Les Surprises (Eugène SCRIBE)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 31 juillet 1841.

 

Personnages

 

M. DE GOURNAY

GASTON, jeune artiste

MADAME DE SALBRIS

MATHILDE, sa petite-fille

JULIE, femme de chambre de Mme de Salbris

 

Au château de Mme de Salbris.

 

Un salon donnant sur des jardins. Deux portes latérales. Une croisée avec balcon, au fond. À droite et à gauche de la croisée, une porte. À gauche, sur un guéridon, une guitare. À droite, sur le premier plan, une table.

 

 

Scène première

 

M. DE GOURNAY, JULIE

 

M. de Gournay paraît à la porte du fond et avance seulement sa tête dans l’appartement, au moment où Julie sort, sur la pointe du pied, de la chambre à droite, dont elle referme tout doucement la porte.

M. DE GOURNAY.

Eh bien ! quelles nouvelles ?...

JULIE.

Ma jeune maîtresse dormait encore.

M. DE GOURNAY.

Et mes ordres ?...

JULIE.

Ont été exécutés. Il y a de quoi lui faire perdre la tête, et, cette fois, elle va croire à la magie !...

M. DE GOURNAY.

Tu crois ?...

JULIE.

Il n’y a pas moyen de s’en rendre compte autrement. Nous avons bien quelques personnes dans ce château, quelques amis qui viennent y passer la belle saison ; vous, par exemple ; mais enfin mademoiselle était seule hier avec sa grand’mère quand elle lui parlait des superbes points de vue que l’on découvre de sa chambre à coucher, et elle disait : « Ce matin, j’avais envie de me mettre à ma fenêtre et de peindre, mais je n’ai rien ici : ni toile, ni pinceaux, ni palette... » Et aujourd’hui en s’éveillant, elle va trouver au pied de son lit une superbe boite à couleurs en vermeil !... tout cela d’un goût exquis ! C’est à confondre ! et moi-même qui suis dans le secret, je suis tentée de vous croire un peu sorcier.

M. DE GOURNAY, froidement.

Peut-être bien !

JULIE.

C’est hier soir seulement que je vous ai rendu compte de la conversation que je venais d’entendre du cabinet de toilette de mademoiselle... et comment se peut-il qu’en quelques heures ?...

M. DE GOURNAY, froidement.

C’est grâce à un talisman que j’ai.

JULIE, avec curiosité.

Vous avez un talisman ?

M. DE GOURNAY.

Que je porte toujours sur moi, renfermé dans un petit filet de soie.

JULIE.

En vérité !

M. DE GOURNAY, le lui donnant.

Vois plutôt...

JULIE.

Ah !... une bourse... de l’or...

M. DE GOURNAY.

Muni d’un talisman semblable, Picard, mon valet de chambre, garçon intelligent et discret, est parti hier soir en poste. Il faut trois heures et demie pour aller de Meaux à Paris... rue du Coq-Saint-Honoré, chez Alphonse Giroux... autant pour revenir... et de grand matin, la voiture était sous la remise, Picard dans son lit, et notre présent dans la chambre de ta maîtresse... Voilà toute ma sorcellerie.

JULIE, lui rendant la bourse.

Je comprends...

M. DE GOURNAY.

Non... garde le talisman, pour que tu puisses juger par toi-même de sa vertu.

JULIE.

Cette vertu-là me fait trembler pour la mienne... Mais enfin, monsieur, à quoi bon vous donner tant de peines ? Vous êtes libre, garçon... vous avez...

Regardant la bourse.

d’excellentes qualités et des biens immenses...

M. DE GOURNAY.

Ancien administrateur des messageries, c’est tout dire !

JULIE.

Eh bien ! monsieur, quand on a été administrateur des messageries, on va plus vite que cela ! on va au fait et l’on dit : Je vous aime, voici ma main et ma fortune ; acceptez-vous ? Et si j’étais de ma maîtresse, j’accepterais tout de suite.

M. DE GOURNAY.

Toi, peut-être... parce que tu es une fille de sens et de jugement.

JULIE.

Monsieur est bien bon.

M. DE GOURNAY.

Mais Mlle Mathilde, ta maîtresse, est une fille qui ne ressemble à aucune autre. Elle est riche et ne dépend que de sa grand’mère, ou plutôt elle ne dépend que d’elle-même, attendu qu’elle aura bientôt vingt-un ans, et, malgré cela, elle n’est pas encore mariée... elle refuse tous les partis.

JULIE.

Cela doit vous donner de l’espoir.

M. DE GOURNAY.

C’est selon !... Elle a une tête vive, ardente et romanesque qui la jette toujours dans le monde idéal et lui fait détester le monde réel et positif. Or, il n’y a rien de plus positif au monde que mes quarante ans. Je les ai !

JULIE.

On disait trente-neuf.

M. DE GOURNAY.

Des flatteurs !... Picard, mon valet de chambre, qui, au jour de l’an, me rajeunit toujours pour avoir ses étrennes... Enfin, à la rigueur, on peut cacher son âge, mais on ne cache pas sa figure ; elle est là !...

JULIE.

Et elle est bien !

M. DE GOURNAY.

Certainement... pour toi et pour moi, pour ce que j’en fais... Mais pour ta maîtresse, c’est différent... Elle m’a souvent confié, car elle m’aime beaucoup, que, dans ses idées de jeune fille, elle rêvait toujours d’un ange gardien qui sans cesse veillait sur elle... un être invisible... aérien... une espèce de sylphe... Tu comprends alors qu’en me proposant pour mari... je n’étais pas en harmonie avec ses illusions. C’était tout perdre !... Il fallait, par des transitions adroites, arriver peu à peu à son cœur en parlant à son imagination ; et en l’entourant chaque jour de mystérieuses et galantes surprises, je lui donne l’envie de voir et de connaître cet amant anonyme...

JULIE.

Dont elle s’occupe sans cesse.

M. DE GOURNAY.

Tant mieux ! pendant ce temps-là, elle ne s’occupe pas d’un autre !

À demi-voix.

C’est là ce qui lui a fait refuser jusqu’ici tous les prétendants. L’inconnu les tient tous en échec, et quand le montent sera venu...

Air du vaudeville de l’Apothicaire.

Quand elle saura que c’est moi
Qui, depuis une année entière,
M’impose ainsi l’unique loi
De la servir et de lui plaire,
Son cœur noble et reconnaissant,
Touche d’une flamme aussi pure.
En pensant à mon dévouement,
Peut-être oubliera ma figure.

JULIE, avec émotion.

Oui !... monsieur... oui, vous êtes un aimable homme... qui méritez d’être aimé. Mais, en attendant, cela vous donne bien du mal.

M. DE GOURNAY.

Du tout ! j’adore les surprises. J’ai passé ma vie à en faire ; j’aime à jouir de la curiosité ou de l’étonnement général. Il y a une espèce de supériorité qui vous flatte, à posséder seul le mot d’une énigme ou d’un secret, à diriger à volonté les événements, pour arriver tout à coup à un dénouement à effet... C’est mon bonheur, c’est ma passion, et ça m’a toujours réussi... excepté une fois... il y a un an. Imagine-toi qu’en ma qualité de vieux garçon, j’ai des parents qui m’adorent, et, pendant mon dernier voyage aux Pyrénées, voilà qu’un beau matin...

Air de Ma Tante Aurore.

Tous les journaux viennent m’apprendre
Que depuis huit jours je suis mort !
Je me tais ! heureux de surprendre
De bons parents qui m’aiment fort,
Je pars !... j’arrive à ma campagne,
Et je trouve ces chers amis
Qui, gaiement, sablaient mon champagne ;
De douleur ils étaient tous gris...
Et c’est moi... moi, qui fus surpris,
Oui, c’est moi qui fus bien surpris,
Oui, je fus surpris !

JULIE.

Je le crois bien...

M. DE GOURNAY.

C’est même là... ce qui m’a décidé à me marier, et m’a fait penser à Mlle Mathilde, que j’espère bien, grâce à toi, enlever à tous mes rivaux ! Qu’y a-t-il de nouveau pour aujourd’hui ?

JULIE.

Que mademoiselle est désolée : Vous savez que nous devions avoir tantôt un concert...

M. DE GOURNAY, soupirant.

Oui vraiment !... des dilettanti, des cantatrices de salon !...

JULIE.

Ah ! ce n’est pas le plus terrible... ce qui manque à ces dames, et ce qu’on a cherché vainement, c’est un accompagnateur pour tenir le piano.

M. DE GOURNAY.

Comment ! dans le département de Seine-et-Marne, il n’y a pas...

JULIE.

Non, monsieur, et mademoiselle disait : – « Ah ! si mon inconnu était là... il viendrait à mon aide ! »

M. DE GOURNAY.

Diable ! diable ! voilà qui est difficile !...

On entend le bruit d’une sonnette.

JULIE.

On sonne chez mademoiselle.

M. DE GOURNAY, avec joie.

C’est l’effet qui commence... va vite !...

Julie sort.

GASTON, à part, en entrant.

On m’a dit que je le trouverais ici...

M. DE GOURNAY, regardant vers le fond.

Qui vient là ? quel est ce jeune homme ? Eh mais !... en croirai-je mes yeux ?

 

 

Scène II

 

M. DE GOURNAY, GASTON

 

GASTON, poussant un cri de surprise.

Ah ! monsieur de Gournay... c’est vous que je cherchais.

M. DE GOURNAY.

Mon cher ami, mon cher Gaston, sois le bienvenu ! Par quel bon hasard es-tu venu me relancer jusqu’ici ?

GASTON.

Deux fois, je me suis présenté à votre hôtel, à Paris ; on ignorait où vous étiez.

M. DE GOURNAY, d’un ton mystérieux.

Je ne dis jamais ce que je fais, ni ce que je deviens !

GASTON.

Je ne savais où vous rejoindre, lorsque hier soir, très tard, passant près du Louvre, j’aperçois votre valet de chambre qui sortait de chez Alphonse Giroux.

M. DE GOURNAY.

Veux-tu te taire !... Ne parle pas de cela ici !

GASTON, vivement.

Je n’en dirai pas un mot ! mais je l’ai tant supplié, qu’il m’a avoué que vous étiez à quelques lieues de Meaux, au château de Salbris.

M. DE GOURNAY.

Cher une vieille dame de mes amies qui est ici avec sa petite-fille... une charmante personne... Mais toi, mon garçon, pourquoi désirais-tu me voir ?

GASTON.

Pour vous faire mes adieux.

M. DE GOURNAY.

Tu quittes Paris, toi, un peintre, un artiste ?

GASTON.

Oui, Monsieur.

M. DE GOURNAY.

Quand déjà tu étais lancé ?

GASTON.

Grâce à vous... à votre amitié !... mais je sens que maintenant je ne ferais plus rien.

M. DE GOURNAY.

Et pourquoi cela ?

GASTON.

J’aimerais mieux ne pas vous le dire.

M. DE GOURNAY, vivement.

Allons donc !

GASTON.

Eh bien ! Monsieur, eh bien ! mon cher bienfaiteur, je ne peux pas y tenir... j’en perds la tête, je suis amoureux...

M. DE GOURNAY.

Il n’y a pas de mal ! tu n’es pas le seul... Nous pourrons arranger cela ! Tes-tu déclaré ?

GASTON.

À peine si j’ai osé lui parler... car je n’ai dansé qu’une fois avec elle...

M. DE GOURNAY.

Qu’une fois !... c’est bien peu...

GASTON, timidement.

Oui... mais c’était la polka.

M. DE GOURNAY.

C’est différent... cela compte double.

GASTON.

Aussi, depuis... je l’ai suivie au bal, au spectacle... j’ai passé des heures entières à la regarder, et puis, quand l’hiver a été passé, ne la rencontrant plus à Paris, et ne sachant où la retrouver, le désespoir et le découragement se sont emparés de moi... je voulais me tuer...

M. DE GOURNAY, avec colère.

Il ne manquait plus que cela !

GASTON.

Mais j’ai pensé à vous, Monsieur, à vous à qui je devais tant... votre souvenir m’a arrêté...

M. DE GOURNAY.

Voilà qui est mieux !

GASTON.

Je me suis dit : Je m’en irai ; je quitterai la France.

M. DE GOURNAY.

Je t’en empêcherai bien.

GASTON.

Impossible, Monsieur, impossible... Songez donc qu’elle a de la fortune, un nom, de la naissance... et moi rien !...

M. DE GOURNAY.

Écoute-moi : te rappelles-tu, il y a deux ans, à Enghien, cette tête sur l’eau, ces barques pavoisées, cette surprise que je voulais faire à des dames où je manquai de me noyer ?... C’était une affaire faite, moi et ma fortune, nous allions au fond sans toi... oui, morbleu ! toi qui étais là à dessiner en artiste... toi qui ne me connaissais pas, toi qui ne savais pas même nager...

GASTON.

Permettez...

M. DE GOURNAY.

Pas mieux que moi... car tu étais sans connaissance quand je t’ai fait transporter dans la maison de mon fermier.

GASTON.

Et ce qui est arrivé depuis, croyez-vous que je l’aie oublié ?... Quel cœur généreux et bizarre !... ne pas me dire qui vous étiez... vivre avec moi en ami, en camarade, en artiste... et un jour, au bord du lac...

M. DE GOURNAY.

À l’endroit même où tu m’avais sauvé !

GASTON.

Cette jolie maison où nous entrons et que j’admirais !... À qui est-elle ?... À toi, m’avez-vous dit... Et, à l’instant, mes amis qui m’entourent... un dîner qui nous attendait, un orchestre dans les jardins... c’était féerique, c’était magique... c’était un conte des Mille et une Nuits.

M. DE GOURNAY, se frottant les mains.

N’est-il pas vrai !... le sultan Haroun-al-Raschild ! Eh bien ! Monsieur, eh bien ! ingrat que vous êtes, pourquoi désespérer du ciel et ne pas attendre de lui un nouveau miracle ? Moi, d’abord, si je peux trouver, pour t’unir à ta passion, quelque coup imprévu, quelque dénouement qui tombe des nues, je suis là !

GASTON.

Ah ! c’est trop de bontés !

M. DE GOURNAY.

Ce n’est pas pour toi... c’est pour moi... pour mon agrément, personnel et pour ma santé... ça m’est nécessaire... Quant à ta fortune, je m’en charge, parce que tu es un brave garçon que j’estime, et dont je suis sûr... Je n’en dirai pas autant de tous mes amis !... j’en ai beaucoup... qui ne m’aiment guère... et j’ai de plus beaucoup de parents qui ne m’aiment pas... ils n’aiment que mon vin de Champagne... Aussi, les gaillards, je vais leur donner l’occasion d’en boire... j’ai l’idée de me marier !

GASTON, souriant.

Vraiment !

M. DE GOURNAY.

Première surprise... tu vois... toi-même !... J’aurai ensuite trois, quatre, cinq enfants... autant de surprises que je leur ménage... Et comme je ne veux pas en avoir le démenti, si ce mariage n’a pas lieu... je t’adopte !

GASTON.

Moi !...

M. DE GOURNAY.

Air d’Aristippe.

Pour te laisser après moi l’opulence.
C’est le moyen de tout régler.

GASTON.

  Y pensez-vous ?

M. DE GOURNAY.

  Ah ! c’est une imprudence !
  J’aurais dû ne pas t’en parler,
  Pour te causer encore une surprise...
  Mais celle-là... j’espère, est encor loin...
  Et le seul point dont je me formalise.
  C’est de ne pas en être le témoin...
  De ne pouvoir en être le témoin !

GASTON.

Ah ! Monsieur...

M. DE GOURNAY.

Ainsi, tu ne pars pas... j’ai besoin de toi et de tes talents... Tu excelles dans tous les arts... tu es bien heureux ! Peintre et musicien !

GASTON.

Musicien !... qui est-ce qui ne l’est pas maintenant ?

M. DE GOURNAY.

Moi, d’abord ! mais, grâce à toi, nous allons produire à nous deux des effets étonnants... Tu me feras des dessins, des transparents, des devises... Et puis, je t’ai entendu accompagner sur le piano à livre ouvert.

GASTON.

Des romances... des cavatines...

M. DE GOURNAY.

C’est ce qu’il nous faut. Écoute-moi bien : tu vas te présenter à ces dames comme un accompagnateur qui arrive de Paris... envoyé...

GASTON.

Par qui ?

M. DE GOURNAY.

Par un inconnu.

GASTON.

Un inconnu ! J’entends... Fidèle à votre habitude... encore quelque surprise que vous préparez à ces dames.

M. DE GOURNAY.

Oui, mon garçon ! cela ne t’oblige à rien qu’à voir de jolies femmes et à passer une soirée agréable. À propos, tu n’as pas rencontré en route un feu d’artifice que je fais venir de Paris ?

GASTON.

Non, Monsieur !

M. DE GOURNAY.

Ce sera pour ce soir... dans ces bosquets... Pif ! paf ! des fusées, des pétards...

Air : L’amour emporte sur ses ailes (Puits d’Amour).

Si je n’inventai pas la poudre.
Du moins je sais bien m’en servir ;
D’autres lancent avec la foudre
Le trépas... et moi le plaisir !
Dans l’air je veux qu’elle jaillisse
Pour charmer et tromper les yeux !

GASTON, souriant.

Et vous n’employez l’artifice
Que pour rendre les gens heureux !

ENSEMBLE.

On peut employer l’artifice...
Quand c’est pour faire des heureux.

M. DE GOURNAY.

Chut ! on vient... Entre dans ce salon, et amuse-toi à lire ou à dessiner... jusqu’au moment où l’on te dira de paraître ; et surtout n’aie pas l’air de me connaître.

 

 

Scène III

 

M. DE GOURNAY, puis MADAME DE SALBRIS et MATHILDE

 

M. DE GOURNAY, à part.

Ce sont ces dames.

Il s’assied dans un fauteuil.

MATHILDE.

Oui, ma bonne maman, c’est vous ! j’en suis sûre.

MADAME DE SALBRIS.

Tu n’as pas le sens commun.

MATHILDE.

C’est avons seule que j’ai parlé de cette boîte de peinture... Nous étions en tête-à-tête... et à moins que vous n’ayez raconté notre conversation à quelqu’un...

MADAME DE SALBRIS.

À personne au monde !

MATHILDE.

Alors c’est vous... c’est évident !

MADAME DE SALBRIS.

Non, cent fois non... pour mille raisons ! D’abord, je suis une femme d’ordre et d’économie, qui entends mieux l’emploi de mon argent... et puis, nous vivons dans un siècle positif et réel, qui n’a rien de romanesque... et je suis comme mon siècle !

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Je n’ai jamais eu grande estime
Pour les héros mystérieux.
Et pour ce Monsieur anonyme,
Qui se dérobe à tous les yeux,
Qu’il dise son nom, qu’on le sache,
Sinon je m’en vais augurer
Qu’une ligure qui se cache
À des raisons pour ne pas se montrer.

M. DE GOURNAY.

C’est agréable !...

S’avançant.

Hum ! hum !...

MATHILDE.

Ah ! Monsieur, vous étiez là ?

M. DE GOURNAY.

Et je n’osais vous interrompre... vous voyant si animée...

MATHILDE, vivement.

On le serait à moins !... Encore une surprise, et celle-là est si étonnante... si jolie... vous la verrez... Et ce qui confond ma raison, c’est que je trouve cela ce matin auprès de mon lit, en m’éveillant... et que ma femme de chambre, que j’ai interrogée, n’a vu entrer personne.

M. DE GOURNAY.

C’est bien singulier !

MATHILDE.

Et bien inquiétant !... On peut donc s’introduire la nuit dans ma chambre... sans que je m’en aperçoive... sans que je le sache !... et je vais toujours être dans des transes mortelles... On se croit seule... on ne l’est pas... Cela fait trembler !

M. DE GOURNAY, gravement.

Il y a de quoi... et à votre place, je ne serais pas rassurée...

MADAME DE SALBRIS.

Aussi, dorénavant, je ne vous laisserai plus seule dans votre chambre...

MATHILDE, vivement.

Oh ! non, ma bonne maman... Oh ! non.

MADAME DE SALBRIS.

Et pourquoi cela ?

MATHILDE.

Si ça allait l’empêcher...

MADAME DE SALBRIS, sévèrement.

Mathilde, y pensez-vous ?...

MATHILDE.

Eh ! oui vraiment... j’ai idée que c’est un sylphe, ou une sylphide... car jusqu’à présent... rien ne nous dit positivement...

Souriant.

Cependant je crois que ce n’est pas une sylphide.

M. DE GOURNAY.

Et je pense comme vous !...

MATHILDE.

N’est-ce pas ?... Une femme n’y mettrait pas cette persévérance... et cette discrétion.

MADAME DE SALBRIS.

Ma fille !...

MATHILDE.

Oui, ma bonne maman, oui...

À M. de Gournay.

Songez donc que voilà près d’un an... Oui, mon ami, depuis l’autre hiver... Vous n’étiez pas à Paris lorsque cela a commencé... et si je vous racontais tout ce qu’il y avait d’ingénieux, de délicat... de mystérieux dans ces surprises... Il n’y a qu’une chose qui m’étonne... il ne m’a jamais fait de vers...

M. DE GOURNAY.

Ah ! mon Dieu !

MATHILDE.

Et, en conscience... il devrait bien...

Élevant la voix.

Je les aime beaucoup !

M. DE GOURNAY, à part.

Moi qui n’ai jamais fait que de la prose... J’en commanderai à Gaston.

MATHILDE.

À cela près, il semble deviner mes désirs et lire dans ma pensée... et dès que je suis seule... je tressaille... j’ai peur... espérant toujours le voir paraître.

Air : Si ça t’arrive encore.

Dans le moindre souffle du vent
Je crois toujours sentir sa trace,
Et je crois même que souvent
Le soir je lui parle à voix basse :
Hier encor je le suppliais
De se l’aire connaître.

M. DE GOURNAY.

  Et lui, vous répond-il ?

MATHILDE.

  Jamais,
  Mais il m’entend peut-être.
  Non, vraiment, il ne répond jamais,
  Mais il m’entend peut-être.

MADAME DE SALBRIS, à M. de Gournay.

Elle est folle !...

À Mathilde.

Oui, vous êtes folle ! et celui qui s’amuse ainsi à vos dépens, connaissait bien sans doute votre tête exaltée et romanesque, car depuis un an, elle n’a plus qu’une occupation, qu’une idée... elle ne rêve qu’à cet inconnu... Hier soir encore, ce rhume de cerveau que nous avons... que j’ai gagné dans le parc... c’était pour penser à lui par un ciel orageux... car elle y pense le jour, elle y pense la nuit... et je le dis à vous qui êtes notre ancien ami, je crois en vérité  qu’elle l’aime.

M. DE GOURNAY, avec joie.

Est-il possible ?...

À part.

C’est ce que je voulais !

MATHILDE, vivement.

Oh ! non... non, ma mère... on ne peut vous dire cela, mais cela pique si vivement ma curiosité... que souvent je n’en dors pas... et à force de chercher qui cela peut être... j’en ai la fièvre...

S’animant.

J’en ai mal à la tête... car il n’y a pas d’exemple d’une obstination pareille. Je n’ai jamais été au bal de l’Opéra...

MADAME DE SALBRIS.

Je le crois bien !...

MATHILDE.

Mais on dit qu’après y avoir intrigué les gens, on finit par se montrer ou par décliner son nom.

M. DE GOURNAY, riant.

On dit : « Je suis Oreste... ou bien Agamemnon... »

MATHILDE.

Vous riez !

M. DE GOURNAY.

C’est que vous êtes très amusante.

MATHILDE.

Ah ! vous ne savez pas ce qu’est chez nous un désir curieux, un désir de savoir ce qu’on ignore... Moi, d’abord, je le dis franchement... je ne sais pas ce que je donnerais pour connaître cet inconnu... pour le voir un instant.

M. DE GOURNAY.

Cela viendra... j’en suis persuadé !

MATHILDE.

Vous croyez ?

MADAME DE SALBRIS.

Plus tôt que tu ne crois !... et je te dirai son nom si tu veux, car je sais qui.

M. DE GOURNAY, effrayé et à part.

Ah ! mon Dieu !

MATHILDE, vivement.

Est-il possible... Ah ! ma bonne maman, si vous saviez combien je vous aimerais... Parlez vite !

MADAME DE SALBRIS.

Te souviens-tu que, l’automne dernier, M. de Bonneval, qui venait d’acheter une terre voisine, me fit, par un de ses parents, demander ma petite-fille en mariage ?

MATHILDE.

C’est vrai !

MADAME DE SALBRIS.

Un parti sortable... Trois fermes, deux mille arpents de bois qui sont contigus avec les miens, cela convenait fort...

MATHILDE.

À vous... mais pas à moi qui ne voulais pas me marier !

MADAME DE SALBRIS.

Cela n’empêchait pas les égards et les procédés ; on en doit toujours aux gens qui vous demandent en mariage...

M. DE GOURNAY, souriant.

Et qui ont deux mille arpents de bois.

MADAME DE SALBRIS.

Ce n’est pas l’avis de Mademoiselle ; car elle ne voulut pas même le voir, et le pauvre jeune homme ne put pas obtenir d’elle d’être reçu chez nous pour faire sa cour.

MATHILDE, avec impatience.

Eh bien ! ma mère ?...

MADAME DE SALBRIS.

Eh bien ! ma fille... je suis persuadée que c’est lui...

MATHILDE.

Est-il possible !...

MADAME DE SALBRIS.

Qui, d’après votre défense, n’osant se présenter ouvertement, cherche tous les moyens de parler à votre cœur ou à votre imagination... moyens qui, tout indirects qu’ils sont... finissent toujours par compromettre une jeune personne.

MATHILDE.

M. de Bonneval ?... on m’avait dit qu’il était avare.

M. DE GOURNAY.

Et à moi qu’il était très laid...

MADAME DE SALBRIS.

Je ne le connais pas.

M. DE GOURNAY.

Et que c’était un sot...

MADAME DE SALBRIS.

On fait toujours cette réputation-là aux gens riches.

MATHILDE.

Il est de fait qu’il ne la mérite pas, si c’est lui...

M. DE GOURNAY.

Oui... si c’est lui... mais j’en doute !...

MADAME DE SALBRIS.

Et moi, j’en suis certaine... Aussi il est temps que cela finisse... Je trouverai bien moyen de le voir et de lui dire nettement qu’il ait à cesser de pareilles manières d’agir...

M. DE GOURNAY.

Et vous ferez fort bien !

À part.

La scène sera gaie.

MATHILDE.

Oui, ma bonne maman... Mais cependant... si ce n’était pas lui ?...

MADAME DE SALBRIS.

Alors... alors...

Air : Des maris ont tort.

Comme il vous obéit sans cesse,
Il faut répéter hautement
Que ceci vous déplaît, vous blesse...
Il n’y viendra plus !

MATHILDE.

  Si vraiment !
  Contre sa magique science,
  À quoi servent ces vains détours ?

À part.

  S’il devine ce que je pense.
  Il est sûr qu’il viendra toujours !

On entend dans le salon à gauche un prélude de piano.

Écoutez donc ?...

M. DE GOURNAY.

On touche du piano au salon !...

MATHILDE.

Et fort bien !...

 

 

Scène IV

 

M. DE GOURNAY, MADAME DE SALBRIS, MATHILDE, JULIE, sortant du salon à gauche, et retournant la tête

 

MADAME DE SALBRIS, à Julie.

Qu’est-ce que cela signifie, Mademoiselle ?

JULIE.

Ma foi, Madame, vous devez le savoir mieux que moi !... Je viens, en traversant le salon, d’apercevoir un beau jeune homme qui n’était jamais venu ici, et qui arrive, dit-il, de Paris à l’instant même... pour tenir le piano !...

MATHILDE, poussant un cri.

Ah !... je comprends !...

MADAME DE SALBRIS.

Vous êtes bien habile...

MATHILDE.

Ne vous rappelez-vous pas que ce matin je me désolais de ce que notre concert de ce soir ne pouvait avoir lieu... faute d’un accompagnateur ?...

M. DE GOURNAY.

Eh bien ?...

MATHILDE.

Eh bien !... il m’aura entendue... ou devinée...

MADAME DE SALBRIS.

Qui ?...

MATHILDE.

Lui !... ma grand’mère... lui !... qui est toujours là, près de moi... le plus aimable des sylphes...

M. de Gournay se retourne pour se frotter les mains avec satisfaction.

MADAME DE SALBRIS.

Elle en perdra la tête !

À Julie.

Qui nous a envoyé ce jeune homme ? qui lui a dit de venir ?...

JULIE.

Un inconnu... à ce qu’il prétend...

MATHILDE.

Quand je vous le disais !... Vous le voyez bien !...

M. DE GOURNAY, riant.

Décidément c’est Ilbondocani !...

MATHILDE, riant.

Oui... oui... Et ma bonne maman est Lémaïde, la mère du calife, qui n’y comprend rien...

JULIE, bas, à M. de Gournay.

Ni moi non plus... car il n’y a pas une heure que je vous ai dit...

M. DE GOURNAY.

Écoute donc... il faut bien aussi pour toi quelques surprises...

MATHILDE, gaiement.

Nous aurons donc un concert magique... aérien... Il faut prévenir ces dames que rien n’est décommandé... et, de plus, envoyer des invitations à tous les châteaux voisins !...

M. DE GOURNAY.

Si je puis vous aider comme secrétaire...

MATHILDE.

J’y compte bien...

Vivement.

Ah !... mon Dieu !... si, à la faveur de cette fête... il allait s’introduire auprès de nous...

M. DE GOURNAY, à part.

Oh ! quelle idée !...

Haut.

Cela vous effraye ?

MATHILDE.

Sans doute... j’en suis toute tremblante... Pas de robe nouvelle, pas de fleurs, pas de garniture à la mode... Il va me trouver affreuse !...

Se dirigeant vers sa chambre, qui est à droite.

Et impossible, d’ici à ce soir... d’improviser une parure...

M. DE GOURNAY, d’un air railleur.

Peut-être à la ville de Meaux... on pourrait...

JULIE.

Ou bien, en arrangeant votre garniture de camélias...

MATHILDE.

Non, Mademoiselle, ça ne se peut pas...

Elle se dirige vers sa chambre, qu’elle ouvre ; elle pousse un cri et reste immobile sur le seuil de la porte.

Ah !

MADAME DE SALBRIS.

Qu’est-ce donc ?...

MATHILDE, montrant de la main dans la chambre.

Là... là... sur mon divan... cette délicieuse toilette... cette garniture de marguerites... Venez donc voir !

M. DE GOURNAY et JULIE.

C’est ma foi vrai !...

Air nouveau de M. Hormille.

Ensemble.

MADAME DE SALBRIS.

Ô mystère étonnant
Oui double ma colère ;
C’est affreux, révoltant,
Et même inconvenant !

MATHILDE.

Ô mystère étonnant
Qui facile ma grand’mère ;
Ô mystère étonnant
Que je trouve charmant !

M. DE GOURNAY et JULIE.

  Ô mystère étonnant
  Qui trouble la grand’mère ;
  Ô mystère étonnant.

Montrant Mathilde.

Qu’elle trouve charmant !

MADAME DE SALBRIS.

  C’est d’une inconvenance extrême !...

MATHILDE.

Mais on peut toujours l’admirer...
Moi, je me risque...

Elle va à la porte.

JULIE.

  Moi, de même...

MATHILDE.

  Et ne pas vouloir se montrer !...

M. DE GOURNAY.

Oui, de son devoir il s’écarte
En n’osant à vos yeux s’offrir !

JULIE.

  Mais on peut bien ne pas venir,

Montrant le présent qui est dans la chambre à droite.

  Lorsqu’on envoie ainsi sa carte !

Reprise de l’ensemble.

Après le morceau, Mathilde, M. de Gournay et Julie entrent à gauche, dans la chambre où sont les parures.

 

 

Scène V

 

MADAME DE SALBRIS, seule

 

On dira ce qu’on voudra, je suis toujours pour mon opinion première, c’est M. de Bonneval, parce que, nous autres, nous avons un tact... que n’ont point ces jeunes têtes... Aussi je ne leur ai point parlé de l’idée que j’ai eue ce matin, mais il faut absolument que nous fassions connaissance et qu’il se présente par la grande porte... parce que les amours à deux battants ne sont point dangereux !

S’approchant de la porte à gauche qui est celle du salon.

Ah ! c’est notre jeune musicien... Il tire un album de sa poche... Il va dessiner...

À haute voix.

Monsieur... Monsieur ! pourrais-je vous parler ? Très bien... il pose son album sur la table... il vient !...

 

 

Scène VI

 

GASTON, sortant de la porte à gauche, MADAME DE SALBRIS, descendant au bord du théâtre, MATHILDE, sortant de la porte à droite

 

MATHILDE, entrant.

C’est d’un goût exquis !

GASTON, entrant de l’autre côté.

Me voici à vos ordres, Madame.

Apercevant Mathilde, il pousse un cri.

Ah !

MATHILDE.

Qu’est-ce donc ?

GASTON, à part.

C’est elle... je la retrouve !

MADAME DE SALBRIS, à Mathilde.

C’est ce jeune homme... ce musicien qui vient pour le concert de ce soir.

GASTON, à part, avec joie.

Ah ! M. de Gournay n’a que de bonnes idées !

Haut, en cherchant à cacher son émotion.

Certainement... j’étais loin de m’attendre... c’est-à-dire... je savais bien...

À part.

Remettons-nous.

MADAME DE SALBRIS, bas, à Mathilde.

Il paraît troublé à votre aspect... regardez-le donc !

MATHILDE, de même.

C’est vrai !

MADAME DE SALBRIS, de même.

Ce n’est pas un musicien.

MATHILDE, de même.

Vous croyez ?...

MADAME DE SALBRIS, de même.

C’est mieux que cela !

MATHILDE, de même.

Eh ! qui donc ?...

MADAME DE SALBRIS, de même.

Je m’en doute... mais nous le saurons.

MATHILDE, haut, après avoir regardé Gaston.

Il me semble que ce n’est pas la première fois que j’ai le plaisir de voir Monsieur... Au bal... cet hiver...

GASTON, vivement.

Chez madame de Simiane.

MATHILDE.

Ailleurs encore.

GASTON.

Quoi ! Mademoiselle ne l’a pas oublié...

MADAME DE SALBRIS.

Et vous ignoriez que vous deviez rencontrer ici ma petite-fille ?

GASTON.

Oui, Madame... l’on m’avait dit au château de Salbris... et j’étais loin de me douter que Mademoiselle habitât près de vous.

MATHILDE, d’un air railleur.

Ce qui me paraît fort extraordinaire, c’est qu’un homme que vous ne connaissez pas... car vous ne le connaissez pas...

GASTON.

Non, Mademoiselle.

MATHILDE, de même.

Vous ait ainsi envoyé vers nous et que vous ayez accepté.

GASTON.

Pourquoi pas ?... on m’a dit : Vous verrez un château superbe, une société très aimable, des femmes charmantes... et jusqu’ici je dois convenir que cet inconnu est un honnête homme qui ne m’a pas trompé... et puis il s’agissait d’un concert où il fallait faire une partie... et moi, artiste, moi qui adore la musique...

MATHILDE.

Ah ! Monsieur est artiste ?

GASTON.

Oui, Mademoiselle...

MADAME DE SALBRIS, bas, à sa nièce.

Ce n’est pas vrai !

MATHILDE, à Gaston.

Artiste amateur, à ce que je suppose, et fort riche ?...

GASTON.

Non, Mademoiselle, je n’ai presque rien ; mais je ne me plains pas... je suis heureux...

Regardant Mathilde.

aujourd’hui du moins...

MADAME DE SALBRIS, bas, à Mathilde.

Comprends-tu ?

MATHILDE, de même.

Oui, je crois qu’il y a quelque chose !

Haut.

Oserais-je, Monsieur, vous demander quel est votre nom ?...

GASTON.

Gaston !...

MADAME DE SALBRIS, bas à Mathilde.

Un nom supposé.

MATHILDE.

Il y a un jeune peintre de ce nom... un peintre distingué... qui commence une belle réputation.

GASTON, troublé.

C’est... c’est moi. Mademoiselle.

MATHILDE, souriant.

En vérité !

MADAME DE SALBRIS, bas, à sa nièce.

Il ment très bien !

MATHILDE, souriant.

Vous disiez d’abord que vous étiez musicien ?

GASTON.

Cela n’empêche pas... j’ai toujours cultivé et aimé la musique... dans ce moment, plus que jamais... puisque je puis être utile à ces dames... et si elles veulent que nous répétions les morceaux de ce soir...

MATHILDE.

Je craindrais d’abuser de votre complaisance...

GASTON, vivement.

Ordonnez de moi ! commandez ! je serais si reconnaissant de vous obéir !

MATHILDE.

Tenez, Monsieur, regardez-moi bien en face, et dites-moi franchement... êtes-vous bien sûr d’être un peintre, un musicien ?...

GASTON.

Mais oui. Mademoiselle !... Il y a un piano au salon... À moins que vous ne préfériez cette guitare...

MATHILDE.

Monsieur accompagne aussi sur la guitare ?

GASTON.

Oui, Mademoiselle.

MADAME DE SALBRIS, bas, à sa nièce.

C’est ça !... en héros espagnol !... Je n’en crois pas un mot.

MATHILDE.

Ni moi non plus...

À part.

ou du moins ce serait dommage !

 

 

Scène VII

 

MATHILDE et MADAME DE SALBRIS, à droite, M. DE GOURNAY, entrant par le fond, GASTON, à gauche, accordant la guitare

 

M. DE GOURNAY.

Toutes vos invitations sont parties, deux jockeys à cheval...

MATHILDE, à voix basse.

Silence !... Nous sommes sur la trace...

M. DE GOURNAY.

En vérité ?

MADAME DE SALBRIS.

C’est moi qui ai tout découvert.

M. DE GOURNAY.

Vous êtes si adroite !

MATHILDE.

Tenez, regardez ce jeune homme qui accorde cette guitare... ma grand’mère a idée que c’est l’inconnu.

M. DE GOURNAY, riant.

Bravo !... Ce n’est donc plus M. de Bonneval ?...

MADAME DE SALBRIS.

Cela n’empêche pas !... C’est peut-être lui aussi.

M. DE GOURNAY.

Ce Monsieur que votre petite-fille ne peut pas souffrir ?

MADAME DE SALBRIS.

Lui-même !

M. DE GOURNAY, à part.

Très bien !...

Haut.

Eh bien ! Madame, je serais assez de votre avis. Qu’est-ce qu’il dit ?

MATHILDE.

Qu’on le nomme Gaston...

MADAME DE SALBRIS.

Il dit qu’il est musicien et peintre... mais ce n’est pas vrai.

Gaston fait résonner la guitare qu’il accorde.

M. DE GOURNAY.

C’est faux !... c’est faux... et je pense comme vous : il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela. Je vais causer un peu avec lui, et je suis sûr qu’il se coupera... Laissez-moi faire...

Les dames s’éloignent un instant et remontent le théâtre en se promenant ; M. de Gournay s’approche de Gaston, qui s’occupe toujours de la guitare.

GASTON, levant les yeux et apercevant M. de Gournay.

Ah ! Monsieur, si vous saviez...

M. DE GOURNAY.

Je sais tout... On te prend pour un imbécile des environs.

GASTON.

Est-il possible !...

M. DE GOURNAY.

C’est bien plus drôle... Un monsieur de Bonneval, un voisin, affreux, à ce qu’il paraît, et qu’on déteste.

GASTON.

Ô ciel !

M. DE GOURNAY.

Sois tranquille... ça ne durera pas. Il me faut des vers... des vers où tu diras que l’inconnu n’est pas M. de Bonneval... Alors, nouveau désappointement, nouvelle surprise... C’est charmant !

GASTON.

Des vers...

M. DE GOURNAY.

Oui, c’est une commande qu’on m’a faite.

GASTON.

Des vers... Et dans quel genre ?

M. DE GOURNAY.

Dans le genre amoureux, passionnés, brûlants ; c’est pour celle que j’aime, mademoiselle Mathilde.

GASTON, à part.

Grand Dieu !

M. DE GOURNAY.

Celle que j’épouse... Tu ne l’as pas deviné ?

GASTON, troublé.

Quoi ! la petite-fille de madame de...

M. DE GOURNAY.

Certainement... Tu croyais peut-être que c’était la grand’mère !.. Aurai-je mes vers ?...

GASTON, pouvant se soutenir à peine.

Oui, Monsieur.

À part.

Ah ! c’est fait de moi... Par bonheur je n’ai rien dit, et il ne saura jamais rien !

M. de Gournay remonte vers les dames.

MATHILDE.

Eh bien ?

M. DE GOURNAY.

Eh bien ! je ne sais pas si c’est l’inconnu, mais je partage l’idée de Madame.

Montrant madame de Salbris.

Je suis sûr que c’est M. de Bonneval, quoiqu’il n’en convienne pas.

MATHILDE.

Ah ! que c’est impatientant !

M. DE GOURNAY.

Quoiqu’il soutienne toujours qu’il est artiste... qu’il est peintre...

MADAME DE SALBRIS.

Lui !... un peintre !...

M. DE GOURNAY.

Il ne l’est pas plus que moi !...

MATHILDE.

Ah ! j’imagine un moyen... qui le forcera bien à avouer sa ruse...

Traversant le théâtre et s’approchant de Gaston, qui est plongé dans ses réflexions, et qui ne la voit pas.

Monsieur Gaston...

Gaston ne l’entend pas et ne répond pas. Se retournant du côté de madame de Salbris.

C’est étonnant, par exemple... qu’on ne réponde pas à son nom... Il l’aura déjà oublié...

Parlant plus haut.

Monsieur Gaston...

GASTON, tressaillant.

Qu’est-ce, Mademoiselle ?

MATHILDE.

Vous qui êtes peintre, et peintre distingué... on n’a jamais fait mon portrait... et si vous vouliez...

GASTON, troublé.

Moi !...

MATHILDE.

Le mien ou celui de ma grand’mère... à votre choix... Mais je tiendrais à ce que ce fût ici même... à l’instant.

À Julie, qui entre à gauche.

Julie, apporte-nous un livret, un album ; il y en a là, dans le salon...

Julie sort.

M. DE GOURNAY, à part.

Cela va l’empêcher de faire mes vers !

MATHILDE, bas, à sa tante.

Quel changement dans ses traits !...

MADAME DE SALBRIS.

Je le vois bien !

GASTON.

Je craindrais d’abuser de vos moments.

MATHILDE.

Du tout... une esquisse au crayon.

Allant à Julie, qui rentre, lui prenant l’album qu’elle tient dans les mains, et s’approchant de Gaston.

Teniez, Monsieur.

GASTON, à part.

Mon album !...

MATHILDE, ouvrant l’album et indiquant une page du doigt.

Là, à cet endroit... mon portrait... Ah ! mon Dieu !

TOUS.

Quoi donc ?

MATHILDE.

Il y est déjà !

MADAME DE SALBRIS.

Et parfaitement ressemblant...

MATHILDE, regardant une autre feuille.

Et là encore... coiffée en fleurs... et plus loin... cette autre en robe de bal... partout moi !

M. DE GOURNAY.

Est-il possible !...

À Gaston, à demi voix.

Sais-tu ce que cela signifie !

GASTON, de même.

Non, Monsieur !

M. DE GOURNAY.

Ce n’est pas toi !...

GASTON, de même, en cherchant à cacher son trouble.

Arrivé depuis une demi-heure, je n’aurais jamais eu le temps...

M. DE GOURNAY.

C’est juste ! Qui diable ça peut-il être ?

JULIE, bas, à M. de Gournay.

C’est vous, Monsieur ?

M. DE GOURNAY.

Du tout.

JULIE, de même.

Encore une surprise.

M. DE GOURNAY.

Laisse-moi donc...

À part.

Ah çà ! moi qui en faisais à tout le monde.

Air : Vive la Magie (Cagliostro, premier acte).

M. DE GOURNAY.

Nouvelle surprise
Qui me scandalise.
Qui donc s’en avise,
Et prend mon emploi ?
Je saurai connaître
L’amant ou le traître
Qui se permet d’être
Plus adroit que moi !

MATHILDE.

  Nouvelle surprise !
  Que, dans ma franchise,
  Gaîment j’autorise.

Regardant le portrait.

C’est moi ! c’est bien moi !
Mais qui peut-il être ?
J’aurais peur, peut-être,
S’il allait paraître
Soudain devant moi !

MADAME DE SALBRIS.

Nouvelle surprise
Qui me scandalise.
Ah ! s’il se déguise,
Je saurai pourquoi.
Par un coup de maître,
Je saurai peut-être
Le faire apparaître
Ici devant moi !

JULIE, bas, à M. de Gournay.

Nouvelle surprise.
Tout vous favorise,
Tout à votre guise
Réussit, je croi !
C’est un coup de maître,
Faites-vous connaître,
Et demain peut-être,
Vous aurez sa foi.

GASTON.

Que Dieu me conduise !
Que sa main maîtrise
Ce feu qui s’attise
Et qui brûle en moi !
Je ne puis, sans être
Un ingrat, un traître,
Le laisser paraître !...
Mon Dieu ! soutiens-moi.

JULIE, à Mathilde.

  Et votre toilette ?...

MATHILDE, feuilletant toujours l’album.

  Ah ! c’est vrai, je l’oubliais.
  Dieu ! qu’ai-je vu !... des vers !

M. DE GOURNAY, stupéfait.

  Des vers !

MATHILDE.

  J’en demandais !
  L’inconnu m’obéit...

M. DE GOURNAY.

  Quoi ! de la poésie !
  Voyons...

GASTON, à part.

  Je suis perdu !

M. DE GOURNAY.

  Voyons ?...

MATHILDE, fermant l’album.

  Je ne puis les montrer... du moins par modestie.

TOUS, excepté Gaston.

Ah ! c’est inconcevable... et pour bonnes raisons,
Il faut tout observer.

MADAME DE SALBRIS, à part.

  Nous verrons !

M. DE GOURNAY.

  Nous verrons !

ENSEMBLE.

  Nouvelle surprise, etc.

Mathilde entre avec Julie dans l’appartement à gauche. M. de Gournay sort parle fond ; Gaston veut le suivre ; madame de Salbris le retient par la main.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE SALBRIS, GASTON

 

MADAME DE SALBRIS.

Un instant, mon beau Monsieur, vous ne nous quitterez pas ainsi. Je n’ai pas voulu, devant ma petite-fille devant sa femme de chambre, devant tout le monde enfin, amener une reconnaissance... Je ne suis pas pour les dénouements devant témoins... je tiens à ce que tout se passe en famille... et il n’est plus temps de feindre... je vous ai reconnu.

GASTON.

Moi, Madame !

MADAME DE SALBRIS.

Cet album est à vous.

GASTON, avec effroi.

Ô ciel !...

MADAME DE SALBRIS.

Je vous ai vu là, dans ce salon... le sortir de votre poche.

GASTON, avec effroi.

Taisez-vous !

À part.

Que dirait mon bienfaiteur ?

Haut.

De grâce, taisez-vous !

MADAME DE SALBRIS.

C’est donc vrai ?

GASTON.

Eh bien ! oui... mais si vous en parlez... je me brûle la cervelle.

MADAME DE SALBRIS, avec effroi.

Malheureux jeune homme !

Avec bonté.

Vous êtes donc bien amoureux ?... Écoutez-moi, mon cher Bonneval.

GASTON, vivement.

Permettez... je ne le suis pas.

MADAME DE SALBRIS, à voix haute.

Alors... je vais tout dire.

GASTON.

Je le suis... je le suis !...

À part.

Ô mon Dieu !... comment sortir de là ?

MADAME DE SALBRIS.

Vous êtes un extravagant, qui vous êtes donné bien de la peine pour rien. Si vous vous étiez entendu avec moi, ce mariage serait déjà fait.

GASTON.

Ce mariage...

MADAME DE SALBRIS.

Me convient sous tous les rapports... et depuis que Mathilde vous a vu, j’ai idée qu’elle est de mon avis.

GASTON, vivement.

Est-il possible ?.. quel bonheur !

Se reprenant.

Non... non... je suis le plus malheureux des hommes... être obligé de fuir, de me cacher !...

MADAME DE SALBRIS.

Et pourquoi donc ? tous ces mystères-là n’ont déjà duré que trop longtemps... Aussi l’invitation que vous avez reçue ce matin, à votre château, venait de moi, parce que je veux avant tout qu’on s’explique et qu’on se déclare.

GASTON.

Jamais !

MADAME DE SALBRIS.

Quelle obstination...

Lui prenant la main.

Non ! quelle timidité... car il tremble, ce pauvre jeune homme...

À demi voix.

Faut-il donc vous répéter que j’ai lu dans son cœur, et que sans se l’avouer à elle-même... Mathilde vous aime déjà ?

GASTON, poussant un cri de joie.

Ah ! c’en est trop !...

Revenant à lui.

C’est fini... je m’en vais.

MADAME DE SALBRIS, le retenant.

Pour revenir ! Songez-y bien, dans une demi-heure, vous vous présenterez ici sous votre vrai nom...

GASTON, avec impatience.

Eh ! Madame !...

MADAME DE SALBRIS, vivement.

Jusque-là je vous promets de garder encore le silence... mais pas plus tard, dans une demi-heure, ou sinon je vous dénonce !

GASTON, à part.

Ah ! dans une demi-heure, je serai loin de ces lieux, où l’honneur me défend de rester ! Courons prévenir M. de Gournay et parlons...

Regardant par la porte du fond à droite.

C’est lui... non... impossible... il est avec elle !... Ah ! je le verrai plus tard.

MADAME DE SALBRIS.

Monsieur... Monsieur...

GASTON.

J’obéis, Madame, il le faut !...

Il sort vivement par la gauche.

 

 

Scène IX

 

MADAME DE SALBRIS, MATHILDE et M. DE GOURNAY, entrant par le fond à droite

 

MADAME DE SALBRIS, regardant sortir Gaston.

En voilà un qui est bien amoureux, car il en perd la tête.

MATHILDE, causant avec M. de Gournay.

Ainsi, Monsieur, vous avez donc des renseignements !

M. DE GOURNAY.

Oui, sans doute !... des ouvriers, que j’ai interrogés, prétendent avoir vu ce matin un homme... un jeune homme...

MATHILDE, vivement.

Un jeune homme !...

M. DE GOURNAY.

Rôder autour des murs du parc !... Dans quelles intentions ?... c’est parbleu ce que je saurai !

MADAME DE SALBRIS, gravement.

Et ce que je sais... car je l’ai vu... je lui ai parlé.

MATHILDE.

À l’inconnu ?

MADAME DE SALBRIS.

À lui-même !

M. DE GOURNAY.

Il y en a donc un ?

MATHILDE.

Est-ce que vous en doutiez ?

M. DE GOURNAY.

Un autre encore ?...

MATHILDE.

Eh ! non ; c’est le même... toujours le même.

MADAME DE SALBRIS.

Celui qui accablait Mathilde de surprises... qui, ce matin, lui a envoyé ce chevalet, et tout à l’heure encore cette robe de bal.

M. DE GOURNAY.

Quoi ! c’est lui... il vous l’a dit ?

MADAME DE SALBRIS.

Il est convenu de tout... il a tout avoué...

M. DE GOURNAY.

Voilà qui est fort... et je ne m’attendais pas à celle-là !

MATHILDE.

Quel est son nom ?

MADAME DE SALBRIS, gravement.

Je ne peux encore vous le dire.

Geste d’impatience de Mathilde et de M. de Gournay.

Permettez donc... j’ai aussi mes mystères... chacun son tour ! J’ai juré de garder le silence et de lui laisser le plaisir de se faire connaître.

MATHILDE.

Alors qu’il ne tarde pas... Je n’ai plus de patience...

M. DE GOURNAY.

Ni moi non plus, car, en fait de surprises, en voilà une !...

MATHILDE, à M. de Gournay.

N’est-ce pas ?... on n’y tient plus... c’est agaçant... ça vous donne la fièvre.

M. DE GOURNAY.

La fièvre chaude !...

MATHILDE.

À la bonne heure !... vous voilà comme moi ! vous qui vous moquiez toujours de mes colères et de mes impatiences.

À madame de Salbris.

Et sera-ce bien long ?

MADAME DE SALBRIS.

Il viendra aujourd’hui même...

MATHILDE.

Aujourd’hui ?

MADAME DE SALBRIS.

Ce soir.

M. DE GOURNAY, avec colère.

Ce soir ?

MADAME DE SALBRIS.

Il me l’a promis.

MATHILDE.

Ah ! voilà le cœur qui me bat !... et je crois que j’aimerais mieux ne pas le voir !...

À madame de Salbris.

Est-il bien ? A-t-il bonne façon ? Moi j’ai là d’avance une idée... et je voudrais savoir... s’il y ressemble...

MADAME DE SALBRIS.

Tout ce que je peux dire, c’est qu’il est très aimable, très riche, et surtout amoureux à faire pitié...

MATHILDE, à part.

Pauvre jeune homme !

MADAME DE SALBRIS.

Ou à faire plaisir... comme vous voudrez !... Ne m’en demandez pas davantage.

MATHILDE.

Ah ! que c’est contrariant !... Voyez-vous, ma mère, j’aurais mieux aimé que vous ne dissiez rien... ou bien dites-moi tout... ma bonne petite maman... je vous en prie... Comment doit-il venir ici ? par quel coup de théâtre, quel effet magique, sous quelle forme ?... J’aurai moins peur si je suis prévenue !

MADAME DE SALBRIS, gravement.

Il se présentera sous la forme de quelqu’un que j’ai invité à passer la soirée.

M. DE GOURNAY.

Il a reçu une invitation ?

MADAME DE SALBRIS.

Écrite de ma main ! Et quant à la magie qu’il emploiera... la voici... – On entendra tout à coup... tenez... comme dans ce moment... une voiture entrer dans la cour.

MATHILDE, écoutant.

Ah ! mon Dieu ! serait-ce lui ?

M. DE GOURNAY, à part.

S’il monte... je le fais sauter par la fenêtre.

MADAME DE SALBRIS, continuant.

Les portes du salon s’ouvriront, et un de nos gens viendra tout uniment annoncer...

 

 

Scène X

 

MADAME DE SALBRIS, MATHILDE, M. DE GOURNAY, JULIE

 

JULIE.

Madame... Madame... quelqu’un que vous n’attendiez pas, et qui n’est jamais venu ici.

TOUS.

Qui donc ?

JULIE.

M. de Bonneval !

Elle entre dans le salon à gauche.

MATHILDE, qui a couru à la fenêtre pour le voir, pousse un cri.

Voyons... Ah !...

MADAME DE SALBRIS.

Qu’a-t-elle donc ?

MATHILDE, hors d’elle-même et tombant sur un fauteuil.

Il est là... il traverse la cour...

MADAME DE SALBRIS, courant à la fenêtre, regarde, pousse aussi un cri et tombe sur un autre fauteuil.

Ah !...

M. DE GOURNAY.

Et elle aussi... De plus fort en plus fort...

MADAME DE SALBRIS, à part.

Ce n’est pas lui !... Qu’est-ce que ça veut dire ? qu’est-ce que ça signifie ?... Et moi qui l’ai invité... Que va-t-il penser ?...

À sa fille.

Ce que c’est aussi que vos mystères, vos surprises ; si je m’en mêle jamais...

JULIE, rentrant avec une bougie qu’elle pose sur la table.

Mais, Madame... le voilà qui entre au salon...

MADAME DE SALBRIS.

Ah ! courons le recevoir !

Elle se précipite dans l’appartement à gauche, et, au moment où se referme la porte, on l’entend dire.

  Enchantée, Monsieur, de l’honneur que vous nous faites, etc.

 

 

Scène XI

 

MATHILDE, toujours assise, JULIE, M. DE GOURNAY

 

JULIE, s’approchant de Mathilde.

Est-ce que Mademoiselle ne va pas aussi au salon ?

MATHILDE, sèchement.

Non, Mademoiselle.

JULIE.

Toutes ces dames y sont déjà descendues.

MATHILDE, de même.

Peu m’importe !

JULIE.

C’est étonnant que Mademoiselle n’ait pas envie de voir M. de Bonneval.

MATHILDE.

Ah !... je l’ai vu... et de reste... Il est affreux !

M. DE GOURNAY.

Je respire...

Bas, à Julie.

J’ai eu peur un moment. Ce monsieur de Bonneval, qui est un fat, s’était laissé attribuer tout ce que nous avons fait.

JULIE, à voix basse.

En vérité !

M. DE GOURNAY, de même.

Il l’avait pris sur son compte.

JULIE, de même.

Par bonheur, il n’est pas redoutable.

M. DE GOURNAY.

Et je crois le moment excellent pour amener une reconnaissance définitive.

JULIE.

Je le crois aussi.

M. DE GOURNAY.

On ne vaut que par la comparaison... Tiens...

Lui donnant un billet.

voici qui préparera mon entrée, remets-lui ce billet.

Julie fait un mouvement pour donner le billet à Mathilde.

Non... pas ainsi, pas tout bonnement comme un facteur.

JULIE.

Et... comment ?...

M. DE GOURNAY.

Cherche un moyen... un moyen... Hum !

Ne trouvant pas de terme assez extraordinaire, il fait un geste qui signifie enlevé.

Je serai là quand il le faudra.

JULIE.

C’est bien !

M. DE GOURNAY.

Je vais prévenir mes gens... qui sont arrivés, et au signal que je donnerai...

Faisant le geste de frapper des mains.

le feu d’artifice, le bouquet final et le dénouement à effet !

Il sort sur la pointe des pieds.

Toute la fin de cette scène s’est dite à voix basse et près des portes du fond, pendant que Mathilde est assise sur le devant du théâtre dans un fauteuil, et la tête appuyée sur sa main.

 

 

Scène XII

 

MATHILDE, assise à droite du théâtre, près de la table, JULIE, s’approchant d’elle doucement

 

JULIE.

Mademoiselle... Mademoiselle !

MATHILDE.

Quoi donc ?

JULIE, tenant à la main la lettre qu’elle cache.

Que dira-t-on si vous restez ici ?

MATHILDE.

On dira que je souffre, que je suis malade, et c’est la vérité.

Portant la main à son cœur.

Oui... oui... je souffre beaucoup... Je rentre dans ma chambre et n’en sortirai pas.

JULIE.

Quel dommage ! Mademoiselle était si jolie avec ces fleurs.

MATHILDE.

Elles viennent de M. de Bonneval, je n’en veux plus.

JULIE.

Puisque vous les aviez acceptées...

MATHILDE.

Quand elles venaient... d’un inconnu.

Cherchant à détacher son bouquet.

Parce que... un inconnu... c’est... tout ce qu’on voudra... mais maintenant qu’il s’est fait connaître...

JULIE.

Bien maladroitement.

MATHILDE.

À coup sûr !

JULIE.

Il y avait si longtemps qu’il se cachait.

MATHILDE, lui donnant son bouquet.

Il fallait continuer ! Il y a des gens qui commencent bien et qui finissent mal.

JULIE, tirant de sa poche une petite lettre et poussant un cri.

Ah ! mon Dieu ! qu’ai-je vu ?

MATHILDE.

Quoi donc ?

JULIE.

Dans ce bouquet... une lettre.

MATHILDE, avec colère.

Quelle inconvenance !... Tant mieux... tant mieux. Une occasion de se fâcher et de renvoyer ce monsieur de Bonneval.

Prenant le lettre et lisant.

« On vous abuse, Mademoiselle, je vous jure que je ne suis pas M. de Bonneval. »

Poussant un cri.

Ah !

JULIE.

Qu’est-ce que cela ?

MATHILDE.

Rien... rien !

À part.

J’en étais sûre ?

Continuant.

« Si vous tenez à me connaître, je serai ce soir à huit heures dans le petit salon. » C’est ici !

Reprenant.

« Mais je ne puis paraître que dans la solitude et l’obscurité... Éloignez donc tous les indiscrets, car la vue seule d’un étranger me ferait fuir... et, si vous consentez à me recevoir, daignez porter à votre côté ce bouquet. »

Poussant un cri et reprenant le bouquet que Julie venait de jeter sur la table à droite.

Ah !

Elle l’attache vivement à son côté.

JULIE.

Mademoiselle connaît-elle enfin ?

On entend dans le salon à gauche un air de danse ; l’air du Code noir, au second acte.

MATHILDE, vivement.

Non !... non !... Écoute donc... Qu’est-ce que c’est ?

JULIE.

Ce sont ces dames qui dansent avant le concert, et en vous attendant...

MATHILDE, passant à gauche du théâtre, à côté du salon.

Oui... tu as raison... mon absence serait remarquée... Rentre... toi, ma bonne Julie... On aura besoin de toi là bas... Va-t’en ! va-t’en !...

Air du Code noir.

MATHILDE.

  Oui... là-bas on te désire...

JULIE, à part, à droite du théâtre.

À notre sylphe allons dire
Qu’il ne peut plus différer !

MATHILDE, relisant le billet à gauche du théâtre.

  Enfin, il va se montrer !

JULIE.

Et qu’avec impatience
On l’attend en ce moment !
Si toutefois, quand j’y pense,
C’est bien lui que l’on attend !

Ensemble.

MATHILDE.

Il va venir.
Je sens mon cœur d’avance tressaillir !
Encore un peu,
Et l’inconnu va paraître en ce lieu !
Adieu !

JULIE.

Il va venir.
Et son roman, grâce au ciel, va finir ;
Encore un peu,
Et son amour enfin aura beau jeu !
Adieu !

Sur l’air de contredanse qui reprend, Julie sort par le fond, et Mathilde, qui avait fait quelques pas jusqu’à la porte du salon, revient au bord du théâtre.

 

 

Scène XIII

 

MATHILDE, seule, portant la main à son cœur et regardant autour d’elle

 

J’ai peur !... Oh ! oui... oui... j’ai beau faire... je le sens là... et, je puis le dire ici... car il ne m’entendra pas...

À voix basse.

Je l’aime !...

Se retournant avec frayeur.

Est-ce lui ?... non... il ne vient pas... Éloignez tous les indiscrets... Je l’ai fait... me voilà seule... et puisqu’il aime la solitude... Il est vrai qu’il a dit aussi et l’obscurité...

Montrant la bougie qui est sur la table.

Mais... je n’ose pas ! Oh ! non.

 

 

Scène XIV

 

MATHILDE, sur le devant du théâtre, M. DE GOURNAY, entrant par la porte du fond sur la pointe du pied

 

M. DE GOURNAY.

Elle m’attend, à ce que m’a dit Julie... Voici le moment décisif... avançons !

MATHILDE.

Je l’entends... on marche... c’est lui, sans doute...

À part.

Eh non !... c’est M. de Gournay... quel contretemps... que vient-il faire ici ? et l’autre qui va venir, ça l’empêchera...

M. DE GOURNAY.

Qu’avez-vous donc, ma chère Mathilde ? Quel trouble... quelle agitation...

MATHILDE.

C’est vrai !... et j’aime mieux tout vous confier, à vous qui êtes notre ami, notre meilleur ami... Aussi bien, il m’est impossible de cacher mon émotion et ma joie...

En confidence.

Il va venir !...

M. DE GOURNAY.

Qui donc ?

MATHILDE.

L’inconnu... ici... ce soir, à huit heures.

M. DE GOURNAY, avec malice.

Peut-être est-il déjà arrivé ?

MATHILDE.

Oh ! non !... Il veut qu’il n’y ait personne, et tant que vous serez là, il ne viendra pas !

M. DE GOURNAY.

Vous croyez ?

MATHILDE.

Oui, vraiment...

Lui faisant signe de s’éloigner.

Ainsi...

M. DE GOURNAY.

Oui ; mais, dites-moi, est-ce que vous ne soupçonnez pas un peu ?...

MATHILDE, en confidence.

Si !... j’ai une idée ! et si je me trompais, je crois que j’en mourrais...

À demi voix.

Un beau jeune homme, tout jeune...

M. DE GOURNAY, à part.

Ah ! mon Dieu !

MATHILDE.

Des yeux mélancoliques... des cheveux noirs.

M. DE GOURNAY, portant la main à sa chevelure qui commence à grisonner.

Par exemple !...

MATHILDE.

Taisez-vous !... on a marché... c’est lui, sans doute !... Partez, mon ami ! partez vite... Il faut que personne ne l’aperçoive.

M. DE GOURNAY, à part.

Je serais pourtant curieux de le voir.

Mathilde, qui est près de la table, souffle vivement la bougie.

Eh bien ! obscurité complète ?... c’est juste !... je le lui avais demandé dans ma lettre... mais du moins, je pourrai l’entendre...

Bas, à Mathilde.

Adieu... adieu... je m’en vais.

MATHILDE, lui serrant la main avec reconnaissance.

Merci !...

M. DE GOURNAY, à part.

Il n’y a pas de quoi !

 

 

Scène XV

 

M. DE GOURNAY, qui a fait quelques pas pour s’éloigner, revient et reste près de la table, à droite, MATHILDE est debout, de l’autre côté de la table, GASTON entre par le fond

 

Il fait une nuit complète. L’orchestre joue en sourdine l’air du Comte Ory, de Rossini :

D’amour et d’espérance
Je sens battre mon cœur !

GASTON, à part.

Point de lumière !... C’est dans cet appartement cependant qu’on m’a dit avoir vu entrer tout à l’heure M. de Gournay, que je cherche.

MATHILDE, à part, et tremblante.

Ah ! le cœur me bat... d’une force...

Gaston s’avance à tâtons, rencontre Mathilde, qui tressaille.

Ah ! mon Dieu !

GASTON, à part.

Qui est là ?...

Lui prenant la main

Cette main...

À voix haute et avec surprise.

Celle d’une femme !

MATHILDE, poussant un cri.

C’est lui !...

Elle chancelle, prête à perdre connaissance.

GASTON, la soutenant.

Ô ciel !... Mathilde ! Mathilde !

M. DE GOURNAY, à part.

La voix de Gaston !... Ah ! traître !... tu me le paieras !

GASTON.

Là !... dans mes bras... sur mon cœur... tout ce que j’aime !... Elle se trouve mal !... Quelqu’un !... du secours !...

MATHILDE, revenant à elle.

Non !... non !... Tout ce que vous aimez... dites-vous ?

GASTON.

Ah ! mon trouble et ma frayeur m’ont trahi... Pardon, Mademoiselle, pardon... je ne suis pas ce que vous croyez... je n’ai pas le rang, la fortune qu’on me suppose...

MATHILDE.

Eh ! qui donc êtes-vous ?

GASTON.

Quelqu’un qui ne peut vous aimer... et qui ne peut vous le dire... sous peine d’être un ingrat.

MATHILDE.

Mais vous le serez encore plus, Monsieur, si vous ne m’aimez pas !

GASTON, tombant à ses pieds.

Ah ! c’est trop de bonheur pour un coupable.

Se relevant brusquement.

Adieu... adieu !...

MATHILDE.

Ah !...

GASTON, avec désespoir.

Il le faut... car je ne puis rester sans trahir mon ami, mon bienfaiteur... le meilleur des hommes.

M. DE GOURNAY, à part.

C’est mieux !... c’est mieux !...

GASTON.

Et votre main, pour laquelle je donnerais ma vie, me serait offerte en ce moment... que je vous dirais : Ce n’est pas moi... c’est lui qui en est digne.

M. DE GOURNAY, à part, et essuyant une larme.

Mieux... mieux encore! et cela mérite récompense !

Il frappe dans ses mains.

Partez !

On entend dans le jardin une détonation d’artifice. On aperçoit, par la croisée du fond, les jardins qui sont tout à coup illuminés, et un orchestre bruyant se fait entendre.

CHŒUR, en dehors.

Air : Vive, vive l’Italie.

Vive ! vive les surprises,
C’est le bonheur ici-bas ;
Les faveurs les plus exquises
Sont celles qu’on n’attend pas !

MATHILDE et GASTON, effrayés.

Ah ! qu’entends-je ?

 

 

Scène XVI

 

MATHILDE, GASTON, M. DE GOURNAY, paraissant au milieu du théâtre, MADAME DE SALBRIS et JULIE, accourant par la porte à droite, avec de la lumière

 

MADAME DE SALBRIS et JULIE.

Qu’est-ce ?... qu’y a-t-il ?...

M. DE GOURNAY.

Mademoiselle Mathilde, votre petite-fille, qui épouse Gaston, mon ami, et mon fils d’adoption...

GASTON, hors de lui.

Ô ciel !... est-il possible ?

M. DE GOURNAY, lui frappant sur l’épaule.

Une surprise à laquelle tu ne t’attendais pas... mon gaillard !

MADAME DE SALBRIS.

Vous le connaissez donc ?

MATHILDE.

Il était donc venu ici de votre aveu ?

M. DE GOURNAY.

Par mon ordre.

GASTON.

Et cet amour que je voulais vous cacher, vous l’avez deviné ?

M. DE GOURNAY.

Depuis longtemps... Aussi personne ici, je m’en flatte, ne s’attendait à ce qui arrive.

À part.

Pas même moi !

Haut.

Mais, tu le sais, de l’étonnant, de l’imprévu... voilà ce que je veux... voilà ce que j’aime !

JULIE.

Comment ! Monsieur, et à moi-même qui étais votre confidente ; c’était donc aussi une surprise que vous vouliez me faire ?

M. DE GOURNAY.

Oui, mon enfant.

À part.

Mais ce sera la dernière.

CHŒUR.

Vive ! vive les surprises,
C’est le bonheur ici-bas ;
Les faveurs les plus exquises
Sont celles qu’on n’attend pas !

MATHILDE, au public.

Air : Il m’en souvient, longtemps ce jour.

Des jours qui nous sont réservés
De vous dépend la destinée ;
Naguère encor, vous le savez,
De notre salle abandonnée
Les échos, hélas ! étaient sourds,
Les places n’étaient jamais prises !
Messieurs, venez-nous tous les jours...
Nous vous permettons les surprises,
Oui, Messieurs, venez tous les jours,
Et nous bénirons les surprises.

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