Père et parrain (Jacques-François ANCELOT - Auguste ANICET-BOURGEOIS)

Comédie-vaudeville en deux actes

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 11 novembre 1833.

 

Personnages

 

PAUL DE RENNEVILLE

CHARLES DE MAUBERT

BOULAIN, Tapissier-Ébéniste

FÉRON, Commis-Voyageur, beau-frère de Boulain

LAMBERT

DOROTHÉE, religieuse, sœur de Boulain

PAULINE, fille de Boulain

UNE NOURRICE

 

La scène se passe chez Boulain, en 1788, au premier acte ; en 1804, au second.

 

 

ACTE I

 

1788.

Le théâtre représente une grande salie formant arrière-boutique. Meubles gothiques. Portes au fond ; à droite, au dernier plan, la première marche de l’escalier conduisant à la chambre à coucher de Boulain, à gauche, une porte conduisant à la chambre de Féron, et servant aussi de porte dérobée.

 

 

Scène première

 

FÉRON, BOULAIN, DOROTHÉE

 

Au lever du rideau, Féron assis, devant une table écrit des adresses. Boulain debout derrière lui, relit une des circulaires qu’il envoie. Dorothée, de l’autre côté du théâtre, examine une corbeille de baptême ; et ouvre, l’une après l’autre, toutes les boîtes de bonbons.

BOULAIN, lisant.

« Le sieur Jean-Chrisostôme Boulain, tapissier-ébéniste, a l’honneur de vous faire part de l’heureuse délivrance de Dame Boulain son épouse...

DOROTHÉE, ouvrant une boîte.

Pralines...

BOULAIN, même jeu.

« La mère et l’enfant se portent bien.

DOROTHÉE, même jeu.

Conserves...

BOULAIN, même jeu.

« Paris, ce 15 juin 1788. »

DOROTHÉE, fermant la boîte.

J’emporterai tout cela.

FÉRON, se retournant.

Ah ! ça, mon cher beau frère ; est-ce que vous allez encore longtemps me corner cela aux oreilles ? C’est pour la centième fois, au moins, que...

BOULAIN.

Je ne m’en lasserai jamais.

FÉRON.

Alors, lisez tout bas.

BOULAIN.

Ah ! mon cher Féron, on voit, de reste, que vous êtes célibataire, vous ne pouvez pas sentir tout ce qu’il y a de douceur conjugale et paternelle dans ces mots si simples, mais si touchants... La mère et l’enfant se portent...

FÉRON.

Mais si vraiment. Est-ce que je ne suis pas enchanté comme vous de savoir ma sœur hors de danger... Cette chère Adèle, si bonne si douce !... Est-ce que je n’aime pas déjà de tout mon cœur, la jolie petite poupée dont avant hier, elle vous a fait cadeau ?

BOULAIN.

Poupée ?

FÉRON, riant.

Ah ! ah ! ah ! Parbleu ! ne faut-il pas déjà l’appeler mademoiselle Boulain ?

BOULAIN.

N’est-ce pas qu’elle me ressemble ?

DOROTHÉE.

Pas le moins du monde.

FÉRON, à part.

Heureusement pour elle.

BOULAIN.

Je vous assure, ma sœur, qu’il y a quelque chose... tenez, par exemple, elle a mon regard tendre, et fin... mon sourire et... Ah ! mon Dieu ! Est-ce que vous n’avez pas entendu crier !

DOROTHÉE, se moquant de lui.

Qui ? mademoiselle Boulain ? Vous rêvez... je n’ai rien entendu.

BOULAIN.

C’est drôle !... Depuis qu’elle est au monde, j’ai toujours sa voix dans les oreilles.

DOROTHÉE, sèchement.

Sainte-Vierge ! je le crois bien ; elle est assez perçante pour ça.

BOULAIN.

Mademoiselle ma sœur, vous n’avez jamais que des choses désagréables à me dire... Il paraît que les douceurs dont vous vous bourrez depuis ce matin, ne vous ont pas changée.

DOROTHÉE.

Ah ! mon pauvre fière, le mariage vous a rendu bien ridicule ?

BOULAIN.

Ma chère sœur, le couvent vous a rendue diablement méchante !

DOROTHÉE.

Monsieur mon frère, taisez-vous, ou vous serez obligé de chercher une autre marraine, je vous en avertis.

BOULAIN, à part.

Hum ! elle le ferait, comme elle le dit.

FÉRON, se levant.

Voilà toutes les adresses mises ; je vais charger un de vos apprentis d’en faire la distribution, n’est-ce pas ?

BOULAIN.

C’est à merveille, et je vous remercie mille fois de tout le mal... d’ailleurs à charge de revanche.

FÉRON.

Merci... l’état de garçon me plaît, à moi... Si je prenais une femme, je tomberais mal, j’en suis sûr... je l’ai déjà échappé belle... Il y a vingt ans, j’allais me marier, quand ont vint m’apprendre que ma future...

BOULAIN.

Hein !

FÉRON.

J’en eus la sueur froide des pieds à la tête... Quelques jours plus tard, j’étais... enfin...Comme on n’a pas tant de bonheur deux fois, on ne m’y reprendra plus.

BOULAIN.

Eh bien ! vous avez tort... Non, vous êtes comme moi, vous n’avez pas une tête à ça, et puis comptez-vous pour rien le bonheur d’avoir des enfants ? des enfants !

FÉRON.

Eh bien ! vous en ferez pour moi, et je les aimerai comme s’ils étaient les miens.

BOULAIN.

Excellent frère, est-ce que vous n’allez pas embrasser Adèle, ce matin ?

FÉRON.

Si fait, mais avant, il faut que je monte dans ma chambre, j’ai là-haut quelque chose pour votre femme... Oh ! rien d’important, c’est un petit secret entre nous deux.

À part.

À présent qu’elle est tout à fait hors de danger, je puis bien lui rendre cette boîte, elle me gêne, d’ailleurs.

Haut.

Ah ! ça, mon cher beau-frère, vous savez que pour vous, j’ai retardé mon départ, autant que je l’ai pu ; mais c’est ce soir, à neuf heures, que je me mets en route pour le Havre.

BOULAIN.

Oh ! vous nous resterez bien encore pour demain.

FÉRON.

Impossible. Le vaisseau chargé par la maison de commerce pour laquelle je voyage depuis sept ans, n’attend que moi pour mettre à la voile, ainsi donc, le diner de famille, le baptême, il faut que tout ça soit terminé à neuf heures, ou bien on se passera de moi.

Air : Je saurai bien la faire marcher droit.

C’est à regret que je vous quitte ainsi,
Mais on m’attend et le vent me seconde.
Je suis fâché d’aller au nouveau monde.
Lorsque ma nièce entre dans celui-ci.

BOULAIN.

J’entends, je crois, l’enfant crier là-bas ?

DOROTHÉE.

Vous êtes fou, mon pauvre frère !

BOULAIN.

Ah ! quel beau jour ! mais aussi quel tracas !
C’est bien fatiguant d’être père !

Ensemble.

FÉRON.

C’est à regret que je vous quitte ainsi,
Mais on m’attend, et le vent me seconde.
Je suis fâché d’aller au nouveau monde,
Lorsque ma nièce entre dans celui-ci.

BOULAIN.

Je n’entends pas que vous partiez ainsi ;
Qu’importe à moi que le vent vous seconde ?
Il faut, avant d’aller au nouveau monde,
Voir votre nièce entrer dans celui-ci.

DOROTHÉE.

Il n’entend pas que vous partiez ainsi,
Qu’importe à lui que le vent vous seconde ?
Il faut, avant d’aller au nouveau monde,
Voir votre nièce entrer dans celui-ci.

Féron sort par la gauche.

 

 

Scène II

 

BOULAIN, DOROTHÉE

 

DOROTHÉE.

Il court grand risque de ne pas voir sa nièce chrétienne ; car il manque encore quelque chose d’essentiel, pour commencer la cérémonie.

BOULAIN.

Quoi donc ?

DOROTHÉE.

Le parrain.

BOULAIN.

Oh ! il viendra... monsieur Paul de Renneville ne manquerait pas à sa parole pour tout au monde.

DOROTHÉE.

Il avait pourtant promis de venir à votre noce, et il n’y a pas paru.

BOULAIN.

C’est vrai, mais il était malade.

DOROTHÉE, avec intention.

Adèle aussi était malade, ce jour-là.

BOULAIN.

La pauvre enfant ! C’était bien naturel... L’émotion, la crainte... une fille est toute bouleversée, dans un pareil moment ; vous le savez bien.

DOROTHÉE.

Comment ? je...

BOULAIN.

Oh ! pardon, j’ai dit une bêtise, vous ne devez pas savoir ces choses-là.

DOROTHÉE.

Enfin, si monsieur de Renneville n’arrive pas ù temps.

BOULAIN.

Je remettrai la cérémonie.

DOROTHÉE.

Y pensez-vous ? différer encore de laver votre enfant du péché originel ?

BOULAIN.

Hum !... nous sommes sûrs, au moins, que de longtemps, elle n’en aura pas d’autres à...

DOROTHÉE.

C’est une impiété... Vous tenez donc bien à ce que M. Paul soit parrain de votre fille ?

BOULAIN.

Si j’y tiens !... mais, vous avez donc oublié que si je suis honorablement établi, je le dois à madame de Renneville... C’est elle qui m’a protégé depuis ma sortie d’apprentissage... C’est M. Paul qui, plus tard, a mis mon magasin à la mode, en me donnant pour pratiques, tous nos élégants du jour... Enfin, c’est lui et son excellente mère qui m’ont fait connaître Adèle. En la voyant, j’en étais devenu tout de suite amoureux comme un fou, et c’est encore à M. Paul que je dois d’avoir vu se terminer mon mariage, en huit jours.

DOROTHÉE.

Se marier en huit jours !

BOULAIN.

Ma foi, on ne se dépêche jamais trop d’être heureux. J’avais longtemps attendu, comme vous, avant de me décider ; mais, les années arrivaient chez moi, comme chez vous, et je n’avais pas, comme vous, en perspective, un couvent, pour pis-aller.

DOROTHÉE.

Que voulez-vous dire, mon frère ? je suis entrée au couvent par vocation.

BOULAIN.

C’est possible : mais cette vocation vous est venue un peu tard.

Air : Je loge au quatrième étage.

Nous connaissons cette méthode,
Elle est vieille depuis longtemps ;
On trouve le couvent commode,
Lorsqu’on arrive à quarante ans :
Dans cet asile secourable,
Une fille, sans hésiter,
Fuit les tentations du diable
Quand il renonce à la tenter.

 

 

Scène III

 

BOULAIN, LAMBERT, DOROTHÉE, puis LA NOURRICE

 

LAMBERT.

Monsieur Boulain ! monsieur Boulain !

BOULAIN.

Qu’est-ce ?

LAMBERT.

Je vous annonce...

BOULAIN.

Le parrain ?

LAMBERT.

Non... mais quoique chose d’aussi essentiel, pour mademoiselle Boulain... La nourrice.

BOULAIN.

Ah ! mon Dieu, je l’oubliais... C’est juste... nous l’attendions... je ne sais plus vraiment où j’ai la tête... Fais la vite entrer, que je l’examine ! Peste ! c’est que c’est fort important.

LAMBERT.

Entrez la bourguignonne ?

BOULAIN.

Oui... oui... entrez... Voyons un peu... regardez-la donc, ma sœur ? Eh ! eh ! mais nous ne sommes pas mal... fraîche comme du satin.

Lui tâtant les joues.

Voilà un peau douce comme du velours de soie...

Lui prenant la main.

Ceci est différent ; nous tombons dans le velours d’Utrecht.

DOROTHÉE.

Est-ce que vous n’aurez pas bientôt fini votre examen ? Cela devient immoral.

BOULAIN, à part.

Hum ! vieille folle.

Haut.

Quel âge a votre dernier, nourrice ?

LA NOURRICE, avec révérence.

Huit mois, mon bon monsieur.

BOULAIN.

Ah ! Vous êtes veuve, à ce qu’on m’a écrit !

LA NOURRICE, de même.

C’est vrai.

BOULAIN.

Depuis peu ?

LA NOURRICE, même jeu.

Trois ans, mon bon monsieur.

BOULAIN.

Trois ans !

À part.

Je ne m’attendais pas à celui-là. Eh bien ! elle est franche, au moins.

DOROTHÉE, bas.

Mon frère, c’est scandaleux... cette femme me fait rougir jusqu’au blanc des yeux.

BOULAIN.

Faites semblant de ne pas comprendre.

DOROTHÉE.

Est-ce que vous allez confier votre fille à cette...

BOULAIN.

Pourquoi non ? Ce n’est pas une éducation morale que je lui demande... C’est qu’elle est très bien la Bourguignonne.

Il la regarde.

LA NOURRICE.

Quelle drôle de figure il a donc ce gros-là ? comme il me regarde.

BOULAIN.

Ne vous gênez pas nourrice, riez, riez... Ça me fera plaisir.

LA NOURRICE.

Oh ! c’est que si une fois je m’y mets... je suis rieuse, d’abord... puis, vous avez un air si cocasse... Ah !ah ! ah !

BOULAIN.

Trente-deux dents... Elle lésa toutes, et superbes... Venez par ici, nourrice ; je vais vous présenter à ma femme et à ma fille. Tâchez de plaire à toutes les deux comme vous me plaisez à moi, et vous serez contente... Entendez-vous ? vous serez contente, Bourguignonne.

Il lui prend la taille.

DOROTHÉE.

Mon frère...

BOULAIN.

Oh !... ma sœur, restez ici ; vous ferez les honneurs de la maison à M. Paul, quand il arrivera, et vous me ferez prévenir... Allons, déridez-vous donc... C’est une belle fêle que celle dû baptême d’une jolie fille.

Air : Amis voici la riante semaine.

La jeune fille, en entrant dans la vie,
De l’espérance est l’image à mes yeux ;
Ah ! puisse-t-elle, à tous les maux ravie,
Jusqu’à la fin entendre un chant joyeux !
Sur son berceau, que sa famille implore
Un avenir de bonheur et d’amour !
Par nos concerts saluons son aurore ;
C’est un malin qui promet un beau jour !

DOROTHÉE.

Mon Dieu ! comme vous êtes devenu poétique.

BOULAIN.

N’est-ce pas ?... C’est la joie !... Allons, faites comme moi... Et vous, nourrice, venez.

Il sort avec la nourrice par la droite.

 

 

Scène IV

 

DOROTHÉE, seule

 

Mon pauvre frère me fait pitié... A-t-il foi dans son bonheur !... En vérité, une femme est bénie, quand elle tombe à un mari de cette pâte-là !... Ah ! si j’en avais pu trouver un pareil !... Mais, où a-t-il les yeux, je vous le demande, d’appeler chez lui un homme dont le nom seul fait tressaillir sa femme ?... Grâce à Dieu, je ne suis pas médisante ; mais je gagerais ma croix et mon bénitier que cette petite Adèle, cet abrégé de toutes les perfections, trompe ou a trompé son mari... Oh ! si je pouvais en avoir la preuve, comme je me vengerais de cette pie-grièche et de son frère, de ce M. Féron, qui vante sans cesse les vertus de sa sœur, et qui a toujours l’air si goguenard en me regardant. Ah ! les hommes !!! parce qu’on a quarante ans, à peu près, ils ne peuvent plus vous regarder sans rire... Eh ! mon Dieu ! est-ce ma faute, à moi, si je suis restée célibataire ?

Air : Ah ! si madame me voyait.

Certes, j’ai vu bien des galants,
Et je n’étais pas trop sauvage ;
Mais, sans parler de mariage,
Ils s’en allaient avec le temps,
Et diminuaient tous les ans !
À m’obtenir de ma famille,
Si l’un d’eux s’était décidé,
Je ne serais point vieille fille !...
Je n’aurais pas mieux demandé !

 

 

Scène V

 

DOROTHÉE, FÉRON

 

FÉRON, entrant vivement par la gauche, sans voir Dorothée.

C’est bien extraordinaire... ce matin encore je l’ai vu sur ma commode... Quelqu’un est entré dans ma chambre... On m’a volé...

DOROTHÉE.

On vous a volé, monsieur Féron ; chez mon frère ? Y pensez-vous ?

FÉRON.

Vous avez raison. Mademoiselle, ça n’est pas présumable, et pourtant je ne retrouve plus un petit coffret de bois noir qu’hier soir encore j’avais chez moi.

DOROTHÉE.

Un petit coffret noir ?

FÉRON.

Oui, qui ne vaut pas, j’en suis sûr, deux pièces de vingt-quarre sous... mais, c’était un dépôt qu’on m’avait confié... Oh ! mais il faut qu’il se retrouve... Je mettrais plutôt toute la maison sens dessus dessous.

DOROTHÉE.

Vous n’aurez pas tant de mal à vous donner, je l’espère ; je puis vous mettre sur la voie.

FÉRON.

Vraiment ! Oh ! dites-moi vite où est ce coffret.

DOROTHÉE.

Dans ma poche.

FÉRON.

Comment ?

DOROTHÉE.

Vous allez me trouver bien indiscrète. Ce matin, en effet, je suis entrée dans votre chambre, dont la porte était restée toute grande ouverte... J’allais y chercher un miroir : le mien s’était brisé... J’aperçois cette petite boîte... je la crois ù mon frère, et je la prends pour y mettre au couvent mon rosaire et mes chapelets... Je vous la rends absolument telle que je l’ai trouvée... Je n’ai pas même eu le temps de songer à l’ouvrir.

FÉRON.

Ah ! je respire ?

DOROTHÉE.

Vous tenez donc bien à ce coffret ?

FÉRON.

Moi... pas du tout ; mais, je vous le répète, c’est un dépôt, et je...

DOROTHÉE.

Allons, allons... Cela vous vient de quelque dame ; convenez-en.

FÉRON.

Oh ! mon Dieu, non. Ce coffret appartient à ma sœur... Il y a huit ou neuf jours, en voyant approcher le terme fatal où les femmes se trouvent placées entre la vie et la mort, Adèle me remit cette boîte, en me faisant promettre de la donner, si elle mourait, à quelqu’un qu’elle me nomma... mais je n’aurai pas ce triste message à remplir... Grâce au ciel, ma chère sœur est tout-à-fait hors de danger, et je vais lui reporter tout de suite ce coffret... Ah ! quand vous me l’aurez rendu, pourtant.

DOROTHÉE, qui à écouté avec attention, et qui tire lentement la boîte de sa poche.

Oh ! la voilà !

À part.

Que veut dire ce mystère ?

Haut.

Elle est jolie, cette boîte...Elle s’ouvre par un secret, sans doute, car je n’y vois pas de serrure.

FÉRON.

Cela ne nous importe guère. Donnez.

DOROTHÉE.

Laissez-moi donc examiner un peu...

En tournant et retournant la boîte dans ses mains, elle touche le secret ; la boîte s’ouvre, et une partie des lettres qu’elle contenait s’en échappe et tombe à terre.

DOROTHÉE.

Ah ! mon Dieu, voilà la boîte ouverte.

FÉRON.

Et tout ce qu’elle contenait à terre... Pardieu ! vous avez la main heureuse !

Il se baisse pour ramasser ce qui est tombé.

DOROTHÉE, qui a regardé au fond de la boîte.

Que vois-je ? Un portrait !

FÉRON, se relevant.

Hein ! Qu’est-ce que vous avez vu ?

DOROTHÉE, avec joie.

Oh ! rien... Seulement, je sais maintenant à qui vous deviez remettre ce dépôt.

FÉRON.

C’est un peu fort... Je ne vous l’ai pas dit.

DOROTHÉE, avec explosion.

À M. de Renneville.

FÉRON.

C’est vrai... Où est le mal ?

DOROTHÉE.

Connaissez-vous M. Paul ?

FÉRON.

Oui, je l’ai vu, il y a deux ans, quand ma sœur entra chez Mme de Renneville comme ouvrière à l’année.

DOROTHÉE, lui montrant un médaillon.

Eh bien ! Voyez,

FÉRON, surpris.

C’est lui.

DOROTHÉE.

Comment son portrait se trouve-t-il dans les mains d’Adèle avec ces lettres ?

FÉRON.

Ces lettres !... Elles sont de lui.

DOROTHÉE.

Je l’aurais parié.

FÉRON, à part.

Qu’ai-je dit ?

Haut.

Je me trompais.

DOROTHÉE, avec joie.

Non, monsieur Féron, vous ne vous trompiez pas... et ces lettres sont des lettres d’amour.

FÉRON.

Pouvez-vous penser ?

DOROTHÉE.

Oh ! votre trouble prouve assez, mon cher Monsieur, que ma conviction est la vôtre. Vous n’osez pas vérifier le fait... Mon frère s’en chargera.

FÉRON.

Comment ?

DOROTHÉE.

Oh ! vous ne comptez pas que maintenant je vous rendrai ce portrait avec ces deux lettres que je tiens.

FÉRON.

Si fait, par Dieu ! vous me les rendrez... Et qu’en feriez-vous ? Les irez-vous porter à Boulain, à Boulain si confiant, si heureux... que celle découverte tuerait peut-être.

DOROTHÉE.

Puis-je souffrir qu’il soit trompé plus longtemps ?

FÉRON.

Eh ! mon Dieu, si le mal est fait, ce dont je doute encore, à quoi servira de parler ? Pourquoi rendre inutilement malheureux trois êtres à la fois : Boulain, votre frère, que vous devez aimer ; car il faut bien que vous aimiez quelque chose au monde ; Adèle, qui se repent sans doute... et cet enfant, cet enfant innocent de tout cela... que Boulain chérit à présent, et qu’il repousserait peut-être... cet enfant dont vous allez être marraine.

DOROTHÉE.

Moi... Jamais !

FÉRON.

Oh ! je vous y forcerai bien.

DOROTHÉE.

Et comment, s’il vous plaît ?

FÉRON.

En vous parlant raison d’abord ; et puis, si cela ne suffit pas, en vous rappelant que pour avoir le droit d’être sans pitié pour les erreurs des autres, il faut soi-même n’avoir jamais eu rien à se reprocher.

DOROTHÉE.

Ma réputation est intacte, Monsieur.

FÉRON.

C’est possible... parce que je l’ai bien voulu.

DOROTHÉE.

Vous ?

FÉRON.

Oui, moi... que vous ne connaissez pas... mais qui vous connais... moi que vous n’avez jamais vu, et que pourtant vous avez dû épouser.

DOROTHÉE.

Plaisantez-vous, Monsieur ?

FÉRON.

Le moment serait au moins mal choisi... Je vais aider votre mémoire... Il y a vingt ans de cela.

DOROTHÉE.

Vingt ans !

FÉRON.

Oui, mademoiselle Dorothée, car vous avez quarante-un ans, et moi j’en ai quarante-trois. Votre frère était en apprentissage à Rouen... Vous étiez seule chez une vieille tante qui vous avait élevée. On m’avait vanté vos attraits, vos vertus... Vous ne méritiez que la moitié de ces éloges ; car le même jour où, séduit par votre figure que j’avais entrevue, je me laissai conduire chez votre tante pour faire ma demande, je trouvai cette dame toute en larmes... Vous vous étiez fait enlever la veille.

DOROTHÉE.

C’est faux... C’est une indignité !

FÉRON.

Oh ! ne me démentez pas si haut ; j’ai conservé, par pure curiosité, la lettre que votre tante m’écrivit le lendemain pour me demander le secret.

DOROTHÉE, à part.

Oh ! le maudit homme !...

Haut.

On m’avait fait violence, Monsieur... et d’ailleurs, on courut après nous, et l’on nous atteignit à la première poste, ainsi...

FÉRON.

Oh ! pardonnez-moi ; il y a justement dans la lettre que ce ne fut qu’à la huitième, ce qui est bien différent. Je gardai sur tout cela le plus profond silence, et j’avais tout-à-fait oublié cette aventure, lorsqu’en arrivant ici, il y a un mois, je vous y retrouvai. Je ne vous aurais pas reconnue, je l’avoue ; mais j’avais fort bien retenu votre nom... Voyons, maintenant, voulez-vous que le monde apprenne deux scandales à la fois ?

DOROTHÉE.

En vérité, monsieur, vous m’avez mal jugée ; je n’avais en tout cela que de bonnes intentions et je croyais que la morale exigeait...

FÉRON.

Je vais vous dire ce qu’exige la morale, et je le devinerai mieux que vous, moi, qui ne suis pas religieuse. Il faut me rendre ce portrait et ces lettres qu’Adèle ne reverra plus. J’attendrai M. Paul, dût-il ne revenir que dans un mois. Je trouverai le moyen de lui parler en particulier et une fois là, seul à seul, je lui dirai tout ce que j’ai sur le cœur, et je lui en dirai long, soyez tranquille... je le menacerai de tout dévoiler à Mme de Renneville, sa mère, à Boulain même, s’il ne me jure sur l’honneur que pendant une année, au moins, il ne mettra plus le pied dans cette maison. Adèle, à qui je ne dirai que deux mots en la quittant, oubliera M. de Renneville et reportera sur sa fille cet amour coupable maintenant, mais qui redeviendra ainsi pur comme l’enfant qui en sera l’objet. Voilà, je crois, ce que veut la morale... À moi donc ces lettres et ce portrait !

DOROTHÉE, à part en les donnant.

Hum ! sans la lettre de ma tante...

FÉRON.

Voilà Boulain qui descend... vous vous tairez, c’est convenu ; moi, je ne parlerai pas de certaine épître que vous savez, et nous serons à tout jamais les meilleurs amis du monde.

 

 

Scène VI

 

DOROTHÉE, FÉRON, BOULAIN, LAMBERT, puis PAUL

 

BOULAIN, entrant vivement.

Le voilà ! le voilà !

FÉRON.

Qui ?

BOULAIN.

Le parrain ! de ma fenêtre, je l’ai vu... je l’ai reconnu... ma sœur, ouvrez la porte, ouvrez-la à deux battants... ah ! je suis si content, que, tout à l’heure, j’ai sauté tout mon escalier à la fois sans m’en apercevoir.

LAMBERT, entrant par le fond.

Notre bourgeois ! voilà M. de Renneville !

BOULAIN, lui jetant son bonnet à terre.

Ôte donc ton bonnet, manant... salue... salue... jusqu’à terre... Mon cher beau-frère, ma sœur, je vais vous présenter...

À Paul qui entre.

Ah ! enfin, vous arrivez !

PAUL, avec une certaine émotion.

Je me suis fait attendre, je le vois ; mais les routes sont si mauvaises... Bonjour, mon cher Boulain... monsieur Féron, mademoiselle, je vous salue.

BOULAIN.

Hein ! comme il est poli, pour un grand seigneur.

PAUL.

Vous êtes toujours heureux, mon cher Boulain ; car tout dans votre maison respire un air de fête.

BOULAIN.

Si je suis heureux ! Mais songez donc qu’il y a maintenant de plus ici, une fille, plus jolie que sa mère... une fille dont je suis le père et dont vous allez être le parrain... est-ce qu’il n’y a pas là de quoi faire tourner la tête ?

PAUL, avec émotion.

Oui... oh ! je comprends toute votre joie... j’y prends part plus que vous ne pensez.

BOULAIN.

Oh ! vous avez tant d’amitié pour moi et pour ma femme.

DOROTHÉE, à part.

Que de mal mon frère se donne pour être tout-à-fait ridicule !

FÉRON, bas.

Pour Dieu ! taisez-vous.

BOULAIN.

Il faut absolument que vous veniez embrasser ma petite Pauline... Pauline !... c’est le nom que sa mère lui donne déjà.

PAUL.

Oui... oui... mais laissez-moi quelques minutes pour me remettre...

À part.

Je crains toujours que mon émotion ne me trahisse.

BOULAIN.

Ma femme aussi sera bien heureuse de vous voir... Voilà plus de deux mois que vous n’étiez venu... Mais à présent, votre filleule vous amènera plus souvent, je l’espère.

FÉRON, à part.

Ah ! mon Dieu, il me fait mal... je jure bien de rester garçon toute ma vie.

BOULAIN.

Mais je vous étourdis là de mon bonheur, et je ne songe pas que vous devez avoir besoin de vous rafraîchir... Ma sœur...

PAUL, passant entre Boulain et Dorothée.

Ne dérangez personne, je vous prie... Mademoiselle, voulez-vous bien me permettre de commencer mon rôle de parrain ?

Il lui donne une petite boîte.

DOROTHÉE, la prenant.

Monsieur, je... oh ! la jolie croix !...

PAUL.

J’ai voulu qu’elle fût digne de vous être offerte.

DOROTHÉE.

C’est qu’elle est superbe... L’abbesse, elle-même, n’en a pas une pareille... toutes mes sœurs du couvent en seront jalouses.

À Féron.

Regardez donc.

PAUL.

J’ai dû faire quelque chose aussi pour ma filleule.

Donnant un parchemin.

Tenez, Boulain !

BOULAIN.

Que vois-je ? un contrat de rente, de douze cents livres ?... Ah ! monsieur...

Air du Vaudeville de Préville et Taconnet.

Un tel bienfait peut-il être accepté ?
On vous doit tant déjà dans la famille...
Non, non ; c’est trop de générosité...
Je dois vous refuser, au nom de notre fille.

PAUL.

Quoi ! tant de façons, pour si peu !
Vous accepterez, je l’espère.
De cet enfant, mon ami, devant Dieu,
Ne vais-je pas être le second père ?

FÉRON, à part.

Allons, plus de doute.

BOULAIN.

Je suis tout confondu de tant de bontés !

 

 

Scène VII

 

FÉRON, DOROTHÉE, BOULAIN, CHARLES DE MAUBERT, PAUL

 

CHARLES, à la cantonade.

Allez au diable, je veux parler à Boulain et je lui parlerai.

Il entre.

FÉRON, bas à Boulain.

Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?

BOULAIN.

Je ne me trompe pas ; c’est monsieur de Maubert, une de mes meilleures pratiques.

PAUL, à part.

Charles !

CHARLES, encore au fond.

Ah ! ça, mon cher Boulain, vous tranchez donc, maintenant, du grand seigneur ? Comment ? vous défendez votre porte ?

BOULAIN.

Mille pardons, monsieur ; mais c’est que j’avais du monde.

CHARLES.

Ah !... Et qu’est-ce que c’est que votre monde ?... Tiens ? Paul de Renneville ! Que diable fais-tu donc ici ?

PAUL.

Et d’où sors-tu donc, toi, que depuis plus d’un an, on ne rencontre plus nulle part ?

CHARLES.

Ma foi, mon cher, j’étais en purgatoire... je faisais pénitence de mes menus péchés, auprès d’une vieille grande tante, chez laquelle je m’étais misa l’abri de mes créanciers qui n’ont pas eu le courage de me poursuivre jusqu’au fond de l’Auvergne, pays superbe, mais le plus ennuyeux de la terre. Pour y passée mon temps, j’ai fait le Caton, l’hypocrite auprès de ma respectable parente qui m’a enfin généreusement octroyé, pour les dépenser en bonnes œuvres, quelques cent mille livres dont j’ai bravement fait tort au clergé de la province, héritier présomptif de la bonne douairière. Boulain, j’ai loué un petit hôtel charmant qu’il faut me meubler avec ce goût exquis que je vous connais... je vous paierai comptant... Mais je veux être servi à la minute.

BOULAIN.

Mon Dieu, monsieur, je ne demanderais qu’à vous être agréable ; mais aujourd’hui il m’est tout à fait impossible de m’occuper de... J’ai un enfant à faire baptiser... Ces choses-là passent avant tout.

CHARLES.

Ah ! vous êtes donc marié, Boulain ?

BOULAIN.

Oui, monsieur, pendant votre absence... et comme vous voyez, je n’ai pas perdu mon temps...

À part.

Oh ! qu’elle idée ! au fait, c’est un bon enfant... et je suis sûr qu’il acceptera.

Haut.

Monsieur de Maubert, vous allez me trouver bien hardi d’oser prendre la liberté de...

CHARLES.

Voyons... de quoi s’agit-il ?

BOULAIN.

Vous êtes, à ce que je vois l’ami de monsieur de Renneville qui a bien voulu me faire l’honneur d’être le parrain de ma fille.

CHARLES.

Vraiment ?

BOULAIN.

Oui... et... enfin... je serais infiniment flatté si monsieur voulait bien être du petit repas de famille qui précédera la cérémonie.

CHARLES.

Moi !... Oh ! parbleu, je le veux bien... Ça sera drôle... je veux voir comment vous vous amusez, vous autres... ainsi, monsieur Boulain, me voilà votre convive... faites de moi un témoin, si vous voulez, je suis à vous.

BOULAIN.

En vérité, monsieur, je suis confus...

À Féron.

Comme ces grands seigneurs sont aimables ! Hein ?

FÉRON.

Je trouve celui-là passablement impertinent.

BOULAIN.

Chut !

CHARLES.

Voilà qui est dit... Paul, nous passerons cette journée ensemble... nous parlerons de mes anciens amis que je n’ai pas encore revus, de mes anciennes maîtresses que certes je rie reverrai pas. Tu me diras les noms de tes nouvelles, mauvais sujet ?

DOROTHÉE.

Quel vilain homme !

PAUL, à Charles.

Tais-toi donc.

CHARLES.

Ne veux-tu pas faire de la décence ou de la modestie. Si on te croit ici un Caton, je te démasquerai, cher ami, je sais la liste, et j’en régalerai les convives au dessert !... Par exemple ; je serai obligé de m’arrêter à la petite... Ah ! mon Dieu, aide-moi donc... Cette petite fille dont tu raffolais, à mon départ...

PAUL, à part.

Il me fait trembler.

BOULAIN, à part.

Il est fort drôle ce monsieur de Maubert... il nous amusera beaucoup.

CHARLES.

Ah ! j’y suis... la petite...

PAUL, bas en lui prenant le bras.

Au nom de l’honneur, tais-toi... La femme de Boulain se nomme Adèle Féron.

CHARLES, bas.

Vraiment ? imbécile, qui ne l’ai pas deviné, en te voyant ici... Ah ! ah ! ah !

BOULAIN.

Il rit de si bon cœur, qu’il me donne envie d’en faire autant. Ah ! ah ! ah !

DOROTHÉE, à part.

Certes, je ne me placerai pas à côté de cet homme là.

PAUL, bas à Charles.

Plus un mot maintenant qui puisse éveiller les soupçons. Boulain, ne comptiez-vous pas aller à l’église tout commander pour la cérémonie ? Je vous accompagnerai.

BOULAIN.

Oh ! mais c’est trop, cent fois trop de bonté... Lambert ! Lambert ! ma canne, mon chapeau... Monsieur de Maubert, le dîner est pour six heures... le baptême pour huit... j’ai voulu avoir un baptême aux flambeaux... ça fera mieux, n’est-ce pas ?

FÉRON, qui s’est approché de Paul.

Pardon, Monsieur de Renneville ; mais il faut que vous trouviez un prétexte pour rester ici, car j’ai à vous parler.

PAUL, bas.

À moi, Monsieur ?

FÉRON, bas.

Et à vous seul.

BOULAIN, qui a son chapeau.

Je suis maintenant tout à vos ordres, Monsieur de Renneville.

PAUL.

Mon ami, j’oubliais, tout à l’heure, que mon domestique doit venir ici prendre plusieurs instructions dont il a besoin et voici l’heure.

BOULAIN.

C’est juste... c’est juste... je vais tout seul.

CHARLES.

Du tout. Je vous suivrai, moi... Vous savez que je vous ai donné toute ma journée... Nous allons commander les choses en grand... Il faut que ce baptême fasse du bruit dans le quartier.

BOULAIN.

Il en fera, monsieur, il en fera. Ma sœur, occupez-vous de surveiller le dîner... qu’on ne nous fasse point attendre. Partons !

CHARLES, à part.

Je le ferai causer en route.

Air : Sous ce riant feuillage. (Fiancée.)

Marchons à l’instant même ;
Il faut que vos amis
Pensent être au baptême
De l’enfant d’un marquis.

Ensemble.

BOULAIN.

Marchons à l’instant même ;
Il faut que mes amis, etc.

CHARLES.

Marchons à l’instant même ;
Il faut que vos amis, etc.

Ils sortent par le fond, Dorothée parla droite.

 

 

Scène VIII

 

PAUL, FÉRON

 

PAUL, à part.

Pourquoi ne veut-il parler qu’à moi seul ? Il a peut-être besoin de ma protection.

FÉRON, à part.

Voilà le moment critique.

PAUL.

Nous sommes seuls, Monsieur Féron, qu’avez-vous à me dire ?

FÉRON, à part.

Allons, il ne s’agit pas de manquer de courage... il faut sauver Boulain et ma sœur... ma sœur, surtout.

Haut.

Monsieur de Renneville...

PAUL.

Eh ! qu’avez-vous, mon ami ? Comme vous êtes pâle ! Souffrez-vous ?

FÉRON.

Ne faites pas attention...ça se passera.

PAUL, lui présentant une chaise.

Asseyez-vous !

FÉRON.

Mais...

PAUL.

Je le veux... et maintenant parlez-moi sans crainte. Avez-vous quelque chose à me demander ? Soyez sûr d’obtenir de moi tout ce qui sera en mon pouvoir de vous accorder.

FÉRON, le regardant.

Ce n’est pas là un méchant homme... il comprendra son devoir.

Haut et lui montrant la boîte.

Connaissez-vous cette boîte. Monsieur ?

PAUL.

Non.

FÉRON, après un moment de silence.

Cela peut être... Mais ces lettres qui y sont renfermées, vous les connaissez, n’est-ce pas ?

Il se lève.

PAUL.

Ciel !

FÉRON.

La main qui les a tracées pressait tout à l’heure la main d’un honnête homme indignement trompé.

PAUL.

Oh ! parlez plus bas.

FÉRON.

Eh ! monsieur, n’ai-je pas un aussi grand intérêt que vous a ce que tout ceci reste ignoré ? Ne suis-je pas le frère d’Adèle ?

PAUL.

Comment se fait-il que ces lettres, ce portrait que je croyais anéantis depuis longtemps se trouvent entre vos mains ?

FÉRON.

Peu importe.

PAUL.

Que prétendez-vous en faire ?

FÉRON.

Je ne le sais pas encore.

PAUL.

Enfin, que voulez-vous de moi ?

FÉRON.

Si j’étais votre égal, monsieur, si j’étais noble et grand seigneur, enfin, et qu’une querelle, un combat à mort pût avoir lieu entre nous sans que tous les yeux s’ouvrissent pour en chercher la cause, je vous dirais : Monsieur, entre gens d’épée, l’épée seule peut terminer tout cela ; mais je ne suis qu’un pauvre commis-marchand... Si je vous provoquais, je vous crois assez homme d’honneur pour penser que vous accepteriez mon défi... alors quel motif donner à un événement aussi étrange ? Entre vous et moi, il faut un bien sanglant affront pour amener une rencontre... On chercherait à deviner... on dirait : Féron n’a vu M. de Renneville que chez Boulain... Féron n’est pas marié... on ne lui connaît pas de maîtresse ; mais Féron a une sœur... on dirait cela, monsieur, et vainqueur ou vaincu, je perdrais infailliblement celle que j’aurais voulu sauver. Il m’a donc fallu chercher un autre moyen d’arriver à mon but... mais, pour le trouver, il me faut votre aide ; monsieur, me la refuserez-vous ?

PAUL.

Oh ! sachez bien, monsieur Féron, que des mains de tout autre, ces lettres seraient rachetées du plus précieux de mes biens... du plus pur de mon sang. Ce langage vous étonne... Vous avez cru, n’est-ce pas, que j’avais eu pour Adèle un de ces caprices dont mes pareils croient honorer une fille du peuple, jeune, belle, et se confiant en leur amour. Vous vous êtes trompé, monsieur ; j’aimais Adèle, comme on n’aime qu’une fois dans sa vie... la pauvre enfant oublia comme moi quelle distance nous séparait... et quand la raison enfin nous éclaira, Adèle était perdue... avec la certitude de son déshonneur, une pensée de mort lui vint...

FÉRON.

Pauvre Adèle !

PAUL.

Ah ! vous ne savez pas ce que j’ai souffert en la voyant si malheureuse ? ma tête s’égarait... ma mère découvrira tout, me disais-je ! elle, si vertueuse, si sévère, me maudira pour avoir déshonoré sa maison... Un jour, ma mère me fit appeler... j’étais tremblant... mais le sourire que je vis sur ses lèvres m’apprit qu’elle était encore sans défiance... elle avait, à mon insu, arrangé un mariage pour Adèle... elle me confia ce projet et me nomma Boulain... Mon cœur se déchira ; mais au prix même d’un odieux mensonge, je devais sauver Adèle... j’approuvai hautement le dessein de Mme de Renneville. Prières, menaces, je mis tout en usage auprès d’Adèle pour la décider à cet hymen dont la pensée seule répugnait à son âme honnête... Mais la pauvre fille sans appui... sans parents... ne pouvait résister longtemps à moi qui la suppliais, à ma mère qu’une plus longue résistance aurait éclairée... elle céda. Ce fut un crime... car nous trompions un homme qui se fiait en nous... mais ce crime est à moi seul, Monsieur, et vous me voyez prêt à tout faire pour le réparer.

FÉRON.

À tout faire, dites-vous ?

PAUL.

Oui, monsieur : pour assurer le repos de Boulain, pour que les jours d’Adèle s’écoulent sans nuages.

FÉRON.

Il faudrait...

PAUL.

Une séparation, n’est-ce pas ? Je l’avais prévu... aussi depuis son mariage, n’ai-je fait à Boulain que de bien rares visites.

FÉRON.

Ces visites, quelques rares qu’elles soient, entretiennent un feu qu’il faut éteindre. Vous allez me promettre de ne plus voir Adèle, et cette promesse sera sincère ; mais, en la faisant, vous compterez trop sur vos forces... et quand je ne serai plus là pour vous en faire souvenir, vous l’oublierez, monsieur, vous reverrez Adèle, et un instant d’imprudence peut la perdre sans retour. Il faut donc mettre entre ma sœur et vous une barrière insurmontable. Monsieur, demain je m’embarque au Havre : des intérêts, qui ne sont pas les miens, m’appellent impérieusement en Amérique, pour toute une année au moins. Je vais laisser mon Adèle sans défenseur, sans appui ; elle sera seule, la pauvre enfant, seule contre vous et son amour ! Personne ne sera là pour lui rappeler son devoir, pour soutenir son courage. Ah ! pour que je ne parle pas le désespoir dans le cœur, ne sentez-vous pas qu’il me faut plus qu’une promesse, qu’il me faut la certitude que, durant cette année, vous ne pourrez pas revoir Adèle ?... Cette certitude, Monsieur, je la veux, je la veux à tout prix.

PAUL.

Monsieur !...

FÉRON.

Oh !... vous me la donnerez, monsieur de Renneville !... au nom de l’honneur, vous me la donnerez.

PAUL, après un instant de silence.

Monsieur Pérou !... votre main !... Quoiqu’il arrive, je mériterai votre estime !

FÉRON, lui serrant la main.

Ah ! monsieur...

PAUL.

Avant une heure, vous aurez ma réponse ;-mais, par pitié, par grâce, laissez-moi, laissez-moi seul !... car ma tête se perd, et mon cœur est brisé.

FÉRON.

J’attendrai.

À part.

Ma pauvre sœur, j’espère encore te sauver.

Haut en sortant par le fond.

J’attendrai, monsieur.

 

 

Scène IX

 

PAUL, seul et se laissant tomber dans un fauteuil

 

Ma réponse ?... Je lui ai promis une réponse !... Et quelle sera-t-elle ?... Que faire ? Que résoudre ? Il me croit donc bien du courage, ce Féron, puisqu’il me dit : quittez-la pour toujours ! Adèle, ne plus te revoir... n’entendre plus ta douce voix qui m’allait si bien à l’âme !... perdre tout ce qui me reste encore de mon bonheur passé... oh ! non, c’est impossible...

Se levant.

Je ne viendrai plus dans cette demeure. L’honneur m’en défend désormais l’entrée... mais, au moins, je respirerai le même air que mon Adèle... oh ! non, je m’abuse... Féron disait vrai la force me manquera... et puis la vue de cet enfant ne deviendra-t-elle pas plus tard un supplice pour moi ? Je l’entendrais donner à un autre ce titre de père si doux à recevoir... pour un autre seraient son amour, ses naïves caresses. Oh ! partons !... partons !... Il m’a parlé de l’Amérique !... de l’Amérique si belle, si fière de sa jeune liberté !... Là peut-être il y aura pour moi des dangers et de la gloire !... Adèle, Pauline, je ne vous verrai plus !...

Air : Un matelot. (Mme Duchampge.)

Le devoir parle, et l’honneur me l’ordonne,
Il faut partir, mes beaux jours sont passés !
Objets chéris, vous qu’ici j’abandonne,
Vous dira-t-on les pleurs que j’ai versés ?
Pour un pays, dont commence l’histoire,
Demain, hélas, j’aurai quitté ce lieu !
Dans les combats, j’y peux trouver la gloire ;
Mais le bonheur, je vais lui dire adieu !

 

 

Scène X

 

CHARLES, PAUL, DOMESTIQUES de Charles, portant deux paniers de vin de Champagne avec lesquels ils entrent à droite

 

CHARLES, entrant et s’adressant à ses domestiques.

C’est cela, mes amis ; pressez les préparatifs... je ne précède Boulain que de quelques pas... le pauvre homme est retenu au coin du faubourg, il reçoit mille félicitations par heure sur sa paternité...

Plus bas, s’approchant de Paul.

pour moi, c’est ù monsieur Paul de Renneville que j’ai réservé mes compliments.

PAUL, bas.

Charles, je t’en supplie, trêve de raillerie... songe à tout ce qu’un mot imprudent pourrait amener de malheurs.

CHARLES.

Laisse-moi donc... Voudrais-tu, par hasard, me faire prendre Boulain pour un Orosmane ? un Othello ?... le brave homme verrait des étoiles en plein midi, si on le voulait bien.

PAUL.

Charles, si tu as quelque amitié pour moi, tu ne risqueras pas l’honneur d’une femme... tu n’empoisonneras pas le reste de sa vie.

CHARLES.

Allons, allons, ne prends donc pas ce ton tragi-comique, et laisse-moi m’amuser... j’irai jusqu’au but, mais je ne le dépasserai pas... une pareille occasion ne se représentera peut-être plus... les Boulain sont rares... j’en liens un... tu ne le tireras pas sitôt de mes mains...

PAUL.

Charles !...

DOROTHÉE, entrant par la droite.

Voilà nos parents, nos invités.

 

 

Scène XI

 

CHARLES, DOROTHÉE, PAUL, FÉRON, PARENTS et INVITÉS, puis BOULAIN et LA NOURRICE

 

CHŒUR DES PARENTS.

Air : La belle nuit, la belle fête ! (Deux nuits.)

Accourons tous, chantons ensemble
Le jour heureux qui nous rassemble :
Honneur au père fortuné !
Surtout bonheur au nouveau né !
Dans l’avenir, bonheur au nouveau né !

CHARLES.

Je vous annonce monsieur Chrysostome Boulain...place ! place !

Boulain entre tout gonflé de joie, saluant à droite et à gauche avec effusion. Des domestiques apportent la table.

BOULAIN.

Mes amis, mes parents, vos congratulations me louchent sensiblement, je voudrais bien vous taire un petit discours analogue à la circonstance, mais le bonheur m’a fait un singulier effet... il m’a rendu tout bête.

CHARLES.

Et vous êtes si heureux, monsieur Boulain.

BOULAIN.

C’est vrai, monsieur. Mes amis, mes parents, je vais vous faire l’honneur de vous présenter au parrain de ma fille... à mon protecteur, à mon bon ange, à mon génie tutélaire, à monsieur Paul de Renneville enfin.

Tout le monde salue jusqu’à terre Paul qui paraît embarrassé de ces honneurs. Féron s’en aperçoit, et, pour le tirer d’affaire, se met à crier.

FÉRON.

À table !

TOUS.

À table !

On se place à table ainsi qu’il suit : Charles, un parent, Dorothée, une parente, Boulain, la nourrice, une parente, Féron, Paul.

BOULAIN.

Oui, à Jable, car le baptême est pour huit heures et il ne faut pas être trop pressé quand on dîne... Ah ! une seule observation... messieurs, mesdames, soyons gais... soyons fous, même... mais ne faisons pas trop de bruit, vu que la chambre de ma femme est au-dessus.

TOUS, criant.

C’est juste.

CHARLES.

Je propose la première santé à madame Boulain.

TOUS.

À madame Boulain !

BOULAIN.

Au nom de mon épouse, je vous fais raison.

Il boit.

CHARLES.

La seconde à l’heureux père.

TOUS.

Oui... oui... à Boulain !

BOULAIN.

Du tout... du tout... cet honneur ne m’appartient pas... non...

DOROTHÉE.

Mais, mon frère, c’est l’usage.

BOULAIN.

Je me moque de l’usage. Messieurs, remplissez vos verres et puis répétez en chœur après moi : à monsieur de Renneville !

CHARLES, riant.

Il a parbleu raison, à Paul tout l’honneur.

TOUS.

À monsieur de Renneville !

BOULAIN.

Nous perlerons ma santé au dessert.

CHARLES.

C’est cela et celle de la nourrice... au Champagne !

BOULAIN.

Au Champagne, dites-vous... mais je n’en ai pas.

CHARLES.

Nous en aurons... j’ai voulu apporter aussi ma part à cette fête.

BOULAIN.

Nous aurons du Champagne... décidément mon baptême fera du bruit.

FÉRON, à Paul.

Qu’avez-vous ? vous semblez inquiet.

PAUL.

La gaité de Charles m’effraie.

FÉRON.

Pensez-vous qu’il s’oublie au point ?...

PAUL.

Je ne le quitterai pas d’un instant.

CHARLES, à Boulain.

Eh bien ! monsieur Boulain, nous ne mangeons pas.

BOULAIN.

C’est vrai... le bonheur, ça n’a donné comme une indigestion, rien ne peut passer.

CHARLES.

Buvons, par Dieu, buvons !

BOULAIN.

C’est ça... je peux boire encore.

CHARLES, demandant.

Mon Champagne !

BOULAIN.

Déjà !

CHARLES.

Cela va nous égayer tout de suite.

BOULAIN.

Va comme il est dit... et puisque je ne peux pas avaler, eh bien ! je vas vous chanter quelque chose pour m’occuper.

CHARLES.

Bravo ! Chantez ! je remplirai votre verre.

TOUS.

La chanson ! la chanson !

BOULAIN.

Oh ! je suis de parole, la voilà ! et vous ferez chorus.

Air nouveau de M. Doche.

C’est le vin seul que j’aime,
Et voici mon refrain :
Gloire à l’eau du baptême !
Mais buvons du bon vin.

TOUS.

C’est le vin seul que j’aime, etc.

BOULAIN.

Le jour où l’on baptise
Un enfant au berceau.
Quoique je la méprise,
Il faut bien chanter l’eau.

C’est le vin seul que j’aime, etc.

Cette eau, que je révère,
Coule pour nous sauver ;
Mais jamais dans mon verre
Je ne veux la trouver.

C’est le vin seul que j’aime, etc.

Sans être trop crédule,
De cette eau je fais cas ;
Chantons-la sans scrupule,
Puisqu’on ne la boit pas.

C’est le vin seul que j’aime, etc.

Pendant la chanson, Charles et les convives ont beaucoup bu. La gaité est au comble.

CHARLES, un peu étourdi.

Bravo ! Boulain, vous chantez comme un rossignol...à mon tour !

BOULAIN.

Comment ! vous allez nous faire l’honneur de nous chanter quelque chose... un grand seigneur, ça doit avoir une bien belle voix.

CHARLES.

Je ne chante jamais, Boulain, et je me garderais bien de me risquer après vous... Je veux vous faire un conte...oh ! mais un conte à rire jusqu’aux larmes.

BOULAIN.

Oh ! la bonne idée ! On m’endormait toujours avec des contes quand j’étais petit.

DOROTHÉE.

Nous écoutons.

TOUS.

Chut ! chut !

PAUL, bas à Féron.

Que va-t-il leur dire ?

FÉRON, bas.

Quelque baliverne.

CHARLES.

Il était une fois...

BOULAIN.

Ah ! c’est ça... c’est bien ça.

DOROTHÉE.

Mais taisez-vous donc, Boulain.

CHARLES.

Il était une fois... un jeune et beau chevalier qui devint éperdument épris d’une gentille bachelette... le chevalier était pressant... la bachelette était vive, tendre. Enfin...

BOULAIN.

Gazez ! gazez !

CHARLES.

Hein ?

BOULAIN.

Je vous dis : gazez !... à cause de ma sœur qui est religieuse.

CHARLES.

Enfin, vous devinerez tout ce qui arriva...

BOULAIN.

Ça se devine tout de suite.

CHARLES.

Le mal fait, il fallut le réparer... le chevalier ne le pouvait pas... il était grand seigneur... et la bachelette n’était qu’une pauvre fille...

DOROTHÉE.

C’est très intéressant.

PAUL, à part.

Que dit-il ?

CHARLES.

On chercha dans le pays et l’on trouva un manant, gros, court, assez jeune et assez bête pour ce qu’on en voulait  faire...

BOULAIN, lui présentant son verre pour trinquer.

À la vôtre !... monsieur de Maubert.

CHARLES, après avoir trinqué.

On lui présenta la demoiselle qui se donna pour innocente... Le manant la prit pour telle el le mariage fut conclu.

BOULAIN.

Ça commence à devenir drôle.

FÉRON, bas à Paul.

Cette histoire...

PAUL, bas.

Il va nous perdre.

BOULAIN.

Du Champagne !... et la suite.

TOUS.

Oui... oui... la suite.

CHARLES.

Oh ! la suite est bien plus comique.

PAUL.

Assez, Charles, assez ; je connais la suite de ce conte et vous ne pouvez la dire à ces dames.

BOULAIN.

Ah ! pourquoi ça !... en gazant !... la suite... je veux la suite.

PAUL.

Et moi, je m’oppose à ce que Charles aille plus loin.

CHARLES.

Ah ? tu t’y opposes.

PAUL.

Oui, par respect pour ces dames.

CHARLES, buvant un dernier verre de Champagne.

J’en demande bien pardon à ces dames, mais je continuerai.

BOULAIN, un peu étourdi.

Bah ! ces dames savent bien ce que c’est.

PAUL, avec fierté.

Vous ne continuerez pas, vous dis-je.

CHARLES.

Et qui m’en empêchera ?

PAUL.

Moi !

FÉRON.

Contenez-vous.

PAUL.

Charles, votre conduite est indigne d’un galant homme.

CHARLES.

Ta colère est bien plus amusante que mon histoire.

FÉRON, à part.

Il me fait trembler !

PAUL, se levant.

Pour la dernière fois, Charles, je vous défends d’achever, ou...

CHARLES, se levant.

Oh, oh, des menaces !...

Tout le monde quitte la table ; des domestiques l’emportent.

BOULAIN.

Eh bien, eh bien, qu’est-ce que c’est ?...pour un conte en l’air ?... Ça n’a pas le sens commun ! C’est ce diable de Champagne qui est cause de tout cela.

CHARLES.

Vous avez raison !... allons, je serai plus sage que Paul !...

PAUL.

Si vous êtes offensé...

CHARLES.

Quoi ! me couper la gorge avec un ami pour de pareilles balivernes ? non, non !

BOULAIN.

À la bonne heure !

LAMBERT, entrant.

Voilà monsieur le bedeau qui vient dire que monsieur le curé attend le baptême.

BOULAIN.

C’est juste, nous sommes en retard : nourrice, allez chercher l’enfant...

La nourrice sort par la droite.

FÉRON, bas à Paul.

Vous le voyez, monsieur : à chaque instant, ma sœur peut être compromise.

PAUL, bas.

Vous avez raison !... Elle ne le sera plus, monsieur Féron ; je vais partir.

FÉRON, bas.

Partir !...

PAUL, bas, lui serrant la main.

Avec vous, ce soir !

FÉRON, bas.

Ah, monsieur !...

PAUL, bas.

Silence !...

La nourrice rentre portant l’enfant sur ses bras.

BOULAIN.

Voici la nourrice et l’enfant.

CHARLES.

Allons !... Votre bras, monsieur Boulain...

BOULAIN.

Partons !

CHŒUR.

Air : de Pâques fleuri. (Fra Diavolo.)

Mais l’heure sonne ;
On carillonne !
Allons donc tous,
Au rendez-vous !
Pour le baptême,
Le Curé même,
Impatient,
Attend
L’enfant.

Tout le monde s’achemine.

 

 

ACTE II

 

1804.

Le théâtre représente an salon. Porte au fond ; portes latérales. Une table à gauche et une à droite» Les meubles sont modernes et ont une certaine élégance.

 

 

Scène première

 

FÉRON, PAULINE, BOULAIN, PAUL DE RENNEVILLE

 

Au lever du rideau, ils sont à table et déjeunent.

BOULAIN.

Allons, mon cher beau-frère, encore un verre à votre heureux retour après seize ans d’absence !

FÉRON.

Volontiers.

Tout le monde boit.

BOULAIN.

Ah ! dame, vous êtes bien étonné, sans doute, de tous les changements que vous trouvez en France.

On entend du bruit au dehors.

Tenez, écoutez, c’est la voix enrouée des crieurs publics.

VOIX dans la coulisse.

« Voilà le détail de toutes les fêtes qui auront lieu dans Paris, à l’occasion du sacre de Sa Majesté l’Empereur Napoléon par Sa Sainteté le Pape Pie VII. »

BOULAIN.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

FÉRON.

Je dis que vous vivez vile en France, et qu’il ne faut pas s’absenter long temps si l’on veut reconnaître le pays.

BOULAIN.

En effet, 1788 ne ressemble guère à 1804 : nous avions un roi à votre départ, nous avons un empereur à votre retour.

Air : de Mazanietto.

Partout nous promenons la foudre,
Les Autrichien sont battus ;
On nous laisse coiffés en poudre,
On nous retrouve à la Titus !
Aussi le beau sexe raffole
De nos modes, de nos guerriers ;
Et le temps présent ne désole
Que l’Autriche et les perruquiers.

Vous accompagniez alors jusqu’aux fonts baptismaux une petite poupée de deux jours (car c’est ainsi que vous l’appeliez) qui criait et qui pleurait, et vous pouvez embrasser aujourd’hui une jolie fille de seize ans qui chante comme une alouette. Ah ! tout est bien changé ! Le temps ne respecte rien : ma pauvre Adèle ! si elle était encore là, quel plaisir elle aurait à revoir son frère !

FÉRON.

J’ai appris sa mort aux États-Unis.

BOULAIN.

Il y a quatorze ans ! Depuis le jour de votre départ avec M. de Renneville, tout juste après la cérémonie du baptême (car vous nous l’avez enlevé) cette bonne Adèle a langui deux années, puis je l’ai perdue !... Pauline n’a pas connu sa mère.

PAULINE.

Et c’est là mon seul chagrin !... Combien je l’aurais aimée !... Chaque jour je vais m’agenouiller devant son portrait qui est dans la chambre de mon père, et je la prie de bénir sa fille.

FÉRON.

Bien, mon enfant, très bien !... Mais, je l’avoue, ce qui me surprend le plus, c’est de revoir ici monsieur Paul de Renneville.

PAUL.

Pourquoi donc cela, monsieur Féron ?

FÉRON.

Après un séjour de quatre ans en Amérique, vous m’aviez quitté pour repasser en France, à travers mille dangers, et je ne m’attendais pas, au bout de seize ans, à vous trouver établi chez mon beau-frère.

BOULAIN.

Ah ! vous avez raison, ce n’est pas la place du marquis de Renneville : mais j’ai eu beau dire, je n’ai rien obtenu, et ma foi je n’ai pas le courage de m’en plaindre.

PAUL.

Quand vous saurez l’histoire de ma vie depuis le jour où je vous quittai en Amérique, vous me comprendrez peut-être, monsieur.

PAULINE.

Et certes vous ne l’accuserez pas.

PAUL.

Lorsque je revis ma patrie, je la trouvai menacée par toute l’Europe, c’était en 1793 ; mon intention était de me joindre aux défenseurs de la France, car vous savez que je ne partageais pas de funestes préjugés ; mais que vis-je en arrivant à Paris. Toute ma famille avait péri sur l’échafaud ou à l’étranger ; moi-même j’avais été porté sur la liste des émigrés, mes biens avaient été vendus, et mes jours étaient proscrits. M. Boulain m’offrit un asile ; sa femme n’existait plus ; l’enfant que j’avais tenu sur les fonts du baptême avait cinq ans ; il me rattachait au présent par les souvenirs du passé. J’acceptai le refuge qui m’était offert. Je m’unis aux travaux de M. Boulain, je fus assez heureux pour que mes soins et mes efforts lui devinssent utiles et contribuassent à l’extension de son commerce.

BOULAIN.

Oh ! c’est bien vrai ! Si j’ai quitté ma boutique, si j’ai maintenant de riches magasins, si je suis le fabricant de meubles le plus renommé de tout Paris, c’est à vous, à vous seul que je le dois, monsieur le marquis.

PAUL.

Il n’y a plus de marquis, mon cher Boulain.

BOULAIN.

Laissez donc, laissez donc, c’est en bon chemin, ça reviendra.

PAUL.

Quand l’orage fut passé, j’aurais pu sans doute reparaître dans le monde, redemander des titres, des places que peut-être on ne m’aurait pas refusés ; mais les honneurs sont peu de chose pour qui s’est accoutumé au bonheur.

PAULINE.

Et que serait devenue l’éducation de votre filleule ? car vous saurez, mon oncle, que, si j’ai appris quelque chose, c’est que mon parrain a été mon maître : il a dirigé toutes mes études, il a formé mon esprit et mon cœur ; dessin, peinture, musique, c’est lui qui m’a tout enseigné, et je suis sûre que sans lui je serais une ignorante. Oh ! qu’il a bien fait de ne pas nous quitter !

PAUL, avec intention.

Vous l’entendez, monsieur, et vous comprenez ce qui se passe dans mon cœur. Je suis maintenant l’associé de M. Boulain ; ailleurs peut-être je serais riche, entouré de faveurs et de dignités ; ici je suis aimé... Pensez-vous que je puisse éprouver un regret ?

FÉRON.

Non sans doute, et vous acquerrez de nouveaux droits à l’estime que je vous ai vouée il y a seize ans.

BOULAIN.

C’est égal !... J’ai certainement bien du plaisir à vous voir : il me manquerait quelque chose si vous n’étiez plus là...

PAULINE, à part.

Et à moi donc !

BOULAIN.

Mais quand je pense que vous êtes marquis...

PAUL.

N’y pensez pas plus que moi.

BOULAIN.

Patience, patience !... Je ne serai pas toujours marchand de meubles, et ma fille...

PAULINE.

Qu’est-ce donc que vous voulez faire de moi, mon père ?

BOULAIN.

Cela ne vous regarde pas, mademoiselle. Est-ce que vous ne prenez pas votre leçon de musique aujourd’hui ?

PAUL.

Monsieur Boulain a raison, Pauline, voici bientôt l’heure. Avez-vous étudié le morceau qu’hier nous avons essayé ensemble ?

PAULINE.

Oui, et je vais chercher mes cahiers, puis je reviens. Ensuite j’irai assister à la messe annuelle qu’on dit à l’église voisine pour ma tante Dorothée.

BOULAIN.

C’est juste.

PAULINE.

Embrasse-moi, mon oncle ; à revoir, mon père ; et vous, monsieur mon maître et mon parrain, attendez-moi ici, je vais venir vous retrouver.

 

 

Scène II

 

FÉRON, PAUL, BOULAIN

 

BOULAIN.

Vit-on jamais rien de plus charmant que cet enfant-là ?

FÉRON.

Elle a parlé de sa tante Dorothée : la chère religieuse a donc aussi payé sa dette.

BOULAIN.

Il y a cinq ans qu’elle est morte.

FÉRON.

Si elle a conservé dans l’autre monde les habitudes de médisance qu’elle avait dans celui-ci, les gens de sa connaissance auront de fameux comptes à rendre dans la vallée de Josaphat.

BOULAIN.

Vous étiez toujours en querelle.

FÉRON.

Oh ! je lui pardonne de grand cœur.

BOULAIN.

Ah ça ! que dites-vous de ma Pauline ?

FÉRON.

Elle est charmante, et me rappelle sa mère, ma pauvre sœur.

BOULAIN.

C’est vrai, c’est vrai... Tout le monde dit pourtant qu’elle a mes yeux... Est-ce que vous ne trouvez pas, hein ?

FÉRON.

Elle a de fort jolis yeux.

BOULAIN.

N’est-ce pas ? C’est ce que tout le monde dit... Et que de grâce, que de dignité dans le maintien ! Oh ! quand on pourra acheter des lettres de noblesse !...

PAUL, souriant.

Monsieur Boulain !

FÉRON.

Toujours le même !

BOULAIN, à Paul.

Vous avez beau dire : ma Pauline, votre filleule, a tout ce qu’il faut pour être une grande dame.

FÉRON.

Tâchez qu’elle soit heureuse ; cela vaudra mieux. Ne songez-vous pas à la marier bientôt ?

BOULAIN.

Oh ! les prétendants sont nombreux. Il y en a un que M. de Renneville protège.

FÉRON.

Quel est-il ?

PAUL.

C’est le fils d’un riche négociant de Bordeaux, M. Eugène Moreau, un jeune homme rempli d’honneur et de talents, qui a fait son droit à Paris, et qui se propose de suivre la carrière du barreau dans son pays.

FÉRON.

Ah ! celui que j’ai vu ici hier, il m’a semblé, très bien.

BOULAIN.

Certes, je n’ai rien à dire contre lui ; mais Pauline la femme d’un avocat de province...

PAUL.

Je le crois capable de faire son bonheur. Il y a un mois, vous le savez, nous avons fait ensemble un court voyage ; eh bien ! pendant ce temps j’ai étudié son caractère ; j’ai pu apprécier la noblesse de ses sentiments. Il ne m’a parlé que de Pauline.

BOULAIN.

Pardieu ! ce n’est pas l’amour qui lui manque, ni même les bonnes qualités ; mais Pauline l’aime-t-elle ?

PAUL.

Elle paraît le voir avec plaisir.

BOULAIN.

Vous savez bien que je fais tout ce que vous voulez : pourtant ce n’est pas là ce que j’avais rêvé pour ma fille.

FÉRON.

Croyez-moi, mon cher beau-frère ; ne rêvez pas : c’est plus sûr.

BOULAIN.

Ce jeune homme m’a fait part de ses intentions, c’est très bien ; son père m’a écrit, c’est encore mieux Mais, avant de l’autoriser à exprimer son amour à Pauline, je voudrais savoir ce qu’elle pense.

FÉRON.

C’est juste : eh bien ! il faut l’interroger adroitement.

BOULAIN.

Oui, mais je ne suis pas diplomate, moi ; quand je suis devant ma fille, je ne sais que l’admirer : elle parle, je l’écoute, j’oublie ce que je voulais lui dire, je l’embrasse, et je m’en vais sans rien savoir.

FÉRON.

Alors, il faut charger quelqu’un de la mission.

BOULAIN.

C’est ce que j’ai pensé. Vous, monsieur de Renneville, son parrain, son maître, son ami, vous en qui elle a toute confiance, rendez-nous encore ce service. Sondez ce petit cœur-là.

PAUL.

Vous le voulez ?

BOULAIN.

Elle n’aura rien de caché pour vous ; et puis, si elle voulait dissimuler, vous êtes fin, vous devinerez aisément la vérité.

PAUL.

Soit ! j’y consens... Son bonheur est mon vœu le plus cher.

BOULAIN.

Allons, voilà qui est décidé : elle va venir pour sa leçon, faites-lui subir un interrogatoire, et que nous sachions à quoi nous en tenir.

PAUL.

Fiez-vous à ma tendre amitié pour elle.

BOULAIN.

Nous vous laissons : de la finesse, de la finesse ! car elle a diablement d’esprit ! Venez, Féron ; je veux que vous visitiez mes magasins, et que vous me disiez s’il y a mieux en Amérique.

FÉRON.

À revoir, monsieur de Renneville.

À part.

Brave et digne jeune homme !

BOULAIN, à Paul.

Air : Valse de Robin des Bois.

Il faut interroger ma fille,
Tâchez de lire dans son cœur :
Vraiment de toute la famille
Vous devez faire le bonheur.

PAUL.

Mon cher Boulain, j’obtiendrai, je l’espère,
L’aveu de son secret.

BOULAIN.

Ma foi,
Pour ma Pauline il a le cœur d’un père ;
Il l’aime presque autant que moi.

PAUL.

Je vais interroger sa fille,
Je saurai lire dans son cœur ;
Je voudrais de cette famille
Pouvoir assurer le bonheur.

 

 

Scène III

 

PAUL, seul

 

Voilà donc Pauline arrivée à cet âge où la beauté commence, où le cœur devient capable d’aimer, et où l’on plaît trop pour ne pas chercher à plaire. Eugène est un bon jeune homme, dont le cœur est noble et délicat ; s’il lui plaisait, ce mariage assurerait son avenir Pauvre enfant ! Puisse-t-elle avoir tout le bonheur qui a manqué à sa mère à sa mère que j’ai poussée si jeune au tombeau !... Malheureuse Adèle !... Cette mort, amenée à vingt ans, par deux années de larmes, de regrets... Ah ! préservons Pauline de tout attachement dangereux !... Son bonheur peut seul m’absoudre du malheur de sa mère... elle vient, je l’entends... Je devrais l’aimer pour tant de grâces et de vertus, quand je ne l’aimerais pas comme la fille d’Adèle...

Plus bas.

Comme la mienne !

 

 

Scène IV

 

PAUL, PAULINE, entrant par la porte de gauche

 

PAULINE, gaiment et déposant sur la table de droite les livres et les cahiers.

Voici mes cahiers et mes livres.

PAUL.

Bien, ma chère Pauline.

PAULINE.

Bien... oh non !... Vous êtes seul maintenant, mon ami, et il faut que je vous fasse une confidence que je n’ai pas osé vous faire devant mon père et mon oncle.

PAUL.

Qu’est-ce que c’est ?

PAULINE.

C’est qu’aujourd’hui encore j’ai bien peu travaillé, et que mon travail ne vaut rien du tout.

PAUL, souriant.

Mais cela devient inquiétant.

PAULINE.

Depuis bien des jours je suis comme cela, et je n’en peux pas deviner la cause.

PAUL.

Eh bien ! il faut discontinuer les leçons, si elles vous ennuient.

PAULINE.

M’ennuyer ?... oh ! par exemple, non ; c’est pour moi le plus grand plaisir de la journée, et ma première pensée quand je m’éveille. Aussi, dès le matin, je me mets à mon piano ; j’essaie ensuite de lire, de faire des extraits comme autrefois ; eh ! bien, mon ami,

Souriant.

c’est vraiment une chose fâcheuse : je commence un beau morceau de musique avec attention, et je ne sais comment il se fait qu’au bout de quelques instants je m’aperçois que mes doigts se sont arrêtés ; j’ai oublié que ma musique est là sous mes yeux... De même, quand je lis, je m’applique en commençant à retenir ce qui est dans mon livre, et quelquefois l’heure tout entière destinée à la lecture se passe, et j’en suis toujours à la même page... à laquelle je ne pense plus depuis longtemps... En vérité, c’est une maladie.

PAUL.

Dont les symptômes sont connus.

À part.

Elle y vient d’elle-même.

PAULINE.

Vous riez... mais c’est très sérieux, et je vous avoue que je voulais vous consulter là-dessus, au lieu de prendre ma leçon.

PAUL.

Et moi, je ne comptais pas vous la donner aujourd’hui, parce qu’il faut que j’aie votre avis sur une affaire importante.

PAULINE.

Vraiment !... Eh bien ! asseyons-nous, mon ami, et causons.

PAUL.

Asseyons-nous.

Ils s’asseyent.

PAULINE, gaiment.

Et d’abord, quelle est cette grande affaire dont nous devons nous occuper ?

PAUL, riant.

Et cette importante idée qui vous occupe tant ?

PAULINE.

Non, non, parlez le premier. Vous avez un secret à dire.

PAUL.

En auriez-vous un à cacher ?

PAULINE.

Je crois que j’ai deviné le vôtre.

PAUL.

En vérité ?

PAULINE.

Oui... Depuis huit jours mon père rit sans cesse en me regardant.

PAUL.

Et cela signifie ?

PAULINE.

Cela signifie, clair comme le jour, qu’il pense pour moi au mariage.

PAUL.

Ah ! oui-dà... Et si j’avais, moi aussi, deviné le secret de ma filleule ?

PAULINE.

Ce serait bien étonnant.

PAUL.

Pourquoi donc ?

PAULINE.

Parce que je n’en ai pas.

PAUL.

Je vous demande bien pardon !... Depuis quelque temps, Mademoiselle Pauline a l’air préoccupée ; elle avoue qu’elle ne songe plus à ses travaux ; elle est toute rêveuse ; elle rougit quand on la regarde.

PAULINE.

Et cela signifie ?

PAUL.

Cela signifie, clair comme le jour,  qu’elle pense... à l’amour.

PAULINE.

Ah !

PAUL.

N’est-ce pas cela ?

PAULINE.

Attendez donc... si vous alliez avoir deviné juste ?

PAUL.

Maintenant, ma filleule a si bien rougi, que je suis sûr de ne m’être pas trompé.

PAULINE.

Vous m’avez presque fait peur.

PAUL.

Peur... eh ! pourquoi ?... Pauline sans doute aura fait un choix raisonnable.

PAULINE, finement et avec intention.

Oh ! le plus raisonnable.

PAUL.

Un choix d’accord peut-être avec celui de sa famille.

PAULINE, de même.

Je l’espère.

PAUL.

Elle est aimée ?

PAULINE.

Elle croit en être sûre.

PAUL.

Et dès longtemps déjà, cet amour...

PAULINE, mystérieusement.

Écoutez, mon ami, je vais tout vous confier : depuis quelque temps je sens mon cœur plus joyeux, quoique j’aie moins souvent envie de rire. Dans nos petites réunions, quand vient le moment de la danse, j’y trouve un plaisir tout nouveau ; quand nous faisons quelques promenades, les arbres me semblent plus beaux, mon cœur bat plus vite, un charme délicieux se mêle à mes rêveries, et je me sens heureuse de vivre. J’ignorais encore quel intérêt avait ainsi tout animé autour de moi, lorsqu’une absence de quelques jours me sépara d’une personne : bientôt la promenade me fatigua ; la danse me sembla insipide ; nos réunions me parurent désertes, et au milieu de ma famille, je me crus seule au monde. Alors je vis bien que ce qui charmait mon cœur, ce qui me donnait tant de joie, ce n’était ni la danse, ni les fleurs, ni les plaisirs ! Que ma gaîté, mon bonheur, ma vie... c’était lui...

PAUL.

Chère et naïve enfant !...

À part.

C’est lui qu’elle aime !

PAULINE.

Vous le voyez, mon ami, je vous dit tout.

PAUL.

À qui donc adresseriez-vous vos confidences, ma chère Pauline, si ce n’était à celui qui a dévoué son existence à votre avenir ; qui a vu naître et qui a cherché à développer en vous les qualités qui vous font aimer, et qui craignait cette sensibilité, dont la douceur a tant de charrues, mais qui rend le bonheur si difficile !... Oui, Pauline, ces affections si vives de votre enfance m’avaient souvent alarmé : elles vont quelquefois se placer là où elles ne peuvent être partagées, ou bien là où elles ne doivent être que malheureuses. Je redoutais pour vous un choix dangereux.

PAULINE, souriant.

Ainsi mon cœur a eu plus de raison que vous ne pensiez ?

PAUL.

Et j’espère qu’il aura tout le bonheur qu’il mérite.

UN DOMESTIQUE, entrant.

M. Boulain désirerait parler tout de suite à monsieur de Renneville.

PAUL.

Dites lui que j’y vais.

Le domestique sort.

Il est inquiet sans doute du résultat de notre conférence ; mais je pense qu’il en sera satisfait. Il avait accueilli la demande de ce jeune homme qui réunit tous les avantages désirables, car il a un honorable caractère, une éducation distinguée, une fortune considérable.

PAULINE, avec étonnement.

Qui donc ? Quel jeune homme ?

PAUL.

Ah !... plus de franchise, Pauline. Vous savez bien que je parle d’Eugène Moreau.

PAULINE.

Eugène Moreau !...

PAUL.

Que servirait de feindre à présent ? N’est-ce pas de lui qu’il a été question ?... ne m’avez-vous pas avoué votre amour ?

PAULINE, à part.

Comme il s’est trompé !

PAUL.

Cet amour fera son bonheur et celui de votre famille... Je vais dire à M. Boulain que vous acceptez.

PAULINE.

Moi ?... Non, non ! je refuse.

PAUL.

Qu’entends-je ?

PAULINE.

Oui, je vous dis, je vous répète que je refuse, que je n’ai pas d’amour pour M. Eugène Moreau, que je ne l’épouserai jamais.

PAUL.

Mais tout à l’heure ?...

PAULINE.

Ce n’est pas de lui que je parlais.

PAUL.

De qui donc ?... Parmi les jeunes gens qui viennent ici habituellement, il me semblait le seul...

PAULINE.

Ah ! vous croyez cela ?

PAUL.

N’ai-je donc plus votre confiance ?

PAULINE.

Si fait !

PAUL.

Veuillez donc nommer...

PAULINE.

Oh ! non pas !... Ce secret-là, je ne puis vous le dire... il faudra que vous le deviniez.

PAUL.

Je vous en prie !

PAULINE.

Cela m’est impossible !... pas à présent !... Mon père, à ce qu’il paraît, vous avait chargé d’interroger mon cœur, il attend ma réponse, allez la lui porter : dites-lui que je refuse M. Eugène Moreau.

PAUL, à part.

Qui a donc pu lui plaire ? oh ! mon Dieu, faites que son choix ne compromette pas son avenir !

PAULINE.

Comme vous voilà soucieux !

PAUL.

Un mot me tranquilliserait.

PAULINE.

Je ne le dirai pas maintenant !... Pardonnez-moi !

PAUL.

Air : de l’Angélus.

Vous me laissez partir ainsi,
Sans me dire un mot qui m’éclaire ?

PAULINE, souriant.

Mais n’avez-vous pas, mon ami,
Une réponse à donner à mon père,
Et c’est un refus, je l’espère.

PAUL, lui prenant la main.

Cher enfant, je vois à regret
Que je n’ai plus ta confiance !...

PAULINE, souriant.

Bientôt vous saurez mon secret ;
Tâchez de prendre patience.

PAUL.

Allons, il faut attendre les femmes sur les confidences ! J’ajournerai ma curiosité. 

Il sort par le fond.

 

 

Scène V

 

PAULINE, seule

 

Oh, comme il sera surpris, et que j’espère qu’il sera coulent quand il saura qu’à ces jeunes gens riches, qui pensent à moi, je préfère mille fois sa tendresse !... Quel bonheur de pouvoir lui rendre pendant toute ma vie les soins qu’il prit de mon enfance !... de partager avec lui cette fortune que ses travaux ont augmentée. Il ne m’a pas comprise !... Il me croit frivole comme toutes les jeunes filles ; mon âge, le sien... Eh qu’importe ?

Air : Pourquoi ne devine-t-il pas ? (Romagnesi.)

N’est-il donc pas le plus aimable,
Et celui qui m’aime le mieux ?
 Son erreur est-elle excusable ?
N’a-t-il pu lire dans mes yeux ?
Cet amour si vrai qu’il m’inspire,
Par lui ne fut point soupçonné :
Il me faudra donc tout lui dire !
Pourquoi n’a-t-il pas deviné ?

 

 

Scène VI

 

FÉRON, PAULINE, BOULAIN

 

BOULAIN, à Féron en entrant.

Je vous dis encore une fois que j’en suis bien aise.

FÉRON.

Et moi, j’en suis fâché !

PAULINE.

Eh bien, qu’y a-t-il donc ? vous êtes en querelle ?

BOULAIN.

Oh, ce n’est pas nouveau !... nos opinions n’ont jamais été les mêmes.

FÉRON.

Tant pis pour vous, mon cher beau frère.

BOULAIN.

Ceci est une question ; et aujourd’hui par exemple...

PAULINE.

De quoi s’agit-il ?

BOULAIN.

Il s’agit de vous, mademoiselle Pauline Boulain.

PAULINE.

De moi ?... ah, je devine ! vous venez de voir mon parrain.

BOULAIN.

Et il nous a dit que tu refuses Eugène Moreau.

PAULINE.

Oui, mon père.

FÉRON.

Mais il nous a dit en même temps que c’est le mari et non le mariage qui te déplaît.

PAULINE.

C’est vrai.

BOULAIN.

Tu lui as avoué que tu aimes quelqu’un.

PAULINE.

C’est vrai.

FÉRON.

Et tu as obstinément refusé de dire son nom.

PAULINE.

C’est encore vrai.

BOULAIN.

Écoute mon enfant, tu sais que ton bonheur est le but de toutes mes pensées, que je n’ai pas dans ce monde une autre espérance ?

PAULINE.

Je le sais, mon père ; mais est-ce que mon refus vous afflige ?

BOULAIN.

Que Dieu me garde de jamais contrarier ton cœur ? Tu ne veux pas de monsieur Eugène Moreau, n’en parlons plus ; mais, vois-tu, Pauline, si mon plus grand désir est de te savoir heureuse, mon devoir est aussi de veiller sur ton avenir : le choix que tu as fait...

PAULINE.

Oh, j’espère que vous ne le blâmerez pas.

BOULAIN.

Encore faut-il que je le connaisse.

PAULINE.

C’est juste ! Et, si j’ai refusé de tout dire à monsieur de Renneville, c’est que je voulais d’abord vous confier mon secret.

BOULAIN.

Oui ?... Eh bien, parle !... Qui a mérité ton amour ?

PAULINE.

Un homme charmant.

FÉRON.

Ils sont tous comme cela quand on les aime.

BOULAIN.

Voulez-vous bien la laisser parler ?

PAULINE.

J’ose croire, mon oncle, que tous ne me démentirez pas quand je l’aurai nommé.

FÉRON.

Comment ? Est-ce que je le connais ?

PAULINE.

Sans doute, et depuis longtemps.

FÉRON, avec inquiétude.

Qu’est-ce donc ?

BOULAIN, avec joie.

Oh, oh, ça serait-il possible ?

PAULINE.

J’ignorais ce qui se passait dans mon âme ; le sentiment que j’éprouvais, je le prenais pour de l’amitié, mais j’ai bien vu que je me trompais, et lui-même, sans qu’il s’en doutât, il a contribué à m’éclairer !... Si vous saviez combien je suis heureuse près de lui, combien son absence rend tout triste autour de moi ?

Air : Faisons la paix. (Maison du faubourg).

Quand il est là,
Oui, je les comprends à merveille,
Ces auteurs qu’il me révéla ;
L’âme grandit, l’esprit s’éveille,
Quand il est là.

S’il n’est plus là,
Pour moi l’étude perd son charme,
Et sur les livres que voilà
Tombe bien souvent une larme
S’il n’est plus là !

BOULAIN, joyeux.

Achève, achève mon enfant.

FÉRON, à part.

Je tremble !

PAULINE.

Eh bien, mon père, n’avez-vous pas deviné ? L’homme qui a formé mon cœur et mon esprit, qui, depuis mon enfance, m’a entourée de soins et de tendresse, c’est lui que j’aime, c’est avec lui seul que je peux être heureuse !

BOULAIN et FÉRON, ensemble d’un ton bien différent.

Monsieur de Renneville !

PAULINE.

Vous l’avez dit.

BOULAIN.

Quel plaisir !

FÉRON, à part.

Quel malheur !

PAULINE, à Boulain.

Êtes-vous fâché ?

BOULAIN.

Fâché !... fâché !... Je suis le plus heureux homme du monde !... Voilà mon rêve réalisé !... Oui, oui, tu seras la marquise de Renneville, ou j’y perdrai mon nom !

FÉRON, à part.

Vieux fou !... Pauvre enfant !...

PAULINE.

Maintenant que je vous ai tout dit, que mon cœur s’est épanché dans le vôtre, je vous quitte : voici l’instant de me rendre à l’église, je cours chercher ma bonne. Embrassez-moi, mon père !

BOULAIN, l’embrassant.

À revoir, mon enfant, à revoir ! Laisse-moi faire, va, laisse-moi faire, tu seras marquise.

PAULINE.

Non, je serai sa femme !... à bientôt, mon oncle.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

FÉRON, BOULAIN

 

BOULAIN.

Cette enfant-là est adorable !... Elle l’aime ! c’est lui seul qu’elle aime !... Oh, il faut que je m’asseye pour savourer ma joie tout à mon aise.

Il s’assied.

FÉRON.

Vraiment oui ! voilà un beau sujet de joie !

BOULAIN, assis.

Et pourquoi non, je vous en prie ?... Je n’oserai pas l’espérer ; mais que de fois je me suis dit en les regardant : quel joli couple ça ferait !... Savez-vous qu’il est très bien ? Et puis, il est marquis !

FÉRON.

Marquis ! marquis !... vous ne voyez que cela !... Mais songez-donc à son âge.

BOULAIN.

Son âge ?... Eh bien quoi ? Il n’a pas encore trente six ans. Il y avait entre votre sœur et moi la même distance d’âge, et pourtant...

FÉRON, à part.

Que va-t-il rappeler-là ?

BOULAIN.

Vous voyez que cela ne signifie rien.

FÉRON, à part.

Quelle situation ! Détruire tout le bonheur d’un honnête homme, apprendre à Pauline la faute de sa mère !... C’est impossible !

BOULAIN, se levant.

Eh bien ?

FÉRON.

Eh bien ? eh bien ?...Et la naissance de monsieur de Renneville ?

BOULAIN.

Il s’en moque joliment de sa naissance !... Pour rester près de Pauline et de moi, il s’est presque fait ébéniste !... Je dirai même que, sur ce sujet, il va beaucoup trop loin !... Mais tout s’arrangera !... Dans le siècle où nous vivons, tout s’arrange avec de l’argent, et j’en ai ! Je peux réaliser six cent mille francs ; c’est moi qui ai meublé monseigneur l’Archi-Chancelier monseigneur l’Archi-Trésorier ; ils me veulent du bien, et c’est juste ! Car enfin, je suis un homme essentiel dans l’état, j’ai rendu des services à la France.

FÉRON.

Vous ?

BOULAIN.

Oui, moi !

Air : Vaudeville de l’Apothicaire.

Où s’est assis le Tribunal ?
Où s’est assis le Directoire ?
Où s’est assis le Consulat ?
De l’Empire où s’assied la gloire ?
Tour-à-tour ils se sont posés
Sur le trône que je décore !
Trois gouvernements sont usés ;
Mon velours est tout neuf encore.

FÉRON.

Ah, diable !

BOULAIN.

Je m’adresserai aux puissances du jour, je ferai des sacrifices s’il le faut, et vous verrez que je finirai par être baron ! alors il n’y aura plus rien à dire.

FÉRON.

Si ce n’est que vous êtes fou.

BOULAIN.

Comment, fou ? Ah ça, mon cher beau-frère, êtes-vous revenu du nouveau monde pour me dire de ces choses-là ?

FÉRON.

Au reste, je ne sais pas pourquoi je discute avec vous sur une chose qui ne peut pas se faire, qui ne se fera pas.

BOULAIN.

Qui ne se fera pas ?... Ah, je vois ce que c’est !... Toujours vos idées révolutionnaires !... vous ne voulez pas qu’il y ait une marquise dans votre famille ; mais j’en suis fâché pour vous, il faudra que vous en passiez par là. Je suis le père de ma fille peut-être ?

FÉRON, étourdiment.

Vous ne savez ce que vous dites.

BOULAIN.

Comment ! Je ne sais ce que je dis !... Ah ça, suis-je ou ne suis-je pas son père, voyons ?

FÉRON.

Eh mon Dieu, je ne vous chicane pas là-dessus.

BOULAIN.

Laissez-moi donc faire son bonheur, comme je l’entends.

FÉRON.

Son bonheur !... vous me feriez damner !

BOULAIN.

Vous êtes un idéologue, un démocrate, un vieux jacobin.

FÉRON.

Vous êtes un...

BOULAIN.

Qu’est-ce que je suis, s’il vous plaît ?

FÉRON.

Un insensé !... mais il est inutile de se quereller plus longtemps, monsieur de Renneville, qui a plus déraison que vous...

BOULAIN.

Refusera Pauline peut-être ?... Vous verrez qu’il voudra faire le malheur d’une fille charmante, dont il est aimé, qui est pétrie de grâces et d’esprit avec trente mille livres de rente !... Allons donc, vous me faites rire.

FÉRON, à part.

Son malheur !... c’est vrai !... Elle l’aime !... Et comment faire sans lui révéler... Pauvre Pauline !

BOULAIN, allant au fond.

Vous allez voir ! J’entends Pauline ! Et mais, qu’est-ce que c’est que cela ? Monsieur Paul qui la soutient !...

FÉRON, regardant aussi au fond.

Comme elle est pâle !

 

 

Scène VIII

 

FÉRON, BOULAIN, PAULINE, PAUL

 

PAUL, faisant assoir Pauline.

Remettez-vous, chère Pauline, remettez-vous.

BOULAIN.

Ma fille !... Qu’y a-t-il donc ? La voilà toute tremblante ?

FÉRON.

Qu’est-il arrivé ?

PAUL.

Je ne sais encore : je viens de voir rentrer Pauline tout en larmes ; mais elle va nous dire...

PAULINE.

Pardonnez-moi l’inquiétude que je vous cause ! Ce n’est rien, mais j’ai été si trouble !...

BOULAIN.

Achève donc, je suis tout bouleversé, moi !

PAULINE.

Depuis quelques jours, j’avais cru remarquer que j’étais suivie pur un monsieur qui, partout où je le rencontrais, attachait sur moi ses regards avec affectation ; je n’en avais rien dit parce que j’espérais qu’il cesserait ses poursuites, et que, d’ailleurs, je pouvais me tromper. Mais aujourd’hui, à peine étais-je entrée dans l’église, que je l’ai aperçu ; il est venu se placer à côté de moi, et au moment où je sortais il s’est approché ; ne tenant aucun compte de mon trouble et des observations de ma bonne, il m’adressait les plus étranges discours, et, malgré ma résistance, il se disposait à s’emparer de mort bras, quand le ciel m’a envoyé un défenseur. Monsieur Eugène Moreau, qui passait par là, m’a reconnue ; il s’est précipité vers nous, a reproché à mon persécuteur l’indignité de sa conduite, et me délivrant de ses obsessions, m’a ramenée jusqu’ici où il m’a remise aux mains de monsieur Paul ; voilà tout.

PAUL.

Le lâche !... Insulter une femme sans défense !

BOULAIN.

Et qu’a-t-il pu dire, ce scélérat-là ?

PAULINE.

Des choses que je n’écoutais guères et que je comprenais encore moins ; mais, au moment où il se querellait avec monsieur Moreau, le mot de grisette a frappé mon oreille.

BOULAIN.

Grisette !... ma fille !... grisette !... oh, si j’avais été là !... Il n’y a qu’un des parvenus de ce temps-ci qui ait pu se permettre... ah ! sous l’ancien régime...

PAULINE.

Mais non, mon père !... car monsieur Moreau lui a demandé son nom, et je l’ai entendu qui répondait : le comte Charles de Maubert.

PAUL.

Charles de Maubert !...

BOULAIN.

Ah, ah !...

FÉRON.

Charles de Maubert !... n’est-ce pas lui qui, il y a seize ans...

PAUL.

Très probablement !... Et dites-moi, Pauline, monsieur Moreau ne lui a-t-il pas demandé son adresse ?

PAULINE.

Oui, et il a dit : rue Cérutti, n. 15.

PAUL.

Rentrez, ma chère Pauline, et remettez-vous de l’émotion que vous avez éprouvée.

PAULINE.

Oh, ce n’est plus rien maintenant.

FÉRON, passant près de Pauline.

Chère enfant, viens, viens recevoir les soins des gens qui ne veulent que ton bonheur. Aussi bien, j’ai à te parler.

BOULAIN.

Oui, viens, et sois tranquille !... Bientôt, on ne t’appellera plus grisette, tu n’iras plus à pied, tu auras une voiture.

FÉRON.

Allons !...

BOULAIN.

Je vous dis qu’elle aura une voiture !... Je veux qu’elle ait une voiture.

Ils sortent par la porte de gauche.

 

 

Scène IX

 

PAUL, seul

 

Charles de Haubert !...ah, je bénis cette nouvelle insolence qui me permet de le rencontrer et de m’acquitter envers lui. Par quelle fatalité faut-il qu’à seize ans de distance le même homme vienne blesser mes plus douces affections ?... Rue Cérutti, n. 15 ! C’est à deux pas d’ici !...

Il va pour sortir par le fond et se trouve nez à nez avec Boulain, qui, après être rentré par la porte de gauche, est allé fermer la porte du fond.

Comment ?... C’est vous, Boulain !...

 

 

Scène X

 

PAUL, BOULAIN

 

BOULAIN, très gravement.

Oui, monsieur de Renneville !...Il faut que je vous parle.

PAUL.

À moi ?...

BOULAIN, d’une voix étouffée.

À vous !

PAUL.

Que me voulez-vous ?

BOULAIN.

Regardez-moi !... Est-ce que vous ne me trouvez pas dans la figure quelque chose d’étrange, de surnaturel ? hein ?

PAUL.

En effet !... Qu’avez-vous donc, mon ami ?

BOULAIN, avec explosion.

Ce que j’ai ?... J’ai le sang qui me bout dans les veines ; j’ai le frisson, la fièvre, le transport !...On a appelé ma fille grisette, monsieur ! on l’a appelée grisette !... ma Pauline, mon enfant, mon trésor !...

PAUL.

Ah ! Je comprends votre indignation !... cependant...

BOULAIN.

Non, non !... Vous ne pouvez pas la comprendre !... Il faut être père pour ça !... Quand on est père, voyez-vous, l’insulte faite à votre enfant, ça vous va droit au cœur.

PAUL, à part.

Oui !... droit au cœur !

BOULAIN.

Aussi, je ne me connais plus !... Je suis comme un fou, un lion déchaîné !...

PAUL.

Mon ami, calmez-vous !...

BOULAIN.

Je ne peux pas, monsieur de Renneville !... je ne peux pas !... C’est comme une attaque de nerfs qui me court des pieds à la tête.

PAUL, à part.

Il ne sait pas qu’il y a dans mon cœur plus de colère que dans le sien.

Haut.

Boulain, qu’aviez-vous à me dire ? hâtez-vous : il faut que je sorte.

À part.

Il n’aurait qu’à m’échapper encore !

BOULAIN.

Ce que j’ai à vous dire ?... Voici !... Monsieur Paul, vous êtes mon meilleur ami, le parrain de ma Pauline que ce scélérat... enfin il faut que vous me serviez de témoin, et que vous veniez avec moi chez ce monsieur Charles de Maubert, tout de suite !

PAU.

Comment !...vous voulez ?...

BOULAIN.

Lui apprendre la politesse.

PAUL.

Y pensez-vous, mon ami ?... Un duel !...

BOULAIN.

Ce sera le premier, c’est vrai.

PAUL.

À votre âge !...

BOULAIN.

La colère n’a pas d’âge.

PAUL.

Mais vous ne savez pas tenir une épée.

BOULAIN.

Parbleu, ça n’est pas beaucoup plus lourd qu’un marteau de tapissier, et j’ai encore le poignet solide. Enfin, monsieur, je veux me battre, je le veux !... c’est mon devoir, c’est mon droit et je me battrai !

PAUL.

Boulain, mon ami, vous savez si j’aime Pauline ; vous savez que pour elle, pour la venger d’un outrage, je donnerais ma vie !...

BOULAIN.

Oui, sans doute !...mais je suis son père, et vous n’êtes que son parrain.

Air : Aux braves hussards du 2e.

Il faut punir une insolente audace :
De mon devoir ne soyez pas jaloux !
Vous n’avez droit qu’à la seconde place ;
Vous souffrirez que je passe avant vous,
N’essayez point d’enchaîner mon courroux !
Ah, croyez-moi, le Ciel en qui j’espère,
Et qui bientôt me rendra triomphant,
Donne toujours la force au bras d’un père,
Quand il s’agit de venger son enfant.

PAUL.

Écoutez-moi, Boulain : j’ai réfléchi comme vous sur ce qui vient d’arriver ; mon ami, vos jours appartiennent à Pauline, et vous ne les exposerez pas pour un mot, outrageant sans doute, mais qui, s’il est rétracté, peut encore se pardonner.

BOULAIN.

Se pardonner !... Il l’a appelée grisette !

PAUL.

Je le sais !... Mais si monsieur de Maubert, éclairé par moi, qui suis son ancien ami, venait ici faire des excuses convenables ?

BOULAIN.

Des excuses ?... Croyez-vous qu’avec des excuses ça puisse s’arranger ?

PAUL.

Certainement.

BOULAIN.

C’est que, voyez-vous...

PAUL.

Songez à Pauline ! à sa douleur si elle savait...

BOULAIN.

Taisez-vous ! taisez-vous, ne me parlez pas de ma fille ! Si vous me parlez d’elle, je vais pleurer et je n’aurai plus de courage.

PAUL.

Vous n’aurez pas à l’employer. Laissez-moi seulement un quart-d’heure ; je cours chez monsieur de Maubert, et je vous ramène.

BOULAIN.

Vous me l’amenez ! vous me l’amenez !... Et s’il refuse ?

PAUL.

Il ne refusera pas.

BOULAIN.

Mais promettez-moi...

PAUL.

Je vous promets que tout s’arrangera à l’amiable !... Fiez-vous à moi.

Air : Ne raillez pas la garde citoyenne.

Je vous en prie, il faut me laisser faire,
De votre honneur, Boulain je suis jaloux ;
J’ai senti là tout ce que souffre un père.
Et je comprends votre juste courroux.

BOULAIN.

Je vous suivrai.

PAUL.

Ne craignez rien vous dis-je !
Je vais le voir, et tout peut s’arranger.

BOULAIN.

Vous le voulez ?

PAUL.

Demeurez, je l’exige !

À part.

C’est à moi seul, Pauline, à te venger.

Ensemble.

PAUL.

Je vous en prie, etc.

BOULAIN.

Puisqu’il le veut, il faut le laisser faire !
De mon honneur, monsieur Paul est jaloux ;
Il a senti tout ce que souffre un père,
Et je suis sur qu’il comprend mon courroux.

Paul sort par le fond.

 

 

Scène XI

 

BOULAIN, seul, s’asseyant

 

Allons !... Il la voulu !... Ce monsieur de Maubert, dit-il, nous fera des excuses ; ça pourra s’arranger à l’amiable, à la bonne heure !...

Il se lève.

Mais, j’y pense !... à l’amiable ?... est-ce bien sûr ? Je ne sais pas !...Il me semble à présent que j’ai lu dans ses regards... Ah, mon Dieu ! voudrait-il donner lui-même à ce muscadin une leçon de politesse ?... oh, mais je ne dois pas le souffrir, je ne le souffrirai pas !... Imbécile que je suis de n’avoir pas eu cette idée, là tout de suite !... Il est peut-être encore temps, et je cours...

Il va vers le fond ; Pauline et Féron entrent par la porte de gauche.

 

 

Scène XII

 

BOULAIN, PAULINE, FÉRON

 

FÉRON.

Où allez-vous donc si vite, monsieur mon cher beau-frère ?

BOULAIN.

Je vais... je vais... ça ne vous regarde pas !... Mais, grand Dieu, qu’est-ce que je vois ? Qu’est-il encore arrivé à ma fille ? Pourquoi cet air si triste ?

PAULINE.

Ce n’est rien, mon père.

BOULAIN.

Ce n’est rien, ce n’est rien !... Je te demande bien pardon ; on n’est pas triste sans motif. Je gage que c’est ton oncle qui t’aura troublé l’esprit avec ses beaux discours ?

PAULINE.

Si je devais croire à ce qu’il m’a dit, j’avoue que je serais bien affligée.

BOULAIN.

Voyez-vous ça. Il t’a dit sans doute que tu avais tort d’aimer monsieur de Renneville ?

PAULINE.

Oui.

BOULAIN.

Que tu ne serais jamais sa femme ?

PAULINE.

Oui...

BOULAIN.

Eh bien, moi, je te dis le contraire.

PAULINE.

Mais, mon père, cela dépend-il de vous ? Et, s’il est vrai, comme l’assure mon oncle, qu’il ait une autre passion dans le cœur ?

BOULAIN.

Une autre passion !...

PAULINE.

Qui doit l’empêcher de répondre à mon attachement : mon, oncle l’affirme.

BOULAIN.

Monsieur Féron, ceci est trop fort ! Vous osez l’accuser, lui !... Savez-vous bien ce qu’il fait peut-être en ce moment pour elle ?

FÉRON.

Quoi donc ?

PAULINE.

Parlez, mon père.

BOULAIN.

Je gagerais presque qu’il est allé se battre pour la venger.

PAULINE.

Se battre !... Exposer ses jours !... Et vous ne l’avez pas retenu ?

FÉRON.

Vous ne l’avez pas suivi !...

BOULAIN.

J’allais courir après lui quand vous êtes entrés, et puis je ne suis pas bien sûr...

PAULINE.

Se battre !... pour moi !... oh, de quel côté est-il sorti ? Venez, mon père, venez.

FÉRON, à part.

Il n’aura pas de repos qu’il n’ait ensorcelé la malheureuse enfant !

PAULINE.

Je vous en prie, je vous en conjure, mon père, courons sur ses pas, il est peut-être encore temps, je ne veux pas qu’il se batte pour moi !... on ne m’a pas offensée... Je ne veux pas qu’il se batte !...

BOULAIN.

Écoute donc !... n’est-ce point sa voix que j’entends ?...

PAULINE, ouvrant la porte.

Oui, oui, c’est lui !...

Paul entre ; elle se jette dans ses bras.

Ah !... Il n’est pas blessé !... Je suis trop heureuse.

 

 

Scène XIII

 

FÉRON, BOULAIN, PAULINE, PAUL

 

PAUL.

Chère Pauline !...qu’aviez-vous donc ?

PAULINE.

Oh, que c’est mal de nous causer de telles frayeurs ! d’exposer votre vie !... Si vous saviez comme je tremblais ?

PAUL.

Comment !...qui a pu vous dire ?...

FÉRON.

C’était donc vrai ?

BOULAIN.

Et monsieur de Maubert ?...

PAUL.

D’ici à deux mois, il n’insultera plus personne.

BOULAIN.

Ah ! vous m’avez trompé !... mais c’est égal ! Je crois que je vous en aime davantage, car ça me prouve que vous chérissez Pauline autant que je le désirais.

PAULINE.

Méchant !... vous ne songiez donc pas à nous ?

PAUL.

Au contraire !... Mais est-ce là ce qui a jeté sur vos traits ce voile de tristesse ?...

PAULINE.

Cela... et autre chose encore.

PAUL.

Qu’y a-t-il ?

BOULAIN, prenant un ton solennel.

Il y a qu’il est temps...

FÉRON, l’arrêtant.

Boulain !...

BOULAIN.

Ah ! je veux parler et je parlerai !...

FÉRON, à part.

Que faire ?... Je ne peux pourtant pas lui dire...

PAULINE, bas à Boulain.

Mon père, cette affaire me regarde ; il faut que mon sort se décide !... Permettez que je cause un instant seule avec monsieur de Renneville. Vous l’aviez chargé de sonder mon cœur, laissez-moi interroger le sien.

BOULAIN, de même.

Tu as raison, c’est le plus sûr !...Tu as tant d’esprit !... Et moi, je ne dirais peut-être que des bêtises.

PAULINE.

Emmenez mon oncle.

BOULAIN.

Laisse-moi faire.

PAUL, à part.

Qu’a-t-elle donc ?

BOULAIN.

Mon cher monsieur de Renneville, votre filleule veut vous parler à vous seul.

PAUL.

Ah !...

BOULAIN, à Féron.

Monsieur mon beau-frère voudra bien m’accompagner.

FÉRON.

J’aurais désiré, cependant...

BOULAIN.

Parler à monsieur de Renneville ?... Vous aurez tout le temps, et vous souffrirez bien, j’espère, que votre nièce ait la préférence ?

PAUL.

Il s’agit donc d’une affaire...

BOULAIN.

Très importante !

Bas à Pauline.

Je suis sûr de mon fait, et je vais écrire à Eugène Moreau qu’il peut retourner à Bordeaux.

FÉRON, à part.

Paul est honnête homme !... Mais il faut qu’elle se marie promptement ; je vais écrire à Eugène Moreau de venir.

BOULAIN, arrivé au fond.

Allons, mon cher beau-frère, suivez-moi.

 

 

Scène XIV

 

PAULINE, PAUL

 

PAUL, examinant Pauline qui est rêveuse, à part.

Je ne puis me défendre d’une cruelle inquiétude !...

Haut.

Pauline, vous étiez si joyeuse tantôt !... Que s’est-il donc passé ?

PAULINE.

Rien.

PAUL.

Cette espérance de bonheur, qui brillait dans vos yeux, je ne la retrouve plus.

Il lui prend la main.

Des larmes l’ont remplacée !... Ah, parlez, qu’avez-vous ?

PAULINE.

Que puis-je vous dire ?

PAUL.

Tout !... tout ce qui se passe dans votre cœur ! Ne sentez-vous pas que le mien vous est dévoué ?

PAULINE.

Je le croyais... mais, que sait-on ? Peut-être je m’étais trompée ?

PAUL.

Ah ! je ne mérite pas ce reproche.

PAULINE.

Que voulez-vous ? On est jeune, étourdie, on croit plutôt son cœur que sa raison ; on espère ce qu’on désire ; puis une circonstance imprévue vous apprend que votre bonheur est menacé.

PAUL.

Votre bonheur menacé !... non pas, non, Pauline ?... Cet amour si naïf dont vous me parliez ce matin, dont l’objet m’est encore inconnu, car je n’ai pas voulu forcer votre confiance ; eh bien, rencontrerait-il quelques obstacles ? Certes ils ne viendraient pas de moi ; au contraire, je pourrais contribuer à les détruire !... Voyons, mettez-moi à l’épreuve, confiez-moi tout, et vous verrez si quelque sacrifice me coûte pour assurer votre avenir tel que votre cœur le souhaite !... Mais d’abord, pourquoi tant tardera me faire connaître votre choix ? Serait-il possible qu’il fût indigne de vous ?

PAULINE, vivement.

Oh non !... c’est le meilleur et le plus noble des hommes... Celui qui mérite le plus d’être aimé... Mais...

PAUL.

Mais ?...

PAULINE.

Mon cœur confiant ne lui connaissait aucune affection qui pût rivaliser avec sa tendresse pour moi ; je croyais sentir que tous ses vœux, tout son amour n’appartenaient qu’a moi seule ; je devinais qu’il n’osait encore exprimer un sentiment que peut-être la différence de nos fortunes l’empêchait d’avouer, et dont pourtant il savait bien que je ne doutais pas !... Eh bien, aujourd’hui je crains qu’une erreur cruelle ne m’ait abusée, qu’une autre femme...

PAUL.

Comment ?... Que dites-vous ?

PAULINE.

Je n’aurais pas ainsi livré toute mon âme à cet amour qui est devenu mon espérance et ma vie, si d’abord je n’avais cru deviner que j’étais aimée !... Écoutez-moi, car le moment est venu de tout vous dire. Un jour, j’entendis ces mots prononcés par lui : « Toi que j’aimerai toujours... Toi à qui j’ai consacré toute mon existence !... » Et un portrait recevait mille caresses qui prouvaient la sincérité de son amour.

PAUL, à part.

Grand Dieu ! que dit-elle ?

PAULINE.

J’étais là, près de lui, il ne me voyait pas ; je m’approchai, je me penchai un peu, j’aperçus les traits de cette figure qui lui était si chère, et...

PAUL, avec anxiété.

Et ?...

PAULINE.

Il me sembla reconnaître les miens.

PAUL, à part.

Quelle erreur, juste ciel !

PAULINE.

Je ne pus donner à cette image qu’un coup d’œil bien rapide, mais je vous le répète, il me sembla que c’étaient mes yeux, mon sourire... Me suis-je abandonnée ù une illusion ?... La prévention m’abusait-elle ?...

PAUL.

Quoi ! Pauline, vous avez vu ?...

PAULINE.

Ah !... je ne me trompais donc pas !... Pardonnez-moi, mon ami, d’avoir surpris votre secret.

PAUL.

Mon secret !...

PAULINE.

Oui, je le savais depuis longtemps, et cette confiance dans votre amour augmentait encore le mien... Aujourd’hui, l’on a voulu jeter des soupçons dans mon âme... mais ils viennent de s’effacer... N’avez-vous pas dit tout à l’heure que votre cœur m’est dévoué ?

PAUL, à part.

Malheureux que je suis !

PAULINE, le regardant.

Mon Dieu ! Paul, qu’avez-vous donc ?... Serait-il vrai ?... Me serais-je abusée ?...

PAUL, s’éloignant d’elle.

Ah, Pauline ! qu’avez-vous fait ?

PAULINE.

Que vois-je ?... Vous me repoussez !

PAUL.

Et c’est là mon châtiment !

PAULINE.

Ah ! cet effroi... cette pâleur m’en disent assez !... Et j’ai cru qu’il m’aimait !

PAUL, se rapprochant d’elle.

Pauline, Pauline, vous êtes, je le jure, ce que j’ai de plus cher au monde !... mais...

PAULINE.

Eh bien ?

PAUL, à part.

Quel supplice !...

PAULINE.

Mon Dieu ! que signifient donc ce trouble, cette hésitation ?... Paul, au nom du ciel, ne m’abusez pas !...

Vivement et plus bas.

Savez-vous qu’on peut mourir d’avoir été trompé ? Savez-vous qu’on m’a dit que ma mère était morte d’un amour malheureux pour un ingrat... qui l’avait abandonnée ?

PAUL.

Que dites-vous, Pauline ? Quel horrible souvenir !

PAULINE.

C’est la vérité.

PAUL.

Et qui a pu vous apprendre ?...

PAULINE.

Un jour, les discours de ma tante Dorothée...

PAUL.

Votre tante !...

PAULINE.

Il y a longtemps déjà, et pourtant je ne l’ai pas oublié ; car je le sens aussi, moi, c’est une chose affreuse d’avoir cru à l’amour, et de voir que c’était une erreur !

PAUL.

Si vous saviez !...

PAULINE.

Expliquez-vous donc !... Ce portrait...

PAUL.

Celle qu’il représente n’existe plus.

PAULINE.

Ah !... Et vous l’aimiez ?

PAUL.

Je l’aimais.

PAULINE.

Comme elle a dû regretter la vie !

PAUL.

Elle mourut de chagrin...

PAULINE.

Elle aussi !...

PAUL.

Écoutez-moi, Pauline ! Il n’y a plus à balancer ; ce que je viens d’apprendre me décide ; votre bonheur l’ordonne ! C’est le secret de mon cœur, l’histoire de ma vie tout entière que je vais confier à votre attachement... et à votre raison... Armez-vous de courage, il en faut !... J’étais jeune, riche, né dans une position où l’on rapporte tout à soi ; où l’on apprend à regarder les femmes moins comme les objets d’un sentiment profond et délicat qui peut étendre son influence sur notre vie, que comme des occasions de plaisirs et de distractions qui doivent être sacrifiés à nos intérêts. J’aimai une jeune fille sage et belle ; j’obtins son amour ; elle mit en moi tout son bonheur ; elle n’eut plus qu’une volonté, la mienne. J’aurais demandé sa vie, qu’elle me l’eût donnée sans hésiter !... Eh bien, je fis plus !... j’exigeai qu’elle devint la femme d’un autre !

PAULINE.

Comment ?...

PAUL.

Je croyais qu’elle ne pouvait être la mienne !... Vous êtes étonnée, Pauline !... Vous ne savez pas encore ce que ce monde hypocrite, qui loue la vertu et méprise le vice en public, tolère d’infamies, quand la fortune de ceux qui les commettent éblouit ses yeux !... Un honnête homme fut trompé !... mes amis d’alors en rirent beaucoup !... moi, pourtant, je tremblai en jetant aux bras d’un autre la jeune fille, coupable pour m’avoir aimé, qui s’était fiée à mon honneur, et dont la naïve et crédule innocence avait espéré me dévouer son avenir ! Elle obéit !... Elle était si pauvre !...Et moi j’étais si riche !... Mais, après deux années de larmes dévorées en silence, elle mourut !...

PAULINE.

Ah !... deux années !...

PAUL.

J’étais loin d’elle...et déjà le regret d’une mauvaise action et le souvenir de son amour avaient détruit le bonheur et la joie de ma jeunesse !... Une main sûre me remit de sa part une lettre et un portrait qui ne m’ont plus quitté ! Depuis cette époque, de grands malheurs ont troublé ma vie, renversé ma fortune et mon existence dans le monde !... mais rien n’a jamais approché de l’impression que me fit éprouver cette triste lettre... si ce n’est, Pauline, votre aveu d’aujourd’hui ! Écoutez, il faut que tout vous soit connu !

Il lit.

« Je vais mourir !... Je n’ai pu résister ou malheur de ma situation. Vous avoir connu, Paul, avoir eu l’espérance de vous consacrer sa vie, et vous perdre pour toujours, c’était la mort ! Quand vous lirez ces lignes, les dernières que ma main tracera, il ne restera plus rien de celle qui vous a tant aimé ! rien, que cette enfant pour qui je vous implore aujourd’hui !... Veillez sur elle !...et, si les malheurs de sa mère ont inspiré à votre cœur quelque pitié, tâchez d’écarter de votre fille les dangers qui ont perdu la pauvre Adèle ! »

PAULINE.

Adèle !... Et ce portrait ?...

Paul lui présente le portrait en détournant la tête ; elle le prend, le regarde, et recule en jetant un cri déchirant.

Ma mère !... c’était ma mère !

PAUL.

Ah ! le ciel me punit trop !... Et voilà donc les suites d’une faute irréparable ! Elle seule me restait au monde ; c’était le dernier lien qui m’attachait à la vie, et il se brise !... Elle me fuit maintenant, elle me hait, elle me maudit peut-être !... ah ! je suis bien malheureux !

PAULINE, se rapprochant avec émotion.

Malheureux !... vous !... ah, pardon !...

PAUL.

Quoi !... Tu ne me maudis pas ?

PAULINE.

Vous maudire ! vous, mon...

PAUL, lui mettant la main sur la bouche.

Silence !... enfant !... silence !...

Air : De votre bonté généreuse.

À tes côtés j’ai vécu sans famille,
Et j’ai seize ans veillé sur ton bonheur ;
Je tremble hélas, eu t’appelant ma fille,
Car dans ce mot tout est joie et douleur !
Toi qui m’aimas, pauvre Adèle pardonne !
Du haut des cieux, dans mes bras tu la vois !
Ce nom si doux, permets que je le donne
Pour la première... et la dernière fois !

PAULINE, s’écartant.

On vient !...

 

 

Scène XV

 

BOULAIN, PAULINE, PAUL

 

BOULAIN, une lettre à la main.

Voilà, voilà le congé de monsieur Eugène Moreau en bonne forme ! Il retournera tout seul à Bordeaux... car tout est arrangé sans doute ?

Il rit.

PAULINE, prenant la lettre.

Oui, tout est arrangé ; mais vous avez eu tort d’écrire ; il ne faut pas renvoyer monsieur Eugène Moreau.

Elle déchire la lettre.

BOULAIN, stupéfait.

Oh, oh !... En voici bien d’une autre !... Qu’est-ce que cela veut dire ?

PAUL.

Cela veut dire, monsieur Boulain, que Pauline réfléchira ; que ce mariage peut lui promettre une existence paisible et honorable, et qu’elle a autant de raison que de vertus !...

BOULAIN.

Comprenez quelque chose aux caprices des femmes, si vous pouvez !

FÉRON, entrant par le fond.

Je vous annonce monsieur Eugène Moreau ; il est en bas.

BOULAIN.

Bien !...vous étiez du complot !... Je devais m’en douter !... Allons, il était écrit que ma fille ne serait pas marquise.

PAUL, à part.

Puisse-t-elle être heureuse !

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