Paméla mariée (Michel de CUBIÈRES-PALMÉZEAUX - Benoît PELLETIER-VOLMÉRANGES) ou le triomphe des épouses

Drame en trois actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’ancien Opéra, Porte Saint-Martin, le 9 avril 1804.

 

Personnages

 

MILORD BONFIL, époux de Paméla, habit magnifique, point de chapeau ni d’épée

PAMÉLA,  robe blanche et chapeau de même que la robe

LE COMTE D’AUSPINGH, père de Paméla, surtout de velours noir avec des ganses d’or, ce surtout doit être boutonné, au troisième acte, le chapeau sous le bras, point d’épée

MILADY DAURE, sœur de milord Bonfil, robe pailletée, coiffure en plumes et des diamants

MILORD ARTHUR, habit superbe et la plus grande tenue

LE CHEVALIER ERNOLD, neveu de milady Daure, habit riche et élégant

MONSIEUR DE MAYER, envoyé du grand Chancelier d’Angleterre,  costume du Glorieux, écharpe ponceau

MADAME JEFFRE, femme de 50 ans, gouvernante dans la maison de milord Bonfil, fourreau puce, tablier noir et chapeau à l’anglaise.

ISAC, valet de milord Bonfil, âgé de 30 ans, habit brun dans le genre anglais, veste rouge galonnée en argent, perruque ronde et noire, caractère froid et marche lente, ce rôle doit être baragouiné

UN DOMESTIQUE, petite livrée anglaise

 

La scène est à Londres chez milord Bonfil

 

 

ÉPÎTRE DÉDICATOIRE À MADAME FANNY DE BEAUHARNAIS

 

Fanny, qu’il est doux pour nos cœurs

D’avoir excité vos alarmes !

Et d’avoir vu couler vos larmes

Sur notre faible écrit, sur nos charmants acteurs !

L’exemple que donne une belle,

Peut-il n’être pas imité ?

Ainsi que vous on a de tout côté

Pleuré sur Paméla, sur sa peine mortelle,

À votre sensibilité,

Nous devons en un mot une gloire nouvelle.

Faut-il pour vous remercier

N’attribuer qu’à vous un modeste laurier ?

Non, non, que de nos vers la feinte soit bannie !

Quand notre Paméla fit naître vos douleurs,

Vos yeux nous rendirent les pleurs

Que nous a fait verser la tendre[1] Stéphanie.

 

 

PRÉFACE

 

Goldoni a été surnommé avec raison le Molière d’Italie. Il a comme Molière beaucoup d’invention, beaucoup de naturel dans le dialogue et souvent de beaux caractères ; mais il a trop écrit et sur tout il a écrit trop vite. Il nous apprend lui-même dans ses mémoires qu’il avait pris, avec le public, l’engagement formel de mettre au théâtre seize pièces, dans le cours d’une année dramatique, et que plus d’une fois il avait tenu parole. Composer seize pièces de théâtre dans le courant d’une année nous paraît une chose facile ; mais les faire bonnes, est au-dessus des forces humaines. De-là vient que la plupart des pièces de Goldoni sont des canevas informes, où l’on ne trouve le plus souvent, ni profondeur dans les situations, ni développement dans les caractères, ni correction dans le style. Paméla mariée est de ce nombre ; Goldoni avoue lui-même, qu’en traitant ce sujet, il eut de la peine à former un nœud qui n’avait pour base que des apparences trompeuses, et encore plus à les conduire jusqu’au dénouement. Ce sont ses propres paroles. Nous n’osons pas dire que nous avons été plus sages que lui, mais du moins nous avons été plus heureux, La Paméla mariée de Goldoni ne réussit que faiblement à Rome, où elle fut jouée pour la première fois en 1758, et la nôtre a eu le plus brillant succès à Paris, lorsqu’elle y a été représentée pour la première fois, sur le grand et magnifique théâtre de la Porte Saint-Martin, le 19 Germinal de l’an 12. Quoique nous ne devions à Goldoni que le sujet et les noms des personnages ; quoique les détails, l’intrigue et le dialogue de notre Paméla mariée n’appartiennent qu’à nous, devons nous nous enorgueillir de notre succès ? non, sans doute, nous l’attribuons en entier à l’indulgence du public, et surtout au jeu sage, varié et naturel de nos acteurs. Mademoiselle Peltier a mis dans le sien cette sensibilité douce et touchante qui la caractérise : douée d’un organe enchanteur et d’une figure très agréable, chaque fois qu’elle parlait, on croyait entendre le son de voix de l’innocence et de la vertu, et le cœur volait pour ainsi dire au-devant de ses moindres paroles. Jamais physionomie n’a mieux exprimé le dédain que celle de mademoiselle Bellement, quoique cette physionomie ait de la grâce et de la noblesse ; aussi mademoiselle Bellement a-t-elle eu un succès très mérité dans le rôle très difficile de milady Daure. Mademoiselle Descuyer s’est distinguée dans celui de madame Jeffre, elle y a mis du naturel et de la vérité. Que M. Dugrand a été beau dans le comte d’Auspingh ! la chaleur de son débit a vivifié, entraîné, embrasé tous les spectateurs ; il nous faudrait un pinceau aussi brûlant que son âme, pour décrire l’effet qu’il a produit. Le jeu plus calme et non moins noble de M. Adnet a contrasté parfaitement avec les emportements paternels de M. Dugrand, et surtout avec la fougue impétueuse et quelquefois délirante de M. Philippe. Ce jeune homme, à peine âgé de vingt-deux ans, donne les plus grandes espérances ; il a un beau physique, une physionomie très mobile et un organe plein et sonore. Il paraît que la comédie Française lui reconnaît de grands moyens, puisqu’elle l’a reçu aux débuts, et nous ne doutons pas, s’il veut travailler, qu’il ne devienne un jour une des colonnes du temple de Melpomène. La manière dont il a joué le rôle de Bonfil, semble nous l’annoncer. Bonfil aussi jaloux qu’Orosmane, aussi violent qu’Othello, est dans une situation terrible, qui demande beaucoup de force et des mouvements presque convulsifs ; Bonfil doit inspirer tout à la fois, la terreur et la pitié ; et M. Philippe, malgré son âge et son inexpérience, a su quelquefois inspirer l’une et l’autre. Il faut beaucoup d’à-plomb, de sang-froid et de noblesse dans le rôle de M. de Mayer, et M. d’Herbouville n’a manqué, à ce qu’il nous semble, d’aucunes de ces qualités précieuses. On a dit, il y a longtemps, qu’il n’y avait point de mauvais rôle pour un bon acteur. M. Fusil l’a prouvé, en se chargeant de celui d’Isac. Regardant ce petit rôle comme peu digne de ses talents, nous n’osions pas le lui offrir ; c’est lui qui nous l’a demandé : il y a produit un effet admirable : sa modestie et sa bonne volonté ont été pleinement récompensées par le suffrage du public. Le rôle du chevalier Ernold n’était point facile à rendre ; c’est un petit maître étourdi et fort prévenu en sa faveur. M. Auguste y’a mis toute la vivacité et toute la légèreté nécessaires. Nous invitons tous les acteurs de province à baragouiner tout le rôle d’Isac ; cet Isac étant un domestique peu instruit, et qui paraît n’être jamais sorti de l’Angleterre, ne doit pas parler aussi bien français que ses maîtres. Son langage un peu tudesque, contraste assez bien avec celui des autres personnages, qui sont tous d’un rang distingué ; il jette dans notre pièce une variété qui ne peut déplaire. Heureux si les comiques des départements parviennent à baragouiner, aussi bien que M. Fusil !

Tous nos acteurs nous ont bien servis, nous le répétons avec plaisir, et nous n’en sommes pas étonnés, puisque tous joignent à l’amour de leur art un grand fond d’honnêteté et de politesse ; mais ce qui doit exciter quelque surprise, c’est que les journalistes ont tous, ou presque tous, parlé de notre pièce avec infiniment d’éloge. L’un d’eux même a osé dire que notre Paméla mariée était plus sage, plus raisonnable et plus vraisemblable que Misanthropie et Repentir. Nous nous garderons bien de le remercier. Ce journaliste nous a mis l’un et l’autre dans le cas de lui répondre par ce joli vers de M.de Boufflers :

« Et je me sens battu par mon panégyriste. »

Quoiqu’il en soit des louanges qu’on nous a prodiguées, qu’elles soient exagérées ou justes, dictées par l’amitié ou par l’enthousiasme, nous ne devons pas oublier de les rendre à qui elles appartiennent, et de brûler, sur l’autel de nos maîtres, un encens qu’ils méritent mieux que nous. Nous ne sommes pas les premiers qui ayons puisé dans Goldoni des sujets de drames ou de comédie ; messieurs Mercier et François de Neuf-Château, nous avaient déjà ouvert la route. Le premier, devenu très célèbre, par une grande quantité d’ouvrages qu’il a composés, dans tous les genres, avait déjà donné, au théâtre Français, la Maison de Molière, qui est une imitation très embellie du Molière de Goldoni. M. Mercier est, depuis longtemps, notre ami ; il nous a donné, dans notre jeunesse, des leçons et des exemples ; que n’avons nous son talent, pour lui témoigner ici notre reconnaissance dans un hommage public : que ne pouvons nous louer ses ver tus aussi dignement que son génie !

M. François de Neuf-Château n’a pas moins de titres que M. Mercier à notre admiration et à notre estime. Sa belle comédie de Paméla, a causé, à la fois, son malheur et sa gloire. Semblable au Tasse, à beaucoup d’égards, il a failli voir creuser son tombeau le jour même de son triomphe ; mais ses lauriers n’en sont pas moins verts, pour avoir été battus par les orages. Sa Paméla, restée au théâtre Français, y restera toujours sans doute.

Et vous, cher Cailhava, n’avez-vous pas fait aussi une charmante imitation de Goldoni, dans votre Buona Figliola ? Vous, aimable Deflius, n’avez-vous pas, dans la Jeune Hôtesse, embelli la Locandiera ? Qu’il est doux, pour notre cour, de ne trouver que des amis dans des rivaux qui nous surpassent.

Les soins qu’on a mis à la représentation de notre pièce, la richesse des habits, la beauté des décorations, ne doivent étonner personne. Le théâtre de la porte Saint-Martin est dirigé, en ce moment, par deux hommes de lettres distingués, auteurs de l’Hermite de Saverne, et de plusieurs autres pièces très agréables, Messieurs Dumaniant et Turing aiment l’art dramatique, pour lui-même ; et se font une gloire et un plaisir de contribuer à ses progrès, et par leurs talents et par leur zèle

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon richement décoré. À la droite de l’acteur est un cabinet ; plus, deux tables, l’une à droite, et l’autre à gauche de l’avant-scène.

 

 

Scène première

 

PAMÉLA, MILORD ARTHUR

 

Ils sont assis

PAMÉLA.

J’ai fait défendre la porte de ce salon, et nous pouvons parler sans être interrompus ; j’attends tout des conseils de milord Arthur.

MILORD ARTHUR.

Respectable Paméla, je ne me bornerai point à vous donner des conseils, j’agirai, je redoublerai mes efforts, pour obtenir la réhabilitation de l’illustre et trop infortuné comte d’Auspingh. Vous pouvez compter sur tout ce qui dépendra de mon zèle et de mon crédit.

PAMÉLA.

Hélas ! je ne puis m’empêcher de verser des larmes sur le sort de mon malheureux père ; il m’est cher ! et le danger qui le menace me fait trembler !

MILORD ARTHUR.

Milord Bonfil, votre époux s’unira sans doute à moi dissiper vos alarmes et combler vos vœux.

PAMÉLA.

Mais, comment avons nous perdu tout-à-coup la douce espérance de voir mon père rentrer en grâce ? Vous m’aviez ce pendant assurée que son pardon était obtenu, et que le roi avait daigné le ratifier.

MILORD ARTHUR.

Il n’y a pas le moindre doute à élever, surtout ce que je vous ai dit. Mais, vous avez appris la disgrâce du grand chancelier ; le successeur de ce digne ministre est infiniment plus sévère ; toutes les lettres que vous m’avez écrites, sont dans ses mains ; il en paraît touché ; mais il ne prononce pas. Il arrive d’ailleurs, par une suite fâcheuse d’évènements, que l’Irlande et l’Écosse, semblent de nouveau vouloir se soulever. On s’occupe à Londres des moyens d’étouffer la révolte dans son principe, et le ministre consentira difficilement à expédier, dans une semblable conjoncture, la grâce d’un homme coupable du même délit.

PAMÉLA.

Ainsi, plus d’espoir d’obtenir le pardon de mon père.

MILORD ARTHUR.

On aura plus de peine ; il ne faut désespérer de rien : milord Bonfil a un peu négligé cette importante affaire ; mais, avec le temps, je vous promets que j’obtiendrai cette grâce désirée.

PAMÉLA.

Puisse le ciel hâter cette heureuse époque ! Le séjour de Londres m’est insupportable ; milord Bonfil m’a promis de me conduire dans le comté de Devonshire ; mais, tant que cette affaire ne sera point terminée, je différerai notre départ, et il faudra, quoiqu’il m’en coûte, me résoudre à rester ici.

MILORD ARTHUR.

Pourquoi donc vous déplaisez-vous à Londres ?

PAMÉLA.

Depuis que je suis mariée, j’ai cent motifs de m’y déplaire, je ne suis point à moi ; assiégée d’une foule de visites, la bienséance veut que je les reçoive : j’aime à m’occuper, et il me faut perdre des heures précieuses à m’ennuyer dans un cercle où la frivolité règne ; tout le monde a les yeux sur moi ; lady Daure m’observe, le chevalier Ernold m’obsède, et vous savez que j’ai tout à redouter de la haine de ma belle-sœur, et de la malignité de son neveu.

MILORD ARTHUR.

Oui ; je ne le sais que trop.

 

 

Scène II

 

PAMÉLA, MILORD ARTHUR, ISAC

 

ISAC.

Madame !

PAMÉLA.

Quoi ?

ISAC.

Je viens annoncer...

PAMÉLA.

Qui ?

ISAC.

Le chevalier Ernold.

PAMÉLA.

Je vous avais dit que je ne voulais recevoir personne.

ISAC.

C’est vrai ; mais, il ne veut pas s’en aller.

PAMÉLA.

Dites-lui, qu’il veuille bien m’excuser, mais que je ne puis le recevoir aujourd’hui.

ISAC.

Cela suffit.

Il va pour sortir, Ernold ouvre la porte et paraît.

Ah !... le voilà.

Il sort.

 

 

Scène III

 

PAMÉLA, MILORD ARTHUR, ERNOLD, d’un ton fat et léger

 

ERNOLD.

Madame, je brûlais d’impatience de pouvoir vous présenter mes hommages. Je présume que cet étourdi de laquais ne vous a pas dit qu’il y a plus d’un quart-d’heure que je fais antichambre.

PAMÉLA, avec dignité.

Si vous aviez eu la bonté d’attendre un instant de plus il allait vous dire que je vous suppliais de vouloir, pour ce matin me dispenser de recevoir votre visite.

ERNOLD.

J’ai donc très bien fait de prévenir sa réponse ; je me serais privé, en l’attendant, du plaisir de vous voir.

PAMÉLA.

Mais, monsieur...

ERNOLD.

Dans mes voyages, j’ai souvent eu l’occasion de remarquer que les dames sont un peu trop avares de leurs bonnes grâces, et que, pour jouir de la plus légère faveur, il faut souvent la dérober.

PAMÉLA, avec noblesse et fermeté.

Je n’en accorde, monsieur, ni par habitude, ni par surprise. Quand on me rend visite, je sais bon gré de la peine qu’on se donne ; mais, me forcer à la recevoir, ce n’est plus un hommage, c’est une marque de mépris. Je ne veux point interpréter votre conduite, et avec la même franchise qui vous a introduit ici sans mon aveu ; je puis, en suivant votre exemple, prendre la liberté de me retirer. Milord, je vous salue.

 

 

Scène IV

 

MILORD ARTHUR, ERNOLD

 

ERNOLD, d’un ton ironique.

Ma foi, je n’ai trouvé nulle part de femme comme celle là : ce serait un caractère à mettre en scène.

MILORD ARTHUR.

Je crois que le votre serait plus original que le sien.

ERNOLD.

Ah ! mon cher Arthur, je vous pardonne bien volontiers de prendre sa défense. Vous devez m’en vouloir ; je suis venu troubler une conversation intéressante.

MILORD ARTHUR, avec colère.

Sir Ernold !

ERNOLD.

Ne vous fâchez pas : je me suis trouvé, à Lisbonne, dans un cas tout-à-fait semblable : j’étais avec une jeune mariée ; je lui faisais ma cour. – Arrive un maudit portugais, qui me ravit le seul instant qui m’eut assuré ma conquête ; je l’aurais, je crois, assommé, dans la fureur où j’étais... Il en est de même, à présent ; n’est-ce pas, milord ?

MILORD ARTHUR.

Votre discours offense une femme irréprochable, et un homme d’honneur.

ERNOLD.

Allons donc, milord ; vous plaisantez : je ne pense point vous offenser, en supposant quelqu’inclination, entre vous et Paméla... Si je vous disais tout ce que je sais là-dessus.

MILORD ARTHUR.

Vous ne pouvez rien dire, ni d’elle, ni de moi.

ERNOLD.

Oh ! je vous demande pardon : je vous trouve seuls, dans cet appartement ; la porte en est mystérieusement fermée pour tout le monde ; Paméla se fâche, parce qu’on la dérange ; vous vous emportez, parce que je vous surprends, et, vous voulez que je n’aie rien à dire ? que je ne vous croie pas d’intelligence avec... Allons donc, allons donc ; ce n’est point à un voyageur que l’on fait de ces contes-là.

MILORD ARTHUR.

Un voyageur, tel que vous, n’a rapporté dans sa patrie que les ridicules des étrangers.

ERNOLD, fièrement.

Milord, je vous prie de croire que je sais distinguer le bon, le ridicule et l’impertinent.

MILORD ARTHUR.

Vous êtes coupable d’un faux soupçon et d’un mauvais procédé ; vous n’avez point appris à vous conduire avec les dames.

ERNOLD.

Ni vous, avec les hommes.

MILORD ARTHUR.

Ailleurs, je vous répondrai.

ERNOLD.

Où, et comme il vous plaira.

Ils font quelques pas pour sortir.

 

 

Scène V

 

MILORD ARTHUR, ERNOLD, MILORD BONFIL

 

MILORD BONFIL.

Ah ! mes amis...

MILORD ARTHUR.

Milord, permettez...

MILORD BONFIL.

Où allez-vous ?

ERNOLD.

Une affaire imprévue...

MILORD BONFIL.

Arrêtez. – Vous paraissez émus l’un et l’autre ! – Puis-je savoir la cause de votre différent ?

MILORD ARTHUR.

Vous saurez tout ; mais, veuillez me dispenser pour le moment...

ERNOLD, d’un ton ironique.

Milord Arthur n’a pas le courage de parler.

MILORD BONFIL.

Vous me mettez au supplice ! je veux absolument savoir ce qui s’est passé.

ERNOLD.

Eh bien, milord s’est fâché contre moi, parce que je l’ai surpris ici tête-à-tête avec votre épouse.

MILORD BONFIL, à Arthur, avec la plus grande surprise.

Milord...

ARTHUR.

Vous me connaissez.

MILORD BONFIL

Oui... mais...

ERNOLD, avec une ironie insultante.

Arthur est philosophe ; mais, je ne le crois pas ennemi de l’humanité, et, si j’avais une femme, je ne l’exposerais pas au danger d’un tête-à-tête.

MILORD BONFIL.

Tête-à-tête, milord ?

MILORD ARTHUR.

Ami, un seul doute de votre part, sur la pureté de mes intentions, est plus injurieux pour moi que les impertinences de monsieur : quiconque peut douter de mon honneur et de ma délicatesse, n’est pas digne de mon amitié... Au revoir, sir Ernold.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

ERNOLD, MILORD BONFIL

 

ERNOLD, voulant sortir.

Je sors avec vous.

MILORD BONFIL, l’arrêtant.

Restez.

ERNOLD.

Eh ! laissez-moi le suivre ; Arthur ne m’effraie pas.

MILORD BONFIL.

Je vous ordonne de m’écouter.

ERNOLD.

Je ne manque ni de cœur, ni d’adresse.

MILORD BONFIL.

Répondez-moi.

ERNOLD.

J’ai voyagé.

MILORD BONFIL, avec colère.

Répondez-moi, vous dis-je.

ERNOLD.

À quoi voulez-vous que je réponde ?

MILORD BONFIL.

Aux questions que je vais vous faire.

ERNOLD.

Interrogez.

MILORD BONFIL.

Comment avez-vous pu trouver milord Arthur et Paméla ?

ERNOLD.

Parce qu’ils étaient ensemble.

MILORD BONFIL.

Où ?

ERNOLD.

Dans cet appartement.

MILORD BONFIL.

Quand cela ?

ERNOLD.

Il n’y a qu’un moment.

BONFIL.

Par où êtes-vous entré ?

ERNOLD.

Eh ! parbleu ! par la porte.

MILORD BONFIL.

Ne tournez point ce que je dis en ridicule, s’il vous plaît. Vous êtes-vous fait annoncer ?

ERNOLD.

Oui ; mais milady m’a fait répondre qu’il lui était impossible de me recevoir.

MILORD BONFIL.

Et vous êtes entré malgré cela ?

ERNOLD.

Certainement.

MILORD BONFIL.

Pourquoi ?

ERNOLD.

Eh ! mais... par curiosité.

MILORD BONFIL.

Cette curiosité est très blâmable : vous avez manqué à milady, et vous lui devez des excuses.

ERNOLD.

C’est un peu fort.

MILORD BONFIL.

J’imagine qu’il ne faudra pas vous le redire.

ERNOLD.

À la bonne heure... Mais, pour milord Arthur...

MILORD BONFIL.

Évitez de le rencontrer ; vous n’êtes pas le seul intéressé dans cette affaire, et votre querelle peut compromettre ma réputation ; j’approfondirai tout, avant d’aller plus loin.

ERNOLD.

Je suspendrai mon ressentiment, pour ménager votre honneur : quand vous serez décidé, dites un mot, et milord Arthur n’est plus.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

MILORD BONFIL, seul

 

Que dois-je penser de ce que m’a dit Ernold ? Arthur, tête à-tête avec mon épouse !... Eh bien, quel mal y a-t-il à cela ?... Mais, pourquoi refuser une autre visite ?... Je le conçois. Paméla n’aime point la compagnie du chevalier, et n’aura pas voulu le recevoir... Mais Arthur s’est emporté ; il faut de fortes raisons pour prendre un tel parti ! – Pourquoi ne pas se justifier en présence du chevalier ? Pourquoi le provoquer ?... Ernold est un imprudent, et sa légèreté... Non, Arthur n’est pas capable de me tromper : Paméla est la candeur même, et je me reproche d’avoir pu les soupçonner. On vient... c’est milady Daure... Que va-t-elle m’apprendre ?

 

 

Scène VIII

 

MILORD BONFIL, LADY DAURE, au fond du théâtre

 

LADY DAURE.

Puis-je entrer ?

MILORD BONFIL.

Oui, ma sœur.

LADY DAURE.

Êtes-vous d’humeur à parler aujourd’hui ?

MILORD BONFIL.

J’ai... j’ai besoin d’un moment d’entretien avec vous.

LADY DAURE.

Vous paraissez troublé !

MILORD BONFIL.

J’ai sujet de l’être. 

LADY DAURE.

Ernold vient de m’apprendre des choses étonnantes ; je vous plains. Depuis que Paméla a changé de condition, on dirait qu’elle veut changer de conduite.

MILORD BONFIL.

Et... les motifs de l’outrage que vous lui faites ?

LADY DAURE.

Le chevalier m’a dit...

MILORD BONFIL.

Le chevalier est un fou.

LADY DAURE.

Mon neveu mérite plus d’égards.

MILORD BONFIL, d’un ton imposant.

Et mon épouse, plus de respect.

LADY DAURE.

Je n’aime point ces entretiens secrets avec milord Arthur.

MILORD BONFIL.

Arthur est mon ami.

LADY DAURE.

Les amis sont quelquefois bien dangereux.

MILORD BONFIL.

Voulez-vous chasser la paix de mon âme ?

LADY DAURE.

Je suis jalouse de votre honneur. Vous ferai-je part d’une pensée qui m’est venue ?

MILORD BONFIL.

Quelle est-elle ; voyons ?

LADY DAURE.

Vous souvenez-vous, avec quel zèle, avec quelle force de raisonnement Arthur vous détournait du projet d’épouser Paméla ?

MILORD BONFIL.

Sans doute, je m’en souviens : les conseils de cet excellent ami n’étaient-ils pas fondés sur la raison ?

LADY DAURE.

Et sur l’amour : dès cet instant, l’orgueil de Paméla, caché sous une feinte timidité, ne put m’en imposer. Je voyais le germe de la coquetterie se développer en elle. Il y a plus : en interprétant les sentiments d’Arthur et ses fréquentes entrevues, on pourrait hasarder la conjecture, qu’il ne vous conseillait de renoncer à Paméla que pour lui offrir sa main et sa fortune.

MILORD BONFIL.

Votre imagination va beaucoup trop loin.

LADY DAURE.

Croyez-moi, mon frère, je me trompe rarement...

MILORD BONFIL.

Je crois, cependant, que vous êtes dans l’erreur.

LADY DAURE.

Je le désire, sans m’en flatter.

MILORD BONFIL.

Quoi ? vous croyez qu’il y a de l’amour, entre milord Arthur et Paméla ?

LADY DAURE.

Je le crois.

MILORD BONFIL.

Dans quel chaos d’idées je me trouve abimé ! Ma sœur, c’en est assez... Je réfléchirai... je m’éclaircirai sur tout cela. Holà ! quelqu’un !

Le domestique entre.

Dites à milady que je la prie de se rendre ici...

Le domestique sort.

Je lirai dans son cœur, et j’irai vous faire part de mes observations.

LADY DAURE.

Je vais vous attendre et je vous promets de ne rien négliger pour vous rendre la tranquillité.

 

 

Scène IX

 

MILORD BONFIL, seul

 

Allons, il faut voir Paméla... mais, gardons-nous de la juger sur de vagues accusations : les épouses vertueuses sont souvent persécutées !... Ah ! combien d’heureux mariages ont été désunis par les fausses apparences, par la malignité et les mauvais conseils.

 

 

Scène X

 

MILORD BONFIL, PAMÉLA

 

PAMÉLA.

Que souhaitez-vous, milord ?

MILORD BONFIL, avec bonté.

Ce titre de milord est déplacé dans la bouche d’une épouse.

PAMÉLA.

Eh ! bien, cher époux, qu’avez-vous à m’ordonner ?

MILORD BONFIL.

Paméla, je ne veux rien vous ordonner ; mais, j’ai résolu de vous accorder ce que vous désirez depuis si longtemps.

PAMÉLA.

Votre seule étude est de prévenir mes veux, et de me combler de bienfaits. Que vous proposez-vous donc d’ajouter aujourd’hui à tout ce que vous avez fait pour moi.

MILORD BONFIL.

Nous partirons dans deux heures pour le comté de Devonshire.

PAMÉLA, à part.

Il ne pense plus à mon père.

MILORD BONFIL, à part.

Elle se trouble ! ce projet semble lui déplaire.

PAMÉLA.

Hélas !

MILORD BONFIL.

Êtes-vous fâchée de quitter le séjour de la ville ?

PAMÉLA, tristement.

Je serai toujours prête à vous obéir.

MILORD BONFIL.

Paméla, d’où vient donc ce changement... cette tristesse m’étonne. Vous trouviez Londres insupportable, et vous semblez vous en éloigner à regret.

PAMÉLA.

Si vous le désirez, partons.

MILORD BONFIL.

Moi ? je ne veux que ce qui peut vous être agréable.

PAMÉLA.

Je vous remercie de tant de bontés.

MILORD BONFIL.

Cette froideur me surprend.

PAMÉLA.

Pardonnez... mais mon cœur est brisé par la douleur.

MILORD BONFIL, vivement.

Quelle en est donc la cause ?

PAMÉLA.

La situation de mon malheureux père.

MILORD BONFIL, vivement.

De votre père !... Eh bien ?

PAMÉLA.

Je l’avoue... il m’en coutera de m’éloigner de lui.

MILORD BONFIL.

Que peut-il lui manquer, chez moi ?

PAMÉLA.

Le premier des biens, sa liberté.

MILORD BONFIL.

Dans ce moment, on ne peut l’obtenir.

PAMÉLA.

Je ne le sais que trop !

MILORD BONFIL.

Qui vous l’a dit ?

PAMÉLA.

Milord Arthur.

MILORD BONFIL.

Vous avez donc ru milord Arthur ?

PAMÉLA.

Oui.

MILORD BONFIL.

Quand ?

PAMÉLA.

Ce matin.

MILORD BONFIL.

Où donc ?

PAMÉLA.

Ici.

MILORD BONFIL.

Y avait-il quelqu’un avec vous ?

PAMÉLA.

Non, personne.

MILORD BONFIL.

Personne !

PAMÉLA.

Vous aurais-je déplu, en recevant milord Arthur ?

MILORD BONFIL, d’un air contraint.

Oh ! non ; point du tout.

PAMÉLA.

C’est un homme que j’estime.

MILORD BONFIL, à part.

Qu’entends-je ?

PAMÉLA.

Et qui vous est attaché.

MILORD BONFIL.

Oui... oh !... c’est un ami vrai.

PAMÉLA.

Et bien digne de votre amitié.

MILORD BONFIL.

J’en suis persuadé.

PAMÉLA.

Il s’intéresse vivement à mon père.

MILORD BONFIL.

Je le sais.

PAMÉLA.

Et cependant, on ne peut adoucir ses maux.

MILORD BONFIL.

Nous y parviendrons, soyez-en sûre.

PAMÉLA.

Mais, quand, hélas !

MILORD BONFIL, avec emportement.

Eh !

Se retenant un peu.

Le plutôt que nous pourrons.

PAMÉLA, à part.

Ses emportements me font bien de la peine.

MILORD BONFIL.

Nous irons à la campagne ; vous pouvez vous disposer à partir.

PAMÉLA.

Je serai prête, quand vous l’exigerez.

MILORD BONFIL.

Dites à madame Jeffre qu’elle vienne ici : j’ai quelques ordres à lui donner.

PAMÉLA.

Vous serez obéi.

MILORD BONFIL.

Si vous voulez rester à Londres... vous le pouvez.

PAMÉLA.

Je ne puis être heureuse qu’auprès de vous.

MILORD BONFIL.

Pour éviter l’ennui, qui pourrait nous suivre dans ces lieux solitaires, voulez-vous que nous ayons de la compagnie ?

PAMÉLA.

Mon goût particulier ne serait pas d’avoir du monde.

MILORD BONFIL.

Engagerons-nous Arthur à nous accompagner ?

PAMÉLA.

Milord Arthur me déplairait moins qu’un autre.

MILORD BONFIL.

Vous aimez la société de milord ?

PAMÉLA.

Mais...

MILORD BONFIL.

Non, ma chère Paméla, nous n’aurons personne pour l’instant. Avec vous, dans ma solitude, je trouverai tout ce que mon cœur désire, la beauté, les talents et l’amour.

PAMÉLA.

Ah ! tous mes vœux seraient comblés, si mon père était heureux.

MILORD BONFIL.

Voyez-le, de ma part ; assurez-le bien que ses intérêts, que les vôtres, me sont trop chers pour que je les oublie un seul instant.

PAMÉLA.

Ah ! milord, si je vous dois le bonheur de mon père, ce sera pour moi le plus grand de tous vos bienfaits.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

MILORD BONFIL, seul

 

Elle est innocente ; sa franchise peint la pureté de son âme. Malheureux, le cœur accessible au poison de la jalousie !... Je me suis vu prêt à devenir le plus injuste des hommes... Madame Jeffre va se rendre ici... Il faut cependant savoir adroitement... Elle vient.

 

 

Scène XII

 

MILORD BONFIL, MADAME JEFFRE

 

MADAME JEFFRE.

Que veut milord ?

MILORD BONFIL.

Où est votre maîtresse ?

MADAME JEFFRE.

Dans sa chambre.

MILORD BONFIL.

Seule ?

MADAME JEFFRE.

Seule. Avec qui voulez-vous qu’elle soit ?

MILORD BONFIL.

Que sais-je ? ici, c’est un concours de visites...

MADAME JEFFRE.

Oui, qu’elle reçoit par force, et dont elle se débarrasse honnêtement.

MILORD BONFIL.

Fort bien ; pourvu qu’il n’y ait point de tête-à-tête.

MADAME JEFFRE.

Oh ! pour cela...

MILORD BONFIL.

Elle ne s’est jamais trouvé tête-à-tête avec quelqu’un ?

MADAME JEFFRE.

Non, certainement.

À part.

Ne parlons pas d’Arthur.

MILORD BONFIL.

Jeffre ne commencez point par me débiter des mensonges.

MADAME JEFFRE.

Moi ? je ne mentirais pas pour tout l’or du monde.

MILORD BONFIL.

Ainsi, vous ignorez qu’Arthur est resté assez longtemps tête-à-tête avec mon épouse ?

MADAME JEFFRE, à part.

Maudits espions !

MILORD BONFIL.

Répondez-donc ; l’ignoriez-vous ?

MADAME JEFFRE.

Je suis, en vérité, surprise que l’on vous dise de telles choses et que vous croyez...

MILORD BONFIL, avec colère et parlant lentement.

Milord Arthur n’est pas venu ici ?

MADAME JEFFRE.

Pardonnez-moi.

MILORD BONFIL.

Hé bien, pourquoi donc jouer l’étonnement ?

MADAME JEFFRE.

Je ne suis pas étonnée.

MILORD BONFIL.

Non ?... je l’ai cru.

MADAME JEFFRE.

Point du tout. Je suis indignée de ce qu’on vous a dit qu’ils étaient seuls.

MILORD BONFIL.

Et qui donc était présent à leur entretien ?

MADAME JEFFRE.

Oui.

MILORD BONFIL.

Qui ?

MADAME JEFFRE.

Moi.

MILORD BONFIL.

Ah ! ah !... Vous avez entendu ce qu’ils ont dit ?

MADAME JEFFRE.

Tout.

MILORD BONFIL.

De quoi ont-ils parlé ?

MADAME JEFFRE.

Mais ils ont parlé de... de... ma foi, je ne m’en souviens pas.

MILORD BONFIL.

Donc vous n’avez pas écouté ; donc vous mentez.

MADAME JEFFRE.

Eh ! vous me feriez damner avec vos questions ; ils ont parlé... de choses indifférentes.

MILORD BONFIL, avec colère.

Mais encore de quoi ?

MADAME JEFFRE.

Que sais-je, moi ? de modes, de bonnets, d’habits, de...

MILORD BONFIL.

Ce ne sont point là les conversations de milord.

MADAME JEFFRE.

Cependant...

MILORD BONFIL.

Et qui vous a vue avec eux ?

MADAME JEFFRE.

Les domestiques qui allaient et qui venaient.

MILORD BONFIL.

Pourriez-vous m’en citer un.

MADAME JEFFRE.

Mais... Isac peut vous dire...

Isac paraît.

MILORD BONFIL.

Ah ! le voici, nous allons savoir...

MADAME JEFFRE, à part.

C’est le diable ! comment se tirer de-là à présent ?

 

 

Scène XIII

 

MILORD BONFIL, MADAME JEFFRE, ISAC

 

ISAC.

Milady Bonfil demande milord.

MILORD BONFIL.

Isac, as-tu vu milord Arthur ce matin ?

ISAC.

Oui, milord.

MILORD BONFIL.

Où ?

ISAC.

Ici.

MILORD BONFIL.

À qui a-t-il parlé ?

ISAC.

À milady.

MILORD BONFIL.

Dans ce salon ?

ISAC.

Dans ce salon.

MILORD BONFIL.

Et madame Jeffre y était-elle ?

MADAME JEFFRE.

Belle demande !

MILORD BONFIL, à demi-voir et prolongeant ses mots.

Taisez-vous.

Haut à Isac.

Et vous n’avez point vu ma dame Jeffre ?

ISAC.

Je n’ai point vu madame Jeffre.

MILORD BONFIL, à madame Jeffre.

Que répondez-vous à cela ?

MADAME JEFFRE.

Qu’il ne sait jamais ce qu’il dit, et qu’il est accoutumé à ne rien voir.

ISAC.

Quand il n’y a rien.

MADAME JEFFRE, à Isac.

Qu’il est un imbécile.

ISAC.

Oui, mais je ne suis pas aveugle.

MADAME JEFFRE.

Qu’il fait ses commissions tout de travers.

ISAC.

Quand vous m’en donnez.

MADAME JEFFRE.

Ne croyez pas, milord, que...

MILORD BONFIL.

Allez, madame Jeffre, votre sincérité n’est plus un problème pour moi : je sais à l’avenir la confiance que je dois avoir en vous.

MADAME JEFFRE.

Quoiqu’il en puisse être, milord, je vous prie de croire qu’elle ne sera jamais mal placée.

Elle sort ; milord Bonfil va se jeter dans un fauteuil et rêve profondément.

 

 

Scène XIV

 

MILORD BONFIL, ISAC

 

ISAC.

Si milord n’a plus de questions à me faire, je vais porter ma lettre.

MILORD BONFIL, sortant de sa rêverie et se levant vivement.

Une lettre ! de quelle part ? qui l’a écrite ? qui te l’a don née ? à qui la portes-tu ?

ISAC.

Votre épouse m’a dit de la remettre à milord Arthur 

MILORD BONFIL.

Arthur ! donne-moi cette lettre.

ISAC.

Mais... elle n’est pas pour vous.

MILORD BONFIL, d’un ton terrible.

Cette lettre, te dis-je.

ISAC, tout tremblant.

La voilà.

MILORD BONFIL.

Est-ce la première que milady t’envoie porter à milord Arthur ?

ISAC.

Non, milord.

MILORD BONFIL.

Non ?... ô dieu !... Il suffit ; sors.

ISAC.

Mais, comment pourrai-je rapporter la réponse ?

MILORD BONFIL.

Tu diras à milady que je la lui ferai moi-même.

ISAC.

Goddam ! goddam ! la dame Jeffre va dire encore que je fais mes commissions tout de travers.

 

 

Scène XV

 

MILORD BONFIL, seul

 

Paméla écrit à milord Arthur !... Que contient cette lettre ?... Je puis le savoir... je le dois ; mon bonheur et mon repos en dépendent... Ah ! je brûle et je crains de connaître... Plus d’incertitude... lisons.

Il lit.

Que vois-je ? grand dieu !

Il lit.

Non, le ciel ne permet pas que de semblables for faits restent longtemps cachés.

Il lit.

Quel feu me dévore !

Après avoir lu.

Malheureux ! malheureux !

Il tombe dans un fauteuil.

Paméla me trahit... Arthur á violé les droits de l’honneur et de l’amitié.

Il se lève.

Femme ingrate et par jure ! il était donc possible que Paméla fut ingrate !... Je n’en puis plus douter ; mon malheur est certain. – Je n’ai point voulu croire Ernold ; j’ai refusé d’écouter ma sœur. Paméla ! Arthur ! vous paierez cher votre exécrable trahison ! Je saurai démasquer l’imposture, punir la perfidie, et me venger de l’infidélité.

 

 

ACΤΕ II

 

 

Scène première

 

MILORD BONFIL, LADY DAURE

 

MILORD BONFIL.

Laissez-moi, ma sœur ; laissez-moi.

LADY DAURE.

Vous laisser ! eh ! le puis-je ? en l’état où vous êtes, vous avez besoin de consolation.

MILORD BONFIL.

Il n’en est point pour moi...

LADY DAURE.

Calmez-vous.

MILORD BONFIL.

Je suis au désespoir ! la voilà cette lettre fatale dont chaque ligne me déchire le cœur.

LADY DAURE.

Vous voyez les suites des unions mal assorties.

MILORD BONFIL.

Rien dans l’univers ne me paraissait au-dessus de Paméla.

LADY DAURE.

Une femme remplie de présomption ! qui ne vous apporta que l’orgueil et l’indigence.

MILORD BONFIL.

Elle avait des vertus ; c’était la plus belle dot qu’elle pouvait m’offrir.

LADY DAURE.

Le malheur est le prix de vos bienfaits.

MILORD BONFIL.

Eh ! qui aurait pu prévoir que sous le voile de la candeur elle cachait le cœur le plus perfide ? en m’unissant à elle, je croyais assurer mon bonheur. Grâces, esprit, talent, beauté, voilà quels étaient ses trésors ; tout s’est évanoui ; tout est perdu pour moi... mais comment l’innocence peut-elle en un moment ?... voilà ce que je ne puis concevoir... non... cela me paraît impossible !... la vertu n’est point une chimère : malheur à qui peut la profaner en la croyant si près du crime !

LADY DAURE.

Si vous n’aviez des preuves convaincantes, je vous laisserais votre erreur.

MILORD BONFIL.

J’en aurais grand besoin pour être heureux... mon malheur est de ne pouvoir... mais Arthur !... un ami !... c’est là ce qui me tue... le cruel !... il avait toute ma confiance... je ne pouvais m’apercevoir...

LADY DAURE.

Il n’y avait que vous, mon frère, qui n’étiez point instruit de leur intelligence : sans cesse ils s’enfermaient secrètement ; milady défendait sa porte ; je le savais et n’osais vous en avertir dans la crainte de troubler votre tranquillité. Je vous avais prédit qu’un jour vous auriez à vous repentir de votre générosité ; vous avez cru faire une action extraordinaire en donnant à Paméla le titre de votre épouse ; vous en voyez l’effet ; vous n’avez suivi que les conseils de l’amour, et l’amour vous punit.

MILORD BONFIL.

Oh ! oui... et bien cruellement.

LADY DAURE.

Enfin quel parti prendrez-vous ?

MILORD BONFIL.

Je ne sais.

LADY DAURE.

Vous ne savez ? vous êtes indécis quand votre honte est publique, et...

MILORD BONFIL.

Ah ! n’achevez pas ; n’irritez point mes maux et ma colère : dans mes transports je serais capable... Ma sœur, calmez-moi, et ne redoublez pas ma fureur... je ne respire que vengeance ; je... mais sur qui me venger ? hélas ! ma situation est affreuse ! le devoir m’ordonne de punir, et l’amour me dit de pardonner.

LADY DAURE.

Pardonner ! ainsi l’estime de vos semblables n’est rien pour vous... les préjugés ?...

MILORD BONFIL.

Sont les tyrans du monde.

LADY DAURE.

L’honneur ?

MILORD BONFIL.

C’est lui seul que j’écouterai.

LADY DAURE.

Eh bien, dès ce jour, vos nœuds doivent être rompus, vous devez faire rentrer Paméla dans l’humble état dont elle n’aurait jamais dû sortir.

MILORD BONFIL.

Ah ! dieu !

LADY DAURE.

Le nom de lady Bonfil ne lui appartient plus : elle s’en est rendue indigne ; il faut qu’une séparation en forme lui interdise le droit de le porter.

MILORD BONFIL.

Je lui retirerai mon nom ; mais elle emportera mon cour.

LADY DAURE.

Il est de surs moyens qui vous guériront d’une passion insensée.

MILORD BONFIL.

Lesquels ?

LADY DAURE.

Le temps et la raison.

MILORD BONFIL.

La raison... oui... oui je la conserverai : Paméla n’est plus digne de moi : elle a perdu mon estime... je l’abandonnerai... je ne la reverrai jamais... je briserai l’indigne chaine qui m’unit à elle... je la bannirai de mon cœur comme de ma maison... elle ne sera plus rien pour moi ; son outrage est affreux ; la réparation sera terrible.

LADY DAURE.

Dès ce soir, il faut que le ministre...

MILORD BONFIL.

C’en est assez ; ma sœur, laissez-moi ; j’ai besoin de réflexion et de courage.

LADY DAURE.

En aurez-vous ?

MILORD BONFIL.

Je vous le promets.

LADY DAURE.

Paméla est bien séduisante.

MILORD BONFIL.

Je saurai m’en garantir.

LADY DAURE.

Et comment ?

MILORD BONFIL.

Je me rappellerai son crime.

LADY DAURE.

Voilà le motif qui doit vous animer. Agissez, délivrez votre famille d’un objet qui lui est odieux et qui la déshonore. Recouvrez l’estime qu’un mariage disproportionné vous avait fait perdre. Un lord s’être mésallié ! l’exemple est dangereux ; mais le résultat est effrayant. Songez à ce que l’honneur vous ordonne de faire dans cette circonstance, et reprenez votre dignité.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

MILORD BONFIL, seul

 

Que je suis à plaindre ! je préfère Paméla aux femmes opulentes et titrées ; je brave tous les préjugés. Contre l’aveu de mes parents, je l’élève jusqu’à moi : amour, grandeur, richesses, tout lui est prodigué, et, sans reconnaissance de ce que j’ai fait pour elle, que faut-il donc pour être aimé ? et que pouvais-je faire de plus ?

 

 

Scène III

 

MILORD BONFIL, MADAME JEFFRE

 

MADAME JEFFRE.

Milord !

MILORD BONFIL.

Qui vous a dit d’entrer ici ?

MADAME JEFFRE.

Eh ! n’y puis-je entrer sans qu’on me le dise ?

MILORD BONFIL.

Non, vous ne le pouvez plus.

MADAME JEFFRE.

La raison ?

MILORD BONFIL.

Vous devez la savoir.

MADAME JEFFRE.

Madame m’envoie pour vous dire...

MILORD BONFIL.

Je ne veux rien apprendre.

MADAME JEFFRE.

Depuis quelque temps il n’y a plus moyen de vivre ici.

MILORD BONFIL.

Je ne vous prie pas d’y rester.

MADAME JEFFRE.

Oui, cela irait bien si je m’en allais !

MILORD BONFIL.

Oh ! l’on ne pourrait remplacer madame.

MADAME JEFFRE.

Je le pense.

MILORD BONFIL.

Les services qu’elle m’a rendus...

MADAME JEFFRE.

Sont au-dessus des gages que vous m’avez donnés.

MILORD BONFIL, avec hauteur.

Comment donc ?

MADAME JEFFRE, d’un ton important.

Je vous ai élevé.

MILORD BONFIL, un peu troublé.

Mais...

MADAME JEFFRE.

Et dieu sait combien vous m’avez causé de peines ! j’ai resté trente-cinq ans au service de votre digne mère, et j’ose dire qu’elle me traitait avec égard et bonté : elle savait distinguer les honnêtes gens, et me connaissait pour une femme d’honneur.

MILORD BONFIL.

Une femme d’honneur pour qui le mensonge est un jeu.

MADAME JEFFRE.

Mentir pour faire le bien n’est point une mauvaise action.

MILORD BONFIL.

Quelque soit le motif, le mensonge ne peut-être toléré ; mais c’est le vice des gens de votre état.

MADAME JEFFRE.

On parle toujours des vices des domestiques, et jamais des défauts des maîtres.

MILORD BONFIL, sèchement.

Taisez-vous.

MADAME JEFFRE.

Me dire de ‘me taire ! milord voudra bien se souvenir que je lui appris à parler.

MILORD BONFIL.

Votre imposture m’affranchit des obligations que je puis vous avoir.

MADAME JEFFRE.

Il у a ici tant de personnes qui en imposent pour faire le mal, qu’on ne saurait trop se mettre en opposition avec elles pour détruire leurs mauvais propos, déjouer leurs projets criminels, et ramener la paix dans votre maison.

MILORD BONFIL.

De quelles personnes voulez-vous parler ?

MADAME JEFFRE.

Un jour vous les connaîtrez, et vous rendrez justice à ma prudence et à ma sagacité.

MILORD BONFIL avec hauteur.

J’en doute.

MADAME JEFFRE.

Oui, je gagerais ma tête que milady est la vertu même.

MILORD BONFIL avec ironie amère.

Vraiment ?

MADAME JEFFRE, gravement.

Quand une femme comme moi avance quelque chose, elle est sûre de son fait.

MILORD BONFIL, avec colère.

Vous osez prendre le parti de Paméla !

MADAME JEFFRE.

On l’opprime injustement ; je veux la défendre ; c’est mon devoir.

MILORD BONFIL.

Défendre une épouse coupable !

MADAME JEFFRE.

Il n’y a de coupable ici que ses ennemis.

MILORD BONFIL.

Vous vous efforcez de couvrir la perfidie de votre maîtresse, lorsque vous devriez me dévoiler ses torts.

MADAME JEFFRE.

Il faudrait donc lui en supposer.

MILORD BONFIL.

Non, mais effacer votre imposture par un aveu...

MADAME JEFFRE.

Voudriez-vous que je réparasse un mensonge par une calomnie ?

MILORD BONFIL.

Vous voulez garder le silence, parce que vous avez favorisé peut-être...

MADAME JEFFRE.

Moi ?... avant que Paméla fut votre épouse, j’ai su la garantir des pièges que l’on voulait lui tendre ; milord ne doit point l’avoir oublié.

MILORD BONFIL.

Oui... je...

Se retenant.

je m’en souviens.

MADAME JEFFRE.

En persécutant votre épouse, vous faites bien des heureux : votre affreuse jalousie...

MILORD BONFIL.

Peut m’égarer... je le sens.

MADAME JEFFRE, à part.

Il se radoucit.

MILORD BONFIL.

Je vous en ai trop dit peut-être, et je crains...

MADAME JEFFRE.

Ah ! milord sait que je n’ai point de rancune.

MILORD BONFIL.

Madame Jeffre, puis-je encore compter sur vous ?

MADAME JEFFRE.

Toujours.

MILORD BONFIL.

Voulez-vous me rendre service ?

MADAME JEFFRE.

Je n’ai fait que cela depuis que vous êtes au monde.

MILORD BONFIL.

Tout ce qui se passe trouble ma tranquilité. Vous êtes sûrement dans la confidence de votre maîtresse... voulez-vous me dire la vérité ?

MADAME JEFFRE.

Oui, si vous pouvez la croire.

MILORD BONFIL.

Je la croirai... si vous pouvez la dire.

MADAME JEFFRE.

Vous allez l’entendre.

MILORD BONFIL, transporte.

Ah ! mille guinées...

MADAME JEFFRE, d’un ton bref.

Point d’or ; votre confiance. 

MILORD BONFIL.

Parlez.

MADAME JEFFRE.

Écoutez bien et croyez-moi.

En pesant sur toutes ses paroles.

Milord Arthur est votre ami. – Votre épouse est vertueuse. – Et leurs accusateurs sont des monstres.

MILORD BONFIL, avec force.

Et quels sont ces monstres ?

 

 

Scène IV

 

MILORD BONFIL, MADAME JEFFRE, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Lady Daure et le chevalier Ernold.

MADAME JEFFRE, à part et vivement.

Il vient de les nommer.

MILORD BONFIL.

Que veulent-ils ?

LE DOMESTIQUE.

Vous parler un instant dans votre cabinet.

MILORD BONFIL.

Allez.

Le domestique sort.

MADAME JEFFRE.

À présent puis-je remplir la commission que madame...

MILORD BONFIL.

C’est inutile.

MADAME JEFFRE.

Êtes-vous toujours en colère ?

MILORD BONFIL.

Point du tout : vous m’avez dit la vérité ?

MADAME JEFFRE.

Foi d’honnête femme.

MILORD BONFIL.

Comme vous la dites ordinairement.

MADAME JEFFRE.

Je vous jure...

MILORD BONFIL.

Point de serment.

MADAME JEFFRE.

Mais c’est que...

MILORD BONFIL.

Honnête Jeffre, vous aimez votre maîtresse ?

MADAME JEFFRE.

Presqu’autant que je vous aime.

MILORD BONFIL.

Avant la fin du jour vous pourrez la suivre : je ne me plaindrai point de la préférence que vous lui donnerez.

 

 

Scène V

 

MADAME JEFFRE, seule

 

Eh ! mais je crois que c’est un congé qu’il me donne ? Allons ; il faut savoir prendre son parti. Combien je suis heureuse de ne m’être pas mariée ! cependant peu s’en est fallut que... mais j’ai bien fait... très bien fait... et, d’après tout ce que je vois... célibataire pour la vie ! Voilà madame.

 

 

Scène VI

 

MADAME JEFFRE, PAMÉLA, restant sur le seuil de la porte et regardant de tous côtés d’un air inquiet

 

MADAME JEFFRE.

Venez ma chère maîtresse ; venez.

PAMÉLA.

Je suis si troublée... si agitée... qu’à peine je respire.

MADAME JEFFRE.

Asseyez-vous.

PAMÉLA, assise.

Eh bien, Jeffre, mon époux...

MADAME JEFFRE.

Vient de sortir. PAMÉLA.

Lui avez-vous parlé ?

MADAME JEFFRE, avec un gros soupir.

Ô mon dieu ! oui.

PAMÉLA.

Que dois-je espérer.

MADAME JEFFRE.

Je ne sais : il n’a rien voulu entendre de ce que vous m’aviez chargé de lui dire.

PAMÉLA.

Jeffre, je suis au désespoir ! milord me croit infidèle... mon malheur est au comble. Ernold et lady Daure m’accusent sans ménagement... on les croit... Malheureuse !... que vais-je devenir ?

MADAME JEFFRE.

Loin de vous laisser abattre par la douleur, il faut rappeler votre courage ; vous en avez besoin.

PAMÉLA.

Tout le monde m’accable.

MADAME JEFFRE.

Oui ; mais vous ne succomberez pas : une femme est bien forte quand la vertu lui sert d’appui.

PAMÉLA.

Quelquefois la calomnie l’écrase... cela n’est pas sapa exemple.

MADAME JEFFRE.

Milord est violent, crédule ; mais il est juste.

PAMÉLA, se levant.

Il me condamne sans m’entendre.

MADAME JEFFRE.

Il vous aime.

PAMÉLA.

Il ne m’estime plus : il m’a soupçonnée.

MADAME JEFFRE.

Le sort dont vous jouissez fait bien des jaloux !

PAMÉLA.

Je n’ai connu le bonheur qu’un moment, et mes peines seront éternelles.

MADAME JEFFRE.

Et pourquoi ?

PAMÉLA, en pleurant.

J’ai perdu le cœur de mon époux.

MADAME JEFFRE.

On veut vous le faire perdre ; mais on n’y réussira pas.

PAMÉLA.

Mon malheur est sans remède ; je connais milord ; on m’accuse ; il m’opprime, et sur quoi ? qu’ai-je fait ? qu’ai-je dit qui puisse lui déplaire ? épouse soumise et vertueuse, que peut-il me reprocher ? comment a-t-il pu penser que l’idée même d’un crime pût entrer dans mon cœur ?

MADAME JEFFRE.

C’est cette maudite Lady et son freluquet de neveu qui sont la cause de tous vos maux. Votre belle-sœur orgueilleuses ne peut vous souffrir dans sa famille ; le fat Ernold ne peut vous pardonner de l’avoir dédaigné ; rien ne leur coûte pour ne venger et pour parvenir à faire casser votre mariage.

PAMÉLA.

Casser mon mariage !

MADAME JEFFRE.

On me l’a dit.

PAMÉLA.

Casser mon mariage !... c’est l’arrêt de ma mort.

MADAME JEFFRE.

Ils échoueront, c’est moi qui vous le prédis.

PAMÉLA.

Paméla déshonorée ! Paméla traitée en coupable par l’époux que son cœur adore !

MADAME JEFFRE.

Voilà l’effet des mauvais conseils.

PAMÉLA.

Pourrai-je supporter tant de honte et tant de peine ?

MADAME JEFFRE.

Elles ne dureront pas, mais il n’y a pas de temps à perdre, il faut aller trouver milord.

PAMÉLA.

Que me dis-tu ?...

MADAME JEFFRE.

Il le faut ; oui, il le faut.

PAMÉLA.

Trois fois je me suis présentée à la porte de son appartement.

MADAME JEFFRE.

Il n’a pas voulu vous recevoir ?

PAMÉLA, en pleurant.

Non.

MADAME JEFFRE.

Il faut avoir recours monsieur votre père... Contez-lui...

PAMÉLA.

Mon père !... tu me fais frémir.

MADAME JEFFRE.

La raison ?

PAMÉLA.

Je connais sa délicatesse, et chaque mot lui percerait le cœur.

MADAME JEFFRE.

Voulez-vous que je lui parle ?

PAMÉLA.

Non : il vaut mieux qu’il ignore...

MADAME JEFFRE.

Mais réfléchissez donc : il est impossible qu’il ne sache pas ce qui se passe, et infiniment plus dangereux qu’il l’apprenne d’une bouche étrangère : si vous balancez à lui confier vos chagrins, permettez que je l’en instruise... je le ferai de manière...

PAMÉLA.

Faites ce que vous jugerez à propos.

MADAME JEFFRE.

C’est bon. Il me vient une idée... oui, je la crois excellente.

PAMÉLA.

Quelle est-elle ?

MADAME JEFFRE.

Écrivez à milord Bonfil ; s’il a refusé de vous voir, il ne refusera peut-être pas de vous lire.

PAMÉLA.

Non, il faut que je le voie, que je lui parle... je me trouve bien humiliée de la nécessité où je suis de me justifier !... la soumission cependant n’est jamais inutile ; s’il le faut, le me jetterai à ses pieds, quoiqu’innocente, pour le supplier de m’entendre.

MADAME JEFFRE.

À votre place, je ne serais peut-être pas aussi bonne ; mais peut-être ferais-je plus mal que vous. Il est possible qu’avec de la douceur vous parveniez à l’éclairer.

PAMÉLA.

J’en doute. Ah ! je suis née pour souffrir, et je ne prévois pas le terme de mes tourments.

Ernold chante dans la coulisse.

Qu’est-ce ?

MADAME JEFFRE.

Sir Ernold.

PAMÉLA.

Fuyons... allez, ma bonne Jeffre, allez chez mon père, et ne m’abandonnez pas... j’ai besoin d’une amie.

 

 

Scène VII

 

MADAME JEFFRE, PAMÉLA, ERNOLD

 

ERNOLD.

Ah ! belle milady, je vous cherchais.

Paméla le salue et sort lentement.

ERNOLD, la suivant.

Vous sortez ?... voulez-vous que je vous accompagne ?... j’aurais à vous dire...

Paméla, se retourne, s’arrête, et, par un signe impérieux, lui ordonne de rester.

Un ordre ?... j’y souscris... je reste.

 

 

Scène VIII

 

MADAME JEFFRE, ERNOLD

 

Madame Jeffre fait quelques pas pour sortir.

ERNOLD.

Écoutez donc, madame Jeffre.

Madame Jeffre, lui fait une révérence comme Paméla.

Un moment.

MADAME JEFFRE.

Que désirez-vous, monsieur ?

ERNOLD.

Où va Paméla ?

MADAME JEFFRE.

Dans son appartement, verser des larmes sur les injustices dont on veut l’accabler.

ERNOLD.

Pourquoi donc cela ? elle a tant de sujets de consolation !

MADAME JEFFRE.

Pourriez-vous lui en apporter ?

ERNOLD.

Non.

MADAME JEFFRE.

Non ?

ERNOLD.

Jadis elle a refusé toutes celles que je désirais lui offrir.

MADAME JEFFRE.

En vérité ?

ERNOLD.

Je vous le dis.

MADAME JEFFRE.

Cela n’est pas croyable.

ERNOLD.

Parole de gentilhomme !

MADAME JEFFRE.

Je ne conçois pas madame.

ERNOLD.

Ni moi.

MADAME JEFFRE.

Vous veniez pour lui parler ?

ERNOLD.

Oui, je venais pour lui rendre compte d’un entretien que nous venons d’avoir à son sujet, dans le cabinet de milord.

MADAME JEFFRE.

Où vous avez pris son parti ?

ERNOLD.

Au contraire.

MADAME JEFFRE.

J’ai cru que vous la protégiez.

ERNOLD.

Point du tout.

MADAME JEFFRE.

C’est singulier. – Et votre tante ?

ERNOLD.

Pas davantage.

MADAME JEFFRE.

Mais pourquoi ?

ERNOLD.

Cette femme ne convenait point à Bonfil.

MADAME JEFFRE.

Elle vous convenait à vous ?

ERNOLD.

J’ai eu quelqu’idée pour elle ; mais cela s’est passé : elle n’aime que les lords.

MADAME JEFFRE.

Ah ! quand on a te choix, on prend ce qu’il y a de mieux.

ERNOLD.

Je crois valoir...

MADAME JEFFRE.

Oh ! certainement ; tout le monde connaît votre mérite.

ERNOLD.

J’en conviens.

MADAME JEFFRE.

On en parle même.

ERNOLD.

On me cite partout.

MADAME JEFFRE.

Jusques dans les gazettes.

ERNOLD.

Vraiment ?

MADAME JEFFRE.

Vous ne les lisez donc pas ?

ERNOLD.

Je m’occupe d’une histoire de mes voyages.

MADAME JEFFRE.

Elle sera curieuse.

ERNOLD.

J’en réponds ; mais que dit-on de moi dans les papiers.

MADAME JEFFRE.

On parle de vous comme d’un homme charmant.

ERNOLD.

Qu’en pensez-vous ?

MADAME JEFFRE.

Délicieux.

ERNOLD, au comble de la joie.

À merveille.

MADAME JEFFRE.

Plein d’esprit.

ERNOLD.

C’est vrai.

MADAME JEFFRE.

De sensibilité.

ERNOLD.

Selon les circonstances.

MADAME JEFFRE.

Le protecteur de la vertu.

ERNOLD.

Je l’aime beaucoup.

MADAME JEFFRE.

La fleur des chevaliers anglais.

ERNOLD.

Votre honnêteté m’enchante.

Il lui présente sa bourse.

Tenez.

MADAME JEFFRE.

Attendez.

ERNOLD.

Continuez.

MADAME JEFFRE.

Un voyageur qui a tout vu.

ERNOLD.

C’est cela !

MADAME JEFFRE.

Tout appris.

ERNOLD.

Tout.

MADAME JEFFRE.

Qui brouille un ménage avec une adresse... ah !

ERNOLD, stupéfait.

Heim ?... que dites-vous donc ?

MADAME JEFFRE.

Qui perd une jeune épouse dans l’esprit de son mari parce qu’il en fut dédaigné... c’est admirable !

ERNOLD, avec colère.

Mais je crois...

MADAME JEFFRE.

Qui espionne sans cesse ; qui ne voit rien, n’entend rien et suppose tout... quel génie !

ERNOLD, au comble de la fureur.

Madame Jeffre !

MADAME JEFFRE.

Si c’est là ce qu’on apprend en faisant le tour du monde, autant vaudrait rester chez soi. Qu’en pensez-vous, monsieur ?

ERNOLD, avec colère.

Madame Jeffre... vous êtes...

MADAME JEFFRE.

L’écho de la voix publique.

ERNOLD.

Me dire en face des impertinences qui !...

MADAME JEFFRE.

Je ne vous ai rien pris pour cela. Adieu, sir Ernold. L’épouse malheureuse est une anecdote intéressante, vous y jouez un beau rôle, ne l’oubliez pas dans l’histoire de vos voyages.

ERNOLD.

Si je m’en croyais...

 

 

Scène IX

 

MADAME JEFFRE, ERNOLD, MILORD BONFIL

 

MILORD BONFIL.

Madame Jeffre !...

Il lui fait signe de sortir.

MADAME JEFFRE.

Oui, milord.

À part, en s’en allant.

Allons trouver le père de Paméla.

MILORD BONFIL.

Ernold, allez m’attendre au jardin.

ERNOLD.

J’y vais. J’ai besoin de faire quelques observations géographiques, quand on écrit une histoire, elle doit passer à la postérité, et mon ouvrage sera le guide des voyageurs.

 

 

Scène X

 

MILORD BONFIL, seul

 

Oui, ma sœur m’a tracé mon devoir ; je le suivrai... il faut me séparer de l’indigne Paméla... mais Arthur !... le barbare !... il me rendra raison des peines qu’il me fait éprouver : aujourd’hui même, il m’arrachera la vie, ou sera ma première victime.

Il appelle.

Isac.

 

 

Scène XI

 

MILORD BONFIL, ISAC, entrant

 

ISAC.

Me voilà.  

MILORD BONFIL.

Dans ce cabinet, au fond de mon secrétaire, vous trouverez ma boîte d’armes et me l’apporterez.

ISAC.

Votre boîte d’armes ?

MILORD BONFIL.

Voilà ma clef.

ISAC.

Que voulez-vous donc faire de ?...

MILORD BONFIL.

Point de questions ; allez et revenez promptement.

ISAC.

Si c’était ?...

MILORD BONFIL.

Partirez-vous ?

ISAC.

Je pars, et ne dis plus mot.

 

 

Scène XII

 

MILORD BONFIL, seul, marchant à grands pas

 

Cruel ami ! était-ce de vous que je devais attendre l’affront le plus sanglant et la destruction de mon bonheur ?... mon sang bouillonne dans mes veines, et je n’aspire qu’après une vengeance éclatante... Modérons-nous... dans une heure tout sera fini pour l’un ou pour l’autre.

 

 

Scène XIII

 

MILORD BONFIL, ISAC, apportant la boîte

 

ISAC.

Voilà la boîte.

MILORD BONFIL.

Sur cette table.

ISAC.

Vous n’avez plus rien à m’ordonner ?

MILORD BONFIL, se promenant.

Non.

Isac sort lentement. Bonfil se ressouvenant.

Ah !... Isac.

ISAC, se retournant.

J’y suis encore.

MILORD BONFIL.

Allez chez milord Arthur ; vous lui direz que je le prie de se rendre ici, ou qu’il m’indique le lieu où je pourrai lui parler sans témoins.

ISAC.

Mais au moins, ce n’est pas pour... pis-je !

Il fait le geste comme pour tirer un coup de pistolet.

MILORD BONFIL.

Allez donc !

ISAC.

J’y vais tout de suite.

 

 

Scène XIV

 

MILORD BONFIL, seul

 

Préparons tout.

Il ouvre la boîte, prend un pistolet et le charge.

Un moment suffira pour écrire mes dernières volontés... Perfide Paméla ! je te forcerai à regretter ton époux.

 

 

Scène XV

 

MILORD BONFIL, PAMÉLA

 

PAMÉLA, tremblante et restant près de la porte.

Voilà milord... ah ! s’il m’était possible !...

MILORD BONFIL, d’un ton concentré.

Si je péris, ce sera la faute d’une épouse adorée, et je périrai par la main d’un ami.

PAMÉLA, avance la tête pour entendre.

Que dit-il ?... je ne puis entendre...

MILORD BONFIL, chargeant.

Que de remords pour eux !

PAMÉLA.

Si j’osais lui parler !

MILORD BONFIL.

Quant à moi je ne souffrirai plus.

PAMÉLA, d’une vois faible.

Milord !...

MILORD BONFIL, sans la regarder.

Qu’est-ce ?

PAMÉLA tremblante.

C’est Paméla.

MILORD BONFIL, troublé et avec colère.

Quoi ! c’est vous !...

PAMÉLA.

Votre agitation m’inquiète et...

MILORD BONFIL, avec une ironie amère.

Ah !... je vous rends grâce de l’intérêt que vous daignez prendre à moi.

PAMÉLA.

Puis-je vous vous demander pourquoi ces armes ?

MILORD BONFIL, emporté malgré lui.

Pourquoi ?... pourquoi ?... j’en ai besoin.

PAMÉLA.

Allez-vous faire un voyage ?

MILORD BONFIL, concentré.

Oui... oui.

PAMÉLA.

Bien long ?

MILORD BONFIL.

Il pourra l’être.

PAMÉLA.

Vous accompagnerai-je ?

MILORD BONFIL.

Non... non.

PAMÉLA.

Allez-vous dans le comté de Devonshire ?

MILORD BONFIL.

Que vous importe ?

PAMÉLA.

Ce qu’il m’importe ? douteriez-vous de...

MILORD BONFIL.

Je ne doute plus de rien.

PAMÉLA, en pleurant.

Ah ! milord, vous me croyez coupable et vous m’abandon nez !... injuste époux !

MILORD BONFIL.

Injuste époux... moi !

PAMÉLA.

Si vous ne l’étiez pas, refuseriez-vous d’entendre ma justification ?

MILORD BONFIL.

Votre justification !

PAMÉLA vivement.

Apprenez que milord Arthur...

MILORD BONFIL, au comble de la fureur.

Vous osez prononcer ce nom devant moi ! cruelle ! Tous faites-vous un jeu de me désespérer ? peut-être croyez-vous, connaissant la violence de mon caractère, me porter à des excès qui... mais, non : le mépris que m’inspire votre trahison me rend maître de tous mes transports... je me contiendrai.

Il fait quelques pas pour sortir.

PAMÉLA.

Vous me quittez ?

MILORD BONFILM.

Et pour longtemps peut-être !

PAMÉLA.

Milord !

MILORD BONFIL, douloureusement.

Oubliez-moi... oubliez mes bienfaits... mon amour... j’ai reçu la récompense de ce que j’ai fait pour vous... adieu, Paméla.

PAMÉLA, éplorée.

Adieu.

MILORD BONFIL, au désespoir.

Oui ; c’est le dernier que vous recevrez de moi.

 

 

Scène XVI

 

MILORD BONFIL, PAMÉLA, ISAC, ensuite MILORD ARTHUR

 

ISAC.

Voilà milord.

MILORD BONFIL.

Qu’il entre.

MILORD ARTHUR.

Je me rends à votre invitation.

PAMÉLA, vivement à milord Arthur.

Ah ! milord !

MILORD BONFIL, l’interrompant.

Milady, passez dans un autre appartement.

PAMÉLA.

Mais si vous vouliez...

MILORD BONFIL.

Ayez pour moi cette complaisance.

PAMÉLA, en s’en allant.

Je suis perdue.

 

 

Scène XVII

 

MILORD BONFIL, MILORD ARTHUR

 

MILORD BONFIL, furieux.

Nous voilà seuls. 

MILORD ARTHUR

Qu’avez-vous à me dire ?

MILORD BONFIL.

Ce que j’ai !... ce que j’ai !... vous ne le présumes pas ?

MILORD ARTHUR.

Vous paraissez agité ! milady est dans la douleur !... quelle en est donc la cause ?

MILORD BONFIL.

Vous en demandez la cause ?

MILORD ARTHUR.

Vos traits sont altérés... vous serait-il arrivé quelque malheur ?

MILORD BONFIL.

Oui, le plus grand de tous.

MILORD ARTHUR.

Ah ! ma fortune...

MILORD BONFIL.

Je n’en ai pas besoin.

MILORD ARTHUR.

Mon sang, ma vie...

MILORD BONFIL.

C’est ce que je demande.

MILORD ARTHUR, après un silence.

Quel est donc ce langage ?

MILORD BONFIL.

C’est celui du plus malheureux des hommes.

MILORD ARTHUR.

Et qui cause votre tourment ?

MILORD BONFIL.

Un ami.

MILORD ARTHUR.

Son nom ?

MILORD BONFIL.

Le vôtre.

MILORD ARTHUR.

Je suis interdit.

MILORD BONFIL.

Vous devez l’être.

MILORD ARTHUR.

Bonfil !

MILORD BONFIL.

Il n’est plus temps de feindre : tout est connu ; l’outrage est au comble, j’en ai la preuve, et vous m’en devez la réparation.

MILORD ARTHUR.

Pour la dernière fois, Bonfil, expliquez-vous... j’ai déjà trop souffert.

MILORD BONFIL.

Ingrat ami !

MILORD ARTHUR.

Point de mots ; des faits.

MILORD BONFIL.

Paméla...

MILORD ARTHUR.

Eh bien ?

MILORD BONFIL.

Était le modèle des épouses.

MILORD ARTHUR.

Achevez.

MILORD BONFIL.

Et vous l’en avez rendu l’opprobre.

MILORD ARTHUR.

Moi ?

MILORD BONFIL.

Vous savez tout.

MILORD ARTHUR, noblement et froidement.

Bonfil, croyez-vous à l’amitié.

MILORD BONFIL.

Oui, quand elle n’est pas combattue par l’amour.

MILORD ARTHUR.

À l’honneur ?

MILORD BONFIL.

J’y croyais.

MILORD ARTHUR.

Connaissez-vous, depuis mon enfance (car nous ne nous sommes pas quittés), à la cour, à l’armée, dans toute ma vie enfin, quelqu’action qui puisse me déshonorer ?

MILORD BONFIL.

Non ; je vous connaissais pour un homme de bien... mais aveuglé par une passion insensée... vous êtes devenu le plus...

MILORD ARTHUR.

Écoutez-moi, et ne m’insultez pas. En vous unissant à Paméla vous crûtes faire votre bonheur, et mon dessein n’était pas de le détruire. Eh ! qui l’oserait ? la vertu de Paméla, en inspirant le respect, imposerait le plus profond silence à l’homme le plus pervers. Je sais qu’il est des monstres, qui se font un triomphe de porter le déshonneur au sein d’une famille respectable, qui font une étude approfondie de l’art affreux de tromper et de séduire ; point de grâce pour ces ennemis des mœurs : qu’ils soient démasqués, flétris par l’opinion, publique puisqu’on n’a point fait de lois qui puissent les atteindre et les punir.

MILORD BONFIL.

Ah ! que n’agit-on comme on parle ?

MILORD ARTHUR.

Me feriez-vous l’injure de me confondre avec ces vils fléaux de la société ?

MILORD BONFIL.

En élevant la voix contre eux, vous avez prononcé votre condamnation.

MILORD ARTHUR.

Qui les blâme ne peut les imiter.

MILORD BONFIL.

Qui, comme vous, les imite, est le plus vil des hommes.

MILORD ARTHUR.

Quel outrage !

MILORD BONFIL.

Il est égal à l’offense.

MILORD ARTHUR.

Cette offense est une supposition terrible.

MILORD BONFIL.

Non, c’est une vérité incontestable : votre correspondance avec Paméla, vos entretiens secrets...

MILORD ARTHUR.

Voulez-vous en apprendre la cause ?

MILORD BONFIL.

Je ne l’ignore pas.

MILORD ARTHUR.

Voulez-vous entendre la vérité ?

MILORD BONFIL.

La vérité dans la bouche d’un lâche séducteur !

MILORD ARTHUR.

Je me tais.

MILORD BONFIL, lui présentant deux pistolets.

Choisissez...

MILORD ARTHUR, prenant un pistolet.

J’accepte.

MILORD BONFIL.

Sortons.

Lady Daure ouvre la porte du fond et paraît.

 

 

Scène XVIII

 

MILORD BONFIL, MILORD ARTHUR, LADY DAURE

 

LADY DAURE, à milord Arthur.

Vous ici, milord !

MILORD ARTHUR.

Soyez tranquille, madame : vous ne m’y reverrez peut être jamais.

Il sort.

LADY DAURE.

C’est un faux ami, et vous avez bien fait de lui interdire l’entrée de votre maison.

MILORD BONFIL, troublé.

Oui, je devais... Ma sœur, faites savoir mes volontés à Paméla. Je vais vous l’envoyer.

Il sort.

 

 

Scène XIX

 

LADY DAURE, seule

 

Enfin il a suivi mes conseils... cet évènement l’éclaire... Moi-même, en la détestant, j’admirais Paméla, et, sans cette lettre qui explique sa conduite, je n’aurais pu penser... La surprise du ministre est égale à la mienne ; mais il s’est rendu à mes raisons... Paméla paraît ; il faut la déterminer à finir sans éclat.

 

 

Scène XX

 

LADY DAURE, PAMÉLA, MADAME JEFFRE

 

MADAME JEFFRE, à Paméla.

Voilà milady ; allons, de la fermeté, défendez-vous, votre père va venir.

LADY DAURE.

Approchez, Paméla. Madame Jeffre voudra bien se retirer.

Madame Jeffre sort.

PAMÉLA.

Ô ! ma sœur !

LADY DAURE, d’un ton impérieux tout le long de cette scène.

Je suis lady Daure.

PAMÉLA.

Pardon... je me suis trompée.

LADY DAURE.

Je vous ai fait demander ; mais je n’ai rien que d’affligeant à vous apprendre.

PAMÉLA.

Je l’ai prévu.

LADY DAURE.

D’après ce qui s’est passé, prévoyez-vous aussi le sort qui vous attend ?

PAMÉLA.

Je l’attends sans le redouter.

LADY DAURE.

Cependant vous avez tout lieu de craindre...

PAMÉLA.

Rien, madame... non... je ne crains rien.

LADY DAURE.

Quel calme !...

PAMÉLA.

C’est celui de l’innocence.

LADY DAURE.

Apprenez que milord Bonfil...

PAMÉLA.

Mon époux ?

LADY DAURE.

Bientôt vous ne pourrez plus l’appeler ainsi.

PAMÉLA.

Oh ! toujours... toujours... et jusqu’à mon dernier soupir.

LADY DAURE.

Il m’a chargé de vous faire part de ses intentions.

PAMÉLA.

Quelles sont-elles ?

LADY DAURE.

Il gémit de la nécessité que lui impose la loi de faire casser votre mariage.

PAMÉLA.

Ciel !

LADY DAURE.

Mais il le doit et le veut.

PAMÉLA, anéantie.

Il le veut !

LADY DAURE.

Aujourd’hui même, il faut vous préparer à sortir de ces lieux.

PAMÉLA.

Mon époux voudrait !...

LADY DAURE.

Ce soir, vous signerez l’acte de votre séparation.

À commencer d’ici les artistes animeront le dialogue par degré et mèneront la scène très vivement.

PAMÉLA.

Moi ?

LADY DAURE.

Il l’exige.

PAMÉLA.

Moi, signer un acte de divorce... j’en frémis... et vous ne m’en croyez pas capable.

LADY DAURE.

Il le faut.

PAMÉLA.

Jamais... je ne le signerais pas même sur le bord du tombeau.

LADY DAURE.

Milord a le droit de vous y contraindre.

PAMÉLA.

Qui peut le lui donner ?

LADY DAURE.

Une faute impardonnable... qui...

PAMÉLA.

On la suppose... mais vous n’y croyez pas.

LADY DAURE.

On a des preuves.

PAMÉLA.

Imaginaires.

LADY DAURE.

Réelles.

PAMÉLA.

C’est impossible.

LADY DAURE.

On vous accuse.

PAMÉLA, avec dignité.

Oui ; mais je ne suis pas jugée.

LADY DAURE.

Craignez de l’être.

PAMÉLA.

Loin de le craindre, je te demande.

LADY DAURE.

Croyez-moi, évitez un éclat dont la honte rejaillira sur vous.

PAMÉLA.

La honte sera pour mes accusateurs.

LADY DAURE.

Ils sauront soutenir ce qu’ils ont avancé.

PAMÉLA.

Vous vous plaisez, madame, à verser le poison dans le sein de votre victime.

LADY DAURE.

Paméla !

PAMÉLA.

Vous jouissez de mes tourments ! je devrais trouver en vous une sœur, une amie, et, loin de compatir à mes maux, de les soulager, de me tendre une main secourable, vous me montrez l’abime qui doit m’engloutir, et vous faites tous vos efforts pour m’y précipiter.

LADY DAURE.

Téméraire ! savez-vous à qui vous parlez ?

PAMÉLA, avec force.

À mon ennemie !

Transition.

à celle que je respectai, que j’aurais voulu chérir et qui n’a rien négligé pour troubler mon bonheur.

Douloureusement.

Vous me l’aviez bien dit que les jours qui suivraient celui de mon hymen ne seraient pas les plus beaux de ma vie ! C’est contre votre gré que je le formai, cet hymen, et vous avez résolu de vous en venger. Pour y parvenir, rien ne vous coûte, rien ne vous arrête ; mais j’entreprendrai tout pour me justifier ; on peut me sacrifier à l’orgueil, me réduire à l’état le plus déplorable, m’arracher le cœur de mon époux ; mais son estime !... mais me couvrir d’infamie par un honteux divorce ! Jamais... jamais : je demanderai justice et je l’obtiendrai.

LADY DAURE.

On saura vous la rendre.

PAMÉLA, avec la plus grande énergie.

N’en doutez pas ; je puis perdre la fortune, un rang illustre sans m’en plaindre ; ni les regretter ; mais l’honneur, c’est en vain que l’on prétend me le ravir ; je me défendrai j’élèverai la voix dans tous les tribunaux contre l’imposture et la calomnie ; ma cause sera celle de toutes les épouses infortunées ; je la plaiderai avec l’énergie que donne la vertu ; forte de mon innocence, je combattrai mes accusateurs ; on dira sur leurs fronts le reproche de leur conscience ; ils pâliront devant le flambeau de la vérité ; ils ne peuvent m’accuser que sur des soupçons ; je donnerai des preuves, je convaincrai, j’attendrirai tous les cœurs, je regagnerai celui de mon époux ; je triompherai, et... je pardonnerai... ce sera ma seule vengeance.

LADY DAURE.

Votre présomption vous aveugle, vous perd, et vous pouvez vous attendre...

MADAME JEFFRE, en dehors.

Madame ! madame !

PAMÉLA.

Quels sont ces cris ?

 

 

Scène XXI

 

LADY DAURE, PAMÉLA, MADAME JEFFRE

 

MADAME JEFFRE, entrant et pouvant à peine respirer.

Ah ! mesdames, que faites-vous ici !

PAMÉLA.

Qu’avez-vous, madame Jeffre ?

LADY DAURE.

Que venez-vous nous apprendre ?

MADAME JEFFRE.

Votre époux !

PAMÉLA.

Eh bien ! mon époux ?

MADAME JEFFRE.

Avec milord Arthur...

PAMÉLA.

Achevez donc.

MADAME JEFFRE.

Va se battre au pistolet dans le jardin.

PAMÉLA.

Ah ! grand dieu !

LADY DAURE, à Paméla, avec force et indignation.

C’est vous qui êtes la cause...

PAMÉLA, au désespoir.

Je cours me jeter entre leurs armes, et périr pour les sauver.

Elle court vers la porte du fond ; deux coups de pistolets partent à la fois ; elle jette un grand cri. 

Ah !

Elle reste immobile, tremblante, et tombe dans les bras de madame Jeffre en disant.

Je me meurs !

Madame Jeffre la conduit sur un fauteuil.

LADY DAURE, avec fureur.

Malheureuse !... maudit soit l’instant où mon frère devint votre époux !

PAMÉLA, abimée dans la douleur.

Ah ! dieu !

LADY DAURE.

Vous lui coûterez le bonheur et la vie !

MADAME JEFFRE.

Eh ! madame, voyez son état et ne redoublez point ses maux.

LADY DAURE.

Les nôtres sont peut-être irréparables !...Volons au secours de Bonfil.

Elle va pour sortir.

 

 

Scène XXII

 

LADY DAURE, PAMÉLA, MADAME JEFFRE, ERNOLD, ensuite LE COMTE

 

ERNOLD.

Où courez-vous, ma tante ?

LADY DAURE.

Ernold, que s’est-il passé ?

ERNOLD.

Oh ! c’est une aventure étrange, et, dans l’Europe entières on n’a jamais vu pareil combat.

LADY DAURE.

Avez-vous été témoin de ce duel ?

ERNOLD.

Témoin ? partie.

LADY DAURE.

Vous redoublez mon inquiétude, je vous ordonne de la faire cesser.

ERNOLD.

Je vais vous conter cela. Cet Arthur est un diable avec son sang-froid.

LADY DAURE.

Au fait.

PAMÉLA, à part.

Je tremble.

ERNOLD.

M’y voici. Je me promenais dans le jardin en attendant Bonfil ; je le vois paraître avec Arthur, ils avaient l’air furieux ! Bonfil me dit : « Je vous trouve à propos, vous pourrez nous servir. » – « Et monsieur, à son tour ajoute Arthur, me fera raison de ses propos de ce matin et de ses injustes dénonciations. » – « Milord, ce que j’ai dit est vrai. » – « Nous verrons si vous le soutiendrez. » – « Toujours. Ensuite s’adressant à Bonfil. » – À vous, milord, me voilà, commencez. » – Bonfil ne veut point de préférence et l’on convient de tirer ensemble. On se met à six pas de distance, on arme, je donne le signal, et les coups partent.

LADY DAURE.

Qui donc a été blessé ?

ERNOLD.

Bah ! blessé !

LADY DAURE.

Mort ?

PAMÉLA, à part.

Ciel !

ERNOLD.

Non, personne n’a été touché.

PAMÉLA, à genoux et soutenue par madame Jeffre.

Ô ! mon dieu ! je te remercie.

ERNOLD.

Ah ! voilà le plus intéressant : ceci me regarde ; Arthur s’approche de Bonfil, lui donne un nouveau rendez-vous et me dit : « À vous monsieur. » – Je suis brave, moi, et j’accepte la partie. « Quelles armes choisit milord ? – « Vous avez votre épée, vous savez sans doute vous en servir ? – « Comme un français. » – « Défendez-vous. » – Aussitôt dit, aussi. tôt fait : nous nous mettons en garde, nous croisons le fer il m’attaque, je pare, je riposte, il me serre, je tends, il marque une, deux, je ramasse d’un contre de quarte sec et son épée vole en éclat. C’est beau, n’est-ce pas ma tante ?

LADY DAURE.

Enfin ?

ERNOLD.

Enfin, on s’est battu, on a fait des prodiges de valeur... et tout le monde se porte bien.

LADY DAURE.

Où donc est mon frère ?

ERNOLD.

Dans son cabinet, où il s’abandonne à la douleur.

LADY DAUREE.

Nous lui devons nos secours, il ne faut pas le laisser à lui même.

Ici le comte paraît.

Vous voyez, madame, tous les maux qu’un moment d’erreur peut produire... Il est des fautes que le repentir et les larmes ne peuvent effacer.

LE COMTE, avec fermeté.

Qu’entends-je ?... milady, est-ce à Paméla que s’adressent ces paroles ?

LADY DAURE, avec hauteur.

Je n’ai rien à vous dire... interrogez madame.

ERNOLD.

Oui, elle pourra vous expliquer...

LADY DAURE.

Ernold, suivez-moi.

 

 

Scène XXIII

 

PAMÉLA, LE COMTE

 

Paméla se lève ; le Comte la regarde un moment sans parler.

LE COMTE, d’un air noble et sévère.

Êtes-vous coupable ?

PAMÉLA.

Moi ?

LE COMTE.

Répondez.

PAMÉLA.

Non, je ne la suis pas.

LE COMTE, avec bonté et lui prenant la main.

Paméla, je te crois.

PAMÉLA, s’élançant dans les bras de son père.

Ah ! voilà ma seule consolation.

LE COMTE.

Chère enfant ! et pourquoi m’avoir caché tes peines ?

PAMÉLA.

N’aviez-vous pas assez de vos malheurs sans que je vous accablasse des miens ?... Ô ! mon père ! on me traite bien cruellement.

LE COMTE.

Je le sais, la bonne Jeffre m’a tout dit. Veux-tu suivre mes conseils ?

PAMÉLA.

N’en doutez pas.

LE COMTE.

Abandonne les grandeurs, les richesses et fuyons nos persécuteurs.

PAMÉLA.

Moi fuir, quand je suis innocente !

LE COMTE.

Il faut te soustraire à l’injustice.

PAMÉLA, avec énergie.

Non, je dois en triompher.

LE COMTE.

Tes ennemis t’accuseront.

PAMÉLA.

Je tâcherai de les fléchir.

LE COMTE.

Et s’ils persistent ?

PAMÉLA.

Je les confondrai.

LE COMTE.

Voilà le langage de l’innocence ! il n’y a pas un moment à perdre ; ton mariage ne peut être dissous sans l’aveu du ministre, il faut lui porter plainte, dévoiler l’erreur et demander justice.

PAMÉLA.

Tel est mon dessein ; mais hélas ! mon époux est mon adversaire ; milord Arthur est injustement soupçonné... Qui sera mon appui ? qui sera mon défenseur ?

LE COMTE.

Moi ma fille, moi ; j’irai me jeter aux pieds du ministre et mes larmes, mes prières...

PAMÉLA.

Ah !mon père, oubliez-vous-v que l’on vous poursuit encore comme rebelle, que votre arrêt est prononcé, et qu’au moment d’obtenir votre grâce, vous pourriez trouver le trépas.

LE COMTE, avec chaleur.

Il s’agit de l’honneur, que m’importe la vie ? Ô ! ma fille ! tout le monde t’abandonne et te persécutent ; mais ton père te reste, c’est un ami sûr qui ne calculera point ce qu’il doit lui en coûter pour te servir. Le péril qui me menace ne saurais m’épouvanter, ni me retenir : au prix de mon sang j’établirai ton innocence ; si je réussis, je meurs content ; que ma Paméla soit heureuse, c’est le cri de mon cœur ; je me sacrifierai sans regret pour soutenir la cause de la nature et de la vertu.

PAMÉLA.

Ah ! laissez-moi périr, s’il le faut et conservez vos jours.

LE COMTE, avec force.

Coupable, je t’eusse punie moi-même ; vertueuse, je dois te défendre : c’est le devoir d’un père, et je cours le remplir.

PAMÉLA.

Vous exposez vos jours ! 

LE COMTE.

Je ne vois que ton danger.

PAMÉLA.

Mon père, j’embrasse vos genoux : au nom du ciel, demeurez, demeurez !

LE COMTE, vivement et la relevant.

Ma fille, ne vous opposez point au seul parti que je dois prendre, et que votre gloire exige impérieusement. Levez vous et ne me retenez plus.

Il fait quelques pas pour sortir.

PAMÉLA court après lui, le prend dans ses bras, et dit avec force.

Non, je ne souffrirai pas...

LE COMTE.

Paméla... embrasse-moi...

Il l’embrasse.

reçois la bénédiction de ton père... qu’elle te console et te soutienne... Si tu me perds, le ciel qui n’abandonne pas l’innocence, sera ton protecteur. Adieu ; adieu, ma chère Paméla.

PAMÉLA.

Ô ! mon père ! si je vous perds, je ne pourrai vous survivre.

LE COMTE, avec la plus grande force.

Eh bien, tu ne mourras pas déshonorée.

Il sort.

PAMÉLA s’avance sur le bord de la scène en élevant les bras vers le ciel.

Ô ! mon dieu ! veillez sur les jours de mon père et rendez moi le cœur de mon époux...

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

MILORD BONFIL, seul, entrant avec la plus grande agitation

 

Non, je n’ai jamais éprouvé les tourments qui me déchirent. Ah ! qu’il aurait mieux valu cent fois qu’Arthur m’eut arraché la vie ! – Je me suis déterminé à prendre un parti sévère, contre celle que j’ai tant aimée... que j’aime encore malgré moi... Le ministre a reçu la plainte, et M. de Mayer va se rendre ici pour interroger... Quel terrible moment !... Paméla, quelle douleur pour votre père !... En me séparant d’elle, je dois tout tenter pour faire rendre au comte son honneur et sa liberté. Je prévois trop quel coup douloureux je vais porter au cœur de ce respectable vieillard, en lui apprenant le destin malheureux de sa fille, et...

 

 

Scène II

 

MILORD BONFIL, ISAC

 

ISAC.

Le comte d’Auspingh.

MILORD BONFIL, à part.

Ciel !

Haut.

Faites entrer, et retirez-vous.

Isac fait signe au Comte d’entrer, et sort.

 

 

Scène III

 

MILORD BONFIL, LE COMTE

 

MILORD BONFIL.

Mon père !

Il porte la main sur son front.

LE COMTE, d’un ton bas et pénétré.

Ne me donnez plus ce titre ; désormais, je ne dois plus le porter.

MILORD BONFIL, douloureusement.

Ah ! mon cœur vous l’avait donné.

LE COMTE.

Et votre cruauté me le retire.

MILORD BONFIL.

Dites celle de Paméla. !

LE COMTE.

Non, Paméla n’a pu se rendre indigne digne de mon nom et de celui de ses ancêtres.

MILORD BONFIL.

Mais, les preuves...

LE COMTE, d’un ton ferme.

N’existent que dans votre jalousie et dans la haine de ses ennemis.

MILORD BONFIL vivement.

Ses ennemis : où sont-ils ?

LE COMTE.

Dans votre famille : ils ne vous pardonneront point l’élévation d’une infortunée... ils ne la lui pardonneront pas à elle-même.

MILORD BONFIL, à voix basse et en baissant les yeux.

Vous savez ma résolution ?

LE COMTE.

Je suis instruit de celle que l’on vous a fait prendre.

MILORD BONFIL, étonné.

Comment ?

LE COMTE.

Vous voulez flétrir celle que votre cour adore ?... Cela ne vient pas de vous.

MILORD BONFIL, troublé et balbutiant.

Je pris vous assurer...

LE COMTE, avec force.

Cela ne vient pas de vous, je le répète et l’affirme.

LE MILORD BONFIL.

Mais...

LE COMTE.

Il est des méchants qui méprisent la vertu, et qui se font un jeu de la persécuter.

MILORD BONFIL.

Ne me taxez point de faiblesse et de crédulité : rien ne peut me détourner du parti que je suis forcé de prendre.

LE COMTE, avec la plus grande expression.

Quoi ! sur une dénonciation que vous devriez mépriser, si vous estimiez votre épouse et votre ami, vous les accusez. Combien n’a-t-on pas vu d’époux désunis par des êtres en vieux, intéressés, qui ne se plaisent qu’à détruire leur bonheur ! Prenez-y garde, milord : vous êtes entouré de ces monstres perfides ; ils vous conduisent dans le précipice, et vous ne vous en apercevez pas, Réfléchissez ; arrêtez-vous, il en est temps encore. Paméla vous aime ; Paméla donnerait sa vie pour conserver la vôtre : elle voit en vous son ami, son bienfaiteur ; sa conduite est sans reproches ; on ne peut lui trouver des torts, on lui en suppose ; vous croyez ces inculpations odieuses, et vous implorez les lois, pour punir un délit imaginaire.

Avec la plus grande force.

Le divorce fut-il créé pour briser, au gré du caprice, les liens les plus solennels de la société ? Non ; qu’il frappe sans pitié ces époux, que l’ambition unit et que le crime sépare ; voilà son digne emploi ; mais, requérir sa force, pour autoriser une injuste vengeance, pour être l’appui de la calomnie, pour opprimer l’innocence ; c’est manquer à l’honneur ; c’est abuser de la loi, pour se déclarer le persécuteur de la vertu.

MILORD BONFIL, tire son mouchoir et le porte sur ses yeux.

Ah ! mon père !... mon père !

LE COMTE, avec la plus grande sensibilité.

Vous pleurez, Bonfil ! la vérité aurait-elle lui au fond de votre cœur ? laissez-vous donc fléchir ; entendez la voix d’un ami qui vous demande la grâce de sa fille innocente, que l’on vous fait persécuter injustement. Si vous croyez Paméla coupable, punissez ; mais, ne punissez pas sans preuves. Votre injustice lui coûtera la vie ; je ne vous parle pas de la mienne, le terme en sera toujours trop éloigné.

En le pressant dans ses bras.

Mon fils ! mon ami ! ayez compassion de ma vieillesse : depuis quarante ans, ma tête est dévouée au malheur et à la proscription ; je n’ai plus que quelques moments à vivre, ne les empoisonnez pas ; ne me faites pas descendre au tombeau, accablé de honte et d’amertume. Si Paméla n’est plus digne de vous, abandonnez-la ; fixez le lieu de son exil : à l’instant je quitte ma patrie ; je l’emmène, s’il le faut, au bout de l’univers : elle ne portera plus votre nom ; si votre cœur le lui défend, qu’avez-vous besoin que les lois le lui ordonnent ? Milord, voyez les pleurs d’un père, écoutez le cri de la pitié... Rendez-moi, rendez-moi mon enfant, et ne la déshonorez pas.

Il se jette aux pieds de Bonfil.

MILORD BONFIL, à part.

Non, je n’y résiste plus.

Haut.

Comte, levez-vous... Je ne puis vous rien promettre... il faut...

LE COMTE.

Que tout s’accomplisse ? J’en doutais, j’ai voulu le savoir de vous-même avant d’agir. Vous ayez pris votre parti, je dois prendre le mien. Votre cœur ne vous dit plus rien pour votre respectable et malheureuse épouse ; la calomnie a plus d’empire sur vous que la vertu... Vous cédez à l’erreur... craignez la vérité ; elle vous prépare bien des remords. Vous voulez sacrifier Paméla, cela vous paraît facile : fille d’un père proscrit, condamné, sans fortune, sans protecteur (car vous seul deviez être le mien... et... je ne vous ferai point de reproches.) On se croit tout permis envers elle ; tout le monde se réunit pour l’accabler... tout, jusqu’à son époux... Mais, je puis me perdre pour la sauver, et j’y cours. Adieu, milord.

MILORD BONFIL.

Où allez-vous ?

LE COMTE.

Où l’honneur m’appelle ?

MILORD BONFIL.

Mon père !

LE COMTE, avec force et noblesse.

Vous me rendrez ce nom, quand vous vous honorerez d’être l’époux de Paméla.

Il sort vivement.

 

 

Scène IV

 

MILORD BONFIL, seul

 

Que va-t-il entreprendre ! – Ah ! père infortuné !... Il veut quitter l’Angleterre... et moi aussi, je fuirai ma patrie. – Je ne pourrais vivre dans un séjour qui me rappellerait sans cesse... Mais, Paméla délaissée, que deviendra-t-elle ?... quelle sera sa destinée ?... Bonfil, peux-tu le demander ? abandonneras-tu aux horreurs de l’indigence, celle qui fut ton épouse ? Oh ! non... non... elle me donne la mort, je dois assurer son existence. Allons faire dresser un acte qui atteste...

Paméla paraît.

 

 

Scène V

 

MILORD BONFIL, PAMÉLA

 

MILORD BONFIL.

Que vois-je ?

PAMÉLA.

Une malheureuse épouse, qui vient implorer votre justice et votre pitié.

MILORD BONFIL.

Ma pitié !... Comptez sur ma justice.

PAMÉLA.

Lady Daure vient de m’ordonner de sortir de votre hôtel.

MILORD BONFIL, d’un ton étouffé.

Oui... oui... il le faut.

PAMÉLA.

Ainsi, mon époux m’abandonne 

MILORD BONFIL.

Ou vous fera savoir le lieu de votre retraite.

PAMÉLA, d’un ton étouffé, disant lentement, et dans un espèce de délire sans explosion.

Ma retraite !... ma retraite ! j’en choisirai une... qui me mettra à l’abri... de la calomnie... du malheur... où, dans une tranquillité parfaite... je trouverai la fin de mes maux.

MILORD BONFIL, à part.

Et les miens ne finiront qu’avec ma vie.

PAMÉLA, continuant.

Ce soir... je quitterai ces lieux... accablée de l’inimitié de mon époux... Chargée de honte... déshonorée peut-être... mais le ciel sait si je l’ai mérité !... je suivrai vos ordres... je partirai... bien malheureuse !... mais sans remords... Haïe... méprisée de tous ceux qui ne sont chers... je ne trouverai de consolation que dans l’estime de moi-même... c’est l’unique bien qu’on n’a pu me ravir... Tous les cours sont fermés pour moi... il ne me reste plus que celui de mon père.

MILORD BONFIL, vivement.

Et celui... 

PAMÉLA, vivement.

Milord ?

MILORD BONFIL.

C’en est assez.

PAMÉLA.

Vous me refusez tous les moyens de me justifier ?

MILORD BONFIL, lui lançant un regard terrible.

Vous justifier !...

PAMÉLA.

Vos regards me font trembler !

MILORD BONFIL.

Perfide !

PAMÉLA.

Vous me glacez d’effroi ! 

MILORD BONFIL.

Terminons un entretien qui me tue... Je vous rends à vous-même... Il faut briser des liens bien chers... et bien douloureux... J’ai voulu faire votre bonheur, et vous avez détruit le mien : – Mais les reproches sont inutiles, il faut nous séparer.

PAMÉLA.

Nous séparer !

MILORD BONFIL.

C’en est assez... je me contiens à peine... N’irritez point ma colère... ne redoublez point mes tourments... Allez, fuyez un malheureux à qui vous ne laissez que le désespoir et la douleur.

Il se jette dans un fauteuil.

PAMÉLA, en pleurant.

Notre séparation sera donc éternelle ?

MILORD BONFIL.

Oui... éternelle !

PAMÉLA.

Un jour, vous plaindrez votre pauvre Paméla.

MILORD BONFIL.

Laissez-moi... laissez-moi...

PAMÉLA.

Quoi ! je ne vous reverrai jamais ?

MILORD BONFIL.

Jamais... jamais.

PAMÉLA.

Je vous retrouverai toujours dans mon cœur.

MILORD BONFIL, à part.

Ah ! que ne puis-je l’arracher du mien !

PAMÉLA, à part.

Des pleurs inondent son visage ; rien ne doit me coûter pour le fléchir.

Elle s’approche du fauteuil de Bonfil et se met à genoux.

Milord !

MILORD BONFIL, se retourne, et voit Paméla à ses pieds.

Grand dieu !

PAMÉLA, lui tendant les bras.

Cher époux !

MILORD BONFIL, hors de lui.

Moi, votre époux ! femme indigne de mon amour ! – Retirez-vous... retirez-vous.

PAMÉLA, mourante, et ne pouvant se relever.

Je n’ai pas la force...

MILORD BONFIL la prend par la main, sans la regarder, et la relève,  Paméla colle ses lèvres sur sa main ; il éprouve un frémissement par tout son corps.

Que faites-vous ?

PAMÉLA.

C’est mon dernier adieu. Je sors... Je vous obéis... Vivez heureux... Moi, je n’aurai pas longtemps à souffrir.

Elle s’en va, en s’appuyant sur plusieurs fauteuils, s’arrête à la porte du fond, regarde Bonfil, porte son mouchoir sur son front et sort désolée.

 

 

Scène VI

 

MILORD BONFIL, seul

 

Ses larmes perfides ont coulé sur ma main... et mon cœur... et mon cœur !... Ah ! qu’il est cruel d’être obligé de punir ce qu’on aime !

Il s’appuie la tête sur le dos d’un fauteuil.

 

 

Scène VII

 

MILORD BONFIL, ISAC

 

ISAC, en pleurant.

Monsieur de Mayer.

MILORD BONFIL.

Oui... je l’ai résolu, je m’en séparerai.

ISAC.

Milord.

MILORD BONFIL.

Quoi ?

ISAC.

L’envoyé du ministre.

MILORD BONFIL.

Eh bien ?

ISAC, pleurant plus fort.

Il est là.

MILORD BONFIL.

Qu’avez-vous ?

ISAC.

Rien, milord.

MILORD BONFIL.

Je veux savoir...

ISAC.

J’ai vu pleurer notre bonne maîtresse... Pardonnez... je ne puis m’empêcher...

MILORD BONFIL.

Allez, et faites entrer M. Mayer.

ISAC.

Oui, milord.

En s’en allant.

Il faut qu’il ait un cœur de marbre.

 

 

Scène VIII

 

MILORD BONFIL, MONSIEUR DE MAYER

 

MONSIEUR DE MAYER.

Milord, je vous salue. Le grand chancelier m’envoie au près de vous.

MILORD BONFIL.

Qu’avez-vous à m’ordonner de sa part ?

MONSIEUR DE MAYER, avec la plus grande noblesse.

Informé de ce qui s’est passé, entre vous et votre épouse, il sait que vous la croyez coupable, que vous voulez intenter un divorce, et qu’elle proteste de son innocence. Le ministre, qui aime, qui respecte votre maison, et qui désire sur tout de protéger votre honneur, vous conseille, par mon organe, de faire d’abord un examen particulier de cette affaire, avant de la divulguer. Il m’a conféré le pouvoir d’en dresser sommairement le procès-verbal, sur le simple exposé des personnes informées, et par la confrontation de l’accusée. Faites venir votre épouse : que milady Daure et le chevalier Ernold paraissent aussi. On sait qu’ils ont les premiers éveillé vos soupçons. Reposez-vous sur moi du soin de faire sortir la clarté du milieu même de la confusion, et de séparer l’erreur de la vérité. Si votre épouse est coupable, sa faute deviendra publique, ainsi que l’arrêt qui la condamnera. Innocente, vous retrouverez la paix de votre âme, sans avoir hasardé votre réputation. Voilà ce que pense un sage ministre, et ce que doit faire un honnête gentilhomme comme vous.

Milord Bonfil tire un cordon de sonnette, Isac entre.

ISAC.

Milord ?

MILORD BONFIL.

Faites entrer milady Daure et le chevalier Ernold. Dites à Paméla et à madame Jeffre de se rendre ici.

Isac sort.

MONSIEUR DE MAYER.

Milord, vous n’êtes point l’ennemi de votre épouse ?

MILORD BONFIL.

Moi ?... ah ! je l’aimai tendrement, et si l’infidélité n’avait pas dégradé son cœur...

MONSIEUR DE MAYER.

Cela n’est point encore prouvé.

 

 

Scène IX

 

MILORD BONFIL, MONSIEUR DE MAYER, et successivement LADY DAURE, ERNOLD, PAMÉLA et MADAME JEFFRE, ISAC, est rentré pour donner les fauteuils

 

LADY DAURE.

Mon frère, me voilà.

ERNOLD.

Qu’avons-nous donc à faire ici ? Quel est ce monsieur ?

MILORD BONFIL, noblement.

Monsieur représente ici le grand chancelier d’Angleterre.

PAMÉLA, soutenue par madame Jeffre.

Milord, je me rends à vos ordres.

MILORD BONFIL, à Paméla.

Asseyez-vous. M. de Mayer, milady, et vous, chevalier, prenez place.

Tout le monde s’assied. La table est à la droite de l’acteur. Lady Daure et le chevalier Ernold s’asseyent à la droite de M.de Mayer. Bonfil est à sa gauche ; plus éloigné et du même côté est Paméla ; madame Jeffre et Isac sont auprès d’elle.

MONSIEUR DE MAYER.

Je suis chargé d’examiner l’accusation portée contre madame.

PAMÉLA.

Monsieur, la calomnie m’attaque ; mais, je suis innocente.

MONSIEUR DE MAYER, avec douceur.

Je ne puis vous permettre encore de vous justifier.

ERNOLD.

Gardez-vous d’ajouter foi à ses discours.

MONSIEUR DE MAYER, d’un ton sévère.

De la circonspection dans les vôtres, monsieur : jusqu’à présent, madame a droit à des égards, et personne, devant moi, n’a celui de l’outrager.

À Bonfil.

Milord, quelle est la personne que vous soupçonnez de complicité avec votre épouse ?

MILORD BONFIL.

Milord Arthur.

MONSIEUR DE MAYER.

Et sur quoi le croyez-vous ?

MILORD BONFIL.

Sur mille raisons.

MONSIEUR DE MAYER.

Indiquez-moi la première

MILORD BONFIL

Ernold, parlez.

ERNOLD, d’un air important.

Écoutez, monsieur, écoutez bien. Un rendez-vous... une porte fermée... un tête-à-tête dans ce salon.

MONSIEUR DE MAYER.

Un salon de compagnie n’est point un endroit suspect. Et qui les a surpris ensemble ?

ERNOLD.

Moi.

MONSIEUR DE MAYER.

Que disaient-ils ?

ERNOLD.

Ma foi, je ne puis trop le savoir.

MONSIEUR DE MAYER.

Cependant, quand on a l’indiscrétion d’écouter, on doit tout entendre.

ERNOLD.

Mais...

MONSIEUR DE MAYER.

Et, quand il s’agit de faire punir, on ne doit point avoir de doute.

ERNOLD.

Tout ce que je sais, c’est qu’on m’a fait faire une demi heure d’antichambre ; qu’on ne voulait pas me recevoir, et, qu’en me voyant entrer, malgré sa défense expresse, madame s’est fâchée, milord Arthur s’est emporté contre moi, et je regarde leur colère comme de forts indices du crime dont on l’accuse.

MONSIEUR DE MAYER.

L’impatience d’attendre, l’orgueil blessé, le dépit d’avoir été mal reçu, tout cela peut vous la faire paraître telle.

À lady Daure.

Et vous, madame, qu’avez-vous à dire ?

LADY DAURE.

Je dirai que milord Arthur, depuis longtemps, a l’entière confiance de madame, et qu’il entre dans leurs projets que le divorce soit prononcé, pour s’unir ensemble.

MONSIEUR DE MAYER.

Tous ces soupçons réunis, n’établissent pas une semi preuve. – Approchez, Isac... et vous aussi, madame Jeffre. – Isac, qu’avez-vous à dire de milady ?

ISAC.

Du bien, voilà ma déposition.

MONSIEUR DE MAYER.

Et madame Jeffre ?

MADAME JEFFRE.

Moi ? je ne lui connais pas un tort et pas un défaut.

MILORD BONFIL.

Finissons. Monsieur, donnez-vous la peine de lire cet écrit.

Il donne la lettre à M.de Mayer.

MONSIEUR DE MAYER, après l’avoir lue.

Madame, ce billet renferme de terribles preuves contre vous.

PAMÉLA.

Je me flatte qu’il ne sera pas difficile de les réfuter.

MONSIEUR DE MAYER.

Et qui s’en chargera ?

PAMÉLA.

Moi, monsieur, si vous voulez le permettre.

MONSIEUR DE MAYER, présentant le billet à Paméla.

Voilà l’accusation, défendez-vous si vous le pouvez.

Paméla se lève, va à la table, prend le billet, et reste debout. Tous les autres personnages sont assis. Lady cause tout bas avec Ernold.

PAMÉLA.

Monsieur, je suis très faible : que votre autorité m’obtienne de pouvoir parler sans être interrompue.

MONSIEUR DE MAYER.

J’en fais une loi, au nom du ministre.

À ces mots, lady et Ernold se taisent : ceci, bien exécuté, doit produire un effet.

PAMÉLA.

Monsieur, mon sort est connu de tout le monde. On sait que, longtemps supposée une pauvre paysanne, j’ai découvert la noblesse de mon origine ; et que, milord, qui m’aimait, m’a donné le nom de son épouse.

Elle pleure.

MONSIEUR DE MAYER.

Retenez vos-larmes, et continuez, madame.

PAMÉLA.

L’éclat de ma fortune excita la jalousie dans tous les cœurs. Lady Daure me jura une haine implacable ; le chevalier m’accabla d’outrages... et si je dévoilais !... mais je suis ici pour me défendre, et non pour accuser.

MONSIEUR DE MAYER.

Bien, milady ! c’est très bien.

PAMÉLA.

Au moment de quitter Londres, avec mon époux, j’en instruis milord Arthur, par un écrit de ma main, et que je ne désavoue point. La voilà cette lettre qui m’accuse ; voilà la base des plus horribles soupçons.

MONSIEUR DE MAYER.

Vous avez promis de les combattre et de les détruire.

PAMÉLA.

Oui ; je vais l’entreprendre : j’écris à milord Arthur.

Elle lit.

« Milord,
« Je vais partir pour le comté de Devonshire ; c’est à regret que je vous quitte, et que je laisse à Londres la plus chère partie de moi-même.

Elle parle.

Ces phrases, mal interprétées, ont pu révolter mon époux... mais, je parlais de mon père... Il m’a donné la vie... n’est-il pas la plus chère partie de moi-même !

Elle lit.

« Jugez de l’état de mon cœur pendant ce voyage et combien il m’en coûte de me séparer de l’objet qui m’intéresse le plus. 

Elle parle.

Quitter un père tendrement chéri, le laisser entre la vie et la mort ; voilà ce qui causait ma douleur.

Elle lit.

« Votre bonté seule me console, et c’est en elle que j’ai mis toute ma confiance. Je ne m’explique pas plus clairement, pour ne pas confier au papier un secret aussi important que le nôtre.

Elle parle.

Oh ! oui, bien important, sans doute ! Tout le monde ignorait la retraite de mon malheureux père, et la moindre indiscrétion pouvait le conduire au supplice.

Elle lit.

« Vous savez ce dont nous sommes convenus ce matin, et je me flatte que vous agirez avec prudence.

Elle parle.

Pouvais-je trop le lui recommander !

Elle lit.

« Je pars ; n’oubliez pas que vous m’avez promis ; venez au comté de Devonshire m’apporter quelque consolation, et je verrai la fin de mes peines et de mes ennuis. »

Elle Parle.

S’il m’eût apporté la grâce de mon père, n’était-ce pas mettre fin aux tourments que j’éprouve ? – Voilà la lettre expliquée ; voilà en quel sens je l’ai écrite... et que le ciel me punisse si jamais j’ai eu d’autres intentions !

À Bonfil.

Milord, à mon serment, vous pouvez m’en croire ; si j’ai perdu votre amour, je ne suis pas indigne de votre estime.

Avec force et sensibilité.

Paméla, trahir son époux ? Paméla devenir ingrate envers son bienfaiteur !... ah ! ne faites pas ce cruel affront à la pureté de la foi que je vous ai jurée, et que je vous conserverai jusqu’au dernier instant de ma vie. Si vous avez cessé de m’aimer, abandonnez-moi, reprenez vos bienfaits... mais laissez-moi l’honneur.

Après un court silence, elle reprend.

Milord, une erreur a causé ma disgrâce ; on me supposait coupable, lorsque je remplissais le plus saints des devoirs.

Avec explosion.

Ce que j’ai fait pour mon père, vous l’eussiez fait pour le vôtre ! Vous m’avez condamnée, sans vouloir m’entendre... à présent, j’en appelle à votre équité, soyez mon juge, prononcez mon arrêt, ou rendez-moi votre cour.

MONSIEUR DE MAYER.

Milord, vous avez entendu la justification de votre épouse ; êtes-vous dissuadé ?

MILORD BONFIL, se levant.

Non, je ne le suis point, non ; je ne puis me rendre à ses paroles artificieuses : la plainte est portée, et notre séparation...

 

 

Scène X

 

MILORD BONFIL, MONSIEUR DE MAYER, LADY DAURE, ERNOLD, PAMÉLA, MADAME JEFFRE, ISAC, ensuite MILORD ARTHUR

 

ISAC.

M. Milord Arthur.

TOUS LES PERSONNAGES.

Arthur !

Tableau de surprise. Arthur paraît, tout le monde se lève.

MILORD BONFIL, avec force.

Milord, qui vous amène ici ?

MILORD ARTHUR, froidement et noblement.

L’honneur.

MILORD BONFIL.

Qui vous autorise à vous présenter chez moi ?

MILORD ARTHUR.

L’ordre du ministre.

MILORD BONFIL.

Quels sont vos motifs ?

MILORD ARTHUR.

Je viens détruire vos injustes soupçons, et confondre les calomniateurs.

LADY DAURE.

Et quels sont ces calomniateurs ?

MILORD ARTHUR, en la regardant.

Vous les connaissez, madame.

MILORD BONFIL.

Quoi ! milord...

MILORD ARTHUR.

On vous a trompé, Bonfil ; les imposteurs l’ont emporté sur l’amour et l’amitié : pour vous punir, je devrais vous laisser votre erreur.

En montrant Paméla.

Mais l’innocence souffre, elle est accusée ; il est du devoir de l’honnête homme de la défendre et de la faire triompher.

MILORD BONFIL.

Vous êtes le complice de madame, vous ne pouvez entre prendre sa défense.

MILORD ARTHUR.

Moi, son complice ? non ; je suis accusateur.

MILORD BONFIL, vivement.

Et qui donc pouvez-vous accuser ?

MILORD ARTHUR.

Vous.

MILORD BONFIL.

Quels sont mes torts ?

MILORD ARTHUR.

Vous les demandez ? vous n’avez pas le dessein de les réparer.

MILORD BONFIL, avec colère.

Encore une fois, mes torts ? c’est le point essentiel.

MILORD ARTHUR, avec noblesse et chaleur.

Vous voulez les savoir ? écoutez, et tremblez. En épousant Paméla, vous deviez employer votre crédit pour faire rendre justice au comte d’Auspingh, vous le jurâtes ; avez-vous tenu vos serments ? Non : Paméla voyant que vous négligiez l’auteur de ses jours, eut recours à moi pour sauver ce qu’elle avait de plus cher au monde ; je m’y engageai, et je tins ma parole. Un entretien secret, mais indispensable, excita votre colère, et vous rendit le plus injuste et le plus cruel de tous les hommes. Enfin, vous n’avez rien fait pour conserver la vie du père ; vous déshonorez son enfant, et vous avez outragé votre ami. Voilà les effets de votre crédulité, de votre injustice et de votre jalousie. Maintenant, vous connaissez vos torts : rougissez-en, et réparez-les.

MONSIEUR DE MAYER.

Milord, votre déclaration est celle de Paméla.

MILORD ARTHUR, continuant.

Que dis-je, les réparer ? le pourrez-vous ? Vous ignorez l’effet qu’ils ont produit. Frémissez, voilà le plus funeste. Savez-vous ce qu’est devenu le comte d’Auspingh ? Ce malheureux père, pour justifier sa fille, s’est exposé à la rigueur de la loi qui le condamne... Il a tout bravé... Au sortir, de votre hôtel, il vient d’être arrêté.

PAMÉLA.

Mon père !

MILORD BONFIL.

Ah ! le temps presse, je vole au secours du comte... Je vais...

MILORD ARTHUR.

Un moment !

PAMÉLA.

Ah ! milord, venez, conduisez-moi, et, s’il ne faut que mes jours...

MILORD ARTHUR, les arrêtant.

Demeurez.

À Bonfil.

Je vous ai promis la vérité, je vous la dois. Je viens démasquer les perfides qui, par leurs infâmes conseils, leur haine et leur ambition, ont détruit votre bonheur. Ce moment sera terrible ! les preuves sont convaincantes. – Bonfil, gémissez sur les maux que vous avez causés. – Madame, rassurez-vous ; vous m’avez chargé de veiller sur les jours du Comte ; ma tâche est remplie... Paméla, voilà la grâce de votre père.

Il lui remet un papier.

Milord, voilà la justification de votre épouse.

Il lui remet une liasse de lettres et un billet.

MILORD BONFIL.

Une lettre du ministre !

MILORD ARTHUR.

Lisez ce qu’il vous écrit.

MILORD BONFIL, après avoir lu.

Quoi ! milord, votre correspondance avec Paméla était entre les mains du ministre ?

MILORD ARTHUR.

Il le fallait : lady m’écrivait pour obtenir la grâce de son père.

MILORD BONFIL vivement.

Qu’entends-je ?

MILORD ARTHUR.

Voilà le crime que vous vouliez punir.

PAMÉLA.

Ah ? milord... Et mon père, où est-il ?

MILORD ARTHUR.

Vous allez le voir. Venez, comte d’Auspingh ; venez embrasser et consoler votre enfant.

 

 

Scène XI

 

MILORD BONFIL, MONSIEUR DE MAYER, LADY DAURE, ERNOLD, PAMÉLA, MADAME JEFFRE, ISAC, MILORD ARTHUR, LE COMTE

 

PAMÉLA, courant au-devant du Comte, et lui tendant les bras.

Mon père !

LE COMTE, la pressant dans ses bras.

Ô ! ma chère Paméla !

En montrant Arthur.

Voilà notre libérateur.

En montrant Bonfil.

Et voilà le plus...

PAMÉLA l’interrompant.

C’est mon époux... Ne lui dites rien ; je vous revois, je ne sens que la moitié de mes maux.

LE COM TE, avec force.

Venez, ma fille ; sortons d’ici. On m’a, grâce à milord Arthur, réhabilité dans mon honneur et dans mes biens : Fuyons, fuyons loin de ces lieux ; mais, ne soyons point ingrats : Remerciez milord

En désignant Bonfil.

du bien qu’il a voulu nous faire, et oubliez le mal qu’il nous a fait.

PAMÉLA.

Qu’exigez-vous ?

LE COMTE, d’un ton d’autorité.

Milord vous rend à moi ; je reprends tous mes droits sur vous, et vous devez m’obéir...

PAMÉLA.

Vous le voulez ?

Le Comte lui fait signe d’obéir. Elle s’approche de Bonfil, et lui dit lentement et en pleurant.

Suis-je encore Paméla, ou lady Bonfil ?

Bonfil laisse tomber le mouchoir qu’il tient sur ses yeux, regarde Paméla douloureusement, se jette à ses pieds et lui tend les bras : Paméla s’y précipite ; ils s’embrassent, et restent un moment dans cette attitude.

PAMÉLA, avec le cri de l’âme.

Mon père ! on l’a trompé ; il m’aime, il se repent.

MILORD BONFIL, tendant les bras au Comte.

Mon père !

PAMÉLA, tendrement.

Voulez-vous lui pardonner ?

LE COMTE, avec âme.

Eh ! n’est-il pas ton époux ?

MILORD BONFIL, se relève, et va se jeter dans les bras du Comte.

Ah !...

Après l’avoir embrassé, il prend la main de Paméla.

Oui, son époux ; et les calomniateurs ne pourront briser nos liens.

MONSIEUR DE MAYER.

Milord, votre réconciliation me charme et vous honore. Voilà ce que le ministre attendait de vous ; mais votre digne épouse peut exiger une réparation ; portez plainte contre ses accusateurs, et je la reçois.

PAMÉLA, vivement.

Milord, ne les nommez pas.

MILORD BONFIL, lui donnant la lettre du ministre.

Soyez l’arbitre de leur sort.

Paméla prend la lettre, jette un coup d’œil dessus, et la déchire en baissant les yeux.

MONSIEUR DE MAYER, à Paméla.

Ce noble procédé est bien digne de vous.

À lady Daure et au Chevalier.

Milady, chevalier Ernold, le ministre m’a chargé de vous accompagner chez lui pour des affaires importantes qu’il doit vous communiquer.

LADY DAURE.

Je vous entends, monsieur. Ernold, donnez-moi la main.

Ils sortent.

MONSIEUR DE MAYER, à Bonfil.

Adieu, milord. À l’avenir, n’écoutez plus les mauvais conseils ; défiez-vous des fausses apparences, et croyez à la vertu.

Il salue, et sort.

 

 

Scène XII

 

MILORD BONFIL, PAMÉLA, MILORD ARTHUR, LE COMTE, MADAME JEFFRE

 

MILORD BONFIL.

Ah !... je suis hors de moi !... les perfides !

À Paméla en pleurant.

Chère épouse, le remords de vous avoir offensée ne pourra jamais sortir de mon cœur : je suis indigne du pardon que vous m’avez si généreusement accordé.

PAMÉLA, avec candeur et bonté.

J’ai vu votre repentir ; vous m’avez rendu votre estime... er je ne me souviens plus des maux que j’ai endurés.

Bonfil lui baise la main.

LE COM TE, à milord Arthur.

Cher Arthur, après ce que vous venez de faire pour nous, quelle sera votre récompense ?

MILORD ARTHUR.

Le bien que j’ai fait. – Je vous quitte.

À Bonfil.

Milord, quand vous voudrez me voir, mon asile et mon cœur vous seront toujours ouverts ; mais votre hôtel m’est fermé pour jamais. Adieu, Bonfil, adieu, mon ami. Milord !

TOUS LES PERSONNAGES, courant après Arthur.

Milord.

MILORD ARTHUR.

Restez... Vous êtes tous heureux ; je n’ai plus rien à désirer.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

MILORD BONFIL, PAMÉLA, LE COMTE, MADAME JEFFRE

 

MILORD BONFIL, au Comte.

Ô ! mon père ! croyez-vous qu’Arthur veuille être encore mon ami ? LE COMTE.

Je me charge de vous réconcilier. Milord, oublions tout, et gardons le secret sur cet affreux évènement.

MILORD BONFIL.

Non ; tout le monde le saura : j’ai réparé mes torts, je ne dois plus en rougir. Il faut que mon exemple tourne au profit de la société ; rende les maris moins crédules, force les méchants à se taire, désormais on ne voie plus les épouses vertueuses devenir les victimes de la calomnie.


[1] Roman de madame de Beauharnais qui a eu plusieurs éditions.

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