Première suite du cabriolet volant (Jean-François CAILHAVA DE L’ESTANDOUX)

Drame Philosophi-comi-tragiqu’estravagant en trois actes, orné de divertissements dans tous les genres.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1771.

 

Personnages

 

LE ROI BAHAMAN

LE ROI CASSEM

LA PRINCESSE

ARGENTINE

ARLEQUIN

PIERROT

PANTALON

SCAPIN

UN MÉDECIN Français

UN MÉDECIN de Chiens

UN DANSEUR

UN MUSICIEN

UN BELESPRIT

TROUPE DE SOLDATS

PEUPLE

 

La Scène est dans les cours du Palais.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN, seul

 

Il paraît, en s’enveloppant dans sa robe, comme un homme effaré, et regarde derrière lui en tremblant.

Ouf ! depuis que j’ai tué le Roi Cassem d’un coup de marmite, je crois avoir l’esprit de ce Prince sur mes talons. S’il m’apparaît, je sais bien ce que je ferai ; je lui demanderai des nouvelles de l’autre monde. Cela l’amusera peut-être, et l’empêchera de me tordre le cou.

 

 

Scène II

 

ARLEQUIN, SCAPIN

 

SCAPIN, dans la coulisse, d’une voix forte.

Laissez, laissez faire, il faudra bien qu’il vienne, je le traînerai plutôt par les oreilles.

ARLEQUIN.

Ah ! voilà l’esprit. Il est singulier que tous les revenants aient la voix enrouée ; apparemment qu’ils s’enrhument, en traversant le Styx.

SCAPIN.

Je vous l’amènerai, vous dis-je, mort ou vif.

ARLEQUIN, tremblant.

Oh ! pour vif, je t’en défie.

Il voit son ombre ; Lazzis de peur.

Ah ! voilà l’ombre du Roi Cassem.

SCAPIN.

Qu’as-tu ? Pourquoi trembles-tu ?

ARLEQUIN.

Ne vois-tu pas ?

SCAPIN.

Quoi !

ARLEQUIN.

Cette ombre qui me poursuit sans cesse ?

SCAPIN.

Imbécile ! ne vois-tu pas toi-même que c’est la tienne ?

ARLEQUIN fait des lazzis pour éprouver si ce qu’il voit est effectivement son ombre, il rit.

Tu as raison : ah, que je suis bête d’avoir peur de mon ombre !

SCAPIN.

Il n’est pas temps de rire. Le Roi Cassem n’est pas encore mort, ses troupes sont réunies auprès de lui. Il demande une entrevue au Roi Bahaman, et il offre de lui prouver que son Mahomet n’est qu’un imposteur.

ARLEQUIN.

Oui ! il le prend sur ce ton-là ! eh bien, je m’en vais remonter sur mon cabriolet, et prendre la fuite.

SCAPIN.

Un moment : il te restera toujours cette ressource. Tu ne dois pas encore renoncer à la Princesse, qui t’adore. Tu vas le voir. Sais-tu lire ?

ARLEQUIN.

Belle demande ! n’ai-je pas été Comédien ?

SCAPIN.

Ah ! cela n’est pas toujours une preuve. Lis donc cette lettre amoureuse que la Princesse t’écrit.

ARLEQUIN, lisant.

« La Princesse souhaite que la rosée du Ciel tombe longtemps sur votre barbe. Son petit toutou a des démangeaisons continuelles : on craint qu’il n’ait la gale ; venez vite le guérir ».

Riant.

Ho ! ho ! ho ! voilà donc le style amoureux des femmes de ce pays.

SCAPIN.

Étourdi que je suis ! la Princesse m’a remis deux lettres, et je t’ai donné celle qui s’adresse au médecin de ses chiens.

ARLEQUIN.

Diable ! voilà encore une nouvelle espèce de docteurs.

SCAPIN.

Et de docteurs d’importance. Ils font fortune plus vite que les autres. Voilà le billet doux qui t’est adresse.

ARLEQUIN, lit.

« La Princesse désire que le grand Mahomet ne repose jamais ses pieds que sur le plus beau tapis de Turquie, et qu’il soit continuellement assis sur le trône du bonheur. Elle le prie de triompher tout-à-fait du Roi Cassem, afin qu’elle soit incessamment unie au grand Mahomet par le Génie de la félicité, et que les Houris soient toutes jalouses de son sort. » À la bonne heure ! voilà une lettre qui est plus engageante que celle où il est question d’un toutou qui a la gale. Allons, puisque la Princesse le veut, il faut prendre courage, et tâcher de confondre mon rival. Ohé ! Pierrot, Pierrot !

 

 

Scène III

 

ARLEQUIN, SCAPIN, PIERROT

 

PIERROT.

Comme vous gueulez, Monsieur Mahomet !

ARLEQUIN.

Vite, vite ! cours atteler le cabriolet, et remplis le de marmites de fonte. Je vois bien que les tirlilans de ce pays ont la tête dure.

 

 

Scène IV

 

ARLEQUIN, SCAPIN, PANTALON

 

PANTALON, un mouchoir à la main.

Ah, mon cher filleul !

ARLEQUIN.

Eh bien, mon cher parrain !

PANTALON.

Faut-il que nous ayons fait une reconnaissance si touchante, pour n’en avoir que plus de chagrin en te voyant mourir ?

ARLEQUIN.

Mourir ! oh, mourir ! cela passe la raillerie ! N’ai-je pas mon cabriolet ?

PANTALON.

Hélas ! il n’y faut plus compter. Le Roi Cassem a dit au Roi Bahaman que cette machine faisait seule tout le pouvoir de son fourbe. Bahaman a résolu de faire arracher les ressorts du cabriolet et de l’enfermer dans son appartement. Il dit que c’est un moyen sûr pour savoir si son gendre prétendu est réellement Mahomet ou bien un scélérat.

ARLEQUIN.

Eh ! mes amis, faites en sorte de rattraper ce cher ressort.

 

 

Scène V

 

ARLEQUIN, SCAPIN, PANTALON, PIERROT

 

PIERROT, accourant.

Ah ! notre maître, nous sommes perdus, le cabrioler !...

ARLEQUIN.

Eh bien, le cabrioler !

PIERROT.

Les ressorts font enlevés. Et voici le Roi Bahaman.

On entend une fanfare.

ARLEQUIN.

Que devenir sans mon cher cabriolet ? où me fourrer ?

SCAPIN.

Allons, mon ami, mon ancien camarade, il faut payer d’effronterie.

 

 

Scène VI

 

ARLEQUIN, SCAPIN, PANTALON, PIERROT, LE ROI BAHAMAN, LA PRINCESSE, ARGENTINE, SOLDATS

 

LE ROI.

Grand Mahomet, votre rival vous accuse d’être un fourbe. Il m’a demandé une entrevue dans la quelle il offre de prouver ce qu’il avance. Je l’ai accordée, parce que je ne doute point que le grand Prophète ne manifeste toute sa puissance.

LA PRINCESSE.

Grand Mahomet ! laissez-vous toucher par mon amour, par mes larmes ; et réduisez en poudre votre indigne rival. Si ce n’est par tendresse pour toi, que ce soit du moins pour m’épargner l’horreur de lui donner une main qui vous était destinée.

ARLEQUIN, tremblant.

Rassurez-vous, mon cher petit morceau de sucre. Vous voyez à ma contenance, que je n’ai pas peur.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, UN HÉRAUT

 

LE HÉRAUT.

Seigneur, le Roi Cassem approche.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, LE ROI CASSEM, la tête enveloppée, et porté sur plusieurs étendards

 

ARLEQUIN.

Dis-moi, Tirliran, pourquoi n’es-tu pas mort, lorsque j’ai député du haut des airs une marmite, pour te l’ordonner ?

CASSEM.

Pourquoi, scélérat ? Pour prouver la maladresse du prétendu Mahomet, pour démasquer un fourbe, pour le punir.

ARLEQUIN.

Voilà mes vrais Tirlirans de théâtre, qu’on tue, et qui se portent bien un instant après.

CASSEM, se levant.

Roi Bahaman, je veux confondre l’imposteur : vos yeux, et en présence de nos deux armées ; je lui fais l’honneur de me mesurer avec lui.

PANTALON, bas à Arlequin.

Allons, anime-toi.

SCAPIN, bas.

Du courage.

ARLEQUIN, bas.

Du courage ! du courage ! tu fais bien que nous sommes tous poltrons dans notre famille.

CASSEM, jetant son gant.

Tiens : je te jette au nez le gage du combat.

ARLEQUIN, s’animant.

Sanguoidimi ! faire un pareil affront au nez de Mahomet... Messieurs, a-t-il en effet touché mon nez ?

PIERROT, à part.

Allons Pierrot, mon ami, il faut prouver que tous les Génies ne sont pas des bêtes.

BAHAMAN, ironiquement.

Quoi ! le grand Mahomet se laisse insulter !

LA PRINCESSE.

Ah ! s’il était en effet Mahomet, s’il lisait dans mon cœur !

CASSEM.

C’est moi qui vois malgré vous ce qui s’y passe ; le dépit d’avoir été trompée, votre orgueil offensé, rien ne vous guérit d’une folle passion ; et mon cœur mille fois plus faible que le vôtre, ne peut cesser de vous adorer ; mais je vais goûter un plaisir infini à vous prouver l’indignité de votre choix.

ARLEQUIN, à part.

Ahi ! ahi ! ne pourrai-je trouver aucun endroit pour m’échapper ? Il ne me faut pas beaucoup de place, on est si petit quand on a peur.

PIERROT escamote la batte d’Arlequin, passe derrière tout le monde, enlève le sabre de Cassem, met la batte à la place, et porte le sabre à Arlequin, en lui disant tout bas.

Voilà de quoi faire Mahomet.

ARLEQUIN, à part.

Ah, le plus charmant des Génies ! donne.

CASSEM.

Viens, malheureux, viens recevoir la mort.

ARLEQUIN.

Sanguoidimi ! la moutarde me monte au nez. Princesse de mon âme, vous Bahaman, mon futur beau-père, et vous peuple et soldats, soyez témoins d’un tour... digne d’un escamoteur céleste... et vous allez voir ce que vous allez voir. Sou ! fou ! presto ! partez muscade.

CASSEM, voulant mettre le sabre à la main, trouve la batte à la place.

Est-il possible ? Ô ciel !

BAHAMAN.

Je suis presque aussi surpris que lui.

LA PRINCESSE.

Eh bien, mon père, avais-je tort de conserver mon cœur au digne objet qui l’a charmé ?

PEUPLE et SOLDATS.

Vive, vive Mahomet !

ARLEQUIN.

Approche donc, afin que Mahomet te fasse l’honneur de te tuer tout-à-fait, pour t’apprendre à vivre.

CASSEM.

Bahaman, peuple, soldats, écoutez-moi à mon tour. J’ignore quels sont les charmes dont se sert l’imposteur ; mais il n’en est point qui tienne contre la bravoure et contre l’amour offense ; je soutiens que mon rival est un fourbe, et pour le prouver, j’offre de me battre avec lui, malgré l’inégalité de nos armes ; défends-toi, malheureux.

ARLEQUIN, à part.

Il a le diable au corps.

SCAPIN, bas.

Ferme.

PANTALON, bas.

Avance.

PIERROT, bas.

Allons donc, Mahomet.

CASSEM.

Tu fuis, lâche ?

Il désarme Arlequin, l’assomme à coup de batte, et le poursuit à grands coups de pied dans le derrière.

LA PRINCESSE, bas.

Ah ! ma chère Argentine, conçois-tu les maux qui me menacent ?

CASSEM.

Ingrate, rougissez, et ne pleurez pas.

BAHAMAN.

Qu’on poursuive le scélérat, qu’on le jette dans un cachot ; et vous, Cassem, soyez sûr que d’abord après son supplice, je réparerai mes torts en vous unissant à la Princesse.

Tous défilent en ordre.

 

 

ACTE II

 

La Scène représente une Prison.

 

 

Scène première

 

ARLEQUIN, PIERROT

 

ARLEQUIN, appuyé sur une table auprès d’une lampe ; Pierrot assis à terre, boit et mange.

Tu es bien heureux, le chagrin ne t’ôte pas l’appétit.

PIERROT.

Que voulez-vous ? il faut bien se consoler.

ARLEQUIN.

Comment t’a-t-on permis de rester avec moi ?

PIERROT.

Grâce à mon air idiot, on m’a cru la dupe et non pas le complice de mon maître.

ARLEQUIN.

J’ai vu une infinité de gens réussir dans le monde, en s’y donnant un air bête. Sors, informe-toi, fans faire semblant de rien, si je suis condamné au ganchou, et tu viendras m’instruire.

PIERROT.

Allons.

ARLEQUIN.

Attends, attends ; et si je suis condamné, comment m’annonceras-tu cette nouvelle ?

PIERROT.

Eh ! parbleu, comme on annonce une mauvaise nouvelle, en pleurant, en sanglotant. Tenez : voulez-vous voir si j’aurai bonne grâce ? Ah ! ah ! 

ARLEQUIN.

Voilà précisément ce qu’il ne faut pas. C’était bon autrefois ; mais à présent on a trouvé une façon bien plus touchante.

PIERROT.

Oh ! je ne savais pas cela. Voulez-vous bien me la montrer cette façon touchante ?

ARLEQUIN.

Écoute : admire, et profite. Si je dois mourir, tu casseras trois bouteilles, à la porte de ma prison.

PIERROT.

Ah ! trois bouteilles, quel dommage ! si du moins je les vidais !

ARLEQUIN.

Fais comme tu voudras.

PIERROT.

À la bonne heure ; mais encore une fois, pour quoi ces trois bouteilles ?

ARLEQUIN.

Tu verras, tu verras l’effet que ces trois bouteilles produiront.

 

 

Scène II

 

ARLEQUIN, seul

 

Me voilà seul ! que faire ?... Parbleu te voilà bien embarrassé ? Il n’y a qu’à imiter tous les illustres prisonniers, réfléchir à haute voix, et débiter des moralités sur la virlicircissitude des choses humaines... Hier j’ai tué un Roi à coups de marmite ; j’étais Roi moi-même, j’épousais une belle Princesse. Aujourd’hui, le Roi que j’ai tué hier, me donne cent coups de pied dans le derrière, épouse ma maîtresse, et me voici en prison... Ah ! si les virlicircissitudes humaines pouvaient mettre ce soir mon ennemi à ma place, et me remettre à la sienne, elles feraient un grand coup ; mais non : elles n’en feront rien. Ce serait folie de l’espérer... Cependant on voit tous les jours des choses plus extraordinaires ; et les virlicircissitudes ne sont pas pour rien des virlicircissitudes.

 

 

Scène III

 

ARLEQUIN, SCAPIN

 

SCAPIN.

Ah ! mon ami, que je suis fâché de te voir en prison !

ARLEQUIN.

Et moi d’y être.

SCAPIN.

Du moins j’ai à t’annoncer une consolation. La Princesse me suit.

ARLEQUIN, froidement.

Je savais cela.

SCAPIN.

Comment tu savais cela ? Et les portes, les verrous, les sentinelles ?

ARLEQUIN.

Bagatelles : depuis quelque temps toutes les Princesses qui savent vivre ne manquent pas d’aller voir leurs amants, quand ils sont en prison. Elles passent apparemment par le trou de la serrure.

SCAPIN.

La Princesse entre : en confident discret, je te laisse et vais faire sentinelle.

 

 

Scène IV

 

LA PRINCESSE, ARLEQUIN, ARGENTINE

 

ARLEQUIN.

Princesse de mon âme, je vous demande bien excuse de toutes les impostures que j’ai faites pour obtenir votre main ; mais vous êtes si belle, que mon plus grand regret est de n’en pouvoir plus faire.

LA PRINCESSE.

Ah ! c’est à vous que je suis attachée ; votre grandeur ne m’avait pas séduite, et je vous aimerai toujours.

ARLEQUIN.

Quelle félicité !...

On entend casser une bouteille, à part.

Sangoidimi, je suis perdu.

LA PRINCESSE.

Qu’avez-vous ?

ARGENTINE.

Ne vous troublez pas, ce n’est qu’une bouteille cassée.

ARLEQUIN, à part.

Euh ! quelle bouteille !

Haut.

Je n’ai pas peur... mais le plaisir de m’entendre dire par une si belle bouche, que je suis aimé... la joie passant tout-à-coup... dans le cœur...

On entend une seconde bouteille, à part.

me voilà enterré.

LA PRINCESSE.

Qu’est-ce qui peut vous agiter ainsi ?

ARGENTINE.

Ce n’est encore qu’une bouteille.

ARLEQUIN, d’un ton pathétique.

Ah ! il y a bouteille et bouteille.

On entend casser la troisième bouteille, à part.

Tout est dit. Qu’il est fâcheux, dans de certaines circonstances, d’avoir des témoins, et de ne pouvoir faire des grimaces tout à son aise !

LA PRINCESSE.

Vous êtes si agité, que vous me jetez à mon tour dans le plus grand trouble... Qu’avez-vous enfin ?

ARLEQUIN.

J’ai bien envie de vous le dire : mais je n’en ferai rien, à moins que vous ne me priiez bien fort.

LA PRINCESSE.

Ah ! je vous en supplie.

ARLEQUIN, à Argentine.

Et vous ?

ARGENTINE.

Je vous en prie aussi.

ARLEQUIN.

Eh bien ! apprenez mon malheur. Ces trois coups de bouteilles m’annoncent que je fais condamné au ganchou.

LA PRINCESSE.

Comment ! vous apprenez cette fatale nouvelle avec tant de sang-froid ?

ARLEQUIN, tremblant.

Vous voyez.

ARGENTINE.

Il faut que vous soyez un Philosophe.

ARLEQUIN.

Moi... un Philosophe ?... c’est donc sans le savoir.

 

 

Scène V

 

LA PRINCESSE, ARLEQUIN, ARGENTINE, PIERROT

 

PIERROT.

Ma foi, je n’ai plus de bouteilles : je viens tout uniment vous annoncer que vous allez mourir, et que la garde s’avance pour vous conduire au supplice.

LA PRINCESSE.

Il me perce le cœur.

ARLEQUIN.

Adieu Princesse : je vais sauter.

ARGENTINE.

Que ces adieux sont touchants ! Ils me font répandre des larmes.

LA PRINCESSE.

Faut-il voir périr dans les tourments les plus affreux, ce que l’on a de plus cher !

ARLEQUIN.

Ah ! vous me fendez l’âme.

PIERROT.

Puisque vous pleurez tous, il faut bien que je me mette de la partie.

ARGENTINE.

Oui, pleurons...

Ils pleurent, et Argentine les interrompt tout-à-coup.

Non ; ne pleurons point : je fais un moyen de sauver votre amant.

LA PRINCESSE.

Dieux ! serait-il possible ?

ARLEQUIN.

Ah ! le grand coup !

ARGENTINE.

Vous savez que dans ce pays on a beaucoup de respect pour les fous ; et que, suivant les lois de Mahomet, ils ne peuvent pas être condamnés.

LA PRINCESSE.

Chère Argentine ! mon cœur te devine.

ARGENTINE.

Mon frère n’a qu’à faire des folies, quand on le mènera au ganchou.

ARLEQUIN.

Oh ! parbleu, s’il ne tient qu’à faire le fou, j’ai Ville gagnée ; j’en ai tant vu, et de-tant de façons dans ma Patrie !

ARGENTINE.

En ce cas-là, je vous réponds de tout. Et nous Madame, sortons vite par quelqu’une de ces portes secrètes qu’on trouve toujours fort à propos les Soldats paraissent à l’autre.

 

 

Scène VI

 

ARLEQUIN, LES SOLDATS

 

ARLEQUIN, gaiement

Eh bien, Messieurs ! qu’est-ce que c’est ? Vous me faites bien attendre ; savez-vous que je suis pressé, moi, que j’ai plus d’une affaire... Attention au commandement... À droite... À gauche... Remettez-vous... Marche...

Il se met à leur tête.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, une toile se lève, on voit le Ganchou, autour duquel sont des Troupes rangées en demi-cercle, BAHAMAN, CASSEM, PANTALON, SCAPIN, sont dans l’enceinte

 

CASSEM.

Ah te voilà, scélérat !

BAHAMAN.

Infâme ! tu vas enfin subir le châtiment dû à tes crimes.

ARLEQUIN.

Infâme ! scélérat ! Que veut dire tout cela ? Est-ce ainsi que l’on reçoit une personne à qui l’on prépare une fête ? Allons, allons, rangez-vous ; que je faute dans ce charmant petit ganchou. Une jolie danseuse de l’Opéra m’y attend ; et je veux, pour lui plaire, faite la cabriole.

BAHAMAN.

Qu’il obéisse bien vite.

ARLEQUIN.

Voulez-vous parier avec moi douze sols, Messieurs les Rois, a qui fautera de meilleure grâce ?

UN SOLDAT.

Allons, allons ; point tant de façons.

Arlequin prend son élan trois ou quatre fois.

CASSEM.

Saute donc, malheureux, voilà trois ou quatre fois que tu fais semblant.

ARLEQUIN.

Parbleu, je vous le donne en dix.

BAHAMAN.

Gardes, qu’on le précipite.

ARLEQUIN.

Non, non : maintenant c’est pour tout de bon. Attendez, attendez. M. Bahaman, voudriez-vous me faire le plaisir de garder mon nez, comme il est de verre il pourrait se casser.

Arlequin fait par gradation mille folies, il croit être une petite poulette, il chante et veut pondre. Il passe ensuite Son ceinturon autour de son cou, dit qu’il est un cheval anglais, qu’il veut remporter le prix à la plains des Sablons, présente sa croupe à tout le monde, pour qu’on le monte, va le pas, le trot, le grand galop, finit par s’attacher à une porte, et reste là en ruant de temps en temps, en hennissant. Scapin a mis tout bas Pantalon au fait de la ruse.

PANTALON.

La crainte du supplice a fait tourner la tête à ce misérable. Grand Sultan ! souvenez-vous de la loi de l’Alcoran, qui veut qu’on respecte les fous.

CASSEM.

Ne serait-ce pas une nouvelle ruse de l’imposteur !

BAHAMAN.

Je veux, pour ne rien faire au hasard, prendre l’avis de la Médecine. Pantalon, vous avez quelque notion de cette science ? mon médecin français viendra consulter avec vous... Qu’on l’avertisse.

Les deux Princes sortent, les troupes défilent.

 

 

Scène VIII

 

PANTALON, ARLEQUIN, SCAPIN

 

PANTALON.

Ô merveille ! viens que je t’embrasse. Mais ce n’est pas tout : il faut si bien continuer à faire le fou, que le médecin en soit la dupe.

ARLEQUIN.

La chose me sera facile. Les médecins français ne sont pas des sorciers.

SCAPIN.

Vite, vite : remets-toi au filet. Le médecin va paraître.

 

 

Scène IX

 

PANTALON, ARLEQUIN, SCAPIN, LE MÉDECIN FRANÇAIS

 

Arlequin se rattache à la porte : il rue ; Pierrot le flatte ; le Médecin Français qui doit être très petit maître et parler d’un ton mielleux, entre.

LE MÉDECIN à son laquais.

Qu’on mette des chevaux frais à ma voiture... d’honneur, il y a des moments où je voudrais être le médecin le plus ignorant de toutes les Facultés.

PANTALON, à part.

Souvent on n’en a pas moins la vogue.

LE MÉDECIN.

Le Sultan assure, Monsieur, que vous avez quelque teinture de la Médecine.

PANTALON.

Oui, Monsieur, et...

LE MÉDECIN.

Je vous en félicite, Monsieur, je vous en félicite. On m’a parlé d’un homme maniaque, ou qui prétend l’être, il faut le voir de près.

PANTALON.

Le voilà, Monsieur : la crainte de la mort a dérangé sa cervelle ; sa folie est de se croire un cheval.

LE MÉDECIN, ricanant.

Tant d’animaux ont en revanche la folie de se croire des hommes.

PANTALON, à part.

Le Médecin fait des calembours. Je ne suis plus surpris, s’il est couru.

PIERROT.

Ne ruez pas, mon cher maître, vous callerez les dents à votre Médecin.

ARLEQUIN.

C’est le Maréchal ? Qu’il reste dans sa boutique. Je ne veux pas être ferré.

Il rue plus fort.

LE MÉDECIN.

Prendre un grand Médecin pour un maréchal ! En effet, cet homme est très fou ; qu’il se retire, et qu’on m’apporte de l’encre et du papier, pour lui expédier un brevet de folie.

ARLEQUIN, à part.

Je l’avais bien dit, que les Médecins Français n’étaient pas des sorciers.

Il sort en ruant.

 

 

Scène X

 

PANTALON, LE MÉDECIN, PIERROT

 

PANTALON.

Le commence à respirer ; voilà, je crois, Arlequin hors de danger.

LE MÉDECIN.

Qu’on se dépêche donc : me prend-on pour un Médecin désœuvré ?

PIERROT apporte une table, une chaise, prend le Médecin par les épaules, le fait asseoir, en lui disant bêtement.

Écrivez : voilà tout ce qu’il faut pour rendre un homme fou.

LE MÉDECIN, écrivant.

Non, d’honneur, je ne conçois pas la quantité des malades que j’ai à voir. En sortant d’ici, je vais chez une femme charmante, et qui m’intéresse beaucoup ; elle avait la manie de ne vouloir pas être inoculée, aussi a-t-elle la petite vérole ; mais je lui ferai mettre si souvent les pieds dans l’eau froide, je lui ferai boire tant de limonade à la glace, tant d’eau de poulet...

PANTALON.

Qu’elle mourra.

LE MÉDECIN, cessant d’écrire, d’un ton piqué.

Non, Monsieur, qu’elle guérira. En tout cas, ce sera son affaire, et non pas la vôtre. Me prenez-vous pour un ignorant ?

PANTALON.

Non pas. Mais il ne vous manque plus que de mettre vos malades aux pommes.

LE MÉDECIN se lève en jetant la plume.

S’il me plaît.

Il se radoucit et prend un air de mépris.

Monsieur n’est pas pour la Médecine moderne, je baise bien les mains à lui et à ses anciens.

Il veut sortir.

PANTALON, courant après.

Monsieur, Monsieur ! vous oubliez de signer ce certificat de folie.

LE MÉDECIN.

J’ai fait des réflexions, et votre malade n’est point fou.

PANTALON.

Il n’est pas fou

Bas.

Ah ! ! pauvre Arlequin...

Haut.

Monsieur, un moment : quelle est donc sa maladie ?

LE MÉDECIN, embarrassé.

Sa maladie ?... Quelle est sa maladie... Il a la maladie des nerfs.

PANTALON.

La maladie des nerfs !

LE MÉDECIN.

Eh ! oui, Monsieur, la maladie des nerfs. Il guérira en frottant sa chambre, en se promenant une canne à la main sur les boulevards, en vivant de farineux, en déjeunant tous les matins avec trois marrons de Lyon. Puisqu’il a la maladie des jolies femmes, il faut le traiter de même.

PANTALON.

Songez, de grâce, qu’en soutenant votre opinion, vous précipitez un pauvre diable dans le ganchou.

LE MÉDECIN, sèchement.

Tant pis pour lui, Monsieur.

PANTALON, désespéré, à part.

Ah, pauvre Arlequin ! pauvre Arlequin !

 

 

Scène XI

 

PANTALON, LE MÉDECIN FRANÇAIS, UN MÉDECIN DE CHIENS

 

LE MÉDECIN DE CHIENS, en se tournant vers la coulisse, avec l’accent Gascon.

Né vous ai-je pas dit de mettre un bâton dé soufre dans son eau, et qu’il guérirait de la maladie. Eh, donc ! exécutez mon ordonnance.

PANTALON, au Médecin.

Ah ! de grâce, Monsieur ! accordez-moi encore un instant. Je juge par l’habit et les discours de cet homme, qu’il est Médecin. Permettez que nous le consultions.

LE MÉDECIN se jette dans un fauteuil, d’un air d’ennui.

Eh ! voyons : finissons donc, Monsieur.

PANTALON, au Médecin de Chiens.

N’ai-je pas l’avantage de parler à un Docteur ?

LE MÉDECIN DE CHIENS.

Et un Doctûr très Doctûr, sur ma parole ; aussi l’on a beau vouloir mé mordre et aboyer après moi, je vais toujours mon train.

PANTALON.

Permettez que je vous consulte pour un malade que nous allons vous faire voir.

Il appelle.

Holà !

LE MÉDECIN DE CHIENS.

Je l’ai déjà vu. La Princesse m’a ordonné dé lé visiter, et j’ai bien réfléchi sur les symptômes de sa maladie.

PANTALON, vivement.

Eh bien, Monsieur ! n’est-il pas vrai qu’il est fou ?

LE MÉDECIN, prenant du tabac.

N’est-il pas vrai qu’il a la maladie des nerfs ?

LE MÉDECIN DE CHIENS.

Sandis ? vous voulez rire, je pense ? Le malade a la gale.

PANTALON, surpris.

La gale !

LE MÉDECIN, riant.

La gale ! Ah ! ah !

LE MÉDECIN DE CHIENS, le contrefaisant.

Ah ! ah ! ah... Oui, la gale, et la gale la mieux conditionnée. Si la Princesse continue à coucher avec lui, elle la prendra.

LE MÉDECIN, riant plus fort.

Quoi ! la Princesse couche...

PANTALON.

Vous êtes bien téméraire de tenir de pareils propos.

LE MÉDECIN DE CHIENS.

Dieu mé damne ! Ils ont tous deux la cervelle disloquée. Serait-ce lé premier chien qui aurait donné la gale à la maîtresse ?

PANTALON.

En voici bien d’un autre !

LE MÉDECIN, se levant en colère.

Quoi ! Monsieur le Docteur est un Médecin de Chiens ?

LE MÉDECIN DE CHIENS.

Fort à votre service.

LE MÉDECIN.

On compromet un homme d’importance avec un bateleur !

LE MÉDECIN DE CHIENS.

Ah ! tout beau, mon confrère !

LE MÉDECIN.

Sors d’ici, ignorant.

LE MÉDECIN DE CHIENS.

Ignorant toi-même. Il faut bien qué jé fois plus habile qué toi, puisque mes malades ne peuvent point me dire ce qui leur fait du mal.

PANTALON.

Eh, Messieurs les Docteurs ! ménagez-vous entre gens du même métier !

LE MÉDECIN.

Si je ne craignais de déranger l’économie de ma perruque, je t’apprendrais bien...

LE MÉDECIN DE CHIENS.

Tu crains pour ce qui té rend récommandable ; mais voilà ta Médecine bas.

Il lui arrache sa perruque.

LE MÉDECIN, furieux.

Ma perruque ! Ah, profane ! la tienne éprouvera bientôt le même sort.

Il la jette à terre.

LE MÉDECIN DE CHIENS.

Tes oreilles mé feront raison de son insolence.

LE MÉDECIN.

Je vais immoler les tiennes à la Faculté offensée.

PANTALON, à part.

Les voilà bientôt deux Docteurs à longues oreilles.

Les deux Médecins se prennent aux oreilles : ils s’envisagent, et restent surpris.

LE MÉDECIN DE CHIENS.

Qué vois-je ? Sandis !

LE MÉDECIN.

Ne me trompé-je point ?

LE MÉDECIN DE CHIENS.

À présent que vous êtes sans perruque, je crois vous reconnaître.

LE MÉDECIN.

Et moi aussi.

LE MÉDECIN DE CHIENS, bas.

Mettons-nous à l’écart. Né vous ai-jé pas vu Machiniste dans une Troupe dé Comédie, à Montpellier ?

LE MÉDECIN.

Ne vous ai-je pas vu exercer le même emploi dans la même Ville ?

LE MÉDECIN DE CHIENS.

C’est là que j’ai appris quelques mots dé Médecine.

LE MÉDECIN.

Et moi aussi.

Tous deux ensemble, en s’embrassant.

Ah ! mon ami !

PANTALON.

Il pleut des reconnaissances dans ce pays !

LE MÉDECIN DE CHIENS, à Pantalon.

Vous avez été témoin d’une reconnaissance entre un Oreste et un Pilade.

PANTALON.

Où vous êtes-vous connus ?

LE MÉDECIN.

Sur le théat... sur les bancs de Montpellier, où tout retentissait du bruit de son savoir. Tous les rivaux disparaissaient devant lui,

Bas.

par la trappe.

LE MÉDECIN DE CHIENS.

Je vous y ai vu aussi étourdir tous vos adversaires, tonner sur eux et les foudroyer,

Bas.

du haut du cintre.

PANTALON.

Eh ! Messieurs les Docteurs, en faveur de votre reconnaissance, revoyons ensemble mon malade. Peut-être nous trouverons-nous présentement du même avis.

LE MÉDECIN.

Allons : je le veux bien.

LE MÉDECIN DE CHIENS, à part au Docteur.

Il faut lé ménager, pour qu’il né raconte pas notre querelle ; on en rirait peut-être.

On amène Arlequin qui continue ses folies.

 

 

Scène XII

 

PANTALON, LE MÉDECIN FRANÇAIS, UN MÉDECIN DE CHIENS, ARLEQUIN, PIERROT

 

ARLEQUIN.

Je me fâcherai à la fin, si l’on ne veut pas me laisser sauter dans le ganchou, où je suis attendu par une nymphe charmante. Gare !... gare !... Saute, Marquis.

Il saute de l’autre côté.

Ahi ! ahi ! voilà un sabre qui m’a coupé un bras.

Il cache un bras derrière son dos.

Bon ! un rasoir qui vient de me couper l’autre bras.

Il le cache aussi.

Voilà une cuisse à part,

Il marche à cloche-pied.

l’autre ne tient qu’à un filet.

Il se roule à terre.

Ah ! je vois ma tête pendue là-haut à un crochet. Comment diable me présenterai-je à ma belle ? il ne me reste pas le plus petit membre. À ce compte, je suis donc mort ?...

Il se tâte.

Oh ! oui !... je suis bien mort.

Le MÉDECIN DE CHIENS, à part au Docteur.

Sandis ! je crois connaître cet homme.

LE MÉDECIN, à part.

Et moi aussi.

ARLEQUIN.

Voilà Caron qui se présente pour me passer dans l’autre monde. – Serviteur, M. le Batelier, allons : que l’on me passe. – As-tu de l’argent ? – Je n’ai pas le sou. – Eh bien tu ne passeras pas. – Parbleu je passerai, car je nage comme un barbet.

Il fait semblant de se jeter dans le fleuve, de le passer à la nage.

LE MÉDECIN, à part.

Je pense avoir vu cet homme à Montpellier.

LE MÉDECIN DE CHIENS, bas.

J’en ai aussi quelque idée confuse.

ARLEQUIN.

Autre embarras ! voilà M. Cerbère qui se présente avec ses trois gueules ouvertes : Bouf ! bouf ! – bafe ! bafe ! – ouay – ouay – ouay. – C’est comme là-haut, les roquets dans tous les genres sont ceux qui font le plus de bruit. Diable ! M. Cerbère serait un excellent acteur pour l’Opéra ; il chanterait un trio à lui tout seul. Sautons par-dessus sa tête. Bon ! j’ai esquivé le coup de dent. – Me voilà dans les enfers : grâce ! grâce ! Mesdames les Furies.

Il fuit d’un côté et d’autre.

Quoi ! pour me mieux tourmenter, vous me poursuivez, avec des tragédies modernes et des drames surtout ; cela est trop cruel. Ah ! Monsieur Pluton, Madame Proserpine, je me mets sous votre protection.

Il saute d’un côté et d’autre, comme si Proserpine et Pluton lui parloient.

– Qu’étais-tu dans l’autre monde ? – Comédien, Monsieur Pluton. –  T’es-tu éloigné de la nature ? – Hélas ! Madame Proserpine, je m’en rapprochais d’aussi près qu’il m’était possible. – Tu as donc préféré le suffrage des connaisseurs aux applaudissements de la multitude ? – Toujours. – As-tu fait rire ? – Quelquefois les gens de goût. – Allons, mon cher Plutonichet, il faut le traiter favorablement. – Je le veux bien, ma chiere Proserpinette. Aux Champs-Élysées, pour être valet-de-chambre de Molière. – Sanguoidimi ! que me voilà content ! que je vais embrasser mon cher Molière ! gare, gare ! faites-moi place, que j’aille vite dans les champs des risées.

LE MÉDECIN DE CHIENS, à part au Médecin.

C’est Arlequin.

LE MÉDECIN.

En effet, c’est lui même.

ARLEQUIN, faisant semblant de prendre Pantalon pour Molière.

Eh ! bonjour, Monsieur Molière, comment vous portez-vous, depuis que vous êtes mort ?

PANTALON, au Médecin.

Il me fait certainement bien de l’honneur de me prendre pour Molière ; mais il faut me prêter à sa folie. – Que dit-on, que pense-t-on de moi là-haut ? Comment m’y traite-t-on ?

ARLEQUIN.

À merveille. Quelques Auteurs disent que vous avez été bon pour votre temps : mais que si vous reveniez au monde, il faudrait les imiter ou tomber ; qu’eux seuls ont trouvé le vrai genre que vous n’aviez pas connu. Que vos personnages sont ignobles ! votre ton bourgeois, point de traits philosophiques à la mode ; point d’intérêt... Vous riez ? Eh bien ! voilà par exemple ce qu’ils ne veulent pas.

PANTALON.

Mais qu’est-ce donc que les pièces de ces Messieurs, qu’on préfère aux miennes ?

ARLEQUIN.

Ma foi, je n’en Sais trop rien. Il y a beaucoup des oh ! des ah ! des points surtout. Les Personnages ont toujours à la bouche les mots de sentiment, de délicatesse, d’honnêteté ; mais ils ressemblent au beau Léandre, qui parle toujours de sa bravoure, et ne la met jamais en action.

PANTALON.

Les Comédiens ne font-ils rien pour la gloire de leur ancien père nourricier.

ARLEQUIN.

Oh que si ! ils vous ont joué pendant cent ans en robe de chambre, et les petits jours ; les cent ans révolus, crac, on a fait une reprise de vos pièces, avec tout l’appareil possible, et l’on vous a couvert de plus de lauriers, que tous les jambons de Bayonne ; mais cela n’a pas duré longtemps, et vous êtes de nouveau livré à la doublure.

LE MÉDECIN DE CHIENS, à part au Médecin.

Oh ! oui. C’est Arlequin. Il y a là-dessous quelque chose que nous ne pouvons pas comprendre.

LE MÉDECIN, bas.

Et dont nous serons vraisemblablement instruits avec le temps. En attendant, signons son brevet de folie, puisqu’il doit le garantir de la mort.

LE MÉDECIN DE CHIENS.

Commencez, sans façon. Il n’en faut point entre confrères.

Ils signent.

ARLEQUIN, se récriant.

Que vois-je, mon cher Molière ! une foule d’ennemis t’entourent. C’est le clinquant, le bel-esprit, les sentences, les tirades, les jeux de mots, tous veulent t’égratigner. Oh ! je ne souffrirai pas cela.

PANTALON.

Ce n’est rien, mon ami, tout cela ne se soutient pas, tout cela tombe de soi-même.

ARLEQUIN.

N’importe : je m’en vais les rosser de la belle manière.

Il prend sa batte et rosse les Médecins. Ce lui des Chiens sort bien vite, l’autre fort lentement.

 

 

Scène XIII

 

ARLEQUIN, PANTALON, PIERROT, SCAPIN

 

PANTALON, embrasant Arlequin.

Bravo ! mon cher filleul.

PIERROT, riant.

Vous êtes un drôle de fou, mon cher Maître.

SCAPIN.

Suis-moi bien vite, et viens profiter des bontés de la Princesse. Elle t’envoie ce paquet ; il y a des habits de femme, tu les mettras et tu te sauveras. Grâce à ton brevet de folie, tu n’es plus observé.

ARLEQUIN.

Allons. Venez m’aider à faire ma toilette ; mais de grâce, n’ajoutez pas trop à mes charmes. Je suis si malheureux que je crains jusqu’à ma beauté.

 

 

ACTE III

 

Le Théâtre représente un Vestibule du Palais de Bahaman.

 

 

Scène première

 

SCAPIN, PANTALON

 

PANTALON.

Vous avez l’air soucieux, mon cher Scapin.

SCAPIN.

Hélas ! ce n’est pas pour moi, c’est pour ce pauvre diable d’Arlequin.

PANTALON.

Grâce à la Princesse, il s’est embarqué secrète meut sur un vaisseau français, et il doit être maintenant hors de danger.

SCAPIN.

Comment ! vous ignorez le nouveau malheur qui lui est arrivé ?

PANTALON.

Eh, mon Dieu, oui. Instruisez-moi de grâce.

SCAPIN.

Il s’est embarqué, déguisé en femme, comme vous savez.

PANTALON.

Eh bien ?

SCAPIN.

À une certaine hauteur, un Corsaire a pris le Navire, a ramené Arlequin, et l’a vendu avec tout l’équipage à un Marchand d’esclaves.

PANTALON.

Le pauvre malheureux ! sera-t-il toujours ballotté par le destin ?

SCAPIN.

Le voici avec le Marchand.

 

 

Scène II

 

SCAPIN, PANTALON, LE MARCHAND, ARLEQUIN, vêtu et coiffé en femme Turque, ESCLAVES de toutes les Nations

 

LE MARCHAND, à Arlequin.

Passez la première, ma belle ; c’est sur vous que je compte ; et vous autres, marchez après : je vous défends de parler.

UNE ESCLAVE.

C’est maladroit à vous ; nous pourrions dire de jolies choses : l’on nous achèterait plutôt.

LE MARCHAND.

Oui : mais pendant que vous parleriez, je ne parlerais pas, moi ; et j’aime à dire des bons mots : c’est ce qui m’achalande.

SECONDE ESCLAVE.

Pourquoi donc nous faire paraître ?

LE MARCHAND.

Comptez-vous pour rien le tableau ?

SCAPIN, bas, à Pantalon.

Tâchez de parler à Arlequin, tandis que j’amuserai le Marchand.

Haut, au Marchand.

Votre serviteur : comment va le commerce ? Je crois vous avoir déjà vu quelque part.

LE MARCHAND.

À Smyrne, sans doute.

SCAPIN.

Non, non : je me rappelle où ; c’est dans l’Île des Amazones modernes.[1]

ARLEQUIN, bas, à Pantalon.

Je vous en prie, mon cher parrain, rachetez-moi.

PANTALON.

Combien voulez-vous de cette Esclave ?

LE MARCHAND.

Oh ! oh ! qu’elle n’est pas pour vous. Notre Sultan aime les Brunes ; je lui ai fait proposer celle-ci, et j’attends la réponse.

ARLEQUIN, fort alarmé.

Ah ! mon cher parrain ! ah ! mon cher camarade ! que vais-je devenir, si le Sultan m’achète en effet ?

SCAPIN.

Hélas ! nous ne pouvons que te plaindre.

PANTALON.

Et gémir de ton sort.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, UN EUNUQUE

 

UN EUNUQUE.

Seigneur Marchand. Sur le portrait que j’ai fait de votre Esclave à notre Monarque, il a conçu pour elle la plus forte passion. Il a déjà donné des ordres pour qu’on lui préparât des habits dignes de sa beauté : et je suis chargé de la conduire au sérail. Venez, la belle.

ARLEQUIN.

Moi, au sérail ? une femme comme moi ? Vous alarmez ma pudeur.

Il se débat : on l’emmène.

 

 

Scène IV

 

LE MARCHAND, SCAPIN, PANTALON

 

LE MARCHAND.

Voyez : n’ai-je pas bien fait de vous la refuser ? Je vous avais bien dit que le Sultan aimait les Brunes.

SCAPIN.

Le Sultan aime les Brunes, à la vérité ; mais celle-ci l’est un peu trop.

LE MARCHAND.

Bah ! c’est qu’elle est hâlée ; elle n’aura pas plutôt mis quelques couches de tartre sur son visage, qu’elle sera comme la plupart des femmes.

PANTALON, à part.

Ah ! pauvre Arlequin ! pauvre Arlequin !

 

 

Scène V

 

Le Théâtre change, et représente un Appartement magnifique ; des ESCLAVES de tout sexe apportent ce qu’il faut pour dresser une toilette, ARLEQUIN paraît avec un peignoir fort élégant, noué d’un ruban couleur de rose, et se met à sa toilette, entouré de ses femmes

 

ARLEQUIN essaie de plusieurs rouges, et met beaucoup de poudre surs on visage.

Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que je ne trouverai pas une patte de lièvre pour étendre mon rouge ? Mesdemoiselles, vous êtes d’une négligence ! Ne voilà-t-il point que je ne trouve point ma gorge ! Voyons ? Ah ! je le crois bien, vous vous en parez.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, SCAPIN

 

SCAPIN.

Belle Sultane ! voici des gens à talents qui viennent, par ordre du Sultan, vous faire leur cour et vous demander votre protection.

ARLEQUIN, avec dédain.

Eh, mon Dieu ! qu’ils entrent, qu’ils entrent : puisqu’il est du bon ton d’avoir de ces gens-là à sa toilette.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, UN DANSEUR, UN MUSICIEN

 

LE DANSEUR, enveloppé d’un grand manteau.

Vous voyez oun phénomene ; dous hommes qui professent dous arts différents, et qui vivent dans la piou grande intelligence.

ARLEQUIN.

Le phénomène le serait bien davantage, si vous couriez tous deux la même carrière. Voyons, Messieurs, qui êtes-vous, que savez-vous faire ?

LE MUSICIEN.

On me nomme M. Diesis ; et je suis le Dieu de la musique.

LE DANSEUR.

Je m’appelle M. de la Passe-Caille ; et je souis l’ou Diou de la danse.

ARLEQUIN.

Je suis pénétrée que deux Dieux veuillent bien s’humaniser pour moi.

LE MUSICIEN.

Si la Sultane daigne le permettre, je vais lui composer, en impromptu, une ariette, avec les paroles les plus sonores qui me viendront dans la tête. Nous autres grands Musiciens nous comptons pour rien la rime et la raison ; nous ne demandons que des syllabes musicales ; nous croyons fermement, que les vers les plus mauvais sont les plus favorables à la musique ; c’est en notre faveur qu’un grand Poète a dit :

« Souvent un beau désordre est un effet de l’art. »

ARLEQUIN.

Ah ! de grâce ! régalez-moi d’un de ces petits désordres, je vous en prie.

LE MUSICIEN chante.

Air.

Le maître du tonnerre
Va-t-il foudroyer la terre ?
Ah ! Cieux !
Ah ! Dieux !   }
Quel tapage,            }
bis.
Quel ravage, }
Quel désordre affreux :
Ah ! Cieux !
Ah ! Dieux !
Quel désordre affreux.

Je vois la foudre,
Faire en éclats voler les airs.
J’entends gronder les éclairs ;
Vont-ils réduire en poudre.
Les ondes des deux mers ? 

Mais l’agréable Cybèle
Sourit au Souverain des Cieux :
Il cède aux beaux yeux,
Au sourire gracieux
De la jeune Immortelle.

Gazouillez tendres ormeaux,
Murmurez oiseaux,            }
Chantez ruisseaux, }
bis.
Volez troupeaux,    }
Sur le sommet d’un vert ramage ;
Et qu’un mélodieux feuillage
Redemande aux échos d’alentour,
Les Jeux, les Ris, les Grâces et l’Amour.

ARLEQUIN.

Votre musique me paraît charmante ; mais je suis surtout enchantée de l’idée et des vers de votre ariette ; elle est on ne peut mieux dans le genre à la mode : on la croirait faite à loisir. Et vous, Monsieur, quel est votre genre ?

LE DANSEUR, qui, durant l’ariette, a essayé quelques pas.

Tous. Ce n’est point pour me vanter, je souis lou piou modeste des Danseurs ; mais je pouis dire, sans amour-propre, que je réounis les talenss de quatre grands hommes. Je danse également bien les Paysans, les Plaisirs, les Démons, les Héros ; et si M. Diesis a sour loui des Pièces dans ces différents genres, nous allons les faire exécouter.

LE MUSICIEN.

Volontiers. J’ai ce qu’il faut, et je battrai la mesure.

Il distribue les parties.

ARLEQUIN.

Les habits servent beaucoup à caractériser les genres, et nous n’en avons pas.

LE DANSEUR.

Tranquillisez-vous. J’ai sour moi lou magasin de l’Opéra.

Il jette son manteau, et paraît avec les guêtres des Paysans, le corset des Plaisirs ; il met sur sa tête une perruque de serpents, et un casque par dessus ; il se campe fièrement.

ARLEQUIN.

Vous voilà à peindre ; mais comment amener tout de suite et avec vraisemblance quatre différents genres ?

LE DANSEUR.

La Soultane ne connait pas les ous et coutoumes de nos Coulisses ; d’aillours, serait-ce la première fois qu’elle aurait vou tomber la danse des noues ? La Soultane daignera sourement se promener dans les jardins du sérail ; raison souffisante pour que les jardiniers se réjouissent entr’eux et qu’ils dansent.

Il exécute un pas dans le genre.

La Soultane est joune, belle, aimable, elle a de l’esprit, elle aime les talents ; il n’est donc pas sourprenant que les joux, les ris et les talents folâtrent autour d’elle, et qu’ils dansent.

Il danse.

La Soultane assistera sans doute avec le Soultan à quelque revoue de nos troupes, en voilà assez pour que les guerriers se félicitent du bonhour de la voir, et qu’ils dansent.

Il danse.

ARLEQUIN.

Tout va bien jusques-là ; mais cette perruque qui caractérise les démons et les furies, comment l’amener ?

LE DANSEUR.

Rien n’est piou simple. La Soultane va captiver lou cor de notre maître ; ses rivales seront fouriouses, en faut-il davantage pour que les démons de l’envie, de la jalousie, agitent lours serpents et qu’ils dansent ?

Il danse.

ARLEQUIN.

Vous avez réponse à tout, et vous êtes deux hommes essentiels ; allez, je vous prie, là-dedans, pour préparer un petit ballet dont je veux régaler le Sultan.

LE MUSICIEN, embrasant le Danseur.

Viens, mon digne ami, soyons toujours unis et nous composerons à nous deux un Opéra.

ARLEQUIN.

Du moins vous faudra-t-il un poète ?

LE MUSICIEN et LE DANSEUR.

Fi ! un poète !

ARLEQUIN.

D’où tirerez-vous donc les paroles ?

LE MUSICIEN.

Nous en prendrons partout. Une fois déplacées, elles n’auront pas le sens commun ? Tant mieux. On les trouvera détestables ; elles feront bâiller ? Tant mieux. Il est prudent de livrer une victime à la malignité du public. Quand une fois il a dit : les paroles de cet Opéra sont pitoyables : il élève aux nues la musique.

LE DANSEUR.

Et les ballets, surtout.

 

 

Scène VIII

 

ARLEQUIN, LES FEMMES DE CHAMBRE, SCAPIN, UN BEL-ESPRIT

 

LE BEL-ESPRIT.

Madame, permettez que j’aie l’honneur de mettre à vos pieds mon ouvrage.

Il lui remet une brochure.

ARLEQUIN, la parcourant.

Je vous remercie. Cela me paraît bien joli.

LE BEL-ESPRIT.

Je suis bien flatté, si j’ai l’honneur de plaire à une nouvelle Grâce.

ARLEQUIN.

Oui, cet ouvrage me paraît délicieux : j’en suis enchantée. Vous êtes donc marchand d’images ?

LE BEL-ESPRIT.

Moi, Madame ?

ARLEQUIN.

Ah ! je me trompe, vous êtes Graveur ?

LE BEL-ESPRIT.

Encore moins.

SCAPIN.

Monsieur est un bel-esprit, fêté à toutes les toilettes.

ARLEQUIN.

Eh, pourquoi donc s’avise-t-il d’embellir ses ouvrages de ceux d’autrui ? Ah ! je comprends : c’est pour les vendre même aux personnes qui ne sa vent pas lire. Vous êtes donc ce qu’on appelle un Auteur.

Il bâille.

Je voudrais bien que vous fissiez des vers pour ma petite guenon.

LE BEL-ESPRIT.

Ma muse, chanter des guenons !

ARLEQUIN.

Eh bien, n’allez-vous pas faire le difficile ? Ne dirait-on pas que cela ne vous est jamais arrivé ?

LE BEL-ESPRIT, piqué.

Cela suffit, Madame : votre guenon sera désormais mon héroïne, et il ne m’en coûtera rien d’en faire une cinquième Grâce.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

ARLEQUIN, SA SUITE, SCAPIN

 

ARLEQUIN.

Mais, mais, je crois que ce petit auteur prend mal les choses ! De quoi s’avise-t-il d’assister à la toilette d’une jolie femme, s’il n’entend pas mieux la raillerie ?

SCAPIN, bas à Arlequin.

Sultane, Sultane, dépêche-toi de mettre beaucoup de blanc et beaucoup de rouge. Voici le Roi.

ARLEQUIN.

Je suis perdu. Que n’ai-je sur ma toilette quel que boëte de pastel ?

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, BAHAMAN

 

BAHAMAN.

Que tout le monde se retire.

 

 

Scène XI

 

ARLEQUIN, BAHAMAN

 

ARLEQUIN.

Oui, oui, sortons.

Voulant sortir.

BAHAMAN, l’arrêtant.

L’ordre que j’ai donné n’est pas pour la beauté ; arrêtez de grâce.

ARLEQUIN.

Non : laissez-moi suivre mes femmes, vous êtes trop dangereux. Ma vertu ne me permet pas de rester avec un Prince aussi entreprenant.

BAHAMAN.

Rassurez-vous : songez que vous n’êtes point avec un maître, mais avec un amant tendre, délicat, respectueux.

ARLEQUIN.

Oui, oui, respectueux ! fiez vous-y. D’ailleurs, ce n’est pas du tout bien de venir surprendre une femme, avant qu’elle ait fini sa toilette.

Il se couvre d’un voile.

BAHAMAN.

Si j’en crois le portrait qu’on m’a fait de votre beauté, jamais femme n’eut moins besoin des se cours de l’art. Laissez-moi admirer ces charmes qu’on m’a peints si séduisants.

ARLEQUIN.

Non, non : j’ai mal dormi ; j’ai les yeux battus.

BAHAMAN.

Vous me permettrez de ne pas vous croire.

ARLEQUIN.

J’ai le teint rembruni.

BAHAMAN.

Ah ! tant mieux : vous m’enchantez, vous me ravissez.

ARLEQUIN.

Finissez donc, petit badin ; il est mal d’attaquer une femme, quand elle n’a pas même un éventail pour punir un téméraire... arrêtez... encore une fois, arrêtez. Quoi ! point de sonnette ?

BAHAMAN.

Soyez moins séduisante, si vous voulez qu’on vous obéisse.

ARLEQUIN, feignant de se trouver mal.

Ahi ! ahi ! je me meurs : que je suis malheureuse !

BAHAMAN.

Oh ! ciel ! vous alarmez le plus tendre des amants. Qu’avez-vous ?

ARLEQUIN.

Ce que j’ai ! vous me demandez ce que j’ai, quand vous agacez si cruellement mes nerfs en me lutinant, et que vous me donnez des vapeurs ? Oui : je sens que mes vapeurs noires vont me prendre. Hé ! hi !

Il pleure.

Ah ! voici présentement mes vapeurs couleur de rose.

Il éclate de rire.

Prince, sortez de grâce, sortez, ou je sens que j’aurai bientôt des vapeurs gris de lin et puce.

BAHAMAN.

Je vous obéis : je vois bien que ma présence vous importune ; mais je vous accablerai de tant de bienfaits, que vous serez forcée de me donner votre cœur.

À part.

Elle va continuer sa toilette, cachons-nous de manière à pouvoir admirer ses charmes, qu’elle m’a si cruellement cachés.

 

 

Scène XII

 

ARLEQUIN, seul

 

Ouf ! je l’ai échappé belle. Oh ! je ne m’étonne plus, si tant de femmes ont des vapeurs ; elles sont si commodes pour écarter les importuns !

 

 

Scène XIII

 

ARLEQUIN, ARGENTINE

 

ARGENTINE, avançant la tête.

Es-tu seul, mon frère ?

ARLEQUIN.

Oh ! te voilà ?

ARGENTINE.

Vous pouvez entrer, Madame.

 

 

Scène XIV

 

ARLEQUIN, ARGENTINE, LA PRINCESSE, BAHAMAN, dans le fond

 

ARLEQUIN.

Quoi ! belle Princesse, je vous revois encore ! ah ! j’oublie toutes mes infortunes ; j’en ai pour tant essuyé de toutes les couleurs, sans celles qui me menacent encore.

LA PRINCESSE.

Vos malheurs ne vous rendent que plus cher à mon cœur.

BAHAMAN, à part.

Le perfide !

ARLEQUIN.

De grâce, tâchez de me tirer encore une fois des pattes de votre cher père.

LA PRINCESSE.

Qui, cher amant : allez vivre dans des climats plus heureux ; souvenez-vous d’une Princesse qui, ne cessera de vous adorer, et d’avoir la plus grande haine pour cet odieux Cassem, qu’un père trop cruel veut me donner.

ARLEQUIN.

Ah ! vous me fendez le cœur en quatre.

LA PRINCESSE.

Argentine va vous conduire, embrassons-nous pour la dernière fois, et fuyez.

BAHAMAN, le sabre à la main.

Arrêtez, malheureux, vous allez tous mourir.

ARGENTINE et LA PRINCESSE.

Ô Dieux !

ARLEQUIN.

Ceci vaut encore moins que des caresses.

BAHAMAN.

Non. Vous n’êtes pas digne de recevoir le trépas de ma main : et je vais prolonger votre supplice. Holà ! Gardes !

 

 

Scène XV

 

ARLEQUIN, ARGENTINE, LA PRINCESSE, BAHAMAN, LES GARDES, PANTALON, SCAPIN, LES DEUX MÉDECINS

 

BAHAMAN.

Qu’on dresse un bûcher dans les cours du Palais, et qu’on y brûle l’imposteur dans son cabriolet. Et vous, fille indigne d’un père tel que moi, puissiez-vous mourir de honte et de regret, en voyant le supplice de votre amant.

Les Soldats emmènent Arlequin.

 

 

Scène XVI

 

PANTALON, SCAPIN, LES DEUX MÉDECINS

 

PANTALON.

Il faut céder à tant de coups.

SCAPIN.

Pour cette fois, le malheureux Arlequin est perdu sans ressource.

LE MÉDECIN.

Ne désespérons pas encore. Nous sommes dans un pays d’ignorance, où tout paraît merveilleux ; et nous avons de l’esprit.

PANTALON.

Quoi ! seriez-vous assez généreux pour vous intéresser au fort de cet infortuné ?

LE MÉDECIN DE CHIENS.

Il n’est plus temps de feindre. Nous avons été Machinistes dans une troupe de Comédiens dont Arlequin était le directeur.

LE MÉDECIN.

Oui, à Montpellier.

PANTALON.

Eh ! Messieurs, tâchons de nous entendre, pour sauver cet homme que nous aimons tous.

SCAPIN.

Voyons, que ferons-nous ?

LE MÉDECIN DE CHIENS.

Moi, je sais imiter le tonnerre et les éclairs à s’y méprendre, et je puis à propos jeter l’épouvante.

LE MÉDECIN.

Moi, je fais à merveille jouer les trappes, et j’ai remarqué que la cour du Palais était voûtée.

PANTALON.

Un moment !... Une bonne idée en fait toujours naître une autre. Il y aura fort heureusement ce soir une éclipse de lune : nous pouvons tirer grand parti de tout cela.

SCAPIN.

À merveille. Moi, je ne désespère pas de m’introduire dans le cabinet du Roi, et d’y prendre le fameux ressort du cabriolet. On vient : allons vite travailler, chacun de notre côté, pour enlever notre ami au sort funeste qui le menace.

Ils sortent tous.

 

 

Scène XVII

 

Le théâtre représente la cour du Palais. On dresse le bûcher. On met le cabriolet dessus. Le public s’assemble dans la place et sur les balcons ; les tambours battent des airs tristes sur les caisses couvertes d’un voile. L’Infanterie vient marchant lentement, ensuite la Cavalerie. Les chevaux sont caparaçonnés de noir. Les Princes, la Princesse, paraissent. Argentine et Pierrot suivent en pleurant. Arlequin, couvert d’un grand crêpe, ferme la marche. On le place ensuite au milieu, et Scapin se prépare à lui lire la sentence...

SCAPIN, lisant.

De par Bahaman.

Bas.

Rassure-toi.

Haut.

« Le Sultan faisant toujours veiller sur ses Sujets l’œil de la prudence, ne veut pas que le démon du men songe s’empare de leur esprit.

Bas.

Le ressort du cabriolet.

Haut.

« Il leur fait savoir que le Profane qui se disait ce Mahomet, est un enfant de fausseté et d’imposture.

Bas.

Dans ma poche à gauche.

Haut.

« Il le condamne à être brûlé vif dans son char enchanté.

Bas.

Demande à m’embrasser, je t’instruirai.

Haut.

« Puisse la fumée du bûcher et la cendre de l’imposteur, monter jusques sur la barbe sacrée du Père des Croyants, et attirer sur nous la pluie douce de ses grâces. »

BAHAMAN.

ARLEQUIN.

Je confesse que je mérite de mourir : et pour prouver à quel point je suis résigné, je veux embrasser celui qui m’annonce ma mort.

Arlequin et Scapin s’embrassent ; pendant ce temps Scapin parle bas, avec beaucoup d’action, et Arlequin prend les ressorts du cabriolet dans la poche de son camarade ; ensuite il monte sur le cabriolet. Au moment qu’on va mettre le feu au bûcher, il s’écrie. 

Allumeurs, n’allumez pas ; je quitte le larmoyant, et vous allez m’entendre chanter sur un autre ton. Je suis Mahomet : je n’ai souffert tous les affronts qu’on m’a faits, que pour éprouver le cœur de ma chère Princesse. Me voilà satisfait, et je vais paraître dans le plus grand éclat de ma toute puissance.

LA PRINCESSE.

Ah ! chère Argentine, que veut-il dire ?

ARGENTINE.

Je l’ignore, Madame, écoutons.

CASSEM.

Bahaman, vous laisseriez-vous encore séduire par l’imposteur ?

BAHAMAN.

Prince, ne craignez rien : je suis trop bien instruit.

ARLEQUIN.

J’ordonne premièrement à une main invisible de me rendre le ressort de mon cabriolet... bon ! je vous remercie... Vous pouvez vous en retourner.

CASSEM.

Bahaman, auriez-vous rendu au scélérat ?...

BAHAMAN.

Seigneur, je n’ai rien à me reprocher.

ARLEQUIN.

Tais-toi : et laisse parler le tonnerre. Je lui ordonne d’annoncer à tout l’univers mon triomphe, et aux éclairs de faire une illumination.

BAHAMAN.

Je suis pétrifié.

CASSEM.

Quoi ! vous êtes ébranlé ?

ARLEQUIN.

Tu ne te tairas donc pas, bavard ! pour t’y forcer, j’ordonne à la terre de s’ouvrir sous tes pas... allons... partez, cadet ; va m’attendre dans la prison où tu m’avais fait mettre ce matin,

Cassem est englouti.

et fais à ton tour des réflexions sur les virlicircissitudes humaines.

BAHAMAN.

Je tremble d’éprouver le même sort.

LA PRINCESSE, à Argentine.

Ah ! si mon cœur pouvait s’ouvrir encore à l’espérance !

ARGENTINE.

Je ne sais comment il fait ; mais il fait bien.

ARLEQUIN.

Et toi, lune, qu’on voulait faire témoin du plus grand des attentats, et qui t’es cachée d’horreur, reparais pour être témoin de ma gloire et de mon mariage avec la Princesse.

BAHAMAN.

Je l’admire, et je le redoute encore plus.

LE PEUPLE, à genoux.

Grâce ! grâce ! ô puissant Mahomet, nous te la demandons pour Prince et pour nous.

ARLEQUIN.

Je vous l’accorderai sur le trône que je veux désormais partager avec ma Princesse.

Le bûcher disparaît. Arlequin se trouve assis avec la Princesse sur un trône brillant. Une musique magnifique succède au son lugubre des instruments voilés. On termine la cérémonie par une grande fête ; la Cavalerie fait des joutes.


[1] Comédie de Legrand.

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