Piccolet (Eugène LABICHE - Auguste LEFRANC - Armand MONTJOYE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 30 septembre 1852.

 

Personnages

 

PICCOLET, rentier, 26 ans

CHAMBOURDON, candidat à la Chambre du commerce, 50 ans

MIOCHIN, prôneur de Chambourdon

ALINE, nièce de Chambourdon

GILETTE, servante d’hôtel

 

La scène se passe dans la salle commune d’un hôtel, à Romorantin.

 

Entrée principale au fond. Deuxième entrée à droite dans l’angle. Du même côté, deuxième plan, une cheminée. À gauche, portes au premier plan et dans l’angle. Au deuxième plan, une fenêtre, une table. À droite devant la cheminée, un fauteuil. À droite et à gauche de la porte du fond, deux buffets.

 

 

Scène première

 

CHAMBOURDON, MIOCHIN

 

Ils entrent par la porte de gauche, dans l’angle.

MIOCHIN, le chapeau sur la tête.

Soyez tranquille, M. Chambourdon, la chose est en bon train... vous serez nommé membre de la chambre du commerce de Romorantin, ou j’y perdrai mon nom de Miochin !

CHAMBOURDON.

Ah ! mon ami, qu’il est doux pour un ancien marchand de bouchons retiré des affaires, d’être appelé aux honneurs par la confiance de ses concitoyens, de se dire : j’avais quitté Romorantin, mais Romorantin ne m’avait pas oublié. Ôte ton chapeau...

Miochin exécute.

Tu sais ce que je t’ai promis.

MIOCHIN.

La place de régisseur de toutes vos propriétés... Ce n’est pas pour dire, mais je l’aurai bien gagnée... Depuis huit jours que vous êtes arrivé de Paris, me suis-je assez remué pour vous concilier les suffrages des notables de la ville ; en ai-je vu de ces électeurs ! et en ai je bu de ces liqueurs !...

Air : Amis, voici la riante semaine.

Vous le savez, l’opinion publique,
Pour se former vient à l’estaminet ;
Là, de la ville on apprend la chronique,
Et l’on s’éclaire en buvant du clairet.
De mon patron, pour soutenir la gloire,
Jugez combien je me suis humecté,
C’est effrayant ce qu’il m’a fallu boire
Pour établir votre capacité.
J’en ai encore le gosier en feu.

Il remet son chapeau.

CHAMBOURDON.

Demain tu te mettras aux émollients... ôtes ton chapeau.

Miochin exécute.

MIOCHIN.

Nous avons pour nous les deux fractions prépondérantes du Comité électoral, les tanneurs et les filateurs.

CHAMBOURDON.

Bravo !

MIOCHIN.

Il ne s’élève plus qu’une petite difficulté.

CHAMBOURDON.

Laquelle ?

MIOCHIN.

Ils disent que vous vivez séparé de votre femme.

CHAMBOURDON, à part.

C’est vrai ! une affreuse créature qui m’a fait des choses capitales...

Haut.

C’est faux ! je proteste !

MIOCHIN.

On trouve ça immoral... le peuple murmure.

CHAMBOURDON.

Moi ! séparé de ma femme ! un ange ! aux yeux bleus... que j’attends aujourd’hui même.

MIOCHIN.

Ah bah !

Il remet son chapeau.

CHAMBOURDON.

Miochin, annonce aux populations égarées qu’à une heure trois quarts de relevée, je me promènerai sur la grande place de Romorantin, avec madame Rosalba Chambourdon, née Lecoq ! va !...

MIOCHIN.

Pristi ! quel effet !

Fausse sortie.

Dites donc, pendant que vous y êtes, vous ne pourriez pas aussi promener quelques enfants ?

CHAMBOURDON.

Des enfants ? pourquoi faire ?

MIOCHIN.

Votre concurrent, M. Dumirail, en a deux... ça le pose.

CHAMBOURDON, à part.

Hélas ! le ciel m’en a toujours refusé !

Haut.

Tu diras que j’en ai trois au collège Stanislas : Jules, Timothée et Nicolas.

MIOCHIN.

Si vous les faisiez venir ?

CHAMBOURDON.

Impossible !... ils sont en retenue... Prie MM. les électeurs d’agréer leurs excuses... et ôte ton chapeau.

Miochin exécute.

Air : De Calpigi

Si l’on soumet à des critiques
Mes antécédents politiques,
Avec orgueil tu répondras :
« Jules, Timothée, Nicolas. »

MIOCHIN.

« Jules, Timothée, Nicolas ! »

CHAMBOURDON.

Montre-t-on encore des scrupules :
Timothée, Nicolas et Jules. »
Suspecte-t-on ma probité :
« Nicolas, Jule et Timothée. »

TOUS DEUX.

« Nicolas, Jules et Timothée. »

Miochin remet son chapeau et sort.

 

 

Scène II

 

CHAMBOURDON, puis GILETTE

 

CHAMBOURDON, seul.

Ah çà ! de quoi se mêlent-ils, ces électeurs ? Je leur promets un lavoir, un pont, un parc pour leurs mérinos... et ils ne sont pas encore contents !... il leur faut ma femme !... Ah ! je la leur donnerais bien volontiers... et pour pas cher... mais, où diable la retrouver ? J’ai écrit partout... pas de réponse... Alors, j’ai imaginé un moyen adroit pour fourrer dedans mes électeurs... ça se fait... figurez-vous...

GILETTE, entrant.

Monsieur, il y a là une jeune personne qui vous demande.

CHAMBOURDON.

Faites entrer.

GILETTE, au fond.

Par ici, mademoiselle.

Elle sort.

CHAMBOURDON, à part.

Voilà le moyen adroit.

 

 

Scène III

 

CHAMBOURDON, ALINE

 

ALINE, entrant avec un sac de nuit qu’elle dépose sur la table à gauche, et allant embrasser Chambourdon.

Bonjour, mon oncle.

CHAMBOURDON, mystérieusement.

Chut ! si on t’entendait... Ne m’appelle pas ton oncle.

ALINE.

Tiens ! pourquoi ?

CHAMBOURDON.

Tu le sauras... Qu’est-ce qui t’a accompagnée ?

ALINE.

Une vieille sous-maîtresse, qui a dans cette ville des parents.

CHAMBOURDON.

Très bien... Je t’ai tirée de ton pensionnat pour me rendre un immense service.

ALINE.

Un service ! Ah ! si vous saviez celui que je viens de recevoir... je suis encore tout émue.

CHAMBOURDON.

Ça m’est égal... Ma chère enfant...

ALINE.

Un monsieur... dans le coupé de la diligence...

CHAMBOURDON.

Ça m’est égal... Ma chère enfant...

ALINE.

Très distingué... très aimable...

CHAMBOURDON.

Tu es ma seul héritière...

ALINE.

Et courageux ! sans lui j’allais périr !...

CHAMBOURDON.

Que diable me chantes-tu là ?

ALINE.

Il m’a sauvé la vie ?

CHAMBOURDON.

Qui ça ?

ALINE.

Ce voyageur.

CHAMBOURDON.

Un voyageur qui t’a sauvé la vie... très bien, je lui enverrai ma carte ; ma chère enfant... tu es ma seule héritière... je compte te marier...

ALINE, vivement.

Bientôt, mon oncle ?

CHAMBOURDON.

Ne m’appelle pas ton oncle... Je compte te doter, et après moi, tu jouiras de toute ma fortune...

ALINE.

Eh bien ! et ma tante ?

CHAMBOURDON.

Oh ! je me ferai un malin plaisir de l’en frustrer complètement... À tous ces bienfaits, je ne mets qu’une condition.

ALINE.

Laquelle ?

CHAMBOURDON.

Tu as trois enfants.

ALINE, se reculant.

Moi ? Par exemple !

CHAMBOURDON.

Trois enfants mâles... Jules, Timothée et Nicolas... tous trois en retenue au collège Stanislas...

ALINE, riant.

Mais, mon oncle...

CHAMBOURDON.

Ne m’appelle donc pas ton oncle, sacrebleu ! puisque tu es ma femme.

ALINE.

Votre femme !

CHAMBOURDON.

Oui, je t’ai fait venir pour être ta tante... Tu t’appelles madame de Chambourdon, née Lecoq.

ALINE, pleurant.

Comme c’est agréable !

CHAMBOURDON.

Mais ne pleure donc pas... on croirait que nous faisons mauvais ménage... et puis, ce n’est que pour un jour... demain, tu deviendras ma nièce comme devant.

ALINE, pleurant.

Mais pourquoi tout ça ?

CHAMBOURDON.

C’est un secret... cela tient à des considérations au-dessus de ta portée... Ce que je te recommande par-dessus tout, c’est la discrétion... ne parle à personne de ce rouage ! Tu entends... à personne ?...

ALINE.

Très bien.

CHAMBOURDON.

Maintenant... as-tu eu de bonnes notes à ton pensionnat ?...

ALINE.

Oui, mon oncle.

CHAMBOURDON.

Mais ne m’appelle donc pas ton oncle... Tiens, appelle-moi Albert... ton Albert...

À part.

Comme Rosalba.

Haut.

Voyons... essaye un peu.

ALINE.

Oui... mon Albert.

CHAMBOURDON, l’embrassant.

Très bien... je te donnerai un châle... Voyons tes bulletins.

ALINE, lui remettant des papiers.

Les voici.

CHAMBOURDON, lisant.

« Conduite... bonne. Santé... bonne. Langues... bonnes. »

Parlé.

Comment... langues bonnes ?

ALINE.

Langues étrangères.

CHAMBOURDON.

Ah ! oui

Lisant.

« Punitions...

ALINE, baissant les yeux.

Aïe !

CHAMBOURDON, lisant.

« Cinq juillet, deux heures de retenue, pour avoir fait des grimaces derrière madame. »

Sévèrement.

Comment, tu fais des grimaces derrière madame ?

ALINE.

Ce n’est pas ma faute... elle avait un bonnet de tulle vert avec des rubans orange.

CHAMBOURDON, riant.

Ah ! ah ! ah !... des rubans orange... Comment lui as-tu fait ?... Voyons.

ALINE.

Ah ! je n’ose pas...

CHAMBOURDON.

Si, si, essaie un peu.

ALINE.

Je lui ai fait comme ça.

Elle tire la langue.

CHAMBOURDON, l’embrassant.

Charmant... je te donnerai un châle.

ALINE, à part.

Ça fait deux.

CHAMBOURDON, lisant.

« Du 15, cinq heures de retenue, pour avoir été surprise lisant un roman. »

Parlé.

Comment, vous lisez des romans, Mademoiselle ?

ALINE.

Ne vous fâchez pas.

CHAMBOURDON.

Et quel est le titre de cet ouvrage ?

ALINE, hésitant.

Ça s’appelait... ça s’appelait... Gustave ou le mauvais sujet.

CHAMBOURDON.

Le mauvais sujet !

Sévèrement.

Mademoiselle, s’il vous arrive encore de lire des romans...

ALINE, à part.

S’il savait qu’il y en a un dans mon sac de nuit !

CHAMBOURDON.

Je vous flanque dans un couvent.

ALINE.

Oui, mon oncle.

CHAMBOURDON, avec colère et frappant du pied.

Appelle-moi donc ton Albert !

ALINE, impatientée et frappant du pied.

Oui, mon Albert !

 

 

Scène IV

 

CHAMBOURDON, ALINE, GILETTE

 

GILETTE, entrant.

Mademoiselle, votre chambre est prête.

CHAMBOURDON.

Comment ! mademoiselle ? C’est ma femme, madame Chambourdon, née Lecoq.

GILETTE.

Sa femme !

À part.

C’est donc ça qu’ils se disputaient.

Haut.

Alors, une chambre suffira.

ALINE.

Hein !

CHAMBOURDON.

Non, deux !... je ronfle très haut.

GILETTE.

Ah !... nous mettrons madame chambre n° 4... Elle communique avec la vôtre...

Elle indique la porte de gauche, premier plan.

CHAMBOURDON.

Très bien !

GILETTE, à part.

C’est un mauvais ménage, ils ont raison dans le pays.

CHAMBOURDON, à Aline.

Va t’habiller, mon agneau ;  

Il l’embrasse.

pendant ce temps, je vais polir ma profession de foi... parce qu’il faut qu’une profession de foi soit polie... et dans un quart d’heure, je te donnerai mon bras pour visiter les monuments de Romorantin...

À part.

et la faire voir aux électeurs.

Air : Nous aimons et nous chantons. (Mosquita.)

Mets ton plus joli chapeau,
Tes plus coquettes
Manchettes ;
Sous mon habit bleu barbeau,
Moi, je serai toujours beau.
Mets ton plus joli chapeau, etc.

Ensemble.

ALINE.

Mettons mon joli chapeau,
Mes plus coquettes
Manchettes ;
Vous, sous votre habit barbeau,
Vous serez bien assez beau !

GILETTE.

De sa femme le chapeau
Et les manchettes
Coquettes,
Sous son habit bleu barbeau
Ne le rendront pas plus beau.

 

 

Scène V

 

GILETTTE, puis PICCOLET

 

GILETTE, seule.

C’est égal, ils ont beau s’embrasser... tout ça, c’est pas de la bonne amour !

PICCOLET, porte une valise d’une main, tient de l’autre une chaufferette, un parapluie, un rond de voyageur est passé dans son bras. Mystérieusement à Gilette.

Psit !... la bonne ?... psit !... la bonne ?

GILETTE.

Un voyageur !... Qu’est-ce que vous désirez, monsieur ?

PICCOLET, mystérieusement.

Chut !... j’ai les mains embarrassées... fais-moi le plaisir de prendre vingt sous dans la poche de mon gilet...

GILETTE, exécutant.

Les voilà.

PICCOLET.

Très bien !... C’est ici que sont descendues deux jeunes dames... dont une âgée ?

GILETTE.

Oui, monsieur.

PICCOLET.

Ô bonheur !... ô fortune !... Fais-moi le plaisir de prendre 40 sous dans la poche de mon gilet.

GILETTE.

Les voilà... ça fait trois francs.

PICCOLET.

Très bien !... Maintenant, où sont-elles ?

GILETTE.

Qui ça ?

PICCOLET.

Ces dames ?

GILETTE.

Si c’est l’âgée que vous demandez...

PICCOLET.

Non... l’autre... l’autre ?

GILETTE.

Elle est dans sa chambre... elle s’habille.

PICCOLET.

Très bien... je vais regarder par le trou de la serrure.

GILETTE, se plaçant devant la porte.

Par exemple !

PICCOLET.

Tu ne veux pas ?... une fois... deux fois...

GILETTE.

Certainement non !

PICCOLET.

Alors... fais-moi le plaisir de remettre trois francs dans la poche de mon gilet.

GILETTE, les remettant.

Les y v’là.

Elle remonte.

PICCOLET.

Maintenant, prépare-moi une chambre avec un oreiller.

GILETTE.

Oui, monsieur !

PICCOLET, se débarrassant de ce qu’il porte.

Tu m’apporteras une tasse de lait.

GILETTE.

Tout de suite, monsieur...

À part.

En voilà un original !

Elle sort à droite, 3e plan.

 

 

Scène VI

 

PICCOLET, seul, marchant avec agitation

 

Sapristi ! que c’est embêtant !... Me voilà encore pincé ! malgré toutes mes précautions... car enfin, dès que j’aperçois une femme à droite... je tourne à gauche... je me suis mis au laitage, je prends des bains tempérés... je me nourris de concombres et de cardons... deux petits légumes bien tranquilles... Eh bien ! j’ai beau faire ! au moindre choc... frrrit ! mon cœur prend feu comme une allumette... Déplorable nature ! Vous me direz : Mais, Piccolet, pourquoi ne te laisses-tu pas aller à ta pente ?... Oui, elle est jolie, ma pente ! Savez-vous où elle conduit les malheureuses qui daignent m’honorer de leur confiance ? Au violon !... En prison ! C’est très bizarre ; mais, jusqu’à présent, toutes les femmes que j’ai aimées se sont acheminées tout doucement vers la police correctionnelle... mon cœur est une souricière... La première... elle aimait trop le bal... c’est ce qui l’a fait coffrer... un jour qu’elle essayait un pas soi-disant espagnol... La seconde... J’en ai eu vingt-neuf comme ça... À la vingt-neuvième je me dis : En voilà assez ! je vais me marier... et j’écris à mon oncle Dumirail, entrepreneur de charcuterie à Romorantin... « Comment vous portez vous ? – Cherchez-moi donc une femme dans vos environs. » Ce gros homme me répond : « Je me porte bien, je me porte comme candidat à la chambre de commerce ; tu es un de nos notables, viens me donner ta voix. Quant à la femme... j’ai ma fille !... » Je l’avais oubliée !... une grande blonde, sentimentale et pas grasse... N’importe, je monte dans le coupé de la diligence... c’est là que ma destinée m’attendait. Je me trouve assis entre deux femmes... la première... il faut être juste... je n’ai aucun reproche à lui adresser... elle était d’un âge... chauve... Mais, la seconde... figurez-vous une colombe en chapeau rose... des yeux longs comme ça... et des dents... j’étais ému. À Millançay, le conducteur nous invite à monter la côte à pied ; la vieille dormait... je descends,... la petite aussi. En gravissant, elle me prie de lui faire un bouquet de bluets, je lui cueille des coquelicots, fleur qui manque complètement de volupté ; j’allais lui en offrir une botte, quand, tout à coup, un animal furieux s’élance vers nous... Ciel ! un taureau ! s’écrie la jeune fille... Je lui fais un rempart de mon corps... Le taureau bondit et... je m’aperçois que c’était un bœuf !... un petit bœuf qui accourait dans l’intention pacifique de brouter ma botte de coquelicots... Je la lui abandonne... en l’accompagnant d’une autre botte que je lui offre d’un autre côté... et je me retourne pour rassurer ma compagne, elle était évanouie... N’ayant pas de sels sur moi, je l’embrasse... elle revient ! Elle m’appelle son sauveur, son libérateur, son toréador... car elle continuait à croire au taureau... Que vous dirai-je ? Le reste du voyage se passa en remerciements mêlés d’œillades, de soupirs, de quartiers d’orange... J’étais pincé. Depuis ce moment, ma blonde cousine ne m’apparaît plus que comme une quenouille gigantesque, garnie de filasse... J’y renonce !... Ma voix reste à l’oncle Dumirail... c’est la voix du sang... Quant à ma main... j’en ai le placement.

 

 

Scène VII

 

PICCOLET, ALINE

 

Elle a changé de toilette.

ALINE, entrant sans le voir.

Me voilà prête...

PICCOLET, à part.

C’est elle !...

Il va prendre la chaufferette qu’il a déposée à droite.

Mademoiselle, permettez-moi...

ALINE.

Oh !...

À part.

Le monsieur du coupé !

PICCOLET, avec sentiment.

C’est votre chaufferette que vous avez oubliée dans la voiture... J’aurais pu la garder comme un gage précieux ; mais...

ALINE, la prenant.

C’est trop de bonté...

La plaçant sur la table de gauche.

Elle est encore brûlante.

PICCOLET, gracieusement.

Parbleu !

Air : De ma Cécile.

Quand tout ce qui vous avoisine
Éprouve cet effet subtil,
Ce meuble ne peut, j’imagine,
Échapper au commun péril ;
L’assurer contre l’incendie
Me semblerait audacieux ;
À vos pieds il passe sa vie
Et vous encouragez ses feux.

Mais moi-même, mademoiselle, moi qui vous parle... je n’ai pu échapper à cet état d’incandescence...

ALINE.

Comment ?

PICCOLET.

Ce n’est pas ma faute... je suis le papillon et vous êtes la ch...

Se reprenant.

La bougie !...

À part.

Pristi ! j’ai failli dire : chandelle.

ALINE.

En vérité, vous êtes d’une galanterie...

PICCOLET.

C’est que je ne puis oublier ce voyage enchanteur, cette douce voix... ces quartiers d’orange.

ALINE.

Ah ! moi non plus ! je n’oublie pas que vous m’avez sauvé la vie.

PICCOLET, à part.

Le bœuf !

ALINE.

Que vous avez exposé vos jours pour moi.

PICCOLET, à part.

Le bœuf ! le petit bœuf !

Haut.

Ne parlons pas de cela, je vous en prie... ça me gêne... Mademoiselle, je n’irai pas par quatre chemins... je vous aime excessivement.

ALINE.

Mais, monsieur...

PICCOLET.

Vous ne le saviez pas ?

ALINE.

En effet... j’avais cru remarquer... et puis votre dévouement... votre courage...

PICCOLET, à part.

Toujours le petit bœuf !

Haut.

Ne parlons pas de ça !... Mademoiselle, mes intentions sont pures... pures comme moi même... J’ai formé le dessein de vous donner mon nom... je m’appelle Piccolet... qu’en pensez-vous ?

ALINE.

De votre nom ?

PICCOLET.

De mon projet ?

ALINE.

Mais, monsieur... je ne m’appartiens pas, et sans doute, si je ne consultais que la reconnaissance que je vous dois...

PICCOLET.

Ne parlons donc pas de ça... Ainsi, c’est entendu... voilà une affaire réglée.

ALINE.

Comment ?

PICCOLET.

Maintenant, voyons !... vous devez avoir quelque part une espèce de parent créé pour recevoir les demandes ?... Où est le bureau de cet employé ?

ALINE.

Mais, monsieur, vous allez trop vite ! je vous connais à peine.

PICCOLET.

C’est juste... Mademoiselle, je suis à la tête de 7 403 francs de rente, propriétaire d’une tannerie sise en cette ville, et je viens en cette qualité prendre part aux élections de sa chambre de commerce.

ALINE.

Mon Dieu, monsieur...

PICCOLET.

Quant à mes sentiments...

 

 

Scène VIII

 

PICCOLET, ALINE, CHAMBOURDON

 

CHAMBOURDON, entre avec un cahier de papier à la main.

Es-tu prête, ma bonne ?

ALINE, à part.

Mon oncle !... je l’avais oublié !

PICCOLET, à part.

Ça doit être le papa... je vais lui faire ma demande.

Il met ses gants.

CHAMBOURDON, bas à Aline.

Quel est ce monsieur ?

ALINE, embarrassée.

C’est... c’est... c’est un électeur influent.

CHAMBOURDON, à part.

Ah ! sapristi !

Il met ses gants.

Si j’essayais sur lui l’effet de ma profession de foi ?

ALINE, à part, les regardant.

Qu’est-ce qu’ils font ?

Chambourdon et Piccolet, gantés, s’avancent l’un vers l’autre, en se saluant et parlant ensemble.

PICCOLET.

Monsieur, c’est en tremblant...

CHAMBOURDON.

Monsieur, permettez-moi...

PICCOLET, s’arrêtant.

Ah ! pardon !... après vous.

CHAMBOURDON, regardant de temps en temps son cahier.

Je suis un homme bon, simple et naïf... et, cependant, ardent et passionné pour la ville de Romorantin.

PICCOLET, à part.

Qu’est-ce qu’il me chante ?

CHAMBOURDON, déclamant.

Oh ! non... ce n’est pas l’ambition qui me guide. Heureux près d’une femme que je chéris... fier du succès que mes trois jeunes fils : Jules, Timothée et Nicolas, obtiennent au collège Stanislas...

PICCOLET.

Monsieur, c’est en tremblant que je viens...

CHAMBOURDON, reprenant d’une voix forte.

Ma félicité serait complète... oh ! oui, bien complète !... si je pouvais m’asseoir un jour sur les bancs de la chambre commerciale.

PICCOLET, à part.

Ah bah ! un concurrent à l’oncle Dumirail...

CHAMBOURDON, avec dignité.

Monsieur, je ne prétends pas vous influencer, mais je vous devais la vérité : vous la savez et...

PICCOLET, embarrassé.

Certainement, monsieur, je... la vérité, toute la vérité... rien que la vérité...

Chambourdon va poser son cahier d’épreuves sur la cheminée. À part.

Ma foi, tant pis pour l’oncle Dumirail !... ma voix appartient à mon beau-père... c’est la voix du sang...

Haut.

Monsieur, vous pouvez compter sur moi.

CHAMBOURDON, lui serrant la main.

Merci, monsieur... Nous vivons dans un siècle où les honnêtes gens doivent faire alliance.

PICCOLET.

Faire alliance... c’est bien ça... Monsieur... c’est en tremblant que je viens...

CHAMBOURDON, l’interrompant.

Pardon ! pardon !... j’ai promis de me montrer à une heure trois quarts de relevée sur la grande place de Romorantin.

À Aline.

Viens-tu, ma bonne...

La présentant.

Je vous présente ma femme.

PICCOLET, foudroyé.

Sa femme !

CHAMBOURDON.

Madame Chambourdon, née Lecoq.

ALINE, bas à Chambourdon.

Mais, mon oncle !...

CHAMBOURDON, bas.

Appelle-moi ton Albert !

PICCOLET, accablé.

Sa femme !

ENSEMBLE.

Air : Quadrille de la Filleule des Fées. (Pantalon.)

Ah ! la traîtresse !
Tant de jeunesse,
De gentillesse,
Elle a donc tout donné !
Triste lumière
Qui désespère
L’infortuné,
Trop tard illuminé.

CHAMBOURDON.

L’heure nous presse,
La politesse
Veut qu’on s’empresse
Au rendez-vous donné.
Partons, ma chère ;
Monsieur, j’espère,
A deviné
Que je suis talonné.

ALINE, à part.

Quand la tristesse
Ici l’oppresse,
De sa tendresse
Un gage m’est donné.
Arrêt sévère !
Il faut me taire,
L’infortuné
N’aura rien deviné.

Chambourdon et Aline sortent par le fond.

 

 

Scène IX

 

PICCOLET, seul

 

Sa femme !... elle est mariée !... elle a trois petits au collège Stanislas !... Mais, si je ne m’abuse, elle me donnait des espérance, elle se moquait de moi... elle se... moquait de moi, je disais bien, et son...

Avec dédain.

Mari ! qui ose me demander ma voix... Ma voix retourne à Dumirail, elle est à mon beau-père, ma voix ! c’est la voix du sang... Et j’ai essuyé son discours à bout portant !... Je vais cabaler contre lui.

 

 

Scène X

 

PICCOLET, MIOCHIN

 

MIOCHIN, entrant, haut, saluant Piccolet.

C’est à monsieur Piccolet que j’ai l’honneur de parler ?

PICCOLET.

Oui, monsieur.

À part.

Qu’est-ce que c’est que celui-là ?

MIOCHIN, à part.

Monsieur, je suis électeur, et entre électeurs on cherche à s’éclairer.

PICCOLET.

Comment donc !

À part.

Tiens ! je vais couler le Chambourdon.

Haut.

Avez-vous fait un choix ?

MIOCHIN.

Pas encore.

PICCOLET.

Moi non plus... On parle beaucoup d’un nommé Dumirail.

MIOCHIN.

Vous le connaissez ?

PICCOLET.

Mon oncle !

Haut.

Nullement.

MIOCHIN.

Il n’a pas de chance ! c’est un candidat véreux...

PICCOLET.

Dumirail est véreux ?

MIOCHIN.

Il est fortement question d’un nommé Chambourdon... le vertueux Chambourdon !

PICCOLET.

Connaît pas !

MIOCHIN.

Moi non plus !... Mais il a promis un pont...

PICCOLET.

Qui ça ? Dumirail ?

MIOCHIN.

Non, Chambourdon.

PICCOLET.

Mais il n’y a pas de rivière.

MIOCHIN.

Oh ! ça ne l’embarrasse pas... il en fera venir une.

PICCOLET.

Alors, c’est un pont suspendu... jusqu’à ce qu’il ait fait venir une rivière.

MIOCHIN.

Ah ! très joli !... je vois que nous pouvons compter sur vous.

PICCOLET.

Pour Dumirail ?

MIOCHIN.

Non, pour Chambourdon.

PICCOLET.

Je ne crois pas.

MIOCHIN.

Pourquoi ?

PICCOLET.

Parce que... Tenez, je voterai pour lui, s’il veut prendre un engagement.

MIOCHIN, avec force.

Il les prendra tous.

PICCOLET.

C’est de trépasser dans les vingt-quatre heures.

MIOCHIN, étonné.

Plaît-il ?

À part.

Il est fou.

PICCOLET.

C’est de trépasser dans les vingt-quatre heures.

MIOCHIN.

J’avais bien entendu.

PICCOLET, à part.

Comme ça, on pourra épouser sa veuve.

Haut.

Eh bien ?

MIOCHIN.

Monsieur, je ne suis pas assez autorisé... mais je lui en parlerai.

PICCOLET.

Je vous serai obligé.

 

 

Scène XI

 

PICCOLET, MIOCHIN, ALINE

 

ALINE, entrant.

Monsieur Miochin...

PICCOLET, à part.

C’est elle !

ALINE.

M. Chambourdon vous attend à l’assemblée préparatoire... Il va parler... il a besoin de vous.

MIOCHIN.

Je comprends, pour...

Il fait signe d’applaudir. À part.

Mourir dans les vingt-quatre heures !... bah ! on peut toujours promettre.

Saluant.

Monsieur... Mademoiselle...

Il sort.

 

 

Scène XII

 

ALINE, PICCOLET

 

ALINE, à part.

Seule avec lui ! Il me croit mariée... et pas moyen de le détromper ! quelle position pour une demoiselle !

PICCOLET, à part.

Trois enfants au collège Stanislas !

ALINE, à part.

Il ne me parle pas... il est fâché !

Elle tousse.

Hum ! hum !

PICCOLET, à part.

Elle tousse... c’est le remords. C’est la toux du remords.

Tout à coup, avec éclat.

Ah ! madame Chambourdon !

ALINE.

Ah ! vous m’avez fait peur !

PICCOLET.

Pourquoi m’avez-vous trompée ?... Si vous aviez un mari, il fallait me le présenter franchement, et me dire : Voilà mon infirmité !

ALINE.

Mais ce n’est pas ma faute... Si vous saviez...

PICCOLET.

Quoi ? quoi ?

ALINE.

Plus tard... je ne peux rien vous dire.

PICCOLET.

Ah ! madame Chambourdon !

ALINE, à part.

Madame Chambourdon ! ce nom m’est insupportable...

PICCOLET, à part.

Hein !

Haut.

Et moi qui, pour vous, avais renoncé à un mariage brillant... une grande blonde magnifique !... Je vais renouer.

Fausse sortie.

ALINE, vivement.

Mais non, monsieur, il ne faut pas renouer !

À part.

Je ne peux pas lui en laisser épouser une autre.

PICCOLET.

Comment ! vous ne voulez pas que je renoue ?

ALINE.

Certainement.

PICCOLET.

Mais alors...il faut donc que je me voue à un célibat perpétuel ?

ALINE.

Pas du tout.

PICCOLET.

Non plus ?... Que faut-il faire ?

ALINE.

Continuer.

PICCOLET.

À vous aimer ?

ALINE, baissant les yeux.

Dame !

PICCOLET, à part.

Tiens ! tiens ! tiens !

ALINE.

Ce n’est pas si difficile.

PICCOLET.

Certainement... ce n’est pas...

À part.

Si je ne m’abuse, nous cinglons vers l’illicite...

Tout à coup.

Numéro 30 !... voilà mon numéro 30 !

Haut.

Comme ça, vous me permettriez un amour... entre le zist et le zest ?

ALINE, vivement.

Par exemple !

PICCOLET, à part.

Pauvre enfant ! elle se débat contre la police correctionnelle... mais elle a beau faire !

Haut.

Je ne puis pourtant pas vous aimer au grand jour... coram populo, comme disent les latinistes.

ALINE.

Mais, si, monsieur.

PICCOLET.

Ah !... Eh bien ! mais... et l’autre ?

ALINE.

Quel autre ?

PICCOLET.

Lui ! la créature que nous appelons habituellement lui... Votre mari ?

ALINE, étourdiment.

Oh ! qu’est-ce que ça fait ?

PICCOLET.

Comment !

À part.

C’est à vous décrocher les bras.

Haut.

Mais ça fait... ça fait... obstacle.

ALINE.

Oh ! pas pour longtemps, j’espère !

PICCOLET.

Ah ! vous espérez...

ALINE, baissant la voix.

Oui.

PICCOLET, de même.

Quoi ?

ALINE.

Chut ! c’est un secret... D’un moment à l’autre, les événements peuvent changer.

PICCOLET.

Ah !... vous comptez peut-être sur le divorce... mais, ç’a été rejeté... ils l’ont rejeté !...

ALINE.

Qu’est-ce qui vous parle de divorce ?

PICCOLET.

Mais, dame !... il me semblait...

Gaiement.

à moins qu’il ne jouisse d’une mauvaise santé.

ALINE.

Je ne crois pas... mais ça ne fait rien. Je ne vous demande qu’un peu de patience, monsieur, et bientôt peut-être... on ne sait pas ce qui peut arriver.

PICCOLET.

Permettez !...

ALINE.

Attendez, monsieur, attendez.

PICCOLET.

Quoi attendre ?

ALINE.

Non... je vous en ai déjà trop dit...devinez, monsieur, devinez...

Elle rentre à gauche, premier plan.

 

 

Scène XIII

 

PICCOLET, seul

 

Devinez !

Un temps. Tout à coup avec effroi.

Ah ! mon Dieu !... est-ce qu’elle voudrait aider la nature ?... pristi !... mon numéro 30 va trop loin !... ce n’est plus la police correctionnelle... c’est la cour d’assises !... Oh ! quelle idée !

Air : Du Charlatanisme.

Allons donc ! ça ne se peut pas !
Quel soupçon bête me galope !
L’âme d’un monstre, d’un Judas,
Sous une pareille enveloppe !
C’est une colombe, un mouton,
Une fée, un être angélique,
Une fleur encore en bouton...
Oui, mais, il est des fleurs, dit-on,
Qui peuvent donner la colique !

Le champignon, par exemple !... Décidément je ne dois pas rester ici plus longtemps !... C’est dommage !... parce que cette petite femme... je sentais là pour elle... N’importe, je déménage !

Il va prendre sa valise, son rond, etc.

 

 

Scène XIV

 

PICCOLET, GILETTE

 

GILETTE, apportant une boîte à lait.

Monsieur, voilà votre lait.

PICCOLET.

Bois-le.

Gilette pose la boîte à lait au fond sur le buffet de gauche.

GILETTE.

Quant à votre chambre, elle est prête.

PICCOLET.

Je donne congé.

GILETTE.

Comment, vous partez ?

PICCOLET, à part.

Si je pouvais, par cette fille, avoir quelques renseignements...

L’appelant.

Psit ! la bonne !... psit ! la bonne !

GILETTE, s’approchant.

Monsieur ?...

PICCOLET.

Chut ! J’ai les mains embarrassées... fais-moi le plaisir de prendre cent sous dans la poche de mon gilet.

GILETTE, à part.

Nous allons recommencer !

Les prenant. Haut.

Les voilà !

PICCOLET.

Très bien !... maintenant, réponds : Qu’est-ce que c’est que madame Chambourdon ?

GILETTE, niaisement.

C’est la femme de M. Chambourdon.

PICCOLET.

Comme c’est malin... Ah ! fine mouche ! tu ne veux pas parler !... Fais-moi le plaisir de prendre dix francs dans la poche de mon gilet.

GILETTE, exécutant.

Les voilà... ça fait quinze. Merci, monsieur.

PICCOLET.

Dis-moi, ce M. Chambourdon, quel ménage fait-il ?

GILETTE.

Pas trop bon, je crois !... tout à l’heure ils se disputaient... et puis un mauvais signe... ils ont deux chambres.

PICCOLET, à part.

Ça, je ne m’en plains pas...

Haut.

Continue, tu m’intéresses comme la Gazette des Tribunaux.

GILETTE.

On dit dans le pays qu’ils vivent séparés... qu’habituellement madame court les eaux toute seule.

PICCOLET.

Ah bah !...

GILETTE.

Entre nous, je crois que la petite femme ne serait pas fâchée de voir son mari...

PICCOLET.

Où ça ?

GILETTE.

Ad patres !... pour se remarier.

PICCOLET.

Tais-toi ! tais-toi !

À part.

Ad patres !... d’un seul mot latin cette fille vient de résumer la situation !... Il n’y a pas à hésiter.

Haut.

Écoute... si M. Chambourdon te demande soit à boire, soit à manger... tu lui répondras : Il n’y en a plus !

GILETTE.

Comment ?

PICCOLET.

Même un verre d’eau !... il n’y en a plus !

GILETTE.

Mais, s’il a faim, ce brave homme ?

PICCOLET.

C’est juste... tu ne lui donneras que des œufs à la coque.

À part.

Au moins, là-dedans on ne peut rien fourrer !

GILETTE.

Plus souvent !

PICCOLET.

Tu refuses ?

GILETTE.

Tiens ! j’ai pas envie de perdre l’hôtel !

PICCOLET.

Alors, fais-moi le plaisir de remettre 15 francs dans la poche de mon gilet.

GILETTE.

Vos 15 francs ? Oh ! pour cette fois... courez après.

Elle sort en courant.

 

 

Scène XV

 

PICCOLET, seul

 

Hein !

Prenant son parti.

Ah ! bah !

Un temps.

J’entrevois des horizons lugubres... D’un côté, ce mari dont le nom seul est insupportable !... de l’autre, cette passion insensée... qui commence par un bœuf et qui pourrait bien finir par un bouillon... c’est très grave... et, décidément, je vais retenir une place de coupé.

Il remonte et s’arrête.

Dois-je partir sans avertir ce malheureux Chambourdon ?... Je ne lui porte aucun intérêt... mais les convenances me font un devoir de lui crier : casse-cou !

Il écrit sur son calepin.

« Monsieur, on en veut à vos jours... ne mangez, ne buvez quoi que ce soit... excepté des œufs à la coque, et encore... Signé : Un ami de l’humanité. » Là !... maintenant, comment lui faire parvenir ce billet ?

Trouvant les épreuves de Chambourdon sur la cheminée.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... Les épreuves de sa profession de foi.

Glissant son billet.

Puisse-t-il les corriger promptement !

 

 

Scène XVI

 

PICCOLET, CHAMBOURDON

 

CHAMBOURDON, avec joie.

Ah ! quel effet mon discours a produit !... Mon concurrent n’a qu’à bien se tenir !

Riant.

Ah ! ah !

PICCOLET, s’approchant de Chambourdon, et d’un air sombre.

Chambourdon... tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.

CHAMBOURDON, étonné.

Plaît-il ?

PICCOLET, l’examinant et à part.

C’est qu’il n’a aucun symptôme de phtisie.

Haut.

Monsieur, répondez-moi franchement : Comment vous portez-vous ?

CHAMBOURDON.

Mais... très bien... je vous remercie !... dans ce moment surtout...

PICCOLET.

Oui, dans ce moment... mais en automne ?... à la chute des feuilles ?

CHAMBOURDON.

Eh bien ?

PICCOLET, récitant avec mélancolie.

De la dépouille de nos bois
Quand l’automne a jonché la terre,
Quand le bocage est sans mystère,
Quand le rossignol est sans voix ;
Vous arrive-t-il, à pas lents,
De vouloir parcourir encore,
Triste, et mourant à votre aurore,
Le bois cher à vos premiers ans ?

CHAMBOURDON, inquiet.

Jamais, monsieur, jamais !

PICCOLET, lui frappant sur la poitrine.

Vous n’éprouvez rien... là ?

CHAMBOURDON, se reculant.

Rien du tout.

PICCOLET.

Tant pis ! tant pis !

CHAMBOURDON.

Ah çà ! monsieur, est-ce que vous allez continuer longtemps votre plaisanterie ?

PICCOLET.

Quelle plaisanterie ?

CHAMBOURDON.

Miochin m’a fait part de votre proposition... je ne l’accepte pas.

PICCOLET.

Permettez !...

CHAMBOURDON.

Non, monsieur... non, je n’ai pas envie de mourir dans les vingt-quatre heures, entendez-vous ? Grâce au ciel, j’ai encore trente ans dans le ventre, entendez-vous ?

PICCOLET.

Oh ! né dites pas ça ! ne dites pas ça !

CHAMBOURDON.

Pourquoi ?

PICCOLET, d’une voix prophétique.

Nul ne sait ce qu’il a dans le ventre !

CHAMBOURDON.

Plaît-il ?

PICCOLET, indiquant la cheminée.

Corrigez vos épreuves ! corrigez vos épreuves !

CHAMBOURDON, inquiet et à part.

Il a un air singulier !...

PICCOLET, avec émotion.

Adieu, Chambourdon... il est probable que je ne vous reverrai plus... Tâchez de vivre longtemps... je le désire... mais je n’ose l’espérer.

CHAMBOURDON, à part, avec terreur.

Est-ce que j’aurais des ennemis politiques ?

Haut.

Expliquez-vous, monsieur ; ce que vous avez dit à Miochin est grave... s’il m’arrivait quelque accident, je m’en prendrais à vous !

PICCOLET.

Moi ! je n’y suis pour rien !

CHAMBOURDON.-

Il y a donc quelque chose ?

PICCOLET.

Non.

À part.

Pauvre homme ! Avant de partir, j’ai envie de voter pour lui... ça consolera ses mânes.

Haut.

Adieu, Chambourdon.

CHAMBOURDON, cherchant à le retenir.

Mais, monsieur...

PICCOLET, de la porte.

Corrigez vos épreuves... corrigez vos malheureuses épreuves !

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

CHAMBOURDON, puis MIOCHIN

 

CHAMBOURDON, seul.

Mes épreuves ! mais qu’est-ce qu’il a après mes épreuves ?

MIOCHIN, entrant vivement le chapeau sur la tête.

Mille millions de milliards !

CHAMBOURDON.

Quoi encore ?

MIOCHIN.

Votre élection est compromise !... Vous avez eu la bêtise... oh ! pardon ! vous avez eu la stupidité d’accepter à dîner chez le syndic des tanneurs.

CHAMBOURDON.

Eh bien ?

MIOCHIN.

Eh bien ! les filateurs, qui ne sont pas invités, ne peuvent pas digérer ça, et ils parlent de voter en masse pour votre concurrent !

CHAMBOURDON.

Ah ! diable !... il n’y a qu’un moyen : je ne dînerai pas chez le syndic.

MIOCHIN.

Alors il sera furieux, et sa corporation vous abandonne !...

CHAMBOURDON.

Mais, sapristi ! je ne peux pourtant pas y dîner... et n’y pas dîner tout à la fois ! Que faire ?

MIOCHIN.

Chut ! j’ai paré le coup !...

Appelant.

Gilette, du thé !...

CHAMBOURDON, étonné.

Du thé ?

MIOCHIN.

Je vous ai incommodé !... j’ai dit aux populations que vous aviez mangé des champignons... de cette façon, les tanneurs vous excusent et les filateurs n’ont rien à dire !

CHAMBOURDON.

Pristi ! la belle ficelle ! Miochin, tu es un peloton de ficelle !

MIOCHIN.

Maintenant, il s’agit de faire le malade !

Il remonte.

CHAMBOURDON, riant.

Je comprends !

MIOCHIN, appelant.

Eh ! vite ! vite ! la robe de chambre de M. Chambourdon !

CHAMBOURDON.

Oui ! oui !... la robe de chambre de M. Chambourdon !

 

 

Scène XVIII

 

MIOCHIN, CHAMBOURDON, ALINE

 

ALINE, sortant de la chambre de gauche, troisième plan, et apportant la robe de chambre.

Qu’y a-t-il donc ?

MIOCHIN.

M. Chambourdon est malade...

ALINE.

Malade !

Elle aide Chambourdon à passer sa robe de chambre.

MIOCHIN.

Ce n’est rien !... il a mangé des champignons !

ALINE.

Des champignons !... oh ! mon Dieu !

MIOCHIN, à part.

Je cours répandre partout le bruit de sa maladie.

Il sort vivement.

 

 

Scène XIX

 

CHAMBOURDON, ALINE, puis PICCOLET

 

CHAMBOURDON.

Dis donc, suis-je bien pâle ?

ALINE.

Comme ça... Qu’est-ce que vous éprouvez ?

CHAMBOURDON.

J’éprouve le besoin d’être pâle !

ALINE.

Comment ?

CHAMBOURDON.

Mets-moi mon bonnet de nuit.

ALINE, l’affublant d’un bonnet ridicule.

Le voici ! d’où souffrez-vous ?

CHAMBOURDON.

De la rate...

Il rit.

ALINE, étonnée.

Cette maladie !

CHAMBOURDON, riant.

Chut ! c’est une ficelle électorale.

Il va s’asseoir dans le fauteuil, près de la cheminée.

ALINE.

Ça me rassure !

Le regardant en riant.

Ah ! ah ! ah !... quelle drôle de tête !... avec votre bonnet de nuit... Ah ! ah ! ah !...

PICCOLET, entrant, et à part.

Pas de place dans la diligence !... je ne pourrai partir que demain.

CHAMBOURDON, à part.

Un électeur !

PICCOLET, voyant Aline qui rit.

Qu’avez-vous donc ?

ALINE, s’efforçant d’étouffer son rire.

Rien... c’est M. Chambourdon qui est malade.

PICCOLET, effrayé.

Hein ?... et vous riez ?

ALINE, riant.

C’est plus fort que moi !

Elle remonte en riant.

CHAMBOURDON, gémissant.

Heu ! heu !

PICCOLET, effrayé, à part.

Ah çà ! est-ce qu’elle aurait déjà commencé ses opérations ?

S’approchant de Chambourdon assis devant la cheminée.

Eh bien, père Chambourdon... il paraît que ça ne va pas comme vous voulez ?

CHAMBOURDON, d’une voix altérée.

Non... je ne suis pas dans mon assiette... j’ai eu l’imprudence de manger des champignons...

PICCOLET, avec terreur.

Des champignons...

CHAMBOURDON, de même.

Il me sera impossible d’aller dîner chez le syndic...

PICCOLET.

Malheureux ! pourquoi n’avez-vous pas corrigé vos épreuves ?

CHAMBOURDON, à part.

Mais qu’est-ce qu’il a après mes épreuves ?

Il les prend.

PICCOLET, bas à Aline.

Des champignons ! Ah ! madame Chambourdon !

GILETTE, entrant de la droite, 3e plan, avec une théière qu’elle va déposer à gauche sur le buffet.

Madame, v’là de l’eau chaude... Quant au thé... ici, on ne connaît pas ça !

ALINE.

C’est bien... j’en ai dans mon sac de nuit.

GILETTE, regardant Chambourdon.

Pauvre homme !...

À Aline.

Faut-il aller chercher le médecin ?

ALINE, vivement.

Non, c’est inutile ! laissez-nous.

Gilette sort.

PICCOLET, à part.

Elle ne veut pas de médecin, c’est clair !

À Aline qui fouille dans son sac de nuit.

Ah ! madame Chambourdon !

ALINE, impatientée.

Encore !... Aidez-moi plutôt à trouver cette boîte à thé.

PICCOLET, fouillant dans le sac de nuit, à gauche.

Madame, je vous en supplie... au nom de vos trois enfants qui sont au collège Stanislas...

Tirant un livre.

Tiens ! vous lisez des romans ?

ALINE, bas.

Cachez ça... pas devant lui !

Elle trouve la boîte à thé et remonte le préparer au fond, à gauche, sur le buffet.

PICCOLET, à part, tenant le livre à la main.

Quel est ce mystère ?... dis-moi qui tu lis... je te dirai qui tu es.

Lisant.

La marquise de Brinvilliers.

Parlé.

Horreur !

CHAMBOURDON.

Quoi ?

PICCOLET, avec compassion.

Rien ! rien.

Rouvrant le livre et lisant.

« Elle était blanche et rose. »

Regardant Aline.

C’est bien ça !

Lisant.

« Sa figure respirait l’innocence... elle empoisonna son premier mari dans une légère infusion de thé. »

ALINE, présentant une tasse à Chambourdon.

Mon ami... voici du thé.

PICCOLET, bondissant.

Ah ! mon Dieu !

CHAMBOURDON, à Aline.

C’est bien... emporte mon habit.

Aline prend l’habit de Chambourdon et sort à gauche.

 

 

Scène XX

 

CHAMBOURDON, PICCOLET

 

PICCOLET, à Chambourdon qui boit, suffoquant et s’efforçant de lui arracher la tasse.

Monsieur !... arrêt... arrêt... arrêtez !

CHAMBOURDON, vidant la tasse.

Hein ! quoi ? plaît-il ?

PICCOLET, qui a pris la tasse, à part.

Il a bu ! Les champignons ne suffisaient pas !... elle lui a reflanqué autre chose dans son thé !...

Il arpente le théâtre dans la plus grande agitation.

CHAMBOURDON, à part.

Qu’est-ce qu’il a à gesticuler ce monsieur ?...

Il trouve le papier que Piccolet a mis dans les épreuves.

PICCOLET, parcourant la scène.

Que faire ?... où trouver du secours ?...

CHAMBOURDON.

Quel est ce papier à mon adresse ?

PICCOLET, trouvant la boîte au lait.

Oh ! du lait ! J’ai connu un chat qui a été sauvé avec ça !

Il ouvre la boîte, qui résiste.

CHAMBOURDON, lisant le billet de Piccolet.

« On en veut à vos jours... ne buvez quoi que ce soit. »

PICCOLET, vivement à Chambourdon, lui présentant la boîte ouverte.

Monsieur, buvez ça !

CHAMBOURDON, effrayé.

Hein !

PICCOLET.

Vite ! vite ! buvez ça !

CHAMBOURDON, se levant et avec éclat.

Monsieur, ce breuvage est empoisonné !

PICCOLET.

Empoisonné ! ça !... imbécile | crétin !

Buvant.

Mais j’en bois !... Tiens, j’en bois !...

S’arrêtant tout à coup.

Oh ! j’ai tout bu !... le malheureux ! plus rien pour lui !

CHAMBOURDON.

Mais alors, que signifie ce billet ?

PICCOLET.

Il est de moi !

CHAMBOURDON.

Ah l je comprends ! une manœuvre électorale...

Gaiement.

Vous vouliez m’intimider, mon gaillard !

PICCOLET.

Il rit !... il fait la bouche en cœur !... mais, malheureux, tu ne devrais l’employer qu’à boire du lait !

CHAMBOURDON.

Quoi ?

PICCOLET.

Ta bouche !

CHAMBOURDON.

Pourquoi faire ?

PICCOLET.

Pour ta maladie !

CHAMBOURDON, s’oubliant, et jetant son bonnet en l’air.

Est-ce que je suis malade ?

PICCOLET, étonné.

Hein ?

CHAMBOURDON, à part.

Je me suis coupé !

PICCOLET.

Tu n’es pas malade ?...

Prenant la théière.

Mais ceci !... ceci !... je l’ai vu !

CHAMBOURDON.

Eh bien ?

PICCOLET, avec éclat.

Est-ce de la petite bière ?

CHAMBOURDON, à part.

De la bière !

PICCOLET, à part.

Il le faut... j’en aurai le cœur net !... il y a un pharmacien en face, je vais faire analyser...

Haut.

Monsieur, j’en aurai le cœur net.

Chambourdon veut retenir la théière, Piccolet la lui arrache et sort vivement en l’emportant.

 

 

Scène XXI

 

CHAMBOURDON, puis MIOCHIN, puis ALINE

 

CHAMBOURDON, seul.

Il emporte la vaisselle de l’établissement ! Ma parole, cet animal-là a reçu un coup de marteau !

MIOCHIN, entrant, le chapeau sur la tête.

Victoire ! victoire !

CHAMBOURDON.

Qu’y a-t-il ?

MIOCHIN.

Enfin, vous êtes nommé !

CHAMBOURDON.

Est-il possible ?...

MIOCHIN.

Vous l’avez emporté !...

CHAMBOURDON.

Ah ! Miochin !

MIOCHIN.

D’une voix !

CHAMBOURDON.

C’est maigre !

MIOCHIN.

Et encore grâce à M. Piccolet... il a voté pour vous.

CHAMBOURDON.

Lui ! Je n’y comprends plus rien !

MIOCHIN.

C’est égal ! passez vite un habit.

CHAMBOURDON.

Pourquoi faire ?

MIOCHIN.

Pour recevoir vos électeurs qui viennent vous féliciter.

CHAMBOURDON.

Comment ! ils vont venir, eux-mêmes, ces chers amis !

À la cantonade.

Aline, mon habit.

À Miochin.

Qu’est-ce que je vais leur dire ?... je n’ai rien préparé.

MIOCHIN.

Vous répéterez ce que vous avez dit ce matin.

CHAMBOURDON.

C’est juste !... on entend bien les opéras deux fois !

ALINE, entrant.

Voici votre habit.

Miochin va à la fenêtre.

CHAMBOURDON, passant son habit.

Tu ne sais pas... je suis nommé !... pauvre enfant ! Tu y es pour quelque chose... je te donnerai un châle !

ALINE.

Ça fait trois... Mon oncle... j’aimerais mieux un mari.

CHAMBOURDON.

Vraiment !... Eh bien, nous te chercherons ça.

ALINE.

Oh ! il est tout trouvé... Vous savez bien ce jeune homme...

CHAMBOURDON.

Quel jeune homme ?

ALINE.

Qui abat les taureaux.

CHAMBOURDON.

Un garçon boucher ?

ALINE.

Par exemple !

CHAMBOURDON.

Tu me le présenteras à mon retour... car maintenant nous divorçons, tu es libre, tu es veuve.

ALINE.

Quel bonheur !

CHAMBOURDON.

Merci bien.

On entend au dehors le prélude d’une aubade.

MIOCHIN, à la fenêtre.

Les voici ! les voici !

ALINE.

Qui ça ?

CHAMBOURDON.

Mes électeurs !... Allons, le vin est versé... il faut le boire.

Tous chantent accompagnés de la musique de l’aubade.

ENSEMBLE.

Air : Deuxième quadrille de la Filleule des Fées. (Poule.)

Ah ! je suis affamé
De puissance,
D’influence,
Ah ! que je suis charmé
D’être enfin nommé !

MIOCHIN, ALINE.

Ah ! qu’il est affamé
De puissance,
D’influence !
Ah ! comme il est charmé
D’être enfin nommé !

CHAMBOURDON, seul. (Piano.)

Jusqu’à ce moment
Je fus suppliant,
Même un peu rampant ;
C’est humiliant !
Le jour est venu
De montrer à nu
L’orgueil saugrenu
D’un promu.

ENSEMBLE.

Car, je suis affamé... etc.

MIOCHIN, ALINE.

Ah ! qu’il est affamé... etc.

 

 

Scène XXII

 

ALINE, puis PICCOLET

 

ALINE, seule.

Libre !... enfin je suis libre !... il ne pourra plus me dire : Ah ! madame Chambourdon !... Pauvre garçon ! il a dû bien souffrir... me croire mariée !... quelle va être sa joie !... Le voici !

PICCOLET entre d’un air sombre, le chapeau sur les yeux et la théière à la main. À part.

J’ai fait analyser cette substance par le plus fort chimiste de l’endroit... il a trouvé 23 centigrammes d’hydro-chloro-sudo-potassium !... potassium !...

ALINE, à part.

Quel air tragique !

Haut, d’une voix douce.

M. Piccolet ?

PICCOLET.

Elle !

Il se recule.

ALINE.

Qu’avez-vous donc ?

PICCOLET.

Ce que j’ai ?... Madame, je ne vous dirai qu’un mot :

Lui montrant la théière.

Hydro-chloro-sudo-potassium !

ALINE, à part.

Ah ! mon Dieu ! est ce qu’il serait devenu fou ?

Haut.

Monsieur Piccolet... je vous en prie, ne me regardez pas comme ça !

PICCOLET.

Potassium !

ALINE.

Moi qui venais toute joyeuse... vous apprendre une nouvelle.

PICCOLET.

Laquelle ?

ALINE, vivement.

Je suis libre !

PICCOLET, bondissant.

Hein ! Votre mari ?

ALINE, vivement.

Je n’en ai plus, je suis veuve !

PICCOLET, laissant tomber la théière.

Veuve !

À part.

Le vieux est toisé !

ALINE.

Eh bien ! vous ne me remerciez pas ?

PICCOLET.

Vous remercier ! Ah çà ! où diable a-t-elle été élevée ?... Voulez-vous me faire le plaisir de me dire où vous avez été élevée ?

ALINE.

Aux Oiseaux.

PICCOLET.

Aux oiseaux ! Ils appellent ça élever une femme aux oiseaux !

ALINE, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

Haut.

je vois bien que vous m’en voulez... à cause de la petite comédie que j’ai jouée.

PICCOLET.

La petite comédie !

À part.

Elle prend ça pour du Marivaux !

Haut, avec éclat.

Mais c’est du Pixérécourt tout pur, madame !

Avançant sur elle.

Petite malheureuse ! voilà donc où t’a conduit l’abus des romans !...

ALINE, reculant, à part.

Il me tutoie !

PICCOLET, de même.

C’est là que tu as appris à poursuivre la possession de l’objet aimé, à travers le fer, le feu...

À part.

Allons, bon ! voilà que je lui chante la Parisienne !

ALINE, à part.

Je ne le reconnais plus !

PICCOLET.

Et, tenez, moi aussi je vous aimais ! et certainement, je le trouvais maigre et pas beau... mais, pour lui faire prendre quelque chose de mauvais... allons donc ! jamais !... Après ça, je ne vous en veux pas... ce n’est pas votre faute... c’est mon étoile, ma savoyarde d’étoile !

ALINE, à part.

Il extravague !

Haut.

M. Piccolet... est-ce bien vous... vous qui m’avez sauvé de la fureur d’un taureau ?...

PICCOLET.

Un taureau !... c’était un bœuf, madame... un simple bœuf !... avec quoi l’on fait du bouilli.

ALINE.

Comment ?

PICCOLET.

Je peux bien lui dire ça, maintenant !

Bruit et acclamations au dehors.

Chut ! je crois entendre...

Il va à la fenêtre.

Ah ! mon Dieu du monde sur cette place... Est-ce que déjà le bruit se serait répandu ?...

Le bruit augmente.

Oui... plus de doute... Fuyez, madame, fuyez !

ALINE.

Fuir !... pourquoi ?

PICCOLET.

Pourquoi ?... Entendez-vous la foule qui gronde à cette porte ? Encore un instant peut-être, et elle envahira cette maison... et vous serez lapidée... comme au moyen âge.

ALINE, à part.

Un si brave garçon ! quel dommage !

PICCOLET.

Tiens, prends mon paletot, donne-moi ton châle... on me prendra pour toi... j’imiterai ta voix... car je t’aime encore... c’est infâme ! Mais... prends donc mon paletot et fuis ! fuis...

La porte du fond s’ouvre, Chambourdon paraît.

Lui !

 

 

Scène XXIII

 

PICCOLET, ALINE, CHAMBOURDON

 

CHAMBOURDON, dans le ravissement.

Ah ! quel enthousiasme, quelle ovation... Ils voulaient dételer mes chevaux, mais j’étais à pied.

PICCOLET, avec délire.

Mais c’est qu’il parle ! il fonctionne !

Il palpe Chambourdon, lui fait lever un bras, puis l’autre.

Il joue !... Monsieur, faites-moi le plaisir de marcher... Pas la moindre trace de potassium.

S’injuriant.

Crétin ! brute ! animal !

CHAMBOURDON.

Hein !

PICCOLET.

Moi ! moi ! pas vous.

ALINE.

Ne me quittez pas, mon oncle !

PICCOLET.

Son oncle !

CHAMBOURDON.

Qu’as-tu donc, ma nièce ?

PICCOLET.

Votre nièce !

CHAMBOURDON.

Ma foi, oui, je peux bien l’avouer, maintenant que la farce est jouée !

PICCOLET.

Comment mademoiselle est... et vous, vous seriez...

À Aline.

Ah ! mademoiselle, si vous saviez !...

ALINE, se reculant, effrayée.

Non, monsieur, plus tard, quand vous serez guéri ; prenez des douches.

PICCOLET, s’avançant sur Chambourdon.

Ah ! monsieur, si vous pouviez lire...

CHAMBOURDON, reculant.

Oui, oui, vous êtes serviable ; mais prenez des douches, car, entre nous, je vous crois un peu toqué !

PICCOLET, serrant Chambourdon dans ses bras avec profusion.

Oh ! oui ! si l’amour toque, je suis toqué !

CHAMBOURDON, à Aline.

Comment ! serait-ce là le jeune homme ?...

ALINE.

Oui, mon oncle... Pendant le voyage, monsieur m’a défendue contre un bœuf...

PICCOLET.

Un taureau !... c’était un taureau !... on peut le lui demander.

ALINE.

À la bonne heure !

PICCOLET, à Chambourdon.

Monsieur, mademoiselle est un résumé de toutes les vertus, de toutes les perfection-...

ALINE, à part, se rapprochant.

La raison lui revient.

PICCOLET.

Et j’ai l’honneur de vous demander sa main.

CHAMBOURDON, à Piccolet, avec dignité et ôtant son chapeau.

Monsieur, vous m’avez donné votre voix... et si jamais vous vous présentez pour être quelque chose...

PICCOLET, prenant le chapeau de Chambourdon et s’en servant pour prendre une pose officielle.

Je me présente pour être votre neveu.

CHAMBOURDON, passant à gauche.

Alors, monsieur, voici ma boule...

Se reprenant.

Ma réponse.

PICCOLET, à part.

J’aime beaucoup mieux sa réponse que sa...

MIOCHIN, à Chambourdon.

Eh bien ! et moi ?... et ma place de régisseur ?

CHAMBOURDON.

Toi ?... Tu n’es qu’un intrigant !... ôte ton chapeau... et va te promener !

CHŒUR.

Air : Reprise du quadrille de la Filleule des Fées.

Ah ! pour nous quel beau jour !
Que notre joie
Se déploie !
Ah ! pour nous quel beau jour !
De gloire et d’amour !

ALINE, au public.

Air.

Sur l’apparence seulement
On ne devrait juger personne !
C’est en apparence souvent
Qu’une pièce est mauvaise ou bonne ;
N’y regardez pas de trop près,
Et donnez, dans votre largesse,
Une apparence de succès,
À l’apparence d’une pièce.

Reprise du chœur.

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