Premier début de Dazincourt (Thomas SAUVAGE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 15 novembre 1837.

 

Personnages

 

J. B. ALBOLIS, sous le nom de DAZINCOURT

LE MARQUIS DE MONTVAL

LE BARON DE GOBERVILLE, gentilhomme campagnard

EUGÉNIE, sa fille

LORD KINDER

MADAME DUPONT, aubergiste

RENARD, usurier

LEDOUX, huissier

GARÇONS.

 

Au Havre, 1771.

 

Une salle commune d’auberge. Au fond, la porte d’entrée. De chaque côté, des chambres numérotées. À droite, une table ronde ; à gauche, une table carrée, couverte d’un tapis ; dessus, des registres, plumes, encre, etc. ; chaises et meubles, La droite est celle du spectateur.

 

 

Scène première

 

LE BARON DE GOBERVILLE, EUGÉNIE, MADAME DUPONT, GARÇONS

 

Le Baron, assis près de la table ronde, lit une gazette. Eugénie, assise près de lui, est triste et pensive. Mme Dupont donne des ordres.

MADAME DUPONT, au fond.

Allons, allons, du zèle, de l’activité...

Descendant la scène.

Oh ! qu’une pauvre veuve est à plaindre, lorsqu’il faut gouverner seule une maison aussi considérable que l’auberge du Cygne, la première et la plus achalandée du Havre !... les exigences des voyageurs, la paresse des garçons, la grossièreté d’un rustre, l’impertinence d’un fat... c’est à ne pas y tenir !... Décidément, il faut que je me remarie... au moins, un mari, qui a bonne tête, répond à tout, et de tout !

Aux garçons.

M. Dazincourt est-il servi ?

UN GARÇON.

Il n’est pas encore rentré.

MADAME DUPONT.

De la politesse, des attentions pour ce locataire !...

À part.

Il est aimable ce jeune homme... toujours riant... il me regarde d’un air... on ne sait pas ce qu’il est... raison de plus pour qu’il soit quelque chose.

LE BARON, posant la gazelle.

Ma foi, ma fille, lord Kinder ne vient pas... ces bords de la mer donnent un appétit du diable !... nous allons attendre, à table, mon gendre futur. Mme Dupont, faites-nous servir le déjeuner.

MADAME DUPONT.

Oui, M. le Baron.

Le Baron entre dans une chambre à droite. Eugénie le laisse entrer et revient à Mme Dupont.

EUGÉNIE.

Mme Dupont, il ne vous est pas venu de nouveaux locataires !

MADAME DUPONT.

Non, Mademoiselle.

EUGÉNIE.

Ah ! mon Dieu, il arrivera trop tard !

MADAME DUPONT.

Voilà bien l’impatience d’une jeune fille, qui attend son futur.

EUGÉNIE.

Oh ! ce n’est pas de lui que je parle.

MADAME DUPONT.

Ah ! ah !... il est donc question d’un autre ?

EUGÉNIE, confidentiellement.

Oui, d’un jeune homme charmant... un ami de ma famille ; mais il reste à Paris, et pendant son absence, le baron de Goberville, mon père, a promis ma main au neveu d’un de ses amis de Londres ; je n’ai su cet arrangement qu’en quittant mon couvent, pour venir au Havre...

MADAME DUPONT.

Et vous avez écrit au jeune homme charmant ?

EUGÉNIE.

Oui ; mais il n’arrive pas... je ne sais que penser, je tremble !

Air : Pour le trouver, je cours en Allemagne.

Il me jurait de m’adorer sans cesse,
De vivre toujours sous ma loi.
Dans ses regards, je lisais sa tendresse,
Mais, à présent, qu’il est bien loin de moi,
Est-il fidèle au serment qui l’engage ?
On dit, hélas ! que le cœur d’un amant,
Comme un miroir, ne conserve une image
Qu’autant que l’objet est présent.

MADAME DUPONT.

Ce n’est pas vous que l’on oublie ainsi, Mademoiselle... cependant, ces hommes sont si traîtres, si perfides !...

EUGÉNIE.

Lui ! qui, en me quittant, me recommandait la constance !

MADAME DUPONT.

Air de l’Anonyme.

Les voilà bien ! brûlant d’ardeurs nouvelles,
Amants, maris, veulent, en vrais tyrans,
Nous obliger à demeurer fidèles,
Et s’affranchir de tenir leurs serments.
De ces Messieurs, oui, tels sont les usages,
Quand il leur plaît, ils rompent leur lien,
Et nous devons, toujours, à ces volages,
Garder un cœur dont ils ne font plus rien !

EUGÉNIE.

Ah ! si je savais qu’il me trahît ! je crois que, de dépit, j’aimerais le mari que l’on veut me donner.

Elle rentre.

MADAME DUPONT.

Pauvre enfant !... ce serait dommage de la donner à un Anglais... ah ! justement, en voici un !... est-ce que ce serait le futur insulaire ?

 

 

Scène II

 

MADAME DUPONT, LORD KINDER

 

Have you any room to let ?...

MADAME DUPONT.

To let !... to let !... pardon, Milord, je n’entends pas l’Anglais.

KINDER.

Ah ! j’oubliais... Diable de langue ! que j’avais toujours dans le bouche !... c’était pas vous qui étiez le maison, Mistress ?...

MADAME DUPONT.

Si fait, Milord ; à votre service.

KINDER.

By Jove !... elle était fort gentille ! je remarquais que, depuis que j’avais débarqué moi, je voyais toujours des jolies femmes ; very pretty... ce était fort réjouissant... Mistress, je venais ici, parce qu’on m’avait dit que je trouverais...

MADAME DUPONT, avec empressement.

Tout ce que vous pourrez désirer... appartement bien décoré...

KINDER.

Bon !

MADAME DUPONT.

Vin excellent...

KINDER.

Bien !

MADAME DUPONT.

Chère délicate.

KINDER.

Fort bien... comfortable !

MADAME DUPONT.

Milord voyage pour son agrément ?

KINDER.

Yes... pour réjouir moi...

À part.

Je disais pas que j’allais marier... on n’aimait pas les maris dans cette pays...

Haut.

À London, le manière de vivre était trop... monotoneuse, et puis, voyez vous, je étais très vif, très colérable, très... impétieux ; et le physicien à moi, le docteur, il avait recommandé le voyage, les distractions, les... réjouissements et jamais le colère... et c’était pour quoi je étais venu dans le France, où l’on riait toujours.

Air de l’Apothicaire.

Je croyais bien, en vérité,
Que rire est un remède utile,
Pour entretenir le santé,
Même pour dissiper le bile ;
Dans le chagrin, on dépérit,
Point de bonheur pour qui soupire ;
Mais, dans ce monde, tout sourit
À l’homme qui, de tout, sait rire.

MADAME DUPONT, allant s’asseoir à la table sur laquelle sont les livres.

Milord veut-il me dire son nom pour que je l’inscrive !

KINDER.

Yes, avec beaucoup... de volontiers.

MADAME DUPONT.

Voulez-vous bien aussi me montrer votre passeport ? ce sont de petites formalités que nous sommes obligés de remplir.

KINDER, cherchant dans ses poches.

Yes, je savais bien...dans le grand Britania, ce était encore bien plus de la... difficulté... mais, oh ! oh ! est-ce que ?...

MADAME DUPONT, allant pour écrire.

Milord...

KINDER.

Je trouvais pas...

Affectant de rire.

C’était rien ! mes papiers... oh ! oh !

Avec colère.

Goddem !

Riant.

Oh ! oh ! c’était plaisant !... j’avais peut-être oublié à le douane... mes billets étaient dedans... oh ! god ! god !

MADAME DUPONT.

Qu’est-ce donc ?

KINDER.

Je courais moi, tout de suite, et je revenais... oh !

Il sort en courant.

MADAME DUPONT.

Où allez-vous donc ? Milord ! Milord !

 

 

Scène III

 

MADAME DUPONT, DAZINCOURT

 

En entrant, il heurte lord Kinder.

DAZINCOURT.

Ah ! ah ! ah ! la bonne figure !

MADAME DUPONT.

Ah ! vous voilà, M. Dazincourt ! vous êtes bien gai, ce matin.

DAZINCOURT.

Ne le suis-je pas toujours ?... mais, chaque fois que je rencontre quelques-uns de ces originaux d’outre-Manche, je sens redoubler ma gaité ordinaire.

Air : Non, point de bonne fête.

Cette Lady, qui respire
À peine dans ses corsets ;
Ce gros Milord, qui soupire
En poussant de longs hoquets...
Ma foi, pour n’en pas rire !
Il faudrait être Anglais !

Ces deux boxeurs, qu’on admire,
Sont sans doute des laquais ?
Ah ! grand Dieu ! qu’osais-je dire !
Ce sont de fiers baronnets...
Ma foi, pour n’en pas rire,
Il faudrait être Anglais.

MADAME DUPONT.

Celui qui sort d’ici, en est un fameux... d’hétéroclite ! je lui demande son nom, ses papiers : il ne me répond pas, cherche dans ses poches, et s’enfuit tout-à-coup.

DAZINCOURT, riant à part.

Ah ! ah ! parbleu ! il serait plaisant que ce fût à lui ?... il reviendra sans doute, et alors, je pourrai lui rendre...

MADAME DUPONT.

Tenez, laissons là cet Anglais, M. Dazincourt ; et, puisque nous sommes seuls, per mettez-moi de vous consulter sur une grande affaire...

DAZINCOURT.

Une affaire !... c’est bien peu mon genre... parlez-moi de plaisirs...

MADAME DUPONT, tendrement.

Mais, une affaire de cœur.

DAZINCOURT.

Ah ! Diable ! c’est différent !

À part.

Tiens ! comme elle me regarde, la petite veuve.

MADAME DUPONT.

M. Dazincourt, je veux me remarier.

DAZINCOURT.

Bonne idée ! Mme Dupont.

MADAME DUPONT, le regardant.

Et, si je trouvais quelqu’un d’aimable, ayant à peu près votre âge, vos manières...

DAZINCOURT, à part.

Ah ça ! mais, c’est une déclaration !

MADAME DUPONT.

Seulement, je lui voudrais l’air plus sentimental... on ne peut être amoureux avec votre mine réjouie et ce robuste appétit.

DAZINCOURT.

Pourquoi donc ?

Air : C’est un petit satellite.

Rester inactif à table,
Près de femme qui sourit !

Fi donc !

Œil fripon, vin délectable,
Cela double l’appétit
Défiez-vous bien, ma chère,
De ces étiques amants ;
L’amour qui fait bonne chère,
Doit vivre bien plus longtemps !

Au reste, vos scrupules ne peuvent s’appliquer à moi... je ne suis pas digne de vous.

MADAME DUPONT.

Vous êtes modeste.

DAZINCOURT.

Je ne suis pas beau.

MADAME DUPONT.

Vous n’êtes pas mal.

DAZINCOURT.

J’ai une mauvaise tête.

MADAME DUPONT.

C’est la marque d’un bon cœur.

DAZINCOURT.

Je pousse la gaîté jusqu’à la folie.

MADAME DUPONT.

Cela fait paraître le temps plus court.

DAZINCOURT.

Pour la fortune...

MADAME DUPONT, vivement.

Si vous en manquez, vous avez de l’esprit, de l’intelligence ; vous paraissez laborieux, économe et avec tout cela, on en acquiert bien vite !

DAZINCOURT, à part.

Elle a réponse à tout, cette femme-là ! pas moyen...

 

 

Scène IV

 

MADAME DUPONT, DAZINCOURT, MONTVAL

 

MONTVAL, entrant.

Madame, faites-moi donner, je vous prie...

Apercevant Dazincourt.

Eh ! c’est vous, mon cher !

DAZINCOURT, l’interrompant.

Eh ! c’est M. le marquis de Montval ! parbleu ! mon cher Marquis, je suis votre serviteur.

À part.

Il vient me tirer d’embarras !

Haut.

Madame Dupont, tout ce que vous avez de plus beau et de meilleur pour le Marquis...

MADAME DUPONT.

Monsieur, comptez...

À part.

Un Marquis, de ses amis !

MONTVAL.

Comment... Vous voulez !...

DAZINCOURT...

M. le Marquis ne pouvait pas mieux s’adresser... Madame Dupont, les plus grands soins, les plus grands égards !

MONTVAL.

Je voudrais savoir...

DAZINCOURT.

Que l’on s’occupe de suite de son dîner... je vous préviens, Mme Dupont, que M. le Marquis est connaisseur.

MADAME DUPONT.

Monsieur...

DAZINCOURT.

La chambre rose... allez donc, MME Dupont, allez donc !

MADAME DUPONT.

Monsieur, certainement... je ne sais plus où j’en suis... dans l’instant, vous allez...

À part.

Il connaît des marquis... c’est un homme très comme il faut !

Haut.

J’y vais, M. le Marquis, j’y cours...

Elle sort.

 

 

Scène V

 

DAZINCOURT, MONTVAL

 

MONTVAL.

En quoi ! mon cher Albouis ?...

DAZINCOURT.

Chut ! je m’appelle ici, Dazincourt... c’est un nom de guerre.

MONTVAL.

Vous ! le secrétaire intime du maréchal de Richelieu ; vous, son élève en diplomatie !...

DAZINCOURT.

Je mets à profit ses leçons... je joue la comédie.

MONTVAL.

Effectivement, tout ceci m’a l’air d’une intrigue...

DAZINCOURT.

Fort sérieuse, du reste ; car il y va de mon avenir.

MONTVAL.

Comment, une passion ?...

DAZINCOURT.

Oh ! mais une passion véritable, impérieuse, irrésistible !

MONTVAL.

Vous m’effrayez ! et quel en est l’objet ?

DAZINCOURT.

Le théâtre.

MONTVAL.

Quelle folie ! et c’est pour cela que vous quittez un protecteur tel que le maréchal de Richelieu ? des espérances ?...

DAZINCOURT.

Oui, des espérances ; mais, rien de plus ! écoutez-moi, mon cher Marquis... fils d’un brave négociant de Marseille, plus chargé de famille que de fortune, le maréchal de Richelieu m’avait pris avec lui pour me former aux affaires et me procurer, disait-il, un poste honorable ! voilà trois ans que je l’attends ! et le vieux courtisan, suivant sa maxime : « Ne refuser jamais, toujours promettre » ne m’a encore rien donné, que ses mémoires à rédiger... travail qu’il a fort exactement payé... en compliments.

MONTVAL.

Il se pourrait !... mais, il fallait parler.

DAZINCOURT.

Parler argent !... j’ignore celte langue... cependant, je me trouvais lancé dans un monde brillant ; je dus m’y montrer digne de mon patron... si je ne parlais de rien au Maréchal, j’avais de fréquents entretiens avec les usuriers... je vis bientôt s’accumuler le papier timbré, s’amonceler les frais... j’entendais déjà crier les guichets du Fort-l’Évêque où un certain M. Renard désirait vivement me loger ; lorsqu’un soir... j’avais joué, sur notre théâtre de société de la rue Popincourt, avec les comtes de Sabran, de Goullier, de Loménie, la jeune marquise de Folleville et sa sœur, j’avais obtenu un succès d’enthousiasme... pardon de n’être pas modeste ; c’est pour prouver que je ne suis pas fou... en fin, j’avais été porté aux nues, dans Crispin, des Folies amoureuses et dans l’Anglais à Bordeaux ; lorsque mon valet vient m’arracher aux félicitations, pour m’avertir que le lendemain, le maudit Renard doit mettre à exécution une sentence par corps !... échauffé par mon triomphe, désolé par mon malheur... du mélange de ces deux sentiments, naît tout-à-coup une résolution bizarre, mais salutaire... c’est de tirer parti des dispositions que l’on vient d’applaudir et de me créer une existence indépendante en me faisant comédien.

LE MARQUIS.

Comédien, vous ?

DAZINCOURT.

Aussitôt, j’emprunte un cheval à l’un de mes nobles camarades ; quelques louis me restaient ; je pars, j’arrive au Havre, et je m’embarque de main pour La Haye, où Merillan, le fils, ma foi, d’un fermier-général, dirige une troupe de comédie, et fera sans doute débuter le comique DAZINCOURT ! car, c’est le nom que j’ai pris, par égard pour ma famille et pour dérouter mes créanciers.

LE MARQUIS.

Allons, allons, mon cher, vous ne pousserez pas plus loin cette extravagance ; et, si ma bourse et mon crédit peuvent vous aider à revenir sur vos pas, vous m’obligerez d’accepter.

DAZINCOURT.

Merci, Marquis, merci... mon parti est pris irrévocablement ; et, pour vous le prouver, je vous prierai de ne pas insister davantage... parlons de vous... Qui vous amène en cette ville ? L’amour, mon cher ami.

DAZINCOURT.

L’amour !... vous !... fait pour réussir dans le monde ! pour avoir les aventures les plus scandaleuses, les plus brillantes !... allons donc, on laisse l’amour aux écoliers.

MONTVAL.

J’adore Eugénie.

DAZINCOURT.

La belle vous aime sans doute !

MONTVAL.

J’en ai la certitude ; mais, je n’en suis que plus à plaindre.

DAZINCOURT.

Comment ?... est-ce que le père ?...

MONTVAL.

Une lettre d’Eugénie m’apprend que le baron de Goberville l’a promise ; aussitôt, je me suis mis en route, bien résolu à tout entreprendre pour empêcher cette union.

DAZINCOURT, se campant en valet de comédie.

Monsieur le Marquis, voici l’occasion de me faire débuter dans mon emploi... éconduire un rival, duper un père, enlever une jeune fille ! cela regarde Crispin, Frontin ou Mascarille ! À moi Molière, mon maître !...

Oui, je vais te servir un plat de ma façon !
Fut-il jamais, au monde, un plus heureux garçon ?
Oh ! que, dans un moment, Lélie aura de joie,
Sa maîtresse, en nos mains, tomber par cette voie,
Recevoir tout son bien d’où l’on attend son mal,
Et devenir heureux par la main d’un rival !
Après ce rare exploit, je veux que l’on s’apprête
À me peindre en héros, un laurier sur la tête,
Et qu’au bas du portrait, on mette en lettres d’or :
Vivat Mascarillus fourbûm imperator !

MONTVAL, souriant.

Bravo ! très bien !... je vous remercie, mon ami ; je ne crois pas avoir besoin de votre secours... plusieurs amis de M. de Goberville m’ont promis de lui parler en ma faveur... puisque vous voulez bien retenir mon logement, je vais voir quel est le résultat de leurs démarches... au revoir...

Il sort.

 

 

Scène VII

 

DAZINCOURT, seul

 

Au revoir ! ma foi ! je suis fâché qu’il ait refusé mes services, j’étais en verve... Ah ! ça, me voilà seul, examinons ce portefeuille que j’ai trouvé, ce matin, sur le port.

Il s’assied près de la table à gauche et tire le portefeuille de sa poche.

Oui, vraiment, c’est à un Anglais.

Lisant un papier.

Lord Kinder... c’est probablement celui qui sortait, tout à l’heure, si précipitamment.

 

 

Scène VIII

 

RENARD, DAZINCOURT

 

Dazincourt est assis sur le devant, près de la table à gauche. Renard sort de la chambre à droite.

RENARD, tenant la porte entr’ouverte, et parlant à la cantonade.

À deux pour cent, par jour ; c’est entendu... Monsieur, je vais vous envoyer cela.

Il ferme la porte.

Mon séjour au Havre me sera fructueux... c’est une jolie ville ! voilà une excellente affaire ! je voudrais être sûr de toutes mes créances comme de celle-là.

DAZINCOURT, à part, sans voir Renard, examinant les papiers qui sont dans le portefeuille.

Si je trouvais quelque chose qui m’indiquât où je pourrais le rencontrer, j’irais lui porter...

RENARD, apercevant Dazincourt.

Eh ! mais... je ne me trompe pas... oui, c’est ce mauvais sujet d’Albouis, ce gaillard, qui s’est si adroitement esquivé, au moment, où une bonne prise de corps !... oh ! pour le coup, il ne m’échappera pas !

DAZINCOURT, sans voir Renard.

Ah ! voilà un bordereau.

RENARD, à part.

Que signifie ce portefeuille ?

DAZINCOURT, lisant le bordereau.

Deux mille guinées à recevoir chez MM. d’Herbin et compagnie, au Havre.

RENARD, à part.

Diable ! bonne maison.

DAZINCOURT.

Mille livres sterling, chez M. Robert, négociant.

RENARD, à part.

C’est connu, excellent !

DAZINCOURT.

Huit cents louis à tirer sur MM. Dubois et Didier, banquiers.

RENARD, avec joie, et plus haut.

Argent comptant !

DAZINCOURT, se retournant.

Ciel ! Renard, mon maudit créancier !... Ah ! malheureuse étoile !

RENARD, à part.

Air : Vaudeville de la Visite à Bedlam.

Ah ! je le tiens donc, enfin !
Et je le trouve solvable.
La rencontre est admirable,
Et j’en rends grâce au destin !

DAZINCOURT, à part.

Le vieux juif, de l’œil me suit ;
Impossible que je sorte. 

RENARD.

Le ciel ici m’a conduit !

DAZINCOURT, à part.

Que le Diable te remporte !

Ensemble.

Mon malheur est trop certain !
Puisque le sort implacable,
De tout son courroux m’accable,
Subissons notre destin.

RENARD, à part.

Ah ! je le tiens donc, enfin ! etc.

RENARD, à part.

Le portefeuille est bien garni ; soyons honnête.

Haut.

Serviteur à monsieur Albouis... Charmé de le rencontrer dans cette ville... Veut-il bien me permettre de lui présenter mes services ? Il connaît mon attachement pour lui.

DAZINCOURT, à part.

Que signifie ce langage ?

RENARD.

Si vous avez besoin de moi, parlez ; tout mon bien est à votre service.

DAZINCOURT, à part.

Le bourreau se moque de moi.

RENARD.

Vous considériez tout à l’heure votre porte feuille ; seriez-vous embarrassé pour escompter quelque billet ?... Je m’en chargerai à un taux fort raisonnable, comme vous savez.

DAZINGOURT, à part.

Ah !... il a vu le portefeuille, et, le croyant ma propriété, il voudrait déjà l’exploiter...Mais, ma foi, c’est ça !... Au moins, le portefeuille m’aura servi à quelque chose... Madame Dupont n’est pas là...

RENARD, mettant ses lunettes, et s’avançant vers Dazincourt.

Voulez-vous me montrer les billets que vous ?...

DAZINCOURT, il a jusque-là tourné le dos à Renard ; dans ce moment, il enfonce son chapeau sur ses  yeux, boutonne son habit qui doit être très serré,  se lève et s’avance vers Renard, en affectant les airs  d’un Anglais, et baragouinant.

Vous, master, faisiez le escompte ?

RENARD, stupéfait, ôte ses lunettes, recule et regarde.

Hein ?

DAZINCOURT.

Je avais besoin pas du tout !

RENARD, à part.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Haut.

Monsieur Albouis, je suis Renard, capitaliste serviable... et lorsque je vous ai obligé...

DAZINCOURT, l’interrompant.

Jamais, lord...

À part.

Comment donc s’appelle-t-il ?

Haut.

lord Kinder avait obligation avec vous.

RENARD, à part.

Lord Kinder ! Où en veut-il venir ? Prétendrait-il, à la faveur de son baragouin ?... Oh ! oh ! je suis aussi fin que lui !

Haut.

Monsieur Albouis, car voilà votre véritable nom, laissez votre baragouin, et parlons raison : vous me devez mille écus ; j’ai une contrainte par corps, il faut aller en prison ou me payer.

DAZINCOURT.

Je devais rien du tout !

RENARD, avec colère.

Ah ! vous ne devez rien ! Eh bien ! nous verrons ; je vais faire viser mon jugement, et je ne quitte pas la ville que vous ne soyez coffré.

Air : Oui les champs, les forêts. (Petit Dragon.)

Vous êtes un fripon,
Mais, j’en aurai raison.
En prison,
Je vous ferai conduire.

 

 

Scène IX

 

DAZINCOURT, RENARD, LE BARON

 

LE BARON.

Suite de l’air.

Quel bruit hors de saison !
Messieurs, baissez le ton ;
Doit-on
Troubler ainsi la maison !

DAZINCOURT.

Quoi ! de fripon
Vous osez traiter un milord ?

LE BARON.

Un milord !

RENARD.

Eh ! laissez-le donc dire.

LE BARON.

Mon cher, vous avez tort !

RENARD.

Il n’est milord,
Ma foi,
J’en réponds, pas plus que vous et moi !

DAZINCOURT.

Oui, Kinder est mon
Nom.

LE BARON.

Hein ! Que dites-vous donc ?

DAZINCOURT.

Et j’arrive à l’instant d’Angleterre.

RENARD.

C’est un menteur subtil !

LE BARON.

Comment !... se pourrait-il ?
Eh ! quoi !
C’est mon gendre que je vois !

RENARD.

Pour croire ce fripon,
Perdez-vous la raison ?
Comment peut-on
Se laisser séduire !

LE BARON.

Bonhomme, ce transport
Devient vraiment trop fort !
Oser insulter, à tort,
Milord !

Ensemble.

RENARD.

Vous êtes un fripon !
De vous, j’aurai raison !
En prison,
Je vous ferai conduire ;
Oui, maintenant, je sors,
Mais, bientôt les recors
Montreront à Milord
Si j’ai tort.

LE BARON, DAZINCOURT.

Sortez vite, ou, sinon,
Peut-être saura-t-on
À baisser votre ton,
Vous réduire.
Bonhomme, ce transport
Devient vraiment trop fort !
Oser insulter, à tort,
Milord !

Renard sort.

 

 

Scène X

 

DAZINCOURT, LE BARON

 

LE BARON.

Quel entêtement !... Mais, embrassons-nous donc, mon cher gendre ! Oui, je suis le baron de Goberville, votre futur beau-père.

DAZINCOURT, à part.

M. de Goberville.

LE BARON.

Vous ne pouvez vous figurer combien je suis charmé de vous voir... Je vous attendais avec impatience... mais, vous, vous êtes exact aussi... Ah ! c’est tout simple, on brûle de voir sa prétendue... Je connais ça, moi... car vous saurez que j’ai étudié le monde, la nature, le cour humain... Et votre oncle ?...

DAZINCOURT, à part.

J’ai un oncle.

LE BARON.

Comment se porte-il ? ce cher Nelson... Brave homme !... C’est lui qui a fait ce mariage, car vous, je ne vous connaissais pas, seulement d’après ses lettres... Ah ça ! ce soir, nous signerons le contrat.

DAZINCOURT.

Vous comblez certainement mes désirs les plus grands...

À part.

Me voilà bien tombé !

LE BARON.

Air du Partage de la richesse.

En vous unissant à ma fille,
C’est un présent que je vous fais :
Elle a seize ans, la pudeur brille
Dans chacun de ses jolis traits.
Simple et naïve, ignorant l’art de feindre,
Sans le savoir, elle séduit et plaît.
Enfin, mon cher, pour l’achever de peindre,
On dit que c’est tout mon portrait.

DAZINCOURT.

Il devait être bien jolie !

LE BARON.

Vous allez en juger.

Il sort.

DAZINCOURT.

M. Goberville est père de la maîtresse du marquis ! ma foi, je vais le servir malgré lui.

 

 

Scène XI

 

DAZINCOURT, LE BARON, EUGÉNIE

 

LE BARON.

Eugénie !... Milord Kinder...

EUGÉNIE, à part.

Déjà ! Et Montval qui ne vient pas !

DAZINCOURT.

Oh ! le portrait il était encore plus beau que le original !

LE BARON.

Ah ! ça, après la noce, vous ne partez pas tout de suite pour l’Angleterre ? Vous passerez quelque temps dans ma terre ; nous chasserons ! et puis, vous me parlerez de Londres, des monuments, des arts, des personnages illustres.

Air : Je suis né natif de Ferrare.

De Londres, cette ville immense,
On vante la magnificence ;
Votre oncle m’en parlait souvent.

DAZINCOURT.

Oh ! c’est superbe, assurément.

LE BARON.

Vous connaissez Saint-Paul, je pense ?

DAZINCOURT.

Yes !

À part.

C’est quelque hommed’importance !

LE BARON.

Et Saint-James, sans doute aussi ?

DAZINCOURT.

Lui !... c’était mon meilleur ami.

LE BARON.

Qu’est-ce que vous dites donc ? Saint-James ! c’est le palais des rois... comme les Tuileries, Versailles...

DAZINCOURT.

Yes, Yes...

À part.

Je ne sais plus ce que je dis !

Haut.

C’est que le plaisir...

À part.

Il est plus fort que je ne croyais.

Haut.

Et l’aspect de ma demoiselle, il troublait singulièrement moi...

LE BARON.

Je comprends.

EUGÉNIE, regardant au fond.

Ah !

LE BARON.

Qu’as-tu donc ?

EUGÉNIE.

Rien.

À part.

Le voici !

 

 

Scène XII

 

DAZINCOURT, LE BARON, EUGÉNIE, MONTVAL

 

LE BARON.

Diable ! c’est M. de Montval !

DAZINCOURT, à part.

Il va tout gâter !

EUGÉNIE, à part.

Je savais bien qu’il était fidèle !

LE BARON.

Eh ! bonjour donc ! Marquis...

Bas à Dazincourt.

C’est un rival !

DAZINCOURT.

Ah ! ah !...

LE BARON.

Il adore ma fille ; mais il est venu trop tard, vous aviez ma parole, et je ne connais que ça, moi !...

À Montval.

Comment, vous voilà dans cette ville ?

MONTVAL.

Vous savez, Monsieur, ce qui m’y amène ?

LE BARON.

Oui, oui, plusieurs personnes m’en ont parlé ; mais, il n’y faut plus penser, mon cher ami, voilà milord Kinder, mon gendre...

DAZINCOURT, courant à Montval.

Oh ! oh ! quel heureux hasard !... c’était lui ! c’était bien lui...

Bas.

Ne dites mot, je vous sers...

Haut.

Cette brave jeune homme, il avait sauvé moi, dans le guerre de Hanovre... il s’était mis devant... trois canons ! Cette belle action il me restera toujours gravéo dans le... estomac.

LE BARON.

Il veut dire dans son cœur.

MONTVAL, embarrassé.

Ah ! Milord, certainement...

À part.

Je ne sais que dire !

LE BARON.

Parbleu ! je suis charmé de cette rencontre.

MONTVAL.

Et moi, ravi !

À part.

Je n’y conçois rien !

EUGÉNIE, à part.

Il oublie donc que c’est son rival ?

DAZINCOURT, faisant des signes à Montval.

Monsieur le Marquis, voulait-il bien faire à moi le satisfaction de signer le contrat ?

MONTVAL.

De signer ?... Comment donc, avec plaisir !...

À part.

Ma foi, faisons ce qu’il veut.

EUGÉNIE, à part.

Ah ! par exemple ! c’est trop fort !

LE BARON, à Dazincourt.

Ah ! ça, vous avez les papiers nécessaires ?

DAZINCOURT.

Yes... je croyais...

À part.

Pourvu que tout y soit.

MONTVAL, à part.

Le voilà pris.

DAZINCOURT, donnant le portefeuille.

Regardez, dans cette portefeuille.

LE BARON, examinant les papiers.

Mais, oui, oui, parbleu !... voilà bien tout ce qu’il nous faut.

MONTVAL, à part.

Je m’y perds !

LE BARON...

Moi, je vais chercher les titres, les contrats... je suis à vous dans l’instant !

Il rentre dans sa chambre.

 

 

Scène XIII

 

EUGÉNIE, MONTVAL, DAZINCOURT

 

Montval et Dazincourt suivent le Baron jusqu’à la porte. Pendant tout le commencement de la scène, Dazincourt reste au fond.

EUGÉNIE, à part.

Certainement, M. de Montval ne m’a jamais aimée !

MONTVAL, revenant près d’Eugénie.

Ah ! ma chère Eugénie, nous lui devrons notre bonheur !

EUGÉNIE.

Notre bonheur !... Je vous prie, Monsieur, de ne plus me tenir de semblables discours ; voyez devant qui vous parlez.

MONTVAL.

Oh ! il sait tout !

EUGÉNIE.

Comment, il sait tout ?

MONTVAL.

Il a vu ma douleur, quand j’ai appris que l’on voulait vous enlever à ma tendresse.

EUGÉNIE, avec dépit.

Je ne me suis pas aperçue, Monsieur, qu’elle fût bien vive ; au moins, elle a été adoucie par le plaisir de trouver un ami dans celui qu’on me destine.

MONTVAL.

Croyez que je ne verrai jamais en lui qu’un rival odieux, que je ferai tout pour l’empêcher de vous épouser !... mais je comprends maintenant votre colère...

Baisant la main d’Eugénie.

Elle me donne une nouvelle preuve de vos sentiments pour moi.

EUGÉNIE.

Que faites-vous ?... songez...

DAZINCOURT, sans baragouiner.

Ne craignez rien ! je veille sur vous.

EUGÉNIE.

Comment, Milord !...

MONTVAL.

Est un bon... un excellent ami.

Air : Di Tanti palpiti.

Ah ! pardonnez à mon amour
Cette supercherie ;
Le bonheur de ma vie
En dépend, en ce jour.
Je vous en prie,
Ici, secondez-nous,

Se mettant à genoux.

Belle Eugénie,
Et je suis votre époux.

DAZINCOURT.

Relevez-vous !
Vers nous,
Le beau-père s’avance !
C’est assez, je pense,
Faire votre cour...
Du mari, c’est le tour.

 

 

Scène XIV

 

EUGÉNIE, MONTVAL, DAZINCOURT, LE BARON

 

Montval s’éloigne, Dazincourt a pris sa place aux genoux d’Eugénie ; le Baron est au fond et admire ce tableau.

Ensemble.

DAZINCOURT, baragouinant.

Reprise de l’air.

Pardonnez à l’amour
Ce transport, je vous prie !
Le bonheur de ma vie
Commence de ce jour.

LE BARON.

Il lui parle d’amour,
Mon âme en est ravie ;
Leur bonheur, je parie,
Datera de ce jour.

EUGÉNIE, à part, et MONTVAL.

Pardonnez    } à l’amour
Pardonnons  }
Cette supercherie !
Le bonheur de ma vie
En dépend, en ce jour. 

LE BARON.

Bien, mes enfants, très bien !

DAZINCOURT.

Oh ! c’était vous, le beau-père !

LE BARON.

Ne vous dérangez pas ; je connais ça, moi !... mais ce pauvre Montval, qui est là ! oh ! c’est cruel !...

À Montval.

Mon ami, votre résignation vous fait le plus grand honneur dans mon esprit ; moi, qui connais le cœur humain, je sais combien il a dû vous en coûter.

À Dazincourt.

Ah ! ça, maintenant, nous pouvons aller chez le notaire, faire dresser les articles ?

EUGÉNIE, bas à Montval.

Ah ! Montval ! combien je rougis de tromper ainsi mon père !

MONTVAL, de même.

J’ignore comment tout cela s’est arrangé.

DAZINCOURT, bas à Montval.

Allez devant... parlez au notaire... qu’il prolonge, qu’il retarde...

Haut au Baron.

Air : Connaissez mieux la garde citoyenne.

De terminer, je brûle, cher beau-père !
Je vous en prie, hâtons ce doux instant !
Dépêchons-nous d’aller chez le notaire,
Puisqu’au retour, le bonheur nous attend.

LE BARON.

Ne craignez rien, mon cher, vous devez plaire
Par cet amour, ce tendre empressement.

DAZINCOURT.

Yes, votre fille, en ce jour, je l’espère,
Dans son époux trouvera son amant.
De terminer, je brûle,
etc.

Montval, Dazincourt et le baron sortent par la gauche, Eugénie rentre dans sa chambre.

 

 

Scène XV

 

KINDER, MADAME DUPONT, entrant par le fond

 

MADAME DUPONT.

Non, Milord, non ! ni moi ni d’autres ne pouvons vous loger, si vous n’avez pas de papiers.

KINDER.

Puisque je avais perdu mon... porte-papiers, god !

Riant.

Eh ! eh !

MADAME DUPONT.

C’est un malheur ; mais vous sentez bien que, sous ce prétexte, nous serions exposés à recevoir des vagabonds, des mauvais sujets, des...

KINDER, avec colère.

Oh ! oh ! madame...

Riant.

Vous plaisantez, je croyais.

MADAME DUPONT.

Je ne dis pas pour ça, Milord...

KINDER.

Apprenez que j’étais lord Kinder, ami de monsieur le baron de Goberville, qui me avait donné... rendez-toi dans ce... aubergiste, pour me faire son fils beau.

MADAME DUPONT.

Que ne le disiez-vous plus tôt, Milord ? je n’aurais pas fait tant de difficultés, M. de Goberville répondant de vous... Mais vous arrivez mal ; il vient de sortir.

KINDER.

Eh bien ! je attendais ici.

Il s’assied.

J’avais de la lassitude en grande quantité.

MADAME DUPONT, à part.

La pauvre petite ne l’échappera pas !

KINDER.

Oh ! oh ! le fatigue il me avait donné de l’appétit, et le appétit il invitait moi à dîner.

MADAME DUPONT.

Je ne sais pas pourquoi cet homme-là ne me revient pas.

KINDER.

Madame l’Auberge, faites donner à moi, s’il plaisait à vous, le Roastbeef, le claret de Bordeaux.

MADAME DUPONT.

Oui, Milord, à l’instant.

À part.

Ne le perdons pas de vue.

 

 

Scène XVI

 

KINDER, LEDOUX, MADAME DUPONT

 

Kinder est assis près de la table à droite, sur le devant du théâtre. Au moment où Mme Dupont va pour sortir, Ledoux se présente et la retient.

LEDOUX.

Un mot, madame Dupont.

MADAME DUPONT.

Que voulez-vous, monsieur Ledoux ?

LEDOUX.

N’avez-vous pas ici un homme qui se dit Anglais, qui baragouine ?

MADAME DUPONT.

Dame ! j’ai lord Kinder.

LEDOUX.

Lord Kinder !... Précisément... où est-il ?

MADAME DUPONT.

Le voici... mais qu’allez-vous faire ?

LEDOUX.

Mon devoir.

Il s’avance vers Kinder.

Monsieur, je viens de la part de M. Renard, pour sa voir si vous voulez bien payer la somme de trois mille livres, par vous, à lui, légitimement due, augmentée de celle allouée à votre serviteur, pour ses frais, déboursés, démarches, courses et cætera, relatifs audit paiement.

KINDER, après avoir écouté attentivement.

J’entendais pas !

MADAME DUPONT.

Il fait la sourde oreille.

LEDOUX.

Je vous demande trois mille livres.

KINDER, avec humeur.

Trois mille livres !

Riant.

Oh ! oh ! ce était fortement terrible !

LEDOUX.

Que vous devez à M. Renard.

KINDER.

Cet homme est dans le liqueur. Renard ? Renard ?... Fox ?... Fox ?

LEDOUX, à part.

C’est bien ça !

À Kinder.

On m’a prévenu, monsieur. Parlez bon français, quittez ce baragouin.

KINDER, avec colère.

Bérégouine ! Bérégouine vous-même !

Regardant Ledoux.

Oh ! oh ! oh !... il faisait rire moi.

LEDOUX.

Je ne vois pas, monsieur, ce qu’il y a de plaisant dans ma personne ; mais vous êtes bien gai, vous-même, pour un Anglais, monsieur le Milord.

KINDER.

Air de l’Apothicaire

Comme vous, chacun le savait ;
L’Anglais, même au sein de l’ivresse,
Dans la gravité se tenait,
Affectant toujours le sagesse !
Mais des autres je différais,
Et, dans leur aimable délire,
Je veux imiter les Français ;
Moi, je suis un Anglais... pour rire.

LEDOUX.

Ah ! ah ! c’est ça, un Anglais pour rire... En prison !... pour tout de bon.

KINDER.

En prison !... Damned !

LEDOUX.

Toutes vos menaces ne vous sauveront pas ; il faut me donner de l’argent ou m’assommer.

KINDER, furieux.

Je ferais l’un, bien plutôt que l’autre.

 

 

Scène XVII

 

KINDER, LEDOUX, MADAME DUPONT, LE BARON, EUGÉNIE, LES GARÇONS

 

LE BARON, EUGÉNIE, LES GARÇONS.

Air : Galop de la Tentation.

Mais quel bruit se fait entendre ?

MADAME DUPONT, à Kinder.

Voici M. le Baron.

KINDER, au Baron.

Reconnaissez votre gendre.

LE BARON.

Vous, Kinder ?... Il a du front !
Monsieur, vos papiers... la preuve ?

KINDER.

J’avais perdu, par malheur !

LE BARON.

La défaite n’est pas neuve...
Vous êtes un imposteur !
Ah ! l’on ne m’attrape guère,
Moi, je suis un vieux chasseur !
Et, sous la ruse grossière,
J’ai deviné l’imposteur.

TOUS.

Ah ! la ruse est trop grossière, etc.

LE BARON.

Mon cher monsieur, mon gendre a été plus heureux que vous ; car j’ai là tous ses papiers, bien en règle, dans ce portefeuille.

KINDER, voulant prendre le portefeuille.

Ah ! ah ! god !... c’était le mien !

TOUS.

Comment le sien !

LE BARON, gaiement.

Eh ! sans doute, monsieur a raison... ce portefeuille et les papiers qu’il contient sont à milord Kinder... ainsi, ils lui appartiennent ; c’est une chose toute naturelle... Ah ! ah ! ah !

 

 

Scène XVIII

 

LES MÊMES, DAZINCOURT, MONTVAL

 

DAZINCOURT.

Eh bien ! que se passait-il donc, cher beau-père ?

LE BARON.

Venez, mon gendre, venez, et dites-nous...

MADAME DUPONT.

Votre gendre ?... M. Dazincourt !

LE BARON.

Comment ! Dazincourt !

 

 

Scène XIX

 

LES MÊMES, RENARD

 

RENARD.

Êtes-vous décidé à payer ou à coucher en prison, M. Albouis ?

MADAME DUPONT.

M. Albouis !

LE BARON.

Ah ça ! que veut dire tout cela ?... Kinder, Dazincourt, Albouis...

DAZINCOURT.

Ma foi, mon cher Montval, je crois que nous sommes au dénouement.

LE BARON.

Au dénouement !... est-ce que nous jouons ?...

DAZINCOURT.

La comédie... précisément... et je viens de faire mon premier début... Qu’en dites-vous, messieurs ?

LE BARON.

Je ne comprends pas.

MONTVAL.

Ni moi.

MADAME DUPONT.

Ni moi.

KINDER.

Ni moi.

DAZINCOURT, rapidement.

Je vais donc vous dire le secret.

À Kinder.

Monsieur aime mademoiselle, il en est aimé.

Au baron.

Je suis le débiteur de cet homme, qui veut m’arrêter.

À Montval.

J’ai trouvé ce matin ce portefeuille...

À Kinder.

Que je vous rends, milord... Le hasard, la nécessité, un peu de folie ont fait le reste.

LE BARON.

Ah ! milord, combien j’ai d’excuses à vous faire... Mais ma fille réparera mes torts envers vous.

EUGÉNIE.

Moi, mon père !...

LE BARON.

Air de Partie carrée.

Obéissez...

KINDER.

Pardon ; futur beau-père ;
Au dedans moi, j’avais délibéré,
Et voyez-vous, la chose il était claire,
Ici, j’avais un rival préféré ;
Mon cher ami, souffrez, ne vous déplaise ;
Que je rendais ces jeunes gens heureux...
Pour commencer d’agir à la française.
Je deviens généreux.

MONTVAL.

Ah ! milord, comment reconnaître un pareil sacrifice !

RENARD, à Dazincourt.

M. Albouis, et mon argent ? je comptais sur le portefeuille...

KINDER.

Comptez toujours, master... il avait trouvé, je devais...

DAZINCOURT.

Grand merci, milord ! de pareils services ne s’acceptent que d’un compatriote, d’un ami. Marquis, si, maintenant, vous croyez à ma vocation, chargez-vous de M. Renard, et recevez pour gage, ma lettre-de-change tirée d’aujourd’hui sur le public, par Dazincourt !

MONTVAL.

J’accepte, car il y fera honneur.

MADAME DUPONT.

Comment, vous jouez la comédie ?

DAZINCOURT.

Les valets, pour vous servir.

MADAME DUPONT.

Vous feriez bien les amoureux.

DAZINCOURT, au public.

Air : En partant pour la guerre. (If de Croissey.)

Au public je veux plaire,
À mon premier début ;
Indulgence au parterre
Et j’atteindrai mon but.

Air : Vous avez aimé Taconnet.

Un grand seigneur, élégant et malin,
De Dazincourt, d’abord était le maître ;
Il l’a quitté ; mais pour un souverain
Devant qui, tout tremblant, le plus fier doit paraître.
Du premier maître, il était mécontent,
Bien qu’obtenant chaque jour ses suffrages ;
Quelques bravos de l’autre, en cet instant,
Humble valet, c’est assez pour ses gages ;
Quelques bravos, Messieurs, voilà mes gages.

CHŒUR.

Au public, il veut plaire,
À son premier début ;
Indulgence au parterre,
Il atteindra son but.

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