons...

Un groupe de jeunes filles couronnées de fleurs paraît, des lis à la main. Bavardages. Gaités.

Voici les jeunes Florentines du quartier, qui se dispersent et caquettent avec leurs galants, avant de rentrer chez elles...

De ce groupe se détachent Francesca et Gemma, frais visages encadrés de blanc. Une matrone à cheveux gris les suit. Des Florentines font la conduite aux jeunes femmes.

 

 

Scène VI

 

DANTE, CASELLA, FRANCESCA, GEMMA, LA GOUVERNANTE, puis PAOLO et MALATESTA

 

Pendant la scène, peu à peu, le jour baisse. Le reflet rose du soleil couchant, qui éclairait d’abord les tours et le campanile, remonte lentement, chassé par l’ombre, et finit par ne plus éclairer que le sommet du campanile, puis s’éteint.

DANTE, à mi-voix, serrant le bras de Casella.

Casella !... Cette jeune fille aux cheveux blonds !...

CASELLA.

Couronnée de bluets.

DANTE.

Et vivante image de Pia !... c’est elle, n’est-ce pas ?

CASELLA.

C’est elle !

DANTE, à lui-même.

Ma fille !

CASELLA.

Sois prudent !

DANTE.

Oh ! ce n’est pas assez de la voir ! Je veux entendre sa voix.

CASELLA.

Tu l’entendras ! Reste à l’écart !...

DANTE, bas, sans quitter Gemma des yeux.

Oui !... Je serai prudent !... merveille de beauté, de charme, de grâce ! ma Gemma, perle de ma vie !

Dante a rabattu son capuchon et s’éloigne de quelques pas. Paolo apparaît dans le groupe qui est resté au fond. Propos galants, rires, joyeuses querelles. Les deux femmes qui descendaient vers la maison, à droite, saluées par Casella, s’arrêtent. À ce moment, Malatesta sort de la maison.

FRANCESCA.

Vous sortez ?

MALATESTA.

Je vais chez le capitaine du peuple pour un règlement de solde. Il ne faudra pas m’attendre pour souper.

Appelant.

Paolo ?

Paolo s’approche d’un pas.

Je ne rentrerai guère avant le milieu de la nuit. Soupez sans moi. Bonsoir.

Il remonte et sort par le fond à droite, Paolo retourne au groupe de femmes. Francesca entre dans la maison.

FRANCESCA.

Tu viens, Gemma ?

GEMMA.

Je te suis !

Francesca disparaît. La matrone reste en scène à distance.

DANTE, à Casella.

Un mot ! Rien qu’un mot qu’elle me dirait à moi !

 

 

Scène VII

 

DANTE, CASELLA, GEMMA, LA GOUVERNANTE

 

CASELLA, saluant Gemma, pour l’empêcher d’entrer dans la maison.

Charmante cousine...

GEMMA.

Ah ! Casella ! Vous n’avez pas vu Bernardino ?

CASELLA.

Si fait... tout à l’heure, ici même !

GEMMA.

Il n’est pas venu à la procession.

CASELLA.

Se peut-il ?

GEMMA.

Dites-lui que je suis très fâchée.

CASELLA, riant.

Et que vous ne l’aimez plus ?

GEMMA, de même, gaiment.

Oh non !

Elle va pour entrer dans la maison.

CASELLA.

Vous auriez tort. Il mérite qu’on l’aime. J’en prends à témoin

Montrant le moine.

quelqu’un qui le connaît bien.

GEMMA s’arrête et s’adresse à Dante qui s’est approché.

Vous connaissez Bernardino ?

DANTE, troublé.

Moi ? Bernardino ? Oui, depuis longtemps... Je l’ai vu si vaillant... certain jour, à Pise !

GEMMA, vivement.

Où il a défendu Dante...

DANTE, de même.

Vous savez ?

GEMMA, regardant Casella.

Par Casella, son ami et le mien.

DANTE, très ému.

Dante n’est donc pas un inconnu pour vous ?

GEMMA.

Oh ! certes non ! Mon père Ettore m’a appris à l’admirer.

DANTE.

Le noble Ettore était en effet de mes amis... Je veux dire des amis de Dante et des miens ! Je vous ai vue chez lui jadis...

GEMMA.

Chez mon père ?

DANTE.

À Sienne. Vous aviez sept ans à peine et vous étiez déjà très jolie, très ressemblante à votre mère.

GEMMA.

Vous avez connu ma mère ?

DANTE.

Oui.

GEMMA.

Moi pas. Je venais à peine de naître quand elle est morte : est-ce vrai ce que mon père me disait, de sa ressemblance avec ma tante ?

Dante, sans répondre, la regarde avec adoration.

CASELLA, vivement.

Madonna Pia !

DANTE.

Votre tante... Oui, oh oui... En voyant l’une, c’est comme si vous voyez l’autre.

GEMMA.

Il paraît. Aussi je la regarde tant que j’ai d’yeux. Dans ma pensée, elles se confondent ! si bien que, lorsque nous sommes seules, ma tante et moi, je l’appelle maman !

DANTE.

Ah certes ! Votre mère, c’est elle ! Par sa tendresse ! Le jour où je suis allé vous voir, je venais de sa part.

GEMMA.

Je cherche dans mes souvenirs, je ne vous retrouve pas.

DANTE.

Il y a plus de dix ans déjà.

GEMMA.

Est-ce que vous étiez moine, alors ?

DANTE.

Non.

GEMMA.

Ah ! voilà !

DANTE.

Je vous apportais son cadeau : une poupée.

GEMMA, vivement.

Vêtue en maugrabine. Oh oui, oui ! Je me rappelle la poupée.

DANTE.

Tout de suite vous êtes allée la montrer à votre nourrice.

GEMMA.

Sandra...

DANTE.

Et, pour me dire adieu, vous haussant sur vos petits pieds, vous avez passé vos bras mignons autour de mon cou, en me disant : Embrassez-la pour moi, cette tante chérie !... Et vous me tendiez vos belles joues roses !...

GEMMA, gênée.

J’étais petite alors !...

DANTE, vivement.

Et je ne portais pas cette robe sacrée ! Mais je n’en veux pas tant. Laissez-moi seulement serrer vos chères mains dans les miennes.

GEMMA, lui tendant la main.

Oh ! cela de grand cœur !

DANTE, luttant contre son émotion et toujours prêt à se trahir.

Ah chère, chère enfant !... J’ai le droit de vous parler ainsi, croyez-le... Casella vous le dira... Mon âge, ma tendre affection pour Ettore... pour votre mère... que tout en vous me rappelle... Ah ! tellement ! Ces yeux limpides... Cette voix... Votre voix surtout... Tant de souvenirs à la fois... de ma jeunesse, de mes jours heureux... Et tant de peines à la suite... Pardonnez-moi ces larmes, mon enfant, les premières, depuis dix ans, que ne m’arrache pas la douleur !...

GEMMA, affectueuse.

Vous êtes malheureux ?

DANTE, vivement.

Oh ! non ! Oh ! Dieu non ! Pas en ce moment !... Je suis très heureux au contraire... très... très heureux !

CASELLA, le voyant prêt à se trahir et à prendre la jeune fille dans ses bras, lui touche l’épaule.

Ami !

DANTE.

Pardon, je m’oublie... Cette joie, que vous ne pouvez comprendre, vous étonne, vous trouble ! Pardon... Pardon !... Allez !... Chère et belle enfant ! Allez en paix...

GEMMA.

Adieu, mon père !

DANTE.

Au revoir, ma fille !...

Gemma rentre chez Malatesta, suivie de sa gouvernante. La nuit est venue. La lune qui se lève commence à éclairer le faîte des maisons.

 

 

Scène VIII

 

DANTE, CASELLA

 

CASELLA, très ému, lui aussi, à Dante.

Ami !

DANTE.

Laisse-moi pleurer ! c’est si bon !

CASELLA.

Pleure donc, mais ne l’attarde pas ici ! Viens avec moi !

DANTE.

Où ?

CASELLA.

À San-Miniato.

DANTE, regardant la maison où est entrée sa fille.

Pourquoi si vite ?

CASELLA.

On peut te reconnaître.

DANTE, prêt à se lever.

À cette heure et sous ce costume !

CASELLA, vivement.

Attends !

Montrant la gauche.

Quel est cet homme ?...

Bas.

On dirait... Nello ! C’est Nello !

DANTE.

Nello !

CASELLA.

Avec Ostasio, son âme damnée ! Ne bouge pas !

Dante se rassied sur les marches, le capuchon sur la tête, dans l’attitude d’un homme qui prie.

 

 

Scène IX

 

DANTE, CASELLA, NELLO et OSTASIO, s’arrêtant sous les arbres

 

OSTASIO, à Nello, en traversant la scène.

Votre ami Malatesta est chez le capitaine du peuple ; mais votre nièce est rentrée.

NELLO, de même.

Je n’ai affaire qu’à elle. Va dire qu’on prépare les chevaux.

Ostasio s’éloigne par où il est venu. Nello, sombre, descend à la porte de Malatesta. Au moment de toucher le seuil, il aperçoit Casella, qui, à la faveur de la demi-obscurité, cherche à lui cacher son visage pour ne pas attirer son attention sur Dante. À Casella.

Ah ! ah ! tu caches ton visage, mais je te reconnais, beau joueur de luth ! Tu ne me demandes pas des nouvelles de celle dont tu étais le confident ?

CASELLA.

Confident ? moi ?... de qui ?

NELLO.

De ma femme !

CASELLA.

Et qui te le fait croire ?

NELLO.

Tes mensonges !... Et ses aveux...

CASELLA.

Ses aveux ?

NELLO.

Sauf le nom de son amant, que je saurai, elle a tout confessé là où je l’ai conduite...

Il va pour entrer dans la maison.

CASELLA, inquiet.

À Volterra ?

NELLO.

Non, pas à Volterra,

Méchamment.

mais tout près de là, aux Maremmes, dans ma villa de Cécina !

Mouvement effrayé de Dante.

CASELLA.

Cécina ? Un pays où l’air est du poison ?

NELLO.

La malaria !... On le dit !

CASELLA.

Malade comme elle l’est, c’est la mort !

NELLO, sur les marches de l’escalier.

S’il plaît à Dieu !

CASELLA.

Ah ! tu te venges !

NELLO, se retourne brusquement sur les marches.

Et quand ce serait !

Dante s’est levé, et son mouvement attire l’attention de Nello.

Demande à ce prêtre si le mari outragé, en attendant de tuer l’amant, n’a pas le droit de punir la femme adultère !

DANTE, frémissant, la voix changée.

Le Christ a dit : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre. »

NELLO.

Cela lui était facile à dire, au Christ ! Moi aussi je pardonnerais à la femme d’un autre ! et à l’enfant née de sa faute !

DANTE, debout.

Son enfant !... L’enfant est innocente.

NELLO.

Prêtre ! tu oublies la loi divine ! qui nous fait payer à tous le crime de nos premiers parents...

Mouvement de Dante, arrêté par Casella qui le contient.

Nul n’est innocent qui porte au front la tache originelle !

DANTE.

Mais l’enfant ?

NELLO.

L’enfant ?... L’enfant doit expier !... Elle expiera la faute de sa mère...

Ce disant, il entre chez Malatesta.

 

 

Scène X

 

DANTE, CASELLA

 

DANTE, s’élance vers la porte.

Ah ! misérable assassin !

CASELLA.

Tais-toi ! Tais-toi !

DANTE.

Elle est perdue ! Tu l’as entendu ! Il vient de la condamner à mort, elle aussi ! Lâche ! deux fois lâche !... Pia, nous partirons la chercher demain ; mais elle, c’est tout de suite qu’il faut la lui arracher ! Comment ? Entrer dans cette exécrable maison ?...

CASELLA.

Nous n’y réussirons qu’avec l’aide de Bernardino, qui, chez Malatesta, est chez sa sœur.

DANTE, avec espoir.

Oh ! oui oui !

CASELLA.

La maison donne, de l’autre côté, sur des jardins...

Montrant la ruelle.

tiens ! là où tu vois entrer Malatesta... des jardins qui dominent l’Arno...

DANTE.

Il y a une porte d’eau ?

CASELLA.

Oui. En bas, logent Malatesta et sa femme, à l’autre extrémité Paolo...

DANTE.

Et Gemma ?

CASELLA.

En haut, avec la gouvernante.

Montrant la fenêtre à l’angle du 1er étage.

Cette fenêtre qui s’éclaire est la sienne.

DANTE.

Ah ?

CASELLA.

Que Bernardino, prévenu par moi, entre dans la maison, il avertit facilement Gemma qu’un péril la menace, il la fait descendre au jardin, et il l’amène à la porte d’eau...

DANTE, qui ne cesse de regarder la fenêtre.

Où nous l’attendrons, en barque.

CASELLA.

Nous et quelques amis.

DANTE.

L’emmener ! où l’emmener ?

CASELLA.

Ah ! je n’en sais rien. Tirons la de cette maison d’abord.

DANTE.

Oui ! cours le chercher !

CASELLA.

Lui, Forèse et Bellacqua.

DANTE.

Vite ! Va !

CASELLA.

Attends-moi ici.

Il s’éloigne à grands pas vers la gauche.

 

 

Scène XI

 

DANTE

 

DANTE.

Qu’osera-t-il ? ce Nello ? Il ne la tuera pas d’un coup d’épée, non ! Il lui cherchera, à elle aussi, quelque mort sournoise, le poison sans doute. Et je serai revenu trop tard ! Et c’est pour me la montrer pâle, de la pâleur dernière, que tu surgis, lune sinistre !...

Une ombre se dessine à la fenêtre.

Cette ombre ?

La fenêtre s’ouvre. Gemma paraît.

Elle !...

À lui-même.

Comment l’avertir ?

Il s’approche. À ce moment. Gemma se retourne vers la chambre, où paraît, près d’elle, l’ombre de Nello.

GEMMA.

Vous, Seigneur ?

Du haut des marches du piédestal, Dante regarde.

DANTE.

Nello !

Gemma referme sa fenêtre : sa silhouette disparaît.

Nello ne va pas lui révéler sa honte ; il lui dira...

La lumière s’éteint.

Pourquoi ceci ? Est-ce qu’il l’a fait sortir de la chambre ? ou s’il veut ?... Quel silence ! Tout mon sang se fige !

Un cri déchirant part de la maison. Dante, glacé, se retient à la colonne.

Saints du ciel ! Je ne deviens pas fou ? Une voix de femme a bien crié...

Il écoute, frémissant. Le cri se continue en gémissement d’agonie.

Ah ! quelle horreur ! Vais-je mourir là, sans pouvoir faire un pas ?

 

 

Scène XII

 

La porte s’ouvre. UN SERVITEUR en sort, haletant, qui fouille l’ombre, des yeux ; il aperçoit Dante

 

LE SERVITEUR, dans un cri.

Ah ! mon père !

DANTE, balbutiant.

Eh bien ?

LE SERVITEUR, venant à lui.

C’est Dieu qui vous envoie ! Je cherchais un prêtre...

DANTE.

Un prêtre ?

LE SERVITEUR.

Pour une femme qui se meurt !

DANTE.

Ah ! bourreau ! Il m’a devancé ! Conduis-moi !

Il s’élance dans la maison.

Changement à vue.

 

 

Troisième Tableau

 

CHEZ MALATESTA

 

Une salle basse. Au fond, une large baie, fermée de rideaux, ouvre sur une autre pièce. Une porte à gauche, qui mène au dehors. À droite, premier et deuxième plans, deux portes : la seconde ouvre sur l’oratoire.

 

 

Scène première

 

La salle est sombre et vide. NELLO entre, par la porte de droite, premier plan

 

NELLO.

Ce cri ? Ce bruit ? Personne ?

Derrière les rideaux, au fond, la voix de Malatesta s’élève, rauque.

MALATESTA, sans paraître.

Qui va là ?

NELLO.

Moi, Nello ?

MALATESTA, soulève le rideau de droite, et, livide, balbutiant, sans avancer.

Ah ! c’est toi ?

NELLO.

Pourquoi ces cris ?

Malatesta montre son épée sanglante, qu’il essuie ensuite au rideau, machinalement.

MALATESTA.

C’en est fait !

Il quitte le seuil, cédant la place à Nello, qui s’approche et regarde dans la chambre du fond éclairée par la lune.

NELLO, apercevant à terre le corps de Francesca, visible pour lui seul, derrière le rideau de gauche.

Francesca !... Elle se meurt !...

Malatesta, qui a gagné la droite, a laissé tomber son épée.

MALATESTA.

Quel cri elle a poussé ! Tu l’as entendue ?

NELLO, sur le seuil.

Oui.

MALATESTA, descend en scène, égaré, étanchant la sueur de son front.

Tu l’as entendu, aussi, lui quand il a crié : Caïn !

NELLO.

Ton frère ?

De nouveau, il regarde dans la chambre vers le fond.

MALATESTA.

Et ce prêtre qui ne vient pas ! Il arrivera trop tard !

NELLO, penché sur le corps de Francesca.

Elle n’est pas morte encore... Regarde !

MALATESTA.

Non, non ! Je ne verrais plus qu’elle toute ma vie !

Effrayé, il a reculé jusqu’à la porte de l’oratoire.

 

 

Scène II

 

LE SERVITEUR, entre à gauche, une lampe à la main

 

LE SERVITEUR, bas.

Le prêtre !

MALATESTA.

Qu’il entre vite lui donner l’absolution, et vienne après me la donner à moi !

Vivement, après un dernier regard épouvanté à cette chambre, il disparait dans l’oratoire, dont il referme la porte sur lui.

Le Serviteur s’est effacé pour laisser passer Dante qui accourt, et dont le capuchon, retombé sur l’épaule, laisse le visage à découvert.

NELLO, à lui-même, reculant vers la droite.

Dante !

Dante se heurte à l’épée tombée à terre.

DANTE, à la vue de Nello.

Bandit, qui l’as tuée !

NELLO, sursautant.

Hein ?

Cependant le serviteur a ouvert l’autre rideau. La chambre du fond apparaît alors toute entière, vivement éclairée par la lune, dont les rayons pénètrent par une haute et grande fenêtre ogivale toute garnie de feuillages. Près du corps de Francesca, étendu, le visage sur le parquet, au fond de la pièce, Paolo mort, git sur le dos, les bras en croix. Dante s’élance.

DANTE, dans un cri désespéré.

Morte ! Ma Gemma ! Ma fille !

NELLO, triomphant.

« Ma fille ! » Allons donc ! Dis-le donc !

Dante, à genoux, soulève la tête de Francesca et la retourne en pleine clarté de lune.

DANTE.

Ce n’est pas elle !

NELLO, éclatant.

Non ! mais c’est toi le père !

 

 

Scène III

 

La porte de droite, premier plan s’est ouverte. GEMMA paraît

 

DANTE, se redressant à sa vue.

Gemma !

NELLO, bondit sur elle.

Va-t’en !

Il la pousse dehors, sort derrière elle, ferme la porte. Dante, qui s’est élancé, entend tirer le verrou et se heurte à la porte close.

DANTE, frappant la porte et cherchant à l’ouvrir.

Maudit !

Nello, en s’éloignant, crie, de toutes ses forces, haletant.

NELLO.

À moi ! Vite ! Ici ! Prévenez Ostasio ! Cernez la maison !... C’est Dante ! dont la tête est mise à prix !

La voix s’éloigne. Dante heurte la porte à grands coups.

DANTE, gémissant.

C’est fait d’elle !

La maison s’emplit de tumulte.

 

 

Scène IV

 

Cependant CASELLA et BERNARDINO, sont accourus par la gauche, avec FORÈSE et BELLACQUA

 

Bernardino court à Francesca.

BERNARDINO.

Ma Francesca ! Ma sœur !

Il tombe sur son corps en sanglotant. Casella est venu à Dante.

CASELLA.

Sauve-toi ! vite !

DANTE, désespéré.

Non ! Ma fille est là ! aux mains de cet homme !

CASELLA.

Sauve-toi d’abord ! Nous la sauverons après !

DANTE, à travers des larmes.

Ni vous ni moi ! Je ne la verrai plus !

Pendant qu’il s’obstine à secouer la porte, les valets accourus s’arrêtent, saisis, devant les cadavres.

 

 

ACTE II

 

 

Quatrième Tableau

 

AUX MAREMMES

 

Cécina.

Une chambre tendue de tapisseries, qui représentent la descente d’Énée aux Enfers, Cerbère, Caron dans sa barque, Virgile couronné de lauriers. À droite, un prie Dieu sous une Vierge à fond d’or ; au milieu de la pièce, un amoncellement de coussins ; une petite table basse. Au fond, entre deux doubles fenêtres vénitiennes, dont le trèfle continué en sculpture forme une frise ininterrompue, une large porte, ouverte sur une terrasse. On voit, au-delà, le jardin et ses charmilles ; une allée de cyprès au milieu, face à la rampe, aboutit, au loin, à une arcade de verdure, le tout noyé dans une brume épaisse. Le soleil, à travers ces vapeurs, n’est plus qu’un disque rouge, globe de feu sinistre qui descend lentement à l’horizon.

 

 

Scène première

 

PIA, étendue sur les coussins, s’agite, gémit, pleure à travers son sommeil, SANDRA, une robuste campagnarde, veille à ses côtés, UNE SERVANTE

 

SANDRA, à la servante.

Même en dormant, elle pleure ! Même en dormant, elle souffre... Elle ne souffrira pas longtemps ! Aux gens qui n’y sont pas nés, comme toi, mon enfant, et qui y viennent, déjà malades, ce pays de misère est mortel, et l’homme impitoyable qui l’y a amenée le savait bien... Ma pauvre maîtresse ! Si bonne, si éprouvée ! Oui me l’eût dit que j’aurais un jour à fermer ses yeux ? Pourquoi Dieu permet-il cela ? Pourquoi n’est-ce pas moi que tue la malaria, moi qui n’ai plus personne au monde !

PIA, réveillée à demi.

Non ! non ! Je ne veux pas !

SANDRA, à la servante.

Elle s’éveille, va-t’en ! Laisse-nous !

La servante se retire.

PIA, dans un cri.

Rends-la-moi ! Tu n’as aucun droit sur elle ! Elle n’est pas ta fille !

Elle s’est dressée.

SANDRA, lui prend les mains.

Réveillez-vous, maîtresse !

PIA, suffoquant.

Tant qu’il me restera un souffle !...

SANDRA.

Maîtresse ! Chère Maîtresse !

PIA.

Qui me parle ?

SANDRA.

Moi, votre fidèle Sandra.

PIA.

Quelle horreur !

SANDRA, maternelle, en lui essuyant le front.

Un mauvais rêve !

PIA, qui a ouvert les yeux.

Moins cruel que la réalité ! Sandra, donne-moi ma cape de voyage !

SANDRA.

Quoi ?

PIA.

Et aide-moi à me lever !

SANDRA.

Songez-vous ?...

PIA.

Non, je me lèverai seule... Va commander la litière !

SANDRA.

Pia !

PIA.

Vite ! Il faut que nous soyons à Florence avant la nuit !

Ce disant, elle essaie de se lever.

Attends ! La tête me tourne... J’étouffe... de l’air ! donne-moi de l’air ! Ouvre tout grand !

SANDRA, avec des larmes.

Hélas !

PIA.

Non, n’ouvre pas ! C’est cet air-là qui m’étouffe et m’achève ! Plus ardemment je respire, plus vite je meurs...

Elle tombe sur les coussins en pleurant.

Infortunée ! Et quand je vais être morte, qui protègera l’orpheline ?

Les mains jointes.

Ô toi qui m’as tant aimée, qui m’aimais tant en elle, toi dont l’âme vibrait comme une lyre à tous les souffles de la douleur, pour ne pas sentir ma détresse, et que ta fille est en péril, et que toi seul peux la défendre, pour ne pas m’entendre au bord de la tombe où je t’appelle, il faut que tu sois déjà parmi les morts...

Montrant la tapisserie.

dans ces ténèbres où seul ton maître est descendu...

Elle s’interrompt, saisie.

Sandra ! Regarde !

Au fond du jardin, sous les portiques de verdure, une ombre vient de paraître, très peu distincte d’abord dans le brouillard, qui approche, perce la brume et se précise.

Cette ombre ! Il est mort, en effet ! C’est son spectre !

Glacée, elle va au-devant de lui, laissant à peine à Sandra le temps de la soutenir.

Vois ! Il approche !

SANDRA, épouvantée.

Sainte Madone !

PIA.

Il vient me demander ce que j’ai fait de son enfant !

Elle est tombée à genoux, soutenue par Sandra.

 

 

Scène II

 

PIA, SANDRA, DANTE vient à elle

 

PIA.

Non ! Non ! Ne me touche pas de tes mains de fantôme ! Je mourrais tout de suite.

DANTE.

Pauvre âme en peine ! Ce n’est pas un spectre qui te parle !

Il l’a prise par les poignets.

Reconnais-moi !

PIA.

Grâce !

DANTE.

Ah ! tu reconnaîtras mes baisers !

Il l’attire sur son cœur et s’empare de sa bouche.

PIA.

Dieu bon ! Est-ce vrai ? Tu vis, mon bien-aimé !

DANTE.

Oui.

PIA.

Ce sont tes bras qui me tiennent ?

DANTE.

Oui !

PIA.

Enfin !... Tiens-moi bien ! Ne me laisse pas m’en aller encore... Je tombe... Tu vois... le gouffre...

Ses yeux se ferment, elle glisse, défaillante, sur les coussins.

DANTE.

Pia ! Mon amour !... Sandra ! Cette pâleur ?... La sueur qui l’inonde est glacée !

Il la soulève.

Son cœur, je ne sens plus son cœur !...

À Pia.

Réponds-moi ! Vite ! Tu ne vas pas mourir maintenant ?

PIA.

Non !

DANTE.

Elle a parlé !

PIA.

Non, je ne veux pas mourir. N’aie pas peur ! C’est la joie de ton retour, trop forte, et que mon sein ne pouvait contenir...

S’efforçant de sourire.

Je suis très affaiblie...

DANTE, en lui faisant, avec Sandra, un dossier de coussins.

Chère adorée ! Je sais... J’ai tout appris à Florence, où j’accourais sur l’ordre de la morte.

PIA.

Béatrix ?

DANTE.

Qui nous a pardonné, puisque j’arrive à temps pour ton salut !

PIA.

Hélas !

DANTE.

Tu ne me crois pas ?

PIA.

Si. C’est une autre pensée. Je veux dire : pas tout de suite ! Je ne pourrais pas ; il me semble que la foudre vient de me frapper... Laisse-moi me remettre... Assieds-toi là. Parle-moi de ma fille ! Si tu en sais quelque chose... Elle est aux mains de Nello ?

DANTE.

Elle te sera bientôt rendue.

PIA.

Tu le dis pour m’apaiser.

DANTE.

Je le dis parce que j’en suis sûr ! Je l’ai revue.

PIA.

Gemma ?

DANTE.

Oui, grâce à Casella. Je lui ai parlé...

PIA.

Toi ?

DANTE.

Sous l’habit d’un moine... Et j’allais l’enlever de la maison de Malatesta, quand, amené là, par un valet, – je te dirai comment, – je me heurte à Nello, qui me reconnaît...

PIA.

Seigneur !

DANTE.

...entraîne Gemma, emplit la maison de ses hurlements : « C’est Dante ! Emparez-vous de lui ! »

PIA.

Attends que je respire un peu.

DANTE.

Boire, veux-tu boire ? Sandra ?

PIA.

Volontiers.

DANTE, à Sandra qui présente un breuvage.

Moi.

Il le lui tend.

PIA.

Doucement ! Là... merci. Et alors ?... Gemma ?...

DANTE.

La lui reprendre, il n’y fallait plus songer : Ostasio accourait avec des sbires... Casella, ses amis et moi, nous nous frayons un chemin vers la barque qui devait enlever ma fille, nous traversons deux fois l’Arno, égarons ceux qui nous poursuivent, arrivons enfin à San-Miniato, où Giotto m’avait assuré un abri. « Je retourne surveiller Nello », me dit Casella, « Giotto te tiendra au courant. » J’attends... dans quelle anxiété !... Les heures passent... Personne ! À la fin, Giotto accourt : « Casella », dit-il, « Forèse, Bellacqua, et une quinzaine de leurs amis sont montés à cheval en toute hâte, sans avoir le temps de te prévenir. Mais voici une lettre de Casella ! » La lettre disait : « Nello vient de partir avec Gemma, pour Volterra. »

PIA.

Il va l’amener ici !... Pour la faire mourir comme moi de cette fièvre !

DANTE.

Non ! Je l’ai cru d’abord et suis venu droit à Cécina dans cette pensée. Mais il y serait arrivé avant moi. Nos amis, d’ailleurs, ne l’ont pas cru ! car la lettre ajoutait : « Cours auprès de Pia. Avec l’avance que nous avons sur toi, nous aurons rejoint Nello sur la route, ou à Volterra, nous lui aurons repris Gemma et arriverons avec elle à Cécina presque aussitôt que toi. Il y a plus d’une heure à cheval de Volterra à la villa ! »

PIA.

Et si Nello l’a tuée en route ?

DANTE.

Il l’eût tuée à Florence, et n’eût pas emmené, avec elle, deux serviteurs, pour les faire témoins d’un meurtre.

PIA.

Alors pourquoi la conduit-il à Volterra ?

DANTE.

Pour l’emprisonner dans son palais désert, ce qui est bien la vengeance qu’il a dû choisir.

PIA.

Et si tes amis n’arrivent pas à temps pour l’en empêcher ?

DANTE.

Ils n’ont pu manquer de rejoindre Nello et ses gens, qui, chevauchant en compagnie de Gemma, allaient moins bon train.

PIA.

Ont-ils pu la lui reprendre ?

DANTE.

Ils sont vingt, et Nello n’a que deux hommes avec lui.

PIA.

Dieu t’entende ! Ce qui me tuait, vois-tu, c’est la pensée que moi, sa mère, je l’avais perdue !

DANTE.

Toi ?

PIA.

Car voilà à quoi il était arrivé, le misérable ! Le jour où me fut amenée celle dont je croyais que le vrai père aussi était mort, mes larmes pour toi, ma joie pour elle, avaient eu pour témoin le plus soupçonneux des hommes... Je le compris trop tard... J’eus beau me contraindre, éteindre dans mes yeux la tendresse, espacer, mesurer mes baisers, j’avais réveillé sa méfiance, je me sentais guettée, fouillée par son regard... Tout le travail qui se faisait en lui, je le notais, heure par heure ; je le voyais, rapprochant ses souvenirs de renseignements que lui fournissait Ostasio, sans doute... J’aurais pu fixer le moment où il constata que mon voyage à Sienne avait concordé avec son ambassade à Venise, et que Gemma était née à cette époque. Impatient d’une preuve, il me tendit enfin un piège... Un jour de chasse, brusquement, il vint m’avertir que Gemma avait été renversée, blessée par un cheval emporté... Je m’évanouis, et je crois bien avoir crié : « Ma fille ! »

DANTE.

Ce cri-là, tu pouvais encore l’expliquer...

PIA.

Aussi voulut-il mieux... Il me sépara de mon enfant, et m’amena ici, me déclarant que j’y resterais à respirer cette sueur empestée des Maremmes, tant que je ne lui aurais pas tout avoué !...

DANTE.

Démon !

PIA.

À commencer par le nom de mon amant... Il eut beau s’obstiner, promettre l’oubli, lever son poignard, il n’obtint rien de moi... – « Je le connais ! criait-il, c’est l’homme que j’ai fait exiler, n’est-ce pas ? et qu’on dit être mort... » Pas un mot, il ne m’arracha pas un mot qui pût l’autoriser à croire, ni que Gemma est en effet ma fille, ni que tu es son père... Et le supplice se prolongea... Mon malaise, ma faiblesse augmentant chaque jour, à chaque bouffée d’air, en même temps que s’exaspérait la rage de Nello, qui comptait les heures et sentait qu’il prenait la fièvre à son tour, et risquait sa vie en même temps qu’il abrégeait la mienne...

DANTE, attestant les murs.

Ah ! l’Enfer n’est pas où Virgile l’a vu, il est ici !

PIA, qui s’essouffle.

Donne à boire encore.

DANTE, en la servant.

Repose-toi...

PIA.

Non ! Non ! Il faut que tu saches tout...

À Sandra, debout près de la porte, et qui regarde au dehors.

Ils ne viennent pas ?

SANDRA.

Je ne vois rien...

PIA.

Un matin, je me réveillai tellement exténuée... je crus que je ne verrais pas la fin du jour...

Dante sans répondre, la serre dans ses bras.

...J’eus peur de mourir sans être réconciliée avec Dieu... Je réclamai l’assistance d’un prêtre, que je désignai moi-même, sûre que celui-là ne me trahirait pas... Je n’avais pas prévu une autre trahison ! Quand le prêtre entra pour recevoir ma confession, Nello, qui avait fait semblant de s’éloigner, était blotti derrière cette tapisserie !...

DANTE.

Et, croyant parler devant Dieu seul...

PIA.

Je parlais devant lui !

DANTE.

Ô monstre !

PIA.

Quand il eut appris tout ce qu’il voulait savoir, hors ton nom, que je ne dis pas, il se montra, et, dernière atrocité, chassa le prêtre, sans lui permettre de m’absoudre.

DANTE.

Dieu t’absoudra !

PIA.

Qu’il me punisse ! qu’il m’éloigne éternellement du Paradis ! mais qu’il vienne au secours de Gemma !

Bruit de voix et de chevaux au dehors.

SANDRA, qui était sur la terrasse, revient, criant.

Les voici !

DANTE.

Dieu t’a entendue !

SANDRA, qui retourne au dehors.

Venez ! Vite !

PIA, à Dante.

Soutiens-moi ! Qu’elle me trouve debout !... Et donne-moi mon manteau... qu’elle ne me voie pas trembler.

CASELLA, du jardin.

Vous autres, faites le guet !

 

 

Scène III

 

DANTE, PIA, CASELLA, paraît, suivi de FORÈSE et de SANDRA

 

DANTE.

Ah ! Casella ! Eh bien ?

PIA.

Gemma ?

CASELLA.

Gemma n’est pas à Volterra...

PIA.

Quoi ?

DANTE.

Nello ?

CASELLA.

Nello n’y est pas !

PIA.

À son palais ?

CASELLA.

Non !

FORÈSE.

Ils ne sont pas entrés dans la ville.

CASELLA.

Jusqu’au dernier village avant Volterra, nous avons eu la preuve de leur passage.

FORÈSE.

Puis, plus rien !

PIA.

Et vous n’avez pas cherché ailleurs, plus loin ?...

CASELLA.

Nous avons laissé Bellacqua avec une partie de nos amis.

PIA, accablée.

Ah ! Dieu ! Dieu ! Qu’a-t-il fait de mon enfant ?

DANTE, à Casella.

Bernardino aussi est resté là-bas ?

CASELLA.

Bernardino n’a pas pu nous suivre.

DANTE.

Pourquoi ?

CASELLA.

Sa sœur à ensevelir !

DANTE.

Ah ! Oui ! pauvre Francesca ! C’est vrai !

PIA, relevant la tête.

Quoi ?... Que dites-vous ? Francesca morte ?

DANTE.

Tuée par Malatesta !

PIA.

Comme Gemma va mourir, tuée par Nello !

FORÈSE et CASELLA.

Ne croyez pas cela !

PIA.

Il l’a tuée. Je le sens ! Je le vois ! Poignardée ! Jetée dans un puits ! Que sais-je ? Morte sûrement ! Et morte par ma faute !

Elle est retombée sur les coussins en sanglotant. Sandra est venue à elle.

DANTE, tremblant et baissant la voix.

Est-elle morte en effet ?

CASELLA, de même.

Qui le dira ?

UNE VOIX, au dehors.

Halte ! Qui va là ?

PIA.

Écoutez !

BERNARDINO, dans le jardin.

Bernardino.

DANTE.

C’est Bernardino.

CASELLA.

Pauvre ami !

 

 

Scène IV

 

DANTE, PIA, CASELLA, FORÈSE, SANDRA, BERNARDINO paraît, tout en noir

 

Casella et Forèse vont à lui et lui prennent les mains.

PIA, bas.

Tous les deuils à la fois !

CASELLA.

Tu comprends que nous soyons partis sans rendre les derniers devoirs à ta sœur ?

BERNARDINO.

Elle n’a pas eu les funérailles rêvées ! Il y manquait Malatesta, qui ne s’y est pas risqué, le lâche, et que je m’étais juré d’étrangler sur sa tombe... Je le rejoindrai dès que Gemma sera reprise à Nello !

PIA.

Tu ne la lui reprendras pas !

BERNARDINO, surpris.

Pourquoi ?

DANTE.

Ils ont perdu sa trace !

BERNARDINO.

Parce qu’ils la cherchaient à Volterra !

CASELLA, PIA, DANTE.

Eh bien ?

BERNARDINO.

Elle est dans le faubourg, à la porte Florentine, au couvent de Sainte-Claire.

DANTE.

Au couvent !

CASELLA et FORÈSE, à Pia.

Vous entendez ?

PIA.

Tu le sais ? Comment le sais-tu ?

BERNARDINO.

Par l’intendant de Nello, chez qui j’ai couru en sortant du cimetière, et qui me l’a avoué, le stylet sur la gorge !

CASELLA.

Il n’a pas menti ! L’abbesse est parente de Nello !

PIA.

Par malheur !

DANTE.

L’enfermer dans un couvent, c’était nous la prendre à tous !

PIA.

Et l’y murer toute vive !

BERNARDINO.

Nous l’en aurons tirée avant une heure !

PIA.

Ah ! Oui ! Hâtez-vous ! tant qu’elle ne sera pas entre vos mains, tout est à redouter ! L’abbesse, d’accord avec Nello !... L’ombre d’un couvent permet tous les crimes !... Ma fille ! Ma Gemma, ensevelie vivante !

S’affolant à cette idée, et parlant tour à tour à Bernardino et à Dante.

Empêchez cela, si je vous suis chère !! Arrache-lui ta fiancée ! Arrache-lui ta fille !

FORÈSE.

Ta fille ?

BERNARDINO.

Gemma ?

PIA.

Eh ! bien, oui, puisque la chose est dite ! Dieu me garde de la désavouer ! À cet infâme Nello, rien ne me lie, sinon l’anneau d’esclavage, que, par force, il m’a passé au doigt... L’homme qui est mon époux devant Dieu, le voilà, c’est Dante ! Gemma, ma fille, est sa fille, et ainsi qu’à vous, je voudrais le crier au monde entier !

BERNARDINO, prenant la main de Dante.

Il me manquait cette raison pour l’aimer !

PIA.

Vous la sauverez ?

DANTE.

Nous la sauverons !

BERNARDINO.

Je vous le jure !

PIA.

Vite ! Allez !

BERNARDINO.

Avant la nuit, nous vous la ramènerons.

PIA.

Non ! Ce serait risquer de nous perdre tous ! Quittez l’Italie, elle et toi...

Ceci à Bernardino.

Emmène-la chez le frère de ton père...

BERNARDINO.

En France ? et vous ?

PIA.

Dante et Casella viendront me chercher, et avec eux, j’irai vous rejoindre, et ce sera le ciel sur la terre ! Allez !...

À Dante et à Casella.

Et revenez vite !... Nous allons, Sandra et moi, compter les minutes... Déjà presque guérie, vous voyez,

Appuyée sur Sandra, elle s’est levée.

je le serai tout à fait quand je la saurai sauvée.

Bas.

Ta main !

Elle y met un baiser.

DANTE.

À bientôt !

PIA.

À bientôt !

Tous s’élancent au dehors, Dante le dernier. Avec l’aide de Sandra, elle est venue jusqu’au seuil, accompagne leur départ d’un geste pareil à un baiser et d’un sourire.

 

 

Scène V

 

PIA, SANDRA

 

PIA, restée seule avec Sandra, murmure.

Adieu !

Elle s’est remise à étouffer.

SANDRA.

Maîtresse !

PIA.

Les vois-tu encore ?

SANDRA.

Oui !...

PIA.

C’est donc la fin, car je ne les vois plus !

SANDRA, saisie.

Quoi ?

PIA.

Je ne les verrai plus, ni lui ni elle !

SANDRA.

Taisez-vous !

PIA.

Soutiens-moi !... Mène-moi... là !...

Elle montre le prie-Dieu.

Vite !... Non ! Laisse !... Je ne peux pas !

Elle est tombée à genoux. Sandra l’adosse à des coussins.

SANDRA.

Pia !

PIA.

Merci !

SANDRA.

Pia !

PIA.

Ne pleure pas !... prie pour que ma fille soi délivrée... qu’elle vive heureuse... entre celui qu’elle aime... et celui que j’ai aimé... Prie ! tends les mains vers la Madone... Moi, je ne peux plus !...

Ses bras, qu’elle a essayé de soulever, retombent. Sa voix est un murmure, qu’interrompent des suffocations.

Prie !

Les yeux au ciel.

Et toi, qui de là-haut me regarde, Béatrix !... Réponds ! N’est-ce pas assez de ne plus voir ma fille dans ce monde ? Me sera-t-il interdit aussi de la voir... dans l’autre ?

Étouffée de larmes, elle défaille, et Sandra, désespérée, l’appelle, à travers ses sanglots.

Changement à vue.

 

 

Cinquième Tableau

 

LE COUVENT DE SAINTE-CLAIRE PRÈS DE VOLTERRA

 

Une chapelle byzantine toute tapissée de mosaïques. Au fond, l’autel appliqué au mur, et que domine une image de Sainte-Claire chassant les Sarrazins, surmontée d’un dais que supportent deux colonnes de marbre. Aux chapiteaux sont fixées des tringles dorées où des anneaux d’or attachent des rideaux. En avant, et très près de cet autel, une balustrade de marbre surélevée de deux marches. À droite et à gauche de l’autel, deux passages voûtés avec grille ; au delà de la grille de la voûte de droite, on aperçoit les arcades du cloître vivement éclairé par la lune. À gauche, premier plan, la haute cathèdre de l’abbesse, en marbre incrusté de mosaïque, qu’encadre une sorte de banc d’œuvre en boiseries. À droite, porte d’entrée, avec judas. Au delà, une chaire supportée par quatre piliers de marbre reposant sur des lions de porphyre.

 

 

Scène première

 

Il fait nuit au dehors ; un triangle de cierges éclaire L’ABBESSE, assise dans sa cathèdre et LES NONNES qui, tournées vers l’autel, récitent l’office. GEMMA est parmi les nonnes, un peu à l’écart, douloureuse, absorbée

 

LES NONNES, à mi-voix.

Qui pergis inter lilia,

Sponsus choreis Virginum...

GEMMA, à elle-même.

Ah ! Seigneur ! est-il juste que sa fiancée lui manque à l’heure où il a tant de chagrin ?

LES NONNES.

Sponsus decorus gloria,

Sponsisque reddens prœmia...

Pendant qu’elles continuent, marmottantes, la porte de droite s’entr’ouvre ; Ostasio paraît, qui se signe, s’agenouille un instant, puis vient à l’abbesse, qui prie, les yeux clos.

OSTASIO, bas.

Madonna...

L’ABBESSE, de même.

Que me veut-on ?... Toi, Ostasio.

OSTASIO.

Pardonnez-moi d’interrompre vos prières. Je suis envoyé par le seigneur Nello, votre illustre parent, que la fièvre retient à Volterra, d’abord pour vous saluer et vous renouveler ses remerciements...

L’ABBESSE.

Nello ne m’en doit pas.

OSTASIO.

Puis pour vous demander comment se comporte votre nouvelle recrue.

L’ABBESSE.

Tu vois, elle se tait.

OSTASIO.

Il y a donc progrès depuis ce matin ?

L’ABBESSE.

Elle ne se résigne pas pour cela.

OSTASIO.

Qu’elle se résigne ou non, le seigneur Nello tient à ce qu’elle prononce ses vœux. Il ne lui fait grâce qu’à cette condition.

L’ABBESSE.

Elle les prononcera.

OSTASIO.

Et le plus tôt sera le mieux.

L’ABBESSE.

Certes... Et la coupable Pia ?

OSTASIO.

...N’est pas morte encore, que je sache, mais le médecin qui l’a vue à midi, nous déclarait tout à l’heure qu’elle n’avait pas une journée à vivre. Et c’est à ce propos aussi que le seigneur Nello m’envoie. Il tient à ce que la tante de Gemma qui va s’en aller, privée d’absolution, ne soit pas privée des prières de sa nièce.

L’ABBESSE.

Nello a les scrupules d’un chrétien. Promets-lui satisfaction.

OSTASIO.

Il espère que, demain, la fièvre qui l’a pris l’aura quittée, et qu’il pourra venir vous annoncer, à vous, que Pia est morte, à Gemma que Pia était sa mère.

L’ABBESSE.

Dites-lui que j’aurai plaisir à le voir guéri.

OSTASIO.

Dieu soit avec vous !

L’ABBESSE.

À jamais !

Ostasio sort par où il est venu.

 

 

Scène II

 

L’ABBESSE, LES NONNES, GEMMA

 

LES NONNES, achevant l’office.

Veni, electa mea, et ponam in te thronum meum. Alleluia.

Un silence.

L’ABBESSE.

Mes filles, je suis chargée de vous demander des prières pour une femme à laquelle l’une de vous tient de près, et qui va paraître devant Dieu.

GEMMA, à elle-même, inquiète.

Ma tante peut-être ?

L’ABBESSE.

Dieu lui sera sévère, car elle fut très coupable.

GEMMA.

Ce n’est pas elle. Est-ce Francesca ? Mais Francesca est déjà ensevelie.

Pendant que les nonnes murmurent une oraison.

Pardonnez-lui, mon Dieu ! Recevez-la ! Elle a tant pleuré, séparée par l’homme qu’elle n’aimait pas de l’homme qu’elle aimait... Pardonnez-lui ! Recevez-la !

LES NONNES.

Amen !

L’ABBESSE.

Et maintenant, levez-vous et venez faire à celle qui est votre mère en Dieu l’aveu public des fautes que vous avez commises en cette journée.

Tandis que neuf heures sonnent, les nonnes viennent devant la cathèdre ; celle qui se trouve la première se met à genoux.

LA PREMIÈRE NONNE.

Je m’accuse de colère contre une de mes compagnes, qui soutenait que Sa Sainteté le Pape aurait tort de condamner le Commandeur des Templiers.

L’ABBESSE.

Votre colère était légitime, autant que l’assertion de votre compagne est impie.

UNE AUTRE NONNE.

Elle ne dit pas qu’elle m’avait d’abord traitée de guelfe...

L’ABBESSE, à la première.

Vous vous permettez ?...

LA PREMIÈRE NONNE.

Je ne l’ai traitée...

L’ABBESSE.

Silence ! vous n’êtes que des rebelles toutes les deux !

À Gemma.

Et vous, la dernière arrivée, de quoi vous accusez-vous ?

GEMMA.

Je n’ai pas à m’accuser devant vous.

Stupeur de toutes.

L’ABBESSE, suffoquée.

Vous dites ?

GEMMA.

C’est vous que j’accuse !

Rumeur de stupéfaction.

L’ABBESSE.

Vous osez ?

GEMMA, au milieu des chuchotements.

Que j’accuse devant Dieu de me retenir ici, où je suis malgré moi, pour je ne sais quel tort...

L’ABBESSE.

Vous le saurez.

GEMMA.

Et quant à me consacrer à Dieu, je ne le veux ni ne le peux...

L’ABBESSE.

En vérité ?

GEMMA.

Ayant promis ma vie à un homme qui m’aime...

L’ABBESSE.

Assez !

GEMMA, s’exaltant.

Et que j’aime !

L’ABBESSE.

Vous tairez-vous ?

GEMMA, criant.

Que j’aime ! Que j’aime plus que jamais, car je le sais malheureux !

L’ABBESSE, montrant l’autel.

Osez-vous, devant notre sainte patronne !...

GEMMA.

Ni sainte Claire, ni vous, ni personne m’empêchera que j’appartienne à mon fiancé !

L’ABBESSE, outrée.

Voilez cette image, mes filles !

Deux religieuses font retomber les rideaux.

Elle ne doit pas entendre de tels blasphèmes ! Et vous, créature impudique ! les explications que vous attendez, messire Nello vous les donnera demain. Quant à moi, je ne vous permettrai pas de scandaliser vos sœurs, et je vous condamne à rester, jusqu’à nouvel ordre, en cellule, au pain d’angoisse et à l’eau de douleur. Telle sera votre pénitence !

À deux nonnes.

Emmenez-la !

Les deux nonnes la prennent par la main et l’entraînent vers la voûte de droite.

GEMMA.

Soit ! dans la cellule où l’on me conduit, vous n’emprisonnerez pas mon cœur.

L’ABBESSE.

Race de vipères !

La tourière cependant ouvre la grille qui donne sur le cloître. À ce moment, on entend, au loin, un bruit de voix. Étonnement.

L’ABBESSE.

Quel est ce bruit ?

UNE NONNE.

C’est à la porte d’entrée du couvent.

Une cloche se met à tinter, secouée violemment, puis on entend heurter à grands coups une porte. Émotion.

L’ABBESSE.

Que signifie !

GEMMA.

C’est lui qui vient me chercher !

L’ABBESSE.

Il ne vous trouvera pas ! Emmenez-la donc !

Les deux nonnes l’entraînent.

GEMMA.

Mon Bernardino bien-aimé !

Elle disparaît. La tourière a refermé sur elle la grille. Par la porte de droite, Ostasio accourt, et tire sur lui le verrou.

OSTASIO.

C’est une troupe d’hommes en armes !

LES NONNES.

Doux Jésus !

OSTASIO.

Avec des torches...

L’ABBESSE.

Des routiers ?

OSTASIO.

Je ne crois pas.

Il se penche au judas et regarde.

L’ABBESSE.

Eh bien ?

OSTASIO.

Je ne distingue guère...

Aux nonnes qui chuchotent, effarées.

Taisez-vous donc !

Écoutant.

Celui qui parle-là ?... c’est Bernardino !

L’ABBESSE.

Le fiancé de Gemma !

OSTASIO.

Oui, mais ce grand, en capuce rouge...

Dans un cri.

Dante !

L’ABBESSE.

Ce réprouvé !

OSTASIO.

Ils sont à la première porte.

La porte retentit de nouveau, heurtée rudement. Épouvante.

DANTE, à distance.

Ouvrez ! ou nous enfonçons la porte !

LES NONNES.

Reine des Vierges !

L’ABBESSE, à la tourière.

Allez ouvrir ! Je vous l’ordonne !

À Ostasio, qui a tiré le verrou pour lui livrer passage.

Cours prévenir Nello et lui demander du secours, vite !

Ostasio s’élance par la porte de gauche.

Vous, avertissez le custode et dites aux jardiniers de sonner le tocsin !...

Au moment où deux nonnes courent à la suite d’Ostasio, la porte de droite s’ouvre violemment.

 

 

Scène III

 

DANTE apparaît avec BERNARDINO, CASELLA, BELLACQUA, FORÈSE et UN GROUPE D’AMIS, dont quelques-uns élèvent des torches

 

DANTE.

L’Abbesse ?

L’ABBESSE.

Arrière ! Ne souille pas de ta présence la maison de Dieu, où tu n’as plus le droit d’entrer !

DANTE.

Je le prends !

L’ABBESSE.

Tu as été retranché de la communion des fidèles !

DANTE.

Pour avoir défendu des innocents !... C’est une innocente encore que je réclame.

BERNARDINO.

Rendez-nous ma fiancée !

L’ABBESSE.

De qui parlez-vous ?

DANTE.

De Gemma dei Tolomei, que tu détiens.

L’ABBESSE.

Dites que j’en ai la garde !

BERNARDINO.

Tu l’avoues !

L’ABBESSE.

Gemma dei Tolomei m’a été confiée par Messire Nello, son oncle, qui a hérité sur elle des droits de son père mort, et de sa mère morte... Osez dire que non ! À Nello seul, je la rendrai.

DANTE.

Tu ne la rendras pas à Nello, si tu tiens au salut de ton âme !

BERNARDINO.

Tu nous la rendras à nous, si tu tiens à la vie !

L’ABBESSE.

Tuez-moi !

BERNARDINO.

Ne m’en défie pas !

Dante le contient. Le tocsin s’est mis à sonner.

DANTE, à Casella.

Fais taire cette cloche.

Un des amis s’éloigne. À l’Abbesse.

Et toi, dis-moi où est Gemma !

L’ABBESSE.

Non.

DANTE.

Tu l’as enfermée ? Où cela ?

L’Abbesse se tait.

BERNARDINO, frémissant.

Prends garde !

DANTE, brandissant une torche.

Dis-le, ou je fais de ton couvent une flambée !

L’ABBESSE.

Fais.

LES NONNES.

Au secours ! À l’aide ! À nous !

Elles s’enfuient, éperdues, par la gauche.

BERNARDINO.

Ah ! nous le saurons malgré toi !

Il appelle vers la voûte de droite.

Gemma !

CASELLA et DANTE, appelant, à gauche.

Gemma !

FORÈSE et BELLACQUA, à la porte.

Gemma !

L’ABBESSE.

Vous aurez beau appeler...

DANTE.

Bâillonnez-la ! Son voile !

L’ABBESSE.

Osez me toucher !

CASELLA.

Alors tais-toi !

BERNARDINO.

Écoutez !

GEMMA, tout au loin, à droite.

Bernardino ! à moi ! À l’aide !...

BERNARDINO.

Elle est de ce côté !

Ils s’élancent sur la grille qui résiste. L’Abbesse a un ricanement.

FORÈSE, montrant une hache.

Nous en viendrons à bout !

L’ABBESSE qui s’efforce de leur barrer le chemin.

Je vous défends de franchir cette grille !

BERNARDINO.

Nous la franchirons pourtant !

L’ABBESSE.

Sur mon cadavre !

DANTE.

Non, avec toi, qui va nous conduire !

Casella et lui l’immobilisent.

L’ABBESSE.

Ah ! païens, vous regretterez ce que vous osez !...

BERNARDINO.

Crois-tu ?

La grille cède.

L’ABBESSE.

Je me plaindrai au Pape !

DANTE.

En attendant, montre-nous le chemin !

Ils l’entraînent et, la grille forcée, tous s’élancent vers le cloître en recommençant à appeler : Gemma !... Dans la bagarre, les cierges ont été renversés : seules, les veilleuses de l’autel clignotent dans les ténèbres.

 

 

Scène IV

 

Sous la voûte de gauche paraît, appuyé sur OSTASIO, NELLO, pâle, livide, les mains frissonnantes, les genoux fléchissants

 

NELLO, haletant.

Pas si vite donc ! Et soutiens moi...

Une demi-douzaine de sbires arrivent par la droite. Lippo, l’un d’eux, s’arrête, étonné par l’ombre.

LIPPO.

Vous me suivez, camarades ?

NELLO.

Vite donc ! Dans le cloître, là-bas, en face de vous ! Vite !

Les sbires s’élancent sous la voûte de droite et disparaissent.

NELLO.

Tu dis qu’ils sont ? Dante et Bernardino compris ?...

OSTASIO.

Vingt au moins, qui en valent quarante !

NELLO.

Et tes hommes, à toi, qui n’arrivent pas !

OSTASIO.

Trois ou quatre Brabançons entre deux vins ?

NELLO.

Nous ne serons jamais en nombre !

OSTASIO.

Quand il s’agit d’un couvent, c’est à qui n’en sera pas !

Sous le cloître, où courent des torches, des cris retentissent.

NELLO.

Écoute-les ! de mes sbires ils ne feront qu’une bouchée !

OSTASIO.

Je le crains.

NELLO.

Et ce n’est pas sur moi qu’il faut compter !

OSTASIO.

Vous souffrez ?

NELLO, tombant sur un siège.

Je n’en peux plus...

OSTASIO.

Je vois bien.

NELLO.

Et c’est en retenant là-bas cette gueuse que j’ai pris la fièvre qui me ronge !

OSTASIO.

Vous êtes vengé !

NELLO.

Belle avance si j’en crève !... Vengé ? d’elle ! Mais lui qui va m’échapper et m’enlever sa fille !... Corps de Dieu ! C’eût été beau pourtant de se débarrasser de l’enfant et du père ! Et du fiancé par-dessus le marché !

OSTASIO.

Faites en votre deuil, au moins pour aujourd’hui.

NELLO.

Où vont-ils en sortant d’ici ? Le sais-tu ?

OSTASIO.

Je le sais, grâce aux valets de chevaux qui ont la voix forte. Ils vont en France, à Fréjus, où l’oncle de Bernardino a un château, paraît-il...

NELLO.

Et Dante ?

OSTASIO.

Dante doit les y rejoindre avec votre femme.

NELLO.

Il les rejoindra plutôt seul.

OSTASIO.

Plutôt.

NELLO.

Ils vont par terre !

OSTASIO.

À cheval, oui.

NELLO, se levant.

Par mer, nous y serons avant eux !

OSTASIO.

Sûrement.

NELLO.

J’ai une felouque à Livourne !...

Il s’interrompt... Dans le cloître, on entend la voix de Gemma.

Écoute !

OSTASIO.

Ils ont la petite !

NELLO.

Pas pour longtemps !

OSTASIO.

Ils reviennent !

NELLO.

Fuyons ! Par ici ! aide moi !

Cramponné à Ostasio, il sort par la porte de droite. Au dehors.

Ferme la porte !

On entend tourner la clé.

 

 

Scène V

 

Sous la voûte de droite paraît DANTE, qui soutient GEMMA, à demi évanouie

 

GEMMA.

Je n’y vois plus...

DANTE.

Laissez-vous conduire, et ne craignez rien ! Vous êtes dans les mains d’un ami.

GEMMA, faiblement.

Je sais !

BERNARDINO, qui les suit, l’épée à la main.

Emmenez-la pendant que j’en finis avec ces chenapans !

DANTE.

Oui.

Bernardino s’élance dans le cloitre en criant.

BERNARDINO.

Tiens bon ! Casella ! Me voici !

Dante, qui porte Gemma plus qu’il ne la conduit, vient à la porte de droite.

DANTE.

Fermée !

Avisant la gauche.

Par là ?

À ce moment, on entend de ce côté des voix avinées et des chocs d’armes.

Trop tard !

D’un bond, il s’élance, toujours portant Gemma, vers l’autel, dont il ouvre, puis referme sur lui la balustrade. Il se glisse derrière le rideau de gauche qui est tout à fait retombé, et dit, tout bas, à Gemma.

Reste à genoux ! Et prie !

Appuyé à la colonne il la couvre de son corps. Le groupe de Brabançons entendu sous la voûte entre dans la chapelle.

OTTO.

Quelle nuit ! Ce n’est pas une chapelle, c’est une cave !

CONRAD.

Où va-t-on ?

OTTO.

Dans le cloître !

Lippo, qui accourt par la voûte de droite, les arrête.

LIPPO, essoufflé.

N’allez pas là ! l’homme et la femme se sont enfuis de ce côté.

OTTO.

Ici ?

LIPPO.

Oui.

OTTO, montrant la gauche.

Pas par là, toujours ; nous en venons !

LIPPO, montrant la porte.

Alors par cette porte !

CONRAD.

Voyons !

Trois des Brabançons venus à la porte la secouent.

LIPPO.

Ils l’ont fermée derrière eux.

OTTO, de loin.

Faites sauter la serrure !

Pendant qu’ils s’y emploient, passant leur dague à travers la fente, il ajoute.

Pour moi, ils sont restés dans la chapelle.

CONRAD.

Où cela ?

OTTO.

Est-ce que je sais ?

À grands coups d’épée, il fouille la cathèdre et les sièges.

Sous les bancs, là... Dans la chaire !

Conrad fouille de même la chaire, à coups de pointe, le dessous d’abord, puis l’intérieur.

Ici !

Il vient à l’autel, mais arrêté par la balustrade, il allonge le bras, perce à trois reprises le rideau.

Aïe donc !

LIPPO.

Qu’est-ce que tu fais ? Tu lardes l’autel ? S’ils étaient là, ils auraient crié !

OTTO, vivement.

Alerte !

C’est Bernardino, qui traverse le cloître avec Forèse et Bellacqua.

LIPPO.

Sauve qui peut !

Tous détalent par la porte de droite qu’ils viennent de forcer. Dante a écarté le rideau ; sous la lumière des veilleuses il apparaît, tête nue, très pâle, devant l’autel. Gemma est toujours à genoux derrière lui. Il se raidit, cramponné à la colonne, se penche vers elle, et, raffermissant sa voix.

DANTE.

Tout va bien ! Lève-toi ! Ils sont partis !

Il la relève. Bernardino est accouru avec ses amis. Il l’appelle à mi-voix.

Ici !

Bernardino ouvre la balustrade. Dante, sortant de dessous la lueur des veilleuses, pousse Gemma dans ses bras en montrant la gauche.

De ce côté ! Fuyez ! Vite ! Je vous rejoindrai... là-bas !

BERNARDINO l’entraîne en murmurant.

Ma Gemma !

Forèse et Bellacqua le suivent. Dès qu’ils sont hors de vue, Dante, épuisé par l’effort qu’il vient de faire, descend les marches lentement, chancelant, et, s’appuyant à la balustrade, tâtant tour à tour son bras blessé, son flanc ouvert et son cou saignant. Le pied lui manque, il tombe à terre sur un genou et ramasse le voile de Gemma détaché dans sa fuite, dont il se sert pour étancher le sang qui coule de sa gorge. Par la grille, Casella accourt.

CASELLA.

Bon voyage ! Coquins ! Et bonsoir à votre digne maître !... Ah ça ! où est Dante, maintenant ?

Un gémissement lui répond.

Hein ?

S’approchant.

Toi ! Blessé ! Au cou ! au flanc ! Miséricorde !

Appelant.

Forèse !

DANTE.

Non ! Tais-toi ! N’appelle pas ! Elle est sauvée !... Il suffit.

La voix lui manque. Il s’évanouit.

 

 

ACTE III

 

 

Sixième Tableau

 

LE CAMPO SANTO

 

San-Miniato.

Au clair de lune. Sous des groupes de cyprès, des tombeaux de marbre. Un peu à gauche, la tombe de Béatrix, une dalle supportée par des colonnettes avec arceaux en ogive, et surmontée de deux anges aux ailes déployées qui soutiennent l’écusson des Portinari, disparaît en partie sous les lis et les roses blanches.

 

 

Scène première

 

DANTE, faible encore et les yeux creux, s’appuie à un cyprès et regarde la tombe

 

Tu le sais, toi, dont il sied que des anges gardent la tombe, et que le printemps enguirlande l’écusson, toi dont il faudrait ne parler qu’avec des mots aussi blancs que ces fleurs, tu le sais, que je suis venu à leur secours dès que ta voix m’eût appris qu’elles étaient en danger, tu sais que j’ai fait, pour les sauver, tout ce qu’il était possible de faire, et qu’il ne m’a été tenu compte ni de mes efforts, ni de mes larmes, ni de mon sang ! Ployé tant de jours sous la menace de la mort, je n’ai recommencé à vivre, dans l’asile de ce couvent, que pour recommencer à souffrir, puisque Pia est morte et que, de Gemma, je ne sais rien. À travers cette forêt de visions qui est le pays du délire, toujours cette vision m’a hanté : ma fille entraînée par des mains brutales vers des tours inconnues, et criant au secours et disparaissant dans la nuit. Alors, puisque je n’ai de sa destinée que cet avertissement, puisque je ne peux rien que la pleurer comme si elle était morte, elle aussi, pourquoi veux-tu que je m’attarde sur cette terre où l’innocence et le malheur vont toujours de compagnie, où l’âme est punie pour ses plus beaux élans, où seul le crime piaffe et triomphe ! Gémir ! tendre les bras vers le ciel ! À quoi bon ? Supposer, au delà des étoiles, un témoin de ces infamies, c’est l’en admettre complice ! Que voulez-vous que devienne le juste s’il a Dieu pour ennemi ? Quitter le champ clos, et faisant enfin de son arme le seul usage profitable, rentrer au néant d’où il sort... Là-bas, dans la région des ombres vaines, Virgile nous l’atteste, coule le fleuve de l’oubli ; là-bas est le repos, le sommeil que depuis tant de nuits j’appelle en vain, le sommeil, définitif, éternel, que va m’assurer la mort, et dont mon âme harassée a tant besoin, tu le sais !

Tombé à genoux, il s’est étendu sur la dalle comme pour y dormir. Il tire sa dague.

 

 

Scène II

 

De l’autre côté de la tombe, BÉATRIX auréolée de lumière, vêtue et voilée de blanc, surgit, effleurant de sa robe la cime des lis

 

BÉATRIX, grave.

N’ajoute pas une faute à celles que tu as commises.

DANTE, qui a levé la tête.

Béatrix !

Il se dresse, frissonnant.

BÉATRIX.

Ta mort, si c’est toi qui en fixes l’heure, te condamnera plus sévèrement que te condamne ta vie. N’accuse pas Celui qui te permet d’expier en ce bas monde ; l’expiation finale en sera diminuée d’autant. Ne l’accuse pas et ne doute pas de lui. Tu te plains d’assister, partout où tes pas te conduisent, au triomphe de l’iniquité ? Tu te plains trop vite ; tu n’aperçois qu’une face des choses, celle qui est sombre. Le jour ne luit qu’au delà de la tombe. Là seulement, dans cette vie nouvelle, où commence et finit la justice, toute action humaine, vertu, faiblesse ou crime, a son salaire !

DANTE.

Hélas ! Il y a derrière tes paroles autant de menace que d’espoir. Mon salaire, à moi, quel sera-t-il ?

BÉATRIX.

Tu le sauras.

DANTE.

Et celle dont je n’ose ici prononcer le nom, celle dont ma faute a hâté la faute ?

BÉATRIX.

À l’infidèle amie, tu sais déjà que j’ai pardonné.

DANTE.

Ton pardon lui vaudra-t-il le pardon de Dieu ?

BÉATRIX.

Tu le sauras.

DANTE.

Mais ma fille, mon doux lys de Florence, à qui Dieu n’a rien à pardonner, est-elle avec toi dans cette aurore dont ton front garde le reflet, ou encore dans la nuit du bas monde ?

BÉATRIX.

Ce n’est pas à moi de te le dire.

DANTE.

Et qui me le dira ?

BÉATRIX.

Sa mère.

DANTE.

Sa mère est morte !

BÉATRIX.

C’est pour cela qu’elle le sait !

DANTE.

Mais moi, comment le saurai-je d’elle ?

BÉATRIX.

Oseras-tu, toi vivant, affronter le séjour des morts ?

DANTE.

Oui, si tu m’y conduis.

BÉATRIX.

Non pas moi, dont les yeux ne sont pas faits pour ces ténèbres, mais le Poète qui fut avant toi le premier de l’Italie.

DANTE.

Virgile ?

BÉATRIX.

Au royaume de l’éternel frisson, de l’éternelle horreur, c’est lui qui va te conduire... Quand la peur glacera la moelle de tes os, serre-toi contre lui, et quand tu parviendras au cercle de feu, où des fantômes dresseront hors de leur fosses les insignes encore reconnaissables de leur défunte grandeur, écoute les, et, si vaines que te semblent leurs paroles, fais-en ton profit. Elles te serviront.

DANTE.

De quelle manière ?

BÉATRIX.

Ne m’en demande pas davantage, et tourne-toi du côté de ton guide.

 

 

Scène III

 

Elle lui montre VIRGILE, grave et doux, coiffé de lauriers d’or, qui vient d’apparaître, là où, tout à l’heure, se dressaient les cyprès, sabrés de terribles éclairs

 

Béatrix est remontée au ciel, où le dernier rayon de la lune, qui se voile, suit le flottement de sa robe.

DANTE.

Oh ! mon maître ! Honneur et lumière des poètes !

Il n’achève pas.

 

 

Septième Tableau

 

LA PORTE DE L’ENFER

 

Derrière Virgile, à droite, en oblique, se dessine, tout à coup, une énorme arcade de rochers, où luisent, en lettres de feu, ces mots :

« Vous qui entres laisses toute espérance »

Au delà de cette arcade, par où s’échappe un tourbillon de fumées rouges, monte une clameur terrible, faite de hurlements et de sanglots.

DANTE, frémissant et reculant.

C’est là qu’il faut te suivre ?

VIRGILE, doucement.

Oui ! Viens ! Donne-moi ta main, Dante, et reprends courage ! Celui que tu nommes ton maître est moins ton maître que ton ami !

Dante, s’enhardissant, le suit à travers la fumée ; la vapeur qui s’échappe de la porte envahit le Campo-Santo ; les arbres, les tombes, tout disparaît... Les cris redoublent, et l’on distingue ces paroles que, dans tous les cercles de l’enfer, les damnés répéteront comme un refrain ;

 « Maudits soient nos pères et nos mères, et le jour et l’heure où nous sommes nés ! »

 

 

Huitième Tableau

 

LA BARQUE DE CARON

 

La fumée se dissipe en partie, et Virgile apparaît avec Dante, au fond, dans une sorte de grotte, voûte basse d’où pendent des stalactites, que forment à droite et à gauche des falaises, et où la nuit est si épaisse que les êtres et les choses y semblent faits de brume.

DANTE.

Ce bruit à nos pieds comme le tremblement de la mer ?

VIRGILE.

C’est le clapotement du fleuve de poix.

Le fleuve où se dressent, vagues, des torses de damnés, coule devant eux ; en avant du fleuve, sur la rive gauche, des groupes semblent attendre. Sous une sorte de porche, à gauche, une barque apparaît.

DANTE.

Cette barque ? et cet homme échevelé, aux yeux de braise, qui semble glisser sur cette eau noire où flottent tant de vivantes épaves ?

VIRGILE.

C’est Caron, le passeur des morts...

Les groupes s’empressent... C’est lui qu’ils attendaient. Caron dirige sa barque droit sur Dante.

CARON, avant d’aborder.

Qui donc es-tu, toi qui promènes l’ombre d’un corps réel dans la demeure des fantômes ?

DANTE, à Virgile.

Réponds-lui !... Protège-moi !

VIRGILE, à Caron.

Celui que tu me vois conduire vient ici sur la prière d’une âme admise aux extases du paradis !

CARON.

Qu’il entre donc !

Il aide Dante et Virgile à monter dans sa barque, et se met à les mener vers la droite, non sans gémir.

Que c’est lourd, un vivant !...

Les damnés restés sur le bord et ceux qui nagent dans le fleuve, s’accrochent à la barque, des dents et des ongles, et Dante, effaré, se serre contre Virgile. Caron les frappe de sa rame.

À bas, race maudite ! À bas !

La barque disparaît. La falaise de droite se déplace vers la gauche.

LE CHŒUR TRAGIQUE continue.

« Maudits soient nos pères et nos mères, et le jour et l’heure où nous sommes nés ! »

L’évolution de la falaise achevée, la barque réapparaît à droite, deuxième plan ; au delà du fleuve, s’ébauchent des remparts effrayants.

DANTE.

Ces tours ?

VIRGILE.

C’est la ville où règne Satan.

DANTE, à lui-même.

La forteresse où je voyais entraîner Gemma ressemblait à celle-ci.

Au delà du fleuve, rampe et défile une foule innombrable qui ne cesse de gémir.

VIRGILE.

Tu vois ceux qu’a perdus l’amour de l’argent, les voleurs, les usuriers...

DANTE.

Quelle cohue !... Ceux-là, qui poussent des sacs pleins d’où s’échappe de l’or qu’ils se disputent, accroupis dans la boue ?

VIRGILE.

Les avares.

DANTE.

Et ceux qui grattent leurs lèpres ?

VIRGILE.

Les faussaires.

DANTE.

Sous ces chapes dorées, là-bas, comme ils se traînent !

VIRGILE.

Les chapes sont de plomb, manteau réservé aux hypocrites ! Et voici les juges qui ont trafiqué de la justice.

DANTE.

Ces misérables qui se débattent dans la poix bouillante ?

VIRGILE.

Oui.

DANTE, à Caron.

Ah ! prends garde, là ! Ne vois-tu pas ces serpents monstrueux dont les anneaux étreignent ?...

VIRGILE.

Les vicieux.

DANTE.

Quelle rançon de la volupté !

La barque s’est arrêtée, 3e plan gauche, au bord d’un gouffre, sur les parois duquel d’autres damnés, couverts de sang, agitant des bras tranchés, ruisselants. Le Dante, qui a mis pied à terre avec Virgile, se penche sur le gouffre, pendant que la barque s’éloigne à droite par où elle est arrivée.

Dans ces poitrines tailladées de coups d’épée ont battu les cœurs ?...

VIRGILE.

Des violents.

Bertrand de Born apparaît, sa tête à la main. Dante recule, avec un cri d’effroi.

DANTE.

N’approche pas ! Que me veux-tu ? décapité qui portes ta tête comme une lanterne ?

VIRGILE.

Tu parles à un poète haineux qui souffla la guerre entre le père et le fils.

DANTE.

Le châtiment remonterait donc du crime à celui qui l’a fait commettre ? Alors, d’où vient que je ne vois pas, parmi ce troupeau de créatures éplorées, les pasteurs coupables qui les ont poussées hors du droit chemin ?

VIRGILE.

Tu veux parler de ceux qui ont déshonoré leur titre auguste de prêtres ou de princes, de papes ou de rois ? Tu vas les voir. Interroge-les, et ainsi qu’on te l’a déjà dit, donne à couver à ta mémoire les réponses qu’il te feront. Viens ! Suis-moi ! Descends !

Les fumées se sont mêlées de flammes.

DANTE, hésitant.

À travers ces flammes ?

VIRGILE.

Oui !

DANTE.

Allons ?

Paternel, Virgile l’abrite de son manteau. Ils disparaissent, escortés par la malédiction des damnés.

CHŒUR.

« Horribles sont les flammes

Qui rongent notre chair et calcinent nos os ;

Mais plus horribles sont les feux qui dévorent nos âmes ! »

 

 

Neuvième Tableau

 

LES FOSSES FUMANTES

 

Les rochers de gauche se déplacent vers la droite et deviennent, dans ce mouvement, une forêt d’arbres dépouillés, pareils à des squelettes, tordant des bras désespérés. Cette ferme finit en pente douce. Quand elle s’est déplacée, Dante et son guide sont au fond d’un entonnoir de lave, sol de scories interrompu par des fissures d’où s’échappent des jets de soufre, et bossuée de pierres tombales.

VIRGILE.

Prends garde à ne pas mettre les pieds sur ces pustules brûlantes !

DANTE.

Un Etna gronde-t-il au fond de ces gouffres ? Ces dalles où des noms sont gravés ?...

VIRGILE.

Elles tiennent, emprisonnés dans la flamme, les pasteurs qui ont donné le mauvais exemple au troupeau.

DANTE, lisant sur une tombe.

« Boniface VIII. » Le pape d’Anagni ?

BONIFACE.

Oui.

La pierre se lève. Le vieux pape frénétique apparaît, cadavre encore coiffé, sur ses cheveux blancs, d’une tiare à demi consumée, vêtu d’une soutane blanche en lambeaux. Il s’adosse au couvercle de sa tombe, éclairée sinistrement par le feu qui lui brûle les pieds.

BONIFACE.

Est-ce toi, Clément ?

DANTE.

Que dit-il ?

BONIFACE.

Excuse-moi ; je te reconnais pour le poète exilé de Provence, qui vint me trouver au nom des bannis. Je t’avais pris pour le pape d’Avignon, qui, de même qu’il m’a remplacé sur le trône de l’apôtre, doit me remplacer dans la tombe de feu.

DANTE.

Tu souffres ce tourment en expiation de quel crime ? Est-ce pour avoir forcé, par une ruse infâme, le pauvre Pape Célestin à te céder la tiare ?

BONIFACE.

Il ne m’a pas suffi de le renvoyer à son couvent... Je l’ai fait étrangler.

DANTE.

Ce vieil homme ingénu ?

BONIFACE.

Mais j’avais un complice, le cardinal Bertrand, aujourd’hui Clément V... C’est lui qui me succédera dans cette fosse.

DANTE.

Clément ?

En face de la fosse de Boniface, une autre fosse s’ouvre. Encore vêtu, au milieu des flammes, d’un haillon de pourpre, un spectre à cheveux blonds se dresse.

LE SPECTRE.

Qu’il vienne vite ! et expie à son tour le crime qu’il m’a fait commettre, à moi !

DANTE.

Toutes les mâchoires de la mort vont-elles vomir leur proie ? Ton nom ?

LE SPECTRE.

 Je m’appelais, là-haut, Orsini. J’étais cardinal, au temps où était pape ce Benoît, dont Clément s’impatienta d’attendre la mort.

DANTE.

Encore Clément ?

ORSINI.

Tu sais que Benoît est mort à Pérouse, pour avoir mangé des figues-fleurs, que lui apporta un jeune homme déguisé en religieuse ? Ce jeune homme, c’était moi. Et c’est pour que je ne le dénonce pas, que Clément m’a fait tuer, d’un coup d’arquebuse, dont la cicatrice est là.

Il montre son front. Dante s’approche. Un troisième spectre surgit derrière lui dans les flammes, vêtu d’un reste d’armure et de surcot où la croix du Temple est encore visible.

LE TROISIÈME SPECTRE.

Patience ! Orsini ! Patience ! Boniface ! Celui que vous attendez, celui par qui je suis ici, vous ne l’attendrez guère !

DANTE, qui s’est retourné.

Jacques Molay ! Le Commandeur des Templiers... Mort, toi aussi !...

MOLAY.

J’ai été livré au bûcher, hier, avant le coucher du soleil.

DANTE.

As-tu donc été reconnu coupable ?

MOLAY.

D’avarice et d’orgueil ; mais de ces fautes-là, je n’avais à répondre qu’à Dieu. Le pape et le roi de France m’ont condamné aux flammes pour s’approprier mes richesses ! Au moment de mourir, j’ai assigné Philippe le Beau à paraître devant Dieu dans un an. Et maintenant, soyez-en témoins tous ! j’assigne Clément à me suivre en enfer dans un mois !... Mon âme s’est séparée de mon corps, hier, vingtième jour de Mars, au moment où sonnait la sixième heure après-midi ; le vingtième jour d’avril à la même heure, il sera des nôtres.

ORSINI et BONIFACE.

Enfin !...

Les fosses se referment. Une pluie de flammes commence à tomber.

DANTE.

Pourquoi ceci ? Quel profit puis-je tirer de ces révélations ?

VIRGILE.

Tu le sauras. Tu n’as pas vu tous les soupiraux de l’abîme ; encore moins tous ses prisonniers. Suis-moi.

CHŒUR.

Le froid qui nous glace le sang

Nous fait croire à la mort prochaine,

Mais le froid est toujours croissant,

Et la mort est toujours lointaine.

 

 

Dixième Tableau

 

LE CERCLE DE GLACE

 

La pluie de flammes est devenue une pluie de sang ; le sang pâlit et ce sont des larmes, puis les larmes deviennent de la neige. À travers ces flocons, Dante et Virgile, debout sur une sorte de promontoire à droite, regardent, penchés sur un gouffre, défiler des foules confuses peintes sur des rideaux métalliques qui se croisent.

VIRGILE.

Reconnais-tu les tyrans et les conquérants, tous les pourvoyeurs de la mort, dont une couronne de fer rouge étreint les tempes ? Entends-tu gémir Cambyse, Alexandre, Denys le Syracusain ?

DANTE.

Tibère ! Néron ! Attila ! Ezzelin !

VIRGILE.

Entends-les fuir, fouaillés à grands coups, criblés de flèches par les démons.

Au loin la plainte lamentable recommence.

« Maudits soient nos pères et nos mères, et le jour et l’heure où nous sommes nés ! »

DANTE.

Et le Juge qui les a condamnés, je l’ai cru leur complice !

VIRGILE.

Et maintenant, suis-moi dans le cercle des traîtres...

La neige cesse, et le cercle de glace apparaît, fermé d’énormes falaises de glace, hérissé de volutes et d’aiguilles de glace.

DANTE.

Ces aiguilles de glace ! On dirait des larmes gelées.

VIRGILE.

Ce sont en effet des larmes, celles des maudits.

Toute la scène est comme un lac gelé d’où émergent des têtes.

DANTE.

Et ces têtes prises dans la glace comme dans un carcan ?

VIRGILE.

Les traîtres à la patrie.

DANTE.

Oui, je reconnais Ganelon, l’infâme qui livra Roland, et le comte Julien qui ouvrit l’Espagne aux infidèles.

VIRGILE.

Viens de ce côté ; tu reconnaîtras ceux de ta race qui ont trahi leur ville.

DANTE.

À quelle œuvre de haine s’acharne ce vieillard ?

S’approchant.

Ugolin ! Que fais-tu là, misérable ?

UGOLIN, tirant de la fosse par les cheveux la tête livide de Roger.

Je me venge sur ce monstre de l’horrible faim à laquelle il m’a condamné !

DANTE, reconnaissant Roger.

L’archevêque Roger !

Ugolin disparaît.

Que vos jugements sont terribles, Seigneur !

Il a reculé, et se heurte à une tête prise dans la glace.

LA TÊTE crie.

L’enfer à qui me foule aux pieds !

DANTE.

Corso ! le geôlier d’Ugolin !

CORSO.

Dont ton Bernardino a hâté la mort !

DANTE.

Bernardino ?

CORSO.

Il en sera puni !

DANTE.

Cette menace ?

UNE VOIX.

Tu la comprendras bientôt.

Dante se trouve en face de Nello, qui, assis sur la glace, grelotte.

DANTE.

Nello ! Je marche de nouveau dans le nid des serpents ! Tu as donc craché ton âme exécrable ? Réponds ! Qu’as-tu à trembler ainsi ?

VIRGILE.

Comme ceux qui s’attardent aux Maremmes !

DANTE.

L’infâme s’est pris à son piège ! Grelotte à ton tour, éternellement.

NELLO.

D’autres que moi grelottent.

DANTE, saisi.

C’est de Gemma que tu parles ! Qu’est-ce qu’elle est devenue ? Tu le sais ?

NELLO.

Je le sais, mais ne le dirai pas.

DANTE.

Je t’y forcerai !

NELLO.

Tu ne peux rien sur les morts.

DANTE.

Ah ! Misère ! Lui seul m’eût renseigné !

VIRGILE.

Ne te lamente pas, et monte avec moi ce chemin.

Il l’entraîne vers un pont de glace, qui, à mesure qu’ils montent, devient un pont de rochers, et aboutit à une sorte de cirque qu’interrompt une énorme entaille.

CHŒUR.

Maudits soient les amours charnels de la terre, dont les remords sont éternels ! C’est toi, amour céleste, amour pur, amour divin, qui purifie nos âmes et nous fait moins cruelles les souffrances qui doivent nous conquérir le ciel ! »

 

 

Onzième Tableau

 

LE PONT DE ROCHERS

 

VIRGILE.

Que vois-tu dans la brume ?

DANTE.

Cette spirale infinie qui flotte, ondulant comme une algue aux plis de l’eau... sont-ce des oiseaux qui planent ?

La vision se précise.

ou un vol d’amants enlacés ?

Virgile parvient avec Dante sur un tertre qui domine des îlots de rochers, et qu’enveloppe en avant, réelle, et portée sur un chariot, et en arrière, peinte, la spirale vivante.

VIRGILE.

Tu vois ceux que perdit un amour coupable...

La vision se rapproche.

Hélène au bras de Paris, Sémiramis avec Ninus, Phèdre que nulle étreinte ne console...

DANTE.

La reine de Carthage s’interrompant de supplier Énée pour sourire à Virgile.

VIRGILE, après un remerciement de la main.

Cléopâtre réunie à Antoine...

DANTE.

Yseult réunie à Tristan.

Paolo apparaît, avec Francesca. Ému.

Ah ! ceux-ci, laisse-moi interroger ceux-ci, que j’ai vus morts avant de les savoir coupables.

Ils s’arrêtent un instant.

FRANCESCA.

Qui dira par quelle suite de rêves et de désirs, et comment nos yeux se cherchant, notre visage changeait de couleur, et comment celui auquel je suis liée pour l’éternité mit un baiser sur mon sourire, et comment, le livre nous tombant des mains, nous ne lûmes pas plus avant ce jour-là...

DANTE.

Douce colombe blessée !

Francesca et Paolo s’éloignent.

Encore un mot, par charité ! Gemma, ton amie, qu’est-elle devenue ? Le sais-tu ?

FRANCESCA, déjà loin.

Demande-le à celle qui avait tant de raisons de l’aimer.

DANTE.

Pia ?

FRANCESCA.

Oui.

Elle disparaît.

DANTE, à Virgile.

Pia est-elle condamnée au désespoir éternel ?

VIRGILE.

Non. Elle attend le pardon dans le royaume intermédiaire, qui n’est pas le Paradis encore, et d’où cette lueur annonce que nous approchons.

DANTE.

Aide-moi à gravir la pente.

Ils l’escaladent et se trouvent dans une gorge tapissée de bruyères et d’asphodèles, qu’éclaire une lueur comme d’une nuit sans lune, et où rôdent, lents, des groupes de blancs fantômes.

UNE VOIX.

Salut et gloire à vous !

DANTE, remué.

Elle seule parle avec cette voix !

Pia paraît.

Dame de mon cœur, je te retrouve donc !

Il s’est élancé vers elle. Elle l’arrête.

PIA.

Dans le séjour de la divine attente, où, réunis avant peu, nous achèverons d’expier nos fautes.

DANTE.

Mais d’ici, là, ne me sera-t-il pas permis de sauver l’innocente ?

PIA.

Il faudra te hâter.

DANTE.

Elle est en péril encore, n’est-ce pas ? Tu le sais !

PIA.

Oui. La mort ne brise pas le lien qui unit les mères aux enfants. Tout ce qui lui arrive, je le vois. Dans la ville où elle comptait trouver un refuge, l’homme par la volonté de qui je suis morte l’attendait, mourant lui-même ; elle et son fiancé, il les a dénoncés aux juges du Saint-Office...

DANTE.

Miséricorde !

PIA.

Elle et son fiancé attendent leur arrêt dans les prisons du pape.

DANTE.

Alors, ils sont perdus ! Comment les en tirer ?

PIA.

Je n’ai pas à te le dire.

DANTE.

Je sais qui me le dira. Je les sauverai, je te le jure !

PIA.

Sauve-les, et souviens-toi de moi !

DANTE.

Toujours !

À Virgile.

Tu l’as entendue, ô mon Maître... Vite ! achève ta tâche ! Reconduis-moi vers le pays d’en haut d’où l’on voit les étoiles. Et toi, suprême bonté, suprême justice, toi que, dans une heure de désespoir, j’ai blasphémé, et qui, du haut des nues, entends mon repentir, assiste-moi, mon Dieu ! Éclaire-moi !

En même temps que lui, Pia tend les bras vers le ciel, et tous les fantômes blancs, avec le même geste, mêlent leurs prières aux siennes. Les cimes des bruyères se teintent de rose ; le ciel est devenu transparent, comme si le jour allait paraître, et, avec l’aube, une ineffable harmonie se répand dans l’espace.

DANTE, à Pia.

Vois ! Ma prière est entendue ! J’en atteste ces voix du Paradis ! Dans les chemins que je vais suivre, c’est Dieu qui me conduira !...

Il s’élance vers la lumière.

 

 

ACTE IV

 

 

Douzième Tableau

 

LE PAPE

 

Avignon, le palais des papes.

Grande salle romane à voûtes plein-cintre sur des colonnes trapues. Le décor se présente en angle par la rencontre de deux obliques : la plus grande à droite. Dans celle de gauche, au premier plan, une porte d’intérieur ; au second plan, large et basse porte à deux vantaux ouvrant sur la galerie des fêtes, trois marches. À droite, 1er plan en oblique, une horloge à poids, encastrée dans le mur. Deux anges en relief et peints portent le cadran, ailes déployées et robes flottantes. Le cadran est bleu, avec chiffres et aiguilles noires. Au-dessous, deux portes peintes richement qui, étant ouvertes, laissent voir dans l’épaisseur du mur les poids et le balancier. Au second plan, dans une ligne parallèle à la rampe, porte-fenêtre, avec draperie, ouvrant sur une terrasse. Puis ligne oblique et, au milieu, deux grandes portes-fenêtres faisant face à la porte de la galerie et donnant accès à la terrasse. Plus loin, vers l’angle, porte sur un escalier à vis. Quand les draperies des fenêtres sont levées, on voit les toits et les clochers d’Avignon, le Rhône avec la campagne éclairée par un soleil ardent sous un ciel d’un bleu intense. Meubles divers, crédences, buffets etc., d’un caractère religieux, fauteuil du pape ; sur tous les murs, des fresques achevées ou ébauchées.

 

 

Scène première

 

GIOTTO, dont l’échelle est à droite, à l’angle de la partie fuyante, s’est interrompu de peindre, et écoute, assis sur une marche de son échelle, CASELLA, très animé,
très inquiet

 

Pendant la scène, on entend, derrière la porte du fond, des Sirventes chantées, des Caroles accompagnées de violes et dont un chœur d’hommes et de femmes reprend la ronde. Dans les silences, sur la place, la rumeur d’une foule.

GIOTTO, vivement.

Attends ! Prends garde !

Il écoute.

Non ! Rien ! J’ai cru qu’on venait. Continue ! Sa fille ! Gemma est sa fille !

CASELLA.

Tu imagines son désespoir ! À toutes les raisons que je lui donnais de ne pas croire, faute de nouvelles, qu’elle était perdue, il ne répondait qu’en hochant la tête, la mort dans les yeux !... Ce matin-là, à l’aube, inquiet de ne pas le trouver dans sa cellule, je parcours le couvent : je l’aperçois couché sur la tombe de Béatrix !... « J’arrive trop tard ! Il s’est tué ! » Je l’appelle, et lui vois un visage d’extase... « Casella, me déclare-t-il, ma fille est à Avignon. Il faut que j’y sois avant trente jours ! » J’essaie des questions... « Il le faut ! » Une heure plus tard, nous partions pour Pise. Nous comptions nous embarquer pour Marseille ; nous avions compté sans des routiers qui ne nous lâchèrent que contre rançon. Une tempête nous jeta en Sardaigne, où nous trouvâmes enfin une barque, qui nous conduisit à Aigues-Mortes... Dante mourait d’impatiente, mais pas un blasphème ne lui échappa. « Dieu m’éprouve encore », murmurait-il... Et c’est alors qu’il me raconta l’étrange voyage que je t’ai dit qu’il aurait fait au pays des morts.

GIOTTO.

Qu’il a fait en rêve, au moment même

Il montre ses fresques.

où je l’y faisais, moi, en imagination.

CASELLA.

Soit. Il est des rêves prophétiques, la Bible l’établit, qui renseignent l’homme sur le passé inconnu, l’avenir incertain ; mais que les faits révélés par Pia se trouvent vrais, que Gemma et Bernardino aient été en effet dénoncés par Nello mourant, et conduits dans les cachots du palais où nous sommes, comment l’expliquer ? Dante l’a appris par la morte : elle le savait donc ?

GIOTTO.

Qui dira ce que voient les yeux ouverts des morts ?

CASELLA.

Il y a mieux ! Il semble, depuis qu’il a pénétré ces mystères, que Dante reste en communication avec Pia et qu’elle l’avertit à mesure de ce qui se passe... Tout à l’heure, au moment où il entrait dans l’église, où je l’ai laissé, il m’a demandé : « C’est bien aujourd’hui le vingtième jour d’avril ? – Oui ! – Nous arrivons à temps ; mais ils sont, elle et son fiancé, plus que jamais près de la mort. »

GIOTTO.

Il t’a dit ?

CASELLA.

Et il a ajouté : « Pendant que je demande conseil à Dieu, ils sont interrogés par la mort ! »

GIOTTO.

L’Inquisiteur !

CASELLA.

Tu dis ?...

GIOTTO.

Tous les jours, pendant que, dans cette salle,

Il montre la porte au fond.

les trouvères et les jongleurs, les courtisans et les courtisanes, s’efforcent en vain de distraire ce misérable pape, malade et sombre, tous les jours, on juge, là-bas,

Il montre le deuxième plan de gauche.

au fond de cette galerie, ceux qui ont encouru la colère du Saint-Office... Tous les jours, avant que le soleil se couche, on brûle les condamnés sur cette place...

Il amène Casella jusqu’aux arcades.

où tu entends gronder la foule qui réclame sa proie... Ce n’est plus Néron qui fait flamber les chrétiens, c’est le pape.

CASELLA.

Alors ces bûchers ?...

GIOTTO.

Attendent des victimes dont les hurlements montent jusqu’ici, avec l’atroce fumée, avec l’odeur atroce !... Étonne-toi si mes damnés vivent ! J’ai l’enfer sous les yeux !

CASELLA.

Gemma et Bernardino sont jugés à cette heure ?

GIOTTO.

Apparemment.

CASELLA.

Et c’est pourquoi Dante tient à voir le pape.

GIOTTO.

Dante ?

CASELLA.

Avant le coucher du soleil !

GIOTTO.

Lui qui est excommunié !

CASELLA.

Il n’a échappé que par miracle aux gens du Saint-Office !

GIOTTO.

Ce serait se perdre !

CASELLA.

Je me tue à le lui dire. Il ne veut rien écouter que l’ordre auquel il prétend obéir !

GIOTTO.

Va le rejoindre ! de gré ou de force, empêche-le de venir ici !

CASELLA.

Le pourrai-je ?

GIOTTO.

Dis-lui que c’est moi, qui suis traité céans en ami, qui parlerai au Pape, que je ferai pour sauver sa fille ce qu’il aurait fait lui-même ! Il me connaît, il n’en doutera pas... Et qu’il ne faut pas qu’il se montre surtout !...

CASELLA.

Hélas !

GIOTTO.

Va !... Vite ! on vient !... Sors de ce côté !

Il lui désigne la porte du fond. Celle du premier plan s’ouvre.

C’est le grand Inquisiteur !

Casella sort en hâte par la porte du fond. Giotto, qui a repris ses pinceaux, remonte sur son échelle et se remet au travail. Bas, ému.

Dieu de miséricorde, en l’honneur de qui Giotto a tant besogné, viens à mon aide aujourd’hui !

 

 

Scène II

 

Avec LE GRAND INQUISITEUR, rude visage de fanatique, salué très bas par GIOTTO, UN DOMINICAIN est entré

 

L’INQUISITEUR.

Demande audience pour moi à Sa Sainteté. Ajoute qu’il y a urgence.

Suivi du coin de l’œil par Giotto, le Dominicain monte à la porte de la grande salle, et frappe. Un page entr’ouvre un battant. Ils parlementent, sur les bouffées de musique.

LE PAGE.

Le Grand Inquisiteur n’a qu’à entrer.

L’INQUISITEUR.

Ce n’est pas au milieu des jongleurs que je veux dire à Sa Sainteté ce que j’ai à lui dire ; qu’elle daigne me recevoir à l’écart...

Le page rentre dans la salle du festin, dont la porte se referme... Sur la place, la foule gronde.

Ne grognez pas, bra.ves gens ! On s’occupe de vous.

GIOTTO.

C’est au sujet des condamnés d’aujourd’hui que Votre Éminence tient à parler au Saint-Père ?

L’INQUISITEUR.

Oui. Et je m’attends à ce qu’il s’en étonne, n’étant plus préoccupé que des choses frivoles.

GIOTTO, tout en retouchant sa fresque.

Il tâche à oublier son mal.

L’INQUISITEUR, baissant la voix.

Car il est très malade, n’est-ce pas ?

GIOTTO.

Je le crois. Rien que le fait de ne plus dormir.

L’INQUISITEUR.

Et il n’a pas quarante ans.

GIOTTO.

On lui donnerait le double.

L’INQUISITEUR.

Quelle perte pour l’Église, s’il vient à nous manquer. Qui de nous le remplacerait ?

 

 

Scène III

 

La grande porte de gauche s’ouvre, laissant apercevoir un instant la salle du festin et la cour profane d’Avignon. LE PAPE paraît, appuyé sur deux moines, les joues creuses, les yeux creux, et descend péniblement les marches

 

L’Inquisiteur s’incline.

CLÉMENT, s’adressant à lui.

Puisse ce que tu as à me dire m’intéresser plus que leurs chansons ! qui m’exaspèrent ! Assez de musique pour aujourd’hui !

Ce disant, il vient s’asseoir péniblement dans le fauteuil que lui avancent les moines. Derrière le page, qui a pris son ordre, la porte s’est refermée.

De quoi s’agit-il ?

L’INQUISITEUR.

Des accusés qui ont comparu tout à l’heure devant le Tribunal de la Foi !

CLÉMENT.

Tu as des doutes sur leur culpabilité ?

L’INQUISITEUR.

Je n’en ai jamais eu.

CLÉMENT.

À la bonne heure !

L’INQUISITEUR.

Tous ceux qui restaient dans nos prisons, et que nous venons de juger, sont condamnés.

GIOTTO, à lui-même.

Dieu bon !

CLÉMENT.

Alors ?

L’INQUISITEUR.

Je demande s’ils doivent être brûlés tout de suite, ou s’il faut les réserver pour la fête de sainte Hélène ?

CLÉMENT.

Pour la fête, on en trouvera d’autres ! Brûlons ceux-ci d’abord, cela fera plaisir à mon brave peuple d’Avignon. Combien sont-ils ?

L’INQUISITEUR.

Douze !

CLÉMENT.

Seulement ? Des femmes ?

L’INQUISITEUR.

Trois. Une Égyptienne sorcière. Une Anglaise, hérétique. Et une Florentine ou Siennoise, qui s’est évadée de son couvent, et dont le fiancé a eu l’audace...

GIOTTO, brusque.

Je m’excuse d’interrompre Votre Éminence...

CLÉMENT.

Qu’est-ce qui t’arrive, Giotto ?

GIOTTO.

À moi ? Voilà. Depuis que j’ai l’honneur d’être son hôte. Votre Sainteté a bien voulu me répéter, à plusieurs reprises, qu’elle était contente de moi comme peintre et aussi comme conteur, et que, pour le talent que j’avais eu de la faire rire quelquefois, elle m’autorisait à lui demander, à l’occasion, une faveur, à condition que cette faveur ne lui coûte pas trop cher.

CLÉMENT.

Tant de gens s’appliquent à me ruiner ! Autrefois, c’était mon neveu, le pauvre Corso, dont Dieu ait l’âme ! Aujourd’hui, c’est sa mère... Bref ?

GIOTTO.

La faveur que je demande à Votre Sainteté ne lui coûtera rien. Au contraire. Je m’engage à achever ces fresques gratuitement, si vous daignez être pitoyable à Gemma...

CLÉMENT.

Gemma ?

GIOTTO.

Gemma dei Tolomei, la Florentine en question...

L’INQUISITEUR, vivement.

Saint-Père !...

CLÉMENT.

Laisse-le parler...

À Giotto.

Tu la connais ?

GIOTTO.

Nous sommes compatriotes... Elle est fille de gens qui me sont très chers...

CLÉMENT.

Et jolie ?

GIOTTO.

Très jolie ! un modèle admirable pour ma figure de Madame la Vierge !...

CLÉMENT.

Oui. Enfin, tu l’aimes ?

GIOTTO.

Non ! Foi de Giotto !

CLÉMENT.

Tu mens ! Ta voix tremble !

GIOTTO.

C’est que je suis l’ami de Bernardino dei Polentani, son fiancé...

L’INQUISITEUR.

Son complice !

GIOTTO, essayant de rire.

Oh ! complice !... Elle n’est pas coupable...

L’INQUISITEUR.

Elle est coupable puisqu’elle est condamnée.

GIOTTO.

Soit, mais je suis convaincu que, si Sa Sainteté daignait l’entendre, elle et Bernardino...

L’INQUISITEUR.

Messire Giotto tient à ce que Sa Sainteté les entende, elle et lui ?...

GIOTTO.

Avec la permission de Votre Éminence !

L’INQUISITEUR.

Je le permets.

Au Dominicain.

Qu’on les fasse venir tous les deux !

Le Dominicain sort, premier plan de gauche.

CLÉMENT, à Giotto.

Tu finiras ces fresques pour rien ?

GIOTTO.

Pour rien !... Et vite, et bien !... Soulagé d’un gros souci !

L’INQUISITEUR, entre ses dents.

S’il y a lieu !

CLÉMENT, regardant la fresque.

Oh ! Voilà bien des flammes !

GIOTTO.

Jamais trop quand on représente l’enfer.

CLÉMENT.

Depuis quand ces flammes, que je n’avais pas vues encore ?

GIOTTO.

Depuis ce matin.

CLÉMENT.

Tu as peint tout cela ce matin ?

GIOTTO.

Je m’y suis mis à l’aube.

CLÉMENT.

Singulière rencontre ! À cette même heure, je me voyais dans les flammes...

L’INQUISITEUR.

Vous ?

CLÉMENT.

En rêve !...

L’INQUISITEUR.

J’entends bien.

CLÉMENT.

Un rêve abominable... que je ne me rappelle pas sans frissons !... Au petit jour, – après toute une nuit d’insomnie, – j’avais fini par m’endormir d’un sommeil agité, fiévreux, peuplé de fantômes et de visions funèbres. Je me voyais sur cette terrasse, bénissant la foule... quand, tout à coup, la tiare me tombe du front, comme elle est tombée à Lyon, le jour de mon couronnement, et je m’abats avec elle sur les dalles, comme foudroyé, à la grande joie des morts que j’ai le plus aimés, mon Corso en tête, ricanant et menant une ronde infernale ; je m’efforce de crier, et de fuir !... Une main de fer me tient là, immobile et muet, cadavre vivant. Mes valets, me croyant mort, m’emportent sur mon lit, où ils m’abandonnent pour aller piller le palais... Les cierges mettent le feu aux draperies ! Et je suis envahi, dévoré tout vif par les flammes, avec des douleurs si atroces et une telle épouvante que je m’éveille et saute à bas de mon lit, hurlant comme un damné...

L’INQUISITEUR.

Vision de la fièvre !

CLÉMENT.

N’est-ce pas chose effroyable ? Et comprend-on que de tant de médecins, que je fais venir de si loin et que je paye si cher, pas un ne puisse m’assurer au moins le repos du sommeil ?

Un silence. La porte du deuxième plan se rouvre. Le dominicain paraît.

L’INQUISITEUR.

Voici les protégés de Messire Giotto.

 

 

Scène IV

 

Précédés et suivis des gens du Saint-Office, paraissent GEMMA, très pâle, les yeux rouges et ne semblant pas comprendre où elle est...

 

GIOTTO, bas.

Quelle pâleur !...

Puis Bernardino. Tous deux ont les mains liées.

BERNARDINO, à lui-même.

Giotto !

Il fait vers lui un mouvement.

GIOTTO, bas.

Dis-lui de se jeter aux genoux du pape, qui s’intéresse à vous ?

CLÉMENT, à mi-voix.

Elle est jolie en effet !

GIOTTO, de même.

Encore vous la voyez bien ravagée par les larmes...

CLÉMENT, de même.

L’homme a la tournure d’un brave.

GIOTTO, de même.

Sauvez-le ! Vous vous assurez le dévouement d’un héros !

L’INQUISITEUR, ironique.

Je reconnais qu’il a fait ses preuves.

Cependant Bernardino a parlé bas à Gemma, qui s’agenouille.

GEMMA.

Le pape ? Vous êtes le pape ? Ah ! Saint-Père, vous aurez pitié de nous ! Vous épargnerez cet affreux supplice à deux innocents, dont le seul crime est de s’aimer !... Il est mon fiancé, mon époux devant Dieu, et pour cela, on veut nous brûler vivants ! Quelle horreur !

CLÉMENT.

 Oui, c’est horrible en effet !

GIOTTO.

Vous frémissez ? Vous leur ferez grâce !

CLÉMENT.

Doucement, il faut voir. Avait-elle prononcé ses vœux ?

GEMMA.

Oh ! non, non, Saint-Père ! Je venais d’être amenée à ce couvent...

BERNARDINO.

Par force !

GIOTTO.

Ah !

CLÉMENT.

Bien, mais il n’y a pas moins eu scandale...

GEMMA, vivement.

Par ma faute. C’est moi qui, mise en cellule par l’abbesse, ai appelé Bernardino à mon aide.

BERNARDINO, de même.

Elle m’a appelé quand elle a entendu ma voix.

Gemma veut parler ; il lui coupe la parole.

Votre Sainteté comprend bien que Gemma, mise en cellule, ne savait rien de ce qui se passait. Encore moins pouvait-elle y prendre part.

GEMMA.

Je lui ai crié : « Sauve-moi ».

BERNARDINO.

Mais c’est moi qui ai forcé les grilles.

GEMMA.

Ne l’écoutez pas, Saint-Père, il ne parle ainsi que pour me défendre !

BERNARDINO.

Tais-toi ! Je suis seul coupable.

CLÉMENT.

Dis le plus coupable des deux. Son tort est moins grave que le tien.

BERNARDINO.

Sûrement !

GIOTTO.

Elle est innocente, Saint-Père, vous le reconnaissez !

CLÉMENT.

Non !... et si je lui fais grâce, ce sera bien par amitié pour toi.

GIOTTO.

Oh ! Saint-Père, ma reconnaissance...

CLÉMENT.

Bon ! Mais il faut que Dieu y trouve aussi son compte. Outre les murs de cette salle, tu peindras gratuitement ceux de ma chapelle.

GIOTTO, vivement.

Oh ! oui ! oui !

CLÉMENT.

Et de la galerie !

GIOTTO.

Avec joie !

CLÉMENT.

Dans ces conditions, on peut tout concilier. En la renvoyant, elle à son couvent...

Mouvement de Gemma, comprimé par Bernardino.

et en faisant de lui un de mes gardes !...

L’INQUISITEUR.

Cet homme ! Cela, du moins, votre Sainteté ne le fera pas !

CLÉMENT.

Pourquoi ?

L’INQUISITEUR.

Qu’elle lui pardonne d’avoir arraché cette fille à son cloître, d’avoir malmené les religieuses de Sainte-Claire et leur vénérable mère, d’avoir blessé les gens de messire Nello della Pietra... soit. Mais lui pardonnera-t-elle d’avoir jeté dans l’Arno votre neveu ?

CLÉMENT, se dresse.

Corso ?

L’INQUISITEUR.

Qui en est mort dans la nuit !

CLÉMENT.

C’est toi ! Chien maudit ! C’est toi ?

BERNARDINO.

Je ne voulais pas sa mort...

CLÉMENT.

Non, mais son bien, n’est-ce pas ? Ah ! fils de Satan ! Mon héritier unique !

BERNARDINO.

Ma sœur insultée...

GIOTTO.

J’en suis témoin !

CLÉMENT, sans les entendre.

Mon Corso ! Un si joyeux garçon ! dont j’ai tant réclamé l’assassin ! Et je l’ai devant moi, et rien ne m’en avertit et je m’attendris sur lui !... Dieu veillait, heureusement ! Au bûcher, ce scélérat !

GEMMA, se jetant dans les bras de Bernardino.

Lui !

CLÉMENT, hors de lui.

Et toi !

GIOTTO.

Sainteté !

CLÉMENT.

Il seront liés face à face, lui et sa Florentine ! Et chacun verra griller l’autre !

GEMMA.

Oh ! Dieu juste ! entends cela ! Voilà ton représentant sur la terre !

CLÉMENT.

Que dit-elle ?

GEMMA, que Bernardino essaie vainement de faire taire.

Ce moribond qui assassine, quand il a déjà un pied dans la tombe !

CLÉMENT.

Forcenée qui m’insulte !

GIOTTO.

Non ! Non !

BERNARDINO.

Pardonnez-lui, Saint-Père !

GIOTTO.

La douleur l’affole !

BERNARDINO.

Grâce pour elle !

GIOTTO.

Pitié ! Grâce !

CLÉMENT.

Point de grâce !... Au bûcher ! Et vite ! Ce bon peuple s’impatiente. Tous les autres d’abord. Ceux-ci pour la fin ! Emmenez !... Hors d’ici ! Au bûcher ! Au bûcher !

Les gens du Saint-Office entraînent Gemma et Bernardino par où ils sont entrés, et, derrière eux, sortent le Dominicain et l’Inquisiteur. Dante et Casella sont entrés par la porte du fond. Casella a un geste d’effroi, tout de suite réprimé par Dante, pâle, grave, tragique... Ils n’ont été aperçus ni de Giotto qui, douloureux, suit du regard la sortie de Gemma, ni du Pape, qui retombe sur son siège, haletant, suffoqué, tandis que Dante descend lentement derrière lui.

 

 

Scène V

 

CLÉMENT, GIOTTO, DANTE, CASELLA, LES DEUX MOINES

 

CLÉMENT, à l’un des moines.

À boire ! J’étouffe... Mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis toutes mes complaisances ! Tu le savais, misérable peintre, que ce scélérat, dont tu oses te dire l’ami, l’avait tué !

GIOTTO.

Je jure à Votre Sainteté que j’ignorais même...

CLÉMENT.

Tu mens !

GIOTTO.

Moi ? Je...

Il tressaille et s’interrompt, stupéfait de voir Dante derrière le Pape.

CLÉMENT, s’arrêtant de boire.

Quoi ? Qu’as-tu ?

Il suit son regard et, apercevant ce personnage immobile, demande, saisi.

Quel est cet homme ?

GIOTTO, d’abord balbutiant.

Cet homme ? Saint-Père... C’est un grand médecin, aussi habile à soigner les maux de l’âme que les maux du corps et que j’avais fait venir à votre intention.

CLÉMENT.

Oui ?...

GIOTTO.

Mais maintenant...

CLÉMENT.

Je n’ai jamais eu plus besoin de soulagement. Dois-je en espérer de lui ? Je vous le souhaite à l’un et à l’autre...

Oppressé, sans bouger, il s’adresse à Dante.

Qui es-tu ? Avance ! Encore !

Dante s’approche, tout près.

D’où viens-tu ?

DANTE, l’œil fixe, la voix creuse.

De l’enfer !

CLÉMENT, glacé.

De l’enfer ?

DANTE.

Où tu es attendu.

CLÉMENT, sursautant.

Moi ?

DANTE, sans un mouvement.

J’y ai vu ta place prête.

CLÉMENT, se dresse.

Oses-tu, malheureux ?

Dante lui saisit le poignet et le force à se rasseoir.

DANTE.

Tais-toi ! Écoute !

Giotto, effaré, est allé rejoindre Casella, adossé à la muraille, et dont il a pris la main.

Le titre sacré de père de la chrétienté, que tant d’autres ont mérité par leur ardeur à pacifier la terre, à inaugurer le règne de Dieu, et que tu n’ambitionnais, toi, que pour devenir, après le valet, l’associé du Roi voleur...

CLÉMENT effaré.

Cet homme est fou !

DANTE.

Comment l’as-tu acquis ? Au prix de quels forfaits ?

CLÉMENT, se levant, à Giotto.

Appelle !... Appelle donc !

DANTE le contraint de nouveau à se rasseoir.

Il n’appellera pas ! Réponds ! Je t’autorise à parler maintenant.

CLÉMENT, suffoqué, essayant de crier.

À moi !... mes gardes !...

DANTE.

Ils ne viendront pas !... Et, puisque tu as perdu le souvenir de tes crimes, je vais te les dire !

CLÉMENT.

Mes crimes ?

DANTE.

Le pauvre vieux moine que vous aviez tiré de son cloître, Boniface et toi...

CLÉMENT.

Célestin ?

DANTE.

Pour le faire pape, impuissants que vous étiez alors à départager le conclave, il devait vous suffire de le contraindre à abdiquer.

CLÉMENT.

Ce n’est pas moi qui l’y ai contraint : c’est Boniface !

DANTE.

Et qui l’a fait étrangler ?

CLÉMENT, terrifié.

Tu sais ?

DANTE.

Est-ce Boniface ? ou toi ?

CLÉMENT.

C’est lui !

DANTE.

Lui et toi !

CLÉMENT.

Qui te l’a dit ?

DANTE.

Celui qui est seul avec toi à le savoir.

CLÉMENT, s’affolant.

Boniface a menti !

DANTE.

Pas plus Boniface qu’Orsini !

CLÉMENT.

Orsini maintenant ! Celui-là aussi était là-bas ? Il t’a parlé !

DANTE.

D’un autre pape à qui tu as envoyé du poison dans des figues...

CLÉMENT, éperdu.

Lâche mort qui me trahit !

DANTE, implacable.

Qui se venge ! Car celui-là aussi, tu l’as fait tuer !

CLÉMENT.

Orsini ?

DANTE.

D’un coup d’arquebuse au front.

CLÉMENT.

Qu’en sais-tu ?

DANTE.

J’en ai vu la trace !

CLÉMENT.

Toi !

DANTE.

Diras-tu que je mens ?

CLÉMENT, écrasé.

Non ! Non ! Magie ou révélation, j’en conviens, tu connais les choses que je croyais connues de Dieu seul.

DANTE.

Enfin ! Les forfaits, qui du fond du gouffre, crient contre toi, tu les avoues ?

CLÉMENT, bégayant.

Je ne les nie pas !

DANTE.

Ah ! maudit ! Le tourment que tes complices endurent, prisonniers dans leurs tombes de flammes, avoue, avoue donc que tu le mérites !

CLÉMENT, prosterné.

Oui, oui... mais j’y échapperai !

DANTE.

Nul n’échappe à la justice de Dieu.

CLÉMENT.

Je rachèterai mes fautes !

DANTE.

Tu n’en auras pas le temps !

CLÉMENT.

Je multiplierai les fondations pieuses.

DANTE.

Tu n’en auras pas le temps !

CLÉMENT, criant.

Si !... Je n’ai pas vécu la moitié de ma vie !

DANTE, terrible.

Tu l’as vécue tout entière !

CLÉMENT, dans un ricanement.

C’est toi qui le dis !

DANTE.

Ce n’est pas moi ! c’est le commandeur des Templiers !

CLÉMENT.

Jacques Molay ! Tu l’as vu dans l’enfer ?

DANTE.

Oui.

CLÉMENT, vivement.

Il était donc coupable ?

DANTE.

Envers Dieu, oui, mais non envers toi.

CLÉMENT.

Aussi n’est-ce pas moi qui l’ai condamné, C’est Philippe le Beau !

DANTE.

Seul ?

CLÉMENT.

La preuve, c’est que Jacques Molay l’a assigné au Tribunal de Dieu dans un an !

DANTE.

Et toi dans un mois !

CLÉMENT.

Un mois !

DANTE.

Je suis chargé de t’en porter l’avis.

CLÉMENT.

Un mois ! Miséricorde ! un mois pour expier tant de crimes !... Je me hâterai ! je donnerai mon argent, tout, presque tout mon argent, aux pauvres !

DANTE.

Tu n’en as plus le temps !

CLÉMENT.

Un mois !

DANTE.

Un mois quand Molay me l’a dit : mais j’ai mis un mois à venir...

CLÉMENT.

Ah ! malédiction !

Sans voix.

Ce ne seraient plus des jours qui me resteraient, mais des heures ?

DANTE.

Pas même !

CLÉMENT.

Pas même ?

DANTE.

C’est à six heures après-midi que Jacques Molay est mort... Et voilà.

Il montre l’horloge.

Écoute ! le quart avant l’heure qui sonne...

Il soulève le rideau de la fenêtre ; un grand rayon de soleil éclaire l’horloge, jusque là dans l’ombre.

CLÉMENT, regardant le cadran.

Quinze minutes ! Quelle abomination ! Que veut-on que je fasse en quelques minutes ? C’est un égorgement !... Arrêtez cette horloge !... Arrêtez !

Dante ouvre la boîte de l’horloge ; on voit alors le balancier. C’est le Temps balançant sa faux... Et jusqu’à la fin de l’acte, on entend le tic tac de ce balancier. Épouvanté, le Pape recule.

DANTE.

Tu uses tes forces à crier ! Vois, le Temps balance sa faux !...

CLÉMENT.

Lâche !...

DANTE.

Vois marcher l’aiguille !...

CLÉMENT.

Ah ! je l’en empêcherai bien !

Il s’élance.

DANTE, l’arrêtant et lui saisissant le poignet.

Empêcheras-tu le soleil de descendre, et l’éternité d’approcher ?

CLÉMENT.

L’éternité !...

Sur la place, des prêtres chantent le Dies iræ.

Qu’est cela ? Est-ce déjà pour moi ce chant de mort ?

Il tombe à genoux, Dante ne lâchant pas son bras.

DANTE, la voix tremblante.

C’est la procession qui précède tes victimes !

Casella et Giotto se sont rapprochés.

les innocents que tu viens de condamner au bûcher !

CLÉMENT.

Et la faux qui fauche toujours !

DANTE.

Il te reste dix minutes !

CLÉMENT.

Oh ! non ! Jamais ! Je ne veux pas ! Je suis le pape !

DANTE.

Qu’est-ce que tu ne veux pas ?

CLÉMENT.

Mourir ! Je ne veux pas !

Il se redresse.

DANTE, montrant le cadran.

Tu seras mort quand l’heure aura sonné !

CLÉMENT, se détourne.

Quelle horreur !... Et si ce n’était que la mort, mais brûler éternellement, voilà ce que je ne veux pas !

DANTE.

Essaie d’apaiser Dieu !

CLÉMENT, éperdu.

Oui !... Comment ?... Comment ?...

DANTE.

En sauvant ces malheureux !

CLÉMENT.

Tu crois, si je les sauve ?...

DANTE.

Le supplice du feu que tu leur épargnes, Dieu te l’épargnera peut-être !

CLÉMENT.

Sûrement ! Tu as raison !

Il s’est traîné vers la terrasse, évitant l’horloge au passage, et il crie au dehors.

Arrêtez ! Arrêtez donc ! quand je vous l’ordonne !

Les chants s’interrompent. Grand silence, sauf le tic-tac de l’horloge.

DANTE, à lui-même.

Suis-je exaucé ?

Giotto et Casella viennent à lui.

CLÉMENT.

Mettez en liberté tous les condamnés ! Vite !

DANTE, à Casella.

Vite !

Casella s’élance au dehors.

CLÉMENT.

Je leur fais grâce à tous !...

Longue rumeur... Dante, épuisé, s’appuie sur Giotto.

DANTE, bas.

Merci à toi, Pia !

CLÉMENT, rentrant en scène, chancelant.

Et je vous demande à tous de prier pour moi !

DANTE, les mains jointes.

Et gloire à vous, mon Dieu !

Aux cris du pape, la porte de la grande salle et les autres se sont ouvertes, et, de tous les côtés, courtisans et courtisanes, gardes, bouffons et prélats sont accourus, stupéfaits, effarés. Le pape gagne son siège, livide, s’appuyant aux piliers.

CLÉMENT.

Il n’est pas l’heure encore ?

DANTE, qui ne regarde que la porte du fond.

Elle approche !

CLÉMENT, haletant.

Dieu a encore le temps de me faire grâce... Le voudra-t-il ? Mes bons amis, je vous en supplie ! Demandez-lui de me pardonner mes offenses !... Ce balancier qui fait le bruit de la foudre !

DANTE, à Giotto.

Elle ! C’est elle !

 

 

Scène VI

 

BERNARDINO, accourt avec GEMMA, CASELLA les suit

 

GEMMA, à Dante, sans voix.

Ah ! comme je vous aime !

DANTE, à travers ses larmes.

Mes enfants !

Il leur prend les mains.

CLÉMENT.

Mes offenses... Comme je pardonne à ceux qui m’ont offensé !...

Au groupe de Dante et de Bernardino.

Vous entendez ce que je viens de dire ? Dieu m’en tiendra compte !

DANTE.

Oui certes ! N’est-ce pas, mon Dieu, que vous lui pardonnez ?

Gemma et Bernardino se sont mis à genoux.

CLÉMENT.

Il le doit !

GEMMA.

Pardonnez-lui, mon Dieu !

CLÉMENT, gémissant, délirant.

Alors, comment se fait-il que je brûle déjà ? C’est du feu que je respire... Et voyez !...

Montrant la fresque.

là ! au milieu des flammes, cet homme grimaçant, je le reconnais, c’est moi !...

L’horloge grince... L’heure commence à sonner. Il a un cri terrible.

Ah ! c’en est fait ! à l’aide ! À moi !...

Le premier coup sonne ; des courtisans s’approchent... une femme.

Non ! Pas vous ! C’est par vous que je meurs...

Le sixième coup retentit.

Damné !

Il tombe.

DANTE est venu à la terrasse.

Priez pour le pape qui se meurt !

Tout le monde s’agenouille et murmure des prières... au dehors les prêtres reprennent le « Dies iræ ».

Preces meæ non sunt dignæ,

Sed tu, bonus, fac benigne

Ne perenni cramer igne...

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