Notice sur la vie et les ouvrages de Destouches (Alexandre de LAMOTTE-BARACÉ SENONNES)

Œuvres dramatiques de N. Destouches, Nouvelle édition, Tome I. Chez L. Tenré, Libraire, Paris, 1820.

 

La célébrité, qui s’attache aux productions des hommes de lettres les plus distingués, ne suffit pas toujours pour déchirer le voile qui couvre leur vie privée, et particulièrement les détails de leur jeunesse. Le talent, pour éclore et se développer, a besoin de calme, de méditation et de solitude. La littérature est d’ailleurs parmi nous un état distinct et séparé, et ceux qui la cultivent avec le plus de succès, se partagent rarement entre les soins de l’ambition et les charmes de l’étude. Toutefois, on a vu quelques écrivains aussi bien placés à la tête d’une négociation, que dans le fond de leur cabinet, et non moins heureux dans leurs travaux politiques, que dans leur commerce avec les muses ; de ce nombre, on peut citer Philippe-Néricault DESTOUCHES : mais la mission diplomatique qui jeta quelque éclat sur l’existence privée de cet auteur, n’a point suffi pour dissiper entièrement l’obscurité répandue sur ses premières années. Tout ce que l’on sait de positif, c’est qu’il naquit à Tours, le 22 avril 1680, d’une famille honnête et considérée, et qu’il vint achever à Paris, au collège des Quatre-Nations, les études qu’il avait commencées dans sa province.

Quelques succès brillants obtenus dans ses classes, firent éclore son goût pour la poésie, et son premier essai fut, dit-on, une tragédie dont il n’est rien resté. Il avait à peine vingt ans, qu’une erreur de jeunesse le força de quitter la capitale, et de mener pendant quelque temps une vie errante et dissipée. Il paraît même certain qu’il s’engagea comme volontaire, et qu’il se trouva en cette qualité à différentes affaires, entre autres au siège de Landau, où l’explosion d’une mine le mit en danger de perdre la vie ; il reçut ensuite une légère blessure à la bataille de Friedlinghen donnée en 1702, et son régiment ayant pris ses quartiers d’hiver dans une petite ville voisine de la Suisse, Destouches eut le bonheur d’être présenté au marquis de Puisieulx, alors ambassadeur de France près des Treize-Cantons. Il goûta la conversation du jeune poète, sut discerner son mérite, et finit par se l’attacher en qualité de secrétaire. La plupart de ces détails sont tirés d’une lettre que Destouches le fils se crut obligé d’écrire à d’Alembert, pour détruire quelques faits insérés par cet académicien dans l’éloge de l’auteur du Glorieux.

Parmi plusieurs autres assertions au moins aventurées, d’Alembert avait avancé que Destouches, persécuté par ses parents, qui voulaient en faire un homme de robe, en dépit de son goût pour la poésie, avait secoué leur joug, et s’était jeté, pour éviter la misère, dans une troupe d’acteurs de province. Il avait encore ajouté que Destouches, ayant longtemps traîné de ville en ville sa douleur et son infortune, était enfin directeur de comédie à Soleure, lorsqu’un jour il prononça devant M. de Puisieulx une harangue pleine d’esprit et de finesse, dont ce ministre éclairé sentit si vivement le mérite, qu’il tira l’orateur de la misérable scène sur laquelle il végétait, pour le placer sur un théâtre plus digne de ses talents. Destouches, dans la fougue de l’âge, livré à lui-même, sans ressources et sans appui, aurait pu faire excuser une semblable étourderie d’autant plus facilement, que depuis cette époque une conduite irréprochable et la noblesse de ses sentiments ne permirent pas de soupçonner la pureté de ses mœurs ; on peut ajouter encore qu’un auteur dramatique n’aurait point à rougir d’avoir suivi fidèlement Molière dans une carrière que ce grand homme illustra presque autant par ses vertus que par ses talents ; mais lorsque de pareils rapprochements ne sont pas avérés, ils sont au moins inutiles, et il suffit de dire, pour la défense de Destouches, que le petit roman de d’Alembert est totalement dénué de preuves.

Ce qui paraît beaucoup plus certain, c’est que ce fut à sa comédie du Curieux impertinent, que Destouches dut la protection de M. de Puisieulx. Cervantès fournit au jeune poète l’idée de ce premier ouvrage, qui fut représenté avec un grand succès sur le théâtre de l’ambassadeur. Lorsque dans la suite, en 1710, on donna cette pièce aux Français, le public l’accueillit avec la même faveur. Les reprises furent moins heureuses, et ce coup d’essai par lequel Destouches avait si brillamment débuté, finit par disparaître du théâtre ; mais le succès des premières représentations avait enflammé le génie du jeune auteur, qui bientôt devait justifier les espérances qu’il avait fait concevoir. Ce fut aussi pendant son séjour en Suisse qu’il versifia plusieurs sujets édifiants ; et l’on peut encore tirer d’un pareil choix une induction favorable aux mœurs du poète. Il eut même le courage d’adresser ces faibles essais au sévère Boileau, en lui demandant des conseils auxquels le régent du Parnasse, alors au terme de sa carrière, mêla des éloges et des encouragements.

Quelque temps après et dans la même année, en 1712, l’Ingrat et l’Irrésolu, comédies en cinq actes, parurent, et l’on put y reconnaître déjà les progrès d’un véritable talent. Une intrigue bien conduite, une versification élégante et facile, de jolis détails, l’art même avec lequel étaient tracés différents caractères, annonçaient ce dont le jeune auteur était capable, et ce qu’il pourrait faire lorsque le hasard ou la réflexion lui présenteraient des sujets plus favorables. En mettant le caractère de l’Ingrat sur la scène, Destouches ne sentit pas assez que le vice qu’il allait combattre était trop odieux pour l’exposer dans toute sa nudité. Il ne suffit pas au théâtre de démasquer les méchants, il faut encore les couvrir de ridicule. L’homme qui se fait un jeu des sentiments les plus sacrés, qui foule ouvertement aux pieds la reconnaissance et fait trophée de sa bassesse, n’inspire que de l’aversion ; et quel que soit d’ailleurs le mérite de l’ouvrage, on n’oublie pas que, sur la scène, le vice doit toujours être corrigé en riant. Destouches pouvait sans doute concevoir autrement son Ingrat. S’il avait enveloppé ce caractère trop odieux d’un voile d’hypocrisie, il l’aurait rendu plus ridicule que haïssable ; mais peut-être craignit-il de suivre de trop près les traces de Molière. Le Tartufe, en effet, n’est pas moins ingrat qu’hypocrite ; et le masque sous lequel il cache sa dépravation, donne au rôle une physionomie plaisante, et tempère l’indignation que l’ingratitude seule ne manquerait pas d’exciter. Destouches a bien senti que ces deux vices ne pouvaient marcher l’un sans l’autre. Aussi a-t-il fait dire à son ingrat :

...Puisqu’on hait les ingrats,
Je ne puis être ingrat et ne m’en cacher pas.
Un ingrat doit savoir l’art de se contrefaire.

Néanmoins il a eu tort de ne pas prendre l’hypocrisie par son côté plaisant ; et cet auteur, qui réfléchissait si bien sur les ressources de son art, ne refusa sans doute d’en profiter en cette occasion, que pour éviter le reproche d’une imitation trop visible. Peut-être encore est-ce pour s’écarter davantage de la route tracée par Molière, qu’il adonné un confident à son principal personnage ; mais cette idée n’est pas heureuse, et l’ingrat, qui sent si bien la bassesse de son caractère, devrait se contrefaire devant son valet, avec le même soin qu’il le fait en présence de son rival et de sa maîtresse.

L’Irrésolu n’obligea pas Destouches à soutenir une concurrence aussi redoutable. Ce caractère était encore neuf sur la scène, mais il ne présentait pas assez d’étoffe pour une comédie en cinq actes. Collin d’Harleville a remanié depuis le même sujet sous le titre de l’Inconstant, et son talent facile n’a pu déguiser entièrement la faiblesse de ce caractère, qui présente beaucoup de rapports avec celui de l’Irrésolu, quoiqu’il soit peut-être d’un choix plus malheureux encore. Malgré de jolis détails, des vers heureux, des situations plaisantes, l’Irrésolu eut peu de succès. Il aurait sans doute été beaucoup mieux reçu, si l’auteur avait songé à réduire sa pièce en trois, ou même en un acte. Comme aujourd’hui elle paraît rarement sur la scène, je citerai seulement, à l’exemple de tous ceux qui ont parlé de Destouches, le vers heureux qui termine cette comédie, et le seul que l’on n’ait pas oublié. L’Irrésolu, après s’être enfin déterminé en faveur de l’une des deux femmes entre lesquelles il a balancé pendant le cours de la pièce, s’écrie :

J’aurais mieux fait, je crois, d’épouser Célimène.

« C’est un de ces traits qu’on aime à citer, dit d’Alembert, un de ces traits qui seuls valent tout un rôle, et qui, tout naturels qu’ils paraissent, sont bien plus rares dans nos comédies modernes, que des scènes entières de jargon sans talent et de persiflage sans gaieté. »

En 1819, M. O. Leroy, dont plusieurs ouvrages dramatiques, représentés précédemment, avaient annoncé un talent puisé dans les principes de la bonne école, fit jouer au Théâtre Français une nouvelle comédie de l’Irrésolu, en un acte et en vers. Cette fois la vivacité de l’action, un style élégant et facile, l’agrément et le comique des détails, l’emportèrent sur les défauts reprochés à ce sujet, et méritèrent à l’auteur un succès d’autant plus honorable, qu’il se trouvait rivaliser avec l’un des maîtres de la scène française.

Si Destouches n’avait encore produit aucun ouvrage d’un ordre supérieur, on voit qu’il était au moins dans la bonne route, et que sans s’effrayer de l’abondante moisson que ses prédécesseurs avaient déjà recueillie dans la même carrière, il cherchent à marcher sur leurs traces, et dédaignait la comédie purement d’intrigue pour l’art plus difficile de tracer des caractères. Fidèle à ce système, il donna, en 1715, le Médisant, qui sans doute aurait été conservé au théâtre, si la supériorité d’une autre comédie (le Méchant), dont le fond est à peu près semblable, ne l’en avait depuis fait disparaître. Destouches qui, même dans ses premiers ouvrages, s’attacha constamment à briller par le mérite du style et par de sages combinaisons, ne méditait pas toujours assez ses caractères, et ne fit qu’effleurer plusieurs fois ceux dans lesquels un peu plus de réflexion lui aurait fait apercevoir d’heureux développements. La médisance ne présente qu’une partie d’un caractère que Gresset remania avec plus d’art dans la suite, et le besoin de médire est une des nuances les plus prononcées du rôle du Méchant, dont quelques situations et même des scènes entières rappellent évidemment l’ouvrage de Destouches.

Après le Médisant, notre poète donna successivement le Triple Mariage, en 1716, et l’Obstacle imprévu, en 1717. On prétend qu’une aventure arrivée au marquis de Saint-Aulaire, lui fournit le sujet de la première de ces deux pièces. Cet aimable poète, déjà veuf et père, s’était, dit-on, remarié à l’insu de sa famille, et lorsqu’il jugea à propos de découvrir son mariage, ses enfants le payèrent de la même confidence, et lui annoncèrent à leur tour qu’ils n’avaient pas attendu son avis pour faire un choix. C’est sur cette petite anecdote que Destouches a fondé le plan d’une comédie qu’on a vue longtemps au théâtre avec plaisir. L’Obstacle imprévu, écrit également en prose, mais en cinq actes, n’eut pas un destin aussi heureux. Le fond de cette pièce est trop romanesque, et l’intrigue ne se débrouille que difficilement ; cependant elle fut reçue avec indulgence dans sa nouveauté.

Destouches marchait ainsi d’un pas assez ferme dans la carrière du théâtre, car la plupart de ses ouvrages avaient obtenu des applaudissements, et aucun n’avait essuyé de disgrâce complète, lorsqu’il se vit arraché tout à coup à ses travaux dramatiques et transporté sur une scène plus vaste, où l’attendaient des intrigues d’un plus grand intérêt et des succès d’un autre genre. La reconnaissance, qui fut toujours une des vertus favorites de Destouches, l’attachait tendrement à M. de Puisieulx ; et ce généreux protecteur, qui ne s’était pas contenté d’encourager les premiers efforts littéraires de l’auteur du Curieux impertinent, l’avait encore initié dans les mystères de la diplomatie ; il le recommanda même au Régent, et cette protection valut au poète d’être envoyé en 1717 pour assister l’abbé Dubois, depuis cardinal et ministre, mais alors résident de France en Angleterre. Après le retour de Dubois à Paris, Destouches resta seul chargé des affaires, et par la manière dont il remplit ce poste délicat, il sut acquérir la bienveillance du Régent, les bonnes grâces du roi Georges 1er, et la protection du ministre ambitieux auquel il succédait.

Un trait raconté par Duclos, qui le tenait de Destouches lui-même, prouve aussi que dans sa nouvelle position, l’auteur dramatique n’avait perdu ni l’habitude d’étudier les hommes, ni le talent de les juger. La mort du cardinal de La Trémouille venait de laisser vacant l’archevêché de Cambrai. L’indigne favori du régent eut l’audace d’y prétendre ; et, pour appuyer ses sollicitations, il écrivit à Destouches d’obtenir du roi d’Angleterre que ce monarque demandât lui-même au duc d’Orléans cette éminente dignité pour un vil intrigant à peine tonsuré et souillé de tous les vices. La proposition était bizarre ; aussi le roi, qui traitait Destouches avec bonté, lui répondit-il avec un éclat de rire : « Comment veux-tu qu’un prince protestant se mêle de faire un archevêque en France ? Le Régent en rira lui-même, et n’en fera rien. – Pardonnez-moi, sire, répliqua Destouches ; il en rira, mais il le fera ; premièrement par respect pour votre majesté ; en second lieu, parce qu’il trouvera la chose plaisante. » L’événement fit voir que Destouches avait raison ; le roi consentit à ce qu’on lui demandait, et Dubois fut fait archevêque. Que le Régent ait cédé à la sollicitation du monarque, ou au désir de faire une chose plaisante, c’est ce qu’il importe peu de décider ; mais on ne peut s’empêcher de remarquer la funeste insouciance d’un gouvernement qui s’affaiblissait lui-même sans daigner s’en apercevoir, en versant le ridicule, par un choix si odieux, sur les institutions les plus respectables. La réponse de Destouches prouve à quel point il sentait l’indécence d’une pareille démarche, même lorsqu’il était forcé de l’appuyer.

Cependant les intérêts politiques n’absorbaient pas tellement le négociateur, qu’il ne restât quelque loisir au poète. Ce n’est pas que Destouches ait composé un seul ouvrage dramatique dans son séjour à Londres ; mais pendant près de six ans qu’il passa dans cette ville, il étendit le cercle de ses connaissances en se familiarisant avec la littérature anglaise, et sut tourner au profit de son talent le premier devoir de sa place, l’art d’étudier les hommes et de démêler leurs véritables sentiments sous le masque dont ils les recouvrent. Le diplomate et le poète comique doivent saisir avec une égale adresse les passions et les ridicules, l’un pour les déjouer ou les faire servir à ses intérêts, l’autre pour les peindre. Il est donc vraisemblable que l’esprit observateur dont Destouches avait déjà donné des preuves dans ses productions, lui fut d’un grand secours dans sa mission, et que les relations qu’il eut alors avec la société, lui présentèrent de nouveaux tableaux qu’il retraça dans la suite avec d’autant plus de vérité, qu’il les avait observés avec une plus grande attention, et qu’il les avait vus de plus près.

Le spectacle continuel des intrigues, plus fréquentes à la cour que partout ailleurs, la connaissance approfondie des hommes, de leurs travers et de leurs vices, en inspirant du mépris pour l’espèce humaine, altèrent quelquefois dans une âme faible le sentiment de la vertu, tandis que le vrai philosophe y trouve au contraire de nouveaux motifs de lui rapporter ses actions et de lui adresser ses hommages. Notre poète était digne de sortir victorieux d’une pareille épreuve ; et il était réservé à celui qui avait entrepris de châtier sur la scène le vice odieux de l’ingratitude, de donner encore un exemple éclatant de reconnaissance. C’est ce que fit Destouches, en envoyant à son vieux père dans l’indigence, 40 000 liv. prélevées sur les émoluments de sa place. Un pareil trait vaut mieux que toutes les déclamations sur la vertu, et fait plus d’honneur qu’une bonne comédie. Ce fut aussi pendant son séjour à Londres, qu’il contracta ce mariage qui lui fournit dans la suite le sujet d’une de ses meilleures pièces. D’importantes raisons l’obligeaient à tenir cette union secrète, au moins pendant quelque temps ; mais l’indiscrétion de sa belle-sœur, qu’il avait été forcé de mettre dans la confidence, dévoila ce qu’il avait tant d’intérêt à cacher. Cette aventure nous valut plus tard le Philosophe marié, et Destouches n’oublia pas de s’y venger de son imprudente belle-sœur en la peignant sous les traits de la vive et capricieuse Céliante. On dit même que le portrait était si frappant de ressemblance, que le modèle s’y reconnut, et ne parvint à contenir l’expression de son ressentiment, que dans la crainte de fournir au malin poète un nouveau sujet de comédie.

Après six années de résidence en Angleterre, Destouches fut enfin rappelé dans sa patrie en 1723. L’accueil qu’il reçut du Régent fut la première récompense de ses services : « Je vous donnerai, lui dit ce prince en présence de toute la cour, des preuves de ma satisfaction, qui vous étonneront, ainsi que tout le royaume. » Malheureusement pour Destouches, la mort prématurée du duc d’Orléans, arrivée dans cette même année, fit évanouir l’effet de ces brillantes promesses. Son protégé était déjà à la tête des bureaux, et devait bientôt obtenir le département des affaires étrangères. À la mort du prince, la fortune changea ; mais l’âme de Destouches était supérieure à ses vicissitudes, et peut-être même bénit-il en secret le sort qui l’éloignait du tourbillon des affaires et de l’agitation des cours, pour le rendre aux charmes de la solitude et de la littérature. Cent mille francs de gratification qu’il avait reçus du Régent à son retour d’Angleterre, lui assuraient pour l’avenir les douceurs d’une heureuse médiocrité. Il consacra une partie de cette somme à l’acquisition de la terre de Fortoiseau près de Melun, et ne tarda pas à s’y retirer pour y cultiver en paix les Muses, amies de la retraite et de la liberté.

Rien ne prouve mieux l’excellence des beaux-arts, que cette puissance qu’ils exercent d’une manière irrésistible sur tous ceux dont ils ont jadis occupé les loisirs et charmé l’existence. Des occupations forcées, des distractions volontaires même peuvent bien les faire négliger ; mais on n’oublie jamais la douceur des premières études et l’ivresse d’un premier succès. Amis fidèles et désintéressés, les beaux-arts, après les orages des passions et les secousses d’une vie agitée, viennent encore nous offrir leurs consolations et leur appui : ils dissipent les prestiges de l’amour, détrompent des rêves de l’ambition, remplacent des émotions passagères et des plaisirs bruyants par des jouissances plus solides, et conduisent par des chemins de fleurs à la véritable philosophie.

Destouches sentait si bien tout le prix de cette vie douce et paisible, qu’il n’hésita pas à rejeter, quelques années après, les propositions du cardinal de Fleury, qui voulait l’envoyer en Russie avec une nouvelle mission diplomatique. L’amour de la retraite l’emporta sur le désir d’observer les mœurs de cette nation demi-barbare et demi-policée, qui ne devait sa nouvelle civilisation qu’à la rigueur de son gouvernement. Le poète philosophe comparaît ingénieusement le peuple russe, réformé par une domination sévère, aux arbres de son jardin qu’il rendait fertiles en les émondant : « Mais, arbres pour arbres, ajoutait-il, j’aime encore mieux les miens. »

Avant sa retraite, et peu de temps après son retour d’Angleterre, l’Académie avait ouvert ses portes à Destouches ; et si l’importance qu’il venait d’acquérir dans sa mission, valut alors cette honorable distinction à l’auteur de quelques comédies un peu faibles, il ne tarda pas à prouver qu’il en était digne, et à mériter la récompense qu’on venait de lui décerner. Le Philosophe marié, premier ouvrage que Destouches composa dans sa solitude, rendit au théâtre un digne successeur de Molière, et réalisa toutes les espérances qu’avaient données l’Ingrat, l’Irrésolu et le Médisant. Destouches montra dans cet ouvrage tout ce qu’un véritable talent peut acquérir par l’étude et la réflexion. Conduite, intérêt, situations, contrastes, caractères, tout est sagement conçu, profondément combiné, développé avec art. Le poète avait, comme je l’ai déjà dit, puisé dans sa propre famille le sujet de cette comédie. Il paraît qu’il était alors fort à la mode d’afficher la plus grande indifférence et même le plus profond mépris pour le mariage. La plupart des comédies du temps combattent ce travers, qui ne s’explique que par la corruption des mœurs ou simplement par la faiblesse et la bizarrerie de l’esprit humain. Duclos écrivait à peu près vers la même époque : « Il n’y a rien qui soit si décrié que l’amour conjugal : ce préjugé est trop violent, il ne peut pas durer. » Et plus bas, après avoir indiqué comment la révolution peut se faire, il ajoute : »On n’entendra parler que d’époux unis, le bon air s’en mêlera, et il pourrait arriver telle circonstance qui mettrait la vertu à la mode. » L’union entre les époux n’est pas encore une affaire de mode, ainsi que le prévoyait Duclos ; mais la terrible secousse qui, en renversant tant de préjugés utiles en a détruit aussi quelques-uns de ridicules, nous a ramenés par des moyens un peu violents, il est vrai, à des sentiments plus naturels ; et maintenant il est permis d’aimer sa femme, à plus forte raison de convenir qu’on l’a épousée. Le ridicule que Destouches a joué dans sa comédie n’est donc pas un de ces traits caractéristiques qui conviennent également à tous les hommes de tous les temps : c’est tout au plus une bizarrerie particulière à un siècle ; encore ce travers de la mode n’est-il répandu que dans certaines classes de la société, d’où bientôt une autre fantaisie peut le faire disparaître. Si, par un travers singulier, nos pères ont fourni des modèles d’un personnage tel que le Mari honteux de l’être, il est plus que probable que le moule en est maintenant brisé pour jamais. Il n’est pas plus dans la nature de rougir d’être marié, que de rougir d’avoir un père ; et Destouches, malgré l’esprit de son siècle, sentait tellement combien ce ridicule est extraordinaire, que son philosophe convient bonnement de sa faiblesse sans chercher à la justifier.

Dès la seconde scène, il lui fait dire :

...Entre nous, ma faiblesse
Est de rougir d’un titre et vénérable et doux,
D’un titre autorisé du beau titre d’époux,
Qui me fait tressaillir lorsque je l’articule,
Et que les mœurs du temps ont rendu ridicule.
Ce motif, je le sais, n’est pas des plus sensés.

et dans un autre endroit :

Je vous l’ai dit souvent ; les sages autrefois
De la seule vertu reconnaissant les lois,
Loin de fuir la douleur comme un affreux supplice,
Non contents de la vaincre en faisaient leur délice.
Les plus sanglants affronts, les plus cruels mépris
Ne pouvaient un instant ébranler leurs esprits :
Immobiles rochers, ils défraient l’orage.
J’admire leur exemple, et n’ai pas leur courage.

Mais ce défaut de courage, si peu naturel, surtout dans un philosophe, n’est pourtant pas hors de toute vraisemblance ; et d’ailleurs, quoiqu’il soit aisé de s’apercevoir que le ridicule est ce qu’Ariste redoute le plus, l’auteur a eu l’adresse de placer son personnage dans une position qui lui fournit d’excellentes raisons pour colorer sa faiblesse. Le consentement paternel, sans lequel il s’est marié et qu’il veut obtenir, les ménagements qu’il doit à un oncle intraitable dont il est l’unique héritier, voilà sans doute d’assez puissants motifs pour envelopper de l’ombre du mystère les nœuds qu’il a formés, et pour contenir l’indiscrétion de sa femme et de sa belle-sœur, sans trop exposer à leurs railleries sa dignité de philosophe. Au surplus, si ce caractère perd chaque jour un peu du mérite de la ressemblance à mesure qu’il s’éloigne du temps qui en offrait le modèle, les situations comiques dans lesquelles Ariste est placé, les effets piquants qui en résultent, le naturel et la variété des personnages dont il est entouré, laissent à peine sentir ce léger défaut, et justifient le prodigieux succès que la pièce eut dans la nouveauté. Dans cet ouvrage, l’auteur a su allier avec beaucoup d’art un intérêt doux et touchant avec une plaisanterie vive et piquante. La situation contrainte du philosophe, l’amour raisonnable et résigné de Mélite, pouvaient dégénérer en monotonie ; c’était un écueil à éviter, et Destouches l’a fait adroitement en leur opposant d’heureux contrastes. La brusquerie de Géronte, la vivacité, les caprices de Céliante, l’imperturbable sang-froid de son amant, le persiflage du marquis du Lauret, et jusqu’à la malice de Finette, contribuent à répandre dans cet ouvrage l’enjouement et la gaîté qui font l’essence de la comédie.

Cependant, malgré son succès, ou plutôt à cause de son succès, cette pièce trouva de nombreux détracteurs. Ce n’était pas d’ailleurs la première fois que l’envie et la malignité avaient cherché à troubler la tranquillité du poète. Les services qu’il avait rendus au gouvernement, les témoignages d’estime et de reconnaissance qu’il en avait reçus, ne lui avaient pas fait moins d’ennemis que les applaudissements qu’il venait de recueillir au théâtre ; et ce fut tout simplement pour les envieux une nouvelle occasion de ternir sa gloire. De misérables pamphlets, dont une méchanceté grossière faisait souvent tout le sel, n’étaient pas encore parvenus jusqu’à lui, ou du moins il avait pensé ne devoir répondre à des injures que par le silence ; mais, en cette occasion, il se crut autorisé à défendre sa pièce contre les critiques amères qui la déchiraient, et, suivant l’exemple de Molière, qu’il avait bien acquis le droit d’imiter, il traduisit les censeurs sur la scène dans une petite pièce intitulée l’Envieux ou la Critique du Philosophe marié. Quoique cette bluette, inspirée par la circonstance, n’ait pas obtenu un grand succès, on ne put s’empêcher d’y reconnaître le bon sens, l’esprit et la décence avec lesquels l’auteur sut repousser en homme supérieur les traits d’une basse jalousie.

Les Philosophes amoureux, qui parurent deux ans après, en 1729, réussirent encore moins ; et cette pièce, assez froide, dont la plupart des caractères sont forcés et plusieurs situations invraisemblables, était en effet peu digne de l’auteur du Philosophe marié. Mais Destouches ne tarda pas à reprendre son rang, et, donnant même à son talent un essor plus brillant encore, il produisit le Glorieux, son chef-d’œuvre et peut-être celui du siècle. En examinant cet ouvrage avec attention, on ne sait ce qu’il faut le plus admirer de la sagesse du plan, de la vérité des caractères, ou du mérite du style. Les situations y sont tour à tour comiques et touchantes, sans que l’intérêt nuise en rien à la gaieté. Destouches fit preuve, dans cette pièce, d’une grande connaissance de l’art et de ses ressources. En cherchant à faire jouer de nouveaux ressorts négligés par ses illustres devanciers, en essayant d’émouvoir la sensibilité, il n’oublia pas que le premier devoir d’un auteur comique est d’exciter le rire, et il sut concilier, avec une adresse admirable, ces deux moyens de succès, dont l’alliance est devenue pour tant d’autres auteurs un écueil inévitable. Dans le Glorieux, l’intérêt du roman est si habilement dirigé, et subordonné avec tant d’art à la nécessité de présenter les principaux caractères dans tout leur jour, que le censeur le plus sévère se laisse entraîner aux mouvements d’une douce sensibilité, et ne pense pas, en essuyant une larme, à reprocher à l’auteur de l’avoir surprise par des effets inattendus, ou par des moyens peu naturels.

Destouches a d’ailleurs regardé cette nouvelle combinaison qu’il introduisait sur la scène, comme une ressource secondaire, et la sage économie avec laquelle il l’a employée en est une preuve évidente.

C’est avec la même adresse qu’il a caché, sous des détails pleins d’un excellent comique et d’une fine plaisanterie, un but constamment moral, auquel se rattachent tous les fils de l’action. L’orgueil sans cesse froisse dans ses prétentions ridicules par tout ce qui l’entoure, la vanité qui se nourrit d’amertume et de sacrifices, tel est le tableau développé pendant cinq actes de la manière la plus piquante, et terminé par un dénouement naturel et satisfaisant. « Si la vanité ne renverse pas entièrement les vertus, dit La Rochefoucauld, du moins elle les ébranle toutes. » Mais le moraliste n’ajoute pas qu’il soit impossible de secouer le joug, et l’on conçoit qu’une âme forte, excitée par une leçon vigoureuse, peut retrouver son énergie et rendre à la vertu l’empire usurpé par la vanité. Telle est sans doute la réflexion qui a déterminé Destouches à corriger son Glorieux, au lieu de le punir ; et ce dénouement est suffisamment préparé par la conduite du comte de Tufière pendant toute la pièce. L’humeur que donnerait son orgueil excessif, est tempérée par le plaisir de voir cet orgueil continuellement à la torture. Chaque accès de vanité est immédiatement suivi de la punition, si bien qu’au moment où le Glorieux tombe aux pieds de son père en présence de tout le monde, il ne reste plus d’animosité contre lui, la justice est satisfaite ; et l’on pardonne d’autant plus volontiers, que l’auteur a évité habilement d’avilir son personnage ou de le rendre odieux.

Cependant on a prétendu que Destouches avait d’abord terminé sa pièce par la punition du Glorieux, mais que l’acteur Quinault-Dufresne, auquel ce rôle était destiné, et qui, dit-on, en avait fourni le modèle, ne voulut jamais consentir à se voir éconduit et humilié en plein théâtre, et que l’auteur fut obligé de sacrifier à l’orgueil du comédien, un dénouement qui lui semblait raisonnable. Cette condescendance n’eut pas heureusement les suites funestes qu’elle pouvait entraîner, et le glorieux Dufresne ne manqua peut-être pas encore de s’attribuer une partie du succès et de faire honneur à sa prévoyance des corrections exigées par sa ridicule vanité. Quoi qu’il en soit, cette pièce, donnée en 1732, eut à la scène un succès extraordinaire ; elle soutint avec le même bonheur une épreuve plus difficile encore, et ne réussit pas moins à la lecture qu’à la représentation.

C’était dans le silence du cabinet que l’attendaient ceux qui n’avaient pu refuser de mêler au théâtre leurs applaudissements aux applaudissements du public, et il fut d’autant plus honorable à l’auteur de sortir victorieux d’un semblable examen, que plusieurs juges, dont l’opinion était redoutable, s’étaient laissé prévenir défavorablement contre son ouvrage. « Cette pièce, écrivait alors Voltaire, a beaucoup de succès, et peut-être en aura-t-elle moins à la lecture qu’aux représentations. Ce n’est pas qu’elle ne soit en général bien écrite, mais elle est froide par le fond et par la forme, et je suis persuadé qu’elle n’est soutenue que par le jeu des acteurs pour lesquels l’auteur a travaillé. » Cet arrêt de Voltaire est non-seulement beaucoup trop sévère, mais il semble même appuyé sur des bases bien fragiles. Le mérite du style que ce critique, doué d’ailleurs d’un goût si parfait, accorde à la comédie du Glorieux, est à coup sûr celui de tous qui se fait le moins sentir à la scène, surtout aux premières représentations, ou le spectateur, presque uniquement occupé de la marche de la pièce, de la vérité des caractères, de la beauté des situations, n’a pas le temps de remarquer un avantage qui, pour être apprécié à sa juste valeur, ne saurait se passer du secours de la réflexion. Sans doute un sentiment rapide nous fait applaudir un beau vers au théâtre, mais pour goûter le mérite d’une belle tirade, il faut la connaître d’avance, et pour ainsi dire la guetter au passage. C’est un point que l’on ne cherchera pas à contester assurément, si l’on veut bien se souvenir du sort des chefs-d’œuvre de notre scène, repoussés à leur naissance avec ignominie, et dont le temps seul a révélé la perfection, surtout sous le rapport du style. Au contraire, le succès du cabinet est tout ce qui reste à ces ouvrages privés de chaleur, de mouvement et d’intérêt, dont on ne pourrait supporter la représentation, et dont la lecture, grâce au mérite de la versification, offre encore des charmes.

D’ailleurs, s’il est vrai que le style soit une des parties brillantes du Glorieux, il est faux de dire que ce soit la seule. On peut sans doute reprocher à Destouches d’avoir outré quelque fois ses contrastes, et de s’être laissé entraîner au-delà des bornes de la nature et de la vérité, pour former des oppositions plus piquantes. Son homme aux révérences, par exemple, tout comique qu’il est à la scène, perd, j’en conviens, quelque chose par la réflexion. Ces sortes d’extrêmes peuvent à toute rigueur se rencontrer dans la société, mais ils sont déplacés sur le théâtre, où ils paraissent trop le produit d’un calcul exact et d’une froide symétrie. Mais, Philinte excepté, quelle vérité dans les autres caractères ! Comme celui du Glorieux est largement dessiné d’un bout à l’autre ! et comme le rôle de Lisimon forme avec lui une opposition heureuse et naturelle ! Celui de Lisette n’est pas tracé avec moins de talent. On a beaucoup abusé depuis de ces rôles de jeunes personnes nées dans les grandeurs, et plongées ensuite par des revers de fortune dans des conditions humiliantes ; mais Lisette a l’avantage d’avoir servi de modèle, et elle l’emporte encore sur toutes ses copies par cet adroit mélange de grâce et de dignité, par cette pointe de gaieté qui ne passe jamais les bornes de la décence, et qui convient également à sa naissance et à sa situation.

Les rôles accessoires sont traités avec le même soin. Celui de Pasquin surtout est d’un bon comique ; et on doit en savoir d’autant plus degré à Destouches, que son talent paraît moins à l’aise toutes les fois qu’il met en action ces sortes de personnages subalternes.

Si l’on veut des situations, quelle pièce en présente en plus grand nombre, de plus naturelles, de plus gaies, de plus touchantes ? L’orgueil de Tufière contraint à dévorer la grossière familiarité de l’homme dont il veut faire son beau-père, et se vengeant avec usure sur les autres de cette loi gênante que lui impose son intérêt ; la brutale franchise de Lisimon, la licence de ses mœurs, tracées avec toute la vigueur possible, sans toutefois choquer les convenances de la morale du théâtre ; jusqu’à l’insolence de ce Pasquin, qui s’avise d’imiter les grands airs de son maître, mais qui du moins a le bon esprit de rentrer en lui-même à la première leçon ; toutes ces conceptions également justes et fortes amènent une foule de scènes pleines de comique et de vérité. La position du Glorieux, entre sa sœur femme de chambre et son père dans un état voisin de la misère, est une autre source de situations remplies d’intérêt, mais d’un intérêt habilement subordonné aux règles de la comédie. C’est dans l’heureuse idée de placer aussi bas les al en tours du Glorieux, que Destouches a puisé cette scène pathétique où se trouvent ces deux vers admirables par la force de la pensée et le mérite de l’expression :

J’entends ; la vanité me déclare à genoux
Qu’un père infortuné n’est pas digne de vous.

Ces deux vers ne sont pas d’ailleurs les seuls qui méritent de rester dans la mémoire ; et quand bien même on parviendrait à dépouiller cette excellente comédie de ses autres avantages, l’élégance et la perfection de son style ne lui assureraient pas moins, en dépit de la prédiction de Voltaire, le suffrage des bons juges et des vrais connaisseurs.

Au reste, ce censeur rigoureux ne tarda pas lui-même à changer d’avis ; c’est au moins ce qu’on peut inférer de ces petits vers qu’il se crut obligé d’adresser à Destouches, et qui ne sont pas à coup sûr les meilleurs qu’il ait faits dans le genre gracieux, dont il possédait si bien tous les secrets :

Auteur solide, ingénieux,
Qui du théâtre êtes le maître,
Vous qui fîtes le Glorieux,
Il ne tiendrait qu’à vous de l’être.

Excité par le brillant succès de cette comédie, Destouches voulut rentrer dans la carrière, et différents ouvrages furent présentés successivement au public en plusieurs années, les uns sur le théâtre, les autres par la voie de l’impression. L’Ambitieux, l’Enfant gâté, l’Amour usé, le Trésor caché, la Force du naturel, parurent un moment sur la scène ; mais toutes ces pièces furent bientôt complètement oubliées. Il n’est donné qu’à un petit nombre de génies privilégiés de marcher constamment de chefs-d’œuvre en chefs-d’œuvre, et de savoir s’arrêter avant le temps de la décadence, fixé plus tôt ou plus tard par les lois invariables de la nature. Elle donne à chacun de nous la faculté de s’élever à une certaine hauteur ; la plupart n’y parviennent qu’insensiblement et par de longs efforts, quelques-uns l’atteignent d’un seul vol ; mais une fois parvenu jusqu’au terme, il est bien difficile de s’y soutenir, et malgré soi il faut en descendre.

Destouches ne put éviter la destinée commune, et depuis le Glorieux, sa muse n’éprouva que des revers, ou ne jouit plus que de quelques faibles triomphes. L’Ambitieux, retardé longtemps par la crainte d’offenser un homme en place contre lequel on s’imaginait que la pièce renfermait des allusions, l’Ambitieux répondit mal à l’attente des comédiens, qui l’avaient reçu à l’unanimité, et satisfit encore moins la curiosité du public, qui chaque jour se portait en foule au théâtre, sur le faux bruit adroitement répandu que les acteurs joueraient cette comédie sous un autre titre. Elle parut enfin en 1737 ; mais l’opinion avantageuse qu’on en avait conçue ne tarda pas à s’évanouir, et sans le naturel et les grâces de mademoiselle Dangeville, qui s’obstina à jouer un monologue que Destouches voulait absolument retrancher, et qui dans le fait n’est pas ce qu’il y a de meilleur dans la pièce, peut-être n’eût-elle pas été entendue jusqu’au bout. Mais, grâce à cette habile auxiliaire, l’ouvrage se soutint quelque temps au théâtre. La Belle Orgueilleuse ou l’Enfant gâté, comédie en un acte et en vers, eut un sort encore plus fâcheux. L’Amour usé, en cinq actes et en prose, donné la même année 1741 ; le Trésor caché, aussi en cinq actes et en prose, imité de Plaute et représenté aux Italiens en 1745, ne firent également que paraître. La Force du naturel, en cinq actes et en vers, donnée aux Français cinq ans après, fut traitée avec un peu moins de sévérité. Mais ce demi-succès n’empêcha pas cette pièce, dont le fond, quoique vicieux, est semé de jolis détails, de retomber bientôt dans l’oubli. Le Dissipateur lui-même, imprimé depuis longtemps et joué même en province, se ressentit, lorsqu’il fut représenté à Paris, en 1753, de la fâcheuse influence qui semblait poursuivre les dernières productions de Destouches.

Cependant cette comédie, tombée dans l’année qui précéda la mort de l’auteur, se releva dans la suite ; et depuis, elle a conservé un rang honorable sur la scène où des situations intéressantes, des caractères bien tracés, du mouvement, un style pur, la font toujours revoir avec plaisir. Il faut bien qu’il y ait dans le Dissipateur un véritable mérite pour empêcher le spectateur de sentir trop vivement les défauts réels qu’on remarque avec un peu d’attention dans le plan et dans la contexture de cet ouvrage. La plus grande difficulté qui naît du fond du sujet, et que l’auteur n’a pu surmonter, malgré la multitude de ressorts qu’il a mis en œuvre avec beaucoup d’adresse, consiste dans l’impossibilité de ruiner entièrement, dans l’espace de vingt-quatre heures, un homme puissamment riche. En vain le Dissipateur paraît dès l’exposition sur le bord du précipice, il faut pour le pousser jusqu’au fond une série d’incidents qui passent un peu les bornes de la vraisemblance ; et le dénouement surtout n’est pas à l’abri des reproches de la critique.

Dans les excellentes réflexions qui suivent chacune des pièces renfermées dans le Répertoire du Théâtre Français, M. Petitot observe à l’article du Dissipateur : « Que si Julie, en jouant avec Cléon et sa société, a exposé tout son bien, elle est aussi imprudente que son amant, et dément la grande réputation de sagesse que l’auteur lui a donnée dans le commencement de l’ouvrage. » Malgré tout le poids d’une autorité si respectable, je ne crois pas que cette objection soit bien solide. Julie est déjà riche du bien de Cléon, lorsqu’elle tente la fortune, et c’est avec ses propres dépouilles qu’elle achève de le ruiner. Cette conduite est conforme d’ailleurs au plan qu’elle s’est tracé, et qu’elle suit fidèlement pendant tout le cours de la pièce. Il me semble donc que l’on pourrait reprocher à Destouches, avec plus de fondement, d’avoir subordonné son dénouement à l’événement beaucoup trop incertain d’un jeu de hasard. Il faut sans doute qu’un dénouement soit imprévu, mais il doit moins frapper par le fond que par la forme, et le spectateur a droit d’exiger que cette dernière combinaison, qui présente le complément de toutes les autres, soit la suite nécessaire ou du moins présumable des différentes combinaisons qui l’ont précédée. Si la chance était favorable à Cléon au lieu de lui être contraire, la pièce ne finirait pas ; et cependant l’un de ces deux cas est aussi possible que l’autre, car on ne doit pas supposer que Julie ait des moyens de fixer la fortune ; rien dans la pièce ne peut l’en faire soupçonner, et ce serait d’ailleurs avilir son caractère.

M. Petitot fait à Destouches une inculpation plus grave encore, et sur laquelle j’avoue qu’il serait difficile de le justifier. Dans sa Préface du Dissipateur, le poète comique avance avec beaucoup d’assurance qu’il n’a travaillé sur aucun modèle, et que la nature lui a fourni ce sujet. Malheureusement pour Destouches, la littérature anglaise, de son temps presque inconnue en France, nous est devenue beaucoup plus familière, et M. Petitot a découvert, en parcourant le Théâtre de Shakespeare, ce que d’autres ont répété depuis, qu’une comédie du poète anglais intitulée Timon d’Athènes, avait fourni à l’auteur du Dissipateur son caractère principal et la plupart de ses combinaisons. Sans doute il a fallu beaucoup d’art pour approprier à notre scène un assemblage aussi informe que la pièce anglaise ; mais Shakespeare n’en a pas moins le mérite de l’invention. Et Destouches devait se contenter d’avoir enrichi notre Théâtre d’une imitation beaucoup moins imparfaite que l’original.

Il fut moins discret à l’égard du Tambour nocturne, et convint franchement que cette pièce était une imitation d’Addison. Peut-être aussi n’attachait-il pas tant d’importance à cette comédie d’un rang inférieur à ses autres ouvrages ; on peut supposer d’ailleurs qu’il doutait de son effet au théâtre, puisqu’elle n’y parut qu’après sa mort, en 1762, quoiqu’elle eût été imprimée longtemps auparavant. L’événement ne justifia pas les craintes de l’auteur ; le Tambour nocturne fut accueilli avec indulgence, et le temps ne lui a rien fait perdre de sa faveur. Destouches n’a voulu qu’être plaisant dans cet ouvrage, et le public en y riant de bon cœur toutes les fois qu’on le donne, prouve que l’auteur a réussi. Des caractères facilement esquissés, des situations comiques, un dialogue naturel où l’esprit s’allie sans effort à la gaieté ; telles sont les qualités qui placent avantageusement cette pièce parmi ces ouvrages du second ordre où l’on cherche un amusement plus franc que délicat, où la vivacité des situations, la plaisanterie quelquefois même un peu chargée, l’emportent sur la profondeur des combinaisons et sur le mérite des caractères. Cette pièce, qui nous paraît fort peu dangereuse, et qui renferme d’ailleurs de fort bons principes présentés avec beaucoup d’agrément, fut jugée plus sévèrement en Italie, où la traduction qu’on en avait faite, a été, dit-on, condamnée au feu, par arrêt du tribunal de l’inquisition.

La Fausse Agnès, pièce du même genre, ne fut également jouée qu’après la mort de Destouches. On l’accueillit avec autant de faveur que le Tambour nocturne ; et c’est peut-être de toutes les comédies du même auteur, celle que l’on représente aujourd’hui le plus souvent. Des ridicules parfaitement saisis, des scènes pleines de sel et de gaîté, font pardonner, dans cet ouvrage, des invraisemblances trop fortes, et des traits un peu trop voisins de la caricature.

L’Homme singulier fut moins heureux ; et cette pièce, qui annonçait les plus hautes prétentions, se vit aussi traitée avec moins d’indulgence ; un motif particulier, dont l’auteur n’a pas jugé à propos de nous apprendre la cause, le détermina à la retirer d’entre les mains des comédiens avant la représentation, et elle ne leur a été rendue qu’en 1765. Accueillie froidement alors, elle se soutint néanmoins pendant quelque temps sur la scène, d’où elle a maintenant à peu près disparu. Un style pur, de jolis détails, quelques rôles secondaires fort spirituellement dessinés, ont peine à compenser le vice du plan, le caractère faux et forcé du principal personnage, et les défauts de convenance que la critique remarque dans cet ouvrage.

Il serait inutile de s’étendre sur quelques autres comédies que Destouches jugea lui-même avec raison peu dignes des honneurs de la scène, mais que l’on se croit obligé d’insérer dans un recueil de ses œuvres dramatiques. Il suffit d’indiquer les titres du Jeune homme à l’épreuve, du Mari confident, de l’Archi-Menteur, du Dépôt, que peut-être un petit nombre de lecteurs aura seul le courage de parcourir jusqu’au bout, et dans lesquelles on trouvera cependant des traces fréquentes de cette sagesse de composition, de cette correction et même de cette élégance de style, qui distinguent le talent de Destouches jusque dans ses productions les plus négligées.

On possède encore quelques fragments de plusieurs comédies, que cet auteur fécond n’eut pas le temps de terminer, ou plutôt, comme il a pris soin de nous l’apprendre lui-même, qu’il eut seulement l’intention d’ébaucher. Il fut obligé d’abandonner le Prothée, qu’un autre auteur venait de mettre sur la scène sous le titre du Complaisant. Il commença l’Aimable Vieillard, le Tracassier, et le Vindicatif, en faveur d’un de ses amis qui voulait, à son exemple, parcourir la carrière dramatique, et qui l’avait prié de lui frayer le chemin. Ce fut aussi par complaisance, et sans intention de donner suite à ce travail, qu’il traduisit en vers quelques scènes d’une pièce de Shakespeare, intitulée la Tempête. Le génie de Destouches, plus sage que gracieux, plus judicieux que flexible, lui inspira quelquefois néanmoins des ouvrages de circonstance qui ne manquent ni de grâces ni de facilité. Ce fut ainsi que ce poète composa les Amours de Ragonde, les Fêtes de l’Inconnu, et la Fête de la Nymphe Lutèce, pour le théâtre de la duchesse du Maine à Sceaux : ces divertissements y furent reçus avec applaudissements, et le premier parut même avec quelque succès, dans la suite, sur la scène de l’Opéra.

Cependant ces fragments et ces productions légères sont loin de nous dédommager de la perte d’une pièce intitulée le Faux Misanthrope. Cette comédie était en cinq actes, et l’auteur paraît l’avoir travaillée avec le plus grand soin, s’il faut en juger par le cinquième acte, qu’il avoue dans quelqu’une de ses lettres avoir recommencé plusieurs fois. On doit regretter bien davantage encore des commentaires sur tous les auteurs dramatiques, anciens et modernes. Cet ouvrage immense, auquel Destouches travaillait depuis plus de dix ans, comme il nous l’apprend lui-même, devait être fort avancé lorsqu’il mourut. La lettre dans laquelle il donne quelques détails sur cette vaste entreprise, nous fait connaître que les essais sur Sophocle, sur Euripide, sur Aristophane, sur Plaute et sur Térence étaient entièrement terminés, et que les observations sur les deux Corneille touchaient presque à leur fin. Il est fâcheux que cet examen ne nous soit pas parvenu ; un écrivain comme Destouches, rempli de jugement et de goût, devait avoir recueilli une foule de réflexions saines et d’observations précieuses sur un art dans lequel il avait obtenu de si brillants succès, et qui d’ailleurs avait été l’objet des études de sa vie entière.

On attachera sans doute moins d’importance à la perte de plusieurs milliers d’épigrammes, que notre auteur, devenu très pieux sur la fin de sa vie, composait au fond de sa retraite pour la défense de la religion. Il en avait fait lui-même un choix déjà fort considérable, puisqu’il montait à quelques centaines, que le Mercure du temps se chargea de répandre. Parmi ce nombre prodigieux d’épigrammes lancées contre les incrédules et les philosophes, dont le règne était à son aurore, il ne s’en trouve pas une seule de bonne, et c’est vraiment jouer de malheur, ainsi que l’a spirituellement observé M. Petitot. Mais c’est un fort petit malheur que de faire de mauvaises épigrammes ; et si l’on peut taxer d’indiscrétion le zèle qui les a fait paraître, l’esprit qui les a dictées n’en est pas moins louable. Dans un temps où le philosophisme commençait à devenir une affaire de mode, il est honorable pour Destouches d’avoir su se garantir de cette fâcheuse manie, et d’en avoir pressenti les conséquences funestes.

Ce jugement solide, cet attachement aux bons principes, que l’on remarque dans son caractère comme dans ses écrits, sont des liens de plus qui le rattachent aux auteurs du dix-septième siècle, avec lesquels il a d’ailleurs d’autres traits de ressemblance. Ennemi de l’affectation, de la recherche, des faux brillants, qui usurpaient insensiblement les domaines de la littérature, ses ennemis lui reprochaient de manquer d’esprit ; il sut se contenter d’avoir du bon sens. Sage dans ses conceptions, vrai dans ses caractères, raisonnable dans son dialogue, élégant dans son style, il réunit à un rare degré de perfection ces premières qualités trop négligées par ses contemporains et même par la plupart des auteurs dramatiques de nos jours. Ce poète judicieux semble avoir toujours eu devant les yeux cette excellente réflexion de La Bruyère : « Ce n’est point assez que les mœurs du théâtre ne soient point mauvaises, il faut encore qu’elles soient décentes et instructives. » On prétend que Destouches, qui ne vient qu’en troisième ligne sur la scène française, marche immédiatement, aux yeux des étrangers, après notre inimitable Molière. Si cette assertion n’est point hasardée, ce ne peut être qu’à la décence des mœurs, à la noblesse des caractères qu’il a retracés, qu’il doit de l’emporter sur l’originalité piquante et sur l’intarissable gaieté de Regnard.

L’auteur du Glorieux, toujours aisé, toujours naturel dans le comique élevé, tombe quelquefois dans la charge lorsqu’il veut peindre des mœurs triviales et des personnages subalternes. Pour faire plus d’effet, il exagère aussi les contrastes ; mais ce double défaut qui se fait sentir, j’en conviens, jusque dans ses meilleurs ouvrages, est suffisamment racheté par beaucoup d’autres avantages qui valent à cet auteur estimable d’être placé parmi les maîtres de la scène, et qui lui ont mérité après le succès de la représentation un honneur plus difficile encore à obtenir, celui d’être goûté dans le silence du cabinet. « Vos pièces se lisent, lui dit Fontenelle en le recevant à l’Académie, et cette louange si simple n’est pourtant pas fort commune. » On peut ajouter qu’elle n’en est pas moins vraie, pour être académique ; les juges éclairés et les gens de goût la confirment tous les jours ; et si la plus grande partie des pièces de Destouches n’est pas restée au théâtre, il en est bien peu qui n’offrent une lecture tout à la fois amusante et solide.

Un éloge non moins flatteur qu’il sut encore mériter, c’est l’accord parfait des principes que l’on retrouve dans tous ses ouvrages, et de ceux qui firent la règle de sa vie. Décent, délicat, honnête homme sur la scène, il ne le fut pas moins dans le monde et dans sa famille. Il prêchait la morale et la vertu dans ses comédies ; mais ce qui vaut encore mieux, il prêchait d’exemple. Détrompé des rêves de l’ambition, lors qu’il pouvait encore prétendre à les réaliser, l’amour de l’étude et de la véritable philosophie l’avait déterminé depuis longtemps à ne plus quitter sa terre de Fortoiseau ; ce fut dans cette agréable retraite qu’il termina sa carrière à l’âge de soixante-quatorze ans, le 5 juillet 1754, emportant avec lui les regrets de sa famille et l’estime de ses contemporains.

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