Antigone (Jean de ROTROU)

Tragédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1637.

 

Personnages

 

JOCASTE, mère d’Antigone

ÉTÉOCLE, roi de Thèbes et frère d’Antigone

POLYNICE, frère d’Antigone

ANTIGONE, fille de Jocaste

ISMÈNE, sœur d’Antigone

ADRASTE, beau-père de Polynice

ARGIE, femme de Polynice

MÉNETTE, gentilhomme d’Argie

CRÉON, père d’Hémon et roi de Thèbes

HÉMON, amant d’Antigone

ÉPHISE, seigneur de Thèbes

CLÉODAMAS, seigneur de Thèbes

CAPITAINES GRECS

UN PAGE

SUITE DE CRÉON

 

La scène est à Thèbes.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

JOCASTE, ISMÈNE

 

JOCASTE.

Qu’ils ont bien à propos usé de mon sommeil !

Ils n’ont pas appelé ma voix à leur conseil ;

Et lorsqu’ils ont voulu tenter cette sortie,

On a bien su garder que j’en fusse avertie.

C’est bien, ô nuit, c’est de tes plus noirs pavots          

Que tu m’as distillé ce funeste repos.

Mais quel chef les conduit ?

ISMÈNE.

Étéocle lui-même.

JOCASTE.

Allons tôt ; c’est trop d’ordre en ce désordre extrême :

Ce poil mal ordonné, cette confusion

Me sera bien séante en cette occasion.

Nature, confonds-les, c’est ici ton office :

Tout dépend de toi seule, et rien de l’artifice :

Viens te montrer, mon sein, qui les as allaités ;

Avancez-vous, mes bras, qui les avez portés ;

Toi, flanc incestueux dont ils ont pris naissance,

Viens, s’ils ont du respect, faire voir ta puissance.

 

 

Scène II

 

JOCASTE, ISMÈNE, ANTIGONE

 

ANTIGONE.

Madame, il n’est plus temps.

JOCASTE.

Comment ! ces enragés

Gisent-ils déjà morts l’un par l’autre égorgés,

Ou la troupe Thébaine a-t-elle été défaite ?

ANTIGONE.

Non, mais le combat cesse, et le roi fait retraite :

C’est ce que de la tour j’ai clairement pu voir ;

Et son retour dans peu vous le fera savoir.

JOCASTE.

Ce cœur dénaturé, teint de sang de son frère,

Se vient-il rafraîchir dans les bras de sa mère ?

S’y vient-il réjouir de cet acte inhumain,           

Et ne prétend-il point des lauriers de sa main ?

Oui, le coup en mérite, il part d’un grand courage ;

Il s’est soustrait d’adresse, et pour un bel ouvrage.

ISMÈNE.

Peut-être que le ciel, qui préside aux combats,

En disposera mieux que vous n’espérez pas.

ANTIGONE.

Un instant a souvent changé l’ordre des choses ;

Beaucoup d’événements ont démenti leurs causes :

Mais, attendant l’entrée et l’entretien du roi,

Oyez un accident qui me transit d’effroi.

Je voyais de la tour le choc des deux armées,

L’une et l’autre au combat âprement animées,

Alors de Ménécée arrivant en ce lieu :

« Adieu, m’a-t-il crié, chère Antigone, adieu ;

Le ciel se lasse enfin de vous être contraire ;

Jouis d’un long repos dans les bras de mon frère. »

Moi qui me voyais seule, et qui ne savais pas

Le généreux dessein qui portait là ses pas,

Pour la fuit déjà j’avais tourné la vue,

Quand lui la face ouverte et nullement émue,

Hardi, s’étant planté sur le bord de la tour,

Et voyant sans frayeur les bas lieux d’alentour,

A regardé le camp, et d’une voix profonde

A fait tourner vers lui les yeux de tout le monde :

« Arrêtez, a-t-il dit d’un ton impérieux ;

Arrêtez, je l’ordonne, et de la part des dieux ;

Arrêtez. » Cette voix est à peine entendue

Que la main aux soldats demeure suspendue :

Chacun reste interdit, l’œil et le bras levé ;

Le coup demeure en l’air et n’est point achevé.

Là, ce jeune héros pousse une voix moins forte,

Et d’un accent égal leur parle de cette sorte :

« Thèbes, goûte la paix que je vais t’acheter ;

Mon sang en est le prix, je viens te l’apporter ;

Repousse loin de toi cet orage de guerre

Qu’excite un insolent sur sa natale terre ;

Possède en paix tes champs, tes temples, tes maisons,

Sans autre changement que celui des saisons ;

Qu’hymen mettant tes fils dans les bras de tes filles,

De liens éternels unissent les familles ;

Règne enfin caressée et du ciel et du sort ;

La promesse des dieux doit ce prix à ma mort. »

Il rire après ces mots une brillante épée,

Et, se l’étant au sein, jusqu’aux gardes trempée,

Se lance de la tour, le fer encore en main,

Noble victime aux dieux pour le peuple thébain.

À cet objet d’horreur, l’œil troublé, le teint blâme,

J’ai demeuré longtemps plus morte que lui-même,

Et de frayeur encore tout mon sang est glacé :

Mais vous allez savoir comme tout s’est passé.

 

 

Scène III

 

JOCASTE, ISMÈNE, ANTIGONE, ÉTÉOCLE, CRÉON, HÉMON, DEUX CAPITAINES

 

ÉTÉOCLE.

Madame, tout va mal, et dans cette retraite

La victoire est commune, ou plutôt la défaite :

Le sort est bien égal, il se déclare tard,

Et beaucoup sont à dore et d’une et d’autre part.

JOCASTE.

Maudite ambition ! abominable peste !

Monstre altéré de sans, que ton fruit est funeste !

ÉTÉOCLE.

Sur le désir des miens mon trône se soutient ;

Je lui cédais l’état, mais l’état ma retient ;

J’étais prêt à quitter le sceptre qu’on lui nie ;

Le peule aime mon règne et craint sa tyrannie :

Je le possède aussi moins que je ne le sers ;

Les honneurs qu’il me rend sont d’honorables fers.

Au reste, un fondement reste à notre espérance,

Si l’oracle rendu nous tient lieu d’assurance ;

Thèbes lors jouira d’un paisible repos,

...

Quand les dents du Python la semence dernière

Satisfera pour tous et perdra la lumière.

Telle est l’arrêt des dieux.

CRÉON.

Ô rigoureuse loi !

ÉTÉOCLE.

Le jeune Ménécée a pris ces mots sur soi :

Se voyant comme il est dernier de sa race,

Sur qui par conséquent tombait cette disgrâce,           

Il s’est soustrait de nous, et du haut de la tour,

Ravi que son malheur nous prouvât son amour,

Et porté d’une ardeur à nulle autre seconde,

S’est immolé lui-même aux yeux de tout le monde.

Heureux certes cent fois qui meurt si glorieux,

Et qui se pourra seul dire victorieux !

CRÉON.

Mais plus heureux encore à qui sa mort profite

Et qui se couvrira des lauriers qu’il mérite !

Quelle haine des dieux jette le sort sur lui,

Et le fait trébucher pour soutenir autrui ?

Fausses divinités, êtres imaginaires,

Beaux abus des esprits, immortelles chimères,

Que vous a fait mon sang pour vous être immolé ?

Quel droit de la nature avons-nous violé ?

Ai-je, autre Œdipe, entré dans le lit de ma mère ?

Lui suis-je époux et fils ? mon fils fut-il mon frère ?

Voilà que les surgeons d’un sang incestueux

Portent le diadème, et vous êtes pour eux !

Nous, vous nous destinez, innocentes victimes,

À périr pour leur gloire et payer pour leur crimes !

JOCASTE.

Ô reproche honteux, que renouvelles-tu ?

Assez sans toi le sort exerce ma vertu.

ÉTÉOCLE.

Je pardonne, Créon, cette plainte insensée

Aux récentes douleurs du sort de Ménécée :

Je sais qu’un fils qu’on perd afflige vivement ;

Mais il faut une borne à ce ressentiment,

Ou la peine suivrait un semblable caprice :

La guerre des états n’exclut pas la justice,

Et n’excuserait pas un outrage pareil.

Entrons, et m’assistez d’une heure de conseil.

Ils sortent tous, excepté Hémon et Antigone.

 

 

Scène IV

 

ANTIGONE, HÉMON

 

ANTIGONE.

Voyez, mon cher Hémon, comme sa violence

Va jusques à l’outrage et jusqu’à l’insolence.

J’approuve sa douleur, mais pour quelle raison

Lui fait-elle offenser toute notre maison,

Et, suivant sans respect sa brutale colère,

Troubler jusqu’aux enfers le repos de mon père ?

Œdipe, quoi ! tes yeux par tes mains arrachés,

Tes mânes par ta mort de ton corps détachés,

Ton sceptre abandonné, tout ton royaume en armes,

Tes enfants divisés, nos soupirs et nos larmes,

Ne peuvent faire encore qu’un innocent péché

Moins de toi que du sort, ne te soit reproché ?

HÉMON.

Ce malheur est commun avec notre misère,

De rougir comme vous des fautes de mon père,

Qui, forçant tout respect, ose bien à vos yeux

(Ces astres qui pourraient en imposer aux dieux)

Passer insolemment jusqu’à cette licence ?

(L’Amour a dérobé ce mot de naissance.)

Mais, Madame, mon sens ne s’est point démenti,

Et je ne puis tenir pour un mauvais parti.

Cet esprit violent, si ma crainte n’est vaine,

Pour les siens et pour soi promet beaucoup de peine ;

Et je n’ose vous dire une secrète peur

Que m’imprime en l’esprit cette mauvaise humeur.

ANTIGONE.

Quoi ! touchant notre hymen ?

HÉMON.

Ma passion, madame,

M’a bien pu sans sujet mettre ces peurs en l’âme :

Non, un si beau dessein ne peut mal succéder ;

Le ciel, qui de sa main daigna nous accorder,

Doit faire que l’effet à l’attente réponde ;

La première faveur l’oblige à la seconde.

De ma part je proteste, en ces divines mains,

Qu’au moins je forcerais tous obstacles humains,

Et que m’ôter à vous serait une aventure

Pour qui je serais sourd à toute la nature ;

Que mon père à mes vœux s’opposât mille fois,

J’accepterais ce point de ce que je lui dois :

Nulle raison d’état, nul respect de couronne,

Ne pourraient ébranler la foi que je vous donne ;

À toute autorité je fermerais les yeux,

Et je ferais beaucoup de respecter les dieux.

ANTIGONE.

Quoique la même foi que je vous ai donnée

Ma permit de parler touchant notre hyménée,

L’orage prêt à choir dessus notre maison

Me défend ce discours comme hors de saison ;

Outre qu’ainsi qu’à vous certaine voix secrète

(Comme notre génie est quelquefois prophète)

D’une aveugle frayeur tout le sein me remplit,

Et me parle bien plus d’un tombeau que d’un lit :

Tournons donc nos pensers du côté de l’orage

Qui menace l’état d’un si proche naufrage :

Ce combat, cher Hémon, au moins s’est-il passé

Sans la mort de mon frère, ou sans qu’il soit blessé ?

HÉMON.

Madame, c’est ici que je vous ai servie :

Polynice est vivant, mais il vous dois la vie.

Certes jamais lion, par un autre irrité,

Au combat plus ardent ne s’est précipité,

Que ce jeune lion, chef des troupes de Grèce,

N’a fait voir contre nous de courage te d’adresse.

Son cœur payait d’un bras dont les coups furieux

À peine s’acquéraient la créance des yeux :

Seul il force nos rangs, et de taille et de pointe

Ne trouve armet si fort, ni lame si bien jointe,

Qu’il ne fasse passage au fer qu’il a poussé,

Et ne voie un soldat à ses pieds renversé :

Il donne jusqu’à nous, moins effrayé du nombre

Que s’il ne combattait ni voyait que son ombre ;

Se jette furieux au plus fort du danger,

Et prodigue son sang comme un bien étranger :

Sous sa main, toujours haute te toujours occupée,

Son corps semble à dessein s’offrir à mon épée :

Mais, loin d’oser sur lui tenter aucun effort,

J’ai paré mille coups qui lui portaient le mort :

L’amitié qui vous joint, autant que la naissance,

M’a fait contre vous-même embraser sa défense :

Il conserve en sa vie un bien qui vous est dû ;

Bien mieux que sa valeur vous l’avez défendu ;

Vous étiez son bouclier au milieu des alarmes,

Et vous l’avez sauvé, seule, absente et sans armes.

ANTIGONE.

Hélas ! joindre sa mort à mon cruel ennui

Serait bien, cher Hémon, me tuer plus que lui :          

À moi bien plus qu’à lui vous rendiez cet office ;

Vous sauviez Antigone en sauvant Polynice.

En effet, et vos yeux peut-être en sont témoins,

Une étroite amitié de tous temps nous a joints,

Qui passe de bien loin cet instinct ordinaire

Par qui la sœur s’attache aux intérêts du frère ;

Et, si la vérité se peut dire sans fard,

Étéocle en mon cœur n’eut jamais tant de part :

Quoiqu’un même devoir pour tous deux m’intéresse,

J’ai toujours chéri l’autre avec plus de tendresse ;

Jamais nos volontés ne faisaient qu’un parti ;

Mais je suis toujours même, et lui s’est démenti.

 

 

Scène V

 

ANTIGONE, HÉMON, UN PAGE

 

UN PAGE.

Monsieur, on tient conseil, et le roi vous demande.

HÉMON.

Agréez ce devoir qu’il faut que je lui rende.

ANTIGONE.

Allez, mais sur tout autre opinez pour la paix ;          

Et soient vos bons avis suivis de bons effets.

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

POLYNICE, sous une tente, ADRASTE, ARGIE

 

POLYNICE.

Reste lâche et honteux de tant de compagnies

Que cous vos étendards la Grèce m’a fournies,

Et dernier de cent rois en ma faveur armés,

Autant et plus que moi pour moi-même animés,

Enfin j’ouvre l’oreille au conseil de la rage,

Piqué de désespoir bien plus que de courage,

Et je viens, mais plus tard que l’honneur n’eût voulu,

Vous exposer enfin ce que j’ai résolu :

C’est, mon père, un dessein que je devais éclore

Lorsqu’aux veines des Grecs le sang bouillait encore :

Les mânes indignés de tant de bons soldats

Contre ma lâcheté ne murmureraient pas,

Et j’aurais épargné tant d’illustres personnes

Dont pour me couronner j’ai mis bas les couronnes :

Mais puisque cet avis me vient de mon devoir,

Quelque tard qu’il arrive, il le faut recevoir ;

Et vous trouverez bon que je paye la Grèce

Le sang de tant de peuple et de tant de noblesse.

Vous avez, quoique sage, en ce commun malheur,

(Vous ne témoignez pas votre juste douleur !)

Vous avez pris, mon père, en l’intérêt d’un gendre

Plus de part en effet que vous ne deviez prendre :

C’est moi, chétif, c’est moi qui dedans vos états,

Où vous régniez en paix sur tant de potentats,

Mauvais hôte, ai porté de ces maudites terres

Dessous un front d’amour des semences de guerre :

Le flambeau de l’hymen qui allia chez vous

Est le tison fatal qui vous consume tous ;

Vous mettez un serpent au sein de votre fille,

Qui devait étouffer toute votre famille :

J’ai trop, certes, j’ai trop fait voir ma lâcheté

Pour tant patience et pour tant de bonté :

Auteur de tant de maux, je ne veux plus de grâce ;

Il est temps, ou jamais, que je vous satisfasse,

Et qu’un duel enfin entre mon frère et moi...

Qu’avez-vous à pâlir, et d’où naît cet effroi ?

ADRASTE.

Dieux ! que proposez-vous ! quelle horrible aventure !

ARGIE.

Eh ! monsieur, écoutez la voix de la nature ;

Songez quel est le sang que vous voulez verser ;

Sans honte et sans frayeur y pouvez-vous penser ?

POLYNICE.

La chose est résolue, et la nature même

Souscrit à cet arrêt de ma fureur extrême ;

Outre qu’elle est muette où parle la raison,

Elle ne s’entend pas avec la trahison ;

Au contraire, elle enseigne à repousser l’injure,

Et condamne surtout la fraude et la parjure.

Que doit plus la nature à mon frère qu’à moi,

Pour me lier les mains lorsqu’il me rompt sa foi,

Et pour vouloir que j’erre et que je me retire,

Quand mon année arrive et m’appelle à l’empire ?

ADRASTE.

Quelle rage, bon dieu, vous occupe le sein ?

Ah ! mon fils, étouffez ce damnable dessein :

Si votre ambition ne va qu’à la couronne,

Je dépouille pour vous l’éclat qui m’environne ;

Venez prendre et donner un paisible repos

Sur le trône de Lerne ou sur celui d’Argos :

Là, monarque absolu, vous n’aurez point de frère

Qui vous rompe de pacte et qui vous soit contraire ;

Là, votre épouse et moi, devenus vos sujets,

De nos fidèles soins appuierons vos projets ;

Et votre autorité n’y sera divisée

Par aucune puissance à la vôtre opposée.

POLYNICE.

Non, non, ne point régner, les dieux m’en sont témoins,

Est le ressentiment qui le touche le moins,

Et jamais ma couronne, entre mes mains remise,

N’aurait d’autorité qui ne vous fut soumise.

Mais qu’un traître viole avec impunité

Le respect de l’accord  entre nous arrêté,

Et que j’observe après celui de la naissance,

Une vertu si lâche excède ma puissance ;

Il faut trop de faiblesse à pouvoir l’exercer :

On étouffe aisément qui se laisse presser.

Non, ma mère elle-même, au milieu de nos armes ;

Ni mes sœurs à mes pieds, les yeux baignés de larmes ;

Quelque droit d’Antigone ait dessus mes esprits,

Ne détourneraient pas le dessein que j’ai pris ;

Ou sa vie ou la mienne, importunes sangsues,

Doivent crever du sang dont elles sont repues.

M’en reste-t-il à boire, et ne voudriez-vous point

Qu’à ce que j’en ai pris le vôtre encore fût joint ?

Tydée, oui de tes jours j’ai la course bornée ;

Des tiens, Hypomédon ; et des tiens, Capanée :

Par moi, braves héros, sont veuves à la fois

Vos femmes de maris, et vos villes de rois ;

Et sans confusion je verrais le veuvage !

Non, non, trop de justice à ce devoir m’engage,

Et trop de honte est joint à mon retardement.

Il embrasse Argie.

Adieu, vous que mon cœur aima si tendrement,

Et que le ciel doua d’une vertu si rare ;

Un éternel adieu peut-être nous sépare :

Mais montrez votre force à dompter vos douleurs,

Et ne l’obligez point à la honte des pleurs.

Et vous, sage vieillard, digne d’un autre gendre,

Ayez soin que la terre au moins couvre ma cendre,

Et m’ouvrez le passage en l’empire des morts,

Dérobant aux corbeaux le butin de mon corps :

Après pour votre fille employez votre zèle,

Trouvez-lui dans le Grèce un parti digne d’elle,

Et que cet autre hymen lui puisse être aussi doux

Que le premier fut triste et pour elle et pour vous.

Il sort.

ARGIE.

Polynice ! Mon père, arrêtez ce barbare ;

Qu’il diffère un moment la mort qu’il me prépare,

Et qu’il reçoive au moins l’adieu que je lui dois.

Cessez, pleurs et soupirs qui m’étouffer la voix.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

POLYNICE, l’épée à la main, au pied des murs de Thèbes, DEUX CAPITAINES GRECS

 

POLYNICE.

Là, si ton lâche cœur enfin se peut résoudre,

Tu laisseras la vie, ou j’y mordrai la poudre ;

Là, ton sang ou le mien signera nitre foi ;

Là, de la main des dieux Thèbes prendra son roi.

Sors donc, traître ; l’honneur à ce devoir t’engage :

La diligence ici doit prouver le courage,

Et, depuis le défi que mes traits t’ont porté,

Chaque instant qui se perd marque ta lâcheté.

Ah ! qu’un fâcheux devoir de ta ville t’arrache !

Qu’un traître a peu de cœur, et qu’un perfide est lâche !

Quel emploi t’a déjà tant de fois retenu ?

Il ne faut point d’apprêt à paraître tout nu.

PREMIER CAPITAINE.

En ces effets bien moins de valeur que de rage.

La nature, Seigneur, dispense le courage ;

Vous auriez plus de cœur si vous en aviez moins.

POLYNICE.

Laissez juger aux dieux, ne soyez que témoins.

 

 

Scène II

 

POLYNICE, LES DEUX CAPITAINES GRECS, ANTIGONE, en haut des murs

 

ANTIGONE.

Polynice, avancez, portez ici la vue ;

Souffrez qu’après un an votre sœur vous salue.

Malheureuse, eh ! pourquoi ne le puis-je autrement ?

Quel destin entre nous met cet éloignement ?

Après un si long temps la sœur revoit son frère,

Et ne lui peut donner le salut ordinaire ;

Un seul embrassement ne vous est pas permis ;

Nous parlons séparés comme deux ennemis :

Eh ! mon frère, à quoi bon cet appareil de guerre ?

À quoi ces pavillons sur votre propre terre ?

Contre quel ennemi vous êtes-vous armé ?

Ne trembleriez-vous pas si je l’avais nommé ?

Accordez quelque chose à la loi naturelle :

Le soleil s’est caché pour semblable querelle.

Vous vous plaignez, armez et frappez à la fois :

Est-ce de la façon qu’on demande ses droits ?

Était-il d’un bon frère et d’un prince modeste

De paraître d’abord en cet état funeste,

Et de fouler aux pieds, sur un simple refus,

Tout respect de nature et ne l’écouter plus ?

Mon frère, au nom des dieux protecteurs de la Grèce,

Car vers eux maintenant votre zèle s’adresse,

Et vous n’en gardez plus pour les dieux des Thébains ;

Au nom d’Argie encor, que j’aime et que le plains,

Voyant qu’on lui prépare un si proche veuvage :

Au nom d’Adraste enfin domptez ce grand courage ;

Ne vous acquérez pas, par votre dureté,

Un renom odieux à la postérité.

Ô nature, toi-même à toi-même contraire,

Vois que le fer en main un frère attend son frère.

Cruel, eh ! quel effet prétend votre courroux ?

Du quel  que le sang coule il coulera de vous ;

L’un ne le veut verser sans la perte de l’autre ;

En répandant le sien vous répandrez le vôtre ;           

Il ne diffère point, ce n’est qu’un même sang

Que vous avez puisé dedans un même flanc.

POLYNICE.

C’est d’où nous vient aussi même droit à l’empire

Que son ambition prétend de m’interdire,

Et qui l’obligeait à me garder sa foi,

Comme digne action et d’un frère et d’un roi.

Pour vous, ma chère sœur, pieuse et sage fille,

Gloire du sang d’Œdipe, honneur de sa famille,

Croyez qu’il me déplaît, et très sensiblement,

De vous devoir dédire une fois seulement :

Mais, par cette amitié si parfaite et si tendre

Par où je connais bien que vous me voulez prendre,

Et pour qui j’aurais peine à vous rien refuser,

De moi-même aujourd’hui laissez-moi disposer :

Outre mon intérêt et celui de la Grèce,

Mon honneur, plus que tout, à ce devoir me presse :

J’arme pour le bon droit, lui pour la trahison ;

Il tient pour l’injustice, et moi pour la raison.

ANTIGONE.

Voilà donc cette sœur qui vous était si chère,

Éconduite aujourd’hui d’une seule prière.

Eh quoi ! Cette amitié qui naquit avec nous,

De qui, non sans raison, Étéocle est jaloux,

Et par qui je vois bien que je lui suis suspecte,

Ne pouvant l’honorer comme je vous respecte ;

Cette tendre amitié reçoit donc un refus !

Elle a perdu son droit et ne vous touche plus !

Au moins si de si loin vous pourriez voir mes larmes,

Peut-être en leur faveur mettriez-vous bas les armes :

Car je n’oserais pas encore vous reprocher

Que vous soyez plus dur et plus sourd qu’un rocher.

Encore à la nature Étéocle défère ;

Il se laisse gagner par les plaintes de ma mère ;

Il n’a pas dépouillé tous sentiments humains,

Et le fer est tout prêt à tomber de ses mains :

Et vous, plus inhumain et plus inaccessible,

Conservez contre moi le titre d’invincible :

Moi dont le nom tout seul vous dût avoir touché,

Dont depuis votre exil les yeux n’ont point séché ;

Moi qui, sans vous mentir, trouverais trop aisée

Quelque mort qui pour vous pût m’être proposée ;

Moi malheureuse, enfin, qui vous prie à genoux,

Moins pour l’amour de moi que pour l’amour de  vous.

POLYNICE.

Si quelque sentiment demeure après la vie,

Que je vous saurais gré de me l’avoir ravie !

Plutôt, ma chère sœur, que de me commander

Ce que ma passion ne vous peut accorder,

Venez m’ôter ce fer, oui, venez ; mais sur l’heure

Plongez-le dans mon sein et faites que je meure ;

Pour vous ma déférence ira jusqu’au trépas ;

Mais je ne saurais vivre et ne me venger pas.

 

 

Scène III

 

POLYNICE, LES DEUX CAPITAINES GRECS, ANTIGONE, ÉTÉOCLE, CRÉON

 

ÉTÉOCLE, sortant désarmé.

Je viens enfin, je viens, prêt à te satisfaire ;

Et crois que si plus tôt j’avais pu me soustraire,

Plutôt dessus les lieux tu m’aurais vu rendu,

Et n’aurais pas l’honneur de m’avoir attendu.

Ma mère, à mon déçu par Éphise avertie,

Avez tous ses efforts empêchait ma sortie,

Dont il m’a bien déplu, car je n’ai pas douté

Que mon retardement n’enflât ta vanité.

Ton appel est, au reste, un bien que je t’envie ;

J’en prétendais la gloire, et tu me l’as ravie :

Cent fois de ce dessein mon cœur m’avait pressé,

Et ce n’est que du temps que tu m’as devancé.

Thèbes, sur qui jamais nul ne régna sans crime,

Le sort te va donner un prince légitime.

Voyons s’il m’ôtera le nom que j’en ai pris ;

Que le champ du combat e soit aussi le prix.

ANTIGONE.

Ils s’approchent, ô dieux, et nul n’y met obstacle !

Fuyons, ne voyons pas cet horrible spectacle.

Elle sort.

POLYNICE.

Enfin quelque remords t’a donc fait souvenir

Que ta fois s’est donnée et qu’il la faut tenir ?

Tu m’es donc frère enfin ? car ce n’était pas l’être

Que de parjurer et de traiter en traître.

Pour nous mieux obliger, viens, signons nos accords

De notre propre sang et sur nos propres corps.

 

 

Scène IV

 

JOCASTE, CRÉON, HÉMON, LES DEUX CAPITAINES GRECS, POLYNICE

 

CRÉON.

Que veut hors de saison cette femme importune ?

HÉMON.

Détourner s’il se peut une étrange infortune.

SECOND CAPITAINE.

C’est leur mère. Ô nature ! assiste son dessein.

JOCASTE.

Plongez, plongez, cruels, vos armes dans mon sein ;

Déployez contre moi votre aveugle colère,

Contre moi qui donnais des frères à leur père ;          

Ou, si vous m’épargnez, ne versez pas le sang

Que vous avez puisé dans ce coupable flanc :

Accordez-le moi tout, ou ne m’en laissez goutte ;

Perdez-moi toute entière, ou conservez-moi toute.

Quoi ! nul de vous encore n’a mis les armes bas ?

Je parle, et de vos mains elles ne tombent pas ?

Si quelque pitié règne chez vous encore,

Consentez à la paix que votre mère implore ;

Si le crime vous plaît, un plus grand s’offre à vous ;

Ce flanc dont vous sortez est en butte à vos coups.

Cessez donc cette guerre, ou cessez-en la trêve ;

Faites qu’elle s’éteigne, ou bien qu’elle s’achève ;

Ou n’allez pas plus outre, ou passez jusqu’au bout ;

Ne considérez rien, ou considérez tout.

Sus, voyons quel effet obtiendront mes prières,

Car mes commandements n’en obtiendront plus guères ;

Je n’avancerais rien en vous contredisant :

J’ordonnais autrefois, et je prie à présent.

À qui s’adresseront mes premières caresses ?

Tous deux également partagent mes tendresses :

Celui-là fut absent ; mais si le pacte tient,

Celui-là le sera, puisque l’autre revient.

Ainsi je perds l’espoir de vous revoir ensemble ;

Si ce n’est que la guerre encore vous assemble ;

L’heur de vous entrevoir ne vous est pas permis :

Si vous ne vous fuyez, vous êtes ennemis :

Vous êtes divisés ou de cœur ou d’espace ;

La haine vous rapprochent et l’amitié vous chasse.

À Polynice.

Ça, mes premiers baisers s’adresseront à vous

Qu’une si longue absence a séparé de nous :

Venez les recevoir d’une approche civile,

Et déchargez vos mains de ce fais inutile.

Eh ! quel est cet abord ? qu’il est peu gracieux !

Pourquoi sur votre frère attachez-vous les yeux ?

Je vous couvrirai tout, et pour vous faire outrage

Il faudrait que par moi son fer se fit passage.

Chassez de votre esprit ce défiant souci,

Si ce n’est que ma foi soit suspecte aussi.

POLYNICE.

Ne désirez-vous point que je vous dissimule ?

Ma sûreté dépend de n’être plus crédule ;

La nature n’a plus d’inviolables droits ;

Et son propre intérêt chacun a fait des lois ;

Et l’épreuve m’apprend que du pu artifice

Nature, son contraire, aujourd’hui fait office :

Votre parole enfin m’est suspecte en effet ;

Ma mère pourrait bien ce que mon frère a fait.

JOCASTE.

Soupçonnez votre mère ; oui, j’approuve qu’en elle

Vous redoutiez d’avoir une garde infidèle :

De cet indigne faix ne déchargez ce bras

Qu’après qu’en ma faveur le roi l’aura mis bas.

POLYNICE.

Le roi ? Quoi ! le perfide exige encore ce titre

Durant ce différend dont le sort est arbitre ?

Vous et sa trahison l’avez donc couronné ?

ÉTÉOCLE.

Bientôt, bientôt les dieux en auront ordonné.

JOCASTE.

Hélas ! qu’en la fureur dont votre âme est pressée

Vous venez tout d’un sens contraire à ma pensée !

Je ne viens pas ici pour aigrir vos débats ;

Je lui donne ce titre et ne vous l’ôte pas.

À Étéocle.

Pour vous la pitié peut-être a plus de charmes :

Approchez, Étéocle, et mettez bas les armes ;

Cachez à mes regards leur flamboyant acier :

Vous les fîtes lever, posez-les le premier.

Il met son épée à terre.

Vous vous craignez l’un l’autre, et moi tous deux ensemble ;

Mais tous deux pour tous deux c’est pour vous que je tremble.

À Polynice.

Mais votre défiance à la fin doit cesser.

Le voilà désarmé, puis-je vous embrasser ?

Faites ici, mes pleurs, l’office de ma langue.

Mes sanglots, mes soupirs, commencez ma harangue.

Enfin les dieux, mon fils, ont exaucé mes vœux ;

J’obtiens en ces baisers la faveur que je veux :

Mais fasse leur bonté, fassent mes destinées

Que ce bonheur me dure encore quelques années !

Vous, faites-le, mon fils, puisque vous le pouvez,

Car il me durera si vous vous conservez :

Les bruits nous ont appris avec allégresse

Et quel honnête accueil vous a reçu la Grèce :

Vous y vîtes Adraste et l’on dit qu’en sa cour

Vous avez fait un choix digne de votre amour.

Mais qui dans votre lit conduisit votre épouse ?

C’est un droit qu’on m’ôtait et dont je suis jalouse.

Vous songeâtes sans doute, en cette élection,

En quel lieu s’adressait votre inclination ;

Mais sûtes-vous juger que par cette alliance

Vous nous donniez sujet de juste défiance ?

Savez-vous sous quel joug cet hymen vous a mis ?

De nos plus enragés et mortels ennemis,

Qui ne vous ont ouvert ni leur bras ni leur terre

Que pour avoir prétexte à nous faire la guerre.

Sur ce simple douaire ils vous ont accordé

Ce funeste parti plus tôt que demandé :

Aussi portiez-vous trop, leur portant les semences

Des ces divisions et de ces violences :

Car quelle est cette guerre et quels sont ses objets ?

Vos parents, vos amis, vos pays, vos sujets :

C’est ce qu’on peut nomme votre parti contraire.

De ce funeste hymen nous sommes le douaire ;

Encor suis-je obligée à vos mauvais desseins ;

Et j’aime cette guerre autant que je la crains,

Puisqu’elle m’a rendu le bien de votre vue,

Et que cette faveur lui devait être due.

Tout un peuple ennemi marche dessus vos pas ;

Vous lui sacrifiez votre natale terre :

Enfin sans vous, mon fils, je n’aurais spas la guerre ;

Mais sans la guerre aussi je ne vous aurais pas.

POLYNICE.

Tout un peuple allié marche dessus mes pas

Pour me rendre mes droits et ma natale terre :

Il est vrai que sans moi vous n’auriez pas la guerre ;

Mais sans la guerre aussi je ne vous aurais pas.

ÉTÉOCLE.

Tout un peuple ennemi marche dessus vos pas

Et ne vous rendra point votre natale terre :

Il est vrai que sans vous Thèbes serait sans guerre ;

Mais elle aura la guerre et vous ne l’aurez pas.

JOCASTE.

Tout mon sang, de frayeur en mes veines se glace.

Ma prière, cruels, n’obtient donc point de grâce ?

Je n’ai pouvoir, crédit, autorité, ni rang,

Et ne puis accorder mon sang avec mon sang ?

POLYNICE.

Ne vous semble-t-il point que la gloire d’un prince

Soit d’errer vagabond de province en province ?

Chasse de mes pays, de mes biens, de ma cour,

De mon partage encor dois-je point de retour ?

Que pourrais-je avoir pis si j’étais le parjure,

Si j’avais violé les droits de la nature ?

Il faut qu’un traître règne, et que j’en sois banni !

Il sera coupable, et je serai puni !

Non, non ; le droit l’ordonne, en première maxime,

Le prix à l’innocence et le supplice au crime :

Je dois souhaiter l’une, et l’autre l’étouffer ;

Et le droit que je veux est au bout de ce fer.

ÉTÉOCLE.

Qu’un brave parle haut !

POLYNICE.

Qu’un traître tard se fâche !

ÉTÉOCLE.

Souvent tel brave tremble.

POLYNICE.

Et plus souvent un lâche.

ÉTÉOCLE.

Ce cœur si haut m’étonne.

POLYNICE.

Et moi le tien si bas.

ÉTÉOCLE.

L’effet le montrera.

POLYNICE.

Tu ne te hâtes pas ?

JOCASTE.

Quelle gloire, bons dieux, ou plutôt quelle rage

À faillir le premier met le plus de courage ?

La valeur est honteuse en pareil différend,

Et la gloire appartient à celui qui se rend.

Je sais qu’à votre tête il faut une couronne ;

Mais que hors de chez vous votre main vous la donne.

Faut-il que d’un seul lien vos desseins soient bornés ?

Et ne saurais-je avoir deux enfants couronnés ?

Montez, le fer en main, les rochers de Tymole,

Soumettez-vous les lieux que dore le Pactole ;

Osez ce qu’ont osé tant d’autres conquérants ;

Tenez tout de vous seul, et rien de vos parents :

Encore en tiendrez-vous ce grand cœur en partage,

Ce cœur qui vous peut faire un si bel héritage,

Qui vous peut au besoin donner un si beau rang

Sans que vous le cherchiez dans votre propre sang.

POLYNICE.

Que Thèbes lui demeure, et que je me retire !

JOCASTE.

Thèbes, vous le savez, est un fatal empire,

Et son trône est un lieu funeste à son roi :

Les exemples de Laie et d’Œdipe en font foi.

POLYNICE.

Un autre encore bientôt le fera mieux paraître.

JOCASTE.

Cruel !  de votre frère ?

POLYNICE.

Et de tous deux peut-être.

JOCASTE.

Quelle obstination !

POLYNICE.

Quelle infidélité !

JOCASTE.

Mais quoi ! son règne plaît, le vôtre est redouté ;

Il a gagné les cœurs...

POLYNICE.

Et moi, moins populaire,

Je tiens indifférent d’être craint ou de plaire.

Qui règne aimé des siens en est moins absolu ;

Cet amour rompt souvent ce qu’il a résolu ;

Plus est permis aux rois à qui plus on s’oppose ;

Une lâche douleur au mépris les expose :

Le peuple, trop aisé, les lie en les aimant ;

Il faut pour être aimé régner trop mollement.

JOCASTE.

L’amour de ses sujets est une sûre garde.

POLYNICE.

Souvent qui trop se fie aussi trop se hasarde.

Mais ne m’opposez plus d’inutiles avis.

Parle, ma passion ; les tiens seront suivis :

Passe au dernier excès que peut faire paraître

L’amour d’une couronne et la haine d’un traître.

Je ne puis d’aucun prix, tant fût-il infini,

Voir l’une trop payée et l’autre trop puni.

JOCASTE.

Bien, puisque ni sanglots, ni prières, ni larmes

Ne peuvent de vos mains faire tomber les armes,

Et qu’avecque raison je vous puis reprocher

Que vous partez un cœur aussi dur qu’un rocher,

Je conjure des dieux la puissance suprême

De me faire venger par votre refus même ;

Et vous souhaite encor quelque malheur plus grand

Que celui que promet ce mortel différend.

Une invincible ardeur en mes veines s’allume,

Qui d’un secret effort jusqu’aux os me consume ;

Ma constance est à bout, la nature se tait,

La fureur me possède, et ce malheur me plaît.

Adieu, non plus mes fils, mais odieuses pestes,

Et détestables fruits de meurtres et d’incestes :

Vous ne mourrez pas seuls, et je suivrai vos pas

Pour vous persécuter même jusqu’au trépas.

PREMIER CAPITAINE.

Son entremise est vaine.

HÉMON.

Ô constance barbare !

CRÉON, à Étéocle.

Enfin le champ est libre, et rien ne vous sépare :

Qui ne presse faiblit l’effet de grands projets.

Vengez-vous, vengez-vous, et vengez vos sujets.

ÉTÉOCLE.

Votre intérêt, Créon, vous meut plus que ma gloire ;

Vous pressez le combat et craignez la victoire.

Vous savez qu’après nous le sceptre des Thébains,

Par ordre et droit de sang, doit passer en vos mains.

Mais les garde le ciel de votre tyrannie !

Voici par quoi sera votre attente bannie :

Choisissons ici près un champ plus spacieux

D’où l’un et l’autre camp nous considère mieux,

Et que le sort après conduise l’aventure.

POLYNICE.

Faisons tôt.

HÉMON.

Ô journée honteuse à la nature !

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ANTIGONE, en deuil, dans sa chambre

 

Inconstante reine du monde,

Qui fais tout par aveuglement,

Sans dessein et sans fondement,

Et qui toutefois toute chose se fonde,

Pousse ta roue et ne te lasse pas ;

Fais que son tour s’achève :

Il faudra qu’elle nous relève,

Après nous avoir mis si bas.

 

Tels que d’une mer agitée

On voit les flots s’entre-suivants,

Se fuir après au gré des vents,

Et ne tenir jamais une assiette arrêtée :

Tel est ton ordre aux biens que tu nous fais ;

Tu caresses, tu frappes,

Tu viens à nous, tu nous échappes,

Et tu ne t’arrêtes jamais.

 

Mais pourquoi, trompeuse déesse,

S’il est vrai que tu n’as point d’yeux

Est-ce plutôt à de hauts lieux

Qu’à des toits de bergers que ta rigueur s’adresse ?

Tu ne peux voir la tête d’un roi

L’éclat que tu lui donnes ;

Et qui tient de toi des couronnes

A toujours guerre avec toi.

 

 

Scène II

 

HÉMON, ANTIGONE

 

ANTIGONE.

Tu reviens seul, Hémon ? Ô sinistre présage !

Que je lis d’infortune aux traits de ton visage !

HÉMON.

Il vous faut divertir par un autre entretien.

ANTIGONE.

Hélas ! tu me dis tout en ne me disant rien.

HÉMON.

Madame, je croyais que la commune plainte

Vous eût déjà livré cette sensible atteinte,

Et fût cause du deuil que je rencontre ici.

ANTIGONE.

Étéocle est-il mort ?

HÉMON.

Et Polynice aussi.

Faites à ce grand cœur faire un effort extrême ;           

Opposez la nature à la nature même.

L’ennui d’un tel malheur ne peut être léger ;

Mais la part que j’y prends le doit bien alléger.

ANTIGONE.

Ô prodige ! ô combat digne de son issue,

Où plus que les vaincus la nature est vaincue,

Où le crime s’est vu par le crime étouffer,

Où l’impiété seule a droit de triompher !

Faites m’en le récit.

HÉMON.

Votre douleur peut-être...

ANTIGONE.

Non, elle est en un point où rien ne peut l’accroître ;

Mes sens par son excès sont demeurés perclus ;

Pour la trop ressentir je ne la ressens plus.

HÉMON.

Quand leur haine obstinée eut rendu de la reine

Le pouvoir sans effet et la prière vaine,

Et qu’au champ du combat chacun d’eux consentit,

La rage s’y vint rendre, et nature en sortit :

Pareils à deux lions, et plus cruels encore,

Du geste chacun d’eux l’un l’autre se dévore :

Avant qu’en être aux mains ils combattent des yeux,

Et se lancent d’abord cent regards furieux.

Enfin, d’un maintien grave et d’une voix altière,

Polynice tout haut pousse cette prière :

« Ô dieux ! Si quelquefois vous consentez au mal,

Quand il semble ordonné par un décret fatal,

Et qu’on en peut nommer la cause légitime,

Guidez ce bras vengeur et soutenez mon crime :

Après, pour l’expier, à moi-même inhumain,

Dedans mon propre sang je laverai ma main :

Si ce traître y peut voir le sceptre qu’il me nie,

Avant que de son corps son âme soit bannie,

Et s’il peut en mourant emporter avec soi

Le regret de savoir que je survive roi. »

Là commence, l’approche, où l’ardeur les presse

Pratique aux premiers coups quelque art et quelque adresse :

Ils passent sans effet et d’une et d’autre part ;

Mais bientôt la fureur l’emporte dessus l’art :

Chacun voulant porter, et chacun voulant rendre,

Quitte pour attaquer le soin de se défendre ;

Et tous deux, tout danger à leur rage soumis,

S’exposent aussi nus que s’ils étaient amis :

Mais après que, pareils de force et de courage,

Ils ont gardé longtemps un égal avantage,

De Polynice enfin le sort guide le bras :

Il pousse un coup mortel qui porte l’autre à bas.

ANTIGONE.

Et le ciel à ce crime a prêté sa lumière !

HÉMON.

Le roi tombe, et son sang coule sur la poussière :

Mais en sa chute encore sa haine se soutient,

Et son cœur veut encore éclore un espoir qu’il retient :

Couleur ni mouvement ne reste à son visage ;

Il semble que des sens il ait perdu l’usage :

Il le réserve tout pour un dernier effort,

Et sait encore tromper dans les bras de la mort.

Polynice, ravi d’une fausse victoire

Dont bientôt sa défaite effacera la gloire,

Levant les mains au ciel, s’écrie à haute voix :

« Soyez bénis, ô dieux, juste juges des rois !

Thèbes, dessus ma tête apporte ta couronne ;

Elle est mienne, et le sang par deux fois me la donne.

Apporte, cette vue hâtera son trépas ;

Ma tête achèvera l’office de mon bras. »

Il s’approche à ces mots, lui veut ôter l’épée ;

Mais sa main est à peine à cette œuvre occupée,

Que l’autre, ramassant un reste de vigueur

Que la haine entretient à l’entour de son cœur,

Retire un peu le bras, puis, le poussant d’adresse,

Lui met le fer au sein que mourant il y laisse.

Polynice, à ce coup, mortellement atteint,

Une froide pâleur s’emparant de son teint :

« Quoi ! Ta rage, dit-il, n’est donc pas assouvie,

Et tes déloyautés ont survécu ta vie ?

Ta perfidie arrête où ton âme n’est pas ?          

Attends-moi, traître, attends, je vais suivre tes pas,

Et, plus ton ennemi que e ne fus en terre,

Te porter chez les morts une immortelle guerre ;

Là, nos âmes feront ce qu’ici font nos corps ;

Nous nous battons vivants, et nous nous battrons morts. »

Avecque ce discours il achève sa vie ;

La lumière de ses yeux est pour jamais ravie ;

Et nous, le cœur transi de frayeur et d’ennui,

Demeurons sur-le-champ presque aussi morts que lui.

ANTIGONE.

Que votre mort, ma mère, est un bien que j’envie,

Et qu’il me serait doux de vous avoir suivie !

Venez voir, cher Hémon, si le ciel en courroux

Peut lâcher quelque trait qu’il n’ait lâché sur nous.

Entrez en cette chambre.

Hémon sort.

 

 

Scène III

 

ISMÈNE, ANTIGONE

 

ISMÈNE.

Ô barbare sentence !

ANTIGONE.

Quel ennui doit encore éprouver ma constance ?

ISMÈNE.

Savez-vous du combat le succès malheureux ?

ANTIGONE.

Oui, digne de leur rage et funeste à tous deux.

ISMÈNE.

Savez-vous que Créon succède à la couronne ?

ANTIGONE.

C’est un bien qu’on lui doit et que le sang lui donne.

ISMÈNE.

Savez-vous la rigueur de son premier édit ?

ANTIGONE.

Non, Hémon est ici qui ne m’en a rien dit.

ISMÈNE.

Il fait d’un acte impie un acte de justice :

Il défend d’inhumer le corps de Polynice,

Et, déclarant ce prince ennemi de l’état,

Condamne l’infracteur comme d’un attentat.

 

 

Scène IV

 

ISMÈNE, ANTIGONE, HÉMON

 

HÉMON.

Certes, jamais le sort n’a sur humaine race

Tant versé pour un jour de peine et de disgrâce.

Quoi ! Jocaste défaite ! ô destin inhumain !

ANTIGONE.

Vous voyez en sa mort une œuvre de sa main :

Heureuse et douce mort, puisqu’elle a su par elle

De celle de ses fils prévenir la nouvelle !

Voyez si ma constance a de quoi s’exercer ;

Mais ma peine ou ma vie enfin pourra cesser :

Cette raison au moins en mon mal ma conforte,

Que, s’il n’est supportable, il faudra qu’il m’emporte :

Mais de grâce, seigneur, accordez aujourd’hui

Un peu de solitude à ce mortel ennui,

Et me prouvez la part que vous y daignez prendre,

En laissant à mes pleurs le temps de se répandre.

HÉMON.

Je serais plus cruel que vos propres douleurs,

Si je vous déniais la liberté des pleurs.

Adieu, mais trouvez bon qu’en ce malheur extrême

Je vous laisse vous-même à garder à vous-même :

Domptez de votre sort l’implacable courroux,

Et que votre vertu me réponde de vous.

Il sort.

 

 

Scène V

 

ANTIGONE, ISMÈNE

 

ANTIGONE.

C’est bien visiblement, ma sœur, ma chère Ismène,

Que le ciel aujourd’hui nous déclare sa haine,

Et que son bras vengeur, poussé par son courroux,

Poursuit encore Œdipe et le punit en nous :

Sa parricide erreur nous fut un coup funeste,

Et, vierges, nous portons la peine d’un inceste.

Nos deux frères sont morts, ma mère suit leurs pas,

Et le ciel toutefois ne se satisfait pas ;

Il suscite un tyran élevé par leur chute,

Dont le règne insolent déjà nous persécute,

Qui veut priver les morts du repos des tombeaux

Et vouer notre sang à la soif des corbeaux.

ISMÈNE.

On dresse par son ordre un appareil célèbre

Pour honorer le roi de la pompe funèbre,

Et, comme un défenseur de l’état et des siens,

Il lui fait décerner les honneurs anciens :

Mais il veut que cent ans l’auteur de cette guerre,

Ombre vaine et plaintive, aux noirs rivages erre,

Et défend que son corps, sans d’Œdipe et de nous,

Ait d’autre monument que le ventre des loups :

Telle qu’est cette loi, telle est aussi la peine ;

La première est impie et l’autre est inhumaine ;

Car entre elles il met ce funeste rapport

Qu’on enterrera vif qui l’enterrera mort.

ANTIGONE.

L’ordonnance avec soi porte sa fin expresse ;

C’est à nous qu’elle parle, à nous qu’elle s’adresse :

La racine arrachée, et les arbres détruits,

Le cruel veut encore exterminer les fruits.

Or, il est temps, ma sœur, de montrer qui nous sommes,

Et qui peut plus sur nous ou des dieux ou des hommes ;

C’est ici que le sang et la condition

Ne nous permettent pas une lâche action ;

La vertu doit ici forcer la tyrannie ;

Peut être que plus faible elle sera punie.

Mais de tant de tourments que nous livre le sort,

Il ne peut être après tout qu’arriver une mort :

Enfin, exprès, ma sœur, j’ai voulu qu’Hémon même,

Qui prend mes intérêts et qui sans feinte m’aime,

Pour ne s’opposer pas à ce triste devoir,

Nous laissât le lieu libre et n’en pût rien savoir.

ISMÈNE.

Dieux, que proposez-vous, et que pouvons-nous faire,

Que ne soit inutile au repos de mon frère ?

ANTIGONE.

Acquittons au moins selon notre pouvoir.

ISMÈNE.

Mais, ma sœur, l’impuissance excuse le devoir.

ANTIGONE.

Quoi ! vous défendez-vous d’un si pieux ouvrage ?

ISMÈNE.

L’espérance me manque, et non pas le courage.

ANTIGONE.

Quand l’une peut manquer, l’autre est bien imparfait.

ISMÈNE.

Que profite un espoir qui n’obtient point d’effet ?

ANTIGONE.

En ces précautions la faiblesse est visible.

ISMÈNE.

La promptitude aussi bien souvent est nuisible.

ANTIGONE.

Pour un acte si juste avoir le cœur si bas !

ISMÈNE.

L’acte est juste, il est vrai, mais Créon ne l’est pas.

ANTIGONE.

Et s’il est inhumain serez-vous inhumaine ?

ISMÈNE.

J’abhorre l’ordonnance et redoute la peine.

...

...

ANTIGONE.

Le dessein sans effet est aussi sans mérite.

ISMÈNE.

Mais le dessein suffit si l’effet ne profite.

ANTIGONE.

N’est-ce pas profiter que d’inhumer les morts ?

ISMÈNE.

Non, car Créon, enfin rendrait vains nos efforts.

ANTIGONE.

Demeurez donc, Ismène, et sauvez-vous la vie,

Comme un trésor bien rare et bien digne d’envie :

Nos jours sont en effet si bien traités du sort

Que vous avez raison de redouter la mort.

ISMÈNE.

Considérez, ma sœur, que, restant sans défense,

Le pur rebus du sort et la même impuissance,

Filles, pour dire assez que nous ne pouvons rien,

Un peu d’abaissement aujourd’hui nous sied bien.

Ce n’est pas qu’en effet notre soin se refuse ;

Le sang convie assez, mais la faiblesse excuse ;

Et déjà mon devoir s’en serait acquitté

S’il ne fallait céder à la nécessité.

ANTIGONE.

Quelque consentement que vous puissiez produire,

Je vois qu’il pourrait moins me servir que me nuire :

Qui n’est pas assuré travaille mollement,

Et souvent détruit tout par le retardement :

Seul, on s’acquitte mieux d’une grande entreprise ;

Le travail s’affaiblit alors qu’il se divise ;

Laissez-m’en donc le soin, et, sage à votre sens,

Rendez-vous à la force et prenez loi du temps.

ISMÈNE.

J’envie à ce grand cœur cette grande assurance ;

Mais pour les lois enfin j’ai plus de révérence.

ANTIGONE.

J’en aurais comme vous, mais j’en userais mieux,

Et voudrais que les lois en eussent pour les dieux.

ISMÈNE.

Ah ! que vous me causez une frayeur extrême !

ANTIGONE.

Ne m’épouvantez point, et tremblez pour vous-même.

ISMÈNE.

Soyez secrète au moins, comme je vous promets

Que par moi ce dessein ne se saura jamais.

ANTIGONE.

Si rien est à cacher, cachez votre faiblesse ;

Je fais gloire pour moi que ma vertu paraisse.

ISMÈNE.

Comme dans les dangers vous vous précipitez !

ANTIGONE.

Avec autant d’ardeur que vous les évitez.

ISMÈNE.

Je vous l’ai dit cent fois, cette œuvre sera vaine.

ANTIGONE.

Bien, mon pouvoir cessant fera cesser ma peine.

ISMÈNE.

Mais ce n’est pas assez d’entreprendre ardemment ;

L’honneur de l’entreprise est en l’événement.

ANTIGONE.

Vos raisons, comme vous, sont de si peu de force,

Que, loin de m’arrêter, cet obstacle m’amorce.

Laissez indifférent mon bon ou mouvais sort ;

Voyez, si je péris, mon naufrage du port ;

Pour moi je tiens plus chère et plus digne d’envie

Une honorable mort qu’une honteuse vie ;

Et de mes ans enfin voir terminer le cours

Ne sera qu’arriver où je vais tous les jours.

ISMÈNE.

Allez donc, et le ciel, pour vous et pour mon frère,

Conduise de dessein mieux que je ne l’espère.

Mais vos soins, si mon cœur ne m’abuse aujourd’hui,

Préparent un cercueil plus pour vous que pour lui.

Elles sortent.

 

 

Scène VI

 

ARGIE, MÉNETTE, une lanterne à la main, sur les remparts où s’est donné le combat

 

MÉNETTE.

Madame, vous cherchez votre perte visible.

ARGIE.

C’est bien ma perte, hélas ! elle m’est bien sensible.

MÉNETTE.

Je dis de votre vie.

ARGIE.

Ah ! le même trépas

Qui l’ôte à mon époux ne m’en privera-t-il pas ?

Ménette, voulez-vous qu’en ce malheur extrême

J’abandonne aux corbeaux la moitié de moi-même,

Et que l’injuste arrêt qu’on nous a rapporté

Jusqu’au repos des morts porte sa cruauté ?

Peut-être que déjà Polynice m’accuse

De lui rendre si tard l’honneur qu’on lui refuse :

S’il ne l’a pas, j’ai tort ; s’il l’a, j’ai tort aussi,

Car c’est à mon devoir qu’appartient ce souci ;

C’est pour ce triste soin, dont mon devoir me presse,

Que je me suis soustraite aux troupes de la Grèce,

Qui, le siège levé par un honteux départ,

Souffre cette injustice et n’y prend point de part.

MÉNETTE.

Pour ne nous pas tromper ne prenons autre voie

Que celle des oiseaux qui vont à cette proie :

L’infection des corps vient déjà jusqu’à nous ;

Ici furent portés et rendus tant de coups ;

Voici le champ fertile en tant de funérailles :

Thèbes n’est pas fort loin, j’entrevois ses murailles.

ARGIE.

Ô Thèbes ! autrefois l’objet de mes désirs,

Maintenant le sujet de tous mes déplaisirs,

À qui pourtant le ciel soit encore propice,

Si ta piété me rend le corps de Polynice ;

Tu vois en quel état, femme et sœur de tes rois,

Je me présente à toi pour la première fois.

Vois, perfide cité, quelle pompe environne

Celle qui justement prétendait ta couronne :

Ce n’est pas elle aussi qui guide ici mes pas,

Et mon ambition ne te déplaira pas :

Je ne cherche qu’un mort, je ne peux que sa cendre ;

Je ne t’ôte qu’un soin que tu ne daignes prendre :

Ma le dénieras-tu ? Rends, cruelle, rends-moi

Celui que tu chassais comme indigne de toi,

À qui tu fus perfide autant que légitime,

Qui fut ton roi sans sceptre et ton banni sans crime.

Et toi, mon cher époux s’il reste après les morts

Quelques mânes errants à l’entour de leurs corps,

Guide-moi par les tiens à ce funeste office ;

Que Polynice m’aide à trouver Polynice ;

C’est toi seul que je cherche en ces funestes lieux ;

Daigne encore une fois te montrer à mes yeux.

 

 

Scène VII

 

ARGIE, MÉNETTE, ANTIGONE

 

MÉNETTE.

Madame, contenez la douleur qui vous presse ;

Nous sommes aperçus, quelqu’un vers nous s’adresse.

ANTIGONE, à Argie.

Quel dessein téméraire adresse ici tes pas ?

MÉNETTE.

Ce qui l’y fait venir ne vous regarde pas.

ANTIGONE.

Vient-elle ôter aux morts les larmes que je verse,

Et mettre empêchement à ce triste commerce ?           

Quel intérêt l’y pousse, et quel est son souci ?

Ce soir est tout à moi, seule j’ai droit ici.

ARGIE.

Si quelqu’un de ces morts vous cause de la peine,

Et si, comme je crois, même dessein nous mène,

Si même Créon vous craignez le courroux,

Je pourrai sans danger me déclarer à vous :

Hier femme, aujourd’hui veuve de Polynice,

Je venais à son corps rendre un dernier office,

Croyant qu’à la faveur du voile de la nuit...

ANTIGONE, l’embrassant.

Est-ce Argie ? Ô ma sœur ! quel bonheur me conduit ?

Ou plutôt quel destin, à mon bonheur contraire,

Fait que quand je vous vois je ne vois plus mon frère ?

Tant qu’il eut ce plaisir, ses sœurs ne l’eurent point ;

Ses jours nous séparaient, et son trépas nous joint.

Quelque part que pour vous mon cœur prit en sa flamme,

Je ne vois que sa veuve et n’ai point vu sa femme :

Enfin un même soin nous fait trouver ici ;

Ce que mène Antigone amène Argie aussi.

ARGIE.

Antigone, ma sœur, quelle première vue !

Qui l’eût imaginée, ou qui l’eût attendue ?

Que pour nous la fortune, a de fausse douceurs !

Commençant de nous voir, nous cessons d’être sœurs :

Je n’ai pu vous montrer la sensible allégresse

De me voir jointe à vous que quand le cause en cesse ;

Encore en ce malheur dois-je bénir le sort

Qui me montre la sœur lorsque le frère est mort.

Au défaut de l’objet, son image contente ;

Encore vois-je de lui quelque chose vivante :

Vos corps furent formés dedans le même flanc ;

Vous ne fûtes qu’un cœur, et qu’une âme et qu’un sang.

ANTIGONE.

Ce n’est pas sans raison que sa perte m’est dure ;

L’amitié nous joignit bien plus que la nature.

ARGIE.

Aussi, ma chère sœur, les dieux m’en sont témoins,

Son trône était l’aimant qui l’attirait le moins :

Ni repos, ni pays, ni mère, ni couronne,

Ne lui fut en objet à l’égal d’Antigone ;

Jour ni nuit n’ont passé qu’il ne parlât de vous,

Et non sans que mon cœur en fût un peu jaloux ;

Car, à voir quelle part nous avions en son âme,

Je paraissais sa sœur et vous sembliez sa femme :

Mille fois pour vous voir il a de ces remparts

Devers Thèbes jeté les yeux de toutes parts.

Mais las ! il vous a vue, et cette vue est vaine ;

Elle n’a diverti sa mort ni votre peine :

Nous n’espérions qu’en vous, et contre notre espoir

Il a pu sans fléchir vous entendre et vous voir ;

Il s’est pu cette fois défendre de vos charmes.

ANTIGONE.

Hélas ! il consultait de mettre bas les armes,

Et déjà son courroux était presque amorti ;

Mais si mal à propos Étéocle est sorti,

Qu’il m’a ravi le temps...

MÉNETTE.

Craignant quelque surprise,

Allons chercher le mort, achevons l’entreprise,

Et faites quelque trêve avec vos douleurs.

ANTIGONE.

Allons, dessus son corps nous répandrons des pleurs :

Son corps où fut mon sang...

ARGIE.

Son corps où fut mon âme.

ANTIGONE.

Quel emploi pour sa sœur !

ARGIE.

Quelle nuit pour sa femme !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CRÉON, CLÉODAMAS, ÉPHISE

 

CRÉON.

Enfin l’état est clame, et les dieux ont permis

Que l’orage tombât dessus nos ennemis.

Enfin, Thèbes, enfin la voix de ton prophète

Des volontés des dieux est fidèle interprète ;

Son oracle est suivi de visibles effets ;

La mort de Ménécée a produit cette paix.

Par un sort tout ensemble et propice et contraire,

La ruine du fils a couronné le père :

Pour profiter pour moi lui-même s’est perdu,

Pour élever mon sang mon sang s’est répandu ;

Mais plaindre son trépas est altérer sa gloire ;

Le seul, tout mort qu’il est, nous gagne la victoire :

Le public intérêt condamne mes douleurs

Et ravit à mes yeux la liberté des pleurs ;

Sa mort éteint du ciel la fureur vengeresse,

Chasse de son pays les forces de la Grèce,

Renverse Polynice et sa témérité,

Et lui coûte un trépas justement mérité.

Étéocle avec cœur a pris notre défense ;

Aussi sais-je des deux faire la différence :

J’entends qu’avec ma cour toute la ville en deuil

Demain rende au dernier les honneurs du cercueil ;

Mais mon autorité ne peut sans injustice

Décerner ces honneurs au corps de Polynice :

Il importe à l’état qu’un ennemi juré,

Qui s’est ouvertement contre lui déclaré,

De sa rébellion reçoive le supplice,

Et demeure privé de ce funèbre office.

CLÉODAMAS.

Un grand roi père tout d’un contrepoids égal,

Rend le bien pour le bien, et le mal pour le mal.

Que Thèbes aujourd’hui dressât des funérailles,

À qui voulait hier abattre ses murailles,

Qui marchait sur les siens pêle-mêle accablés,

Qui fit avec le feu la moisson de ses blés,

Et qui demain peut-être eût pu voir avec joie

Embraser par les Grecs cette seconde Troie !

Qu’elle lui décernât les honneurs du tombeau !

Ce zèle est sans exemple et serait tout nouveau.

ÉPHISE.

C’est trop, Cléodamas, exagérer son crime :

Que sa prétention fût ou non légitime,

Encor ce traitement paraît-il inhumain ;

Il fut homme, il fut noble, il fut prince et Thébain.

Je veux qu’il soit coupable ; il laisse en son offense

Une matière au roi d’exercer sa clémence.

D’un règne commençant la première action

Fait dessus les esprits beaucoup d’impression,

Et la douceur y trace une secrète voie

Par où le joug passant se reçoit avec joie :

La rigueur, au contraire, en ces événements

Jette au pouvoir des rois de mauvais fondements ;

À peine il s’établit qu’on souhaite qu’il cesse,

Et tout joug nous déplaît quand d’abord il nous presse.

Sire, outre ces raisons, qui votre piété

Lie aujourd’hui les mains de votre autorité ;

Donnez à votre règne un favorable augure ;

Accordez la justice avecque la nature :

Régnez sur les esprits premier que sur les corps,

Faites honneur aux dieux en faisant grâce aux morts.

CRÉON.

Ô fou raisonnablement ! spécieuse faiblesse !

Sur toute lâcheté ce faux zèle me blesse :

Quoi donc ! pour une impie il faut être pieux,

Et faire grâce au crime est faire honneur aux dieux !

Depuis quand des deux points d’où dépend la justice

À leur sacré conseil retranché le supplice,

Et fait, par un désordre à leur gloire fatal,

De la source du bien la semence du mal ?

Quoi ! venir, embrasé dune aveugle furie,

Verser le sang des siens, ruiner sa patrie,

La rage dans le cœur et les armes au poing,

Est être cher aux dieux et mériter leur soin !

Non, non, c’est de nos maux faire le ciel complice ;

C’est de la piété faire un appât au vice :

Contredire son roi sur un si juste arrêt,

C’est ne pouvoir plier sous un joug qui déplaît,

Et du zèle indiscret et partisan du crime

Pallier le refus d’un zèle légitime.

Mais, ou l’on m’ôtera la qualité de roi,

Ou mon autorité maintiendra cette loi.

Du corps de ce mutin, gisant dans la poussière,

Le ventre des corbeaux sera le cimetière ;

Et se tienne assuré d’un cruel châtiment

Quiconque lui destine un autre monument.

CLÉODAMAS.

Sire, quel malheureux, après votre défense,

Pour l’intérêt d’un mort prendrait cette licence ?

CRÉON.

Toujours, quelque rebelle, en un règne naissant,

Croit faire un coup d’état en désobéissant,

Et se jette à clos yeux au danger plus extrême,

Au mépris de son prince, au mépris de soi-même :

Mais son crime est utile et contient quelquefois

De plus mutins que lui dans le respect des lois :

Suffit que si mon fils enfreignait ma défense,

Son sang, son propre sang en laverait l’offense,

Et que j’ai des Argus aux coteaux d’alentour

Qui feront leur devoir d’y veiller nuit et jour.

 

 

Scène II

 

CRÉON, CLÉODAMAS, ÉPHISE, UN CAPITAINE

 

LE CAPITAINE.

Ô vertu criminelle ! ô pitié funeste,

Du mépris de la mort preuve trop manifeste !

CRÉON.

Qu’est-ce ? quelle nouvelle ?

LE CAPITAINE.

Ah ! quel est mon malheur,

D’avoir été commis pour instrument du leur !

CRÉON.

Quoi ! déjà mon édit a trouvé des rebelles ?

LE CAPITAINE.

Sire, pour faire ouïr de mauvaises nouvelles,

Qu’il faut faire sur soi de violents efforts,

Et qu’on a de contrainte à les mettre dehors !

La princesse Antigone...

CRÉON.

Ô malheureuse fille

Sur qui j’établissais l’espoir de ma famille !

Ô race détestable et digne de son sort !

LE CAPITAINE.

Secondée à ce soin pas la veuve du mort,

Vient d’être auprès du corps dessus l’heure surprise,

De son funèbre office achevant l’entreprise :

Deux de mes compagnons qui l’amènent ici

Vous la vont présenter à l’étrangère aussi.

ÉPHISE.

Le ciel a jusqu’au bout versé sur cette race

Disgrâce sur malheur et malheur sur disgrâce.

CRÉON.

Ô masque de vertu ! que ta fausse beauté

Couvre d’hypocrisie et de déloyauté !

Quoi ! cette misérable, à mon fils destinée,

Sur le point d’accomplir cet heureux hyménée,

Déclare maintenant sa haine contre moi

Son refuge, son oncle, et son père et son roi !

Non, j’aurais plutôt cru que toute une province

Se dût montrer rebelle au vouloir de son prince,

Et secouer le joug de son commandement,

Que je n’eusse eu pour elle un soupçon seulement.

Voyant entrer les gardes.

Amenez cette peste, et qu’on cherche une peine

Égale à son forfait et digne de ma haine.          

 

 

Scène III

 

CRÉON, CLÉODAMAS, ÉPHISE, LE CAPITAINE, ANTIGONE, ARGIE, MÉNETTE, GARDES

 

CRÉON.

Voyez quelle assurance en cet œil effronté !

Quel superbe maintien et quelle égalité !

D’un seul signe d’effroi ce front est-il capable ?

Qui de nous semble mieux le juge ou le coupable ?

Qui si visiblement contredit mon pouvoir ?

ANTIGONE.

Non ; l’on m’a prise, sire, on ne m’a pas surprise.

On ne saurait surprendre en si juste entreprise.

ARGIE.

J’ai seule transgressé cet arrêt inhumain :

Sire, elle n’a rien fait que me prêter la main.

MÉNETTE.

C’est à moi, Sire, à moi qu’en est dû le supplice ;

Je suis auteur de tout, elle n’est que complice.

CRÉON.

Et ne saviez-vous pas que cet acte, en effet,

Était contrevenant à l’arrêt que j’ai fait ?

ANTIGONE.

Je n’en pouvais douter, puisqu’aucun ne l’ignore.

ARGIE.

Oui, je la savais bien.

MÉNETTE.

Et moi mieux qu’elle encore.

CRÉON.

Vous faisiez donc vertu de transgresser mes lois ?

ANTIGONE.

Oui, pour servir les dieux qui sont plus que des rois.

ARGIE.

Pour faire honneur au ciel au mépris de la terre.

MÉNETTE.

Et pour donner aux morts la pais après la guerre.

CRÉON.

Et tous pour mériter un rigoureux trépas.

ANTIGONE.

Qu’il vienne.

ARGIE.

Il tarde trop.

MÉNETTE.

Je n’y recule pas.

CRÉON.

Ô folle piété ! qui d’une même audace

Fit la rébellion et reçoit la menace !

ANTIGONE.

Je mets le plus haut trône au-dessous des autels,

Et révère les dieux sans égard des mortels :

Ils sont maîtres des rois ; ils sont pieux, augustes ;

Tous leurs arrêts sont saints, toutes leurs lois sont justes :

Ces esprits, dépouillés de toutes passions,

Ne mêlent rien d’impur en leurs intentions ;

Au lieu que l’intérêt, la colère et la haine,

Président bien souvent à la justice humaine,

Et, n’observant amour, devoir et piété,

N’y laissent qu’injustice et qu’inhumanité.

Quoi ! vous osez aux morts nier la sépulture ?

Eh ! cette loi naquit avecque la nature.

Votre règne commence et détruit à la fois,

Par sa première loi, la première des lois.

Ici la faute est juste et la loi criminelle ;

Le prince pèche ici bien plus que le rebelle.

J’offense justement un injuste pouvoir,

Et ne crains point la mort qui punit le devoir :

La plus cruelle mort ma sera trop humaine,

Je me résous sans peine à la fin de ma peine ;

Elle m’affranchira de votre autorité,

Et ma punition sera ma liberté.

ÉPHISE.

Ô mâle cœur de fille ! ô vertu non commune,

Qui pour rien ne se rend aux coups de la fortune !

CLÉODAMAS.

Ô sexe dangereux ! étrange dureté !

Du crime et du supplice elle fait vanité.

CRÉON.

On abaisse aisément le cœur d’une sujette

Sous le propre fardeau du joug qu’elle rejette.

L’orgueil s’assortit mal avec le mauvais sort,

Et tous deux insolents font un mauvais accord.

Quoi ! la rébellion deviendra légitime,

Et pour me mépriser on prisera le crime ?

À son premier outrage elle en joint un second

En faisant vanité de m’avoir fait affront ;

Plus son mépris me touche et plus elle en est vaine ;

Je semble son sujet, elle semble ma reine.

Peut-être qu’elle rang qu’elle tint autrefois,

Et les titres de sœur, nièce te fille de rois,

Font à ce cœur altier douter de la menace,

Et contre sa frayeur soutiennent son audace :

Mais son extraction provint-elle des cieux,

Et se dit-elle sœur, nièce et fille des dieux

La justice aujourd’hui satisfera ma haine ;

Et qui l’a secondée aura part en sa peine.

ARGIE.

D’un frivole discours passez donc à l’effet ;

Je le ferais encore si je ne l’avais fait.

Oui, j’ai fait le devoir d’une ingrate province

Qui refuse sans honte un cercueil à son prince :

Elle fut son pays, ses terres, ses états ;

Il n’y veut qu’un sépulcre et ne l’y trouve pas :

Je laisse indifférent en quel titre on m’amène

Où j’avais droit d’entrer en qualité de reine,

Et je ne n’accuse pas l’injustice du sort

Qui me devait un sceptre et m’apprête la mort.

Je me plains seulement de ce pays barbare

Qui de six pieds sous terre à son prince est avare,

Et veut qu’en même jour le corps de mon époux

Passe d’entre mes bras dans le ventre des loups.

CRÉON.

Ayant appris l’édit et le peine prévue,

Vous avez enfreint l’un, et l’autre vous est due.

ANTIGONE.

Faites donc, votre haine agit trop mollement ;

La fureur s’alentit par le retardement :

Peut-être que le temps vous ôterait l’envie

Ou l’assurance au moins de nous ôter la vie :

Le murmure du peuple irait jusques à vous,

Et pourrait désarmer votre injuste courroux ;

Car enfin si le ciel ne lui fermait la bouche,

Vous sauriez à quel point le procédé le touche.

Mais d’abord un tyran fait tout ce qu’il lui plaît ;

On souffre avec respect, on voit, mais on se tait.

CRÉON.

Et toi seule entre tous n’as pu voir sans te plaindre ?

ANTIGONE.

Tous tremblent, tous ont peur ; moi, je n’ai rien à craindre.

CRÉON.

Au moins dois-tu rougir d’avoir osé plus qu’eux.

ANTIGONE.

Qui fait honneur aux morts ne fait rien de honteux.

CRÉON.

Un mort qui fut des siens le mortel adversaire !

ANTIGONE.

Il fut ce qui vous plaît, mais il était mon frère.

CRÉON.

Qui les armes en main a son frère assailli !

ARGIE.

Il est vrai, mais son frère a le premier failli.

CRÉON.

Il tint notre parti, l’autre tint le contraire.

ARGIE.

La couronne à tous deux était héréditaire :

L’un suivit sa fureur, mais l’autre l’embrasa ;

Si l’un vous assaillit, l’autre vous exposa.

CRÉON.

La règne du premier, comme il fut d’un bon prince,

Se gagna la faveur de toute la province ;

Et notre heur, qui sous l’autre eût pu diminuer,

Nous fit prendre intérêt à le continuer.

L’intention des siens, plus que la sienne même,

Avait dessus son front laissé le diadème ;

Et son ambition, bien moins que sa bonté,

Se put dire l’appui de son autorité.

ARGIE.

Mais pour le retenir vous chassiez Polynice.

CRÉON.

On fit faveur à l’un, mais à l’autre justice.

ANTIGONE.

Après tout je l’aimais, et mon affection

Entreprendrait encore cette sainte action.

CRÉON.

Eh bien ! Suis les conseils que cet amour t’inspire :

Aime-le chez les morts, mais non sous mon empire.

 

 

Scène IV

 

CRÉON, CLÉODAMAS, ÉPHISE, LE CAPITAINE, ANTIGONE, ARGIE, MÉNETTE, GARDES, ISMÈNE

 

ÉPHISE.

Ô dieux ! en quel état Ismène vient ici !

CRÉON, à Ismène.

Et toi, n’eus-tu point part à l’entreprise aussi ?

ISMÈNE.

Oui, plus que toutes les deux : j’ai commencé l’ouvrage,

Et mon exemple, sire, excita leur courage.

ANTIGONE.

Non, non, trop de frayeur s’empara de son sein ;

Elle a le cœur trop bas pour un si haut dessein.

ISMÈNE.

Je vous l’ai conseillé ; j’en pressai l’entreprise.

ANTIGONE.

Tout au contraire, sire ; elle m’en a reprise.

ISMÈNE.

Oui, pour vous éprouver ; mais je suivais vos pas.

ANTIGONE.

Elle était trop timide, elle ne sortit pas.

ISMÈNE.

Prisez-vous à tel point votre triste fortune,

Que vous ayez regret qu’elle me soit commune ?

ANTIGONE.

J’ai seule aimé mon frère ; il n’appelle que moi.

ISMÈNE.

J’eusse à votre défaut entrepris cet emploi.

ANTIGONE.

Je servirai de cœur et non pas de parole ;

L’un produit des effets, les autres sont frivoles.

ISMÈNE.

Ma sœur, au nom des dieux, ne me déniez pas

La gloire de vous suivre en un si beau trépas.

ANTIGONE.

Non, non, ne prenez part à rien qui m’appartienne :

L’ouvrage fut tout mien, la mort toute mienne.

ISMÈNE.

Ne vous possédant plus quel bien me sera doux ?

ANTIGONE.

Créon, votre seigneur, aura grand soin de vous.

ISMÈNE.

Ah ! ce reproche est juste : il est vrai, je fus lâche.

ANTIGONE.

J’ai le regret de dire, et honte qu’on le sache.

ISMÈNE.

Mais que vous a produit ce généreux effort ?

ANTIGONE.

Tout ce que j’espérais : il m’a produit la mort.

ISMÈNE.

J’avais bien su prévoir le malheur qui vous presse.

ANTIGONE.

Eh bien, vivez heureuse avec votre sagesse.

CRÉON, à part.

L’orgueil à toutes deux a troublé la raison,

Et leur extravagance est sans comparaison.

ISMÈNE.

Vous-même à votre fils vous l’avez destinée :

Voudriez-vous rompre, sire, un si bel hyménée ?

CRÉON.

Il peut pour un manqué, recouvré cent partis.

ISMÈNE.

Non pas qui vaillent tant, ni si bien assortis.

CRÉON.

Cherchant cette alliance, il cherchait bien sa perte ;

Je le haïrais bien si je l’avais soufferte.

ANTIGONE.

Viens ici, cher Hémon, et par cet entretien

Apprends le jugement que l’on y fait du tien.

ISMÈNE.

Voudriez-vous ruiner une amitié si forte ?

CRÉON.

Forte ou non, s’il l’épouse il l’épousera morte.

ISMÈNE.

Si le ciel n’est injuste, il vengera sa mort.

CRÉON.

Profite de sa perte, et crains un même sort.

ISMÈNE.

Non, non, ne croyez pas que votre tyrannie

Ni m’empêche la voix, ni demeure impunie ;

Les dieux ne sont pas dieux si bientôt leur courroux

Ne prend notre intérêt et n’éclate sur vous.

CRÉON.

Allez, ôtez d’ici ces objets de ma haine ;

Qu’en la tour du palais toutes deux on les mène :

Veillez-les avec soin, que tout vous soit suspect ;

Mais que l’on traite Argie avec plus de respect,

Dedans une autre chambre, avec garde fidèle,

Cependant qu’au conseil on ordonnera d’elle ;

Car, ne relevant pas de mon autorité,

Le crime qu’elle a fait est d’autre qualité.

On emmène Antigone, Ismène et Argie.

 

 

Scène V

 

CRÉON, ÉPHISE, CLÉODAMAS, ensuite HÉMON

 

ÉPHISE.

Sire, à peser bien tout d’une égale balance,

Ce procédé n’est pas sans quelque violence :

L’honneur qu’on rend aux morts est une vieille loi ;

Par naissance et par droit Polynice fut roi ;

Antigone est sa sœur, elle est votre parente ;

Vous en privez Hémon, Ismène est innocente ;

L’autre est veuve d’un mort. Que votre jugement

Sur toutes ces raisons passent un peu mûrement.

CRÉON.

De toutes ces raisons pour une déloyale,

Pas une ne détruit la puissance royale ;

Être trop indulgent laisse aussi trop oser.

Des autres mon conseil m’en fera disposer.

À Hémon qui entre.

Ne dissimulez point la douleur qui vous presse ;

Elle est juste en l’amant qui perd une maîtresse :

Mais d’autre part, Hémon, elle est injuste aussi

En un fils qui, bien né, de son père a souci,

Et qui, sage, épousant son amour et sa haine,

Se fait de ses désirs une loi souveraine.

HÉMON.

Ayant l’honneur que j’ai d’être sorti de vous,

Votre intérêt, Monsieur, sur tout autre m’est doux.

J’ai tous les sentiments que mon devoir m’ordonne ;

Je tiens de votre sang et de votre couronne,

Et, sans me départir de leur autorité,

Ne puis rien épouser que votre volonté.

CRÉON.

Aussi par la raison de la seule naissance,

N’attendais-je pas moins de votre obéissance.

Ce que prise un bon père est prisé d’un bon fils ;

Ils ont mêmes amis et mêmes ennemis :           

Mais le père, d’un fils à ses desseins contraires,

S’est formé de soi-même un mortel adversaire ;

Il s’entretient la guerre et nourrit un poison

Doux à ses ennemis, funeste à sa maison.

Il ne faut pas, Hémon, que l’amour d’une femme

Jusqu’à ce point nous gagne et nous aveugle l’âme,

Qu’alors que le mal presse on n’en puisse guérir,

Et que nous nous perdions afin de l’acquérir.

L’intérêt de mon fils trop justement me touche

Pour souffrir qu’il reçoive un serpent en sa couche :

Une mauvaise femme est un méchant ami

Que veillant on doit craindre, et bien plus endormi ;

Et quiconque à sa foi jour et nuit se hasarde

Se met entre les mains d’une mauvaise garde.

Cette seule rebelle, entre tous mes sujets,

Censure mes édits, attaque mes projets,

Et trace des chemins à toute la province

Pour le mépris des lois et la honte d’un prince.

Dans les dessins d’un roi, comme dans ceux des dieux,

De fidèles sujets doivent fermer les yeux,

Et, soumettant leur sens au pourvoir des couronnes,

Quelles que soient les lois, croire qu’elles sont bonnes.

HÉMON.

Les dieux ne  mettent pas en tous entendements

Ni pareilles clartés, ni même sentiments.

Je veux que cette offense attaque votre gloire ;

Mais qui l’osa commette a pu ne la pas croire :

En effet, qui croirait aller contre vos lois,

Suivant celles des dieux qui sont maîtres des rois ?

Moi, monsieur, qui sans feinte et vous prise et vous aime

Comme auteur de ma vie et source de moi-même,

Qui vous souhaite un règne et glorieux et doux,

Et, pour dire en un mot, qui soit digne de vous,

Je cueille les vais partout où je me trouve,

J’entends ce qu’on estime et ce qu’on désapprouve,

Pour profiter pour vous et vous en faire part,

À vous à qui moi seul ose parler sans fard.

Jamais la Vérité, cette fille timide,

Pour entrer chez les rois ne trouve qui la guide :

Au lieu que le mensonge a mille partisans,

Et vous est présenté pas tous vos courtisans.

Seul je vous dirai donc que le commun murmure

Accuse votre arrêt d’offenser la nature ;

Qu’aussi, l’on n’attend pas de votre passion

L’injuste châtiment d’une bonne action.

Antigone, dit-on prit une honnête audace

Que le roi punira de la seule menace ;

Ce qu’elle a fait est juste, et dans tous les esprits,

Hors celui de Créon, son crime aura des prix ;

C’est à peu près, Monsieur, ce que je viens d’entendre,

Et ce que mon devoir m’oblige à vous apprendre.

Déférez quelque chose au sentiment commun ;

Le plus savant se trompe, et deux yeux font plus qu’un.

Un changement d’avis, quand la raison en presse,

N’est pas une action contraire à la sagesse :

Ne voir que pas son sens est le propre des dieux,

Comme il l’est des mortels de voir par beaucoup d’yeux.

ÉPHISE.

La même vérité vous parle par sa bouche :

Sire, de cette part souffrez qu’elle vous touche,

D’autant plus qu’elle tend à votre commun bien,

Et que votre intérêt s’y trouve avec le sien.

CRÉON.

Ô conseil, ô prière et ridicule et folle !

Que j’apprenne si vieux d’une si jeune école !

HÉMON.

Ne regardez pas l’âge, et pesez la raison.

CRÉON.

La raison n’est pas mûre en si verte saison.

Appelles-tu raison de faire honneur au crime ?          

HÉMON.

Non, s’il passe pour tel ailleurs qu’en votre estime.

CRÉON.

Qui m’a désobéi mérite le trépas.

HÉMON.

Le peuple toutefois ne le confesse pas.

CRÉON.

Lui-même est criminel s’il censure son prince.

HÉMON.

Faites donc le procès à toute la province.

CRÉON.

Elle et ses habitants sont esclaves des rois.

HÉMON.

Oui, si les rois aussi sont esclaves des lois.

CRÉON.

La folle passion qui possède ton âme

Te fait insolemment parler pour une femme,

Et de son intérêt te rend aussi jaloux.

HÉMON.

Vous seriez femme donc, car je parle de vous.

CRÉON.

Tu contestes, mutin, contre ton propre père ?

HÉMON.

J’ai cru vous conseiller, et non pas vous déplaire.

CRÉON.

Ne m’est-il pas permis de conserver mon droit ?

HÉMON.

Non, s’il prive les dieux de l’honneur qu’on leur doit.          

CRÉON.

Vil esclave de femme, esprit lâche et débile !

HÉMON.

Je n’ai fait action ni lâche ni servile.

CRÉON.

Parler pour une fille est ton plus digne emploi.

HÉMON.

Je parle pour les dieux, et pour vous et pour moi.

CRÉON.

N’espère pas enfin l’épouser jamais vive.

HÉMON.

Elle ne mourra pas qu’un autre ne la suive.

CRÉON.

M’oses-tu menacer ?

HÉMON.

Je n’avancerais rien.

Envers qui ne veut ni ne peut faire bien.

CRÉON.

Ce fol à m’outrager encore persévère !

HÉMON.

Je vous dirais bien pis si vous n’étiez mon père.

CRÉON.

Va, cœur efféminé ; va lâche, sors d’ici !

HÉMON.

Vous voulez donc parler sans que l’on parle aussi ?

CRÉON.

Oui, traître, je le veux, et bientôt pour salaire

De ta présomption va t’apprendre à te taire

Et ne chérir pas tant ce qui m’est odieux.

Soldats, amenez-la, qu’on l’égorge à ses yeux.

HÉMON.

Ce ne sera jamais au moins en ma présence

Que l’on accomplira cette injuste sentence.

Faites à vos flatteurs autoriser vos lois,

Et voyez votre fils pour la dernière fois.           

ÉPHISE, voulant le retenir.

Seigneur !

CRÉON.

Laissez, qu’il aille ; il saura, je le jure,

Combien sensiblement me touche cette injure,

Combien il est fatal d’irriter mon pouvoir,

Et pour un fol amour oublier son devoir.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

HÉMON, seul

 

Qu’on l’égorge à mes yeux ! Ô vertu sans défense !

Justice sans soutien, supplice sans offense !

Ô présage fatal pour un règne naissant,

De s’arroser de sang et de sang innocent !

Ô belles fleurs sans fruits, accords sans hyménée,

J’avais bien malgré vous senti ma destinée.

Et toi, mon cœur, et toi qui m’en as averti,

Je te crus justement, tu ne m’as point menti.

Qu’on l’égorge à mes yeux ! Ô barbare sentence

Contre la  vertu même et la même innocence !

Souffriez-vous, mes yeux, ce spectacle exposé ?

Je vous arracherais si vous l’aviez osé :

Règne pernicieux ! Joug, certes, détestable,

Qui dès le premier jour presse tant qu’il accable !

Qu’attendra-t-on d’un roi de qui l’autorité

Se déclare d’abord contre la piété,

Rompt les lois d’hyménée et celles de nature,

Ôte aux vivants l’espoir, aux morts la sépulture ?

Antigone est pieuse et révère les dieux,

Et c’est pourquoi l’on veut qu’on l’égorge à mes yeux !

Mais peut-être qu’Éphise aura par sa prière

Obtenu quelque effet meilleur que je n’espère,

Possible crains-je un mal qui n’arrivera pas.

Le voilà qui, pensif, adresse ici ses pas.

À Éphise.

Eh bien, qu’as-tu gagné sur cette âme cruelle ?

Je lis en ta tristesse une triste nouvelle.

 

 

Scène II

 

ÉPHISE, HÉMON

 

ÉPHISE.

D’autres, pour vous flatter d’un inutile espoir,

Vous diraient que le temps le pourrait émouvoir ;

Mais moi, qui suis sensible à tout ce qui vous touche,

Qui, mauvais courtisan, si le cœur sur la bouche,

Je ne vous puis farder ce funeste rapport :

C’est fait de la princesse ; il a signé sa mort.

HÉMON.

C’est fait de la princesse ! Ah ! force, ma colère,

Force ici tout respect et de fils et de père.

Venez, rage, transports, si longtemps repoussés,

Ce bourreau de son sang vous autorise assez :

Venez, et de sa tête arrachez la couronne,

Chassons d’autour de lui l’éclat qui l’environne,

Faisons tomber son trône et périr son état,

Si lâche partisan d’un si lâche attentat.

Pardonnez mes transports, respect, devoir, naissance ;

Je sais que je m’emporte et que je vous offense :

Mais vous voyez qu’on meurt pour trop suivre vos lois,

Qu’on en acquiert la gloire et la mort à la fois :

L’honneur qu’on porte aux siens devient illégitime ;

Et trop de naturel passe aujourd’hui pour crime.

ÉPHISE.

J’attendais bien de vous ce premier mouvement ;

Je ne puis condamner votre ressentiment.

Mais, seigneur, la princesse, encor pleine de vie,

N’a pas de ce cruel la fureur assouvie.

HÉMON.

Quel est donc cet arrêt ?

ÉPHISE.

Il commet à la fin,

Invisible bourreau, cet office inhumain ;

Et dessous Cythéron l’a fait enfermer vive,

Attendant qu’une mort de tant de morts la prive.

HÉMON.

Mais rien n’ébranle-t-il sa résolution ?

N’as-tu rien oublié de ta commission ?

L’as-tu fait souvenir que c’est de sa main même

Que je tiens cet objet de mon amour extrême,

Que ce qu’il a fait naître il dut l’entretenir,

Qu’il a lui-même joint ce qu’il veut désunir ?

Sait-il que je m’avoue un peu trop téméraire,

Et que je me veux mal d’avoir plus lui déplaire ;

Que je n’ignore pas l’honneur que je lui dois,

Mais que le désespoir lui parlait par ma voix ;

Qu’il doit considérer le feu qui me dévore,

Et qu’il me veut ravir un objet que j’adore ?

Enfin, l’as-tu prié que, si mon devoir

Ni mes soumissions ne peuvent l’émouvoir,

Il m’accorde du moins cette dernière grâce,

Que je meure pour elle et seul lui satisfasse ?

ÉPHISE.

J’ai peint votre respect, votre amour, votre ennui ;

Mais le plus dur rocher est moins rocher que lui,

Et je l’ai moins touché par ce que j’ai pu dire

Qu’un chêne n’est ému du souffle du zéphyr.

HÉMON.

N’importe ; sonde encor ce courage inhumain,

Dût ce dernier effort encor nous être vain :

Pardonne au soin ingrat que mon amour te donne,

Et tente jusqu’au bout pour sauver Antigone :

Va, tâche de sauver un malheureux amant.

ÉPHISE.

Je vais vous obéir, mais inutilement.

Il sort.

 

 

Scène III

 

HÉMON, seul

 

Par cette invention défait de sa présence,

Autant que je le suis de la vaine espérance

De pouvoir profiter de cet abaissement,

Secourons l’innocence, et généreusement.

Ah ! pourquoi n’est quelque autre auteur de cet outrage

Contre qui mon amour pût montrer mon courage !

En quelle occasion ne l’irais-je éprouver,

Et que ne tenterais-je afin de la sauver !

Mais, ô loi du devoir, importune contrainte !

Le nom de l’ennemi défend même la plainte :

On m’arrache la vie, et tel est mon destin

Qu’il faut encor baiser les mains de l’assassin !

Il faut souffrir sans rendre, il faut voir et se taire,

Et pour toute raisons, qui m’attaque est mon père.

Ne punissons donc point, mais repoussons les coups,

Et, ne l’attaquant pas, au moins défendons-nous.

Que son bras, s’il se peut, nous immole à sa haine ;

Mais, s’il se peut aussi, faisons qu’elle soit vaine.

Forçons l’antre funeste où l’on tient enfermé

Ce miracle d’amour, ce chef d’œuvre animé :

Pour un si beau dessin il n’est port trop close.

Allons, et si quelqu’un à nos efforts s’oppose,

Également épris de colère et d’amour,

Ou faisons qu’il y laisse, ou laissons-y le jour.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

CRÉON, ÉPHISE

 

CRÉON.

Non, Éphise, il importe au soutien de ma gloire

Que de ce châtiment je laisse la mémoire :

Mon règne naît encore, et cette impunité

Porterait conséquence à mon autorité.

Quels mutins sous mes lois se laisseront réduire,

Si les miens les premiers tâchent de les détruire,

Et si qui contrevient à ce que je défends

Trouve des partisans en mes propres enfants ?

ÉPHISE.

Sire, il est amoureux.

CRÉON.

Moi je serai sévère.

ÉPHISE.

Il servait sa maîtresse.

CRÉON.

Il offensait son père.

ÉPHISE.

Il crut vous conseiller.

CRÉON.

Il prit trop de souci.

ÉPHISE.

Mais il la tient de vous.

CRÉON.

Il en tient l’être aussi.

ÉPHISE.

Il s’avoue un peu prompt.

CRÉON.

Qu’il souffre donc sa peine.

ÉPHISE.

Mais, sire, son amour ?

CRÉON.

Mais, Éphise, ma haine ?

ÉPHISE.

Faites quelque indulgence à de jeunes esprits.

CRÉON.

Je pardonnerai tout, excepté le mépris.

 

 

Scène V

 

CRÉON, ÉPHISE, TYRÉSIE, précédé par un guide, LÉODAMAS

 

CLÉODAMAS.

Voici le vieux devin de qui tant de miracles

En ce fatal empire ont suivi les oracles.

ÉPHISE.

C’est Tyrésie. Ô ciel ! sois lassé de nos pleurs,

Et nous apprends par lui la fin de nos malheurs.

TYRÉSIE.

La lumière d’un seul sert à eux que nous sommes :

C’est aux hommes aussi à conduire les hommes.

CRÉON.

Que nous apprendrez-vous, bon vieillard qui sans yeux

Lisez si clairement dans le secret des dieux ?

TYRÉSIE.

Un avis qui regarde et vous et votre empire.

Mais pesez mûrement ce que je viens de dire.

CRÉON.

J’ai toujours obéi, vous toujours ordonné.

TYRÉSIE.

C’est l’unique secret qui vous a couronné.

CRÉON.

Aussi vous consulté-je en tout ce qui me touche,

Assuré que les dieux parlent par votre bouche.

TYRÉSIE.

Surtout, pour votre bien, croyez-moi désormais,

Car le besoin en presse, ou n’en pressa jamais.

CRÉON.

Ô dieux ! quelle frayeur m’excite ce langage !

TYRÉSIE.

Bien moindre que ne doit ce funeste présage.

Écoutez : ce matin, sur ces proches coteaux

Nous observions le chant et le vol des oiseaux,

Lorsque l’horrible cri d’une troupe d’orfraies,

D’infaillibles malheurs messagères trop vraies,

A rempli d’un grand bruit tous les lieux d’alentour,

Et n’a point respecté la naissance du jour :

Un nombre de corbeaux aussi funestes qu’elles,

Leur livrant un combat de becs, d’ongles et d’ailes,

A quelque temps après redoublé mon émoi,

Et quelques plumes même en ont tombé sur moi.

Je cours au temple alors, où la lampe allumée

Jette, au lieu de lumière, une noire fumée

Dont l’épaisseur corrompt la pureté de l’air,

Et, presque m’étouffant, m’empêche de parler :

L’encens n’y peut brûler quelque effort que j’essaie ;

La victime à l’autel n’y rend rien de sa plaie

Que quelque goutte ou deux d’une jaune liqueur

Dont la corruption n’a fait faillir le cœur :

Mon guide, qu’à ce soin à mon défaut j’emploie,

S’écrie épouvanté qu’il n’y voit point de foie :

Enfin tout n’est qu’horreur et que confusion,

Et tout, Créon, et tout à votre occasion ;

De vous qui renverser les lois de la nature,

Qui, barbare, aux défunts niez la sépulture ;

De vous, qui, vrai Cerbère, ôtant ce droit aux corps,

Empêchez le passage en l’empire des morts ;

Qui, cruel, attaquez qui ne se peut défendre,

Et commandez un mal que vous devriez reprendre.

Satisfaites les dieux par votre amendement,

Et sachez-moi bon gré ce cet enseignement.

CRÉON.

Sur tout autre votre art me persécute ;

Vous m’entreprenez seul, seul je vous suis en butte.

Il faut bien que cet art, saint et sacré qu’il est,

Parmi sa pureté mêle quelque intérêt ;

Car le ciel laisse agir l’ordre de la nature,

Et n’a pas toujours l’œil sur une créature.

L’or est un charme étrange, un métal précieux

Qui corrompt toute chose et tenterait les dieux ;

Mais il faut gagner par moyens légitimes,

Non pas en conseillant l’impunité des crimes,

Non pas en abusant du respect des autels,

Et faisant faussement parler les immortels.

TYRÉSIE.

Qui m’a repris que vous d’en user de la sorte ?          

CRÉON.

Que l’on vous en reprenne ou se taire, qu’importe ?

TYRÉSIE.

Usez-en comme moi ; le ciel sait qui vit mieux.

CRÉON.

Je n’outragerai point un ministre des dieux.

TYRÉSIE.

Vous m’outragez assez m’accusant d’avarice ?

CRÉON.

Peu de gens de votre art sont exempts de vice.

TYRÉSIE.

Et les tyrans encor bien moins qu’eux et que moi.

CLÉODAMAS.

Aveugle, savez-vous que vous parlez au roi ?

TYRÉSIE.

Puisque je l’ai fait tel, j’ai droit de la connaître :

Plus aveugle est que moi tel qui ne croit pas l’être.

CRÉON.

C’est bien vous emporter pour un esprit si sain.

TYRÉSIE.

Enfin je dirai plus que je n’avais dessein.

CRÉON.

Parlez, car il importe au gain de votre vie.

TYRÉSIE.

Bien plus votre intérêt que le mien m’y convie ;

Et vous l’allez l’apprendre : avant que le soleil

Laisse en en notre horizon la nuit et le sommeil,

Vous verrez des effets du malheureux augure

Qui m’a si clairement marqué votre aventure :

Le frère mort, privé des honneurs du cercueil,

La sœur vive enterrée, et tout le peuple en deuil,

Appellent d’une voix que ne sera pas vaine

La justice du ciel sur l’injustice humaine.

La mort de votre fils, ce prince aimé de tous,

Sera le premier fléau qui tomber sur vous ;

D’effroyables remords, mégères éternelles,

Invisibles bourreaux des âmes criminelles,

Vous persécuteront jusqu’aux derniers abois ;

Et, s’il faut mettre hors tout ce que je prévois,

Un bras victorieux, que votre crime attire,

Va bientôt ravir et la vie et l’Empire.

Mais qu’en ce discours n’excite aucun souci,

Et croyez que le gain me fait parler ainsi.

Marche, enfant ; je lui lasse en ce triste présage

Assez d’instruction pour en devenir sage.

Il sort avec son guide.

 

 

Scène VI

 

CRÉON, ÉPHISE, CLÉODAMAS

 

ÉPHISE.

Sire, il peut s’abuser ; mais depuis qu’en ces lieux

Sa voix rend aux mortels les réponses des dieux,

Et qu’il envoie au ciel les encens de nos temples,

Les fautes de sons art n’ont pas encore d’exemples.

CRÉON.

Je tremble, je frémis, je demeure interdit,

Et cet effet s’accorde avec ce qu’il a dit.

Opposons la prudence au coup de cet orage ;

Mais d’ailleurs la prudence offense le courage.

Me rendre lâchement au sentiment d’autrui,

Est trop honteux pour moi, trop glorieux pour lui.

CLÉODAMAS.

C’est à vous d’en résoudre avec votre sagesse.

CRÉON.

Je suivrai vos avis ; mais tôt, le besoin presse.

ÉPHISE.

Traitez le sang d’Œdipe avec plus de douceur ;

Mettez le frère en terre, et tirez-en la sœur.

CLÉODAMAS.

Sire, à trop consulter l’occasion passe :

Le ciel touche parfois aussitôt qu’il menace.

CRÉON.

Que j’ai de répugnance à cette lâcheté !

Mais il faut obéir à la nécessité :

Rendez donc ce devoir au corps de Polynice ;

Qu’avec ses sœurs sa veuve assiste à cet office ;

Que l’on délivre Argie, et que sa liberté

Soit le premier effet de cette impunité.

 

 

Scène VII

 

CRÉON, ÉPHISE, CLÉODAMAS, UN CAPITAINE

 

LE CAPITAINE.

Sire, sire, accourez.

CRÉON.

Quelle nouvelle ? Approche.

LE CAPITAINE.

Hémon s’est fait passage en la funeste roche

Où devait Antigone expier son forfait :

Elle en est quitte, Sire, et c’en est déjà fait ;

Le prince sur son corps déteste votre empire,

Et je crains, oui je crains quelque chose de pire...

J’en voulais approcher, mais s’élançant sur moi...

CRÉON.

Ô trop certain augure ! ô misérable roi !

De quel triste succès est ma rage suivie !

Courons, sauvons mon fils, ou c’est fait de ma vie.

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

HÉMON, près du corps d’Antigone, dans le tombeau de la roche, ISMÈNE

 

HÉMON.

Beau corps, sacrés débris du chef d’œuvre des cieux,

Beaux restes d’Antigone, ouvre encor les yeux,

Jeune soleil d’amour éteint en ton aurore,

Bel astre, honore-moi d’un seul regard encore

Avant que je te suive en la nuit du tombeau.

Tu crains, tu crains de voir le fils de ton bourreau ;

Le cœur plus que l’oreille est sourd à ma prière ;

Ton amour s’est éteint avecque ta lumière ;

C’est en vain qu’aux enfers je vais suivre tes pas,

Tes mânes offensés ne m’y souffriront pas ;

Autant que tu m’aimais tu me seras contraire ;

Tu puniras le fils des cruautés du père.

Je n’avance à mourir non plus qu’à différer,

Et, ni vivant ni mort, je n’ai plus qu’espérer.

À Ismène.

Mais, madame, arrêtez ces inutiles larmes,

Et contez-moi sa mort. Où prit-elle des armes ?

ISMÈNE.

Le soir qu’elle partit pour ce pieux dessein

Elle tenait caché ce poignard dans son sein,

Pour demeurer par lui maîtresse de sa vie

S’il devait arriver qu’elle fût poursuivie :

À ce coup vainement j’ai voulu résister ;

Je ne l’ai diverti ni n’ai pu l’éviter :

Le sang qu’elle a versé l’embellit et me tâche ;

Il la peint généreuse et me témoigne lâche.

Vous l’offensez, au reste, et soupçonnez à tort

Que son affection soit morte par sa mort :

Elle sait à quel point sa fortune vous touche ;

Avec le nom d’Hémon elle a fermé la bouche :

C’est un nom qu’elle emporte au-delà du trépas,

Et que dans l’oubli elle n’oubliera pas.

HÉMON.

Allons donc, mon amour, où la sienne m’invite ;

Payons-lui cet honneur qui passe pour mérite.

Ah ! s’il plaisait aux dieux que, pour mourir cent fois,

Je pusse à ce beau corps rendre l’âme est la voix,

Que d’un si bel effet je bénirais les causes !

J’entrerais dans les feux comme en un lit de roses ;

La plus amer poison, et le plus furieux,

Passerait à mon goût pour breuvage des dieux ;

Je me délasserais parmi les précipices,

Et dans le seul repos trouverais des supplices.

Mais depuis qu’une vie est tombée en tes mains,

Ô Mort ! pour la ravir tous nos efforts sont vains.

Ce butin est trop cher, et j’ai tort si j’espère

Que tu rends au fils ce que tu tiens du père.

Sourde, tiens donc encor de ce dénaturé          

Le butin qu’il t’envoie et qu’il t’a procuré ;

Mais épargne ta faux, puisque, ô prodige extrême !

La nature aujourd’hui se détruit d’elle-même,

Les plus proches parents sont les plus ennemis,

Le frère hait le frère, et le père le fils ;

L’oncle au sang de sa nièce avec plaisir se noie,

Et tous font ton office et te chargent de proie.

Il veut tirer son épée ; Ismène le retient.

ISMÈNE.

Eh ! que ferais-je, Hémon ? Ne m’abandonnez pas.

 

 

Scène IX

 

HÉMON, ISMÈNE, CRÉON, ÉPHISE, CLÉODAMAS

 

CRÉON.

Mon fils, quel désespoir trouble votre pensée,

Et de quel vain regret est votre âme pressée ?

À quel point vous emporte une funeste amour !

Faites grâce à celui dont vous tenez le jour.

HÉMON, tirant son épée.

Retirez-vous, barbare ; évitez ma colère :

Je n’ai plus de respect, ni connais plus mon père.

L’état où m’a réduit votre inhumanité

Me peut faire passer à toute extrémité.

Voyez, lion régnant, affamé de carnages,

Inhumain cœur humain, voilà de vos ouvrages :

Saoulez ce naturel aux meurtres acharné ;

Tenez, voilà le sang que vous m’avez donné ;

Ce corps qui fut à vous reste en votre puissance,

Et vous va par sa mort payer ma naissance.

CRÉON.

Barbare, achève donc, achève ton dessein ;

Le coup est imparfait s’il ne passe en mon sein,

Et tu ne meurs pas tout si le jour me demeure.

HÉMON.

Bientôt, bientôt le ciel vous marquera votre heure :

Cruel, ne doutez pas que son bras tout-puissant

Ne s’arme tôt ou tard pour le sang innocent ;

Le temps vous apprendra que jamais tyrannie

Sur le trône thébain ne demeure impunie :

Croyez que Cadme, Laie, Œdipe et ses enfants,

Ne vous ont en leur sort précédé que du temps.

Que des dieux Tyrésie annonçait la pensée,

Elle parlait à vous, non pas à Ménécée :

« La race de Python ne cessera qu’en vous ;

C’est sur vous que du ciel doit tomber le courroux. »

Mais puissent être vain les maux qui vous prépare !

Qu’il vous soit aussi doux que vous m’êtes barbare !

À ma fureur encor quelque respect est joint,

Et je serai content qu’il ne ma venge point.

Toi qui me fus ravie aussitôt que donnée,

Vertueuse beauté, princesse infortunée,

Allons, unis d’esprit sans commerce de corps,

Achevez notre hymen en l’empire des morts.

Il meurt sur le corps d’Antigone.

CRÉON.

Ô mort ! joins mon trépas aux effets de ma rage !

Sors, mon âme, et mets fin à ce tragique ouvrage.

Il s’évanouit.

ÉPHISE.

Il tombe évanoui, sans force et sans chaleur.

Tu devais, vain regret, précéder ce malheur !

CLÉODAMAS.

Ô ciel ! qu’aux châtiments ta justice est sévère,

Et qu’il est dangereux d’exciter ta colère.

ISMÈNE, à part.

Lâche, ne puis-je donc faire un dernier effort ?

Mourrai-je mille fois pour la peur d’une mort ?

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