Rêves d'amour (Eugène SCRIBE - Edmond DE BIÉVILLE)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 1er mars 1859.

 

Personnages

 

DALIBON, négociant

EURYALE DESMICHELS, cousin de Madame Dalibon

HENRI MELFORT, officier de marine

ÉLISE, femme de Dalibon

JEANNE, sœur de Dalibon

GERVAISE, femme de chambre de Madame Dalibon

 

À Paris, au premier acte. À Lagny, pendant les deux autres actes.

 

 

ACTE I

 

Un salon à Paris, chez M. Dalibon. Porte au fond, deux portes latérales. À droite, sur le devant, une table près d’une cheminée ; sur la cheminée, une pendule, des flambeaux, un porte-allumettes, etc. À gauche, au même plan, une autre table plus petite, sur laquelle se trouvent un pupitre, un album et des crayons.

 

 

Scène première

 

GERVAISE, debout près de JEANNE, assise à droite devant une table

 

GERVAISE.

Comment, mademoiselle, vous me dites que madame ne veut pas augmenter mes gages ?

JEANNE.

Ma sœur a raison ; comme femme de chambre, Gervaise, vous n’êtes ni prévoyante, ni attentive...

GERVAISE.

C’est possible !

JEANNE.

Et puis, je suis fâchée de vous le dire, voilà un livre de dépenses qui n’est pas du tout en règle !

GERVAISE.

C’est possible !... Je suis distraite... étourdie... on a ses défauts ; mais mademoiselle connaît mon attachement...

JEANNE, avec froideur.

Certainement.

GERVAISE.

Pour elle et pour madame, je me jetterais au feu !

JEANNE.

Vous me le répétez souvent, et je n’en doute pas ! Mais les occasions de se jeter au feu pour son maître ou sa maîtresse sont, heureusement, très rares, et chaque jour on a occasion de préparer leur toilette du matin et du soir, et de leur rendre mille autres petits services prosaïques que vous oubliez toujours ! Enfin, à vrai dire, nous n’avons pas de femme de chambre.

GERVAISE.

Je ne dis pas non ; mais vous avez un cœur dévoué... à la vie et à la mort !

JEANNE, avec impatience.

Encore !...

GERVAISE.

Madame et mademoiselle le verraient bien, s’il leur arrivait seulement quelque catastrophe, si elles avaient quelque affaire importante, quelque secret à garder... Mais il n’y en a jamais ici !

JEANNE, souriant.

C’est peut-être cela qui vous désole. Écoutez, Gervaise, il n’y a rien que je redoute comme l’excès de zèle. Ne cherchez pas à vous rendre importante ; rendez-vous utile, tout bonnement !...

GERVAISE.

Moi qui travaille toute la journée !

JEANNE.

Avez-vous fini la robe de mousseline de ma sœur ?

GERVAISE, avec embarras.

C’est-à-dire, mademoiselle...

JEANNE.

Vous ne l’avez pas commencée ?

GERVAISE.

Pas encore.

JEANNE.

Et nous partons ce soir, samedi, pour la campagne !

GERVAISE, se récriant.

Mais, mademoiselle, je puis vous assurer et vous répondre...

JEANNE.

Ne répondez pas, ne parlez pas, et travaillez ! Cela ira plus vite. Tenez... tenez... votre livre que vous oubliez.

GERVAISE, à Jeanne, et prenant le livre.

Oui, mademoiselle.

À part.

En voilà une qui devrait bien se marier ! La maison de madame serait si bonne sans elle ! Ah monsieur !...

DALIBON, sortant de l’appartement à gauche.

Qu’est-ce que vous me voulez ?

GERVAISE.

Rien, monsieur ; les comptes que je viens de régler avec mademoiselle...

Elle sort par la porte du fond.

 

 

Scène II

 

DALIBON, JEANNE

 

DALIBON.

Eh quoi ! ma sœur, tu prends encore la peine de compter avec la femme de chambre d’Élise ?

JEANNE.

Pourquoi pas ? Ta femme n’avait pas le temps ce matin.

DALIBON.

Toi, ma chère Jeanne, si élégante, si artiste ! Quitter tes livres, ton pinceau, ton piano pour aider ma femme dans tous les soins de notre maison ! Aussi, comme c’est tenu ! Jamais d’ostentation ni de parcimonie, et toujours le confortable et l’aisance... c’est admirable !

JEANNE.

C’est tout simple ! Je n’ai rien à faire, cela m’occupe et cela m’amuse ! Tandis que pour Élise, ma belle-sœur, c’est une fatigue et un ennui que je suis trop heureuse de lui épargner... et toi, pendant ce temps, comme un bon et honnête mari que tu es...

DALIBON.

Je vis heureux et tranquille entre mes deux femmes ! Car cela m’en fait deux ! J’en ai deux... comme un pacha : l’une, mon amie d’enfance...

JEANNE.

Ton amie de tous les temps...

DALIBON.

La raison en personne, la raison gaie et amusante, la sagesse de bonne humeur ! et une amitié... si vraie... si vive... si tendre... que parfois...

JEANNE.

On me prendrait pour ta femme.

DALIBON.

Et l’autre... si jolie, si aimable, et se laissant adorer avec tant de grâce, de naïveté et de tranquillité...

JEANNE.

Qu’on la prendrait pour ta sœur.

DALIBON.

Que veux-tu ? Élise est bonne, elle est excellente ! Mais elle est d’une nature calme... pour ne pas dire froide et apathique.

JEANNE.

Tu crois ? C’est singulier... je penserais, au contraire, qu’elle est d’un caractère exalté et romanesque.

DALIBON, avec aplomb.

Erreur !

JEANNE.

Je dirais même passionné.

DALIBON, de même.

Erreur, ma chère ! Tu ne t’y connais pas ! Depuis deux ans que nous sommes mariés... elle ne m’a pas encore tutoyé... Elle est froide, te dis-je... très froide... je te l’atteste !

JEANNE.

Qu’entends-tu par là ?

DALIBON.

Tu ne peux me comprendre ; mais, loin de m’en inquiéter, je trouve, au contraire, que pour moi, mari, c’est très rassurant... Je ne voudrais pas qu’elle fût autrement, c’est une garantie ! Froide et vertueuse : elle n’a jamais aimé ! Elle n’aimera jamais un autre que moi... Tout ce qu’elle a, tout ce qu’elle peut donner de tendresse... elle me le donne... Que veux-tu de mieux ?

JEANNE, avec embarras.

Je ne sais ! Il me semblait... je me trompe sans doute...

DALIBON.

Ah ! ce n’est pas là mon chagrin... j’en ai un autre de tous les instants... un chagrin de famille.

JEANNE.

Et ce grand chagrin, quel est-il ?

DALIBON.

Ta persistance à refuser tous les partis qui se présentent ; ta résolution, enfin, de ne pas te marier...

JEANNE, riant.

Où est la nécessité de se marier ?

DALIBON.

Voilà des réponses que je ne comprends pas d’une fille telle que toi... sage, sensée...

JEANNE, souriant.

Et bientôt majeure...

Prenant la main de Dalibon.

Tu veux donc que je te quitte...

DALIBON.

Non ; mais moi, ton frère aîné... et de beaucoup ! si je le quittais... Un malheur peut toujours arriver... On vit si vite, maintenant... une vie en chemin de fer... et si j’allais... dérailler ? Je veux au moins te laisser avec un mari, des enfants, un bon ménage, enfin... comme le mien.

JEANNE.

Si le tien me suffit et me tient lieu de tout ?

DALIBON.

Ce n’est pas possible !... Tu es jeune, tu es charmante... tu as une jolie fortune... quinze à dix-huit mille livres de rentes... pour le moins.

JEANNE.

Bah ! Notre père ne m’en a laissé que douze.

DALIBON, se fâchant.

Est-ce que tu voudrais maintenant me chicaner sur mes comptes... et sur ma tutelle ?

JEANNE, le calmant.

Eh ! non... eh ! non, mon bon frère.

DALIBON, de même.

Ça ne m’étonnerait pas ; tu es capable de tout ! Tu as pris à tâche depuis quelque temps de me contrarier à tout propos ! Plus je montre d’envie de te voir mariée, plus tu mets d’entêtement à rester fille. Il suffit que je te parle d’un prétendant pour que tu le tournes en ridicule, ou que tu le prennes en grippe... et celui à qui j’accorde ouvertement ma protection peut à l’instant même compter sur ton refus.

JEANNE.

Quelle idée !

DALIBON.

Enfin, Dujardin... Horace Du jardin, un agent de change remarquable... qui a de l’esprit, de l’instruction... qui est intéressé dans toutes nos grandes entreprises... qu’as-tu à lui reprocher ?

JEANNE.

Qu’il fait trop de choses pour s’occuper de sa femme !

DALIBON.

Et Euryale Desmichels... le petit-cousin d’Élise... un jeune homme charmant... élégant... qui a trente mille livres de rentes... qu’as-tu à dire de celui-là ?

JEANNE.

Qu’il ne fait rien. Cela donne trop d’occupation à une femme.

DALIBON.

Avoue plutôt que tu es décidée d’avance, et quoi qu’il arrive, à tout refuser ! Voyons ! est-ce un parti pris ? est-ce un système ?

JEANNE.

Ni l’un, ni l’autre ! C’est mon goût et pas autre chose. On se fait de singulières idées sur ce qu’on appelle dans le monde une fille... une vieille fille... C’est, selon moi, l’état le plus agréable et le plus facile. D’abord, il y a pour elle absence de tous les chagrins du ménage ; elle n’est exposée ni à la mauvaise humeur, ni à la jalousie, ni à la tyrannie d’un seigneur et maître ; elle n’est pas obligée, pour faire bon ménage, de transiger vingt fois par jour avec le caractère et les défauts de l’autre moitié d’elle-même. Libre et indépendante, elle ne doit compte à personne de ses actions, de ses pensées, de ses secrets... si elle en a !

DALIBON.

Que dis-tu ?

JEANNE.

Enfin, moi, par exemple, maîtresse de ma fortune et de mon temps, que de bien j’ai le loisir de faire sans en demander la permission à mon mari ! Et puis, je ne te quitterai jamais... je resterai près de ta femme dont je serai l’amie... près de tes enfants que je soignerai, que j’élèverai l’un après l’autre, des enfants qui ne m’auront rien coûté et qui seront les miens, et qui respecteront... qui aimeront leur tante Jeanne !... Car la tante, vieille fille, vois-tu bien, quand elle est bonne et dévouée pour les siens, est la providence de la famille... C’est moi qui gâterai tes enfants lorsqu’ils auront été sages, c’est moi qui demanderai grâce pour eux lorsqu’ils auront été méchants... c’est moi qui, plus tard, quand ils seront grands, serai la confidente de leurs peines ; c’est moi qui paierai en secret les dettes de mes neveux, c’est moi qui marierai mes nièces... peut-être même mes petites-nièces... car les vieilles filles sont éternelles ! Et quand je serai lasse de vivre... je les porterai tous... et toutes, sur mon testament... pour être encore aimée et bénie après moi... Connais-tu, dis-moi, une existence plus agréable que celle-là ?

DALIBON.

Ah ! tu redoubles mes regrets... Si bonne, si gaie, si aimable, quelle excellente femme tu aurais faite !... Et ne pas vouloir te marier !

JEANNE.

C’est convenu et arrêté... comme si tous les notaires du monde y avaient passé. Ainsi, n’en parlons plus.

DALIBON.

Tu détestes donc tous les hommes ?

JEANNE.

Pas du tout !... Il en est un d’abord... tu le sais...

Lui prenant la main.

qui est bien ce que j’aime le plus au monde.

DALIBON.

Oui... moi !... Mais les autres ?... Comment, de tous ceux qui se sont offerts à tes yeux, pas un seul jusqu’ici ne t’a paru mériter une exception, une préférence ?...

JEANNE.

Je ne te dis pas cela... car à toi... je ne cache rien... J’en ai rencontré un, bien par hasard, dont le mérite, le courage... surtout la franchise et la simplicité, me plaisaient beaucoup.

DALIBON, vivement.

En vérité !

JEANNE.

C’était là le caractère qui me convenait... et si j’avais dû me marier... c’eût été, je crois... à celui-là.

DALIBON.

Eh bien ! pourquoi pas ?... Quel est-il ? Où est-il ? Quel obstacle s’oppose ?...

JEANNE.

Un très grand. D’abord, il était libre et ne m’a pas demandée en mariage... et puis, il est parti... je ne l’ai plus revu... je n’en ai plus entendu parler... et, comme cela arrive toujours... quand on le veut fermement et sérieusement... je l’ai oublié !

DALIBON.

Il y a donc longtemps ?

JEANNE.

Mais oui !...

DALIBON.

Et tu ne m’en as jamais parlé...

JEANNE.

Je m’en serais bien gardée. Quand on veut oublier les gens, frère, on n’en parle pas.

DALIBON.

Et tu n’y penses plus... du tout, du tout ?...

JEANNE.

Tu le vois bien... puisque je t’en parle. Je ne pense qu’à toi, à ta femme, qui est devenue non-seulement ma sœur, mais ma meilleure amie.

DALIBON.

Oui, grâce au ciel... elle a pour toi amitié, estime...

JEANNE.

Je l’espère !

DALIBON.

Et elle te dit tout...

JEANNE, souriant en secouant la tête.

Jamais nous ne disons tout.

DALIBON.

Excepté au mari ?

JEANNE.

Pas même au mari.

DALIBON.

Alors, tu as raison, ce n’est pas la peine d’en prendre un. Ah ! le petit-cousin de ma femme !

JEANNE, allant s’asseoir près de la table à gauche.

M. Euryale Desmichels.

 

 

Scène III

 

EURYALE, DALIBON, JEANNE

 

EURYALE.

Bonjour, cousin ; bonjour, mademoiselle Jeanne... j’arrive des bords de Chatou, de Bougival et de Marly ; nous avons doublé au retour le cap de Suresnes, et exploré les bas-fonds de Sèvres.

DALIBON.

Tu es donc toujours canotier ?

EURYALE.

Canotier enragé... je crois même avoir découvert des terres inconnues... à la hauteur des îles Saint-Ouen... un îlot hérissé de rochers et de pêcheurs à la ligne !

DALIBON.

Que tu as dérangés sans pitié ?

EURYALE.

Je suis comme cela !... Le matin un écumeur d’eau douce, un loup de Seine, un flambart ! Mais le soir, dans le salon et près des dames, le gant jaune et la tenue élégante remplacent la gaffe et l’aviron !

JEANNE.

Jean Bart à Versailles !

EURYALE.

Oui, mademoiselle ; mais sur mon yacht, ma yole, ma goélette, une seule idée ce matin me préoccupait !...

À part.

Elle se tait !

Bas à Dalibon.

Toi qui t’es chargé de la demande, quelles nouvelles ?

DALIBON, de même.

Mauvaises !... pour un marin... Nous avons échoué !

EURYALE.

Ah bah !

DALIBON.

Elle t’estime beaucoup !... Elle te trouve aimable, amusant... charmant...

EURYALE.

Je te l’avais dit !

DALIBON.

Mais elle ne veut pas se marier, inébranlable comme un récif ! c’est son idée.

EURYALE.

Elle en changera... les femmes et les flots sont changeants... Cela me regarde ; ça ne m’effraie pas. Et ta femme, ma cousine Élise, a-t-elle parlé en ma faveur ?

DALIBON.

Hier soir, pendant une heure, avec une énergie, un dévouement...

EURYALE.

Cette chère et bien-aimée cousine, je tiens à la remercier... et puis je quitterai Paris... je partirai par le train de plaisir !... Je n’ai jamais vu la mer, tu ne croirais pas cela... moi, un marin ?... Je pars lundi matin pour Brest.

DALIBON.

Le pays de ma femme !

EURYALE.

On parle d’un vaisseau superbe, le Bucentaure, que l’on doit lancer... et moi qui m’entends en constructions navales...

À Dalibon.

Tu ne connais pas le Skiff, la balancelle construite d’après mes desseins sur les chantiers d’Asnières !... Si mademoiselle Jeanne daignait visiter mon bord, le capitaine serait trop heureux de la recevoir !

JEANNE.

Vous êtes donc déguisé en capitaine, monsieur Euryale ? Un poignard à votre ceinture avec une hache d’abordage ?

EURYALE.

Eh non, mademoiselle, nous autres jeunes gens comme il faut, nous pratiquons le sport nautique, le canotage parisien, à la vénitienne. Nonchalamment couché sur mon banc de nage, je m’abandonnerais à la brise en chantant :

Et vogue la nacelle

Qui porte mes amours !

JEANNE, s’inclinant.

Trop galant ! Mais pendant que vous naviguez, monsieur Euryale, que deviennent vos affaires ?

EURYALE.

Des affaires ?... Fi donc !... Je n’en ai pas !... C’est bon pour les bourgeois.

DALIBON.

Un instant... je réclame !

EURYALE.

Non, cousin, c’est mal porté ! Parlez-moi du far niente sur la terre et sur l’onde, à la bonne heure !... C’est bon genre, c’est distingué, c’est faubourg Saint-Germain. Moi, partout on me croit noble, partout, excepté dans ma famille. Et si ce n’était la nouvelle loi sur les titres, je mettrais une couronne de vicomte sur mes cartes, que personne ne s’en étonnerait. C’est tout simple : je suis riche, j’ai trente mille livres de rentes, et rien à faire du matin au soir.

DALIBON, à Jeanne.

Ce qui lui donne la vie du monde la plus occupée ! Ce farouche marin est le chevalier de toutes les jolies femmes ; le tien d’abord, et celui d’Élise. Il fait vos courses, vos commissions, vos emplettes.

EURYALE.

C’est vrai ! le cavalier servant, toujours à la vénitienne, spécialité que je tiens à établir dans Paris... le tout sans intérêt.

DALIBON, regardant à droite.

Ah ! c’est ma femme... comme elle est jolie dans ce négligé du matin !

 

 

Scène IV

 

EURYALE, DALIBON, ÉLISE, JEANNE

 

ÉLISE entre, tenant à la main un livre qu’elle lit avec attention, elle lève les yeux et aperçoit Dalibon ; allant à lui.

Ah ! bonjour, mon ami.

Se retournant et jetant le livre sur la table à droite.

Bonjour, Jeanne... Et vous, cousin... vous voilà de bonne heure.

JEANNE.

C’est toi plutôt... qui t’éveilles bien tard !

ÉLISE.

Eh non ! c’est bien plus mal encore... j’étais réveillée depuis longtemps... mais je lisais dans mon lit...

JEANNE, vivement.

Eh ! quoi donc ?...

ÉLISE.

Un livre que j’avais pris au hasard dans la bibliothèque de mon mari.

EURYALE, regardant le titre.

Le Dante...

JEANNE.

Miséricorde !

EURYALE.

Le Dante... je ne l’ai jamais lu... c’est étonnant, moi qui lis tout... Ne sont-ce pas des vers... des grands diables de vers ?...

DALIBON.

Eh oui !... l’Enfer du Dante.

EURYALE.

C’est ça, des vers... un enfer, c’est ce que je voulais dire... j’aime mieux la prose...

À Élise.

La vôtre, cousine... vous m’avez défendu hier... je le sais, et je viens vous en remercier.

ÉLISE, regardant Jeanne.

Ah ! je ne perds pas l’espoir de la convertir.

EURYALE.

Ni moi non plus. Je lui dirai, avec la franchise d’un marin, qu’on ne peut pas de nos jours se consacrer exclusivement au culte de Diane ou de Vesta... dans un siècle... éclairé... par le gaz... et par la civilisation...

Changeant de ton.

Je viens, cousine, vous demander vos commissions... et celles de mademoiselle Jeanne... car je pars pour l’Océan.

ÉLISE.

En vérité !

EURYALE.

Je me lance, ou plutôt je vais voir lancer le Bucentaure !

ÉLISE.

Quand cela ?

EURYALE.

Après-demain. Et, à propos de cela, cousine, vous qui êtes de Brest, vous me donnerez des lettres de recommandation pour tous les marins de votre connaissance ?

ÉLISE.

À condition que vous viendrez les chercher, demain dimanche, à la campagne.

DALIBON.

Pour nous faire tes adieux.

ÉLISE, à Euryale.

En attendant, il s’agit de mon ombrelle et de mon éventail à faire raccommoder, et puis un choix de parfumeries chez Lubin. Je vais faire la note. Il faudrait me commander cela aujourd’hui et nous l’apporter demain...

EURYALE.

Soyez tranquille... j’y vais.

DALIBON, le retenant et à voix basse.

Et moi aussi, j’ai une commande à te faire... un achat mystérieux et important... dont je ne puis te parler... ni devant ma sœur, ni devant ma femme.

EURYALE, à part, avec malice.

Tiens... tiens... tiens...

DALIBON.

Reviens ici... sur les quatre heures, après la Bourse... et avant notre départ pour la campagne.

EURYALE.

Convenu !... Et vous, mademoiselle Jeanne, n’avez-vous aucune commission à me donner ?...

JEANNE.

Si vraiment !... des bonbons, pour mon petit neveu, chez Boissier ou chez Gouache.

EURYALE, à Dalibon.

Je te le disais !... Je suis l’homme utile, indispensable... on ne peut se passer de moi...

Haut.

À bientôt, mesdames !

Chantant.

Et vogue la nacelle

Qui porte mes amours !

Il sort par la porte du fond.

 

 

Scène V

 

DALIBON, ÉLISE, JEANNE

 

DALIBON.

À merveille ! Euryale à ses occupations... et moi... aux miennes. Je vais au bureau.

JEANNE, bas, à Élise.

Ton mari a été souffrant, ce matin.

ÉLISE, courant à Dalibon.

Souffrant !... Vous, monsieur ?... Malade, peut-être ?... Est-ce vrai ?

DALIBON.

Non... un rien... un mal de tête...

ÉLISE.

Ah ! que je m’en veux de m’être levée si tard... cela ne m’arrivera plus !

DALIBON.

Merci... je ne souffre plus... je vous le jure à toutes deux !

ÉLISE.

Bien vrai ?...

DALIBON, montrant sa femme.

Elle vient de me guérir !

Il embrasse Élise sur le front et sort par la porte à gauche. Jeanne le suit.

 

 

Scène VI

 

ÉLISE, puis JEANNE

 

Élise s’approche de la tabla à droite et pose la main sur un ressort qu’elle s’apprête à faire jouer, lorsqu’elle voit rentrer Jeanne ; elle s’arrête, reprend le livre qu’elle a apporté, s’assied, et sa remet à lire. Jeanne a suivi tous ses mouvements, et vient à elle.

JEANNE.

Élise... ma bonne Élise... est-ce que je te gêne ?

ÉLISE.

Quelle idée ! Toi, ma sœur... mon amie véritable... ma seule amie...

JEANNE.

À son amie... on dit tout... on ne lui laisse pas deviner...

ÉLISE, vivement.

Quoi donc ? Qu’as-tu deviné ?...

JEANNE.

Rien qui doive te troubler... ou te faire rougir. Tu es une brave et honnête femme.

Élise lui serre la main.

Mais à commencer par la Pauline de Polyeucte, que l’autre jour nous lisions ensemble... il y a de très honnêtes femmes qui n’aiment pas leur mari.

ÉLISE, vivement.

Que dis-tu ?

JEANNE.

D’amour... s’entend ! On n’est pas maîtresse de cela.

Avec bonté.

Écoute, ma bonne Élise, ne me réponds pas, si tu ne le veux pas... mais laisse-moi te demander pourquoi tu t’enfermes si souvent... dans ce petit salon... pourquoi hier et à l’instant même encore tu étais si troublée ?

ÉLISE.

Pour rien... je te le jure.

JEANNE.

Moi, je vais te le dire. C’est qu’hier, quand je suis entrée, tu étais près de ce petit bureau,

Elle passe à droite.

qui fut celui de ma tante Gertrude... tu venais de refermer vivement, je ne sais quel tiroir, et j’avais entendu le bruit d’un ressort qui doit être là...

Elle pose la main sur le ressort qu’Élise s’apprêtait à faire jouer.

ÉLISE.

Jeanne !

JEANNE.

Ressort que je connais... et la preuve... tiens, le voilà ouvert.

Elle a poussé le ressort, et un tiroir s’est ouvert du côté du public.

ÉLISE.

Ah ! Imprudente que je suis !

JEANNE, avec douceur.

Rassure-toi ! Tes secrets sont mieux gardés ici

Montrant son cœur.

que là.

Montrant le tiroir.

ÉLISE.

Jeanne !... Oh ! tiens, tiens, lis, lis, je t’en conjure, pour que tu n’aies pas mauvaise opinion de moi !

Elle lui donne un paquet de lettres qu’elle a tiré du tiroir.

JEANNE, défaisant le paquet et parcourant les lettres.

Des lettres de femme...

ÉLISE.

Oui, des lettres de femme.

JEANNE.

Elles sont toutes de la même main.

ÉLISE.

Oui... toutes...

JEANNE, parcourant les lettres éparses.

Il n’y est question... que d’un jeune homme... un beau jeune homme, son frère ?

ÉLISE.

Oui...

JEANNE.

Quant à cette dernière enveloppe avec un cachet noir... elle renferme une bague et des cheveux... du beau jeune homme, sans doute ?

ÉLISE.

Je vais tout te raconter.

JEANNE.

À la bonne heure !

Élise va fermer au verrou la porte à gauche ; Jeanne ferme de même celle du fond, et vient s’asseoir à gauche à côté d’Élise.

Allons... voyons... courage !

ÉLISE.

Tu m’as souvent entendue parler d’Amélie Melfort, mon amie de couvent.

JEANNE.

Morte, il y a deux ou trois ans.

ÉLISE, avec un soupir.

Trois ans ! Un cœur d’or... une âme de feu !

JEANNE.

Et pas le sens commun ! Eh bien ?

ÉLISE.

Eh bien ! Une pension de demoiselles est l’endroit où l’on compose le plus de romans. Chacune fait le sien. Le nôtre... un roman à deux, nous avions quatorze ans, était de ne jamais nous séparer et d’être sœurs un jour. Pour cela, Amélie avait une idée... un château en Espagne : c’était de me marier à son frère, Henri Melfort, un aspirant de marine... un fort joli garçon ; aussi nous parlions de lui toute la semaine... jusqu’au dimanche inclusivement, jour où il venait d’ordinaire...

JEANNE.

Et que vous disait-il ?

ÉLISE.

À sa sœur, beaucoup de tendresses... à moi, rien ! Il y avait toujours au parloir des maîtresses et des sous-maîtresses curieuses... qui écoutaient tout...

JEANNE.

Et qui faisaient bien !

ÉLISE.

Un dimanche... il ne vint pas... Il avait reçu un ordre du ministre de la marine... pour rejoindre la nuit même, et vite et vite, son vaisseau qui partait pour un voyage autour du monde ! Ce fut là un grand chagrin... et un plus grand encore l’année suivante. Amélie et moi quittâmes le couvent... impossible désormais de parler de lui... de Henri !... Mais nous nous écrivions... ces lettres sont les siennes... je les ai toutes conservées... Elle m’écrivait... tu le verras, que son frère m’adorait, qu’elle en avait la certitude... qu’il ne songeait à se distinguer, à monter en grade, à devenir amiral, que pour revenir m’épouser... Depuis ce jour, l’image de Henri ne me quitta plus ! Mais hélas !... je perdis Amélie. Dans sa dernière lettre... celle que tu tenais tout à l’heure, pressentant sa fin prochaine, elle me lègue une bague et une boucle de cheveux qu’elle tenait de son frère... me recommandant d’aimer et d’épouser Henri... pour parler toujours d’elle, avec lui.

JEANNE.

Quelle imagination ! Et ton mari qui prétendait que tu étais calme et froide !

ÉLISE.

Moi !...

JEANNE.

Que tu étais insensible...

ÉLISE.

Ah ! Tu n’eusses pas parlé ainsi, si tu avais été témoin de ma douleur, le jour où, dans un journal... je lus que M. Melfort, officier de marine distinguo... venait de mourir en Angleterre.

JEANNE, respirant.

Il est mort... Ah ! j’ai moins peur !

ÉLISE, avec indignation.

Ah ! Quel mauvais cœur ! Que c’est mal !

JEANNE, vivement.

Non... non ! Le pauvre jeune homme !... je le plains, mon Dieu !... et toi aussi, car je vois d’ici ton désespoir.

ÉLISE.

Tu ne le comprendras jamais ! Je l’aimais, jusqu’alors... modérément... raisonnablement.

JEANNE.

Tu crois ?

ÉLISE.

Depuis ce jour, je me suis mise à le pleurer, à l’adorer !

JEANNE, vivement.

Ce n’est plus qu’un rêve, je l’espère !... un rêve que chaque jour dissipe ?...

ÉLISE.

Oui... quand rien ne me le rappelle ! Ce matin, par exemple... cet épisode si touchant de Françoise de Rimini... ces deux amants... si jeunes, si beaux, qui, lisant ensemble, et les larmes aux yeux, une page pleine de larmes... une scène d’amour... se regardent... et le livre leur tombe des mains.

JEANNE.

Y penses-tu...

ÉLISE.

Et ce jour-là, dit le Dante... ils n’en lurent pas davantage.

JEANNE.

Et le mari qui plus tard les surprend ?...

ÉLISE, rêvant.

Qu’importe !

JEANNE.

Qui les tue ?

ÉLISE, de même.

Ils s’aimaient... ils avaient pu se le dire !...

Se levant, avec exaltation.

Et à ce prix-là...

JEANNE, lui saisissant la main.

Malheureuse ! Si l’on t’entendait !

ÉLISE.

Hein ? Quoi ! Qu’ai-je dit ?

JEANNE.

Tu as un mari... un honnête homme... qui t’aime... qui n’aime que toi !... qui te donne toutes ses pensées, et donner les tiennes à un autre... ce n’est pas juste... c’est mal.

ÉLISE.

Mais... mais... puisque cet autre est mort !

JEANNE.

Cela fait toujours du tort au mari !

ÉLISE, plus haut, et avec impatience.

Puisqu’il est mort !

JEANNE.

Raison de plus ! S’il était vivant, ses défauts ou ses ridicules, car tout le monde en a, combattraient pour nous et aideraient à la guérison ; mais, défunt, la partie n’est pas égale... il devient la perfection même : pour lui, tout se divinise, et la poésie des regrets nuit au mari, qui n’est, lui, que de la prose.

ÉLISE.

Je te jure, ma chère Jeanne, qu’il n’en est pas ainsi.

JEANNE.

Mon enfant, me disait ma tante Gertrude, qui parlait peut-être par expérience, car elle avait été, dit-on, dans son temps, très jolie et un peu coquette ; mon enfant, défie-toi de l’amour et de ses rêves : dans le lointain...

Montrant les lettres.

ou à la lecture, ils vous enivrent, et, dans la réalité, on n’achète un bonheur mensonger qu’au prix de son repos, de sa réputation, de la paix du ménage ; et souvent même, à l’user, c’est toujours ma tante Gertrude qui parle, l’amant qui vous a coûté si cher ne vaut pas le mari qui ne vous coûtait rien.

ÉLISE.

Mais, ma sœur...

JEANNE.

Vois toi-même, pour une passion posthume qui n’offre que des périls, vois à quoi tu t’exposes ! C’est toujours par les lettres qu’on se perd, disait ma tante Gertrude... et si une seule de celles-ci tombait entre les mains de ton mari !...

ÉLISE.

Des lettres de femme !...

JEANNE.

Ces lettres... cette bague... ces cheveux, attestent ton premier amour pour un autre, et les hommes veulent toujours avoir été aimés seuls ; ils détestent leurs prédécesseurs, comme les rois leurs héritiers. Ce matin encore... ici même... dans son affection aveugle, mon frère me disait en parlant de toi : « Que m’importe sa froideur... si elle me donne tout l’amour qu’elle peut donner... si jamais son cœur n’a aimé... et n’aimera que moi ! »

ÉLISE.

Ô ciel !

JEANNE.

Et si le contraire lui était prouvé, à la tendresse, au calme, à la confiance, tu verrais succéder l’inquiétude, les soupçons, la jalousie. Ton intérieur, image jusqu’ici du paradis, se changerait en un enfer ; ton mari te deviendrait odieux, ton enfant indifférent...

ÉLISE.

Oh ! jamais ! jamais !

JEANNE.

Cela commence ; déjà ce matin, pendant que tu lisais le Dante, j’entrais dans sa charnière, je le levais... je l’habillais... je recevais son premier baiser...

ÉLISE.

Ah !

JEANINE.

Oui... je te l’ai dérobé... Tiens, sœur, je te le rends.

Elle l’embrasse.

ÉLISE.

Ah ! ma sœur, mon bon ange, veille sur moi... conseille-moi... Quel parti prendre ?...

JEANNE.

Un parti énergique. Quand la plaie est grave, il faut y porter hardiment le fer et le feu.

Prenant une allumette.

Attends ! attends ! ce ne sera pas long !

ÉLISE.

Que veux-tu faire ?

JEANNE, allumant une bougie.

Un auto-da-fé... de toutes ces paperasses.

ÉLISE.

Que je relis tous les jours.

JEANNE.

Raison de plus... tu dois les savoir par cœur.

ÉLISE, avec passion.

Oh ! non... Jeanne... ne l’exige pas... c’est comme si... vois-tu bien...

JEANNE.

On te brûlait toi même !

ÉLISE, avec exaltation.

Oui !...

JEANNE.

Eh bien !... comme les veuves du Malabar, ne recule pas devant un pareil sacrifice... qui, après tout, n’est pas si grand... Qu’est-ce que nous y perdons ?... des phrases comme celle-ci : « On peut briser les liens terrestres, mais non le lien des âmes, la sympathie qui nous unit... »

Brûlant la lettre à la bougie et la jetant dans la cheminée.

Au feu la sympathie !... Vois comme cela flambe bien ! Et cette autre : « J’ouvre ma fenêtre... pour t’écrire !... il est minuit... et la lune répand au loin ce grand secret de mélancolie qu’elle aime à confier au vieux chêne. »

La jetant dans la cheminée.

Au feu la lune et le vieux chêne !

ÉLISE.

Mais c’est une phrase de Chateaubriand !

JEANNE.

Je maintiens l’arrêt. Il est le chef de l’école !... Ah !... et ces cheveux que j’oubliais !...

Elle les jette également dans la cheminée.

ÉLISE.

Malheureuse, qu’en as-tu fait ?

JEANNE.

Des cendres ! Quant à cette bague...

ÉLISE.

Tu ne peux pas la brûler !

JEANNE.

Par malheur !

ÉLISE, voulant la reprendre.

Permets-moi alors...

JEANNE, l’en empêchant.

De la porter ? Et ton anneau de mariage ! la place est prise...

DALIBON, en dehors, secouant la porte du fond.

Eh bien ! Comment ! Vous êtes enfermées ?

ÉLISE, avec crainte.

C’est mon mari.

DALIBON, en dehors.

Ouvrez-moi donc !...

JEANNE.

Impossible !

DALIBON, de même.

Et pourquoi ?

ÉLISE.

C’est... que... c’est que j’essaie une robe...

DALIBON, toujours en dehors.

Ça n’empêche pas !

ÉLISE.

Mais si, monsieur ! Attendez...

JEANNE, qui pendant ce temps a jeté l’une après l’autre les lettres dans la cheminée.

Vois-tu déjà comme, malgré soi, on est obligé de mentir ?

ÉLISE.

J’en suis toute tremblante !

À Jeanne.

Y en a-t-il encore ?

JEANNE, regardant du côté de la cheminée.

Plus que deux... qui jettent en mourant une dernière lueur... Tout est fini... tu peux ouvrir !

ÉLISE, tombant sur un fauteuil, à gauche.

Je n’en ai plus la force !

JEANNE, la regardant avec pitié.

Et il lui faut des grandes passions !

Elle va tirer le verrou de gauche, puis celui de la porte du fond, qu’elle ouvre.

Personne !... Il se sera lassé d’attendre !

ÉLISE.

Tant mieux ! je respire ; j’aime autant ne pas le voir en ce moment...

Apercevant Dalibon qui paraît à la porte du fond.

Non, le voici !

 

 

Scène VII

 

ÉLISE, assise à gauche, JEANNE, assise près d’elle, DALIBON entrant par le fond

 

DALIBON, d’un air de mauvaise humeur.

Enfin !... C’est bien heureux !

Il se dirige vers la cheminée, regarde derrière les flambeaux, sous la pendule.

ÉLISE, bas à Jeanne.

Qu’a-t-il donc ?

JEANNE, de même.

Je n’en sais rien.

ÉLISE, de même.

Aurait-il quelques soupçons ?...

Le voyant s’arrêter devant le tiroir qui est resté ouvert.

Ah !... le tiroir !...

JEANNE, bas.

Que j’ai oublié de refermer...

DALIBON, l’examinant.

Tiens ! je ne connaissais pas ça.

JEANNE, bas, à Élise.

Vois-tu bien... si nous n’avions pas tout fait disparaître...

ÉLISE.

Il savait tout !

JEANNE.

Et maintenant, plus de danger !

ÉLISE.

C’est égal ! Je ne suis pas tranquille... Il se doute de quelque chose !

DALIBON, après avoir refermé le tiroir, et regardé encore à droite et à gauche, va à Élise qu’il observe pendant quelque temps, et qui détourne les yeux avec embarras.

Comme tu as mauvaise mine !

ÉLISE.

Oui... une migraine affreuse !

DALIBON.

Ça sent le brûlé !

Jeanne et Élise échangent des regards de crainte.

Qu’est-ce qu’on a donc brûlé ici ? Des papiers dans la cheminée... justement peut-être ce que je cherche.

JEANNE, se levant et venant à lui avec impatience.

Et que cherches-tu donc ainsi depuis une heure ?

DALIBON.

Le journal !

Jeanne part d’un éclat de rire.

Le journal qui n’est pas dans mon cabinet... et dont j’ai besoin...

À Jeanne.

Il n’y a pas de quoi rire, c’est sérieux, et je te demanderai pourquoi tu ris ?

JEANNE.

Pourquoi... pourquoi... parce qu’il est là dans mon pupitre.

ÉLISE, le donnant à Jeanne, qui le passe à Dalibon.

Oui, le voilà.

JEANNE.

Je l’avais pris pour lire le feuilleton.

DALIBON.

Il n’y en a pas.

JEANNE.

C’est pour ça.

DALIBON.

Comment ! c’est pour ça ?

JEANNE.

C’est pour ça que je ne le lisais pas.

DALIBON.

Ah !

JEANNE.

Et pourquoi donc voulais-tu avoir le journal ?

DALIBON, lui faisant signe de se taire.

Silence, donc !

La prenant à part, à droite, pendant qu’Élise, assise à gauche, appuie sa tête sur sa main et rêve.

Un superbe cadeau que je veux faire à ma femme... Notre petite campagne de Lagny lui déplaît... elle est trop vieille, trop exiguë... pas de chambre pour ton mari...

Geste de Jeanne.

si jamais tu en prenais un... et à peine un jardin... j’ai une autre propriété en vue... une villa moderne... charmante... un chalet pour toi, au milieu d’un parc.

JEANNE.

Est-il possible !

DALIBON.

Tais-toi donc...

JEANNE.

Ce sera bien cher.

DALIBON.

J’ai, cette année, mis de côté soixante mille francs... que je destinais à mon agrément, et mon agrément, à moi... c’est d’être agréable à ma femme !

JEANNE, regardant Élise.

Oh ! mon bon frère...

DALIBON, gaiement.

Mais, comme la tendresse n’exclut pas la bonne administration... je voudrais, avant d’acheter la nouvelle maison, me défaire de l’ancienne.

JEANNE.

Très bien raisonné.

DALIBON.

J’ai donc donné ordre à mon notaire de la mettre en vente, comme cela se fait maintenant... des annonces dans tous les journaux, et je voulais voir si le nôtre avait inséré la notice...

Parcourant le journal.

Ah ! la voilà en gros caractères.

Lisant.

« À vendre, jolie propriété bourgeoise, sise à Lagny, Grande-Rue, numéro 9. » Ça saute à l’œil... et c’est d’un bon effet.

ÉLISE, de l’autre côté, et les regardant.

Qu’ont-ils donc à causer ainsi tout bas ?

DALIBON.

Surtout, pas un mot à Élise... parce que ça n’est pas encore fait... il y a tant de formalités !

JEANNE.

Sois donc tranquille...

Elle passe près d’Élise, et pendant ce temps Dalibon, qui vient de s’asseoir dans le fauteuil à droite, déploie le journal qu’il parcourt.

ÉLISE, bas à Jeanne.

Qu’est-ce donc ? De quoi s’agit-il ?

JEANNE, de même.

Ne t’inquiète pas... je te le dirai !

DALIBON, lisant.

« Nouvelles diverses. Liste des jurés... » Merci ! « Encore un accident dû à la crinoline... une femme brûlée... deux femmes... » Un incendie de femmes... ça ne les corrigera pas... « Un officier de marine distingué, longtemps absent de France, et dont la mort même avait été annoncée, M. Henri Melfort, vient de reprendre du service dans la marine. »

ÉLISE, poussant un cri étouffé.

Ah !...

DALIBON, se retournant vers sa femme.

Melfort !... Serait-ce un parent ?... Ah ! mon Dieu !... Elle se trouve mal...

Il jette le journal sur la table, et court à Élise.

JEANNE, le suivant.

Non... non... je te le jure !

DALIBON.

Eh ! si vraiment !...

JEANNE.

Ce n’est rien ! C’est cette affreuse migraine qui redouble.

DALIBON.

Ma pauvre femme ! Élise ! Élise !

JEANNE.

J’ai là des sels... ne t’inquiète pas.

DALIBON.

Mais si, morbleu ! Je veux m’inquiéter...

ÉLISE, soupirant.

Ah !

DALIBON.

La voilà qui revient. Tu te sens mieux, n’est-ce pas ? C’est égal, ça n’est pas naturel. Je cours chez notre voisin, le docteur qui demeure au second. Par le petit escalier, j’arriverai tout de suite à son cabinet, et je te l’amène.

À Jeanne.

Ne la quitte pas !

Il sort par la gauche, en courant.

 

 

Scène VIII

 

ÉLISE, JEANNE

 

JEANNE, à Élise, qu’elle secoue vivement.

Allons... allons... reviens à toi !

ÉLISE, revenant peu à peu à elle.

Jeanne... ma sœur...

JEANNE.

Tu n’as pas le droit de te trouver mal ! Tu as un mari !... Un mari dont le repos et l’honneur te sont confiés.

ÉLISE, avec joie.

Il existe... tu l’as entendu... il existe !

JEANNE.

Pas pour toi !... qui ne dois ni le connaître, ni t’y intéresser !

ÉLISE.

Oui... je te le promets... mais, si tu savais quel effet a produit sur moi cette nouvelle imprévue, inespérée...

JEANNE.

Tais-toi ! Tais-toi !

ÉLISE.

Sois tranquille !... il me suffit qu’il vive ! À l’avenir, je te le promets, jamais je ne le reverrai... ni ne chercherai à le revoir.

JEANNE.

À la bonne heure ! D’ailleurs, je serai là.

Bas à Élise.

Gervaise !

 

 

Scène IX

 

ÉLISE, JEANNE, GERVAISE

 

JEANNE, à Gervaise qui entre par le fond.

Que voulez-vous ?

GERVAISE.

Mademoiselle, c’est un jeune homme qui demandait à parler à madame.

JEANNE.

Madame est souffrante, et d’ailleurs, vous le savez... elle ne reçoit pas avant midi.

GERVAISE.

C’est ce que j’ai dit... Mademoiselle connaît mon exactitude et mon zèle, mais ce monsieur avait l’air d’y tenir. « Il le faut, qu’il disait. Il le faut absolument, et à l’instant... » Du reste, il est bien, ce jeune homme... il a bon air. « Il est trop matin, que j’ai répondu... madame est avec sa belle-sœur. »

JEANNE.

C’est bien.

GERVAISE.

Alors, il a laissé sa carte pour ces dames, disant qu’il reviendrait tantôt... cette carte... je ne pouvais la refuser... vous comprenez !

ÉLISE, avec impatience, et tendant la main.

C’est bon.

GERVAISE, lui remettant la carte.

Et la voilà.

ÉLISE, y jetant les yeux.

Ô ciel !

Courant à Jeanne dans le plus grand trouble, et pouvant à peine parler.

Tiens... vois !...

JEANNE, lisant.

« Henri Melfort. »

ÉLISE, à demi-voix.

Il est à Paris !

JEANNE, brusquement, et à demi-voix.

Qu’importe ?... Ne vas-tu pas encore l’évanouir, et devant ta femme de chambre !

GERVAISE.

Ah ! mon Dieu ! Madame pâlit... elle est indisposée, et je n’ai là ni flacon... ni vinaigre anglais...

JEANNE, pendant que Gervaise bouleverse tout dans le tiroir de la table à gauche.

Devant celle-ci surtout, qui va faire de cela une affaire...

À Gervaise.

Eh non ! Gervaise... eh non !... Jamais ma sœur ne s’est mieux portée.

ÉLISE.

C’est vrai...

JEANNE.

Nous partons. Vous direz à ce monsieur, s’il revient, que nous sommes désolées... mais que nous partons aujourd’hui pour la campagne... où nous passerons toute la semaine.

GERVAISE.

C’est dit.

D’un air important.

Et qu’alors ce sera pour la semaine prochaine ?

JEANNE.

Mais du tout ! Voici la belle saison : à dater d’aujourd’hui nous ne recevons plus personne... C’est moi qui vous le dis, ne l’oubliez pas !

GERVAISE.

Mademoiselle me connaît... et elle peut être tranquille... la consigne sera fidèlement observée.

JEANNE.

C’est bien ; laissez-nous.

GERVAISE, en s’en allant.

Dès que mademoiselle ne veut pas de zèle...

Elle sort par le fond.

 

 

Scène X

 

ÉLISE, JEANNE, DALIBON, entrant par la gauche, avec EURYALE, qui porte plusieurs paquets

 

EURYALE, parlant à Dalibon.

Que diable ! cousin, rassurez-vous ! ce ne sera peut-être rien !

DALIBON, allant à Élise d’un air inquiet.

Eh bien... eh bien... comment vas-tu ?

JEANNE.

C’était une migraine... pas autre chose... une forte migraine qui se dissipe...

DALIBON.

Tant mieux... car ce maudit docteur est introuvable ! Il n’était pas chez lui... il venait d’être appelé par un client et une cliente du quartier. J’ai couru chez les deux sans reprendre haleine.

JEANNE.

Mon pauvre frère...

DALIBON.

Déjà parti !... et je revenais haletant, quand j’ai rencontré Euryale qui, ayant rempli avec honneur et intelligence les importantes missions dont on l’avait chargé...

EURYALE.

Venait vous en rendre compte.

À Jeanne.

Voici les bonbons commandés...

À Élise.

Voici la caisse de parfums. De plus, pour la campagne, l’éventail et l’ombrelle indispensables...

DALIBON.

Inutile... nous resterons à Paris.

JEANNE.

Non pas.

DALIBON.

Ma femme est souffrante et malade.

JEANNE.

Elle ne l’est plus.

DALIBON.

Cela peut lui reprendre.

JEANNE.

C’est pour cela que l’air de la campagne est nécessaire... et, au lieu de partir ce soir... nous partirons à l’instant même.

DALIBON.

Et s’il survient une crise ?...

JEANNE.

Nous avons à Lagny un docteur de mérite qui vaut toute l’Académie de médecine.

À Élise.

Allons, viens, donne-moi le bras.

À Dalibon.

Dans un quart d’heure nous aurons fait nos toilettes... et nos sacs de voyage, et nous vous disons adieu...

DALIBON.

Comment, adieu... je m’en vais avec vous !

JEANNE.

Et la Bourse ?

DALIBON.

Je la manquerai.

JEANNE.

Et cette importante affaire dont tu me parlais hier ?...

DALIBON.

Je n’ai pas au monde d’affaire plus importante que ma femme... que sa santé ! C’est mon trésor... c’est mon bien-être à moi... le reste n’est rien...

JEANNE, bas à Élise.

L’entends-tu ?

ÉLISE, courageusement.

Oui... partons.

JEANNE.

Avec mon petit neveu.

DALIBON.

En famille ! Nous prendrons le convoi de deux heures... convoi direct.

JEANNE.

Et la voiture nous conduira au chemin de fer... Je vais donner ordre d’atteler. Avertissez-moi seulement dès que tout sera prêt.

 

 

Scène XI

 

DALIBON, EURYALE

 

DALIBON, tirant un papier de sa poche.

Hâtons-nous... pendant qu’elles ne sont plus là... Tiens, cousin... j’ai confiance entière... en ton goût d’abord, puis dans ton zèle... et dans ton activité ; je te donne le reste de la journée pour toutes les acquisitions dont voici la liste.

EURYALE, lisant.

« Acheter collier, broches ou bracelets en diamants. »

S’interrompant.

Qu’est-ce que cela signifie ?...

Lisant.

« Pour la valeur de dix mille francs. »

S’arrêtant.

Comment, cousin, tu te lances dans les subsides à l’étranger, et pour qui ?

DALIBON.

C’est là le mystère !

Se frottant les mains.

Va toujours...

EURYALE, continuant.

« Choisir dentelles et cachemires dans les prix de cinq à six mille francs... plus un coffre chez Tahan en cèdre ou en bois de rose pour corbeille de noce. » Comment, tu te maries en secondes noces... toi, Dalibon, mon cousin... du vivant de ta femme !

DALIBON.

Tais-toi donc !

EURYALE.

Tu affiches, comme les Mormons, la polygamie !...

DALIBON.

Silence... te dis-je !...

EURYALE.

Je sais bien qu’à Paris il va dos ménages où on l’exerce... mais on ne publie pas les bans.

DALIBON.

Tu ne sais pas que c’est demain, 13 mai, l’anniversaire de mon mariage. On ne donne jamais de corbeille à sa femme que le premier jour... il en résulte, c’est tout naturel, qu’au bout de quelques années la corbeille est usée, et parfois le sentiment aussi. Tant que mes affaires prospéreront (et cette année j’en ai fait de superbes), l’anniversaire de mon mariage sera célébré par une surprise qui, rappelant le bonheur passé, rajeunira le présent et garantira l’avenir.

EURYALE.

Je t’écoute, cousin, et reste stupéfait.

DALIBON.

Tu aurais, je le crois bien, préféré une maîtresse.

EURYALE, naïvement.

Dame ! c’était plus naturel !

DALIBON, avec amour.

Eh bien ! ma maîtresse à moi, c’est ma femme ! Je veux qu’elle trouve tout cela demain soir... à la campagne... dans notre chambre à coucher... et pour cela je compte sur toi...

EURYALE.

Sois tranquille.

 

 

Scène XII

 

GERVAISE, entrant par le fond, DALIBON, EURYALE

 

GERVAISE.

La voiture est prête, et quand monsieur voudra...

DALIBON.

Me voici ! Je passe chez ma femme.

EURYALE.

Je te suis... pour vous mettre tous en voiture.

DALIBON.

Et pour embrasser ces dames.

EURYALE.

Mais certainement !... Et à demain, cousin... à demain dimanche... par le premier convoi.

Ils sortent tous les deux par la droite.

 

 

Scène XIII

 

GERVAISE, seule, les regardant sortir, puis MELFORT

 

GERVAISE.

C’est cela !... Les voilà tous qui vont partir : le père, la mère, la sœur et l’enfant... toujours ensemble... se disant toujours tout entre eux, pas de confiance dans les domestiques... je ne pourrai jamais m’habituer à une maison comme celle-là, je m’en irai.

Elle fait quelques pas pour sortir, et aperçoit Henri Melfort qui entre par le fond, en petite tenue de lieutenant de vaisseau.

 

 

Scène XIV

 

GERVAISE, MELFORT

 

GERVAISE.

Ah ! le petit jeune homme de ce matin !...

Le regardant.

J’ai cru un instant que de ce côté-là il y avait... quelque espoir.

MELFORT.

Madame y est-elle, mademoiselle ?

GERVAISE.

Non, monsieur.

MELFORT.

Nous n’avez donc pas remis ma carte ?

GERVAISE.

Si, monsieur... et madame m’a chargée de vous dire qu’elle était désolée, vraiment désolée, mais qu’elle était obligée de partir pour la campagne.

MELFORT, vivement.

Bien loin d’ici ?

GERVAISE, babillant.

À sept lieues, à Lagny... mon pays, Grande-Rue, n° 9, près le pont, campagne charmante où elle doit rester toute la semaine.

MELFORT.

C’est bien ! Je reviendrai dans huit jours.

GERVAISE.

Monsieur en est le maître, mais je ne le lui conseille pas.

MELFORT.

Et pourquoi, s’il vous plaît ?

GERVAISE.

Tenez, monsieur, vous m’intéressez...

MELFORT.

Vous êtes bien bonne, mademoiselle.

GERVAISE.

Voici la belle saison... nous ne recevons plus personne, encore moins des jeunes gens !... C’est mademoiselle Jeanne, dont j’ai toute la confiance, qui me l’a dit.

MELFORT, à part.

Impossible de la voir !

Haut.

Mais du moins, M. Dalibon ?

GERVAISE.

Il n’y est pas non plus.

MELFORT, à part.

C’est juste ! L’heure de la Bourse... Je vais l’attendre, il reviendra... il rentrera chez lui.

Il prend une chaise, s’assied près de la table et parcourt le journal.

GERVAISE.

Mais pas du tout... mais c’est ce qui vous trompe ; monsieur est parti avec ces dames pour la campagne, pour Lagny.

MELFORT, les yeux sur le journal.

Pour Lagny ?

GERVAISE.

Oui.

MELFORT.

Grande-Rue ?

GERVAISE.

Oui.

MELFORT.

N° 9 ?

GERVAISE.

Oui.

MELFORT, lisant le journal.

Ah !

GERVAISE.

Hein ?

MELFORT.

C’est bien cela !

Lisant.

« À vendre, propriété bourgeoise, s’adresser sur les lieux. » Voilà mon affaire !

Se levant.

Bien reconnaissant, mademoiselle, de tous les renseignements que vous m’avez donnés.

GERVAISE.

Mais je ne vous ai rien dit encore.

MELFORT, à part.

Demain dimanche, j’irai.

Haut.

Merci, mademoiselle, merci !

Il sort vivement par le fond.

GERVAISE, le regardant sortir.

C’est égal... il y a ici un secret !

Après un instant de réflexion.

J’attendrai encore avant de quitter la maison.

Elle sort par le fond.

 

 

ACTE II

 

Le lendemain dimanche, à Lagny, dans la campagne de Dalibon. Un salon élégant : au fond, une cheminée surmontée d’une glace ; et de chaque côté, une porte donnant sur le jardin ; deux portes latérales. Au milieu, une table ; à gauche, au deuxième plan, une table à ouvrage ; à droite, près de la porte, deux fauteuils.

 

 

Scène première

 

ÉLISE et JEANNE, en toilettes de campagne, entrant par le fond

 

JEANNE.

Ah ! le beau dimanche !... La belle matinée ! cette maisonnette est si riante au soleil !

ÉLISE, d’un air ennuyé.

Oui, mais à l’intérieur, elle est si incommode et si petite...

JEANNE.

Pourvu qu’on ail de quoi loger ses amis ! Et ce parfum de la campagne qui m’enivre... ce jardin étincelant de verdure et de fleurs...

ÉLISE.

Un jardin de curé... il est affreux !

JEANNE.

Bah ! Tous les jardins sont beaux au mois de mai ! Et je te dirais bien, sous le sceau du secret, une nouvelle preuve de la tendresse de ton mari.

ÉLISE.

Mon Dieu... je n’en doute pas...

JEANNE.

Il veut vendre cette maison de campagne pour t’en donner une charmante ; mais, fût-ce une habitation princière, elle te paraîtrait disgracieuse et importune... en ce moment...

ÉLISE.

Quelle idée !

JEANNE.

En vain les lilas fleurissent pour toi, en vain les petits oiseaux le saluent de leurs plus jolies chansons, tu ne vois rien, tu n’entends rien... Une seule idée te préoccupe, et le plus grand malheur de ces idées-là, c’est qu’elles désenchantent de tout, c’est que, nous taisant rêver des bonheurs chimériques, elles nous rendent insensibles à tous les biens réels que nous possédons.

ÉLISE, tristement.

C’est vrai !

JEANNE.

Mais bientôt, je l’espère, les nuages sombres su dissiperont ; le temps redeviendra clair, tu t’apercevras alors que tu possèdes jeunesse, beauté, fortuné, un bon mari, un fils charmant !... La campagne redeviendra belle, le soleil riant, les lilas délicieux... et tu le trouveras enfin ce que tu es réellement, la plus heureuse des femmes !

ÉLISE.

C’est possible... mais d’ici là... je souffre.

JEANNE.

Parce que tu le complais dans ta souffrance !... parce que ton seul plaisir est d’y rêver. Ne rêve pas : agis ! C’est par l’action, le mouvement, l’activité qu’on chasse les mauvais rêves ! Les trois quarts d’heure que tu viens de passer à soupirer, je les ai employés à inspecter la basse-cour, la laiterie, la maison du haut en bas... J’ai donné mes ordres à tout le monde et le fouet à mon petit neveu qui n’était pas sage... ça occupe ! Maintenant, viens avec moi, sortons, visitons l’école du village, nos jeunes orphelines... et surtout la salle d’asile fondée par ton mari... il y a là des familles qui le bénissent... cela te parlera de lui.

ÉLISE.

Oui... demain... pas aujourd’hui.

JEANNE.

Allons, tu es une malade dont j’ai compassion et qu’il faut ménager... J’irai seule, mais demain, pas de grâce... et aujourd’hui, à la campagne, tu as du monde à dîner... cela te regarde... arrange-toi... je n’entends m’en mêler en rien... j’ai congé... c’est dimanche !

Elle fait quelques pas pour sortir.

ÉLISE.

Écoute-moi donc... il y a un autre tourment dont je ne t’ai pas parlé... toute la soirée d’hier, toute la matinée d’aujourd’hui, mon mari m’a paru préoccupé.

JEANNE.

Il se peut que tes rêveries... lui donnent aussi à rêver... et lui fassent concevoir des idées qu’il n’aurait pas sans cela... c’est à toi d’y prendre garde.

ÉLISE.

Oui... j’y veillerai !

JEANNE.

Ou plutôt... il ne songe à rien !... Et toi, c’est là un commencement de punition, tu lui supposes les soupçons qu’il devrait avoir... Éloigne ces vaines terreurs qui en feraient naître de réelles ; c’est en toi qu’il faut avoir de la confiance, et celle de ton mari ne te manquera jamais... Adieu, petite sœur.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène II

 

ÉLISE

 

Elle a beau dire... il est évident pour moi qu’il est inquiet... que quelque chose le tourmente... il va, il vient... il est entré deux fois dans ma chambre à coucher... dont une fois en mon absence... et a paru troublé quand je l’y ai surpris ! Bien certainement il venait d’ouvrir mon armoire à glace... Y cherchait-il quelque chose ? Avait-il des soupçons de ce côté-là ?... Il ne m’en a pas parlé... mais le fait est que je ne l’ai jamais vu ainsi... C’est lui... il cause avec Euryale.

 

 

Scène III

 

ÉLISE, DALIBON, EURYALE

 

DALIBON, parlant bas avec Euryale.

Enfin te voilà... j’ai cru que tu n’arriverais jamais !

EURYALE.

Écoute donc... il faut le temps.

DALIBON, à demi-voix.

Silence ! C’est ma femme !

Haut.

Tu n’as donc pas pris le premier convoi ?...

EURYALE.

Il part de trop bon matin, et j’avais trop de choses à faire.

ÉLISE.

Et nous qui vous attendions pour déjeuner.

DALIBON.

Le déjeuner de famille : la galette du dimanche...

EURYALE, riant.

Usage antique et solennel...

DALIBON.

Que je tiens de mon père, le fermier, en signe de réjouissance et de fête... et puis la galette, quand elle ne donne pas d’indigestion, ne donne que de bonnes pensées. Chez mon père, on réservait toujours la part du bon Dieu ! la part du pauvre... pour nous rappeler à tous qu’il faut, au sein du bien-être, penser à ceux qui n’en ont pas... Voilà pour la morale !... Et tu as eu tort, cousin, de n’être pas venu en prendre ta part... mais tu avais des affaires.

EURYALE, souriant.

Dont je ne me suis pas trop mal tiré... je m’en vante !

DALIBON, riant.

En vérité ?...

EURYALE, bas, à Dalibon.

La corbeille partira de Paris par le convoi de quatre heures... c’est convenu... et sera à cinq heures à la gare de Lagny, où j’irai la prendre moi-même avant dîner et je l’apporterai ici comme bagage à moi... c’est adroit.

DALIBON, de même.

Tais-toi donc... elle nous regarde !

EURYALE, se retournant vers Élise.

Avez-vous pensé, cousine, à mes lettres de recommandation pour Brest ?

ÉLISE.

Je les ai écrites ce matin.

EURYALE.

Vous me les donnerez ?

ÉLISE.

Ce soir, quand vous voudrez !

DALIBON, gaiement.

Ton wagon, cousin, était-il bien composé ?

EURYALE.

Dans le chemin de l’Est... toujours ! D’abord de jolies dames !... une jeune veuve qui allait se remarier à Nancy ; deux riches manufacturiers de La Ferté-sous-Jouarre et d’Épernay, qui fabriquent, l’un des meules, et l’autre du vin de Champagne... et je savais tout cela dès la première station... parce qu’en wagon on cause, on parle de ses affaires, chacun raconte sa biographie... Et au moment où je disais que je me rendais à Lagny, chez M. Dalibon, négociant... un jeune homme qui était dans un coin et qui n’avait pas encore prononcé une syllabe, un jeune homme, froid et grave... un officier de marine... il en portail l’uniforme !... La marine !... çà me convenait, c’était dans mon genre ! Ce jeune homme s’écrie... c’est-à-dire non... il ne s’écrie pas... mais il fait un geste que je traduirai par ce mot : Ah ! ou par celui-ci : Oh ! geste de surprise... ou d’admiration, je ne le dirai pas au juste, car, sans nous donner l’explication que nous attendions naturellement, il rentra dans le silence qu’il avait gardé jusque-là ! Ce n’est rien encore !... Comme je descendais du convoi à Lagny... je le vois descendre aussi, c’était dans les hasards possibles ; mais je prends la Grande-Rue, il la prend aussi ; j’arrive au n° 9, il y arrive aussi, derrière moi ; je m’arrête pour sonner, il s’arrête ; et au moment où maître Jacob, ton concierge, m’ouvrait... je vois toujours le même jeune homme, debout, immobile, en contemplation devant la façade de ta maison... qui est un beau morceau d’architecture sans doute, mais qui n’a pas d’ordinaire le privilège de pétrifier les étrangers ! Voilà mon anecdote !

DALIBON.

Qui est fort jolie ! Maintenant, dis-moi...

 

 

Scène IV

 

ÉLISE, DALIBON, EURYALE, GERVAISE

 

GERVAISE.

Ah ben ! Voilà une histoire !

DALIBON.

Encore une...

GERVAISE.

Imaginez-vous, monsieur, qu’en passant près de la loge de mon oncle Jacob... j’entends quelqu’un qui demandait à visiter la maison, et, le plus singulier... c’est que je reconnais un beau jeune homme... qui, hier à Paris...

ÉLISE, à part, avec effroi.

Il nous a suivis !

GERVAISE.

Avait demandé à voir madame... vous savez bien, madame ?...

ÉLISE, troublée.

Oui... je crois me rappeler...

GERVAISE.

Un officier de marine.

EURYALE.

C’est le mien.

GERVAISE, à Euryale.

Le vôtre, monsieur ?...

À Élise.

Celui qui m’avait remis une carte... pour madame... et qui, après votre départ... était encore venu... car il est revenu pour ces dames... et aussi pour monsieur... et alors...

DALIBON, avec impatience.

Alors c’est tout simple... car vous faites des affaires de tout... J’ai mis depuis hier en vente cette maison qui déplaisait à ma femme... et voilà les acquéreurs qui arrivent.

ÉLISE, à part, avec joie.

Plus de danger.

GERVAISE.

Ah ! c’est pour ça ?...

DALIBON.

Ce monsieur vient pour voir la propriété, le jardin, les dépendances...

GERVAISE.

Eh bien ! non, monsieur !

DALIBON.

Comment, non ?...

GERVAISE.

Il est entré dans la petite allée... où je l’ai suivi de loin. Il s’est jeté sur un banc... et il n’en a pas bougé... et il y est encore... Vous pouvez le voir d’ici, la tête dans ses mains comme quelqu’un... quelqu’un... qui a une idée... et tout ça... dans une agitation...

EURYALE.

Il est certain qu’un acquéreur a d’ordinaire plus de calme et de sang-froid !

DALIBON.

Eh bien !... qu’est-ce que vous en concluez ?...

GERVAISE, résolument.

Qu’il ne vient pas pour acheter !... Ça m’est suspect.

EURYALE.

Et à moi aussi ! Gervaise a raison !

ÉLISE, à part.

Je me sens mourir... et Jeanne qui n’est pas là...

GERVAISE.

Il y a tant de gens qui s’introduisent ainsi dans les maisons avec de mauvaises intentions, et l’intérêt que je porte à mes maîtres...

DALIBON.

Allons donc !

EURYALE, bas à Dalibon.

Le voici... nous allons bien voir...

ÉLISE, à part.

Ah ! c’est fait de moi !

 

 

Scène V

 

ÉLISE, s’appuyant sur la table à droite, EURYALE, DALIBON, GERVAISE, MELFORT, entrant par le fond, salue respectueusement Élise qui, toute troublée, lui fait la révérence sans le regarder, puis il salue Dalibon

 

DALIBON.

On me dit, monsieur, que vous voulez acheter ma maison ?

MELFORT.

Oui, monsieur... si nous convenons du prix !

EURYALE.

C’est monsieur, je crois, que j’ai eu l’honneur de rencontrer en chemin de fer ?

MELFORT.

Oui, monsieur...

EURYALE.

Et vous désirez voir les appartements.

MELFORT.

Que je ne connais pas.

DALIBON.

C’est tout simple.

EURYALE.

Mais les jardins, qu’en dites-vous ?

MELFORT, sans faire attention à ce qu’on lui demande, et regardant autour de lui avec embarras.

Les jardins... très frais... très jolis... très...

EURYALE.

Très bien dessinés... n’est-ce pas ? Et le petit pont chinois, comment le trouvez-vous ?

MELFORT.

Fort bien jeté... très pittoresque !

GERVAISE, à part.

Il n’y en a pas.

EURYALE.

Et le chalet ?

GERVAISE, à part.

Il n’y en a pas non plus.

EURYALE.

Ah ! le chalet, qu’en pensez-vous ?

MELFORT.

C’est tout à fait suisse.

EURYALE.

Pleine Suisse !

ÉLISE, à part.

Il nous perd...

EURYALE.

Eh bien, monsieur (et je pense que mon cousin Dalibon est maintenant de mon avis), vous n’êtes pas un acquéreur... sérieux...

MELFORT.

Que voulez-vous dire ?

EURYALE.

Qu’il n’existe ni pont chinois, ni chalet suisse dans la propriété.

MELFORT, à part.

Ah ! diable !...

EURYALE.

Et que vous ne venez ni pour la voir...

DALIBON.

Ni pour l’acheter !

MELFORT.

C’est vrai, monsieur.

DALIBON.

Eh bien ! alors, monsieur, pourquoi venez-vous donc ?

MELFORT, regardant autour de lui avec embarras.

Pourquoi... monsieur... pourquoi ?

ÉLISE, à part.

Que va-t-il dire... quel prétexte donner !...

MELFORT.

Je désire ne l’apprendre qu’à vous... à vous seul.

DALIBON.

Laissez-nous, mes amis.

EURYALE, à voix basse.

Je ne sais pas si c’est prudent...

DALIBON, avec impatience.

Allons donc !...

Haut.

Laissez-nous, vous dis-je.

ÉLISE, à part.

Comment pourra-t-il sortir de là ?...

À Dalibon qui la regarde avec impatience.

Je m’en vais, mon ami, je m’en vais.

Elle sort avec Euryale par la droite.

GERVAISE, à part.

Décidément il y a ici quelque chose !

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène VI

 

DALIBON, MELFORT

 

MELFORT, à qui Dalibon fait signe de s’asseoir.

Je commencerai, monsieur, par vous faire mes excuses de la manière dont je me suis présenté. Impossible d’arriver hier jusqu’à ces dames, jusqu’à vous, qui deviez, m’a-t-on dit, passer toute la semaine à la campagne... et moi, qui n’ai qu’un congé de deux jours...

DALIBON.

Pardon, monsieur. D’abord, à qui ai-je l’honneur de parler ?

MELFORT.

À Henri Melfort, lieutenant de vaisseau.

DALIBON.

Dont les journaux avaient annoncé la mort en Angleterre !

MELFORT.

Ils s’étaient trompés de personne et de grade... Celui que nous avons perdu était un officier supérieur, mon plus proche parent, mon bienfaiteur, Henri Melfort...

DALIBON.

Le contre-amiral ?

MELFORT.

Le contre-amiral qui, comme parrain, m’a donné son nom... et comme oncle tout ce qu’il pouvait me laisser.

DALIBON.

Vous, neveu du contre-amiral !... Vous aviez, parbleu ! plus de droits que vous ne pensiez à cette propriété... vous êtes ici chez vous, monsieur.

MELFORT, riant.

Que voulez-vous dire ?...

DALIBON.

Que, sans votre oncle... je n’aurais ni cette maison, ni rien au monde !

MELFORT.

Et comment cela se fait-il ?

DALIBON.

Comment ?... c’est que quand un pauvre jeune homme commence... le premier orage qu’il éprouve, le jette à la côte, le coule bas, comme vous dites, vous autres marins ! Et personne ne tendait la main au naufragé !... Et, faute d’une vingtaine de mille francs, c’en était fait de tout mon avenir. Votre oncle seul eut confiance en moi... en mon intelligence, en ma probité... Il eut l’audace... la générosité de m’avancer vingt billets de banque qui m’ont sauvé... vingt mille francs que je lui ai rendus dès la première année ; maison n’est pas quitte pour ça... et je me suis toujours regardé comme débiteur envers lui... ou envers les siens, si j’en rencontrais jamais ! J’ai donc raison de vous dire : touchez là, monsieur, vous êtes chez vous.

MELFORT.

Je ne sais, monsieur, comment reconnaître un pareil accueil...

DALIBON.

En me parlant franchement !... Les jeunes gens, même les marins... peuvent se trouver dans la position... où j’étais... Je ne vous ferai pas de phrase... mais je suis riche maintenant ! il ne tient qu’à vous que je vous doive là...

Portant la main à son cœur.

un contentement dont je vous serai reconnaissant toute ma vie.

MELFORT, vivement, et lui saisissant la main.

Ah ! vous êtes un brave homme ! Merci, monsieur... merci... je n’ai besoin de rien... mon oncle m’a laissé toute sa fortune.

DALIBON.

Tant pis !

MELFORT.

Qui est très considérable pour un jeune homme... Quarante à cinquante mille livres de rente à peu près.

DALIBO.N.

Ah ! je n’ai pas de chance !

MELFORT.

Mais vous pouvez faire bien plus encore pour moi.

DALIBON.

À la bonne heure !... Parlez... parlez donc...

MELFORT.

Vous me permettez de tout vous raconter...

DALIBON.

Comme à un ami, comme à un frère... nous sommes ici en famille.

MELFORT.

Eh bien ! monsieur... nous étions deux enfants, ma sœur et moi... orphelins de bonne heure, et tous deux à la charge de mon oncle. Il plaça ma sœur dans un couvent... le couvent où votre femme fut élevée. Quant à moi, ma carrière était toute tracée. Il lit de moi un marin. J’entrai à Brest au vaisseau école, j’en sortis aspirant, je fis trois campagnes... la dernière sous les ordres de mon oncle, sur la frégate l’Érigone, et dans une expédition autour du monde qui dura près de quatre années. Pendant notre absence, une révolution avait éclaté. Mon oncle, qui devait tout au souverain exilé, le suivit sur la terre étrangère, et moi, tout en regrettant ma jeunesse désormais inutile et ma carrière brisée... je ne pus séparer mon sort de celui de mon bienfaiteur. J’étais donc auprès de lui au fond de l’Angleterre... lorsque... Mais pardonnez-moi tous ces détails...

DALIBON.

Je les veux tous ! N’en passez pas un seul ! Le véritable ami est celui qui sait écouter.

MELFORT.

Ma jeune sœur était restée en France, près d’Arras. Atteinte d’une maladie qui ne pardonne pas... elle désirait me voir ! À l’instant même où je reçus sa lettre je partis... je voyageai jour et nuit, mais en vain... j’arrivai trop tard. Alors seulement je m’aperçus que, dans la précipitation du départ, je n’avais pris ni permission, ni passeport. Je me hâtai de sortir de France, et sous le premier nom venu, M. Denneberg, négociant, je me dirigeai vers la Belgique, dans l’intention de m’embarquer à Ostende ; et, pour gagner la ligne de chemin de fer qui y conduisait directement... je pris place dans une mauvaise diligence où se trouvaient quatre dames et un monsieur. Le monsieur était un médecin es armées ; quant aux dames, l’une, vieille, était fort aimable, les deux autres étaient jolies, la dernière était charmante ; elles se rendaient aux environs de Lille, au château d’Annecourt.

DALIBON.

Celui de ma vieille tante... Gertrude d’Annecourt... qui adorait ma sœur, et qui tous les ans l’emmenait avec elle passer un mois dans ses terres.

MELFORT.

C’est cela même !

DALIBON.

Nous voilà en pays de connaissance... Continuez, de grâce.

MELFORT.

Je vous ai dit que la diligence était rude, les chevaux mauvais, et, de plus, le cocher était ivre... De là, les alarmes de ces dames, que le docteur et moi rassurions de notre mieux. Au lieu de tenir le milieu de la route, la diligence longeait un large fossé, et la vieille dame, ma voisine, s’écriait à chaque instant : « Je parie que nous allons verser. »

DALIBON, avec inquiétude.

Eh bien ?...

MELFORT.

Eh bien ! la vieille dame avait gagné son pari ! Nous étions dans le fossé... accident dont j’avais tâché de la garantir en la soutenant de mon bras, mais si maladroitement, que ce bras s’était cassé ! Cassé net !

DALIBON.

Ah ! mon Dieu !

MELFORT.

Au milieu de la grande route...

DALIBON.

Que faire ? Que devenir ?

MELFORT.

Rassurez-vous... Nous avions là un chirurgien... un habile homme... qui, en un instant, eut coupé la manche de mon habit, taillé des éclisses dans une branche d’arbre, et fabriqué des bandelettes avec les mouchoirs de ces dames... Mais il lui fallait un aide... ne fût-ce que pour tenir mon bras pendant le temps qu’il le remettrait. Le cocher, on ne pouvait pas compter sur lui ; et à cette idée seule, les dames, frémissant d’effroi, étaient près de se trouver mal, excepté une qui, leur reprochant leur faiblesse en un pareil moment, s’écria froidement : « Me voici, docteur, que faut-il faire ? » Et, modeste et pure comme une sœur de charité, courageuse comme elle, elle tint mon bras nu sans trembler, sans changer de couleur... je me trompe... Ce fut seulement quand tout fut terminé, qu’elle baissa les yeux et se prit à rougir.

DALIBON.

Ah ! c’était là une brave fille !

MELFORT.

C’était votre sœur.

DALIBON.

Je m’en doutais... il n’y a pas d’action courageuse... de trait de bonté et de modestie dont Jeanne ne soit capable !

MELFORT.

À qui le dites-vous ! car madame d’Annecourt, ne voulant point abandonner son chevalier sur la grande route, m’avait forcé d’accepter l’hospitalité dans son château ; et pendant huit jours passés auprès de mademoiselle Jeanne, j’ai pu apprécier tout ce qu’elle possédait de qualités aimables et charmantes... Quelle gaieté, quelle grâce dans l’esprit, quelle bonté dans le cœur, quelle fermeté dans le caractère ! Je me suis dit : Voilà la vraie femme d’un marin... elle sera la mienne, ou je mourrai garçon. Je n’en aurai pas d’autre !

DALIBON, avec joie.

En vérité !

MELFORT.

Mais j’appris de sa tante qu’elle était riche... et moi je n’avais rien alors... pas un sou vaillant... Je ne vivais que des bienfaits de mon oncle... je n’avais rien à offrir à ma femme... Aujourd’hui, il m’est permis d’aspirer à la main de mademoiselle Jeanne. Je ne vous connaissais pas, monsieur : mais madame Dalibon, votre femme, avait été bien jeune au couvent avec ma sœur. J’avais eu le plaisir de la rencontrer quelquefois au parloir ; l’amie de ma sœur était presque la mienne, et je comptais sur elle pour parler en ma faveur... Aussi, en arrivant à Paris, je me suis présenté chez vous, deux fois sans succès, et une domestique m’a appris en confidence que votre porte était fermée à tout le monde, et surtout aux jeunes gens, par l’ordre exprès de mademoiselle Jeanne...

DALIBON.

Jeanne ?

MELFORT.

Est-ce vrai ?

DALIBON, secouant la tête.

Ça ne m’étonnerait pas !... Écoutez-moi... mon ami. Je vous préviens d’abord que je vous accepte pour beau-frère... que vous avez d’avance mon consentement.

MELFORT.

C’est beaucoup !

DALIBON.

Ce n’est rien !... Imaginez-vous que ma sœur (nous avons eu encore hier une discussion à ce sujet), ma sœur ne veut pas se marier.

MELFORT.

Ah ! mon Dieu !...

DALIBON.

Elle y est décidée, c’est un parti pris, une conviction arrêtée... Aussi, tous les prétendants sont éloignés par elle... tous !

MELFORT.

Tous !... J’aime mieux cela !

DALIBON.

Elle les prévoit... elle les devine... Quiconque est jeune, est suspect... Vous êtes dans les suspects... condamné d’avance et mis à l’index.

MELFORT.

Mais présenté par vous ?...

DALIBON.

Vous auriez encore bien moins de chances ; il semble toujours que je veuille lui dicter des lois, ou lui imposer une tyrannie contre laquelle elle se révolte. Tous ceux qui, jusqu’ici, ont été protégés par moi, se sont vus impitoyablement refusés.

MELFORT, vivement.

Ne me protégez pas !

DALIBON, lui serrant affectueusement la main.

Vous pouvez y compter ! Mais je peux vous donner un bon conseil... Tâchez de vous l’aire bien venir de ma femme... tout dépend de là... Les deux belles-sœurs sont intimement liées, se confient tous leurs secrets. Ce que je peux, en outre, et ce que je ferai... c’est de vous aider auprès de ma femme.

MELFORT.

Que de bontés !

DALIBON.

Je la prierai... je lui ordonnerai, s’il le faut, d’être bien pour vous... de devenir votre alliée... Justement la voici... Ah ! elle est avec sa femme de chambre !... Allez m’attendre au jardin... je vous y rejoins,

Souriant.

ce jardin que vous connaissez si bien !

MELFORT.

Je m’abandonne à vous !

Il sort.

 

 

Scène VII

 

GERVAISE, ÉLISE, DALIBON

 

GERVAISE, entrant avec Élise.

Madame est bien bonne de s’en rapporter à moi... pour sa toilette... J’aimerais mieux qu’elle choisit elle-même la robe qu’elle va mettre.

ÉLISE, avec impatience.

Oui... oui... dans un instant.

GERVAISE, l’observant.

Oh ! mon Dieu ! si madame est occupée... j’attendrai tant qu’elle voudra.

ÉLISE, troublée.

C’est bien... attendez...

À part.

Ah ! je meurs d’inquiétude ! Qu’a-t-il pu lui dire pour justifier sa présence ?

DALIBON, s’approchant d’Élise, et à voix basse.

Je sais tout... je connais ses intentions.

ÉLISE, à part, avec effroi.

Ô mon Dieu !

DALIBON, en confidence.

C’est un amoureux... un prétendant... il venait pour Jeanne.

ÉLISE.

Jeanne ?

DALIBON.

Il me l’a avoué...

ÉLISE, à part.

Nous sommes sauvés !

DALIBON.

Par exemple, il espère, et moi aussi, ma chère femme, que tu serviras ses projets.

ÉLISE, troublée.

Moi... monsieur... et comment ?

DALIBON.

Tu t’entendras à ce sujet avec lui ; mais ne vous parlez pas devant Jeanne. Elle est si fine, que du premier coup d’œil elle devinerait tout.

ÉLISE.

Mais permettez !

DALIBON.

Nous devons, ma sœur et moi, faire aujourd’hui, à trois heures, une visite à notre salle d’asile.

ÉLISE.

Mais, mon ami !...

DALIBON.

Profitez de ce moment-là... ici, au salon...

ÉLISE.

Cependant...

DALIBON.

Tais-toi donc devant Gervaise... Elle est si curieuse ! Si elle l’entendait !... Eh bien ! c’est convenu, à trois heures !

ÉLISE.

Mais...

DALIBON.

Je vais le prévenir... Je compte sur toi ; à trois heures... pas avant.

Il sort.

ÉLISE, après un moment de silence.

Oh ! c’est trop fort... et, décidément... j’aime mieux tout lui dire.

Elle fait quelques pas pour suivre Dalibon et se trouve en face de Gervaise.

 

 

Scène VIII

 

ÉLISE, GERVAISE, qui pendant la scène précédente a arrangé des fleurs dans un vase à droite

 

ÉLISE.

Ah ! j’oubliais... ma toilette...

GERVAISE.

Oui, la toilette de madame !

ÉLISE.

C’est inutile, je ne changerai pas de robe... je garderai celle-ci pour dîner.

GERVAISE.

Comme madame voudra.

Regardant Élise avec intérêt.

Mais, vrai, ça me fait de la peine.

ÉLISE, étonnée.

Hein ? Quoi ?... Qu’est-ce ?

GERVAISE.

De voir madame changée comme elle l’est ! J’ai peur qu’elle ne soit indisposée, qu’elle n’ait sa migraine !

ÉLISE.

Moi !

GERVAISE.

Ou qu’elle n’ait quelque ennui, quelque chagrin ! Madame le sait bien, pour lui épargner l’ombre d’une contrariété... je me jetterais...

ÉLISE, l’interrompant.

Au feu !... Je le sais ! Et je vous remercie... c’est bien... laissez-moi.

GERVAISE.

Oui, ma bonne maîtresse.

À part.

Qu’est-ce qu’elle a donc ?

Elle sort par la droite.

 

 

Scène IX

 

ÉLISE, seule, la regardant sortir

 

Est-ce qu’elle se douterait de quelque chose ?... Non, c’est son zèle ordinaire ! Une bonne fille... qui m’est dévouée... mais il me semble toujours... et c’est absurde, que chacun connaît mon secret ! Et lui qui va venir... mon Dieu... je n’y pensais plus ! Il va venir ! Ce moment que... j’ai attendu... rêvé... désiré si longtemps, me remplit de trouble et de terreur... Il va venir !... Il sera là... Que me dira-t-il ? Et que lui répondrai-je ? Ah ! je voudrais qu’il ne vint pas ! qu’il ne vint jamais... cela vaudrait mieux... J’entends marcher... on s’approche... c’est lui ! Je suis perdue !

Elle tombe sur un fauteuil à droite, près de la table.

 

 

Scène X

 

JEANNE, ÉLISE

 

JEANNE, avec son ouvrage.

Toutes mes visites et inspections sont terminées...

ÉLISE.

Ah ! C’est toi ?

JEANNE, gaiement.

Eh bien ! oui !... C’est moi... tu me dis cela en princesse de tragédie... Qu’est-ce que tu as donc ?

ÉLISE.

Moi ?... Rien !... C’est que mon mari m’avait annoncé que tu irais avec lui... à trois heures... faire une visite à votre salle d’asile.

JEANNE, s’asseyant et prenant son ouvrage.

Et je l’ai prié d’y aller sans moi, attendu que j’y ai déjà passé deux heures ce matin, et que la salle d’asile aurait l’air de n’être fondée qu’à mon seul bénéfice !

ÉLISE, se retournant et la voyant assise.

Ah ! tu restes là...

JEANNE.

Eh bien ! oui... je viens travailler près de toi... te tenir compagnie.

Trois heures sonnent à la pendule, et Melfort paraît à l’une des portes du fond.

ÉLISE, à part.

Ah !

Elle lui fait signe de s’éloigner en lui montrant Jeanne.

MELFORT.

Elle n’est pas seule... je reviendrai.

Il s’éloigne.

ÉLISE, à part.

Il s’éloigne...

JEANNE, levant les yeux et la regardant.

Ah çà !... je ne te reconnais pas... tu parais toute troublée.

ÉLISE.

Ah ! c’est qu’il est arrivé depuis ce matin une foule d’événements terribles ! Quand tu m’abandonnes un instant... je ne sais que devenir...

JEANNE, se levant vivement.

Parle donc ! Achève !...

ÉLISE.

D’abord, tu avais cru qu’en nous réfugiant à la campagne, nous pourrions nous soustraire aux poursuites de M. Melfort... mais tu ne le connais pas... tu ne te doutes pas de ce qu’est un amour tel que le sien.

JEANNE.

Après ?...

ÉLISE.

Pendant qui ; tu visitais l’école du village, les pauvres... que sais-je ? il s’introduisait ici, sous prétexte d’examiner en détail cette maison... qui est à vendre... Je l’ai revu... il était là... devant moi... je me sentais mourir, et mon trouble sans doute... l’a gagné... car il balbutiait... il ne savait que dire... et restait interdit... De là les soupçons de mon mari... augmentés encore par le persiflage de mon cousin... par les remarques de Gervaise.

JEANNE.

Que t’avais-je dit ?

ÉLISE.

Enfin, il devenait évident à tous les yeux... que. M. Melfort ne venait pas ici pour acheter cette maison, et qu’il y avait à sa visite un autre motif !... « Lequel, monsieur, demandait mon mari avec colère... lequel ? » Comment sortir d’un tel embarras... quel prétexte prendre ?... Je croyais tout perdu... lorsqu’il lui est venu à l’improviste une idée hardie... ingénieuse !... Une de ces idées que l’amour seul inspire... « Monsieur, a-t-il dit à mon mari... je viens ici pour mademoiselle Jeanne, votre sœur. »

JEANNE.

Pour moi !

ÉLISE.

« Dont je vous demande la main... »

JEANNE, avec colère.

Par exemple !

ÉLISE.

Tais-toi !... tais-toi donc... et écoute-moi ; voici bien un autre embarras ! Mon mari, enchanté... s’est mis depuis ce moment-là à l’adorer, à le protéger... Il le garde ici... à la campagne... sans doute pour qu’il te fasse sa cour !

JEANNE.

Ce n’est pas possible !

ÉLISE.

Bien plus !... Il me prie de plaider auprès de toi... en faveur de ce nouveau prétendant ! Il veut même, pour mieux défendre sa cause, que je le voie, que je m’entende avec lui en tête à tête... et à ton insu.

JEANNE.

C’est à n’y pas croire !

ÉLISE.

Je l’attendais dans ce salon à trois heures...

Geste de Jeanne.

Par ordre de mon mari... c’est ta présence qui l’a fait fuir.

JEANNE.

Grâce au ciel ! Mais cela ne peut pas durer ainsi ! Moi, vous aider à tromper un frère que j’aime !

ÉLISE.

Oh ! non !... mais...

JEANNE.

Mais... tu ne comprends donc pas le rôle indigne que tu lui fais jouer et dont je suis le prétexte... le mari qu’on abuse, fût-il le plus noble de tous les hommes, devient un objet de ridicule !... et je le souffrirais ?... Non !... Je cours tout lui apprendre.

ÉLISE.

Et détruire à jamais son repos et son bonheur !

JEANNE, s’arrêtant.

Ah ! tu dis vrai !

Après un moment de silence.

Je me tairai... je me tairai... mais à une condition.

ÉLISE.

Je m’y soumettrai... je te le promets ! Laquelle ?

JEANNE.

C’est de bannir, dès aujourd’hui, ce monsieur de cette maison... et plus encore... de ton souvenir...

ÉLISE.

Le renvoyer d’ici !... Et comment ?... je te le demande !...

JEANNE.

En lui disant, toi-même, bravement et clairement : Allez-vous-en ! Du reste, je ne veux plus être mêlée en rien à tout cela. Je te laisse... cela te regarde... mais il faut qu’il parte... te me l’as promis...

ÉLISE.

Il partira.

JEANNE.

Bien !... J’y compte.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène XI

 

ÉLISE, seule

 

Elle croit que c’est aisé !... Dire à quelqu’un qui vous aime... et qui a tout bravé pour se rapprocher de vous, lui dire en face... avec dureté... avec cruauté : Allez-vous-en ! Je ne le pourrai jamais... et s’il est malheureux, désespéré... s’il se jette à mes genoux... s’il pleure ?... Ah ! il ne partira pas... il restera, et ce sera fait de moi ! Non, je ne le verrai pas ; il faut qu’il parte ! Le plus sûr, le plus prudent... est de lui écrire... de me confier à lui... C’est un honnête homme, après tout, un galant homme ! Et puis, en écrivant... on ne dit que ce que l’on veut... et pas plus... ce n’est pas comme s’il était là !...

Se mettant devant la table, et écrivant.

Ces deux mots suffiront... je crois ! Non, ce n’est pas cela... c’est trop !

Elle froisse le billet, le met dans sa poche, et en recommence un autre.

Celui-ci est mieux... Non... ce n’est pas assez...

Elle le met encore dans sa poche, et en recommence un troisième.

Il faut se hâter, cependant... car, si l’on venait... si l’on me voyait écrire... si l’on me demandait à qui ?

S’arrêtant.

Ah ! j’ai cru entendre les pas de mon mari.

Cachant vivement la lettre dans un buvard, puis se levant, et regardant autour d’elle.

Non... personne !

Portant la main à son cœur.

Ah ! que cela fait mal... il n’y a pas moyen de vivre ainsi... cela doit abréger l’existence...

Écrivant, debout, devant la table, et en regardant autour d’elle.

« Partez, monsieur ! »

S’arrêtant.

Je tremble comme la feuille... et il ne pourra jamais lire.

Écrivant.

« Partez, de grâce... si vous m’aimez... si, comme je le crois, vous êtes digne... de... de...

Cherchant un mot.

mon estime... » C’est bien sec ! et de... de la tendresse... non... de l’affection... c’est mieux !... « de l’affection qu’on vous a conservée... »

Vivement.

Ah ! ce mot-là est de trop ! Mais, c’est écrit... on ne peut pas faire de rature... ni recommencer...

Tombant dans un fauteuil.

Je n’en aurais pas la force ! Maintenant, comment lui faire parvenir cette lettre ? La lui donner moi-même, de la main à la main ?... Oh ! non, non, je n’oserais pas... Si l’on me voyait. Et puis, je suis si maladroite, que je ferais quelque gaucherie, c’est sûr ! Prier Jeanne de s’en charger ?... Elle est si rigide... je n’oserais même pas le lui proposer.

Apercevant Gervaise, qui apporte des fleurs, qu’elle met dans une jardinière à droite.

Ah ! Gervaise ! qui m’est si dévouée, et sur qui je puis compter...

Pliant vivement sa lettre et la cachetant.

Une lettre à porter, ce n’est rien !

Appelant. 

Gervaise !

 

 

Scène XII

 

GERVAISE, ÉLISE

 

GERVAISE, s’approchant.

Madame ?...

ÉLISE, à part.

Un air indifférent, si c’est possible.

Tendant la lettre à Gervaise, sans la regarder.

Cette lettre à M. Melfort.

GERVAISE, prenant la lettre.

L’officier de marine ?... Il est là-bas, dans l’allée... si madame le veut, elle peut lui parler.

ÉLISE, avec embarras.

Point du tout.

GERVAISE.

Je dis cela à cause de cette lettre... si c’est pour lui.

ÉLISE, vivement et avec trouble.

Non... non, pas pour lui... pour un de ses amis... un mot... une lettre de recommandation... il saura ce que c’est... Allez...

À part.

Je ne sais plus ce que je dis !

GERVAISE.

Madame peut être sûre que, dans un instant, la lettre sera remise... et certainement...

ÉLISE.

C’est bien, vous dis-je !... Allez... allez, et laissez-moi !

GERVAISE.

Je cours, et je reviens.

Elle s’élance, en courant, par la droite, et disparaît.

 

 

Scène XIII

 

ÉLISE, seule, et toujours assise

 

Ah ! j’ai cru qu’elle ne partirait pas !

Se levant.

Mais dans quelques instants, heureusement, il aura ma lettre...

Regardant au fond.

Ah ! mon Dieu ! Elle a rencontré Euryale... il l’arrête !... ils causent ensemble...

Redescendant.

Mais, qu’est-ce qu’elle peut avoir à lui dire !

 

 

Scène XIV

 

GERVAISE, parlant à la cantonade, ÉLISE

 

GERVAISE, à la cantonade.

Ah ben ! par exemple... Ah ben ! Monsieur, voilà qui est sans gène !

ÉLISE.

Qu’est-ce donc ?

GERVAISE, entrant.

Imaginez-vous, madame... je m’étais élancée, en courant, et au moment où je traversais le bosquet, je me sens arrêtée par M. Euryale. « Quelle est cette lettre ? Une lettre d’amoureux ? » qu’il me dit en s’en emparant...

ÉLISE, avec émotion.

Une telle audace !

GERVAISE.

N’est-ce pas, madame, cela ne le regardait pas ? « Non pas, » que je lui dis... « Une lettre de recommandation écrite par madame, à un officier de marine ! »

ÉLISE, s’efforçant de se modérer.

Qu’aviez-vous besoin de lui dire ?...

GERVAISE.

Pour lui apprendre ! « Ah ! » qu’il s’est écrié... « Je sais ce que c’est ! Cette bonne cousine ! C’est pour moi... la lettre de recommandation promise. Sois tranquille, je la remettrai ! D’ici là je la garde ! » Et moi, je voulais la lui reprendre, et lui ne voulait pas !

ÉLISE, avec colère.

Eh ! faire autant de bruit, autant d’éclat...

GERVAISE.

Ah ! dame ! Quand je suis chargée d’une commission, je ne connais que va !

ÉLISE, de même.

Une scène qui pouvait attirer du monde...

GERVAISE.

Il en est venu ! votre mari...

ÉLISE, à part, avec effroi.

Ah ! mon Dieu !

GERVAISE.

Et mademoiselle Jeanne, qui se disputaient ! Monsieur Euryale s’est enfui, et moi je suis accourue prévenir madame... et lui demander ce qu’il fallait faire.

ÉLISE, vivement.

Rien !

À part.

C’est déjà bien assez comme cela !

GERVAISE.

Si madame veut que j’aille la lui redemander de sa part ?...

ÉLISE.

Eh non !... cent fois non... je ne veux rien ! Laissez-moi, laissez-moi, vous dis-je !

GERVAISE.

Je m’en vais, madame, je m’en vais ! Je ne savais pas que cette lettre fût si importante !

Elle sort par la droite.

ÉLISE.

Ah ! c’est le dernier coup !... Il ne manquait plus que cela !... Des suppositions maintenant !... Et cette lettre entre les mains d’Euryale... et Jeanne qui ne sait rien de tout ce qui arrive... Courons la prévenir... C’est elle et mon mari !

 

 

Scène XV

 

ÉLISE, JEANNE, DALIBON

 

JEANNE, à Dalibon.

Eh bien ! non, mon frère, non ! C’est impossible ! J’en fais juge ma sœur.

DALIBON.

Soit ; je m’en rapporte à elle.

Il jette sur la table à ouvrage un numéro de la Revue des Deux-Mondes qu’il tient à la main.

ÉLISE, bas à Jeanne.

Je suis perdue... si je ne te parle pas.

JEANNE, de même.

Impossible !

ÉLISE, à Dalibon.

Quoi donc ?

DALIBON, à Élise.

Eh bien ! Jeanne sait par toi que je viens de voir un jeune homme, un marin... M. Henri Melfort, qui dîne aujourd’hui avec nous.

JEANNE.

Oui, mon frère.

DALIBON.

Et qu’est-ce qu’il veut ? Qu’est-ce qu’il demande après tout ? La permission d’être reçu chez moi ! De faire sa cour légitimement, loyalement !... Enfin de se faire aimer...

JEANNE, avec indignation.

Jamais !

DALIBON.

Jamais ! Et pourquoi ?

JEANNE.

Je n’ai pas besoin de le dire.

DALIBON.

Mais enfin on donne des raisons.

JEANNE.

Des raisons... des raisons... je n’en ai que trop ! Je ne veux pas me marier... je te l’ai dit... il est alors inutile de recevoir aucun prétendant.

DALIBON, insistant.

Mais celui-là mérite une exception ! Celui-là est charmant... ma femme te le dira !... Il est jeune, il est aimable, ardent... passionné... ma femme te le dira !

JEANNE, à part.

Ah ! c’est trop fort !

DALIBON, se mettant aussi en colère.

Trop fort... en quoi ? On ne le demande pas de l’épouser sur-le-champ et séance tenante... on te prie seulement de le recevoir... de bien le recevoir !

JEANNE.

Moi !...

DALIBON, s’emportant.

Tu ne peux cependant pas le refuser sans l’avoir vu, lui, mon ami... lui, le neveu de mon bienfaiteur... Écoute, Jeanne, j’ai été jusqu’ici bon et indulgent pour toi, mais la bonté a ses bornes, et si tu persistes dans une résolution aussi absurde, si je ne peux obtenir de toi le moindre sacrifice, le moindre égard... c’est qu’il n’y a en toi ni reconnaissance, ni amitié ! C’est que tu ne m’aimes pas... c’est que tu ne m’as jamais aimé.

JEANNE, à part.

Moi qui, dans ce moment même...

Haut, avec hésitation.

Écoute, frère, c’est la première scène de ce genre qui a lieu entre nous...

DALIBON, avec émotion.

Malheur alors à qui en est cause !

À Élise.

N’est-ce pas, ma femme ?... et si elle ne cède pas...

JEANNE, faisant un effort.

Je cède... je consens...

DALIBON.

À voir monsieur Melfort, à le recevoir ?

ÉLISE, d’un air suppliant.

Pas autre chose...

JEANNE.

Soit. Mais si après l’avoir vu et entendu il ne me plaît pas, vous me promettez tous deux de le congédier ?

DALIBON.

C’est dit ! C’est lui !

 

 

Scène XVI

 

ÉLISE, DALIBON, MELFORT, JEANNE

 

DALIBON, allant à Melfort qu’il prend par la main.

Voici, ma chère Jeanne, un ami que je te présente.

Melfort s’avance près de Jeanne qu’il salue. Celle-ci, après lui avoir fait la révérence, lève les yeux qu’elle tenait baissés et fait un geste de surprise.

JEANNE, à part.

Monsieur Denneberg... lui !

MELFORT.

Pour être accueilli... par monsieur votre frère et par vous, mademoiselle, j’ai compté un peu sur les anciens souvenirs...

JEANNE, à part.

Il ose les rappeler...

MELFORT.

Et beaucoup sur votre bonté... et votre indulgence.

JEANNE, émue.

Vous avez ici déjà, monsieur, tant de gens qui vous protègent... vous défendent et vous aiment... que vous ne devez pas douter du succès... mais...

MELFORT.

Ah ! Il y a un mais !

DALIBON, gaiement.

Parbleu ! Il y en a à toutes les choses de ce monde.

MELFORT.

Heureux s’il n’y en a qu’un, et celui-là ?...

JEANNE, froidement.

Je le dirai, monsieur, plus tard !

DALIBON.

Elle a raison... Ne songeons qu’au dîner.

À Élise.

Nos convives nous attendent dans le petit salon. Nous avons tous les dignitaires de l’arrondissement. Le maire de Lagny et le président du comice agricole... un très aimable homme... Quant à notre sous-préfet qui m’engage à lire, sur notre département, une étude administrative qu’il a publiée, il m’écrit que nous ne l’aurons pas à dîner, mais il viendra passer la soirée... Il ne nous manque donc plus que mon cousin Euryale...

Bas à Melfort.

un prétendant... mais que cela ne vous inquiète pas...

À part.

Au fait, il devrait déjà être revenu de la gare. Ah ! le voici !

Il remonte vers Euryale qui arrive par le fond.

 

 

Scène XVII

 

ÉLISE, DALIBON, MELFORT, JEANNE, EURYALE

 

EURYALE.

Me voici avec un appétit d’enfer !

Bas à Dalibon.

Le colis est arrivé à bon port... je l’ai porté sans être vu de personne dans ton cabinet.

Haut, en voyant Melfort

Ah ! monsieur...

DALIBON, lui présentant Melfort.

Oui, monsieur, qui décidément ne venait pas pour acheter ma maison, mais pour une affaire bien plus importante.

EURYALE.

Laquelle ?

DALIBON.

Tu la connaîtras bientôt, je l’espère.

JEANNE, à part.

Ah ! L’indigne !

DALIBON, continuant.

Du reste, un marin distingué... M. Henri Melfort.

EURYALE.

M. Henri Melfort !

Regardant Élise.

Pour qui j’ai là une recommandation.

MELFORT.

À vos ordres, monsieur.

On entend sonner une cloche.

DALIBON, gaiement.

Madame est servie. La main aux dames.

Melfort offre son bras à Jeanne.

ÉLISE, à Euryale qui s’approche d’elle.

Oui, mais cette lettre...

EURYALE.

Ah ! cousine, que vous êtes bonne !

DALIBON.

Quoi donc !

EURYALE.

Ma cousine avait écrit pour moi à M. Melfort une lettre de recommandation.

DALIBON.

Qui doit être charmante, j’en suis sûr !

EURYALE.

Je la lui remettrai après dîner.

DALIBON.

À merveille ! Nous la lirons ensemble.

ÉLISE.

Ah !

EURYALE.

Qu’est-ce ?

ÉLISE.

Rien.

Elle prend son bras, et ils suivent Melfort et Jeanne. Dalibon sort le dernier.

 

 

ACTE III

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

MELFORT, seul, sortant du salon à droite

 

Je n’en puis revenir encore ! Cette journée, dont je me faisais d’avance une idée si douce, n’a été pour moi qu’une suite de déceptions. Jeanne n’est plus celle que j’ai vue autrefois et qui m’avait charmé. Elle est toujours gracieuse, prévenante, aimable avec tout le monde... mais avec moi, c’est une froide politesse, c’est un air d’ironie qui perce dans ses moindres paroles... Qu’ai-je fait... quel est mon crime ?... D’aspirer à sa main, de me présenter à elle avec le consentement de son frère. Je ne vois dans une telle démarche rien qui doive exciter sa colère... ni justifier l’expression de dédain qui semblait errer sur ses lèvres ! D’après le caractère que je lui supposais, j’attendais de sa part, même en cas de refus, une explication franche et loyale que depuis le dîner je n’ai pas encore pu obtenir. Mais ce qu’il y a déplus étonnant encore... c’est sa belle-sœur... madame Dalibon... Que diable ! celle-là, je ne viens pas pour l’épouser... et cependant, elle semble aussi prendre à tâche de m’éviter : quand je m’approche, elle se réfugie pris de sa sœur... quand je lui adresse la parole, elle me répond à peine... quand je lui donnai la main pour sortir de la salle à manger... on aurait dit qu’elle tremblait de peur ! Je suis donc un épouvantail pour toute la maison... Et un autre ennui, le petit cousin, M. Euryale... un bavard, un fat, un impertinent... qui a l’air de faire la cour à ces deux dames... et d’être sûr de son fait... Heureusement, je lui ai donné une leçon dont il ne se vantera pas. Il n’y a ici de franc, de loyal, de dévoué à mes intérêts, que M. Dalibon ! L’excellent homme a tant d’envie de me voir réussir dans mes projets, qu’il se persuade que tout va à merveille !

 

 

Scène II

 

MELFORT, DALIBON, entrant par la porte de droite

 

DALIBON.

Eh bien... mon cher... pour un début, pour une première entrevue... ça ne va pas mal !

MELFORT.

Vous trouvez ?...

DALIBON.

Songez donc à ce qu’était Jeanne ! Se cabrant hier encore au seul mot de mariage, et tout à coup renonçant pour vous à ses idées de célibat... car c’est y renoncer que d’admettre un prétendant.

MELFORT.

D’où vient alors, au moindre mot que je lui adresse... ce dépit... cette colère que j’ai cru remarquer ?...

DALIBON.

C’est tout naturel... elle s’en veut à elle-même... de ne pas mieux résister... et de sentir que bientôt, peut-être, elle va vous aimer.

MELFORT.

Ah ! s’il était vrai, monsieur ! Tenez, pourvu que cela arrive un jour, j’attendrai tant qu’on voudra !

DALIBON.

Vous n’attendrez pas longtemps... je m’en flatte... Je serais si heureux de vous avoir pour beau-frère... surtout si cette affaire-là se décide aujourd’hui... car aujourd’hui c’est une date... c’est l’anniversaire de mon mariage... et je vous demande pardon de vous avoir un peu négligé depuis le dîner... j’ai une affaire en tête... qui me préoccupe beaucoup !

MELFORT, vivement.

Et laquelle, monsieur ?

DALIBON, mystérieusement.

Un cadeau pour ma femme ! Des parures, des robes, des étoffes que j’ai fait venir de Paris ; et je voudrais d’avance grouper, disposer tout cela avec effet dans notre chambre à coucher... mais pour que la surprise fût complète, il faudrait d’ici à ce soir l’empêcher d’entrer dans son appartement... j’y veillerai... mais ce n’est pas facile... et voilà ce qui me tourmente !

MELFORT.

En vérité, monsieur, j’admire votre bonté.

DALIBON.

Cette bonté-là... c’est du plaisir pour soi ! C’est de l’égoïsme... on aime à jouir des succès de sa femme... On est si heureux de la voir belle et heureuse ! Vous connaîtrez cela, mon cher, quand vous conduirez Jeanne au bal.

MELFORT.

Vous croyez ?...

DALIBON.

Quand vous lui donnerez le bras... quand on la regardera... quand vous entendrez murmurer autour de vous : Diable ! Une jolie femme !

MELFORT.

Ah ! votre confiance fait renaître la mienne !... vous avez tant d’espoir que cela m’en donne un peu.

DALIBON.

Et vous n’avez pas tort !... D’abord, ma femme est comme moi... elle est pour vous.

MELFORT.

En êtes-vous bien sûr ?

DALIBON.

Qui vous en fait douter ?... Qui peut vous faire penser qu’elle m’ait manqué de parole ?

MELFORT.

Je ne sais... j’avais cru m’apercevoir...

DALIBON.

Allons donc ! Vous êtes au mieux ensemble !... Et la lettre de recommandation qu’elle a donnée pour vous à Euryale...

MELFORT, riant.

Ne servira peut-être à rien ! Car depuis le dîner nous sommes en délicatesse avec le cousin.

DALIBON.

Pourquoi ?

MELFORT, regardant à droite.

Ah ! mon Dieu !...

DALIBON.

Qu’avez-vous donc ?

MELFORT.

C’est elle... c’est votre sœur...

DALIBON.

Eh bien ! Ne tremblez pas comme cela... vous, un marin !

MELFORT.

Ah ! c’est que ce moment va décider de mon sort... voyez... interrogez-la... tâchez de savoir ce qu’elle pense de moi... et sa réponse me dira s’il faut que je reste ou que je parte... je vous laisse avec elle.

Il sort par le fond à gauche.

 

 

Scène III

 

JEANNE, DALIBON

 

DALIBON.

Pauvre jeune homme !... Il me touche, moi, et je ne concevrais pas qu’on eût le cœur de ne pas l’accueillir.

Haut.

Eh bien, ma sœur Jeanne... qu’est-ce que nous disons ?...

Voyant qu’elle garde le silence.

Tu te tais ?

À part.

C’est bon signe.

Haut.

Tu vois bien que de près... un prétendu n’est pas aussi terrible que tu te l’imaginais ! Voyons, sœur, à moi, ton meilleur ami, parle-moi franchement...

JEANNE.

Tu m’as demandé de le voir... de le recevoir...

DALIBON.

Eh bien ?

JEANNE.

Eh bien ! Il est venu ! on l’a vu !

DALIBON, se frottant les mains en riant.

Et comme César, il a vaincu...

JEANNE.

Non !

DALIBON.

Comment, non !... Mais toutes les dames que nous avions à dîner le trouvent charmant... et je suis de leur avis.

JEANNE.

C’est possible... mais ce n’est pas le mien.

DALIBON.

Un jeune homme qui t’aime... qui t’adore... et il est, parbleu ! bien bon, car tu n’es pas aimable tous les jours. Pendant vingt ans, je t’ai crue raisonnable, et je m’aperçois aujourd’hui que tu n’as pas le sens commun, que tu es capricieuse... que tu es fantasque et obstinée... et, malgré tout, il te prend pour femme ! Pauvre jeune homme !...

JEANNE, froidement.

Cela prouve, mon frère, que la sympathie, ou l’antipathie, ne s’explique pas... et qu’enfin... ce n’est pas ma faute si je lui plais... pas plus que la sienne... s’il ne me plaît pas.

DALIBON, irrité.

Ah ! Voilà un raisonnement...

JEANNE.

Auquel tu n’as rien à répondre. Vous m’avez dit, toi et ta femme : Consens à le recevoir, et, après cela, s’il ne te convient pas, nous le congédierons... je le jure ! Vous l’avez dit... j’ai votre parole, et je la réclame !

DALIBON, cherchant à modérer sa colère.

Tiens ! Jeanne... ce que tu fais là... renvoyer de ma maison un ami, et le faire renvoyer par moi... c’est une trahison... c’est un abus de confiance.

JEANNE, froidement.

J’ai votre parole.

DALIBON, hors de lui.

Eh bien ! Je la tiendrai, puisque tu m’y forces... mais je ne veux plus te voir ni te parler... je ne te pardonnerai jamais !... Jamais ! non de manquer à l’amitié, tu n’y tiens pas... mais de me forcer, moi, à trahir la mienne !

Il sort.

 

 

Scène IV

 

JEANNE, seule, le regardant sortir

 

Oui, je comprends... il est blessé, humilié... furieux.

Avec douleur.

Il n’est pas le seul... mais cela se passera... cela se dissipera... la paix renaîtra pour lui... et pour d’autres...

 

 

Scène V

 

JEANNE, ÉLISE, entrant par la porte à droite

 

ÉLISE.

Enfin, je puis te rejoindre !

JEANNE, froidement.

Monsieur Melfort est congédié... il part ! Quant à mon frère, nous sommes brouillés ensemble... mais, quelque chagrin que j’en éprouve, je ne regretterai rien, si ta tranquillité et celle de ton mari sont désormais assurées.

ÉLISE, avec agitation.

Mais c’est que... c’est que j’ai peur que non !

JEANNE, vivement.

Et comment cela ?

ÉLISE.

Mon mari se doute de quelque chose !... Mon trouble, mes gaucheries, ma frayeur... car je suis paralysée... je suis idiote... je ne peux plus parler... Tout cela l’aura éclairé sans doute... et lui aura donné des soupçons... non sur Melfort, mais sur tout autre qu’il ne connaît pas et qu’il cherche à connaître... Depuis le dîner... il ne me quitte pas des yeux, il épie toutes mes démarches, il est toujours sur mes pas. Tout à l’heure il est encore monté dans ma chambre, et, du bas de l’escalier... je l’ai entendu, je te l’atteste... je l’ai entendu fermer à double tour la porte de notre appartement, et retirer la clef de la serrure... Qu’est-ce que tout cela signifie ?

JEANNE, rêvant.

Je l’ignore ! Peut-être est-ce... Mais avant tout, j’ai à te prévenir d’une chose : mademoiselle Gervaise, à qui je donnais, après dîner, un ordre en ton nom, m’a répondu d’un air si impertinent, que sur-le-champ je l’ai renvoyée.

ÉLISE.

Qu’as-tu fait là ?... Nous ne le pouvons pas.

JEANNE.

Nous ne pouvons pas mettre à la porte une femme de chambre insolente ! Allons donc !... Souffrir qu’on nous manque de respect, c’est se manquer à soi-même !

ÉLISE.

Je comprends bien !... Et avec toute autre domestique, sans contredit... mais avec celle-là, c’est d’une imprudence !

JEANNE.

En quoi donc ?... Ne dirait-on pas que tu la crains !

ÉLISE.

Eh bien, oui ! Je crains qu’elle ne soupçonne quelque chose... et Euryale aussi !

JEANNE.

Que me dis-tu là ?

ÉLISE.

Tout est compromis, tout est perdu ! J’ai écrit à M. Melfort... il a ma lettre.

JEANNE.

Tu lui as écrit !...

ÉLISE.

Pour le congédier... comme tu l’avais exigé... et ce billet... pour le lui remettre... je l’ai confié...

JEANNE, vivement.

À Gervaise ?... Quelle imprudence !

ÉLISE.

Et ce n’est rien encore !... Par une fatalité, par un hasard...

JEANNE.

Qui arrive toujours !

ÉLISE.

Ce billet est tombé entre les mains d’Euryale...

JEANNE, vivement.

Qui l’a lu ?...

ÉLISE.

Je n’en sais rien !... Que veux-tu ?... J’avais perdu la tête !... Quand on n’est pas habituée à des positions pareilles...

JEANNE.

Voyons... voyons, calme-toi... Celte lettre, après tout, n’avait rien de... de compromettant ?...

ÉLISE.

Qu’est-ce que tu entends par là ?

JEANNE.

Enfin... tu ne lui disais pas... que tu l’aimais ?...

ÉLISE.

Je crois que si...

Vivement.

Pour l’engager à partir, je ne sais pas ce que je n’aurais pas écrit !

JEANNE.

Tu lui as écrit... Il te répondra.

ÉLISE.

Oh ! non, non !

JEANNE.

Tu lui as donné le droit de le répondre.

Bas.

Tais-toi... Gervaise !

 

 

Scène VI

 

GERVAISE, ÉLISE, JEANNE

 

GERVAISE, entrant par le fond sur la pointe du pied, et s’approchant d’Élise.

Madame !... madame !...

JEANNE, bas à Élise.

Vois-tu déjà son air mystérieux !

GERVAISE, à demi-voix.

Une lettre de M. Melfort !

JEANNE, bas à Élise.

De lui ! Que le disais-je ?...

Haut.

C’est bien, Gervaise... une commission dont il nous a chargées... je sais ce que c’est... Donnez !

GERVAISE.

Il me l’a remise pour madame... Le nom est dessus, d’ailleurs.

JEANNE.

N’importe !... Donnez, vous dis-je !

GERVAISE.

Je ne dois compte... qu’à madame...

Regardant Jeanne, avec intention.

qui, malgré les rapports qu’on a pu lui faire, consent à me garder.

ÉLISE, lui faisant signe de sortir.

C’est bien ! Donnez !

GERVAISE, toujours regardant Jeanne.

Les bons maîtres font les bons domestiques !

ÉLISE.

C’est bien, vous dis-je ! Laissez-nous !

GERVAISE, se retirant, d’un air de soumission.

Oui, madame... oui, ma chère maîtresse...

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

ÉLISE, JEANNE

 

ÉLISE, tombant dans un fauteuil.

Ah ! je suis anéantie !...

JEANNE, s’approchant lentement d’elle.

Je me trompais, sœur ; je ne le croyais qu’un maître... tu en as deux... un second, plus redoutable que M. Melfort... Oh ! tu es désormais dans la dépendance de Gervaise... je ne reste plus ici que par grâce...

ÉLISE.

Que dis-tu ?

JEANNE.

Car si elle exige que tu me donnes mon congé... il faudra bien t’y résoudre... et contresigner l’ordonnance.

ÉLISE, avec indignation.

Jamais... jamais !...

JEANNE.

Et ton honneur ! Et ton secret ! Et ton mari !

ÉLISE, avec désespoir.

Ô mon Dieu !... mon Dieu !... Mais cette lettre... cette maudite lettre... qui me brûle la main... qu’en faut-il faire ?...

JEANNE.

La renvoyer sans la lire ne servirait plus maintenant de rien. Il faut connaître ses projets, ses intentions... savoir enfin ce qu’il demande.

ÉLISE, ouvrant vivement la lettre.

Tu crois ?

Elle est assise près de la table à droite, et lit.

« Je pars, madame... je quitte cette maison... pour jamais peut-être... »

Portant la main à ses yeux.

Je n’y vois pas, ma vue se trouble...

JEANNE.

Dépêche-toi donc !...

ÉLISE, continuant.

« Mais il dépend de vous que tout espoir ne me soit pas enlevé.

Avec émotion.

Si l’amour le plus vrai, le plus tendre, peut vous inspirer quelque intérêt... »

JEANNE, regardant vers le fond, et avertissant Élise.

Mon frère !

ÉLISE, voyant Dalibon qui entre.

Mon mari !

Elle cache vivement la lettre dans la Revue qui est sur la table devant elle.

 

 

Scène VIII

 

JEANNE, à gauche, DALIBON, entrant par le fond, ÉLISE, toujours assise près de la table à droite, le coude appuyé sur la Revue

 

DALIBON, entre brusquement et sans voir aucune des deux femmes ; Jeanne fait un pas vers lui, il la voit, détourne la tête sans lui parler, et, regardant de l’autre côté, aperçoit Élise toujours assise près de la table. Il lui fait signe de venir à lui.

Viens.

ÉLISE, près de la table.

Que me voulez-vous ?

DALIBON, brusquement et avec impatience.

Viens, te dis-je.

Elle quitte en tremblant la table.

Le maître et la maîtresse de la maison sont absents en ce moment, ton cousin Euryale fait seul les honneurs... ce n’est pas convenable... Rentre au salon.

ÉLISE, toujours troublée.

Oui, mon ami... oui, moi... et ma sœur...

DALIBON.

Ta sœur fera ce qu’elle voudra... je ne lui parle plus...

ÉLISE.

Vous venez avec moi ?

DALIBON.

Non, M. Melfort nous quitte... il a voulu absolument partir à l’instant même... et je vais le reconduire jusqu’au chemin de fer... c’est bien le moins.

ÉLISE.

Le convoi ne part qu’à huit heures et demie ; il sera de trop bonne heure.

JEANNE.

Vous attendrez trop longtemps.

DALIBON, avec humeur et sans la regarder.

Eh bien ! Nous attendrons... nous causerons, nous nous occuperons !...

À Élise qui s’est approchée de la table, et qui a repris la brochure.

Laisse-moi cette Revue !

ÉLISE, tremblante et à part.

Ô ciel !

DALIBON.

Qu’as-tu donc ?

ÉLISE.

Moi ?... Rien !...

DALIBON, avec impatience.

Donne-moi la Revue !

ÉLISE, la lui donnant.

La voilà, mon ami... mais pourquoi ?

DALIBON.

Et l’article de notre sous-préfet que j’ai parcouru à peine... je profiterai de cela pour le relire, afin d’en causer ce soir avec lui.

Il sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

JEANNE, qui a remonté le théâtre, et suivi son frère des yeux, tombe sur un fauteuil près de la porte, ÉLISE tombe sur un fauteuil, à droite, près de la table

 

JEANNE, avec désespoir.

Et la lettre ?

ÉLISE, de même.

Impossible de la reprendre : il ne me perdait pas de vue !

JEANNE.

Ah ! maintenant, tout est perdu.

ÉLISE.

J’ai cru que j’en mourrais !

JEANNE.

Hein ! les lettres !... comprends-tu, maintenant ?

ÉLISE.

Oui, les lettres !

JEANNE.

Ah ! ma tante Gertrude avait bien raison !... Mais au lieu de nous laisser ainsi abattre et accabler, ne pourrions-nous pas, avec un peu d’énergie... ou d’adresse... trouver le moyen de sortir de là... Voyons... voyons.

ÉLISE.

Ah ! que tu es bonne !

JEANNE.

Pardine ! Ce n’est pas maintenant que j’irai te faire de la morale...

...Tire-moi de danger ;

Tu feras, après, ta harangue.

Mon frère t’aime tant qu’il ne demandera pas mieux que d’être persuadé... Aidons-le !... Un moyen de justifier cette lettre... d’en expliquer les intentions ?

ÉLISE.

Nous ne la connaissons seulement pas.

JEANNE.

C’est vrai ! Et il faut attendre qu’on nous accuse !

ÉLISE.

Ah ! perdue... je suis perdue !

JEANNE.

Allons donc !... Ne suis-je pas là ?... je te défendrai... je m’accuserai... je prendrai tout sur moi... je mentirai... 

ÉLISE.

Toi ?

JEANNE.

Bravement ! Mentir pour sauver ceux qu’on aime est un péché... qui nous sera compté là-haut pour une bonne œuvre !... Allons ! viens ! viens !

ÉLISE.

Et être gaie... aimable... sourire à tout le monde quand on meurt d’inquiétude... Ah ! Voilà un supplice que je ne connaissais pas.

JEANNE.

Prends garde, cependant, et que personne ne puisse rien soupçonner.

ÉLISE, troublée.

Oui, tu as raison... laisse-moi me remettre... laisse-moi m’arranger un peu : toi, va toujours... je te rejoins !

JEANNE, l’encourageant.

Allons !... Allons, calme-toi, petite sœur... Seule, on succomberait à l’orage, mais à deux on peut le braver. Va, sois tranquille !

Elle sort par la porte à droite.

 

 

Scène X

 

ÉLISE, seule

 

Ah ! ma bonne, mon excellente sœur ! Quelle véritable amie !

Se mettant devant la glace.

Voyons, dépêchons-nous ! Ah ! je me fais peur à moi-même, et quand cette lettre ne lui aurait pas tout appris... mon mari aurait lu la vérité... rien que sur mes traits !... Quelle scène je prévois !... comment la supporter !... quelle va être sa colère ?...

Poussant un cri.

Ah ! mais ce n’est pas sur moi seule qu’elle peut tomber !... Il est parti avec Melfort... et ce secret, s’il le découvre !... que va-l-il arriver, mon Dieu ?... Ah ! Jeanne... Jeanne, tu avais raison !... Courons, et à tout prix empêchons-les... C’est lui !...

 

 

Scène XI

 

DALIBON, rentrant, tenant la brochure sous son bras, ÉLISE

 

DALIBON.

Ah ! tu es encore ici...

Se promenant avec agitation.

Conçoit-on cela ? C’est inouï !... C’est à n’y pas croire !...

S’arrêtant devant Élise, qui est toute tremblante.

Le convoi était parti !

ÉLISE.

Comment ?

DALIBON.

Service d’été, qui commence aujourd’hui. Toutes les heures sont changées au chemin de fer ! Le dernier départ est maintenant à dix heures.

ÉLISE.

Et M. Melfort ?

DALIBON.

Il a bien fallu, bon gré, mal gré, qu’il revint avec moi.

ÉLISE, à part, avec joie.

Ah !... Il n’a pas lu !

DALIBON, s’approchant de sa femme.

M. le sous-préfet est-il arrivé ?

ÉLISE.

Pas encore !... Mais Jeanne est au salon !

DALIBON, avec humeur.

Jeanne !... On n’a pas besoin d’elle ! M. le sous-préfet peut venir maintenant quand il voudra !...

Posant sur la table la brochure qu’il tenait à la main.

Je l’attends !

ÉLISE, avec effroi.

Ah !... Vous avez lu ?

DALIRON.

Oui, j’ai lu !... j’en ai assez lu !

ÉLISE, à part.

Il sait tout !

DALIBON.

Allons... rentrons au salon.

ÉLISE, dans le plus grand trouble.

Un mot, monsieur...

DALIBON, avec impatience.

Plus tard... on nous attend.

ÉLISE, de même.

Oui, je vous suis... mais, du moins... ne me condamnez pas d’avance et sans m’entendre ! Jeanne, ma sœur, vous le dira comme moi...

DALIBON, avec colère.

Toujours Jeanne !

À part, avec agitation.

Encore quelque affaire sur ce pauvre Melfort !... Il avait raison... les deux sœurs s’entendent !

Avec explosion.

Oui, c’est un complot.

ÉLISE.

Je suis coupable... sans doute... bien coupable...

 

 

Scène XII

 

ÉLISE, DALIBON, JEANNE, sortant du salon à droite, et entendant ces derniers mots

 

JEANNE, à part.

Imprudente ! Que dit-elle ?

DALIBON, avec colère.

Elle en convient !...

ÉLISE, d’un ton suppliant.

Vous saurez tout...

DALIBON.

Je l’espère bien !

ÉLISE.

Nous vous dirons tout.

JEANNE, à voix haute, et s’avançant.

Monsieur... M. le sous-préfet, qui arrive.

DALIBON, avec colère.

Eh ! morbleu !...

JEANNE.

Et qui veut vous parler, à vous... à vous-même !

DALIBON.

J’y vais ! Mais ce soir, quand tout le monde sera parti, il me faut ici, vous le comprenez bien, une explication avec vous...

À Jeanne.

Avec vous aussi... j’y compte !

Il sort par la droite.

 

 

Scène XIII

 

ÉLISE, JEANNE

 

JEANNE.

Qu’as-tu fait ?

ÉLISE.

Je ne pouvais plus y tenir... c’était impossible ! J’ai tout dit... ou, du moins, j’ai promis de tout lui dire.

JEANNE.

Pourquoi se hâter... pourquoi cet aveu ?

ÉLISE.

Il savait tout ! La lettre n’y est plus ! Vois, plutôt !

JEANNE, feuilletant la brochure que Dalibon a laissée sur la table.

C’est vrai !... plus rien !

ÉLISE.

Ô maudite lettre ! Quel éclat ! quel scandale ! pour une imprudence, pour une idée de roman ! Ah ! s’il était possible que rien de tout cela ne fût arrivé... J’achèterais un tel bonheur au prix de mon sang !

JEANNE.

Silence !... c’est Euryale !

 

 

Scène XIV

 

ÉLISE, EURYALE, JEANNE

 

EURYALE, à la cantonade.

Non... non... je ne reste pas... et puisqu’il revient... je m’en vais.

JEANNE.

Qu’est-ce donc ?

EURYALE.

Ce marin, mon confrère... ce M. Melfort que je croyais parti, et avec qui je ne me soucie pas de me trouver, car il n’est pas comme les marins de Paris... pas aimable du tout ! C’est tout au plus s’il connaît le monde ! Jugez-en, cousine. Après le dîner, je le rejoins dans le bosquet de lilas au bout du jardin, où il fumait le cigare avec deux ou trois jeunes gens... nos convives... Au moment où j’arrivais, on parlait de Dalibon, de ses soins, de sa galanterie, de sa tendresse continuelle pour sa femme, et je m’écriais : « Je le crois bien... je suis là pour empêcher qu’il ne se néglige... si cela lui arrivait jamais... les petits cousins sont les vengeurs de la société et des femmes outragées. » Ce qui fit beaucoup rire, et encouragé par le succès... je retraçais d’une manière spirituelle et piquante... l’heureuse position d’un jeune homme, ami de la maison, entre deux femmes charmantes, telles que vous, mesdames... et je voyais circuler sur toutes les physionomies... un sourire aimable et matin... un sourire de bonne compagnie... excepté sur celle du jeune marin, du jeune Jean Bart qui, ne comprenant pas sans doute les plaisanteries de salon... fronçait le sourcil... et se permit d’un air moitié ironique, et moitié menaçant... quelques paroles dont je ne me rappelle pas le texte... mais dont le sens était qu’il me conseillait... c’était impayable !... de ne faire la cour à aucune de vous... attendu que l’une est la femme, et l’autre la sœur de son ami... tirade chevaleresque qui, de l’avis même de la galerie, était de la dernière inconvenance... Aussi, sans lui répondre, je lui tournai les talons en fumant mon cigare.

JEANNE.

Et vous eûtes raison.

EURYALE.

N’est-ce pas ?

Se tournant vers Élise.

Vous comprenez bien que je n’avais plus envie de rien devoir à ce monsieur, et moi qui venais pour lui remettre votre lettre de recommandation...

ÉLISE, l’interrompant.

Vous ne la lui avez pas donnée ?

EURYALE.

Je m’en serais bien gardé ! je n’ai pas besoin de lui ! Restons chacun dans notre élément !

JEANNE.

De sorte que vous l’avez encore ?

EURYALE, montrant la poche de son habit.

Elle est là...

ÉLISE.

Ah ! mon cousin...

JEANNE.

Ah ! monsieur...

ÉLISE.

Que vous êtes bon !

JEANNE.

Que vous êtes aimable !

ÉLISE.

Et cette lettre...

JEANNE.

Qui devient inutile...

ÉLISE.

Cette lettre... de grâce.

EURYALE.

Vous y tenez donc beaucoup ?...

JEANNE.

Pour la déchirer...

EURYALE.

Permettez... j’ai tant de papiers... de factures de tous vos fournisseurs...

Il tire de sa poche plusieurs lettres qu’il parcourt.

JEANNE, bas, à Élise.

Nous sommes sauvées... plus de preuves de la main...

ÉLISE.

Mais l’autre lettre... la sienne... et surtout la promesse que j’ai faite à mon mari... de tout lui avouer.

JEANNE.

Ah ! voilà le mal...

ÉLISE, regardant à droite.

Je tremble à chaque instant de le voir arriver...

EURYALE, lui remettant la lettre.

La voici...

JEANNE.

Y a-t-il encore beaucoup de monde au salon ?

EURYALE.

Il n’est que neuf heures. Le sous-préfet a accaparé votre frère dans un coin... une affaire administrative qui les retiendra longtemps.

JEANNE.

Tant mieux !

ÉLISE.

Et vous êtes sorti...

EURYALE.

Parce que ce monsieur entrait... je ne peux pas le voir... et dès qu’il est quelque part...

À part en voyant entrer Melfort.

Encore !

 

 

Scène XV

 

ÉLISE, JEANNE, MELFORT, entre et salue les deux dames, EURYALE salue à son tour et sort par le fond sans lui rien dire

 

ÉLISE, bas, à Jeanne.

Évitons-le... si mon mari rentrait.

MELFORT, s’approchant d’elles, et avec émotion.

Retenu ici involontairement et malgré vos ordres, permettez-moi de profiter de ce peu d’instants pour vous demander quelques explications qui sont peut-être nécessaires.

ÉLISE, toute tremblante.

À moi, monsieur ?... c’est impossible... je ne puis rester.

MELFORT.

Aussi, madame... n’est-ce pas à vous, mais à mademoiselle votre sœur que je désirerais parler.

ÉLISE,
bas, à Jeanne, après avoir échangé avec elle un regard de surprise.

Reste, c’est plus prudent... et entends-le... je vais écouter.

Elle entre dans l’appartement à gauche.

MELFORT, à part, et la regardant sortir.

Suite du même système... toujours nerveuse et fugitive à mon approche. Cette fois du moins je ne m’en plains pas.

 

 

Scène XVI

 

MELFORT, JEANNE

 

MELFORT.

Depuis ce matin, mademoiselle, il m’a été impossible de vous voir, de vous parler, de me trouver seul avec vous... Je sais quelle est votre opinion à mon égard, je connais l’arrêt qui me condamne, je n’en appellerai point... je m’y soumets... Mais comme je tiens sur toutes choses à l’estime de mon juge... je demande, avant de m’éloigner, qu’il me soit permis de lui présenter ma défense, et je le prie de vouloir bien l’entendre sans m’interrompre !

JEANNE.

Je vous le promets, monsieur... il est juste que la défense soit libre...

Melfort pose son chapeau sur la cheminée au fond ; Jeanne passe à droite.

Quoi que vous puissiez dire... j’écouterai jusqu’au bout.

Elle s’assied.

MELFORT.

Lorsqu’un accident bien heureux, et que j’ai souvent béni, me donna l’occasion de vous rencontrer... au château de madame d’Annecourt, votre tante... j’étais proscrit et forcé de cacher mon nom. Mais pendant ce peu de jours passés auprès de vous, non-seulement je vous avais voué par reconnaissance et mon cœur et ce bras que je vous devais presque... mais je m’étais promis... je le disais ce matin à votre frère... que je n’aurais jamais d’autre femme que vous... ou que je mourrais garçon. Oui, je vous le dis bien franchement, vous êtes la première, la seule femme que j’aie jamais aimée.

JEANNE, avec colère.

Monsieur !...

Elle se lève, puis se rassied.

MELFORT, réclamant avec douceur.

Ah ! vous m’avez promis de ne pas m’interrompre ! Mes illusions n’ont pas été de longue durée... Vous avez juré, votre frère me l’a dit, de ne pas vous marier ! Il y avait en moi assez de tendresse et de dévouement peut-être, mais non pas assez de mérite pour vous rendre parjure... je le reconnais, je sais me rendre justice ; mais parmi les qualités qu’autrefois j’admirais en vous, une surtout brillait au premier rang, c’était la franchise ! je ne l’ai plus retrouvée aujourd’hui. Il fallait me dire simplement et loyalement à moi-même les motifs qui vous faisaient rejeter ma demande. Cet amour, dont vous ne vouliez pas, ne méritait ni l’ironie, ni le dédain avec lesquels vous l’avez accueilli. On doit quelques égards aux vaincus, et renoncer à vous, mademoiselle, était déjà une douleur assez grande pour qu’on essayât de l’adoucir par quelques mots d’estime... ou d’amitié... Eh bien ! cette amitié, dont je crois ne pas être indigne, laissez-moi, en partant, l’espérance de l’obtenir un jour. Voilà, mademoiselle, ce que j’avais à vous demander.

JEANNE, froidement.

Monsieur, j’ai écouté... et je vous demanderai à mon tour pourquoi vous vous croyez obligé de me dire tout cela ?

MELFORT, étonné.

Comment... mademoiselle ?...

JEANNE.

Attendu que nous sommes seuls... et que toute feinte est parfaitement inutile.

MELFORT.

Moi, feindre ?... moi, tromper ?... Comment, mademoiselle, vous pouvez avoir une pareille idée... et dans quel but ?... pour quel motif ?

JEANNE.

Ah ! c’est trop fort !...

Avec ironie.

Oser me dire à moi, monsieur... que vous m’aimez ?...

MELFORT.

Je le dis à vous, à votre frère... au monde entier.

JEANNE, de même.

Et vous veniez ici... pour m’épouser ?

MELFORT.

Probablement, mademoiselle... car je ne pense pas que personne puisse me supposer un autre motif ?

JEANNE, de même.

Et c’est pour cela... que vous vous êtes adressé à mon frère ?

MELFORT.

Oui, mademoiselle...

JEANNE, de même.

C’est ainsi que vous avez conquis son amitié ?

MELFORT.

Oui, mademoiselle.

JEANNE, hors d’elle-même, et avec colère.

Tenez, monsieur !...

MELFORT, avec colère.

Tenez, mademoiselle... il y a quelque chose d’inouï et que je ne puis m’expliquer... les choses les plus simples et les plus naturelles... vous paraissent dans ma bouche incroyables, invraisemblables. Eh ! morbleu !... je vous aime, parce que je ne peux pas faire autrement... et je ne conçois pas comment vous doutez ainsi de mes serments quand ces serments je ne demande qu’une chose, c’est de vous les renouveler devant Dieu !

JEANNE, à part, et le regardant avec attention.

Cet air de franchise... et de loyauté...

Haut.

Laissez-moi... laissez-moi !

À part pondant qu’il remanie près de la cheminée.

Est-ce que par hasard il dirait vrai ?... Ce n’est pas possible !...

Elle passe à gauche.

Mais, comment le savoir, sans compromettre ma sœur, et sans trahir son secret ?

Regardant la porte à gauche.

Elle est là... elle écoute... Allons ! pour sa guérison...

Portant la main à son cœur.

ou pour la mienne... poursuivons !

Haut et se tournant vers Melfort qui, pendant ce temps, est resté immobile et attendant sa réponse.

Monsieur, vous avez parlé de mes bonnes qualités ; moi... ce sera beaucoup plus long : je vous parlerai de mes défauts. Je suis, d’abord, très incrédule... très défiante...

S’asseyant.

Voulez-vous me répéter tout ce que vous venez de me dire ?

MELFORT, vivement, et s’asseyant près d’elle.

Oh ! très volontiers, mademoiselle.

JEANNE.

Vous disiez, si je me le rappelle bien... « que j’étais la première et la seule femme au monde que vous eussiez aimée. »

MELFORT.

C’est la vérité... aucune autre...

JEANNE, avec intention.

Aucune !... vous ne craignez pas de le dire... tout haut !

MELFORT.

Sur l’honneur !... Mon enfance s’est passée dans de longues et pénibles études, ma jeunesse à bord d’un vaisseau... Les voyages, la guerre, les rudes travaux de mon état laissent peu de prise aux passions vous comprendrez donc qu’avant vous, il était tout simple que je n’aimasse personne !... Après vous... c’était plus simple encore !... moi, sans position... sans fortune... je ne pouvais songer à me marier. Mon sort a changé ; je suis accouru... mais pour vous seule... Pour plaider ma cause auprès de vous, à qui m’adresser ? Votre tante Gertrude, cette excellente madame d’Annecourt... n’existait plus... Votre frère... je ne le connaissais pas encore...J’ai pensé alors à madame Dalibon, une ancienne amie de ma sœur, en qui j’espérais... Eh bien ! pas du tout ! Au lieu de m’accueillir, de m’encourager... elle ne m’a pas permis, depuis ce matin, de l’aborder, d’entamer avec elle la moindre conversation. Aussi, c’est peut-être mal de vous le dire, à vous, sa belle-sœur...

JEANNE, vivement.

Non, non, avouez-moi tout... nous sommes convenus de parler avec franchise... Eh bien ! monsieur ?

MELFORT.

Eh bien !...

Avec force.

Je la trouve insupportable !

JEANNE, vivement.

Plus bas...

MELFORT, regardant du côté du salon.

C’est juste ! on pourrait m’entendre !

Se tournant vers la porte à gauche, en parlant à Jeanne.

Eh bien ! Oui, insupportable et inexplicable ; elle regarde sans voir, écoute sans entendre ; si vous lui offrez le bras, elle a des tressaillements ; si vous vous asseyez près d’elle, elle a des syncopes ! C’est une attaque de nerfs perpétuelle !

JEANNE, voulant lui imposer silence.

Monsieur...

MELFORT.

Et je l’avais prise d’abord en antipathie.

JEANNE, de même.

Monsieur, de grâce !...

MELFORT.

J’avais tort... et je m’en repens ! Pauvre femme !

JEANNE.

Vous la plaignez !

MELFORT.

Eh oui ! elle est frappée ! Il y a quelque chose, là, au cerveau... D’abord les symptômes que je vous signalais tout à l’heure...

JEANNE, respirant.

Si ce n’est que cela...

MELFORT.

Plus encore... des absences...

JEANNE.

Des absences ?

MELFORT.

Tenez, au moment de partir, je lui avais écrit, avec le consentement et sous les yeux de son mari... une lettre.

JEANNE.

Quoi, monsieur, cette lettre de tout à l’heure... remise par Gervaise...

MELFORT.

Vous l’avez lue ?... Vous avez pu juger si elle était convenable... En tous cas... c’était une lettre intime... personnelle... un secret de famille confié à elle seule... Eh bien ! cette lettre qu’elle aurait dû serrer... Savez-vous où je l’ai retrouvée ?

JEANNE, à part.

Ah ! mon Dieu !...

MELFORT.

Au chemin de fer, dans une brochure posée par son mari sur le canapé du salon d’attente.

JEANNE.

Ô ciel !

MELFORT.

Je l’ai reprise... sans que M. Dalibon s’en aperçût... car lui, qui est un homme d’ordre... se serait fâché...

JEANNE, vivement.

Et cette lettre... vous l’avez encore ?...

MELFORT.

Parbleu ! elle est sur moi... et je la garde.

JEANNE, d’un air aimable.

Voulez-vous, s’il vous plaît, nie la confier ?... Je tiens à la relire ?

MELFORT, vivement, la lui donnant.

Ah ! tenez, mademoiselle, tenez !...

JEANNE, prenant la lettre et la regardant, à part.

Oui, c’est bien la même !

La lisant à haute voix en tournant le dos à Melfort, c’est-à-dire en se tournant vers la porte à gauche.

« Je pars, madame, je quitte cette maison pour jamais peut-être ! mais il dépend de vous que tout espoir ne me soit pas enlevé. Si l’amour le plus vrai, le plus tendre, peut vous inspirer quelque intérêt... daignez plaider ma cause auprès de votre sœur. Dites-lui que depuis trois ans je l’aime, que depuis trois ans elle a été le but constant de mes pensées, de mes efforts et de tous mes travaux ! Et cependant elle me repousse, elle me défend de l’aimer... dites-lui, madame, que c’est le seul ordre d’elle auquel je ne puisse obéir... »

Jeanne s’arrête.

MELFORT.

Ô ciel ! elle est émue !

JEANNE, continuant.

« Si, grâce à vous, ma cause peut l’emporter un jour !... si éloigné que soit ce jour ! à quelque époque qu’il arrive... il me trouvera libre... toujours libre. Quand on a espéré Jeanne pour compagne... on ne peut plus en épouser... ni en aimer d’autre !... »

À part, et le regardant.

Pauvre jeune homme !

Haut, et d’un ton gracieux, qui cache son émotion.

Monsieur, quand j’ai eu des torts... je les reconnais et je les répare... autant qu’il m’est possible... Je vous dirai donc... Silence, c’est ma sœur !

MELFORT, à demi-voix.

Et qui arrive exprès au bon moment ! Comment voulez-vous que je ne déteste pas une femme pareille !...

Il s’éloigne et va s’asseoir près de la table à droite.

 

 

Scène XVII

 

ÉLISE, sortant de la chambre à gauche, JEANNE, MELFORT, assis à droite

 

ÉLISE, pâle et troublée, parlant bas à Jeanne qui vient de s’approcher d’elle.

Ah ! je le hais maintenant... je le déteste !

JEANNE, à part.

Le même mot ! les mêmes sentiments ! Ô sympathie !

 

 

Scène XVIII

 

ÉLISE, JEANNE, à gauche, DALIBON et EURYALE, arrivant par la porte à droite, MELFORT, assis près de la table à droite

 

DALIBON, entrant avec Euryale.

Le sous-préfet est parti !

EURYALE.

Tout le monde a levé l’ancre !

Apercevant Melfort, et à part.

excepté ce monsieur qui bientôt, je l’espère, va en faire autant.

DALIBON.

Enfin... et grâce au ciel... je puis me mettre en colère à mon aise... On me doit ici des explications.

ÉLISE, avec désespoir.

Que vous aurez, monsieur !

DALIBON.

À la bonne heure !

Il va parler à Melfort. 

JEANNE, bas à Élise.

Que vas-tu faire ?

ÉLISE, hors d’elle-même.

Je dirai tout... ce sera mon châtiment.

JEANNE, à demi-voix.

Et son malheur à lui !

DALIBON, à Melfort avec colère.

Vous aviez raison... c’était un complot ! ma femme était contre vous.

ÉLISE, stupéfaite.

Moi !

JEANNE, avec force.

Eh bien, oui ! voilà ce qu’elle n’osait avouer,

À Melfort.

et ce que je voulais vous dire, monsieur. Bien avant l’arrivée de M. Melfort... elle avait promis ses bons offices près de moi à M. Euryale, son cousin, son cher cousin !

EURYALE.

C’est vrai !...

JEANNE, cherchant ses mots.

Et se croyant obligée par cette promesse et par devoir de parenté à servir ses projets...

EURYALE.

Cette bonne cousine !...

JEANNE.

Elle n’a peut-être pas protégé monsieur avec toute la chaleur que tu désirais ; car, placée entre son mari et sa famille, elle a fini par se renfermer dans une stricte neutralité.

DALIDON, avec humeur.

Neutralité armée !

JEANNE.

Non... et encore... elle était si désolée... si inquiète... si repentante de ne s’être pas conformée en tout... aux intentions de son seigneur et maître, que j’ai vu le moment où elle en perdait la tête, et se croyait coupable des plus grands crimes...

DALIBON.

Quoi ! c’était la cause ?...

MELFORT.

Le motif ?...

JEANNE, à Melfort.

Du trouble et des syncopes où vous l’avez vue ;

À Dalibon.

du désespoir où tu l’as trouvée il y a une heure, et, au lieu de lui demander pardon, tu viens ici, comme un juge d’instruction, lui faire subir un interrogatoire... sur faits et articles.

MELFORT.

Je ne me pardonnerai jamais d’en avoir été la cause.

DALIBON, s’adoucissant.

Et moi, femme, d’avoir été si sévère... mais il s’agissait d’un ami.

ÉLISE, à son mari.

Et comme preuve de mon repentir, je prie sincèrement et du fond du cœur ma sœur Jeanne d’épouser M. Melfort oui, c’est le seul moyen de me réconcilier avec moi-même !

EURYALE, à part.

La voilà qui vire de bord.

DALIBON.

C’est bien ! voilà ce que j’appelle réparer franchement ses torts... et si Jeanne n’était pas l’obstination en personne... elle suivrait ton exemple.

À Jeanne.

Allons... il t’aime tant... un bon mouvement... épouse-le !

ÉLISE, avec prière.

Oui... oui... épouse-le !

EURYALE, bas à Jeanne.

Ne l’épousez pas.

JEANNE.

Permettez... permettez, ceci est une affaire qui ne regarde que moi, je ne me laisse jamais influencer... c’est connu ! Tantôt déjà, et de moi-même, je voulais adresser à monsieur... en échange de sa lettre, deux mots que je vais lui dire... à lui tout seul... et si, après cela... il n’est pas content... il s’éloignera.

Melfort est descendu sur le devant du théâtre, elle s’approche de lui et lui dit lentement.

Henri !... depuis trois ans, je vous aime !

MELFORT, poussant un cri.

Ah ! vous m’aimez ?

EURYALE, à part.

Coulé bas... sombré !

MELFORT.

Alors ? et comment ?...

JEANNE.

Il ne faut rien me demander. Il faut me prendre comme je suis... avec tous mes défauts !

MELFORT, avec joie.

Je les prends... je les prends... je veux qu’on n’ôte rien de mon trésor !

DALIBON, à Élise.

Eh bien ! femme, voilà enfin, et non sans peine, notre sœur mariée à un bon mari !

ÉLISE, le regardant avec gaieté et affection.

Pas meilleur que le mien, un homme d’honneur et de mérite dont je suis fière.

DALIBON, riant.

Qu’est-ce qu’il te prend donc ?

ÉLISE, gaiement.

Il me prend... que maintenant je me sens contente de moi... de toi ! tiens... je t’aime !

DALIBON, à Jeanne, poussant un cri de joie.

Elle m’a tutoyé !

À Euryale.

Et quand elle verra la surprise qui l’attend !

ÉLISE, bas à Jeanne.

Quel bonheur ! Ce n’était qu’un rêve ! 

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