Nouvelles recrues (Tristan BERNARD)

Pièce en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Albert 1er, le 17 mars 1929.

 

Personnages

 

LE CHEF DES ÉCLAIREURS

MATHIEU

LE GARDE CHAMPÊTRE

GÉRARD

LE PÈRE DE GÉRARD

LA MÈRE DE GÉRARD

LE MAIRE

AMÉDÉE

 

 

La scène se passe à la campagne. Au lever du rideau le chef des Éclaireurs, accompagné d’un autre jeune Éclaireur, entre en scène.

LE CHEF.

Bien, tu vois, Mathieu, voilà où nous allons rester quinze jours. C’est un endroit très agréable, je l’avais déjà remarqué l’année dernière en passant par ici. Il y a par là un grand espace plan pour nos exercices athlétiques. Nous installerons notre campement le long de cette rangée d’arbres que tu vois là-bas. On est abrité du vent et on a de l’ombre.

MATHIEU.

Alors, le maire a donné l’autorisation ?

LE CHEF.

Oui ! Il m’a fait répondre par son secrétaire de mairie. Le maire, c’est le marquis de La Roche Turpin, un vieux monsieur qui a quatre-vingts ans... Il y a plus de cinquante ans qu’il est maire du pays.

MATHIEU.

Les camarades arrivent tout à l’heure.

LE CHEF.

Qui, par le train de onze heures sept.

MATHIEU.

Je croyais qu’il y avait un autre train avant.

LE CHEF.

Oui, il y a celui qui arrive à neuf heures trente, mais il n’y avait plus de place dedans.

MATHIEU.

Qu’est-ce que c’est que cet homme qui vient là-bas ?

LE CHEF, regardant.

Oh ! mais c’est le garde champêtre !

MATHIEU.

Oh ! diable !

LE CHEF.

Qu’est-ce qui te prend ?

MATHIEU.

Il paraît que c’est un homme terrible, le garde champêtre.

LE CHEF.

Qui est-ce qui t’a dit ça ?

MATHIEU.

Eh bien, c’est des gens du pays avec qui j’ai causé tout à l’heure. Il y avait une bonne femme qui avait laissé une brouette le long d’un fossé et un autre homme du pays lui a dit comme ça : « Il faut faire attention, parce que si le père La Tempête vous voit, il vous dressera procès-verbal. » J’ai demandé qui c’était que le père La Tempête ; on m’a dit que c’était le garde du pays et que c’était un homme effroyable, qui passait sa vie à dresser des procès-verbaux. Le maire, qui est très âgé, comme tu me l’as dit, ne quitte plus beaucoup son château, mais il donne des ordres au garde champêtre qui fait la police et qui fait régner la terreur dans le pays. Quand on a le malheur de se plaindre, il dit : « Vous pouvez réclamer au maire, il est encore plus dur que moi. »

LE GARDE CHAMPÊTRE, entrant.

Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? Ah ! c’est les éclaireurs ! On vous a donné l’autorisation de séjourner ici. C’est le secrétaire de mairie qui a fait signer ça au maire et probable que M. le maire n’a pas pensé aux dégâts que vous allez commettre.

LE CHEF.

Mais nous ne faisons jamais de dégâts !

LE GARDE.

Un dit ça ! Mais je vous avertis d’une chose, c’est qu’au moindre dégât, on vous retire votre autorisation et puis surtout M. le maire n’aime pas qu’on reçoive des visites dans les camps d’éclaireurs. Vous êtes ici pour travailler à votre boulot et vous n’avez pas besoin de recevoir des Américains.

LE CHEF.

Mais nous ne recevons jamais d’Américains.

LE GARDE.

On dit ça, mais l’année dernière, nous avions déjà eu des éclaireurs et il y avait des Américains qui venaient de temps en temps les voir travailler. M. le maire n’aime pas ça. Il ne me l’a pas dit, mais je sais qu’il n’aime pas ça. Faudra voir à vous tenir tranquilles. Les premiers Américains que nous verrons, vous êtes avertis ! Il faudra plier bagage. C’est pas une foire ici !

LE CHEF.

Vous pouvez être tranquille, monsieur le garde, il n’y aura que des éclaireurs.

LE GARDE.

Je vous conseille de faire attention. Je ne m’en vais pas loin. Il y a une petite maison là sur la droite.

LE CHEF.

Un bistro...

LE GARDE.

Appelez ça comme vous voudrez. Je vais me reposer un instant et je repasse par ici.

Il sort.

LE CHEF, à Mathieu.

Heureusement qu’on est tranquilles et qu’on n’attend que des éclaireurs.

Entre le petit Gérard en courant.

GÉRARD.

Me voilà !

LE CHEF.

Comment te voilà ! Tu n’es donc pas venu avec tes camarades ?

GÉRARD.

Non, chef, figurez-vous...

LE CHEF, l’interrompant.

Ce n’est pas parce que tu es nouveau qu’il faut faire de l’indépendance... Tu dois voyager avec tes camarades.

GÉRARD.

Chef, il faut que je vous explique. Je serais bien venu par le train des camarades, mais mon papa et ma maman avaient retenu des places dans le train d’avant.

LE CHEF.

Il fallait laisser perdre ta place...

GÉRARD.

C’est que les places avaient été difficiles à retenir.

LE CHEF.

Comment ? les places ?

GÉRARD.

Bien, oui, papa et maman sont venus avec moi.

LE CHEF.

Comment ton papa et ta maman sont venus par le même train que toi ?

GÉRARD.

Mais oui, chef.

LE CHEF.

Mais alors, ils t’ont laissé à la gare ?

GÉRARD.

Mais non, ils viennent !

LE CHEF.

Comment ? ils viennent ?... Mais qu’est-ce qu’ils viennent faire ici ?

GÉRARD.

Ben, ils ont dit qu’ils venaient nous voir travailler un peu.

LE CHEF.

Mais non, ce n’est pas possible ! Le garde champêtre veut qu’il n’y ait ici que des éclaireurs et, s’il y vient d’autres personnes, il nous retirera le terrain. Alors, où irons-nous ?

GÉRARD.

Mais je ne peux pas renvoyer papa et maman...

LE CHEF.

Tu es venu devant eux...

GÉRARD.

Qui. En venant de la gare, ils marchaient moins vite que moi.

LE CHEF.

Eh bien, tu vas retourner et leur dire qu’il ne peut y avoir ici que des éclaireurs. Dépêche-toi d’aller le leur dire.

GÉRARD.

Je ne sais pas comment ils vont prendre ça, eux qui ont fait la route tout exprès pour me voir...

LE CHEF.

Ne perds pas un moment et va leur dire ce que je t’ai dit...

GÉRARD.

Comment faire ?...

Il sort très perplexe.

LE CHEF, à Mathieu qui, pendant toute cette scène, était en train d’édifier de petites constructions dans le fond du théâtre.

Ils choisissent bien leur moment pour venir, ces deux clients-là. Tu penses que j’allais risquer de me laisser flanquer à la porte par le garde champêtre...

MATHIEU.

Le voilà...

LE GARDE, entrant.

Ah ! ah ! on n’est pas encore au travail ?...

LE CHEF.

Non, monsieur le garde, nous attendons des camarades qui viennent par le train de onze heures.

LE GARDE.

Combien est-ce qu’ils sont ?

LE CHEF.

Une douzaine.

LE GARDE.

Ben, si c’est ça, je veux les passer en revue. En attendant, je vais faire une petite halte dans la maison que vous voyez un petit peu sur la droite.

LE CHEF.

Le bistro ?

LE GARDE.

Qui, j’aime bien y aller de temps en temps parce qu’il y a de bonnes chaises pour s’asseoir.

Il sort.

LE CHEF, à Mathieu.

Est-ce qu’il va être tout le temps comme ça sur notre dos ?

MATHIEU.

On ne peut pas l’empêcher de venir ici. C’est le garde champêtre.

LE CHEF.

Je n’ai nullement l’intention de me lier avec lui.

MATHIEU, qui s’est levé et qui regarde à la cantonade à gauche.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LE CHEF.

Ça, mais ce sont les éclaireurs. Il y a le petit Gérard, puis il y en a deux autres que je ne connais pas. Ils ne sont pas inscrits sur la liste. Je ne les ai jamais vus.

GÉRARD, entrant en scène, à la cantonade.

Arrivez un peu, vous autres !

Entrent en scène le père et la mère de Gérard habillés tous les deux en éclaireurs. Le père a les cheveux gris el la mère est une femme assez ronde.

LE CHEF.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

GÉRARD.

C’est mes parents. Je leur ai dit que vous aviez des ordres sévères de la municipalité et qu’il ne fallait pas qu’on voie des visiteurs dans le camp. Alors ils se sont mis en éclaireurs. Ils ont trouvé ça au magasin de confection en face de la gare.

LE CHEF.

Oh ! mais ça ne va pas marcher, cette histoire-là !

LE PÈRE DE GÉRARD.

Oh ! je vous en prie, monsieur le chef des éclaireurs, il faut nous laisser venir.

LA MÈRE DE GÉRARD.

Nous sommes arrivés avec notre petit garçon que nous ne quittons jamais.

LE CHEF.

Comment, vous ne le quittez jamais ? Alors, pourquoi l’avez-vous fait inscrire parmi les éclaireurs ?

LA MÈRE DE GÉRARD.

C’est que nous pensions que nous pouvions ne pas le quitter.

LE CHEF.

Mais précisément, si on reçoit un jeune homme parmi les éclaireurs, c’est pour qu’il s’habitue à vivre un peu sans ses parents, à mener une vie indépendante, avoir de l’initiative.

LE PÈRE DE GÉRARD.

Mais il est déjà assez indépendant comme ça. C’est lui qui fait la loi à la maison...

LA MÈRE DE GÉRARD.

Il pourrait bien se passer de nous, mais nous nous ne pouvons pas nous passer de lui.

LE CHEF.

C’est tout à fait contraire aux règlements. Les parents ne doivent pas venir parmi les éclaireurs.

LA MÈRE DE GÉRARD.

Mais, monsieur le chef, qu’est-ce que nous allons devenir si nous nous séparons de notre petit garçon ?... Nous ne savons pas où aller...

LE CHEF.

Les règlements sont là. Il faut obéir aux règlements ou le faire rayer des éclaireurs.

GÉRARD.

Ah ! non, moi j’admets pas ça ! Puisque j’ai été reçu éclaireur, je veux le rester. Papa et maman s’en iront n’importe où, puisqu’on ne veut pas les recevoir ici. Ils m’attendront à la gare clans la salle d’attente.

LE CHEF.

Tout de même, nous restons ici quinze jours, ils ne peuvent pas vous attendre pendant quinze jours clans la salle d’attente de la gare !... Il y a bien une auberge dans le pays...

LE PÈRE DE GÉRARD.

Nous ne pouvons pas aller dans une auberge... Nous n’avons jamais été dans une auberge. Nous avons toujours habité chez nous.

LA MÈRE DE GÉRARD.

Vous comprenez, Monsieur, nous sommes d’une vieille génération, nous. De notre temps on n’avait pas cette initiative...

LE PÈRE DE GÉRARD.

C’était toute une affaire de se mettre en route. La veille, on prenait une médecine et on faisait son testament.

LA MÈRE DE GÉRARD.

Enfin, si vous ne voulez pas nous garder, nous allons nous en aller.

LE PÈRE DE GÉRARD.

Seulement, nous ne pouvons pas retourner à Paris parce que nous avons profité que nous venions au camp pour mettre les ouvriers dans l’appartement. Il y a là les peintres qui ont déjà commencé leur travail... Ça sent terriblement la peinture.

LA MÈRE DE GÉRARD.

Puis il y a les menuisiers qui ont enlevé toutes les fenêtres et toutes les portes.

LE PÈRE DE GÉRARD.

Je sais bien qu’on est en été, mais on ne peut pas habiter un appartement sans portes et sans fenêtres.

LE CHEF.

Écoutez, je vous vois tellement dans l’embarras... Je ne veux pas vous être désagréable, vous allez rester avec nous.

LE PÈRE DE GÉRARD.

Je comptais bien sur votre bienveillance, monsieur le chef des éclaireurs. C’est pour ça que nous nous sommes mis en éclaireurs.

MATHIEU, intervenant.

Écoute, chef, je crois, qu’on peut risquer le coup parce que tout à l’heure, précisément, j’ai entendu dire par des gens du pays que le garde champêtre était très myope.

LE CHEF.

Il est très myope ? Il n’a pas de binocle ni de lunettes...

MATHIEU.

C’est qu’il ne veut pas passer pour myope, parce qu’il a peur que, si on s’aperçoit qu’il a mauvaise vue, on le mette à la retraite. Alors, les gens du pays ne vont pas le dénoncer en disant qu’il est myope parce qu’ils se disent que si on le remplace, il y aura peut-être un autre garde champêtre, qui sera aussi terrible et qui, lui, verra ce qui se passe et qu’on a oublié de retirer les épluchures devant les portes, tandis que celui-là, il ne s’en doute pas. Puis, j’ai encore appris quelque chose, c’est que le maire était myope aussi, mais, lui, il l’est terriblement.

LE PÈRE DE GÉRARD.

Mais c’est donc un pays de myopes par ici ?

MATHIEU.

Pas spécialement, mais il se trouve que le maire et le garde champêtre ont mauvaise vue.

LE CHEF.

Tout ça est bien scabreux.

MATHIEU.

Enfin, on peut tout de même risquer le coup.

LE CHEF.

Qui, mais, s’il y a une histoire, c’est pas toi qui écoperas, c’est moi. Enfin, on m’a dit qu’il ne fallait pas avoir peur des responsabilités.

Au père et à la mère de Gérard.

Restez là.

GÉRARD.

Merci, monsieur le chef.

LE CHEF.

Seulement, faites bien attention de ne pas vous mettre trop dans le rayon visuel du garde champêtre.

MATHIEU.

Dis donc, chef, pendant ce temps-là je pourrais peut-être aller à la gare attendre les camarades ?

LE CHEF.

C’est ça, emmène avec toi le petit Gérard.

LE PÈRE DE GÉRARD.

Comment, il va nous quitter ?

LE CHEF.

Allons, vous ne serez pas tout seuls. Je veille sur vous.

MATHIEU, à Gérard.

Viens-t’en...

LE PÈRE DE GÉRARD.

Embrasse-nous avant de t’en aller...

GÉRARD.

Vous pensez ! Ça nous arrivera de nous quitter pendant une demi-heure, ça nous arrivera vingt-cinq fois par jour... on ne va pas se faire des adieux chaque fois.

À Mathieu.

Je vais avec toi.

Ils sortent.

LE CHEF, aux parents de Gérard.

Tenez-vous bien, voici le garde champêtre qui revient par ici. Et, je vous répète, faites bien attention de ne pas vous mettre dans son rayon visuel.

LE PÈRE DE GÉRARD.

En quoi ça consiste, son rayon visuel ?

LE CHEF.

Enfin, mettons cinq pas.

Le père de Gérard mesure cinq pas.

Qu’est-ce que vous faites ?

LE PÈRE DE GÉRARD.

Je mesure cinq pas.

LE CHEF.

Il ne s’agit pas de mesurer cinq pas exactement, il y a peut-être quatre ou six pas... Je crois que j’aurai de la peine à faire quelque chose avec vous.

LA MÈRE DE GÉRARD.

Il n’a jamais été très dégourdi.

LE PÈRE DE GÉRARD.

Ni toi non plus, ma bonne amie.

LA MÈRE DE GÉRARD.

Quand j’étais petite, j’étais aussi dégourdie qu’une autre. Mais, à vivre avec toi, j’ai pris ton tempérament.

LE CHEF.

Vous seriez bien aimables de vous taire un peu. Vos souvenirs de ménage sont très intéressants, mais, comme vous êtes censés avoir chacun de onze à quatorze ans, il ne faudrait pas trop les sortir devant le garde champêtre. Attention !

LE GARDE CHAMPÊTRE, entrant.

Ah ! où est le chef des éclaireurs ?

LE CHEF.

Le voici.

Le père el la mère de Gérard ont reculé au fond du théâtre.

LE GARDE CHAMPÊTRE.

Et qu’est-ce que c’est que ces deux gamins-là ?

LE CHEF.

C’est deux petits éclaireurs qui nous sont arrivés tout à l’heure.

LE GARDE CHAMPÊTRE

Ah ! ah !

Au chef.

Je viens vous communiquer une communication que M. le maire m’a communiquée par la voie téléphonique. M. le maire m’a dit comme ça que tout en souhaitant la bienvenue aux éclaireurs, il avait à vous recommander quelques recommandations, au sujet des exercices que-vous avez à exécuter sur ce terrain qui est précisément le terrain de sport de la commune. M. le maire a dit comme ça qu’il était très préoccupé par une préoccupation. Du moment qu’il immobilise en votre faveur le terrain immobilier de la commune, il tient expressément à ce que votre compagnie d’éclaireurs soit bien une compagnie d’élite et non pas de ces éclaireurs à la manque qui s’habillent en éclaireurs et qui passent toutes les heures de la journée à fainéanter sur les terrains de sport. Afin de s’assurer de l’assurance que votre compagnie est une compagnie remarquable, M. le maire va venir tout à l’heure pour la remarquer de ses propres yeux et vous prie de faire exercer devant sa propre vue vos éclaireurs dans tous les exercices sportifs qu’il connaît bien, parce que la compagnie d’éclaireurs, que nous avons hospitalisée au cours de la saison dernière, exécutait magnifiquement toutes ces épreuves sportives ; c’est ce qui fut justement la cause qu’il vint au camp des visites d’Américains qui encombrèrent le territoire immobilier de la commune sans apporter cette compensation d’acheter des provisions chez les habitants, vu qu’ils s’étaient approvisionnés eux-mêmes, clans d’autres pays, de provisions de nourriture et de boissons renfermés dans leurs bagages. Mais, pour revenir aux éclaireurs, M. le maire est obligé de constater que leurs exercices étaient de premier ordre... Donc, vous êtes invité, afin de transformer votre autorisation provisoire en autorisation définitive, à faire exécuter par tous vos éclaireurs sans exception

À ce moment le père et la mère de Gérard font deux pas en avant.

les exercices suivants : Une course de haie de cent-dix mètres à raison d’une haie de un mètre tous les dix mètres, un exercice de sauts à pieds joints, exercice de sauts à la perche.

À chacun des articles de ces énumérations, le père et la mère de Gérard font un pas en avant avec inquiétude.

et enfin pour terminer un exercice de montée à la corde lisse à la force des bras...

Effrayés, le père et la mère de Gérard reculent jusqu’au fond du théâtre.

Je vous ai prévenu. Je retourne dans la petite maison pour attendre les événements.

Il s’en va en titubant légèrement.

LE CHEF, au père et à la mère de Gérard.

Nous sommes frais. Qu’est-ce qui va se passer ?

LE PÈRE DE GÉRARD.

Il va falloir sauter à la perche.

LA MÈRE DE GÉRARD.

Il va falloir monter à la corde lisse.

LE PÈRE DE GÉRARD.

Et nous qui sommes si fatigués ! Nous avons passé toute la nuit en chemin de fer et nous n’avons pas fermé l’œil.

LE CHEF.

Enfin, on verra la suite des événements. Asseyez-vous sur ce petit banc à dossier, vous vous reposerez un peu. Moi, je m’en vais par là pour voir où j’installerai le campement de mes hommes.

LE PÈRE DE GÉRARD, tombant assis sur le banc.

Dans quelle aventure nous sommes-nous engagés !...

LA MÈRE DE GÉRARD, s’asseyant à côté de lui.

Il va falloir monter à la corde lisse, nous qui habitons à Paris au rez-de-chaussée parce que les escaliers nous fatiguent et parce que nous avons peur de l’ascenseur.

LE PÈRE DE GÉRARD.

Maintenant, tu sais, ça nous fera peut-être du bien. Tu te rappelles que nous avons consulté un docteur qui nous a dit que nous ne faisions pas assez d’exercice...

LA MÈRE DE GÉRARD.

Oui, mais de là à sauter à la perche ! Ah ! que je suis fatiguée.

LE PÈRE DE GÉRARD.

Eh bien, dors un peu. Moi je vais essayer de dormir aussi.

Il ferme les yeux.

LA MÈRE DE GÉRARD, dormant à moitié.

Il y a une haie tous les dix mètres...

LE PÈRE DE GÉRARD, s’endormant à moitié.

Et la corde, ça vous fait mal aux mains...

Ils s’endorment.

LE GARDE CHAMPÊTRE, entrant l’instant d’après, il est très éméché.

Il y a des gens qui ne supportent pas la boisson... Mais moi, c’est tout à fait le contraire... Plus je bois... plus je marche droit...

Il marche en titubant.

Quelquefois il y a des gens qui me disent que je ne marche pas droit, mais je me suis aperçu d’une chose, c’est qu’ils vont sans s’en apercevoir en zig, en zig, en zig, en zag, en zag, en zaza, en zizi, en zig zag...

Solennellement.

Monsieur le chef des éclaireurs...

D’une voix plus haute.

Monsieur le chef des éclaireurs...

Plus solennellement encore.

Monsieur le chef des éclaireurs !...

D’un ton calme.

Il n’est pas là.

Il s’approche du banc.

Qu’est-ce qu’il y a là-dessus ?...

Il s’approche plus près du banc.

Tiens, c’est deux éclaireurs qui dorment. Ils dorment bien... Les gosses, ça dort toujours bien. Il faut que je leur demande un petit peu où qu’est le chef des éclaireurs... C’est pas la peine de les réveiller tous les deux, je vais en réveiller un... Je lui demanderai où c’est qu’il est le chef des éclaireurs...

Il s’approche du père de Gérard.

Qu’est-ce que c’est que ce gosse-là ?...

Il le regarde de tout près.

Quelle drôle de figure qu’il a pour un gosse... Il dort bien. Je ne peux pas le réveiller...

Il s’approche de la mère de Gérard.

Je vais réveiller l’autre... Ah ! celui-là c’est un gosse qui est avancé... Il a déjà des petites moustaches...

Il revient devant la scène.

Je ne trouve pas ça naturel. C’est peut-être pas des gosses, ceux-là... C’est des malfaiteurs qui s’est habillé en gosses. J’aime mieux ne pas les réveiller, vu que je ne suis pas en nombre. Je m’en vais téléphoner à la gendarmerie du chef-lieu de canton. Je vais dire qu’on m’envoie trois, quatre gendarmes. Je veux bien sévir sur les gens tranquilles, mais, quand il s’agit des malfaiteurs, j’aime pas me commettre avec eux, et je préfère les mettre en rapport directement avec les gendarmes.

Il sort par la gauche.

LE MAIRE, entrant par la droite, il est accompagné d’un jeune homme.

Écoute, Amédée, je trouve qu’il est convenable que quelqu’un de la commune aille recevoir ces éclaireurs à la gare. Tu vas y aller. Tu diras que tu es le petit-fils du maire.

AMÉDÉE.

Oui, grand-père.

LE MAIRE

Le chef est ici depuis ce matin. Mais le gros de la troupe arrive à onze heures sept. C’est le moment de mettre mon binocle.

AMÉDÉE.

Grand-père, je ne comprends pas pourquoi, tout à coup, tu mets un binocle, puisque tu as une vue excellente.

LE MAIRE.

Tais-toi. J’ai une vue excellente quand je suis entre nous, mais dans la commune je tiens à passer pour myope.

AMÉDÉE.

Mais pourquoi ça, grand-père ? je ne te comprends pas.

LE MAIRE.

Écoute, je suis le maître et le patron de ce pays. Il y a des patrons qui répètent partout qu’ils ont bonne vue et qu’on fasse attention. C’est entendu. Les gens, quand ils risquent d’être vus, ils font attention, mais quand ils ne risquent pas d’être vus, ils font leur trente-six coups en sourdine. Tandis que, moi, les gens croient que je suis myope, ils ne se gênent pas et j’observe ainsi un tas de petites choses qu’on voudrait me cacher. Écoute...

AMÉDÉE.

Grand-père ?

LE MAIRE.

En venant de la gare, tu pourras peut-être passer chez le notaire et tu lui demanderas s’il n’est pas venu d’acquéreur pour ma villa. C’est curieux qu’une belle villa comme ça reste vacante.

AMÉDÉE.

Grand-père, ce n’est pas étonnant, il y a au moins trente personnes qui sont venues pour la louer et puis tout le monde fait la même objection. C’est une erreur folle de votre architecte d’avoir mis la cuisine entre le salon et la salle à manger. De telle sorte que, quand on a du monde à dîner, après le repas pour aller au salon, il faut faire passer tous les gens par la cuisine.

LE MAIRE.

Est-ce que tu crois qu’au lieu de demander un prix de dix-huit mille pour les trois mois, je ne ferais pas mieux de baisser mes prétentions ?...

AMÉDÉE.

Grand-père, vous aurez beau baisser vos prétentions, vous n’arriverez jamais à faire que la cuisine ne soit pas entre le salon et la salle à manger.

LE MAIRE.

Tu crois ?... C’est vraiment ennuyeux que cette villa me reste sur les bras... Eh bien, va-t’en à la gare. Je passerai moi-même demain ou après-demain chez le notaire.

Exit Amédée.

LE MAIRE se promène de long en large et il aperçoit soudain sur le banc le père el la mère de Gérard endormis.

Tiens, voilà deux éclaireurs.

Il fait quelques pas vers eux. Il les regarde, puis se tourne vers le public.

Il n’y a donc pas de limite d’âge pour être admis comme éclaireur ?... Oh ! oh ! ceci me semble un peu suspect...

Il tousse.

Hum !...

Il tousse encore plus fort, la mère de Gérard se réveille en sursaut, le père également peu après. En apercevant le maire ils se lèvent et restent debout.

LE MAIRE, s’adressant au père de Gérard.

Quel âge avez-vous ?

LE PÈRE DE GÉRARD.

Quatorze ans.

Bas à sa femme.

Ça doit être le maire, il est myope.

LE MAIRE.

Ah ! ah ! et votre petit camarade ?

LA MÈRE DE GÉRARD, hésitant.

Douze ans.

LE MAIRE s’approche et croise les bras.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ?

LA MÈRE DE GÉRARD, prenant son parti.

Écoutez, monsieur – je pense que vous êtes monsieur le maire – je vais tout vous dire.

LE PÈRE DE GÉRARD.

Voici ce qui s’est passé...

LA MÈRE DE GÉRARD.

Non, laisse-moi raconter...

LE PÈRE DE GÉRARD.

Non, tu oublieras des choses...

LA MÈRE DE GÉRARD.

Non. C’est à moi de raconter. Monsieur le maire, je ne suis pas un petit garçon. Je suis une dame et le vieux petit garçon que vous voyez là, c’est mon mari.

LE MAIRE.

Pourquoi ce déguisement ?

LE PÈRE DE GÉRARD.

Je vais vous dire...

LA MÈRE DE GÉRARD.

Non. C’est moi qui vais parler. C’est à cause du père La Tempête.

LE MAIRE.

Qui est-ce, le père La Tempête ?

LE PÈRE DE GÉRARD.

C’est le garde champêtre.

LA MÈRE DE GÉRARD.

Il a dit comme ça que vous ne vouliez pas tolérer la présence des parents dans les camps d’éclaireurs...

LE PÈRE DE GÉRARD.

Alors, comme il est myope et vous aussi, on s’est habillés en éclaireurs pour ne pas quitter notre petit garçon...

LE MAIRE.

Mais c’est très grave, ce que vous avez fait là ! Je ne sais pas dans quelle mesure ça n’est pas passible des tribunaux...

LA MÈRE DE GÉRARD, saisie et toute tremblante.

Des tribunaux ?...

LE PÈRE DE GÉRARD.

Le banc d’infamie !

LE MAIRE.

Et la paille humide des cachots...

LA MÈRE DE GÉRARD.

Grâce, monsieur le maire, nous sommes venus ici pour ne pas quitter notre petit garçon. Nous ne savions où loger, parce que nous ne voulons pas habiter l’auberge.

LE MAIRE, pris d’une inspiration subite.

Vous ne savez pas où loger ?

LE PÈRE DE GÉRARD.

Vous savez où nous pourrions loger ?

LE MAIRE.

C’est-à-dire que je connais une villa qui est un peu cher... elle est de... vingt-deux mille francs. Seulement vous pourrez la garder trois mois. Le prix vous effraie peut-être ?

LE PÈRE DE GÉRARD.

Je vous dirai que non, parce que nous nous sommes retirés des affaires dans de bonnes conditions...

LE MAIRE.

Alors, si le prix ne vous effraie pas, nous pourrons examiner la chose. Il y a une petite reprise de tapis de six mille francs...

LA MÈRE DE GÉRARD.

Ça va...

LE MAIRE.

Puis alors des appareils d’éclairage pour trois mille francs. Tout ça, après la location, vous pourrez le céder à la personne qui vous remplacera. J’ajoute que, par exemple, si vous louez pour trois ans...

LE PÈRE DE GÉRARD.

On fera une réduction.

LE MAIRE.

Non, on ne fera pas de réduction, mais, grâce à mon influence et aux relations suivies que nous aurons ensemble, vous avez toutes les chances d’être nommé du conseil municipal et de devenir adjoint au maire, c’est-à-dire à moi. C’est vous qui ferez les mariages quand je serai fatigué.

LE PÈRE DE GÉRARD.

Monsieur le maire, j’accepte.

LE MAIRE.

J’ajoute qu’il y a dans cette maison un avantage dont je ne vous ai pas parlé. C’est une idée lumineuse de l’architecte. La cuisine est entre le salon et la salle à manger...

LA MÈRE DE GÉRARD.

Je ne vois pas quel est l’avantage...

LE MAIRE.

Oh ! c’est ça, vous ne voyez pas, vous êtes comme la plupart des personnes ; mais vous êtes très intelligents, et, à la réflexion, vous verrez que c’est très avantageux, après le dîner, de faire traverser la cuisine par les invités parce que, comme ça, vous obligez la cuisinière à avoir toujours une cuisine dans un bel état de présentation. De plus, pour servir le café, c’est beaucoup plus commode, car, après être entrés dans la salle à manger par la porte de gauche pour servir le dîner, les domestiques n’ont qu’à entrer par la porte de droite dans le salon pour apporter le café.

LA MÈRE DE GÉRARD.

Alors, voilà, nous sommes décidés !

LE MAIRE.

Vous faites bien, car il y avait trois ou quatre Américains qui devaient arriver demain matin pour visiter la villa.

LE CHEF DES ÉCLAIREURS, survenant avec Mathieu et le petit Gérard.

Monsieur le maire, je crois ? Je suis le chef des éclaireurs. Je viens de la gare pour chercher mes camarades, mais le train n’arrivera que dans deux heures. Monsieur le maire, en attendant, permettez-moi de vous présenter mes hommes.

LE MAIRE.

J’en connais déjà deux, dont l’un est une femme.

LE CHEF, consterné.

Oh ! Monsieur le maire !

LE MAIRE.

Tout est arrangé. N ‘y revenez pas, pour le bon renom des éclaireurs. Mais je vois venir là mon brave garde champêtre...

LE GARDE CHAMPÊTRE, entrant, il regarde autour de lui.

Monsieur le maire, un mot très grave à vous dire...

Le maire s’approche.

Je viens d’aller à la gendarmerie et Je n’ai pas trouvé les gendarmes. Ils étaient tous partis pour pêcher à la ligne. Je dois vous signaler qu’il y a parmi les éclaireurs deux individus très suspects. Je ne crois pas me tromper en pensant que ce sont des cambrioleurs redoutables et, si vous voulez mon opinion, ils ont l’intention de s’introduire dans votre villa, peut-être dès la nuit prochaine.

LE MAIRE.

Ils s’y installeront dès cet après-midi.

LE GARDE CHAMPÊTRE le regarde avec stupéfaction.

Ah ! bon, alors on les aura !

LE MAIRE.

On les a eus.

À voix très haute.

Messieurs dames, comme vos amis sont en retard et qu’ils vous feront déjeuner un peu tard, je vous invite à venir prendre une petite collation chez moi.

TOUS ENSEMBLE.

Vive monsieur le maire !

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