Rose, suite de Fanfan et Colas (DE BEAUNOIR)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Italien, le 13 septembre 1785.

 

Personnages

 

MADAME DE FIERVAL

LE BARON, oncle de madame de Fierval

LE MARQUIS, fils de madame de Fierval

L’ABBÉ, précepteur du Marquis

PERRETTE, nourrice du Marquis

COLAS, fils de Perrette

GUILLAUME, vigneron

ROSE, fille de Guillaume

MADEMOISELLE DUMONT, femme de chambre de madame de Fierval

LAFLEUR, domestique du Marquis

UN HUISSIER

 

La scène se passe dans un village près de Paris.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon donnant sur un  jardin.

 

 

Scène première

 

MADEMOISELLE DUMONT, LAFLEUR

 

Au lever de la toile, mademoiselle Dumont est occupée à remplir plusieurs grands cartons d’ajustements de femme, et Lafleur achève une valise.

LAFLEUR.

Mademoiselle Dumont.

MADEMOISELLE DUMONT.

Lafleur...

LAFLEUR.

Concevez-vous quelque chose à ce départ précipité ?

MADEMOISELLE DUMONT.

Rien, absolument rien.

LAFLEUR.

À peine sommes-nous installés dans ce château, vite il faut retourner à Paris.

MADEMOISELLE DUMONT.

Où monsieur Fanfan va reprendre sa tristesse et sa mélancolie.

LAFLEUR.

Dites donc le Marquis, vous savez bien que madame de Fierval gronde quand vous l’appelez monsieur Fanfan.

MADEMOISELLE DUMONT.

C’est vrai ; mais on perd si difficilement une longue habitude...

LAFLEUR.

Vous avez raison.

MADEMOISELLE DUMONT.

L’air de ce château était si bon pour monsieur le Marquis.

LAFLEUR.

L’air... vous êtes bien bonne, mademoiselle Dumont, de croire à cela. Vous ne savez donc pas...

MADEMOISELLE DUMONT.

Quoi ?

LAFLEUR.

Si vous étiez capable de garder un secret.

MADEMOISELLE DUMONT.

Oh ! je vous en réponds.

LAFLEUR.

Notre jeune maître...

MADEMOISELLE DUMONT.

Eh bien ?

LAFLEUR.

Il est amoureux.

MADEMOISELLE DUMONT.

Amoureux !

LAFLEUR.

De Rose, la fille à Guillaume, le vigneron.

MADEMOISELLE DUMONT.

Est-ce possible.

LAFLEUR.

Pourquoi donc pas ?

MADEMOISELLE DUMONT.

À son âge, monsieur Lafleur.

LAFLEUR.

Mais à vous entendre, on croirait que vous parlez d’un enfant : n’a-t-il pas dix-sept ans ?

MADEMOISELLE DUMONT.

Mais la fille d’un vigneron ! c’est donc un caprice.

LAFLEUR.

Un premier amour est toujours un sentiment.

MADEMOISELLE DUMONT.

Elle est bien jeune.

LAFLEUR.

Joli défaut.

MADEMOISELLE DUMONT.

Où le Marquis l’a-t-il donc vue ?

LAFLEUR.

Chez Perrette, elle y est presque toujours.

MADEMOISELLE DUMONT.

Et pourquoi va-t-elle si souvent chez Perrette.

LAFLEUR.

C’est la prétendue de son fils.

MADEMOISELLE DUMONT.

De Colas ?

LAFLEUR.

Oui.

MADEMOISELLE DUMONT.

Mais il y a un an qu’il n’est plus dans ce village, il a  quitté sa mère.

LAFLEUR.

C’est un arrangement fait entre Perrette et le père de Rose, il doit travailler deux ans chez un fermier, et au bout de ce temps il reviendra épouser Rose.

MADEMOISELLE DUMONT.

Qui vous a donc si bien instruit ?

LAFLEUR.

C’est Perrette.

MADEMOISELLE DUMONT.

Elle connaît l’amour du Marquis pour Rose ?

LAFLEUR.

La peste ! si elle s’en doutait, est-ce qu’elle le recevrait comme cela chez elle tous les jours ? ni Perrette, ni Rose même, n’en ont le moindre soupçon.

MADEMOISELLE DUMONT.

Ni Rose ?

LAFLEUR.

Je gagerais qu’il est encore à lui faire sa première déclaration.

MADEMOISELLE DUMONT.

Vous croyez.

LAFLEUR.

J’en suis sûr ; on est toujours timide quand on aime pour la première fois.

MADEMOISELLE DUMONT.

Et monsieur Lafleur est sans doute le confident discret  de ce premier amour ?

LAFLEUR.

Jamais il ne m’en a dit un mot, et ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux, car avec l’esprit et l’expérience que j’ai, je lui aurais épargné bien des soupirs inutiles,

MADEMOISELLE DUMONT.

Vous êtes si complaisant.

LAFLEUR.

Et pour qui le sera-t-on, dites-moi, si on ne l’est pas pour son maître ? et quel maître encore ! a-t-on plus de bonté, de douceur et de générosité.

MADEMOISELLE DUMONT.

Comme il est changé de ce qu’il était autrefois.

LAFLEUR.

Ce n’est plus ce monsieur Fanfan si fier, si difficile à servir ; il dit des choses honnêtes à tout le monde, il ne voit pas un malheureux sans le plaindre, sans le secourir ; aussi tout le monde l’aime.

MADEMOISELLE DUMONT.

C’est cependant à monsieur l’Abbé qu’il doit cet heureux changement.

LAFLEUR.

C’est que c’est le bon précepteur qui fait le bon élève.

MADEMOISELLE DUMONT.

C’est un digne homme et qui mérite bien l’amitié que le Marquis lui témoigne.

LAFLEUR.

Le voici, je crois.

MADEMOISELLE DUMONT.

Il nous a peut-être entendus.

LAFLEUR.

Celui-là peut écouter aux portes, jamais il n’entendra mal parler de lui.

 

 

Scène II

 

MADEMOISELLE DUMONT, LAFLEUR, L’ABBÉ

 

Mademoiselle Dumont et Lafleur font de grandes révérences à l’Abbé qui entre.

L’ABBÉ.

Bonjour Lafleur... votre serviteur mademoiselle Dumont : que faites vous donc là ?

MADEMOISELLE DUMONT.

Nos paquets, monsieur l’Abbé.

L’ABBÉ.

Comment, vos paquets ! que voulez-vous dire ?

LAFLEUR.

Est-ce que vous ne savez pas...

L’ABBÉ.

Quoi ?

MADEMOISELLE DUMONT.

Nous retournons tous ce soir à Paris.

L’ABBÉ.

À Paris ?

LAFLEUR.

Madame de Fierval vient de nous en donner l’ordre.

L’ABBÉ.

Et savez-vous, mademoiselle Dumont, les raisons d’un départ si précipité ?

MADEMOISELLE DUMONT.

Écoutez donc, monsieur l’Abbé, madame redoute peut-être les suites des visites trop fréquentes que monsieur le Marquis fait à Perrette.

L’ABBÉ.

C’est sa nourrice.

LAFLEUR.

Elle a perdu son homme, son fils est absent, il est tout naturel qu’il aille la consoler.

MADEMOISELLE DUMONT.

Il n’est pas le seul à la consoler.

L’ABBÉ.

Que voulez-vous dire, mademoiselle Dumont ?

MADEMOISELLE DUMONT.

Rien, monsieur l’Abbé, rien, dieu me garde de soupçonner le mal ; mais Rose, la prétendue de Colas, elle va la consoler aussi tous les jours ; dame, elle est jolie, elle a seize ans, et monsieur le Marquis en a dix-sept.

L’ABBÉ.

Mademoiselle Dumont, vous êtes bonne, honnête, et si vos maîtres avaient des secrets ou même dos faiblesses, vous les respecteriez sans doute.

MADEMOISELLE DUMONT, fait une révérence profonde à M. l’Abbé, et sort ensuite.

Votre servante, monsieur l’Abbé ; mes cartons sont pleins, Lafleur.

LAFLEUR.

Et ma valise est faite : cet homme a une manière de gronder qui n’est qu’à lui.

 

 

Scène III

 

L’ABBÉ

 

Le secret du Marquis est connu ; mais pourquoi tremblerais-je ? Ah ! loin de rien redouter, je n’aurai qu’à me glorifier de mon ouvrage ; j’ai formé un homme : je ne lis dans son cœur qu’avec plaisir, qu’avec orgueil peut-être ; je tremblerais si Rose l’aimait, mais Rose sera fidèle à Colas ; le Marquis souffrira ; mais la contrariété qu’il éprouvera, tournera toute entière au profit de son cœur et de son esprit.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE FIERVAL, LE BARON, L’ABBÉ

 

L’ABBÉ, allant au-devant de madame de Fierval.

Madame, je viens de trouver ici mademoiselle Dumont et Lafleur occupés des préparatifs de votre départ, oserais-je vous en demander les raisons ?

MADAME DE FIERVAL.

Il est trop nécessaire, monsieur l’Abbé.

LE BARON.

Il est indispensable, mon cher Abbé, si tu savais ce que j’ai découvert.

L’ABBÉ.

Quoi donc, monsieur le Baron ?

MADAME DE FIERVAL.

Le croiriez vous, Monsieur, mon fils est amoureux.

LE BARON.

Mais amoureux... amoureux fou d’une paysanne.

L’ABBÉ.

Aimeriez-vous mieux que ce fut d’une coquette ?

MADAME DE FIERVAL.

Comment, vous n’êtes pas plus surpris !

L’ABBÉ.

Eh ! madame, croyez-vous que la tendre amitié que j’ai pour votre fils, ait pu me laisser ignorer un instant le secret de son cœur ; j’ai vu naître son amour, je l’ai deviné avant lui-même, j’en ai vu les commencements sans inquiétude, j’en étudie les développements sans crainte, j’en attends les suites avec plaisir.

MADAME DE FIERVAL.

Mais songez donc à ces suites.

L’ABBÉ.

Elles n’ont rien d’effrayant, Madame.

LE BARON.

Comment, mon ami, rien d’effrayant ? Le fils de Madame, le marquis de Fierval, mon neveu, fait pour prétendre à tout, est amoureux d’une petite paysanne, et tu ne trembles pas ? tiens, je me souviens encore de ma première inclination, j’avais choisi à peu près comme lui, une fille de rien, la femme de chambre de ma mère, j’en étais fou : ne voulais-je pas à toute force l’épouser, que fit-on ? on me fit monter dans une chaise de poste, je poussais des soupirs, des sanglots ; le premier jour, je ne voulus pas manger, le second, je ne fis que pleurer, le troisième, je n’y pensais plus ; il fera de même. Il n’est que ce parti à prendre, ma nièce, éloignez-le, éloignez-le promptement.

L’ABBÉ.

Vous me pardonnerez, monsieur le Baron, si je ne suis pas tout-à-fait de votre avis, et si je conseille à madame de n’employer ce remède que lorsqu’elle le croira indispensable.

LE BARON.

Il n’est cependant que l’absence...

L’ABBÉ.

Son pouvoir est une vieille fable inventée par le dégoût ou par l’infidélité ; au reste, madame, soyez sans inquiétude sur votre fils, c’est moi qui vous en réponds, jamais il ne fera rien dont il puisse rougir : ce moment est dangereux, j’en conviens : je connais toute la puissance d’une première inclination ; mais je connais aussi toute la force de l’éducation sur une âme noble ; gardons-nous seulement d’aigrir ou de froisser son cœur.

MADAME DE FIERVAL.

Mais si vous vous trompiez ?

L’ABBÉ.

C’est mon élève, c’est mon ami, et, je vous le répète encore, j’en réponds.

LE BARON.

Mais s’il fait une bassesse ?

L’ABBÉ.

Il n’en fera jamais ; pour vous, madame, vous n’avez qu’un parti à prendre, c’est de fermer bien exactement les yeux sur cette inclination : méfiez-vous surtout de sa confidence : plus il met de délicatesse dans son amour, plus il désirera, plus il cherchera l’occasion de vous avouer son secret ; il brille également de me le déclarer ; mais je me tiens sur mes gardes, je le repousse malgré lui, car si une fois je suis son confident, il faut que je l’approuve, ou que je le blâme, et les deux partis sont légalement dangereux ; au lieu qu’en feignant de tout ignorer, j’observe tout sans lui faire ombrage, et son cœur n’a pas un battement qui m’échappe.

LE BARON.

Tu raisonnes à merveilles, mon cher Abbé, et cependant tu me permettras de n’être pas de ton avis : je sais combien le Marquis t’a d’obligations ; mais j’étais l’oncle de son père, je connais le monde un peu mieux que toi, je sais comment on doit remettre un jeune homme dans la route de l’honneur et l’empêcher de faire une bassesse.

L’ABBÉ.

Encore ce mot de bassesse ; de grâce, monsieur le Baron, ne vous en servez pas avec lui, vous le révolteriez inutilement.

LE BARON.

Tu verras peut-être qu’il faudra que je ménage mes termes vis-à-vis de mon neveu.

L’ABBÉ.

Je vous en conjure.

MADAME DE FIERVAL.

Le voici... Quel est donc ce livre qui parait l’affecter si vivement.

 

 

Scène V

 

MADAME DE FIERVAL, LE BARON, L’ABBÉ, LE MARQUIS.

 

Le Marquis entre dans le salon par la porte du jardin, il tient son livre encore ouvert, et le ferme promptement en apercevant du monde, il salue le Baron et l’Abbé, et vole précipitamment vers madame de Fierval à laquelle il baise tendrement la main.

LE MARQUIS.

Ah !

MADAME DE FIERVAL.

Il faut que je vous gronde, mon fils.

LE MARQUIS.

Moi, maman !

MADAME DE FIERVAL.

Vous ne m’aimez plus.

LE MARQUIS.

Je serais bien malheureux si je pouvais jamais mériter ce reproche.

MADAME DE FIERVAL.

Je ne vous ai pas encore vu d’aujourd’hui.

LE MARQUIS.

Vous reposiez lorsque je suis sorti et j’ai respecté votre sommeil.

MADAME DE FIERVAL.

Qui vous engage à sortir tous les jours si matin ?

LE MARQUIS.

La nature n’est jamais plus belle ni plus pure qu’à l’instant où le soleil répand sa première lumière, tout alors est paisible ; ce moment de calme passe jusqu’à l’âme et lui communique sa douceur et sa tranquillité.

MADAME DE FIERVAL.

Vous lisiez en vous promenant.

LE MARQUIS.

Oui, maman.

MADAME DE FIERVAL.

Vous paraissiez vivement affecté de votre lecture.

LE MARQUIS.

C’est qu’elle m’intéressait infiniment.

L’ABBÉ.

Quel est donc le livre que vous lisiez.

LE MARQUIS, le lui présente en rougissant.

Le voilà.

L’ABBÉ, l’ouvre, lit le titre, cache sa surprise, et le lui rend négligemment.

La Paysanne parvenue... c’est un roman fort agréable.

LE MARQUIS, en soupirant.

Ah ! pourquoi n’est-ce qu’un roman.

LE BARON.

N’aimerais-tu pas mieux que ce fut l’histoire de tes premières amours ?

LE MARQUIS.

Je n’en rougirais pas.

LE BARON.

Lis-moi, morbleu, Polibe, la Tactique ! voilà des livres faits pour toi.

LE MARQUIS.

Je les sais par cœur, mon oncle.

LE BARON.

Ce sont ces maudits romans qui perdent l’esprit et gâtent le cœur des jeunes gens.

LE MARQUIS.

Connaissez-vous celui-là ?

LE BARON.

Si je le connais ? N’y a-t-il pas là-dedans une petite Jeannette, fille d’un bûcheron, dont un marquis, son fils, son neveu, deviennent tous les trois amoureux, qu’elle joue tous les trois ; enfin à laquelle le fils, plus extravagant encore que son père et son cousin, sacrifie sa naissance et son rang, et qu’il finit par épouser ?

LE MARQUIS.

À peu près, mon oncle, c’est le triomphe de la vertu sur les préjugés ; Jeannette, née de parents pauvres, reçoit avec la main d’un homme sensible, la récompense de sa douceur et de ses mœurs.

LE BARON.

De la manière dont tu nous en parles, tu serais, je crois, homme à faire pareille folie.

LE MARQUIS.

Où voyez-vous donc de la folie à rendre hommage à la vertu, quand elle augmente encore l’éclat de la beauté.

LE BARON.

Voilà bien une tête de vingt ans,

Je vous plaindrais, mon oncle, si l’âge étouffait en vous la sensibilité.

LE BARON.

Mon bon ami, dans une âme honnête, le premier sentiment est celui de l’honneur.

LE MARQUIS.

Le véritable honneur, où le placez-vous ? dans nos titres ou dans nos cœurs ?

LE BARON.

Qui ne connaît pas le prix d’une haute naissance, en soutient difficilement l’éclat.

LE MARQUIS.

Mais devons-nous sacrifier à de vains préjugés le bonheur de nos jours ? et dites-moi s’il en est un plus vrai, plus pur, que celui que goûte un homme sensible, qui, choisissant sa compagne dans une famille obscure, pauvre même si vous voulez, mais honnête, devient tout à la fois, son amant, son ami, son époux et son bienfaiteur.

LE BARON.

Je veux mourir si tu n’es pas quelque jour le héros d’un pareil roman.

LE MARQUIS.

Je le voudrais.

MADAME DE FIERVAL.

Que dites-vous, mon fils ?

LE MARQUIS, lui baisant la main.

Est-ce que maman me ferait un crime d’être heureux.

MADAME DE FIERVAL.

On ne l’est pas, mon fils, quand on se déshonore.

LE MARQUIS.

Mais...

LE BARON.

Mais sais-tu bien qu’on veut nous donner des soupçons sur ta délicatesse, sais-tu qu’il m’est revenu que tu t’étais laissé prendre aux filets d’une petite paysanne : ah ! ça, parle nous franchement, nous sommes tes amis : on la dit fort gentille ; mais ce n’est qu’une fantaisie.

LE MARQUIS.

J’ignore qui peut vous avoir fait un pareil rapport ; mais croyez que si j’aime jamais, je m’honorerai de mon choix.

LE BARON.

Je vois que ce qu’on m’a dit n’est que trop vrai, qu’oubliant ce que tu te dois à toi-même, à ta famille, tu t’es laissé bassement séduire par la fille d’un malheureux vigneron, assez sotte, peut-être, pour être éblouie par ton rang, tes richesses, ou plutôt assez fine.

LE MARQUIS.

N’achevez pas, monsieur le Baron : oui, j’aime, oui, j’adore une simple paysanne qui n’a reçu du hasard ni naissance, ni fortune, mais à laquelle la nature a prodigué les charmes, les vertus et les mœurs ; j’aime Rose et la respecte encore plus... Pardon, madame, on m’a forcé de faire un aveu qui vous offense peut-être, je l’étouffais dans mon cœur ; mais je n’en rougis pas... Permettez-moi de me retirer.

MADAME DE FIERVAL.

Mon fils, votre oncle a pris trop sérieusement un simple badinage ; je connais trop la noblesse de votre âme, votre tendresse et votre respect pour votre mère, pour avoir la moindre inquiétude sur vous ; mais puisque vous aimez Rose, vous devez l’estimer, votre amour ne peut que faire tort à sa réputation ; nous allons donc partir sur-le-champ, nous retournerons à Paris, et par votre absence, vous ferez cesser, sur la prétendue de votre frère de lait, tous les propos que peut occasionner votre indiscrétion.

LE MARQUIS.

Quoi ! madame, partir sur-le-champ ?

MADAME DE FIERVAL.

Oui, mon fils.

LE MARQUIS.

Sans voir Perrette ?

L’ABBÉ.

Si fait, mon ami, allez lui faire vos adieux, madame est trop bonne pour s’opposer à votre sensibilité.

LE MARQUIS, prend la main de l’Abbé, la serre affectueusement et lui dit à voix-basse.

Combien je vous aime.

MADAME DE FIERVAL.

Allez-y, mon fils, mais soyez ici dans deux heures, je vais donner des ordres pour que tout soit prêt pour notre départ.

Le Marquis salue le Baron et l’Abbé, présente la main à madame de Fierval et sort avec elle.

 

 

Scène VI

 

LE BARON, L’ABBÉ

 

L’ABBÉ.

À présent, c’est vous que je vais gronder.

LE BARON.

Moi ?

L’ABBÉ.

Vous même : vous avez mis dans vos reproches trop de vivacité.

LE BARON.

J’en conviens ; mais au reste il est jeune ; il a besoin de leçons, et je vois qu’on le perd ici ; c’est ton idole, et je suis le seul qui aurai la force de lui apprendre son devoir.

LE BARON.

Prenez y garde, prenez y bien garde, monsieur le Baron, si vous le brusquez, vous gâterez tout : je connais son cœur, bon, mais sensible à l’excès ; la résistance rendra ses élans dangereux et son explosion terrible.

LE BARON.

Sois tranquille, je ne m’amuse pas à raisonner, moi, je vais au fait, et j’espère bien arranger tout. Suffit, dis-moi seulement, l’Abbé, connais-tu bien cette petite fille ?

L’ABBÉ.

Oui, n’ayez aucune inquiétude sur elle, c’est la candeur, c’est l’innocence même, elle aime Colas de tout son cœur, et jamais le Marquis ne la rendra infidèle.

LE BARON.

Et son père.

L’ABBÉ.

Vous ne pouvez pas vous en faire d’idée, c’est la probité la plus farouche, la plus sauvage que je connaisse.

LE BARON.

Un vigneron.

L’ABBÉ.

Oui, monsieur le Baron, un vigneron : trop séparé de la classe du paysan, vous ne le regardez qu’avec mépris, faute de l’avoir pu étudier de près ; nous nous sommes fait un devoir, madame de Fierval et moi, de le montrer au Marquis, sous un aspect moins défavorable, et vous ne parviendrez que difficilement à détruire notre ouvrage.

LE BARON.

Ce n’est pas ce que tu as fait de mieux, et tu en vois les belles suites.

 

 

Scène VII

 

LE BARON, L’ABBÉ, LAFLEUR

 

LAFLEUR, mystérieusement au Baron.

Monsieur le Baron.

LE BARON.

Qu’est-ce que c’est, Lafleur ?

LAFLEUR, à demi-voix.

N’avez-vous pas envoyé chercher quelqu’un au village ?

LE BARON.

Chut... est-il là ?

LAFLEUR.

Oui, Monsieur.

LE BARON.

C’est bon... Veux-tu bien me permettre, mon cher Abbé... Fais le entrer... laisse nous.

L’Abbé et Lafleur se retirent.

 

 

Scène VIII

 

LE BARON, GUILLAUME

 

LE BARON.

C’est donc toi, mon ami, qu’on nomme Guillaume ?

GUILLAUME.

Oui, Monsieur.

LE BARON.

Tu es vigneron ?

GUILLAUME.

Oui, Monsieur.

LE BARON.

Tu as une fille ?

GUILLAUME.

Oui.

LE BARON.

Nommée Rose ?

GUILLAUME.

C’est son nom.

LE BARON.

Elle est gentille.

GUILLAUME.

Monsieur ce n’est pas sans doute pour notre fille que vous nous avais fait venir ?

LE BARON.

Si fait, mon ami, c’est pour elle-même : tu vas peut-être faire l’ignorant, car je vous connais vous autres paysans, c’est toujours au poids de l’or que vous nous vendez vos services.

GUILLAUME.

Monsieur le Baron, je n’vendons nos sarvices à personne, j’faisons payais nos peines ce que j’les estimons et ce qualles valent. Vous pouvais prodiguais vot’ temps, l’nôtre est précieux, et j’en pardons l’moins que j’pouvons ; de quoi s’agît-il ?

LE BARON.

Nous aurons bientôt terminé, tu m’as l’air d’un brave homme, et nous nous arrangerons.

GUILLAUME.

Je le souhaitons.

LE BARON.

Le marquis de Fierval est mon neveu. Tu le connais ?

GUILLAUME.

Oui, Monsieur,

LE BARON.

Ta fille aussi le connaît bien.

GUILLAUME.

Not’ fille n’a rien de commun avec lui.

LE BARON.

Si fait... il y a entre eux deux une liaison ; mais très intime.

GUILLAUME.

Prenais garde à ce que vous dites, Monsieur, not’ fille est honnête, et personne ne serait assais osé pour attaquer sa réputation.

LE BARON.

Ne nous fâchons pas.

GUILLAUME.

Je n’nous fâchons jamais.

LE BARON.

Hé bien, Guillaume, je te préviens que mon neveu est amoureux de ta fille.

GUILLAUME.

Hé bien, tans pis pour l’y.

LE BARON.

Mais tu sens bien, mon ami, que je serais très fâché qu’il séduisit ta fille.

GUILLAUME.

J’en serions encore plus fâché que vous ; mais n’avais aucune inquiétude là-dessus, c’est nous seul que ça regarde, et j’y mettrons bon ordre.

LE BARON.

J’entends encore moins qu’il se déshonore.

GUILLAUME.

Que voulais-vous dire, Monsieur ?

LE BARON, avec hauteur.

Ah ça ! parlons tranquillement, je t’en prié.

GUILLAUME, sur le même ton.

Aussi tranquillement que vous voudrais ; je répondons toujours sur le ton qu’on nous parle.

LE BARON, à part.

Le bourreau est bien heureux que j’ai besoin de lui.

Haut.

Guillaume, vous êtes un brave et honnête homme.

GUILLAUME.

Oui, Monsieur.

LE BARON.

Votre fille est sage, honnête.

GUILLAUME.

Si elle était autrement, j’la renierions pour not’ fille.

LE BARON.

Vous sentez bien cependant que mon neveu n’est pas fait pour elle.

GUILLAUME.

J’savons encore mieux qualle n’est pas faite pour l’y : il croirait peut-être s’abaissais en épousant une paysanne, et c’est cette paysanne qui s’oublierait en épousant un homme qui lui reprocherait un jour sa naissance et son père ; ces mariages-là ne sont jamais heureux, et c’est la punition de l’orgueil.

LE BARON.

Hé bien, Guillaume, il faut nous obliger.

GUILLAUME.

Oh pour ça, volontiers ; je ne sarvons personne, mais j’obligeons tout le monde, autant que je l’pouvons s’entend,

LE BARON.

En ce cas traitons en amis.

GUILLAUME.

Je n’demandons pas mieux.

LE BARON.

Combien possèdes tu de terre dans cet endroit.

GUILLAUME.

Cinq arpents et trois quartiers environ.

LE BARON.

Hé bien je t’en offre douze en plein rapport dans une de mes terres, en échange des cinq que tu possèdes ici, troc pour troc, tu partiras sur-le-champ, je me charge de ton transport, et quant à ton habitation...

GUILLAUME.

N’allais pas plus loin, monsieur le Baron, j’ons reçu notre bian de notre père qui l’avait reçu du sian, je l’laisserons à nos enfants tel qu’ils nous l’avons laissais.

LE BARON.

Mais, examine donc, Guillaume, que je t’offre au moins le double...

GUILLAUME.

Vous nous offririais le centuple que vous ne nous feriais pas déserter la chaumière sous laquelle j’sommes nés : c’est un bonheur que vous n’connaissais pas ; d’puis qu’not’ village existe, cette terre a changé vingt fois de maîtres, mes vignes n’en ont point changeais, ou ne les arrachera pas pour y élever des palais.

LE BARON.

Quel homme ! Guillaume, est-ce que ton père était vigneron ?

GUILLAUME.

Oui, Monsieur.

LE BARON.

Mais tu n’as donc pas été élevé au village.

GUILLAUME.

Je ne l’ons jamais quittais.

LE BARON.

Tu m’étonnes.

GUILLAUME.

Tant pis, monsieur le Baron.

LE BARON.

Puisqu’il n’y a pas moyeu de te déterminer à quitter cet endroit, prenons un autre arrangement ; marions Rose.

GUILLAUME.

Rien ne presse.

LE BARON.

Si fait, je veux lui donner un mari de ma main.

GUILLAUME.

N’vous baillais pas ste peine, monsieur le Baron, son mari est tout trouvais.

LE BARON.

Colas ?

GUILLAUME.

L’y même ?

LE BARON.

Mais tu ne l’as pas trouvé assez riche, m’a t’on dit ?

GUILLAUME.

On n’vous a pas dit l’vrai, j’l’on trouvais seulement trop jeune ; mais ça se passe tous les jours.

LE BARON.

Hé bien, marions-les, je me charge de la dot de Rose.

GUILLAUME.

Bien obligeais, monsieur le Baron, Rose a l’bian que sa mère nous a apportais, il nous a suffi, il suffira ben à Colas.

LE BARON.

Mais pourquoi ne les pas marier sur-le-champ.

GUILLAUME.

Parce que j’ons des raisons.

LE BARON.

On me les a dites.

GUILLAUME.

Cela s’peut.

LE BARON, lui offrant une bourse d’or.

Tu exiges que Colas te donne cent écus, en voilà deux cents que je t’offre pour lui.

GUILLLAUME.

Gardais les, Monsieur, gardais les, j’n’en avons pas plus besoin que des cent écus de Colas, j’en avons cinq cents tous prêts à l’y baillais avec not’ fille ; mais j’exigeons qu’il en ait su gagnais cent, et il ne s’ra pas notre gendre avant ; v’là notre dernier mot.

LE BARON.

Mais cependant, Guillaume, tant que Rose réitéra ici sans être mariée, tu dois craindre... le Marquis peut...

GUILLAUME.

Je ne craignons rian, Monsieur : j’défendrons à Rose de lui parler, et elle ne lui parlera pas, j’sommes sans inquiétude ; si vous en avais, vous, renvoyais votre neveu, ou vendais vot’ château, v’là le meilleur conseil que je puissions vous donnais, et puisque j’nous sommes expliquais et que j’savons de quoi y retourne, j’sommes ben votre serviteur.

LE BARON.

Mais écoute donc ?

GUILLAUME.

Je n’voulons pas marier not’ fille, je voulons encore moins vendre mes vignes, j’nons pas besoin d’vot’ argent, j’vous remarcions de vos avertissements, et j’allons plantais nos échalas.

 

 

Scène IX

 

LE BARON

 

La nature s’est trompée en faisant de cet homme un simple paysan ; allons rendre compte à ma nièce de ses réponses, et voyons ensemble quel est le parti qui nous reste à prendre.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente l’intérieur de la chaumière de Perrette.

 

 

Scène première

 

PERRETTE, ROSE

 

Au lever de la toile Perrette et Rose tiennent un ballet qu’elles paraissent se disputer.

PERRETTE.

Veux-tu bien nous lâchais ce balay, petite morveuse qui se tue tous les jours à faire not’ ménage ; quand tu viendras comme ça l’matin, je n’t’ouvrirons pas not’ porte.

ROSE.

Méchante ! qui nous reproche not’ plaisir et qui veut empêcher un enfant de servir sa mère.

PERRETTE, lui cédant le balai et l’embrassant.

T’as raison, Rose, t’as raison ; oui, tu seras ma fille, oui, j’s’rons ta mère ; queu consolation d’pensais qu’un jour j’te varrons la femme de not’ fieu, de not’ pauvre Colas ; c’est un brave garçon l’y, qui te rendra heureuse, car il aimera sa femme tout aussi fort qu’il aime sa mère.

ROSE.

Et sa femme est-ce qu’elle ne l’aimera pas ben itout.

PERRETTE.

Certainement, t’es si bonne.

ROSE.

Mais, ma mère, pourquoi Colas reste l’y donc si longtemps absent.

PERRETTE.

Est-ce que ton père ne te l’a pas dit ?

ROSE.

Je n’avons jamais osé l’y demandais.

PERRETTE.

C’est stapendant l’y tout seul qu’en est la cause.

ROSE.

Comment ça ?

PERRETTE.

Tu connais ben le caractère de ton père.

ROSE.

Je l’craignons presqu’autant que je l’aimons.

PERRETTE.

Il est un tantet brutal, sans être méchant, haut sans être vaniteux, intéressé un brin sans être avaricieux ; j’venions de pardre gros Piarre, je n’pouvons y penser encore sans pleurer ; tu sauras un jour, mon enfant, ce que c’est qu’un homme qui aime ben sa femme et combien c’est cruel de le voir périr sous nos yeux.

ROSE.

Tout le monde le regrette encore ; mais c’est sa faute aussi, à ce qu’ils disions tretous, y travaillait trop, y ne se ménageait pas assez.

PERRETTE.

C’est ce que j’y disions tous les jours, y n’a pas voulu nous croire.

ROSE.

Parlons de Colas, ma mère.

PERRETTE.

T’as raison, m’n’enfant, parlons de l’y : y f’sait toute notre consolation ; j’nous aperçûmes qui séchait, qui chemait qu’à f’sait pitié, je n’nous doutions pas d’abord d’où venait son mal ; mais à force de l’tourmentais, il m’avoua qu’il était tombais amoureux d’toi, maugré l’y, maugré tout ce qu’il avait pu faire pour ne pas t’aimais : hé bien, Colas, lui dis-je, n’y a pas tant de mal à ça, Rose est ben gentille, ben honnête.

ROSE.

T’es ben bonne, ma mère.

PERRETTE.

Alle est un tantet jeunettte, son père est un brin bourru, mais c’est un brave homme, j’allons le trouvais et j’varrons a arrangeais ça : c’qui fut dit fut fait, j’vins trouver ton père. Guillaume, lui dis-je tout bravement j not’ fieu aime vot’ fille, j’croyons ben qu’elle l’aime itou, un tantet, marions-les.
Bah, m’fit y, commère, vous êtes donc folle ? ce sont deux enfants.
Guillaume, lui fis-je à mon tour, drès qu’ils sont assais  grands pour s’aimais, ne le sont-ils pas assais pour s’épousais.
Et queu forteune à vot’ fieu, me fit-y ? Gros Piarre était un brave homme, incapable d’aucune vilainie, aussi est-il mort pauvre, ce n’est pas par reproche que j’vous l’disons, car ça l’y fait honneur ; mais qu’est-ce qu’à votre fieu ? rian.
Comment rian, l’y fis-je t’y, et vous n’savais donc pas qu’il est l’frère de lait de Fanfan, qu’est à présent monsieur Marquis de Fierval, vous n’savais donc pas que madame de Fierval, qui viant d’acheter l’châtiau d’ici, l’aime tout plein et quelle ne le laissera jamais manquais de rian ; tout cela est bel et beau, me dit ton père, mais j’voulons pour notre fille un garçon qui sache gagner sa vie, la main d’un paysan, Perrette, est faite pour travailler la terre et non pas pour recevoir de l’or d’un autre homme.
Vot’ fieu veut épouser ma Rose, c’est un brave garçon, c’est le fils d’un homme que j’aimions, c’est itou le vôtre ? hé ben, Perrette, qu’il commence par la mériter, qu’il aille travailler dans la farme de mon frère, qui est à six lieues d’ici, y me ressemble, il est dur, mais juste ; il le payera en raison de son travail ; qu’il gagne cent écus seulement, qu’il me les apporte et je l’y baillerons ma Rose.
Taupe, lui fis-je, Guillaume ; taupe, m’fit-y, Perrette : j’vins tout de suite trouvais Colas ; j’l’y contais tout, y me  baisa, moiquié en riant, moiquié en pleurant, et pis il est allais chez ton oncle Robert, qui doit l’y baillais cinquante  biaux écus par an : v’là déjà un an tout entier à pareil jour qu’il y est ; encore autant, il aura ses cent écus, et pis il reviendra et pis vous s’rais mariais.

ROSE.

C’est encore ben long un an tout entier j ma mère.

PERRETTE.

C’est vrai ; mais vous êtes jeunes tous deux, faut avoir d’la patience, du courage

ROSE.

J’en aurons ; tu n’as pus besoin de nous, ma mère.

PERRETTE.

Non, m’n’enfant, non.

ROSE.

J’allons bien vite à la maison pour que mon père m’y trouve en rentrant.

PERRETTE.

Va, m’n’enfant, va.

ROSE, revenant et tirant un papier de sa bavette.

Tians, j’oubliais : hier en balayant, v’là un morceau d’papier sur lequel y a de l’écriture, que j’ons trouvé sous la porte.

PERRETTE, le prend, le regarde, soupire et le met dans sa poche.

Donnes... donnes...

ROSE.

Est-ce qu’il te fait de la peine donc ? comme tu soupires, quoique c’est donc, ma mère ?

PERRETTE.

C’est un papier d’justice.

ROSE.

Comment, d’justice.

PERRETTE.

Et oui, c’est un huissier fort honnête qui viant comme ça m’en apportais de temps en temps, je n’pouvons pas les lire ; mais y dit qu’c’est égal, qu’ça ne fait ni froid ni chaud.

ROSE.

Pourquoi te les apporte t’y donc ?

PERRETTE.

C’est au sujet de la taille, des impositions, des corvées, des droits, je n’connaissons pas tout ça, tout c’que j’savons c’est que Colas m’a ben recommandais de ne jamais rien payais, parce qu’il s’était arrangeais avec les collecteux, qu’ils avions fait ensemble un accord, des conditions, qu’ils n’avions rian à me demandais tant que j’viverions not’ homme et moi : ces vilains papiers là cependant m’inquiètent.

ROSE.

Si j’avions su ça, j’l’aurions déchirais sans t’en parler.

PERRETTE.

Gardes-t’en ben ; c’est de la justice.

ROSE.

Dis-moi, ma mère, quand iras-tu au châtieau ?

PERRETTE,

Le jour de la fête.

ROSE.

Tu sais ben c’que tu nous a promis.

PERRETTE.

Quoi donc ?

ROSE.

De nous y menais.

PERRETTE.

T’as raison, mon enfant.

ROSE.

Je m’ferai belle ce jour là ?

PERRETTE.

Petite coquette...

ROSE.

Dame ! ne faut-y pas se faire brave là ? ne faut-y pas qu’ monsieur le Marquis puisse dire comme ça : v’là la prétendue de mon frère Colas ; pas vrai, ma mère ?

PERRETTE.

T’as raison, ma fille, t’as raison, c’est moi qu’à tort.

ROSE.

Il est bien aimable, bien poli, monsieur le Marquis.

PERRETTE.

C’est notre fieu.

ROSE.

Pas fier du tout.

PERRETTE.

Je l’en avons ben corrigeais.

ROSE.

Il t’aime ben.

PERRETTE.

Il a raison.

ROSE.

Viendra-t-il te voir tantôt ?

PERRETTE.

Je n’en savons rien.

ROSE.

C’est égal, j’viendrons toujours, nous ; j’aimons ben quand il est ici, il est si poli ! après mon père, toi et mon petit Colas, c’est l’y que j’aimons le plus.

PERRETTE.

J’l’y dirons.

ROSE.

Oui, oui, dis l’y, ça l’y f’ra peut-être plaisir, et pis ça f’ra que quand je serons la femme à Colas, y m’aimera comme sa sœur : pas vrai, ma mère ?

PERRETTE.

Oui, ma fille.

ROSE.

À tantôt, ma mère.

PERRETTE.

À tantôt, m’n’enfant...tiens, passe par la petite porte, tu seras plutôt chez toi.

Rose sort.

 

 

Scène II

 

PERRETTE

 

Comme j’aimons ça ! comme c’est bon ! ça rit toujours, c’est qu’ça n’a rien à se reprocher, et n’y a rien qui donne de la gaieté comme ça ; que Colas sera content, sera heureux ! queu joli couple qu’ça f’ra... mais... mais, je ne me trompe pas, c’est l’y, c’est not’ fieu, c’est Colas.

 

 

Scène III

 

PERRETTE, COLAS

 

Colas entre et saute au col de Perrette qui l’embrasse en pleurant, elle ne peut se lasser de l’admirer, de le baiser ; elle rit, elle pleure tout à la fois, elle lui fait vingt questions sans lui laisser le temps de répondre à aucune ; elle veut le faire asseoir, elle veut le faire rafraîchir, le faire manger et ne sait ce quelle fait.

COLAS.

Eh ! bonjour, ma mère.

PERRETTE.

Eh ! bonjour, not’ fieu... Comment, c’est toi, mon garçon, et par quel hasard donc est-ce que te voilà ? comme je sommes contente... comme je sommes heureuse... ce pauvre Colas... baise-moi donc, mon garçon, baise-moi donc... Tu as chaud... reposes-toi donc...Veux-tu boire un coup, not’ fieu... oui, oui, tu vas manger un morceau, pas vrai...  Mais queu bonheur donc ? assis-toi donc, assis-toi.

COLAS.

Ma mère...

PERRETTE.

J’somme si contente que je n’savons pu ni ce que j’disons ni ce que j’faisons ; t’as-t-on déjà vu dans le village.

COLAS.

Non y ma mère, non.

PERRETTE.

Pas même Rose ?

COLAS.

Est-ce que ce n’est pas ma mère qui tient là la première place ? est-ce que j’aurions pu embrasser quelqu’un de bon cœur avant elle.

PERRETTE.

Ce pauvre garçon ! t’es fatigué, pas vrai ?

COLAS.

Un peu, ma mère ; je sommes venu vite.

PERRETTE.

Reposes-toi : attends, attends, tiens, bois un coup.

COLAS.

Laissais donc, ma mère.

PERRETTE.

Tu me serviras d’main, c’est mon tour aujourd’hui ; et dis donc, Colas, viens-tu pour tout-à-fait ici ?

COLAS.

Oui, ma mère, pour la vie.

PERRETTE.

Queu plaisir ! je ne t’attendions que dans un an.

COLAS.

J’ons rempli notre tâche, ma mère.

PERRETTE.

Contes-nous donc cela ?

COLAS.

Volontiers ; vous savais ce qui nous força de vous quitter : ce ne fut qu’avec ben de la peine que je nous y résolûmes ; il fallut que vous même, vous nous en baillâtes l’ordre ; je vous quittai donc, je fus chez Robert avec la lettre à Guillaume.

PERRETTE.

Est-il aussi méchant qu’on le dit ?

COLAS.

Il n’est pas méchant ; mais il est dur, ça c’est vrai.

PERRETTE.

Ce pauvre petit.

COLAS.

Il me reçut froidement, mais bian : et drès le lendemain y me mit à la besogne ; j’la fis d’bon cœur, il ne m’a jamais dit : c’est bian ; mais y m’disait quelquefois : ça n’est pas mal, Colas, ça n’est pas mal : faut dire le vrai aussi, je travaillons tant que je pouvions, tous les jours j’étions dans les champs drès le matin, j’y restions toujours l’dernier ; les traveaux les plus durs et les plus pénibles ne pouvions nous épouvanter, et quand les forces nous abandonnions, quand, épuisais de fatigues, j’étions prêt à y succombais, j’prononcions le nom de Rose ; faisons encore cela pour Rose, disions-nous, et sur-le-champ je retrouvions toute not’ vigueur.

PERRETTE.

Comme alle va être contente ! queu dommage qu’elle se soit en allais si vite.

COLAS.

Alle était ici ?

PERRETTE.

Toute à c’te heure, tu l’aurais rencontrais, si je ne l’avions pas fait passais par la petite porte : alle viant tous les matins faire maugré nous not’ ménage ; j’ons beau la chasser, alle reviant toujours.

COLAS.

Alle n’aura bientôt plus la peine de rien faire.

PERRETTE.

Tant mieux, tant mieux.

COLAS.

Ce matin, comme je revenions des champs, Robert m’a appelais : Colas, m’a-t-il dit, y a aujourd’hui un an tout entier que t’es ici, tu sais que j’sommes convenus, si j’étions content de toi, et si tu travaillais ben, d’te baillais cinquante écus par an. – Oui, not’ maître. – T’as fais l’double de ce que j’exigions de toi, il est juste de te payais le double ; v’là cent écus dans ce sac, prends-les, j’savons qu’c’est le prix qu’not’ frère a mis à la main de Rose, va les lui porter, il ne pouvait faire, pour sa fille, un meilleur choix, ni trouver jamais un garçon plus honnête et plus laborieux ; c’est ce que j’l’y marquons dans c’te lettre que tu lui remettras : fait nous savoir le jour ou tu te marieras avec not’ nièce, parce que je voulons être de la noce et y dansais. – C’est ben d’l’honneur pour nous, l’y fis-je ; et puis y m’a remis ce sac et m’a serré ben fort la main, y voulait aussi nous faire déjeuner ; mais vous sentez ben que je n’avions ni faim ni soif, j’ons toujours couru, et me v’là.

PERRETTE.

Tant mieux, mon garçon, tant mieux.

COLAS.

Tiens, ma mère, v’là mon sac, j’l’ons baisais plus de trente fois dans la route, parce que c’est l’y qui me baillera ma Rose ; v’là aussi la lettre de Robert.

Colas pose sur une  table son sac et la lettre de Robert.

Mais quoiqu’c’est donc que c’monsieux qui entre comme ça, sans ôter son chapiau, il est bien impoli.

 

 

Scène IV

 

PERRETTE, COLAS, UN HUISSIER

 

L’HUISSIER.

Bonjour, la mère.

PERRETTE.

Vot’ servante, monsieur l’Huissier, voulez-vous vous asseoir.

L’HUISSIER.

Non. Eh bien ? quelle réponse avez-vous à faire au petit papier que j’ai remis hier matin sous votre porte, après vous avoir interpellé de le recevoir ?

PERRETTE.

N’est-ce pas cela, Monsieur ?

L’HUISSIER.

Justement ; quel est votre dire ?

PERRETTE.

Excusais, Monsieur ; mais je ne savons pas ce que c’est.

L’HUISSIER.

C’est le commandement en vertu du rôle.

COLAS.

Le commandement d’quoi ?

L’HUISSIER.

Le commandement de saisir, mon garçon.

PERRETTE.

Comment de saisir, monsieur l’Huissier ?

L’HUISSIER.

Tous les délais sont expirés, et si, sur l’heure, vous ne me remettez pas la somme de deux cents livres de capital et quatre-vingt-dix-neuf livres quinze sols de frais, je vais procéder à la saisie et enlèvement des meubles et effets.

COLAS, mettant son chapeau sur sa tête.

Vous n’emporterais rien.

L’HUISSIER.

Qu’est-ce que c’est que ce garçon ?

PERRETTE.

C’est not’ fieu.

L’HUISSIER.

Contenez-le donc, et empêchez-le de faire rébellion à justice, qu’il ne change pas en criminelle une affaire purement civile, et que je viens exécuter avec toute la politesse possible.

PERRETTE.

Je vous en sommes ben obligeais ; mais dame voyais vous, mon cher Monsieur, je n’savons pas ce que c’est que les affaires, j’sommes ben éloignais d’faire rébellion à justice, je la respectons quoique je ne la comprenions pas trop.

COLAS.

Que demandez-vous à ma mère ?

L’HUISSIER.

Cent écus.

COLAS.

Pourquoi ?

L’HUISSIER.

Pour sa taille et ses impositions.

COLAS.

Elle ne doit rian, j’ons payais.

L’HUISSIER.

Quand ?

COLAS.

Il y a trois ans.

L’HUISSIER.

À qui ?

COLAS.

Aux collecteux, j’leux avons donnais en bijoux d’or trois fois la valeur de ce que vous m’demandais, à condition qu’ils laisserions mon père et ma mère tranquilles le reste de leur vie.

L’HUISSIER.

Ou est la quittance ?

COLAS.

J’n’en avons pas demandais.

L’HUISSIER.

Vous avez eu tort.

COLAS.

Tout le village le sait, tout le village l’attestera.

L’HUISSIER.

Ayez votre recours contre les collecteurs, le rôle est chargé, il fait seul foi ; de l’argent ou j’enlève.

COLAS.

N’touchais à rien ou...

L’HUISSIER, pose la main sur la garde de son épée, puis prend brusquement son écritoire et verbalise un genou en terre.

On me menace... Verbalisons.

PERRETTE.

Monsieur l’Huissier, j’n’vous demandons qu’un quart-d’heure de répit, accordais-nous seulement le temps de monter jusqu’au chautiau, le marquis de Fierval qui est itout mon fieu, puisqu’il est son fière de lait, me baillera sur-le-champ tout l’argent que vous m’demandais, et j’vous le remettrons tout à c’te heure.

L’HUISSIER.

Je ne demande qu’à obliger les honnêtes gens, je vous donne une heure sans plus.

PERRETTE.

C’est suffisant, monsieur l’Huissier, c’est suffisant.

COLAS, arrêtant Perrette.

Qu’allais vous faire, ma mère, qu’allais vous faire ? ce serait mon frère qui vous sauverait et non pas votre pauvre fieu, on vous enlèverait à ses yeux le lit sur lequel vous reposais... T’nais, v’là la somme que vous nous demandais, donnez nous quittance et sortais vite.

L’HUISSIER, ôtant son chapeau.

La voilà, Monsieur, avec toutes les pièces ; excusez si j’ai été obligé malgré moi...

COLAS.

Sortais.

 

 

Scène V

 

PERRETTE, COLAS

 

Colas regarde tristement l’Huissier qui se retire précipitamment ; mais il jette un coup d’œil sur sa mère, sourit et se précipite dans ses bras.

PERRETTE.

Mon pauvre fieu.

COLAS.

Ma mère.

PERRETTE.

Il emporte la dot de ta Rose.

COLAS.

Qu’il l’emporte ! j’ons sauvais ma mère.

PERRETTE.

Et ta Rose ?

COLAS.

Voudrait-elle de moi si j’avions pu laisser un seul instant ma mère dans la peine ? en serions-je donc digne, si je n’étions pas bon fils.

PERRETTE.

Que je le plaignons.

COLAS.

Tu me plains, ma mère, le plus biau jour de ma vie !

PERRETTE.

Mais, ta Rose ?...

COLAS.

Je ne devions l’avoir que dans deux ans ; eh bien, ma mère, je retournerons chez Robert, il m’aime, il me reprendra avec plaisir, je recommencerons not’ travail, je le recommencerons avec plus d’ardeur encore, puisque je travaillerons tout à la fois et pour Rose et pour ma mère.

PERRETTE.

Que le ciel te bénisse ! tu es un bon fils.

COLAS.

Je ne l’y demandons rien, il m’a donné une bonne mère.

PERRETTE.

Je ne nous trompons pas, voici ton frère.

COLAS.

Ou donc ?

PERRETTE.

Là bas, auprès de la fontaine.

COLAS.

Queu bonheur qu’il ne soit pas arrivais un instant plutôt. Ne l’y dis rien, au moins, ma mère.

PERRETTE.

Non, mon fieu, non.

COLAS.

Il a l’air bien triste.

PERRETTE.

Dame, y disons comme ça au châtiau qu’il est tout mélancolique depuis six mois, on ne sait pas la cause de son mal ; mais sa mère est venue tout exprès demeurer ici parce qu’il prétend l’y, que cet air doit l’y faire du bian.

COLAS.

Il a raison, ma mère, il y a été nourri et n’y a pas d’air comme ça. Ce pauvre Fanfan !

PERRETTE.

N’va pas l’appelais comme ça, oui dà : on ne le nomme plus que monsieur le Marquis.

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, PERRETTE, COLAS

 

LE MARQUIS, tenant une lettre à la main.

Bonjour, Perrette, je viens vous faire mes adieux, je vous quitte ; dans une heure je retourne à Paris, peut-être serai-je longtemps sans vous revoir, peut-être ne me reverrez-vous jamais... Faites-moi le plaisir de remettre cette lettre à Rose.

COLAS, ému et très haut.

À Rose ?

LE MARQUIS, reconnaît Colas et serre précipitamment sa lettre.

Je ne me trompe pas, c’est Colas...

PERRETTE.

Eh ! oui, c’est l’y.

LE MARQUIS, se précipitant dans les bras de Colas et l’embrassant avec la plus grande sensibilité.

Mon frère !

COLAS.

Queu plaisir !

PERRETTE.

Il ne manque ici que ma petite Rose, et j’allons ben vite la chercher.

 

 

Scène VII

 

LE MARQUIS, COLAS

 

LE MARQUIS.

Te voilà donc de retour, Colas ?

COLAS.

Ouï, monsieur le Marquis.

LE MARQUIS.

Comptes-tu rester toujours avec ta mère ?

COLAS.

Hélas ! je l’espérions.

LE MARQUIS.

Ah ! Colas !

COLAS.

Qu’avais-vous donc ?

LE MARQUIS.

Si tu savais combien j’ai besoin que tu m’aimes.

COLAS.

Est-ce que vous avais du chagrin ?

LE MARQUIS.

Il me tuera.

COLAS.

Vous n’avais pas perdu votre mère ?

LE MARQUIS.

Non, Colas.

COLAS.

Eh bian ! quoique c’est donc qui peut vous chagriner si fort, monsieur le Marquis ? si je pouvions vous consoler.

LE MARQUIS.

Oui, Colas, tu le peux, tu le peux seul.

COLAS.

Que j’sommes heureux ! dites-nous ben vite tout.

LE MARQUIS.

Tu me haïras peut-être ?

COLAS.

Est-ce que c’est possible ça ?

LE MARQUIS.

Colas !

COLAS.

Mon frère.

LE MARQUIS.

Aimes-tu toujours Rose ?

COLAS.

Plus fort que jamais : et jugeais si je l’aimons puisque j’ons pu pour elle abandonner un an tout entier ma pauvre mère.

LE MARQUIS.

Mais, dis-moi, Colas, s’il se présentait pour Rose un époux qui assurât sa fortune ?

COLAS.

Sa fortune...

LE MARQUIS.

Qui fit en même temps la tienne...

COLAS.

Que dîtes-vous ? je céderions ma Rose.

LE MARQUIS.

Mais Rose serait riche... heureuse...

COLAS.

Heureuse sans moi ! T’nais, ca ne se peut pas, et malheur à celui qui voudrait me l’enlever !

LE MARQUIS.

Mais si j’étais ton rival, moi ?

COLAS.

Vous ?

LE MARQUIS.

En venant consoler ta mère de ton absence, j’ai vu Rose, je n’ai pu vaincre mon amour ; mais au moins j’ai su le cacher : j’ai renfermé tous mes feux dans mon cœur, ils le brûlaient, mais en silence ; attendons, me disais-je souvent, attendons le retour de Colas, et si le temps, l’absence, mon amitié, mes bienfaits peuvent changer son cœur, s’il peut me céder Rose, nous serons tous trois heureux... C’est de toi, de toi seul que je veux tenir sa main... mon frère.

COLAS.

Retirais-vous... Ainsi donc vous profitiais de mon absence pour m’enlever ma Rose, vous venais m’en offrir le prix ; vos baisers étaient ceux d’un traître.

LE MARQUIS.

Modères-toi, Colas, modères-toi ; ne sois pas injuste, j’ai fait pour toi plus que je ne devais peut-être ; qui me forçait, dis moi, à attendre ton retour ? qui m’empêchait de déclarer à Rose mes sentiments et mes prétentions ?

COLAS.

Qui vous en empêchait ? ne saviais-vous pas qualle m’était promise ?

LE MARQUIS.

Penses-tu que Guillaume m’eut refusé pour gendre.

COLAS.

Guillaume est un brave homme, j’ons sa parole, il n’y a jamais manquais ; mais s’il était assez lâche pour se laisser éblouir par vos richesses, s’il pouvait me manquer de parole...

LE MARQUIS.

Que ferais-tu ?

COLAS.

Croyais-vous donc que vous m’enlèveriais impunément ma maîtresse ?

LE MARQUIS.

Oubliez-vous qui je suis.

COLAS.

Non ; je reconnaissons ben l’ingrat Fanfan, il n’est pas changeais : je nous précipitions de si bonne foi dans ses bras, je le pressions contre notre cœur et il voulait le déchirer, j’aimions un ingrat : tant que vous nous avais maltraitais, j’ons ben voulu le souffrir ; mais si vous tentais de m’enlever ma Rose !...

LE MARQUIS.

Colas, sachez à qui vous parlez.

COLAS.

Eh ! que m’importent donc votre naissance, votre rang ? Laissais-nous seulement tranquilles : retournais, croyais-moi, dans vot’ châtiau, et surtout gardais vous d’approcher de Rose, ou...

LE MARQUIS.

Malheureux, si je ne respectais pas la chaumière où ta mère m’a nourri...

 

 

Scène VIII

 

LE MARQUIS, PERRETTE, COLAS

 

PERRETTE.

Ah ciel ! que vois-je ?

COLAS.

Un ingrat qui veut nous enlevais Rose.

LE MARQUIS.

Un malheureux qui oses me menacer.

COLAS.

Et qui fera plus.

PERRETTE.

Arrêtez... mon fils, ne vous ai-je pas nourri ? Colas, n’est-tu pas mon fieu ?

LE MARQUIS.

Écoutez-moi, Perrette : vous ignorez que j’aime Rose, que je l’adore ; Colas est le premier à qui j’en ai fait confidence, en le conjurant de me céder sa main ; il m’a refusé, il en est le maître j mais à son refus il a joint les reproches les plus amers, il s’est même oublié jusqu’à me menacer, et si je ne m’étais pas souvenu que c’est sa mère qui m’a nourri, je l’aurais puni comme il le mérite.

COLAS.

Toi !

LE MARQUIS.

Vous l’entendez, jugez quel effort fait mon cœur ; calmez-le, Perrette, puissent vos conseils le ramener à la raison ! qu’il reconnaisse ses torts et je pourrai, je crois, les oublier.

 

 

Scène IX

 

PERRETTE, COLAS

 

PERRETTE.

Colas... mon fieu...

COLAS, abattu.

Il aime Rose.

PERRETTE.

Il n’en est pas aimé.

COLAS.

Il lui écrivait... que lui écrivait-il ? Rose se sera laissée éblouir par ses belles promesses... j’étions absent, il l’a voyait tous les jours ; il lui écrivait... Rose l’aime, ma mère... pourquoi suis-je revenu ?

PERRETTE.

Pour embrassais, pour sauvais ta mère.

COLAS.

Vous avez raison... mais Rose.

PERRETTE.

Elle t’est toujours fidèle ; elle n’aime que toi.

COLAS.

Mais le Marquis la voyait, l’y parlait, l’y écrivait.

PERRETTE.

Jamais ils ne se sont parlais qu’en ma présence... Tians... tians, la v’là, ta Rose, est-ce là la meine d’une trompeuse ?

 

 

Scène X

 

PERRETTE, COLAS, ROSE

 

PERRETTE.

Vians, ma petite Rose, vians rassurer ton pauvre Colas ; n’y a que toi qui puisse l’y remettre l’esprit... Ton père est-il descendu du châtiau ?

ROSE.

Non, ma mère, pas encore.

PERRETTE.

J’allons ben vite allais au-devant de l’y et je l’amènerons.

ROSE.

Oui, ma mère, oui.

 

 

Scène XI

 

ROSE, COLAS

 

ROSE.

Bonjour, mon bon ami.

COLAS.

Son bon ami !

ROSE.

Te v’là donc enfin de retour ? que j’sommes contente.

COLAS.

Vous, Rose ?

ROSE.

Oui, moi ; quoique t’a donc, Colas ?

COLAS.

Vous me le demandais ?

ROSE.

Sans doute, est-ce que t’as du chagrin ?

COLAS.

Quoique ça vous fait ?

ROSE.

V’là comme tu nous parles après un an d’absence ? est-ce que tu ne nous aime plus ?

COLAS.

Vous croyr.is peut-être que j’ignorons...

ROSE.

Quoi ?

COLAS.

Que l’marquis de Fierval vous aime.

ROSE.

N’est-ce pas ton frère ? n’faut y pas qu’il nous aime un brin puisque tu dois m’épousais ?

COLAS.

Nous ?

ROSE.

Est-ce que tu ne veux pas ?

COLAS.

Est-ce que vot’ Marquis n’vous a pas promis d’vous épousais, l’y.

ROSE.

Quoique c’est donc que tu nous dis là ? que veux-tu dire avec ton Marquis ?

COLAS.

J’savons tout.

ROSE.

Eh ben, quoique c’est donc que tu sais.

COLAS.

Qu’vous n’êtes qu’une trompeuse, que le marquis de Fierval a de l’amour pour vous ; qu’il veut vous épousais.

ROSE.

Écoutes-moi, Colas, tu sais bian que Rose ne ta jamais menti, j’t’avouons de bonne foi que quand le Marquis nous rencontrait ici, y nous f’sait toujours ben des amitiais, ben des honnêtetais, et j’y répondions avec ben du plaisir, parce qu’il est ton frère ; mais j’te jurons que jamais il ne nous a dit un seul mot d’amour, que jamais il ne nous a parlais de mariage ; et il a ben fait dà...

COLAS.

Y ne vous a jamais parlé de mariage ?

ROSE.

Jamais.

COLAS.

Y n’vous a jamais écrit ?

ROSE.

Demande à mon père.

COLAS.

Y n’vous a jamais dit que vous éliais ben jolie, qu’il voudrait ben être à ma place.

ROSE.

Oh ! si fait, y m’disait ça presque tous les jours ; mais c’était par amitiais pour toi... Colas...

COLAS.

Laissais-nous, laissais-nous, je n’voulons pas des carresses d’une trompeuse.

ROSE.

En puis-je, moi, s’il a de l’amour pour nous, j’n’ons rien, fait pour cela.

COLAS.

N’fallait pas être jolie comme vous l’êtes.

ROSE.

Est-ce notre faute donc ? et si j’n’étions pas un tantet gentille, tu ne nous aurais pas aimais.

COLAS.

J’en serions plus heureux.

ROSE, piquée.

Vous en êtes donc fâchais ?

COLAS.

Certainement.

ROSE.

Allais, c’est vous, Colas, c’est vous qu’êtes un ingrat, c’est vous qui ne nous aimais plus : j’étions ben sotte aussi d’nous attachais à vous.

COLAS.

Vaut ben mieux se laissais faire l’amour par un Marquis, y a ben plus d’honneur.

ROSE.

Et de plaisir.

COLAS.

Et de profit.

ROSE.

Il n’est ni brutal, ni jaloux, monsieur le Marquis, il n’ouvre la bouche que pour dire des choses agréables, il fait des honnêtetais à tout le monde, aussi tout le monde l’aime.

COLAS.

Et vous aussi ?

ROSE.

De tout not’ cœur.

COLAS.

N’croyais pas stapendaut que j’souffrirons qui vous parle.

ROSE.

Et de queu droit l’en empêcherais-vous ?

COLAS.

De queu droit ? c’est égal... y n’vous approchera pas toujours.

ROSE.

Et j’voulons qu’y nous approche, nous, qui nous parle.

COLAS, la prenant par le bras et la serrant.

Si...

ROSE, étonnée se met à pleurer.

Aih !

COLAS.

Ah ! Rose, ma chère Rose, pardon.

ROSE.

Brutal.

COLAS.

C’est vrai... mais pardon.

ROSE.

Me battre... moi !

COLAS, se jetant aux genoux de Rose.

J’t’en demande pardon, pardon à genoux.

ROSE, s’éloignant.

Laissais-nous... je n’voulons plus nous aimais.

COLAS se relève avec dépit.

Vous ne voulais plus nous aimais.

ROSE.

Non.

COLAS.

Non ?

ROSE.

Non.

COLAS.

Hé ben, c’est bon.

 

 

Scène XII

 

ROSE, COLAS, GUILLAUME, PERRETTE

 

GUILLAUME.

J’sommes ben aise de l’voir, y ne pouvait venir pus à propos, et faut qu’y soyons mariais dimanche prochain.

PERRETTE.

Dimanche prochain ?

GUILLAUME.

J’ons des raisons pour ça... Ce Baron m’a dit... Ce gentil Marquis qui viant tous les jours dieux vous...

PERRETTE.

Hé bian, c’est itout not’ fieu.

GUILLAUME.

Suffit... suffit... Au reste, soyais sans inquiétude, Perrette, j’parlerons aux collecteux, y me rendront vos cent écus, ou les j’leux f’rons ben trouvais tout ce que leux a donnais Colas.

PERRETTE.

T’nais, voisin, t’nais, le v’là ce brave garçon... mais quoique t’as donc not’ fieu ? tu ne dis mot, tu n’oses levais les yeux... Rose pleure... qu’as-tu, Rose ?

ROSE.

C’est l’y... c’est ce méchant...

GUILLAUME.

Pourquoi pleurais-vous, Rose ?

ROSE.

Pour rien, mon père.

GUILLAUME.

Pourquoi pleurais-vous ?

ROSE.

Y m’a serrais un peu fort.

GUILLAUME, toisant Colas avec indignation.

Remercie ta faiblesse sans laquelle je t’apprendrais à osais frapper mon enfant.

ROSE.

Y n’m’a pas fait beaucoup de mal.

GUILLAUME.

Et vous pleuriais... n’espère pas être jamais mon gendre.

COLAS.

Ah ! ma mère !

PERRETTE.

Guillaume... c’est une petite tracasserie d’amoureux, un p’tit mouvement de vivacité involontaire.

GUILLAUME.

Taisez-vous, Perrette, taisais-vous, quand ma Rose serait sa femme, il la tuerait donc, puisqu’il ose la frapper, quand par bonheur elle ne l’y est rian encore.

ROSE.

C’était moi, mon père, qui avais tort.

GUILLAUME.

Paix, suivais-moi, et ne lui parlais de votre vie, entendais-vous.

ROSE.

Ah ! Colas...

GUILLAUME, sort en lançant à Colas un regard de colère.

Marchais... Adieu, Perrette.

 

 

Scène XIII

 

PERRETTE, COLAS

 

PERRETTE.

Qu’as tu fait ? Colas, qu’as-tu fait ?

COLAS.

Jamais j’ne serons son gendre.

PERRETTE.

J’l’appaiserons, mon fieu...

COLAS.

C’est le Marquis, ma mère ; c’est l’y seul qu’est la cause de not’ malheur, il aime Rose, il en est aimé ; mais avant une heure, je serons vengeais ou vous n’aurais plus de fils.

PERRETTE.

Arrête, Colas... mon fieu...

COLAS.

Adieu pour toujours.

PERRETTE.

Volons au châtiau, prévenons madame de Fierval, appaisons le Marquis. Ah ! mon dieu, mon dieu.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente la grille du château à droite et à gauche sont deux petits pavillons.

 

 

Scène première

 

L’ABBÉ, PERRETTE

 

PERRETTE.

Comment, monsieux l’Abbais, il est venu au châtiau.

L’ABBÉ.

Oui, Perrette, il a demandé à voir le Marquis en particulier, le Marquis l’a reçu d’abord avec bonté ; mais Colas avait perdu la tête, il s’est oublié de nouveau et a eu l’audace de lui dire qu’il l’empêcherait de descendre au village ; le Marquis ne s’est plus possédé, et lui a dit que, puisqu’il ne sentait pas mieux le prix de ses égards, il allait se déclarer ouvertement à Guillaume et faire tous ses efforts pour obtenir Rose ; Colas est sorti furieux, il rode dans les alentours ; mais j’attends ici le Marquis, il faut qu’il y passe pour aller au village.

 

 

Scène II

 

MADAME DE FIERVAL, LE BARON, L’ABBÉ, PERRETTE

 

MADAME DE FIERVAL.

Eh bien ! monsieur l’Abbé, avez-vous vu mon fils.

L’ABBÉ.

Non, madame, il n’est pas encore sorti, soyez en certaine.

MADAME DE FIERVAL.

Savez-vous où est Colas, Perrette ?

PERRETTE.

Non, madame.

LE BARON.

Sais-tu bien, la nourrice, que ton fils est un insolent et qu’il mériterait...

PERRETTE.

Hélas ! mon cher Monsieux, il est plus malheureux que méchant ; tout semble se réunir pour le désespérer.

L’ABBÉ.

Écoutez-moi, Perrette, descendez vite au village et engagez Guillaume, de la part de madame de Fierval, à venir ici sur-le-champ, qu’il amène Rose avec lui, entendez-vous ?

PERRETTE.

Oui, monsieur l’Abbé ; mais si, pendant ce temps, Colas paraissait.

L’ABBÉ.

Soyez sans inquiétude.

PERRETTE.

C’est que monsieur le Baron a l’air ben en colère contre not’ pauvre fieu, j’croyons ben qu’il a eu tort de menacer monsieur le Marquis ; mais il a tant de chagrin.

L’ABBÉ.

Ne craignez rien ; allez vite, et ramenez, le plutôt possible, Guillaume et Rose.

PERRETTE.

Je sommes ici dans l’instant : pardon, madame de Fierval, pardon de tontes les peines que je vous causons ; mais j’en avons ben not’ bonne moiquié.

MADAME DE FIERVAL.

Je vous plains, Perrette, sans vous en vouloir.

L’ABBÉ.

Allez donc, Perrette, allez donc, nous n’avons pas un instant à perdre.

 

 

Scène III

 

MADAME DE FIERVAL, LE BARON, L’ABBÉ

 

MADAME DE FIERVAL.

Vous voyez, monsieur l’Abbé, vous voyez où nous ont amené mon indulgence et votre confiance aveugle aux principes de mon fils ; Colas lui a manque, Colas ne se possède plus.

LE BARON.

Il fallait se rendre à mon avis, ma nièce, le faire partir sur-le-champ, je m’en serais emparé, et parbleu il aurait bien fallu qu’il me suivit.

MADAME DE FIERVAL.

Je ne devais pas permettre qu’il revit Perrette, c’est vous, monsieur l’Abbé, c’est vous seul qui l’avez perdu.

L’ABBÉ.

Et c’est moi qui vous réponds encore de lui : rassurez-vous, madame, rassurez-vous : si j’en crois mon cœur et mes pressentiments, ce moment sera le plus beau de sa vie... Mais je l’aperçois, de grâce, retirez-vous un instant, et laissez-moi seul achever mon ouvrage.

MADAME DE FIERVAL.

Non, monsieur l’Abbé, non, je veux, lui reprocher les inquiétudes mortelles qu’il me cause, je connais son cœur, je le désarmerai, il ne résistera pas à sa mère.

L’ABBÉ.

Je n’en doute pas, Madame ; paraissez, votre victoire est certaine : je suis sûr qu’au premier ordre que vous lui donnerez il tombera à vos pieds ; mais cet effort sera l’effet de son respect, de sa tendresse et de son obéissance pour vous ; laissons-lui la gloire de se vaincre lui-même, voyons s’il en aura la force.

MADAME DE FIERVAL.

Mais s’il ne l’avait pas ?

L’ABBÉ.

Hé bien ! ne serez vous pas toujours présente, ne serez vous pas toujours maîtresse de vous montrer, s’il est nécessaire ? Entrez donc, de grâce, dans ce pavillon où vous pourrez tout voir et tout entendre.

MADAME DE FIERVAL.

Baron...

LE BARON.

Le maudit homme a toujours raison, et toujours finit par nous faire faire ce qu’il veut.

Madame de Fierval et le Baron entrent dans un des pavillons.

 

 

Scène IV

 

L’ABBÉ

 

C’est donc clans ce moment que je vais recueillir le fruit de toutes les peines que m’a coûté son éducation, ou que je serai forcé d’avouer qu’il est inutile de chercher à cultiver, dans un cœur bien placé, le germe de l’honneur et des vertus.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, L’ABBÉ

 

LE MARQUIS.

Eh quoi ! c’est vous, mon ami, vous dans cet endroit, qu’y venez-vous faire ?

L’ABBÉ.

Jouir du triomphe que monsieur le marquis de Fierval va remporter sur lui-même.

LE MARQUIS.

Vous savez...

L’ABBÉ.

Je sais tout, mon ami.

LE MARQUIS.

Vous savez à quel excès Colas a osé se porter contre moi, les menaces qu’il m’a faites,

L’ABBÉ.

Oui, mon ami.

LE MARQUIS.

Oh ! si vous pouviez lire dans mon cœur, si vous saviez combien il est agité.

L’ABBÉ.

Je le crois.

LE MARQUIS.

Il m’est bien doux dans ce moment de vous voir près de moi, vous m’aimez, vous...

L’ABBÉ.

Eh ! qui ne vous aime pas ? vous êtes bon, sensible, généreux, laissez parler votre cœur.

LE MARQUIS.

Savez-vous que j’aime, que j’adore Rose.

L’ABBÉ.

Et vous voulez l’enlever à son amant, à son époux ?

LE MARQUIS.

Ah ! si Rose m’eut aimé... si Colas eut pu me céder sa main...

L’ABBÉ.

Vous lui eussiez sacrifié votre rang, vos espérances...

LE MARQUIS.

Ce sacrifice m’eut peu coûté.

L’ABBÉ.

Mon ami, votre naissance, votre nom, votre état vous font une loi sacrée de ce que vous regardez comme un préjugé.

LE MARQUIS.

Que ne suis-je donc resté Colas ?

L’ABBÉ.

Vous ne seriez pas le fils de madame de Fierval, de cette mère si tendre : si vous saviez combien vous l’affligez ?

LE MARQUIS.

Elle ne veut que mon bonheur, elle m’eut donné Rose...

L’ABBÉ.

Oui ; mais elle en fut morte de chagrin.

LE MARQUIS, vivement.

Heureusement Rose ne m’aime pas.

L’ABBÉ.

Non, c’est Colas qu’elle aime, c’est votre frère.

LE MARQUIS.

Ne lui donnez plus ce titre, mon ami, il n’en est plus digne : vous savez combien je l’aimais, avec quel plaisir je lui donnais ce nom si doux ; l’ingrat ! avec quelle insolence il a osé me parler ! je l’en punirai.

L’ABBÉ.

Modérez-vous.

LE MARQUIS.

Me modérer ! moi !

L’ABBÉ.

Rentrez en vous-même, remettez-vous ; votre place, mon fils, soyez le marquis de Fierval et pardonnez à votre frère.

LE MARQUIS.

Lui, mon frère.

L’ABBÉ.

Lui ; votre bouche a beau lui refuser ce nom, votre cœur n’oubliera jamais à quel titre il l’a mérité ; rappelez-vous ce jour où, voulant briser votre orgueil, ou le revêtit de vos habits, on lui donna votre nom ; ce fut lui qui, le premier, vola dans vos bras, qui essuya vos larmes, qui vous fit promettre, tout malheureux que vous paraissiez alors, d’être toujours son frère, de partager un jour sa fortune : vous le lui promîtes alors ; avez-vous oublié cet instant ?

LE MARQUIS.

Non, mon ami, non.

L’ABBÉ.

Et vous voulez le punir d’un mouvement de sensibilité ?

LE MARQUIS.

Si vous saviez à quel point il s’est oublié.

L’ABBÉ.

Oublié... soit ; mais examinez sa cruelle position : tandis qu’il s’éloigne de Rose pour aller, à force de travail, la mériter, vous projetez de vous en faire aimer ; il revient, et quand il vous serre dans ses bras, vous lui déclarez que vous êtes son rival : son âme s’élève, son cœur s’enflamme, et vous lui faites un crime de cet élan ; vous ne voulez pas qu’il défende son bien : si vous saviez tout ce qu’il lui coûte ? si vous saviez combien à sa rudesse il joint de sensibilité ? C’est la nature toute brute ; mais c’est une nature excellente. Écoutez-moi : il revenait avec la dot de sa Rose, il allait la posséder, il vole dans les bras de Perrette ; dans ce moment on vient saisir à sa mère le lit sur lequel elle repose, Colas n’écoute que sa tendresse pour elle, son amour se tait, toute la dot de Rose passe dans les mains d’un huissier, il le voit emporter le prix de ce qu’il aime, il soupire ; mais il regarde sa mère, et sourit en pleurant d’amour et de tendresse.

LE MARQUIS.

Oh ! mon ami.

L’ABBÉ.

Et c’est dans cet instant que vous venez lui déchirer le cœur : c’est dans le moment où il vient de perdre sa Rose que vous lui annoncez que vous avez des prétentions à sa main ; et vous êtes indigné que son cœur ait exhalé avec force toute sa colère.

LE MARQUIS.

J’ai tort, mon ami.

L’ABBÉ.

Il va revenir.

LE MARQUIS.

Je l’attends.

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, L’ABBÉ, PERRETTE, GUILLAUME, ROSE

 

L’ABBÉ.

Voilà sa mère.

PERRETTE, se jetant aux pieds du Marquis.

Monsieur le Marquis.

LE MARQUIS, faisant ses efforts pour la relever.

Que faites-vous ? relevez-vous, ma mère, relevez-vous.

PERRETTE, toujours aux pieds du Marquis.

Promettais-moi de ne point haïr Colas.

LE MARQUIS, la relevant avec tendresse.

Puis-je oublier qu’il est ton fils... le fils de celle qui m’a nourri.

PERRETTE.

Mon enfant ! voilà Rose...

L’ABBÉ.

De la fermeté.

LE MARQUIS, prend la main de l’Abbé et la pose sur son cœur.

Ah ! comme mon cœur bat.

L’ABBÉ.

Du courage, mon fils.

 

 

Scène VII

 

LE MARQUIS, L’ABBÉ, PERRETTE, GUILLAUME, ROSE, COLAS

 

Colas paraît dans le fond du théâtre, sa marche, ses gestes, tout annonce sa fureur et son égarement, il s’arrête en voyant le Marquis avec sa mère, Guillaume et Rose, et les écoute.

LE MARQUIS.

Guillaume, me refuserez-vous la main de Rose ?

GUILLAUME.

Pour qui, monsieur le Marquis ?

LE MARQUIS.

Pour Colas... pour mon frère.

Colas entendant la demande que le Marquis fait de la main de Rose pour lui, perd toute sa lueur et éprouve le sentiment le plus vif d’étonnement et de reconnaissance et vient tomber aux pieds du Marquis.

COLAS.

Qu’entends-je ? quoi ! vous renonçais ?...

PERRETTE.

Oui, c’est l’y, c’est l’y qui se sacrifie pour toi.

COLAS, toujours aux pieds du Marquis.

Ah ! monsieur.

LE MARQUIS, le recevant et l’embrassant.

Sois toujours mon frère... épouses ta Rose... mais aime moi.

COLAS.

Oh ! comme ce baiser là me fait du plaisir et du mal.

 

 

Scène VIII

 

LE MARQUIS, L’ABBÉ, PERRETTE, GUILLAUME, ROSE, COLAS, MADAME DE FIERVAL, LE BARON

 

MADAME DE FIERVAL, sort du cabinet, mais se tient encore éloignée.

Comme mon cœur est content !

COLAS.

Guillaume.

GUILLAUME.

T’es un brin brutal... pas mal têtu... mais t’a sauvais ta mère, Rose est à loi.

COLAS.

Ah ! Rose.

L’ABBÉ.

Eh bien, mon fils ?

LE MARQUIS, regardant Rose et Colas.

Ah ! mon ami, il est donc un bonheur au-dessus du plaisir même, c’est celui de faire des heureux.

L’ABBÉ, présentant le Marquis à madame de Fierval.

Voilà votre fils, madame.

MADAME DE FIERVAL, embrassant le Marquis.

Ah ! combien je t’aime.

LE BARON.

Bien, l’Abbé, bien.

L’ABBÉ.

Vous voyez, monsieur le Baron, tous deux avaient la même passion, voilà la fleur de la nature... voilà le fruit de l’éducation.

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