Nivelle de La Chaussée et la comédie larmoyante (Gustave LANSON)

Nivelle de la Chaussée et la Comédie-larmoyante, Gustave Lanson, ancien élève de l’École normale supérieure, docteur ès-lettres, maître de conférences à la Sorbonne.

Ouvrage couronné par l’Académie française. Librairie Hachette, Paris, 2e édition, 1903.

 

 

AVERTISSEMENT

 

L’étude que l’on va lire a été imprimée pour la première fois en 1887. J’y ai fait quelques corrections, principalement dans la biographie. Au reste ces quinze années n’ont rien apporté qui m’obligeât à des changements considérables. J’ai modifié l’ordre des chapitres, et mis en tête l’étude de l’état du théâtre dans la période qui précède La Chaussée, au lieu de la biographie et de l’étude des œuvres diverses par lesquelles s’ouvrait jadis le volume. L’idée générale de mon travail apparaîtra mieux ainsi, je pense.

Je dois prévenir une erreur que certains historiens de la littérature ont commise en parlant de ce livre, probablement parce que je n’avais pas su m’expliquer assez clairement. On a cru que je regardais Dumas fils et Augier comme des imitateurs conscients de La Chaussée, comme lui ayant pris des sujets et des effets. Je n’ai nulle part exprimé cette opinion, et je n’avais omis de l’exclure que parce qu’il ne me venait pas à l’esprit qu’on pût me l’attribuer. Il n’y a pas de liaison directe entre la comédie larmoyante de La Chaussée et la comédie-drame de 1850-1890 : mais la comédie larmoyante est le premier essai d’un drame qui ne fût ni la royale tragédie ni la railleuse comédie. Jusqu’à La Chaussée, il y a deux genres dans l’art dramatique : avec lui, il y en a trois. Si je me suis servi de Dumas et d’Augier et des auteurs du XIXe siècle, c’est pour définir par des rapprochements les caractères de La Chaussée. J’ai signalé des rapports de ressemblance, non une transmission d’influence.

J’ai cru utile d’ajouter à mon travail une notice sur deux pièces inédites de La Chaussée dont j’avais signalé l’une et ignoré l’autre en 1881. Comme il n’est pas probable qu’elles trouvent un éditeur, il peut être intéressant d’en présenter l’analyse au lecteur.

Dans une note de ma première édition, je remerciais M. Georges Monval, archiviste de la Comédie-Française, à l’obligeance de qui je devais d’avoir pu étudier les registres de la Comédie et divers autres documents. Puisque dans cette réimpression je fais précéder mon livre d’un avertissement, il n’est que juste que je transporte ici cette note, pour déclarer dès la première page l’obligation que j’ai eue envers M. Monval et la gratitude que je lui en conserve toujours.

 

Paris, 14 mai 1902.

 

 

PREMIÈRE PARTIE - LES ORIGINES DE LA COMÉDIE LARMOYANTE

 

 

Chapitre premier : Évolution de la tragédie

 

La comédie larmoyante est un genre intermédiaire entre la comédie et la tragédie, qui introduit des personnages de condition privée, vertueux ou tout près de l’être, dans une action sérieuse, grave, parfois pathétique, et qui nous excite à la vertu en nous attendrissant sur ses infortunes et en nous faisant applaudir à son triomphe[1]. La Chaussée en fut l’inventeur.

On disputa beaucoup au XVIIIe siècle pour savoir si vraiment il avait créé un genre nouveau ou s’il n’avait fait que renouveler un genre ancien et oublié. On interrogea l’antiquité, tantôt pour lui enlever le mérite de l’invention, tantôt pour autoriser la témérité de sa tentative. Il est certain que les Grecs et les Romains ont développé en tous sens la tragédie et la comédie, et qu’ils ne nous ont pas laissé grand’chose à découvrir dans le domaine de la poésie dramatique. La tragédie n’était pas condamnée à présenter éternellement des rois et des héros, et les antiques légendes : Aristote nous parle, sans aucun mot de blâme, du succès qu’obtint la Fleur d’Agathon, dont le sujet était de pure invention. Euripide a prêté souvent le ton bourgeois aux anciens héros, et donné un air de mélodrame à la tragédie. La comédie se fit avec Ménandre sentimentale, parfois pathétique, et très moralisante. Certaines scènes de l’Amphitryon et du Stichus, les Captifs, le Trinummus, l’Hécyre, appartiennent vraiment au genre de la comédie sérieuse ou du drame : la vertu et la morale y débordent.

Mais jamais le drame n’eût une existence indépendante et reconnue : il demeura enfermé et contenu dans la comédie et dans la tragédie, et ne se produisit que rarement, par des œuvres qui furent des exceptions, des accidents, et ne tirèrent pas à conséquence. L’antiquité a donc pu fournir des précédents pour justifier après coup l’innovation de La Chaussée : elle n’a point laissé de tradition capable de la provoquer. La comédie larmoyante est une suite et un effet du développement naturel de notre poésie dramatique : c’est celle-ci qu’il faut étudier pour démêler les causes qui ont si longtemps empêché et, un certain jour, amené l’apparition de ce genre sur notre scène.

 

I

 

La fin du XVIe siècle et le commencement du XVIIe ont été pour notre théâtre une période de tâtonnements et d’essais de toute sorte. L’esprit national cherche sa voie ; à travers mille tentatives confuses, inspirées par la séduction des œuvres anciennes ou étrangères et par le goût ou le caprice individuel des auteurs, les formes originales du théâtre français se dégagent peu à peu : c’est la tragédie de Corneille et la comédie de Molière. Des héros, ou des sots, rien entre deux. Il n’avait point manqué pourtant, dans le chaos primitif, de germes qui auraient pu produire un genre intermédiaire. Sans parler du fait-divers brutal que développe Bretog dans sa Tragédie de l’amour d’un serviteur pour sa maîtresse, ni du drame romanesque que Claude Rouillet a traité sous le titre de Philanire, ni de la comédie mixte ou tragicomédie de Lucelle que composa Louis Le Jars, sans remonter enfin au XVIe siècle[2], la première partie du XVIIe siècle nous offre certaines pièces, certaines catégories même de pièces, qui contenaient les éléments du drame et de la comédie sérieuse. Hardy, dans Scédase ou l’Hospitalité violée, a fait une tragédie bourgeoise : l’action, violente et brutale, se passe entre des particuliers. Il est vrai que ces particuliers sont des Grecs, et que dans les conventions du théâtre un bourgeois de Sparte vaut un prince : notre imagination répand sur l’antiquité tout entière une teinte uniforme d’héroïsme. Jean de Schelandre a mêlé le comique et le tragique dans sa pièce de Tyr et Sydon, et son ami Ogier allégua pour le justifier la nature et la réalité : « Car de dire qu’il est malséant de faire paraître en une même pièce les mêmes personnes, traitant tantôt d’affaires sérieuses, importantes et tragiques, et incontinent après des choses communes, vaines et comiques, c’est ignorer la condition de la vie des hommes, de qui les jours et les heures sont souvent entrecoupés de ris et de larmes, de contentement et d’affliction, selon qu’ils sont affligés de la bonne ou de la mauvaise fortune. » Les tragicomédies ont une action sérieuse plutôt que terrible et qui descend du pathétique au familier et au plaisant. Les personnages y sont des gentilshommes aussi souvent que des princes, et souvent aucun d’eux n’est en péril de mort[3]. C’étaient des copies de Calderon ou de Lope, de la galanterie, des coups d’épée, des sentiments exaltés, des idolâtries passionnées, des jalousies frénétiques ou rêveuses, des ruses, des infidélités, des fuites, des voyages, des travestissements, des rivaux, des pères, des frères, des oncles traversant les amoureux, désespérant la belle, et tués par le galant, enfin des nuits d’Espagne ou d’Italie, où n’étaient point dépaysés nos braves et nos précieux de Paris, coureurs d’aventures et raffinés en beaux sentiments. Ils pouvaient avouer ce Carlos, qui danse en honnête homme, et qu’on voit relire ses billets doux et faire un madrigal dans une tragicomédie dont l’action se déroule au milieu d’un bal[4].

La comédie à l’espagnole, romanesque et passionnée, n’était égayée que par le valet et la soubrette, dont les comiques amours et le langage burlesque parodiaient la passion exaltée et les propos délicats des maîtres. Le ridicule n’y était qu’accessoire et épisodique.

Corneille donna à la comédie une couleur nouvelle. Il conserva bien, dans les œuvres de sa jeunesse, la galanterie passionnée, les défis[5], la jalousie qui tourne en frénésie et même en folie[6]. Cela, du reste, était assez dans le ton du temps. Mais seul, il songea à montrer des Français plutôt que des Espagnols ou des Italiens, à étudier sans ironie ni satire les mœurs, les passions, le langage du grand monde, pour en donner une peinture à la fois fine et chaude. Il attrapa le ton de la conversation, le tour de raillerie un peu sceptique des honnêtes gens ; il prit le détail et la couleur de la vie de tous les jours, et copia l’exacte réalité. Ses amants n’oublient pas de dîner[7] et savent un autre remède que la mort aux désespoirs d’amour : ils vont passer six mois en Italie[8]. Les femmes sont également modernes : des migraines les débarrassent des importuns. La question d’argent se pose à chaque pas : le débat se renouvelle souvent entre le mariage d’intérêt et le mariage d’amour, et se traite sérieusement par bons et pratiques arguments. Les personnages respirent le même air que les spectateurs ; ce sont des Parisiens ; on les voit à la place Royale, à la galerie du Palais, et, comme dans certaines comédies contemporaines, le poète s’est complu à peindre le milieu où vivent les personnages, autant que les personnages eux-mêmes[9]. Dans ces pièces si modernes d’allure, le comique n’est pas au fond des caractères : le poète met en scène des honnêtes gens sans ridicules[10]. On rit des mots et des saillies qui peuvent échapper à des gens du monde, qui ont de l’esprit. Ce qui, au XVIIe siècle, rappelle le plus l’esprit de Marivaux ou de M. Dumas fils, ce sont les premières œuvres de Corneille ; et à certain égard aussi, par la peinture sérieuse de la vie privée, elles font songer au Préjugé à la mode et à l’École des amis : Corneille est en quelque sorte le précurseur de La Chaussée.

Mais tous ces essais ne furent pas poursuivis et tous les germes d’où aurait pu sortir un troisième genre dramatique furent étouffés. Les particuliers, même Grecs et Romains, furent exclus de la tragédie, et il fallut, pour y être admis, être héros ou roi. La tragédie de Hardy, Scédase, fut regardée avec défiance, comme certains traités de quelques Pères de l’Église, qui flottent entre l’orthodoxie et l’hérésie, et qu’on n’ose condamner ni absoudre tout à fait. Schélandre et Ogier ne firent point accepter le mélange du comique et du tragique ; cette union passa toujours pour une singularité condamnable, et quand Corneille abaissa la tragédie à une familiarité presque comique, on y vit une faiblesse de son génie plutôt qu’une imitation naïve de la nature. La tragi-comédie, qui pendant quinze ou vingt années prit presque le pas sur la tragédie, perdit son importance après 1640. On laissa aux Espagnols leur comédie romanesque, et Corneille, abandonnant la comédie de genre qu’il avait créée, fit le Menteur, premier chef-d’œuvre de la comédie oui fait rire. La tragédie héroïque et la comédie plaisante restèrent seules maîtresses de la scène. Elles vécurent côte à côte, se tenant chacune dans son domaine, et sans empiéter l’une sur l’autre.

 

II

 

Cet avortement du drame fut la conséquence de l’esprit du siècle. Les hommes de ce temps ont un besoin impérieux d’ordre et de régularité. La hiérarchie et l’étiquette marquent à l’individu son rang dans l’État et dans la société, et commandent toutes ses actions. Cela est dans l’ordre, cela n’est pas dans l’ordre, voilà le mot qui dans la bouche de Louis XIV justifie ou condamne sans appel. De même la distinction des genres est la loi de la littérature, et l’inspiration individuelle est enfermée dans des limites rigoureusement définies. Les genres se côtoient sans se pénétrer, comme les classes se coudoient sans se mêler, comme les tourbillons de Descartes tournent éternellement sans se confondre. À chaque genre est assignée une partie de l’âme humaine, qu’il peut explorer et décrire, mais il doit s’y tenir. À la tragédie appartiennent les rois, les passions et les larmes ; à la comédie, le peuple, les vices et le rire. Voilà qui est net. On ne pouvait concevoir un genre sans domaine propre, qui aurait tout emprunté aux autres, qui aurait pris à la tragédie son action, et à la comédie ses personnages. Un tel genre eût paru un monstre aux yeux d’un siècle épris de l’ordre et des distinctions rigoureuses, et qui ne haïssait rien tant que les parvenus et les déclassés.

On ne pouvait songer à le reconnaître, on y songea d’autant moins que l’antiquité même n’en avait pas déclaré officiellement l’existence. Aristote n’en disait rien. Les Romains ne l’avaient pas distingué de la comédie ordinaire. Aussi, quand, au XVIIe siècle, on regarda le théâtre ancien pour l’imiter, on n’aperçut que deux grandes formes de la poésie dramatique ; on en dessina les types d’après les caractères les plus généraux qu’on observait dans la pluralité des œuvres, et l’on négligea tout ce qui s’écartait du modèle commun, tout ce qui semblait singularité ou exception.

Mais surtout on ne s’avisa pas du drame, au XVIIe siècle, parce qu’on n’en avait pas besoin, et on ne l’aperçut pas dans l’antiquité, parce que rien ne l’appelait dans le présent. Corneille, si curieux de la nouveauté et si indépendant, avait bien conçu l’idée d’un genre intermédiaire. Raisonnant sur la pièce de Hardy, dont j’ai parlé plus haut, il en avait tiré la théorie d’un genre qui aurait représenté pathétiquement les malheurs des particuliers, et il avait expliqué les raisons qui pouvaient le légitimer et en assurer le succès. « La tragédie, dit-il, doit exciter de la pitié et de la crainte, et cela est de ses parties essentielles, puisqu’il entre dans sa définition. Or, s’il est vrai que ce dernier sentiment ne s’excite en nous par sa représentation que quand nous voyons souffrir nos semblables, et que leurs infortunes nous en font appréhender de pareilles, n’est-il pas vrai aussi qu’il y pourrait être excité plus fortement par la vue des malheurs arrivés aux personnes de notre condition, à qui nous ressemblons tout à fait, que par l’image de ceux qui font trébucher de leurs trônes les plus grands monarques, avec qui nous n’avons aucun rapport qu’en tant que nous sommes susceptibles des passions qui les ont jetés dans ce précipice, ce qui ne se rencontre pas toujours[11] ? » Diderot et Beaumarchais ne raisonneront pas autrement quand ils préféreront le drame à la tragédie.

Comment se fait-il donc que Corneille, qui hasardait, disait-il, non tam meliora quam nova, n’ait pas tenté une nouveauté qu’il déclarait si excellente ? C’est assurément qu’il n’y trouva aucun profit. Il faisait l’apologie de ce genre inusité, parce qu’il en tirait un argument en faveur de sa comédie héroïque. Chicane d’avocat normand, qui dit moins ce qu’il croit que ce qu’il peut faire croire.

S’il s’est tenu à la tragédie, la raison en est sans doute que les rois et les princes peuvent plus facilement, en gardant des caractères individuels et vivants, devenir des types généraux. Le problème à résoudre est délicat : la sensibilité variant à l’infini d’homme à homme, où sera l’universalité dans la peinture des passions ? Le poète érigera-t-il ses propres émotions en lois universelles ? Mais alors chaque spectateur en fera autant et n’admettra pour vrai que ce qu’il ressent lui-même dans le degré où il le ressent[12]. Prendra-t-on une sorte de moyenne entre toutes les passions qu’on aura observées dans la réalité ? Mais dans cette médiocrité les natures énergiques ne se reconnaîtront pas, et tous les effets les plus saisissants des passions seront exclus : l’art, cette fois, sera inférieur à la réalité et la recouvrira d’une teinte uniforme et grise. Que fera-t-on ? « En art, a-t-on dit, il n’y a que la note extrême qui compte », car elle renferme toutes les autres. Aussi représentera-t-on la passion dans sa plus grande intensité, de façon que toutes les passions de même ordre, mais d’une moindre énergie, viennent pour ainsi dire s’y confondre : ce sera le maximum d’effet produit par le maximum de force. Or, plus on pousse la passion, plus on accroît en même temps la personnalité, si bien que par une conséquence étrange, mais rigoureuse, un caractère dramatique sera d’autant plus universel qu’il sera plus individuel.

Voilà pourquoi la tragédie choisit à l’ordinaire les rois, les grands intérêts des princes, et les actions extraordinaires de l’histoire. La puissance royale déchaîne la passion, contenue chez les particuliers par toutes les entraves des lois et de la médiocre fortune[13]. Les grands intérêts la justifient. Sans doute, un rien nous met hors de nous dans la réalité, et un bout de pré peut faire naître entre deux frères la haine de Thyeste et d’Atrée[14]. Mais nous sommes raisonnables au théâtre, et nous voulons de la proportion aux choses qu’on nous montre : il faut de grandes causes aux grandes passions.

Les événements de la vie commune ne permettraient pas cette force extrême des sentiments, où consiste la seule universalité possible dans leur expression. Ainsi tous les degrés divers où s’arrête la sensibilité des individus sont comme contenus et ramassés dans le type que la tragédie présente : Roxane et, Phèdre sont les peintures les plus complètes, générales et individuelles à la fois, de l’amour, parce qu’elles manifestent le maximum d’énergie d’une passion que chacun porte en soi, ressemblante en nature, mais inférieure en puissance.

Corneille sentit plus ou moins clairement cet avantage de la tragédie sur le drame bourgeois : il vit à coup sûr que celui-ci ne pouvait lui en offrir aucun que la tragédie ne possédât alors.

Il ne faut pas juger de la vraie tragédie avec les opinions d’aujourd’hui. Nous subissons encore l’influence des tragédies du XVIIIe siècle et de l’Empire, contre lesquelles les romantiques firent leur brillante campagne, et s’il en naît encore quelqu’une par hasard, ou elle n’est guère autre chose qu’un drame, ou elle ne fait que nous confirmer dans l’idée que la tragédie est un poème où tout est faux, une déclamation en cinq actes, où tout est creux, factice, artificiel, où un langage noble par convention est plaqué sur des sentiments nobles aussi par convention, où rien ne ressemble à la vie ordinaire et à la nature.

Mais telle n’était pas la tragédie au XVIIe siècle, et telle n’était pas l’idée qu’on s’en faisait. La tragédie était fondée sur un système de conventions qui l’éloignaient en effet de la réalité : mais, comme le public les acceptait, elles y équivalaient et en donnaient l’impression. On ne quittait donc l’imitation stricte de la nature que pour en donner la sensation plus exacte, et c’était un mensonge dont la vérité profilait. Il en est ainsi de toutes les formes de la poésie dramatique qu’on a pu imaginer : elles reposent toutes sur des conventions qui changent selon les siècles et selon les pays ; mais ce sont toujours des conventions.

Qu’importait que le cadre fût grec ou romain ? À vrai dire, l’antiquité n’était pas morte alors, elle était bien vivante encore, et on la trouvait partout, dans les jardins de Versailles, dans les tableaux de Lebrun, dans les ballets de la cour, comme à l’hôtel de Bourgogne. La forme antique était comme le moule où s’enfermait nécessairement toute pensée poétique ou artistique d’un ordre élevé. Nul ne s’étonnera de voir sur la place des Victoires Louis XIV en perruque vêtu d’un habit à la romaine. Les yeux, habitués à la couleur antique, qui teignait tous les objets, passaient outre et en distinguaient sans peine la nature intime. La fiction était transparente et ne jetait pas une ombre sur la vérité, d’autant que le XVIIe siècle s’était réfléchi lui-même dans l’image qu’il se représentait de l’antiquité : puisque l’homme est le même dans tous les temps, il concevait les anciens à sa ressemblance.

Qu’importait aussi que les personnages fussent des rois et des héros ? Cela nous choque aujourd’hui ; on ne s’en étonnait pas alors ; et accoutumés qu’étaient les spectateurs à ces augustes personnages, ils les regardaient moins dans leur dignité que dans leur humanité. Ils pensaient avec Corneille que

Pour grands que sont les rois, ils sont ce que nous sommes,

et retrouvaient dans ces âmes royales les mêmes passions qu’ils avaient senties en eux et aperçues autour d’eux. Ils n’avaient pas besoin qu’on mît sur la scène leurs vêtements et leurs intérêts pour se reconnaître, et, dans l’inégalité des conditions, ils voyaient l’identité des sentiments.

Corneille, qui devina le drame, le rendit inutile par la manière dont il conçut la tragédie, dont il la rendit capable de recevoir tous les sentiments, toutes les passions, tous les caractères[15]. Dans les héros et les rois, il ne prit point en général ce qui les distingue de la foule, mais ce qui les en rapproche. Ce ne sont point les passions particulières à leur condition qu’il se plut à peindre surtout, mais les passions communes à tous les nommes. De là la ressemblance singulière de son théâtre avec la vie. On n’a jamais rendu assez de justice à la vérité simple, naïve, familière, des caractères même les plus sublimes de Corneille.

Les contemporains retrouvaient dans ses œuvres toutes leurs idées, toutes leurs émotions, tout ce qui les occupait et les agitait dans la vie. Corneille aimait les situations extraordinaires, mais pour y déployer dans leur plus grande énergie des passions ordinaires. Ainsi a-t-il fait souvent des affections de famille le ressort de son action et l’objet de son analyse[16]. Il a peint quelquefois des passions extraordinaires, inaccessibles à la simple humanité : pourquoi se serait-il interdit d’user des avantages que la condition de ses personnages lui offrait ? Mais il n’a jamais manqué, à côté des sentiments inconnus à la foule, d’en étaler d’autres, moins rares et plus familiers, où elle pût se reconnaître et se reposer.

Les héros, dans leurs plus admirables mouvements, ne nous touchent autant que parce que nous nous sentons semblables à eux. Sans doute nous n’agissons pas comme eux, et nous sommes incapables de le faire : nous les admirerions moins si nous pouvions les égaler. Mais au moment même où leur vertu nous confond et nous écrase, elle frappe et réveille un sentiment bien faible, bien obscur, que nous ne soupçonnions pas en nous, que nous nous étonnons d’y trouver, mais qui y est pourtant et qui nous fait pareils aux Rodrigue et aux Nicomède. C’est une fibre morte dans notre cœur, c’est en eux l’énergie toute puissante et maîtresse de l’âme : nous leur savons gré de nous montrer tout ce que peut ce je ne sais quoi de grand qui est en nous et dont nous ne faisons rien. Nous les aimons de manifester la noblesse et la puissance de la nature qui est faible et basse en nous, et la même pourtant. Ils nous donnent la consolation de croire que les circonstances nous ont manqué, que dans le même besoin nous aurions exercé la même vertu : douce illusion dont l’amour-propre se flatte un moment sans en être tout à fait dupe.

Même à la fin le souci de la vérité l’emporta dans l’esprit de Corneille sur celui de l’intérêt dramatique. Il se contenta de peindre des caractères vrais, et, désarmant en quelque sorte les passions, il les peignit dans cette médiocre agitation qui leur est plus ordinaire que les explosions violentes. Il se plut à décrire ces âmes compliquées, où la société étouffe la nature, repliées sur elles-mêmes, froides en apparence, mais passionnées au dedans, qui souffrent sans un cri, et d’autant plus profondément. Le roman seul admet de pareilles analyses. Corneille fit alors des pièces qui n’étaient pas dramatiques : la vérité psychologique y est, mais l’émotion, l’éclat manquent[17].

Tout ce qui nous dépayse aujourd’hui, et nous condamne à un effort pénible pour retrouver le fonds éternel de la nature humaine, était familier aux contemporains. Les âmes étaient encore montées à un ton héroïque, et les Rohan, les Guébriant, les Gassion, les Condé, tant de gentilshommes qui s’illustrèrent ou périrent sous eux, voyaient de la vraisemblance dans le récit de Rodrigue, qui a pour nous le merveilleux irréalisable de l’épopée. Dans ce temps d’intrigues, de conjurations et de coups d’État, d’émeutes et de révoltes, de galanterie passionnée et d’aventures romanesques, dans ce temps où les affaires d’État se compliquaient d’affaires de cœur, où tout ne respirait, ne parlait qu’amour et politique, les sujets tragiques n’étaient pas froids : ‘ce n’étaient pas des fictions de poètes, c’était la vie de tous les jours ; le théâtre était l’écho de la rue, des salons, et du cabinet des princes[18]. Corneille n’était pas seulement le peintre sublime de la raison et de la volonté : c’était aussi le peintre exact de l’esprit de son temps ; il y avait en lui, outré le génie tragique que nous savons encore admirer, une faculté d’observation exacte que nous n’apercevons plus et que tout le monde alors comprenait.

Cette conception de la tragédie ne fut pas particulière à Corneille. La Calprenède, Tristan, du Ryer, Rotrou, Thomas Corneille même, disciple attardé de son aîné, exprimèrent dans leurs œuvres les passions du même temps, et vêtirent à l’antique des âmes modernes. Il n’était pas besoin d’embourgeoiser la tragédie : le peuple était à sa hauteur.

 

III

 

Puis cette tragédie cessa d’être vivante. Quand ces seigneurs et ces dames, ces gentilshommes et ces bourgeois, qui avaient conspiré sous Richelieu et fait la Fronde sous Mazarin, qui avaient senti les émotions profondes de la guerre contre l’Espagne et cherché à tâtons les lois fondamentales du royaume, qui avaient essayé d’expliquer dans de spirituelles causeries ou de réaliser dans d’étranges aventures les effets merveilleux d’un héroïque amour, quand ces personnages disparurent ou se firent vieux, quand les précieuses furent ridicules et que l’obéissance fut à la mode, quand un roi enfin entra en scène, et que toute la France abdiqua entre ses mains, à une société nouvelle il fallut une tragédie nouvelle. Les maximes d’État ne touchaient pas la jeune cour, plus polie et plus légère, plus brillante et moins fortement trempée que l’ancienne. Elle ne se piquait point de raisonner sur la politique : les affaires de l’État étaient l’affaire du roi. On ne l’intéressait que médiocrement par la peinture des affections de famille : la vie s’écoulait à Versailles, chez le roi, le divorce se faisait entre le mari et la femme, occupés chacun à part de leurs emplois, de leurs intrigues, de leurs plaisirs, autour du roi ou de la reine, d’un prince ou d’une princesse, et n’ayant plus en commun que le nom et la fortuné qui s’en va ; les enfants, lien de l’affection conjugale, étaient, à Paris ou en province, aux mains d’un domestique, ou dans la tristesse d’un collège ou d’un couvent. Toute la France était là, autour de la personne royale, d’où émanaient la puissance et la richesse, titres, pensions, charges, gouvernements, et d’où rayonnaient la joie et le plaisir, jeux, carrousels, ballets, comédie. Dans cette vie de cour, après le soin de plaire au roi, la seule affaire est l’amour, dont le monarque donne l’exemple : non plus l’amour romanesque, source d’actions sublimes, mais l’amour délicieux, source de plaisirs et de crimes. Cet amour s’empara de la tragédie. On voulut du tendre, on en eut : Quinault peupla la scène de fades soupirants. Racine ranima la tragédie, et y fit rentrer la passion et la flamme ; sous la doucereuse galanterie des courtisans, il découvrit la brutalité, les convulsions désordonnées, les égarements inouïs de l’amour sensuel. Dans l’homme de cour, dans l’homme, il montra la bête, déchaînée et furieuse. La noblesse des attitudes et du langage plaisait à Versailles : l’action, violente, vulgaire parfois dans son horreur, entraînait le peuple, qui y retrouvait ses propres instincts et ces drames éternels de l’amour, que toutes les imaginations ébauchent dans les jours de colère ou d’angoisse, et que peu de bras exécutent dans la réalité. Dans ces palais classiques se développaient les misères et les crimes de l’alcôve et de la rue[19], tout ce que les peintres de nos plaies sociales ont porté de nos jours à la scène.

Un sens exquis du vrai et le respect de l’antiquité avaient chez Racine arrêté dans de justes limites l’influence des mœurs modernes. Il avait su, dans l’expression des passions humaines qui donnaient à ses tableaux leur éternelle vérité, allier cet air d’antiquité qui y jetait une grâce si noble, et ces tons franchement modernes qui les animaient d’une vie si puissante. Français, Grec, humain, il avait fondu tous les éléments dans une merveilleuse harmonie. Ses rivaux, qui n’avaient ni son goût ni son génie, ne surent pas garder à la tragédie cet équilibre délicat : incapables d’aller au fond du cœur humain, ils firent dominer la vérité superficielle sur la vérité intime ; ils peignirent par les dehors la passion dont ils n’apercevaient pas les mouvements secrets, et ce fut naturellement à la moderne qu’ils l’habillèrent. N’ayant point le sentiment juste et fin de l’antiquité, ils ne sentirent point le ridicule du travestissement qu’ils imposèrent aux héros grecs et aux empereurs romains.

L’idée qui les dominait était de donner au public le moyen de se reconnaître, et de ne rien lui offrir qui choquât ses goûts et ses opinions. Pradon s’explique fort délibérément là-dessus, en présentant son Hippolyte à la duchesse de Bouillon : « Si les anciens nous l’ont dépeint comme il a été dans Trézène, du moins il paraîtra comme il a dû être à Paris, et, n’en déplaise à toute l’antiquité, ce jeune héros aurait eu mauvaise grâce de venir tout hérissé des épines du grec dans une cour aussi galante que la nôtre[20]. » Tous ces faibles contemporains de Racine ne perdent jamais de vue leur temps, et y rapportent toute leur œuvre. « Mon sujet, dit l’abbé Genest[21], m’a fourni l’idée de toutes les vertus qui sont l’âme de la société civile, les devoirs d’un fidèle sujet envers son roi, d’une illustre femme envers son mari, d’un fils généreux envers son père. »

Cette préoccupation de la modernité se remarque jusque dans les défauts de leurs pièces. La plaie irrémédiable n’est pas alors l’étalage emphatique de lieux communs brillants, la peinture prétentieuse d’une nature de convention, c’est plutôt la vulgarité, la platitude. Les sentiments sont vrais, en général, sans profondeur, mais les pensées et le style sont étrangement bourgeois : c’est l’élévation et la poésie de Scribe.

Quelques exemples le feront voir. Voici une jeune Romaine, Fulvie, qui aime Régulus[22] ; Pradon en fait une ingénue pour qui un avocat ou un substitut ne valent pas un bel officier qu’elle voit passer à cheval sous ses fenêtres :

Non, il faut l’avouer à la gloire des armes,
Faustine, les guerriers ont pour nous plus de charmes,
Leur mérite à nos yeux brille avec plus d’éclat,
Que ceux de qui la pourpre est toujours au sénat.

C’est ce qu’ont depuis si bien répété les trois filles de M. Gavaut[23].

Aricie, qui tout à l’heure sera mise sous clef dans le cabinet de Phèdre, comme la Cécile de Musset[24], emploie pour retenir Hippolyte, qui veut partir, la coquetterie et les manèges d’une petite pensionnaire, à peine déniaisée et fraîchement échappée de son couvent :

Sans trouble, sans chagrin vous sortez d’une ville
Où... Que l’on est heureux d’être né si tranquille...
Mais enfin loin de vous je vais être inquiète,
Et si vous consultiez ici mes sentiments,
Vous pourriez bien, seigneur, n’en partir de longtemps[25].

C’est la nature encore, mais rendue avec vulgarité. Voltaire avait remarqué que, dans ce sujet de Phèdre, Pradon a souvent rencontré les pensées et les sentiments qu’exprime Racine : mais il a un autre style.

Le bon abbé Genest a, comme Pradon, des trouvailles de platitude qui ne sauraient se payer. Mais, si l’on oublie que l’auteur nous raconte l’Odyssée, on verra que tout le monde parle et agit chaque jour comme le héros de Pénélope.

Eurymaque a disputé jadis Pénélope à Ulysse ; et de dépit d’être refusé, il s’est, non pas tué, mais marié ; il a des enfants. Quand il apprend qu’Ulysse est mort, ayant le bonheur d’être veuf, il sent son cœur s’attendrir encore pour Pénélope, dont la beauté est, du reste, bien conservée. Mais il est fort mal reçu. « Aussi, c’est votre faute, lui dit Antinoüs, témoin d’une de ces rebuffades ; vous vous jetez à ses pieds : vous ne connaissez pas les femmes. Elles n’ont que des caprices et de la vanité. Vous aimez Pénélope gratuitement ; elle a le plaisir de l’amour, avec la gloire de la vertu. Au lieu de soupirer, exigez : faites-vous craindre. Le devoir, la vertu, phrases, grimaces. Quand vous voudrez bien, vous l’aurez ; si elle ne se donne, elle se laissera prendre : une femme aime toujours à être un peu forcée. Et puis il y a longtemps qu’elle pleure, elle doit s’ennuyer. »

Et d’ailleurs, que sait-on ? peut-être qu’elle-même
Cédera sans regret à l’effort amoureux
Qui va la retirer d’un deuil si rigoureux.
Sur quelque fondement que sa fierté s’appuie,
D’un état si funeste à la fin on s’ennuie[26].

Pénélope, de son côté, n’a qu’un souci : comme certaine baronne d’opérette, elle est obsédée de l’image d’Ulysse infidèle. « Il ne revient pas, donc il me trompe, » c’est l’éternelle cantilène de la pauvre femme.

Par l’indigne mépris d’une épouse fidèle,
Il flatte, le volage, une amante nouvelle :
Mes lettres, mes regrets, mes plaintes, mes soupirs,
De leurs doux entretiens augmentent les plaisirs[27].

Ulysse a la même inquiétude sur sa femme, et quand Eumée l’a rassuré, il s’écrie pathétiquement : «Vertu pleine de charmes[28] ! » Et comme « c’était un des plus galants hommes de la Grèce » (Pradon nous l’a appris), il dit gracieusement à sa femme :

De tant de maux divers qu’on me laisse endurer,
Votre absence est le seul qui m’ait fait soupirer[29].

Comme la fidélité n’était pas une vertu de grand seigneur au XVIIe siècle, la jeune Iphise n’est pas plus rassurée sur Télémaque, et quand il revient de Sparte et de Mycène, le premier mot qu’elle lui dit est qu’il y a été chercher des distractions[30]. Télémaque se lave convenablement de ce reproche. Il est aussi bon fils que parfait amant ; et la joie de retrouver son père le trouble au dernier point ; il s’écrie :

...Mon père, je vous vois !

Et comme la joie l’étouffe, comme il ne peut plus parler, il a soin de nous le dire :

Je perds en cet instant l’usage de la voix.

Tout est plat, rien n’est faux, la vérité historique mise à part, dans une telle pièce.

Il en est de l’action comme du style. On ne recherche pas encore les sujets épouvantables, inouïs ; les actions dénaturées, les crimes impossibles. Pradon recule devant l’amour incestueux d’une belle-mère pour le fils de son mari : sa Phèdre n’est que fiancée à Thésée. Il n’a su en faire qu’une femme à tempérament ardent, qui veut déniaiser un beau « garçon insensible » : un personnage de roman moderne, dont quelques traits semblent venir des Contes de La Fontaine.

S’il est un sujet terrible et antique, c’est celui de Médée. Longepierre l’a rendu avec énergie. La fierté de Médée est bien soutenue : les passions qui l’agitent, amour, orgueil, jalousie, amour maternel, haine, sont peintes avec énergie[31]. C’est un beau caractère, vigoureux, complexe et précis. Le goût du jour n’affadît pas le rôle. Mais à côté de cette figure héroïque, le poète a placé son Jason, dont la physionomie est singulièrement vivante et bien moderne. C’est le séducteur bien connu du roman et du théâtre, l’homme qui va d’amour en amour, conquérant et abandonnant, toujours fertile en sophismes pour justifier sa conduite, être lâche et sot, qui se croit généreux et habile. Il regrette d’abandonner Médée, il la plaint ; mais qu’y faire ? « Il aime ailleurs. La raison, au reste, le veut : c’est son seul moyen de salut. » Il a ce qu’il faut de remords pour se croire quitte envers elle et parfaitement honnête. Au reste, l’amour justifie tout : et le divorce est permis[32]. Sa nouvelle passion, Créuse, a des scrupules, l’ingénue ! Jason lui montre l’ordre du ciel, qui réprouve son union avec Médée[33]. À Créon, il dit un mot en faveur de Médée ; mais, sûr par là de sa propre générosité, il cède du premier coup aux raisons qu’on lui allègue[34]. Il est admirable avec Médée. « C’est un malheur nécessaire. Le ciel le veut ; et c’est l’intérêt de Médée : il y va de sa vie. Lui-même, la reconnaissance l’oblige à épouser Créuse. Et puis il ne peut rien pour elle, que se souvenir de ses services : il ne manquera pas de le faire. » C’est complet, quand il annonce qu’il garde les enfants : « il leur fera un sort, ils seront heureux. Médée a tort de se fâcher : il ne veut que la consoler. »

Le temps et la raison ouvrant enfin vos yeux,
Vous me rendrez justice en me connaissant mieux[35].

Quand ce fâcheux tête-à-tête est terminé, Jason se sent léger et joyeux. Il marivaude, il dit des douceurs à sa fiancée. Il s’indigne qu’elle puisse douter de l’éternité de son amour. « Hipsipile et Médée ? ce n’était pas la même chose. Il aime pour la première fois ; » enfin tout ce qu’un homme à bonnes fortunes dit en pareil cas : on le croit[36]. Cependant une chose le gène. Il ne peut s’empêcher de penser à Médée : cela l’impatiente, cela lui paraît une injustice du sort.

Et ne saurait-on être heureux impunément[37] ?

Quand Médée vient lui faire ses adieux, éplorée et soumise[38], il trouve qu’elle s’est calmée un peu vite. Sa vanité en souffre : on est flatté, au fond, d’être traité d’ingrat et de monstre. Ce dépit passe bientôt, et il jouit de son triomphe dans la douce humilité de Médée. Du plus grand air, avec une dignité noble, content de lui et s’écoutant parler, il promet sa protection aux enfants qu’elle lui laisse :

Qu’avec joie à vos vœux j’accorde cette grâce...
Et je ne me fais roi que pour les couronner.

Et, très convaincu que la situation est réglée, qu’il en a fini avec un passé gênant, il quitte Médée avec quelques paroles d’une banalité affectueuse. En homme du monde rompu à de pareilles séparations, il sait à propos glisser dans ses adieux un soupir discret, qui est un dernier hommage à son ancien amour[39].

J’ai insisté sur la pièce de Longepierre, parce qu’on y voit combien un homme qui n’avait point de génie, traitant un sujet légendaire et merveilleux, a su mettre de vérité dans un rôle de second plan.

La tragédie au temps de Racine, celle même de Pradon, de Genest, de Longepierre, médiocre, mal écrite, ridicule souvent et dégoûtante de platitude, avait donc encore cependant ce mérite d’offrir au public une représentation de la vie, dont il saisissait le rapport avec la réalité. Elle remplissait encore son office, et rien ne sollicitait encore le public à désirer, les auteurs à chercher autre chose pour la remplacer.

 

IV

 

Mais à la fin du siècle, la tragédie changea et cessa soudain de répondre à ce qu’on demandait d’elle. L’influence de Racine n’y fut pas étrangère et contribua sans doute à la décadence du genre. Telle fut la séduction de son génie, que son œuvre se substitua à la nature, que ses disciples et successeurs le prirent pour modèle et ne regardèrent pas le monde. L’élégance de son style voila à leurs yeux l’énergie de ses peintures, et comme on ne pouvait lui prendre la vérité intime des passions, on copia servilement ses procédés et son langage. La tirade d’amour envahit plus que jamais la tragédie : mais comme on n’étudiait pas la nature, les observations fines, les analyses profondément vraies furent remplacées par des lieux communs, par d’incolores banalités, par des tirades amphigouriques ou emphatiques. Racine avait évité la monotonie à force de vérité : il avait présenté autant de formes de l’amour que de caractères. Mais alors cet amour fade et faux répandant son uniforme couleur sur tous les caractères, on chercha à réveiller l’intérêt par des intrigues extraordinaires, par des actions inouïes et merveilleuses, par un style déclamatoire et brillant. Le goût romanesque du temps de Louis XIII sembla renaître ; une préciosité nouvelle s’épanouit. Les atrocités, les horreurs, les passions démoniaques, les crimes dénaturés, le bel esprit, les pointes, les madrigaux, les vers ronflants et creux, les beaux vers, s’étalèrent sur la scène. On vit paraître ces sujets étranges, cette nature factice, ces sentiments de convention, ces généralités vagues, ces faux brillants, cette insupportable élégance, dont la tragédie ne put se débarrasser et qui la perdirent. Dans une pièce de Campistron, le député d’une province révoltée s’adresse en ces termes à son souverain :

Tout un peuple, seigneur, vous parle par ma bouche :
Un peuple qui, toujours à vos ordres soumis,
Fut le plus fort rempart contre vos ennemis,
Et de qui la valeur, justement renommée,
Se fit craindre cent fois à l’Europe alarmée,
Quand votre illustre père achevant ses exploits
Se vit et la terreur et l’arbitre des rois.
Vous le savez, seigneur, ce peuple magnanime
Fut toujours honoré de sa plus tendre estime,
Et ce digne héros, pour ses fameux combats,
Choisissait parmi nous ses chefs et ses soldats.
Cet heureux temps n’est plus ; ces guerriers intrépides
Sont en proie aux fureurs de gouverneurs avides ;
Sous des fers odieux leur cœur est abattu ;
La rigueur de leur sort accable leur vertu :
Tout se plaint, tout gémit dans nos tristes provinces ;
Les chefs et les soldats, et le peuple et les princes ;
Chaque jour sans scrupule on viole nos droits,
Et l’on compte pour rien la justice et les lois.
En vain nos ennemis h vos peuples soutiennent
Que c’est de votre part que leurs ordres nous viennent :
Non, vous n’approuvez point leurs sanglants attentats ;
Je dirai plus, seigneur, vous ne les savez pas.
Ah ! si pour un moment vous pouviez voir vous-même
Pour quels coups on se sert de votre nom suprême,
Que ce saint nom ne sert qu’à nous tyranniser,
Qu’à mieux lier le joug qu’on nous veut imposer ;
Alors de vos sujets, moins empereur que père,
Vous ne songeriez plus qu’à finir leur misère,
Et qu’à punir bientôt avec sévérité
Ces indignes abus de votre autorité !
Enfin, si l’on a vu nos peuples en furie
S’armer pour maintenir les droits de la patrie,
Seigneur, nos gouverneurs sont les plus criminels :
Ils nous ont trop appris à devenir cruels.
Pour vous nous conservons la foi la plus constante :
Faut-il vous en donner quelque preuve éclatante ?
Faut-il, pour soutenir l’honneur de votre rang,
Prodiguer tous nos biens, verser tout notre sang ?
Faut-il, nous exposant aux horreurs de la guerre,
Suivre vos étendards jusqu’au bout de la terre ?
Vous nous verrez contents au milieu des déserts,
Braver, pour vous servir, tous les périls offerts,
Et mériter de vous, en cherchant à vous plaire,
Les bontés dont jadis nous combla votre père.
Mais s’il faut, chaque jour, par de nouveaux tyrans
Voir piller nos maisons, massacrer nos parents,
Et les trésors tirés du sein de nos provinces,
Rendre ces inhumains plus puissants que nos princes ;
Je l’avouerai, seigneur, nos peuples irrités
S’emporteront toujours contre leurs cruautés.
C’est à vous de juger en prince légitime,
S’il faut ou nous absoudre ou punir notre crime :
Si vous nous condamnez, pleins de respect pour vous,
Seigneur, sans murmurer nous souffrirons vos coups ;
Mais du moins rejetez les avis sanguinaires
Des perfides auteurs de toutes nos misères :
Prononcez par vous-même, et ne consultez pas
Des cœurs intéressés à troubler vos États[40].

Voilà la pure rhétorique. Qui parle ? à qui ? pour qui ? Imposable de le deviner : il n’y a pas un mot dans cette longue tirade qui nous éclaire. Rien aussi qui révèle le temps et le génie de l’auteur, si l’absence du détail caractéristique n’était assez caractéristique par elle-même. Ce discours est le canevas incolore du développement que n’importe quel auteur de n’importe quel siècle pourra mettre dans la bouche de n’importe quel député défendant ses compatriotes révoltés, quels qu’ils soient, devant son prince légitime, quel qu’il soit. Nous voyons là, dès 1685, le modèle de ces tragédies que l’auteur pouvait indifféremment transporter dans les quatre parties du monde et dans tous les siècles, sans qu’il eût à changer que les noms propres.

Vers le même temps, Boursault fait une Princesse de Clèves, qui tombe : il donne d’autres noms aux personnages, sans modifier autrement sa pièce, et il en fait un Germanicus, qui réussit.

À défaut du vrai, on cherche le rare, le monstrueux. Campistron montre dans Tiridate (1691) l’amour incestueux d’un frère et d’une sœur.

On ne sait plus se contenter des grandes et éternelles passions de l’humanité. On pousse tous les sujets vers l’imbroglio et le romanesque. Lagrange-Chancel avait une belle occasion de peindre dans Ino et Mélicerte l’amour maternel qu’il avait faiblement traité dans Amasis. On sait par l’argument d’Hygin qu’Euripide s’était contenté du jeu de l’amour maternel et de la haine, dans le cœur d’Ino : et c’était une ample matière. Lagrange-Chancel, incapable de remplir cinq actes d’une élude de passions, a fait un roman militaire, inventant une de ces intrigues dont parle Musset,

Tournant comme un rébus autour d’un mirliton.

Un homme marié à deux femmes vivantes, qui regrette l’une et craint l’autre ; une jeune fille qu’on veut marier par force, et qui soupire pour un général ennemi qu’elle a vu donner l’assaut avec grâce ; une femme ignorée de son mari, un fils de sa mère ; des déguisements et des changements de noms, Ino s’appelant Cléone, et Mélicerte Alcidamas ; un fils qui fait la guerre à son père, et un général qui, au lieu de prendre les villes qu’il assiège, se contente d’emporter un cœur de jeune fille ; enfin une mère qui tue son fils par erreur dans un corridor mal éclairé : voilà l’Ino et Mélicerte de Lagrange-Chancel, et la seule émotion qu’on ressente de ces étranges complications est un étonnement sans plaisir.

Le véritable tragique disparaît dans l’entassement des incidents. Dans Amasis, qui est le sujet de Mérope dépaysé, Sésostris et sa mère ne se reconnaissent qu’au dénouement. Celle-ci, pendant quatre actes, n’est occupée qu’à injurier le tyran et à larmoyer sur son fils. Au lieu de mettre l’amour maternel au premier plan, Lagrange-Chancel attire toute l’attention du public sur un roman qu’il imagine, où Sésostris se fait reconnaître pour fils du tyran qu’il veut assassiner.

Crébillon donne dans ce goût. Personne peut-être n’a plus fait que lui pour rompre les derniers liens entre la tragédie et la nature : la vigueur de son génie, qui frappait les imaginations, n’a pas laissé apercevoir d’abord la dangereuse route où il s’égarait ; et par ses qualités même comme par ses défauts, il a contribué à tuer la tragédie. Crébillon aimait fort les romans, et, ne se contentant pas de ceux qui existaient, il passait des journées à en combiner d’extraordinaires, qu’il n’écrivait point. Ce goût a passé dans son théâtre. Ce ne sont que déguisements et reconnaissances, faciles moyens d’amener des coups de théâtre, intrigues enchevêtrées, atrocités inouïes. Il a pris dans la fable tout ce qui déconcerte le plus la nature et est pour ainsi dire en dehors de l’humanité. Un oracle demandant à un père de tuer son fils, et pour égayer le sujet, ce père et ce fils rivaux d’amour : voilà Idoménée. Un frère qui veut faire assassiner son frère par son fils et faire épouser à celui-ci sa propre sœur ; qui enfin fait boire au père une coupe pleine du sang de son fils : voilà Atrée et Thyeste. Une partie carrée d’amoureux aboutissant à un parricide, les deux enfants d’Agamemnon épris des deux enfants d’Egysthe : voilà Électre. Une femme meurtrière de son mari, amoureuse de son fils ; un raffinement d’incognito, Ninias élevé sous le nom de Mérodate et portant celui d’Agénor : voilà Sémiramis. Un mari assassin de sa femme, qui vit encore dix ans après sous un nom d’emprunt, et lui de même : le père, le fils, la belle-fille et la femme se voyant, se parlant sans se reconnaître ; le père épris d’une femme, qui est mariée à l’un de ses fils et aime l’autre ; le père enfin assassinant son fils sans s’en douter : voilà Rhadamiste et Zénobie.

Les passions sont rares, comme les incidents. Les pensées sont banales et extraordinaires et fausses à la fois. Ainsi s’établissent une nature factice, des sentiments de convention, qui font bien décidément de la tragédie un monde à part et sans rapport avec la réalité. Une morale se fonde à l’usage des héros, qui n’a pas cours dans le monde.

Et jamais de remords un cœur n’est combattu,
Quand ses heureux forfaits couronnent la vertu[41].
Il n’est point de forfait que le trône n’efface[42],
Mais trahir un tyran ne fut jamais un crime[43].

« Les honnêtes gens, dit sensément Grimm à propos de ce dernier vers, sont d’avis qu’il ne faut trahir personne[44]. »

Que de révoltes de la nature ! Que de cris de la voix du sang ! Que de pressentiments merveilleux, au 1er acte de tout ce qui arrivera jusqu’au cinquième ! Il y a des conventions qui déterminent les caractères, des formules qui s’appliquent à toutes les situations. Chaque personnage semble occupé, avant tout, de ne pas tromper l’attente du public, qui compte sur tels sentiments ; tels gestes, tels cris. Voyez les tyrans : quels raffinements inouïs de cruauté ! C’est qu’ils savent que leur rôle est d’être odieux, ils y travaillent consciencieusement. L’Atrée de Crébillon combine ses atrocités avec un plaisir évident ; il semble demander à chaque instant au public : « Suis-je assez tyran ? »

Enfin, tous ces personnages nous définissent sans cesse l’impression que nous devons éprouver, au lieu d’agir et de parler de façon que nous l’éprouvions.

À peine rencontre-t-on par-ci par-là quelques peintures vraies et naturelles, dans les sombres romans de Crébillon, ou dans les vives esquisses de Voltaire, qui avait l’idée de la vraie tragédie, sans avoir la force ou la patience de la réaliser. Partout ailleurs règnent le lieu commun, les intrigues bizarres, les passions hors de la nature, les sentiments de convention, le style ampoulé ou brillant.

De cette façon il était devenu vraiment facile de faire une tragédie. On prenait une pièce de Corneille ou de Racine, et l’on cherchait dans l’histoire ou dans la fable un sujet analogue qui permit de démarquer l’œuvre des maîtres. « On a fait, dit Grimm, cent mauvaises copies de la Cléopâtre de Corneille dans Rodogune : Astarté est la cent unième[45]. » On bâtissait sa pièce sur un plan connu de tout le monde ; un curé de Basse-Normandie en donnait bonnement la recette à Grimm : « Messieurs, j’ai trouvé un plan admirable pour toutes les pièces à faire. Par exemple, dans ma tragédie de Balthasar, il s’agit de savoir si le roi soupera ou non ; car s’il ne soupe pas, la main n’écrira pas[46]. Or je n’ai qu’à inventer deux acteurs dont l’un veut que le roi soupe, et l’autre ne le veut pas, et cela alternativement. Si moi, poète, je veux que le roi soupe, celui-là parlera le premier ; ainsi, acte premier, le roi soupera ; acte second, le roi ne soupera pas ; acte troisième, il soupera ; acte quatrième, il ne soupera pas ; acte cinquième, il soupera. Si, au contraire, je ne veux pas qu’il soupe, je commence mon premier acte par : il ne soupera pas ; acte second, il soupera ; acte troisième, il ne soupera pas ; acte quatrième, il soupera ; acte cinquième, il ne soupera pas. Voilà tout le mystère[47]. ».

On sème sur le tout des maximes et des beaux vers[48], et la pièce est faite.

Étudier la nature et connaître l’homme, il n’en est pas question. On fait des tragédies en sortant du collège, quand on connaît son Contiones, son Virgile et deux ou trois pièces de Corneille et de Racine. Si l’on a lu un peu de Rotrou et de Thomas Corneille, on n’a plus rien à apprendre. Marmontel, tout jeune, lauréat des Jeux floraux et de l’Académie française, s’en va trouver Voltaire, qui l’engage à écrire pour le théâtre : là seulement on trouve gloire et profit. « Mais, dit Marmontel, au théâtre, que ferai-je, jeune, inexpérimenté, ignorant du monde ? – Une bonne comédie, me dit-il d’un ton résolu. – Hélas ! Monsieur, comment ferai-je des portraits ? je ne connais pas les visages. » Il sourit à cette réponse. « Eh bien ! faites des tragédies[49]. » Marmontel suivit le conseil, et se fit applaudir tout comme un autre.

Il est vrai que le public, peu difficile, et qui estimait une pièce pour une tirade ou un vers, ne respectait guère au fond ce qu’il applaudissait par habitude. « Et qu’est-ce que tout cela, fait-on dire à une femme, dans une comédie, s’il vous plaît ? un tintamarre d’incidents impossibles, de reconnaissances que l’on devine, de princesses qui se passionnent si vertueusement pour des héros que l’on poignarde, quand on n’en sait plus que faire ; un assemblage de maximes que tout le monde sait et que personne ne croit ; des injures contre les grands, et par-ci par-là quelques imprécations ! En vérité cela vaut bien la peine d’avoir les yeux battus et le teint flétri[50] ! »

On s’éloignait en réalité de la tragédie. On admirait Corneille et Racine plus qu’on ne les comprenait. On cherchait dans Voltaire, dans ses contemporains, dans ses disciples, des intentions philosophiques, plutôt que des effets dramatiques, des vues théoriques sur l’homme, plutôt que des observations sur la vie humaine. Et les jeunes gens qui ont fait une ou deux tragédies, pour montrer qu’ils avaient des lettres, et qu’ils savaient écrire, pour avoir leurs entrées à la Comédie ou leur voix chez Procope, se retirent presque tous dans le genre qui leur convient en effet, Marivaux dans le roman et la comédie, Colardeau dans l’héroïde, d’autres dans la critique, d’autres dans la paresse ou la vie mondaine.

Aussi ne faut-il pas s’étonner que l’on cherche quelque chose pour remplacer la tragédie. Elle n’atteint plus à son but, qui est de peindre la vie des hommes du côté sérieux ou triste. On sentit cette insuffisance dès la fin du XVIIe siècle ; une dame proposait à Boursault de laisser là les Grecs et les Romains, et de peindre des Français. « Vous dites, lui écrivait Boursault, qu’un grand homme de notre France dont la vie serait pleine de belles actions et qu’on ferait parler comme naturellement les honnêtes gens y parlent, ferait pour le moins autant de plaisir à voir que des héros dont les noms paraissent usés à force de les entendre répéter[51]. » La chose était prématurée en 1678, et la Princesse de Clèves tomba : Boursault du reste, en mettant des Français sur la scène, n’avait rien changé aux conventions et aux formules de la tragédie. Un peu plus tard, La Motte s’en prenait au vers de la fausseté de la tragédie, et faisait un Œdipe en prose, aussi mauvais, aussi faux que son Œdipe en vers. On cherchait le remède : il n’y en avait pas. Il fallait laisser agoniser la tragédie, et trouver autre chose : La Chaussée apporta ce que tout le monde attendait. Il y fut amené par l’évolution lente de la comédie.

 

 

Chapitre II : Évolution de la comédie

 

I

 

Molière se fit une idée de la comédie, qui excluait le genre sérieux, et que Boileau a fort bien exprimée :

Le comique, ennemi des soupirs et des pleurs,
N’admet point en ses vers de tragiques douleurs.

Selon les propres termes de Molière, il s’agit dans la comédie de rendre agréablement les défauts de tout le monde. Il faut peindre les hommes, et les peindre d’après nature. Mais cela ne suffit pas : ce n’est point assez, comme dans les pièces sérieuses, dans les tragédies, de dire des choses qui soient de bon sens et bien écrites ; dans la comédie, il faut plaisanter, et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. Ainsi le poète n’a fait que la moitié de sa tâche quand il a peint exactement les mœurs : il lui reste à les représenter plaisamment. Le ridicule est un des éléments essentiels de la comédie : la vérité n’y est pas plus nécessaire.

Voilà l’idée que Molière a tâché de réaliser dans toutes ses œuvres. Il a traité souvent le sentiment, la passion ; il a peint l’homme tout entier, et n’a point ignoré la partie sensible du cœur humain ; il a sondé même les émotions les plus intimes de l’âme. Mais il a toujours su trouver l’expression comique de toutes les affections. Il a su faire trembler ou pleurer ses personnages, en intéressant le public à leur crainte ou à leur souffrance, mais en l’émouvant d’une sympathie douce et souriante. Constamment fidèle à la grande loi dramatique de l’unité d’impression, il a manié !e sentiment avec tant de délicatesse, il l’a si adroitement entremêlé au ridicule et au comique, que le spectateur, souvent sollicité à l’attendrissement, n’y est jamais jeté à fond et se sent retenir toujours sur la pente de la terreur tragique, au moment d’y glisser. Molière présente à chaque instant des situations ou des caractères qui pourraient être facilement pathétiques ; et tel est son art, sa pratique suit si étroitement sa théorie, que l’œuvre reste toujours comique, et que toutes les impressions se fondent dans le rire.

Certes il est difficile d’imaginer un caractère plus noir que celui de Tartuffe, et une situation plus dramatique que celle de cette famille toute livrée aux intrigues du traître. Si Molière a pu, dans l’hypocrisie pédante de Trissotin, effacer à peu près la scélératesse du coureur de dot sous le ridicule du méchant poète, quelle n’était pas la difficulté d’éclairer à plein la méchanceté du faux dévot, et de la montrer pourtant sous un jour plaisant ! Il a réussi à faire rire de Tartuffe sans le rendre moins odieux, à faire jaillir le comique des situations mêmes qui sont émouvantes. Il a tourné les choses à la plaisanterie, sans nous ôter l’envie de les prendre au sérieux. Combien il était facile d’étaler, comme l’a fait Beaumarchais[52], toute l’horreur des manœuvres de l’hypocrite, de répandre sur les victimes les flots intarissables d’une sensibilité déclamatoire, et de tirer des larmes par l’opposition crue de toutes les atrocités et de toutes les vertus ! Le sujet y portait naturellement, Molière y a résisté.

Il a profité d’un avantage que lui offrait le caractère de Tartuffe. Le Begearss de Beaumarchais est un faux homme de bien : il parle comme tous les gens de bien, comme tout le monde par conséquent : car ce n’est pas au langage qu’on distingue dans le monde les honnêtes gens. Tartufe ne parle pas comme tout le monde. C’est un faux dévot : aussi parle-t-il le jargon des dévots, jargon théologique, mystique, tout plein de formules évangéliques et de scolastiques douceurs. Or en France, au XVIIe siècle surtout, on est toujours prêt à sourire de ce qui n’est pas le simple parler du monde, celui des honnêtes gens qui n’ont pas d’enseigne et ne se piquent de rien. Le ridicule s’accentue ici par l’application des expressions les plus séraphiques aux objets les plus profanes, par le contraste d’un langage divin avec des passions pis qu’humaines. Puis Tartuffe est amoureux ; et, depuis les Fabliaux, la gaieté française n’a jamais fait grâce à ces emportements de sensualité où des phrases dévotes habillent mal d’impudentes pensées. On aurait peur de Tartuffe ; on en rit, dès qu’il est amoureux.

Si, malgré tout, le sujet l’emporte, et que la situation mette dans la bouche d’un personnage quelques accents pathétiques, Molière ne manque pas de couper court à notre émotion par un trait plaisant. On ne peut écouter, sans être ému, le couplet de Marianne, au quatrième acte. Mais Orgon est ému comme nous, et s’écrie :

Allons ! ferme, mon cœur ! Point de faiblesse humaine !

Et ce dépit de n’avoir point profité encore parfaitement des leçons de Tartufe, de ne pouvoir encore voir périr fille et famille sans s’en soucier plus que de cela, ce dépit plaisant ramène le ton et l’impression proprement comiques. Ce passage du pathétique au rire est le plus naturel du monde : c’est l’attendrissement même d’Orgon, quand il entend la prière touchante de sa fille, qui lui arrache ce cri dont on sourit. Au reste Dorine ne tarde pas à venir dire son mot, et il lui suffit d’ouvrir la bouche pour égayer le spectateur.

Voyez le Don Juan : il y avait là matière à un triste drame, et le poète en a fait une joyeuse comédie. Les paysans et les paysannes, M. Dimanche éclairent la pièce d’épisodes amusants. Surtout Sganarelle est là, surveillant pour ainsi dire l’action, toujours prêt à rompre l’émotion trop vive et à rappeler le rire. Il coupe dé ses disparates les plaintes touchantes d’Elvire, il atténue par ses lazzi l’impression de sa dernière générosité ; il dissipe l’émotion des reproches de don Luis par le spectacle de sa complaisante poltronnerie : il ne nous laisse point sous le coup de la mort de don Juan, livrés à la méditation des vengeances célestes ; il crie à tue-tête pour ses gages ; par lui le rire a le dernier comme le premier mot dans la pièce, et le dessein de Molière est rempli.

Dans le caractère même don Juan, il a su combiner les nuances avec un art infini. Don Juan est le pendant de Nicomède. Le sublime railleur de Corneille élève l’ironie à la hauteur de la tragédie par son héroïsme, le railleur méchant de Molière ramène sa scélératesse au niveau de la comédie par l’ironie. Don Juan est odieux comme tous les scélérats, mais il est léger, gai, séduisant, comme il faut que don Juan le soit, et comme seul il peut l’être. Molière a su associer dans l’unique impression du drame l’admiration pour tant de grâces et d’esprit, et l’horreur pour tant de perversité, rendre son personnage souverainement aimable et repoussant ; voilà le difficile problème qu’il a résolu à force de délicatesse et de génie.

Il a souvent ainsi mis l’émotion et le rire dans le même rôle, et chargé l’acteur même qui nous touchait, de nous égayer. Au cinquième acte de l’École des femmes, Arnolphe exprime un sentiment sincère et profond ; il y a une souffrance vraie dans toutes ses paroles, et l’on ne peut s’empêcher d’être ému devant l’intensité de cette passion désespérée. Mais, si le fond des sentiments nous touche, la forme nous fait rire. Ce vieux bourgeois goguenard ne sait pas parler d’amour ; il est trivial, prosaïque, ridicule dans ses plus ardentes protestations :

Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,
Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai...
Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler ;
Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ?
Me veux-tu voir pleurer ! Veux-tu que je me batte ?
Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?
Veux-tu que je me tue ?

Quand il va jusqu’à dire :

Tout comme tu voudras, tu pourras te conduire,

il s’avilit décidément, et un amour si peu fier cesse de nous attendrir. Et comme au reste le poète l’a condamné au nom du bon sens et de la vérité, l’émotion que nous donne cette explosion de sentiment est fugitive et se dissipe en rire. Notre pitié se fond en mépris ; nous disons : « le pauvre homme ! » et aussitôt : « Ma foi ! c’est bien fait. »

Nulle part Molière n’a mis plus de passion que dans le rôle d’Alceste. Mais que de précautions il a prises et pour qu’elle ne débordât pas, et pour maintenir dans son œuvre le caractère comique. Que l’on compare l’infortuné don Garcie de Navarre avec le Misanthrope, et cette préoccupation deviendra sensible. D’un côté, le drame sérieux ; de l’autre, la comédie. Don Garcie n’est entouré que de passionnés comme lui, qui ne prêtent point à rire, Alceste a près de lui Dubois, les marquis, l’homme au sonnet, tous ridicules qui amusent le public ; la pièce s’illumine aussi et s’égaye des médisances spirituelles de Célimène et du scepticisme railleur de Philinte. Don Garcie n’est qu’un jaloux. Alceste est de plus un misanthrope, et la guerre sans trêve qu’il a déclarée aux usages et conventions du monde met sa passion et sa jalousie dans un cadre plaisant. Mais surtout don Garcie est aimé d’un amour profond, tandis qu’Alceste a affaire à une coquette. De là la différence d’impression dans les scènes même où Alceste reprend les propres termes de don Garcie, et surtout dans l’admirable troisième scène du quatrième acte. L’amour d’Alceste est immense, son langage ardent, sincère, émouvant. Il semblerait que la vaine jalousie de don Garcie, qu’une ombre effarouche, dût être plus comique que la jalousie légitime du Misanthrope : il semblerait surtout qu’on ne pût rire de voir déchirer un aussi noble cœur. Et cependant, en dépit de tout le respect, de toute la sympathie qui s’attachent au Misanthrope, on rit. La scène reste plaisante, parce que Célimène est une coquette, qui s’entend à berner les hommes. On prend plaisir à suivre le manège de cette coquetterie merveilleusement habile : plaisir cruel, si l’on veut, comme celui qu’on aurait à regarder le chat jouer avec la souris, mais plaisir enfin. On s’amuse de la dupe, qu’on aime pourtant : et c’est bien humain. Puis le poète a soin, à la fin de la scène, de mettre dans la bouche d’Alceste une de ces boutades où l’exagération du langage cache plaisamment une pensée vraie ; ayant atténué ainsi l’impression sérieuse de la scène, ayant ramené la pièce à un ton plus bas, il coupe brusquement notre émotion par une scène de farce, d’un comique presque trivial, qu’on s’est étonné de trouver dans une telle œuvre, et qui n’y est que pour faire contrepoids au tragique de la scène précédente[53].

 

II

 

Molière n’eut pas d’héritiers. Ses successeurs immédiats ne surent point, dans une peinture plaisante, mêler des traits de sentiment ; et ce fond sérieux et passionné, qu’on devine souvent sous les inventions les plus comiques de Molière, ne se retrouve point chez eux. Ils ne surent tourner au rire que ce qui était de soi-même ridicule. Ils s’échappèrent du monde réel, soumis à l’austère domination des lois morales, et se lancèrent dans la fantaisie, pour rire de tout librement. Regnard étincelle de verve et de gaieté. Mais que devient chez lui la peinture de l’homme ? Son Joueur même a-t-il vécu ? Où se passent les Folies amoureuses et le Légataire ? Si c’était dans le monde réel, on ne rirait pas. On crierait au scandale, à l’immoralité avec J.-J. Rousseau, si l’on prenait lourdement au sérieux ces légères créations d’un charmant esprit, dont la gaieté pétille après boire.

On reprocha à Molière de peindre trop volontiers des bourgeois et de négliger les gens de cour. C’est bien pis chez les autres. Montfleury, Hauteroche, Champmeslé, Lesage même, Dancourt surtout, ont fait des comédies plaisantes, mais les honnêtes frères Parfaict ont bien raison d’y trouver les mœurs mauvaises et ignobles. Ces auteurs nous promènent dans un monde de grotesques vulgaires et de joyeux filous. Ils semblent qu’ils ne connaissent de Molière que son Bourgeois Gentilhomme, son fripon de Dorante et sa comtesse équivoque. Bourgeoises prétentieuses, coquettes présidentes, procureurs retors, financiers dont l’esprit est du même aloi que la probité, jolis chevaliers qui vivent d’industrie, brillants marquis dont les mères sont revendeuses à la toilette, valets plaisants et intrépides, qui sont revenus de tout, même des galères, piquantes soubrettes qui finiront à la Salpêtrière ou en Louisiane, voilà un monde amusant sans doute. Mais cela ne suffit pas. Une société ne se contente pas qu’on lui peigne les déclassés, la bohème, et les aventuriers de tous les mondes. Où sont les honnêtes gens ? où sont-ils dans la Fille Capitaine, dans Crispin médecin, dans les Grisettes, dans le Chevalier à la mode ? où sont-ils dans Turcaret ? Ce n’est pas là la bourgeoisie, ce n’est pas là la noblesse. C’est le monde des gens qui sont hors du monde. Il n’y a là ni les vrais travers de la société ni les ridicules généraux de l’humanité. Les honnêtes gens rient souvent du bout des lèvres, parfois un peu écœurés.

Malheureusement on ne rit que là. Ceux qui voulurent peindre les honnêtes gens ne surent pas faire rire. Dix ans après Molière, on ne sait plus dessiner des caractères plaisants dans la haute comédie, qui est forcée de chercher ailleurs que dans le ridicule une source d’intérêt et des éléments de succès.

D’abord, si l’on ne peint plus de caractères plaisants, c’est qu’il n’y a plus de caractères ; ou bien ils sont impossibles à découvrir : il faudrait courir douze ans la province, comme Molière, pour trouver des originaux comiques. À Paris, la vie de société absorbe tout : dès le début du XVIIIe siècle, à l’écrivain qui veut peindre les hommes, le salon s’offre, et hors de lui il n’y a point de champ d’observation. La vie domestique a disparu, et les mœurs domestiques, et les caractères, effacés sous l’uniforme vernis de la politesse et des convenances sociales. « Qu’on entre, écrit Grimm, dans un cercle de quinze personnes, qu’on y reste trois heures de suite, à peine pourra-t-on distinguer le sot de l’homme d’esprit. Tout le monde a à peu près les mêmes propos, parle le même jargon ; tout le monde se ressemble, c’est-à-dire que nous ne ressemblons proprement à rien... Ajoutez que tous les états sont confondus dans la société ; que le seigneur, le magistrat, le financier, l’homme de lettres, l’artiste sont traités de la même manière ; qu’il ne reste donc proprement d’état dans un pays comme celui-ci, que l’état d’homme du monde, et, par conséquent, d’autre ridicule que celui de petit-maître. Les Anglais au contraire ont conservé avec leur liberté le privilège d’être, chacun en particulier, tel que la nature l’a formé, de ne point cacher ses opinions, ni les préjugés et les manières de la profession qu’il exerce : voilà pourquoi leurs romans domestiques sont si agréables, même pour les étrangers qui n’ont jamais été à portée de connaître les mœurs anglaises ; car surtout quand un portrait est bien fait, on sent son mérite, sa vérité et sa ressemblance, même sans en connaître l’original[54]. »

S’il n’y a plus de caractères, comment remplir le cadre de la comédie ? Il arrive nécessairement que l’intrigue d’amour, qui dans Molière liait les scènes où se développait le caractère comique, devient l’objet principal du poète. Les amoureux passent au premier plan.

La comédie en prend aussitôt une couleur sentimentale. Elle se remplit de tendresse comme la tragédie. On revient à l’Andrienne et aux délicieuses mignardises de Térence. Le public s’y prêtait. Racine ne l’avait pas guéri de Quinault. Fénelon indique ce retour du goût public par son admiration un peu excessive pour les scènes langoureuses de Térence. On le pressent surtout par le succès des charmantes et molles sentimentalités du Télémaque.

Mais la comédie ne pouvait se contenter de la tendresse. Elle eût péri dans la fadeur et dans l’ennui. On s’ingénia de mille façons pour y mettre de l’intérêt et du piquant. Beaucoup d’auteurs cherchèrent à égayer leurs romans d’amour par la peinture des travers et des ridicules de société. Ils représentèrent tous les caprices de la mode, les travers du jour, toutes les nuances successives de la fatuité. Les marquis du Misanthrope furent les malheureux ancêtres d’une innombrable postérité de petits-maîtres pétillants et pinces, qui agacent l’esprit de leurs saillies aigrelettes et nous font rire à force de nous chatouiller. Le vrai comique, naïf, exclut l’esprit. Les marquis de Molière y vont de bonne foi : ils ont un accent de conviction profonde, et ne se doutent pas que toute une salle les regarde. Ils ne plaisantent pas avec leur caractère : ce n’est pas un masque, c’est leur âme même qu’ils montrent. Au XVIIIe siècle, siècle de l’esprit et de la méchanceté, la comédie s’habille à la mode du jour et se fait satirique. L’auteur drape tout le premier ses personnages ; il leur met à la bouche ce qu’il pense de leurs travers. Ils sont la parodie plutôt que la copie de leurs originaux. Ils savent et disent qu’ils sont fats ou méchants : ils font la théorie de leur ridicule ou de leur vice, ils le prennent sciemment pour principe d’action et règle de conduite. Ils l’exploitent : c’est leur carrière, leur profession.

Cependant, comme après tout il faut encore avoir bien de l’esprit pour mettre en scène ces caractères piquants et développer ces dialogues satiriques, on se rejette sur les portraits et les maximes. On pille La Bruyère. On le met en pièces, comme eût dit le marquis de Bièvre. Un peu d’esprit, beaucoup de malignité, un style aisé, élégant, faisaient applaudir ces morceaux. Entortillez un peu une réflexion banale : elle deviendra profonde. Et quant aux portraits, il suffit d’avoir des amis ; on les met dans sa comédie, et on la meuble à bon marché[55]. Si le publie les reconnaît, le succès est certain[56]. Mais qui fera ces portraits ? On n’aura pas toujours une Célimène sous la main. Les amoureux sont occupés d’eux-mêmes : le spectateur du monde, qui note les travers et dépeint les originaux, le La Bruyère, l’Addison de cette comédie, c’est Marton, c’est Lisette, Elles laissent à Martine et à Dorine le gros bon sens et le parler franc et cru : elles analysent subtilement les ridicules, et tournent agréablement un portrait, assaisonné, selon toutes les règles, de fine morale et de traits piquants. « Nos auteurs modernes, dit Grimm, ne savent que faire des portraits et des pointes ; leurs pièces pétillent d’esprit et gèlent de froid ; elles sont d’un ennui d’autant plus insupportable qu’il a l’air léger et sémillant, et que c’est un travail que de les écouter[57]. »

Cette forme de la comédie, qu’on trouve réalisée depuis le début du siècle dans tant de petites pièces agréables et froides, rencontra dans le Méchant son expression la plus parfaite, et prit entre les mains de Gresset une portée plus haute : tant il sut incarner dans son œuvre l’esprit du temps.

Marivaux[58], épris d’originalité, et sentant la frivolité de ces comédies sans consistance, chercha une autre voie. Il ne fit point de caractères : il montra d’honnêtes gens et des gens aimables. Il se contenta de peindre l’amour et en remplit sa comédie. Il n’inventa point d’intrigue romanesque : une action très simple lui suffit ; quelquefois il se passe d’action. Il fit dans le comique ce que Racine avait fait dans le tragique. Il soutint son drame par l’intérêt progressif d’une analyse morale. Comme Racine aux fureurs de la passion, il s’attache aux troubles du sentiment. L’obstacle que l’amour rencontre n’est pas extérieur : il suffit que les deux amoureux, un seul quelquefois, disent oui, et la pièce est finie. Mais comment chacun d’eux dira-t-il ce oui ? Comment le diront-ils en même temps ? Voilà le drame. Qu’est-ce qui arrête ce oui dans la bouche de l’un ou de l’autre, ou de tous les deux ? Vanité, coquetterie, soupçon, jalousie, préjugé, chimère, mille sentiments, mille nuances de sentiments, dont l’analyse remplit ces charmantes études de métaphysique amoureuse, dont le développement continu leur communique le mouvement dramatique. Marivaux s’en tient là. Même avec une mesure exquise, il ne pousse jamais le sentiment jusqu’au pathétique. Une pointe d’émotion dans les causeries des maîtres, une pointe de gaieté dans les propos des valets, dont les amours parodient ceux des maîtres, lui suffisent pour nous attacher et nous séduire. Le rire est discret comme l’émotion : délicieuses impressions pour l’homme désabusé sans aigreur, qui n’est plus dupe de l’amour, et n’a pas cessé pourtant de l’aimer.

 

III

 

Dans tout cela la haute moralité du théâtre disparaissait. Les joyeux cyniques, tels que Dancourt, prenaient un plaisir évident aux mœurs dégoûtantes de leurs personnages. Les satiriques eussent été inconsolables d’avoir tué les ridicules sur lesquels ils aiguisaient leurs épigrammes. Marivaux, occupé de ses honnêtes gens amoureux, ne semblait pas concevoir d’autres vices dans la nature humaine que l’amour-propre et la coquetterie. Que devenait donc la prétention de la comédie, de corriger les mœurs ? N’y aurait-il personne pour reprendre la tradition de Molière, et pour rendre la comédie digne de l’estime que réclamait pour elle la préface de Tartufe ?

Cela ne pouvait être. À mesure que la philosophie se détache de la religion, jusqu’à s’y opposer enfin, on ne laisse plus à l’Église le soin de diriger les consciences. Le laïque met la main sur la prédication morale. Les écrivains ne prétendent plus amuser : ils enseignent, ils dirigent, ils reprennent. Le théâtre surtout offrait de grandes facilités à ceux qui voulaient améliorer les mœurs de la foule : on en fit une chaire, d’où l’on sermonna le public.

Malheureusement les sages, les honnêtes esprits, qui prétendirent édifier et corriger, n’étaient pas les plus habiles à faire rire. La gaieté est un des plus rares ornements de la vertu. Aussi n’imitèrent-ils pas Molière, dont l’exemple était trop difficile à suivre ; il avait su être moral sans moraliser, et mettre de bonnes et utiles leçons dans les plus étranges bouffonneries. On chercha des modèles moins désespérants et plus accessibles. Boursault eut l’idée peu dramatique de s’adresser à La Fontaine. Dans ces Fables que l’auteur appelait

Une ample comédie à cent actes divers,

Boursault découpa les cinq actes des Fables d’Ésope et ceux d’Ésope à la cour.

Chacune des situations donnait lieu à une fable suivie de sa moralité. La nouveauté de la chose en fit le succès. On applaudit par deux fois à cette exploitation dramatique de La Fontaine. Mais ce n’était qu’une singularité qui ne pouvait s’établir sur le théâtre. Il fallut chercher ailleurs.

Il y avait un auteur de grand renom et de haute autorité, excellent écrivain et honnête homme reconnu, qui avait mis la vertu dans tous ses actes et dans tous ses écrits, moraliste sans roideur, satirique sans méchanceté, comique avec décence, et d’une gaieté où les esprits sérieux pouvaient espérer d’atteindre. Boileau fut le patron de la nouvelle comédie. Il fut le maître de Destouches[59]. Le sentiment public ne s’égare pas tant quand il donne au satirique les vers du poète comique :

Chassez le naturel : il revient au galop[60].
La critique est aisée et l’art est difficile[61].

Destouches sait Boileau par cœur, et s’en souvient souvent :

Morbleu ! votre raison raisonne en précieuse,
Et je crois aisément qu’elle est un peu quinteuse ;
Tantôt elle dit blanc, tantôt elle dit noir[62].

Les personnages de Destouches parlent comme une épître morale. Ils dissertent sur les conditions et les humeurs des hommes ; ils eu connaissent les faiblesses, les travers, les inclinations. Ils ont mis leur expérience en formules, et rien n’arrive où ils n’appliquent une maxime générale.

Écoutez Ariste du Philosophe marié :

Oui, tout m’attache ici ; j’y goûte avec plaisir
Les charmes peu connus d’un innocent loisir ;
J’y vis tranquille, heureux, à l’abri de l’envie ;
La folle ambition n’y trouble pas ma vie ;
Content d’une fortune égale à mes souhaits,
J’y sens tous mes désirs pleinement satisfaits...
Ma retraite est mon Louvre et j’y commande en roi[63].

C’est un Boileau en robe de chambre et dans son cabinet, un Boileau sérieux et enjoué, sans morosité ni mauvaise humeur, le Boileau d’Auteuil ou de l’Épître à Lamoignon.

Ariste fait profession de philosophie : son langage n’étonne pas. Mais tout le monde philosophe dans ce théâtre, ceux même dont on l’attendrait le moins. Un grand seigneur dont les deux fils sont l’un premier ministre et l’autre favori, prend ce moment pour vanter les charmes de l’obscurité[64] : Agamemnon, qui est roi, fait de même, mais c’est seulement quand sa grandeur l’accable.

Une jeune personne, blessée de l’orgueil de son amant, lui débite une réprimande, fort bien liée vraiment et raisonnée, où elle fait la distinction du vrai et du faux honneur, du vrai mérite qui est modeste, et du faux qui est superbe[65]. C’est un discours moral très bien déduit et élégamment écrit.

Les portraits sont habilement mêlés aux raisonnements et aux maximes, pour animer l’ouvrage et y mettre de la variété. Tout le monde, chez Destouches, sait tourner le portrait, mais les soubrettes s’y distinguent surtout. Lisette de l’Ingrat[66] se demande : qu’est-ce qu’un jeune homme ? et elle fait un joli tableau de la jeunesse du temps. C’est un air de bravoure qu’elle chante brillamment ; mais plus joli encore est le couplet sur la vie de la cour[67] :

Adieu, Paris, adieu : nous allons à la cour.

Ces morceaux sont des satires d’une excellente morale et d’un excellent style.

Les personnages de Destouches sont si bien des moralistes qu’ils se détachent d’eux-mêmes, se regardent curieusement et moralisent sur leur propre rôle. Ils mettent leur caractère en maximes, et se conduisent selon les règles qu’ils en tirent. Un ambitieux repousse les séductions de l’amour, parce qu’il est ambitieux et doit le rester :

Ô noble ambition, tu seras la plus forte[68].

Une soubrette[69] à qui un secret a été confié expose que les femmes étant bavardes et toujours tentées du fruit défendu, elle-même ne saurait se taire, puisqu’elle est femme.

Aussi ces personnages qui savent leur faiblesse s’en acquittent-ils consciencieusement : comme les tyrans de tragédie, on dirait qu’ils sont à la lâche et travaillent à leurs pièces. L’ingrat fait la théorie de l’ingratitude[70], et puisqu’on lui a donné mission d’être ingrat, il fait de son mieux pour l’être. Comme on lui reproche de feindre la générosité, il répond en alléguant une nécessité psychologique :

Je ne puis être ingrat, et ne m’en cacher pas.
Un ingrat doit savoir l’art de se contrefaire[71].

C’est un artiste en hypocrisie ; mais comme à tout artiste, il lui faut une galerie, un public. Aussi retient-il son valet pour assister à ses fourberies :

PASQUIN.

Voici Cléon : je sors.

DAMIS.

Demeure, et de ta vie
Tu n’auras vu si bien jouer la comédie.
Admire et ne dis mot[72].

Quand tout le monde a bien expliqué les vices et les vertus en soi-même et chez les autres, il faut conclure, et l’on donne la moralité de la comédie :

Cher ami, recevez une utile leçon...
Et par l’événement vous voyez que l’orgueil
De la nature humaine est l’ordinaire écueil.

La comédie ainsi traitée n’est plus guère qu’une satire, ou une épître, mise en dialogue et distribuée par personnages. Où Destouches disserte, on dirait du Boileau ; où Boileau dialogue, on dirait du Destouches.

Mais quand on fait de la morale ainsi, il faut être sérieux. C’est chose grave que de réformer les mœurs, et si l’on fait trop rire, on risque de ne guère édifier. La comédie prit donc le ton sérieux. On l’appela noble. Elle eut de la dignité et de la tenue. Les médisants la traitèrent d’ennuyeuse.

Le comique écrit noblement
Fait bailler ordinairement,

disait ce coquin de Legrand, qui ne respectait rien. Mais comment faire prendre au sérieux la morale, si l’on n’est pas sérieux en la débitant ? Et puis on peut rire encore en peignant le vice : comment rire en montrant la vertu ? Or on ne trouve plus suffisant de faire détester le mal : on veut faire aimer le bien. Le poète comique, dès qu’il se propose avant tout un but moral, est amené à mettre au premier plan les personnages vertueux. Il se condamne par là à la gravité. Il faut être Molière pour faire du personnage sympathique, de l’honnête homme, un ridicule, sans lui rien enlever de notre respect, de notre admiration même : encore l’a-t-on accusé d’immoralité et d’avoir tourné la vertu en dérision.

C’est une nécessité que celui qui enseigne la vertu ne soit pas trop plaisant. S’il égayait trop, il instruirait moins, et s’il était bouffon, il avilirait la vertu qu’il prêche. Aussi Destouches n’admet-il qu’une gaieté décente : il offre « une pure et saine morale modérément assaisonnée de bonnes plaisanteries et de quelques traits délicatement caustiques[73] ».

Il traite un sujet noble, élevé, sérieux...
Il tâche d’égayer le sublime tragique,
Non par des traits facétieux,
Mais par ceux d’un noble comique[74].

On sait ce que parler veut dire : il n’y aura guère le mot pour rire dans de telles comédies. On y rira du rire de l’âme, sans bruit, sans éclat, comme dans un salon de bonne compagnie. Il n’y a pas dans Destouches de caractères ridicules : ses personnages comiques sont des originaux, au sens moderne du mot, dessinés à la manière anglaise ; ils ont des tics, des manies, plutôt que des ridicules. Encore n’apparaissent-ils que dans quelques comédies, comme la Fausse Agnès, ou le Triple Mariage. Ailleurs le comique est réduit à quelques saillies, à quelques traits piquants, à un enjouement discret ; on entend causer d’honnêtes gens, qui ont ou font parfois de l’esprit.

Du moment que la morale entre dans la comédie, elle l’envahit tout entière. Tous les personnages confirment la thèse de l’auteur, prêchent de parole et d’action, et décrient le vice, ou louent la vertu. Les personnages vicieux se font rares : il y a toujours danger à mettre sous les yeux le mauvais exemple. Pour y remédier, on corrige les moins mauvais au dénouement, le glorieux, le dissipateur. Pour les incorrigibles, on ne les ménage pas ; le ridicule est trop faible, on les rend odieux, comme le médisant et l’ingrat. Ceux qui entourent ces victimes condamnées à la honte du dénouement, sont tous gens de bien et d’honneur, tous irréprochables. Les valets mêmes se font graves et sont frottés de vertu. Pasquin, de l’Ingrat, défend contre son maître la reconnaissance et le dévouement : il est habile comme Figaro, mais vertueux, honnête comme Sganarelle, mais éloquent et philosophe. Il aime ce maître, dont le vice le révolte. Pasquin, du Glorieux, se laisse gagner à l’orgueil de son maître : mais ces bouffées de vanité se dissipent aisément, et il reçoit avec humilité et gratitude la leçon qui le corrige. Pasquin, de l’Obstacle imprévu, est un galant homme, fin et rusé. Pasquin, du Dissipateur, offre à son maître ruiné ses petites économies, honorablement acquises. Enfin tous les Pasquin sont dignes du prix Montyon : honnête famille, bien différente de l’impudente race des Mascarille et des Scapin.

Mais ceci n’est pas sans danger. Trop de vertu fatigue. Les comédies de Destouches sont souvent froides. Il y manque un fripon, comme un loup dans les bergeries de Fontenelle. Le poète sentit le côté faible de son théâtre : il y chercha un remède et crut le trouver dans l’emploi de l’émotion et du pathétique.

 

IV

 

Le XVIIIe siècle, dès son début, tourna à la sensibilité ; le nom seul de la vertu transporta tous les cœurs, et l’on ne put voir sans convulsion l’innocent opprimé. Ce goût nouveau se fait sentir dans les comédies de Destouches. Il pousse le spectateur à s’attendrir et à pleurer : et, selon le précepte d’Horace, il donne d’abord à ses personnages l’attendrissement et les pleurs. Les valets mêmes sont larmoyants, puisqu’ils sont devenus honnêtes : l’abondance des larmes est désormais la mesure de la vertu. Destouches crée le type de domestique fidèle et sensible, qui fait vivre ses maîtres ruinés, les aime méchants, partage leur misère et endure leurs coups, qui a en lui une inépuisable source de dévouement et de pleurs[75].

Le premier acte de l’Aimable Vieillard, que Destouches n’acheva pas, est le De senectute mis en scène, ou une première épreuve du Philosophe sans le savoir. Toutes les paroles de M. de Rondanet trahissent une si douce et si aimable humeur, qu’il faudrait avoir un cœur de pierre, pour n’être point attendri de l’affection qu’il porte à sa femme, et pour ne point se sentir porté vers cet excellent homme par un vif mouvement de sympathie.

Lisimon, du Philosophe marié, est un père à la nouvelle mode ; rien du vieillard morose, ridicule et berné de l’ancienne comédie : c’est un brave homme, sensé et sensible, et l’on sait que la scène où il reçoit l’aveu du mariage secret de son fils[76], fit pleurer les spectateurs.

Enfin l’ingénue moderne, modeste, courageuse et sensible, fine et naïve, aimable et idéal assemblage de grâces et de vertus, apparaît dans la Force du naturel[77]. Babet est la sœur aînée de Victorine[78].

Destouches donna le Glorieux en 1732, un an avant la Fausse Antipathie. Or le Glorieux est une comédie larmoyante plutôt qu’une comédie de caractère ; elle nous conduit à La Chaussée plutôt qu’elle ne nous ramène à Molière. « J’ai toujours eu pour maxime incontestable, écrit Destouches dans sa Préface, que, quelque amusante que puisse être une comédie, c’est un ouvrage imparfait et même dangereux, si l’auteur ne s’y propose pas de corriger les mœurs, de tomber sur le ridicule, de décrier le vice, et de mettre la vertu dans un si beau jour, qu’elle s’attire la vénération publique. » La vertu est mise en effet dans un jour éclatant. Le vieux Lisimon est un peu ambitieux : il veut un comte pour gendre ; un peu grincheux : il contrecarre sa femme ; un peu gaillard aussi : le joli minois de Lisette l’inquiète ; mais rien de tout cela avec excès ; au demeurant, c’est un bon homme, honnête et sensé. Le glorieux comte de Tufière n’a de gloire que pour dégoûter le public de ce défaut. Quand il en a suffisamment étalé l’impertinence et le ridicule, la démonstration faite et la leçon finie, il se corrige. Le poète l’a enivré un moment comme l’ilote Spartiate qui enseignait la tempérance : dégrisé bientôt, il fera un excellent mari et un gentilhomme de mérite. L’honnête Destouches se résout difficilement à condamner un personnage au vice éternel : le mal profond, essentiel l’effraye, et il détourne les yeux de toute perversité radicale. Il ne peint guère que des défauts de surface : ils sont l’écorce du caractère, l’enveloppé des vertus ; le poète les montre, puis les détache délicatement, mettant à nu la bonté, qui reste seule comme la vraie nature de l’homme.

Que dire des autres personnages du Glorieux ? Quel concours de vertus ! Philinte, l’homme de bien modeste et timide ; Valère, vif, passionné, généreux, tout à ses amis, jeune homme riche épris d’une femme de chambre et songeant au mariage, en ce siècle ! Isabelle, sensée, spirituelle, sans prétention ; Pasquin, un moment troublé par l’orgueil contagieux de son maître, mais foncièrement bon et simple ; Lisette enfin, l’aimable fille, vive et sage, enjouée et sensible. Elle a trop de vertus pour n’être que soubrette ; il faut bien récompenser sa vertu et la sagesse de Valère : elle sera fille de qualité. Il y a là tout un roman antérieur à la pièce, que le poète débrouille en quelques mots[79], et qui fait de Lisette la sœur du Glorieux : ainsi l’orgueil est humilié et la vertu récompensée. Ce roman nous vaut le personnage de Lycandre, le vieillard mal vêtu, de petite mine, qui donne de rudes leçons au Glorieux. C’est un grand seigneur contraint à se cacher, le propre père du Glorieux, le marquis authentique de Tufière, que son fils fait passer pour un intendant. Autant l’un est dur et hautain, autant l’autre est doux, honnête, sensible : vrai père larmoyant, proche parent du père du Fils naturel, qui a mêmes vertus et mêmes haillons.

Ces deux rôles de Lisette et de Lycandre sont tout pleins de sensibilité et d’endroits pathétiques. La reconnaissance du père et de la fille, la confusion de l’orgueilleux et le triomphe de l’amour filial sur la vaine gloire, étaient des scènes à larmes.

Toute la comédie larmoyante est donc dans le Glorieux : moralité, caractères vertueux, fictions romanesques, scènes touchantes ; aucun élément ne manque. La Chaussée n’eut, semble-t-il, rien à inventer[80]. Qu’eut-il donc à faire ? Et comment l’honneur de l’invention lui revint-il ? Destouches était arrivé au genre larmoyant, mais par la force des choses, et sans le vouloir. Il avait prétendu faire une comédie de caractère. S’il était plus sérieux que plaisant, il ne renonçait pas néanmoins à faire rire : il voulait être plaisant. La Chaussée n’aura qu’à renoncer aux prétentions de Destouches : le comique et les caractères. Il étendra le romanesque et la sensibilité sur toute la pièce ; ce qui était épisodique deviendra le principal, et la comédie, renonçant même au rire décent, au rire de l’âme, ne cherchera que l’émotion et les larmes.

Destouches était trop attaché aux traditions du XVIIe siècle pour prendre les devants sur La Chaussée. Il n’eut pas conscience de s’être approché si fort du genre larmoyant, et d’y avoir amené la comédie, à tel point qu’elle n’eut plus qu’un pas à faire pour le rencontrer. Il s’obstina à faire rire, malgré son tempérament sérieux, et désapprouvant des nouveautés qu’il avait facilitées par ses propres œuvres, il écrivit en 1742 que la comédie n’admettait les larmes que par exception[81].

Piron aussi aurait pu prétendre à l’honneur de créer la comédie larmoyante. Il donna en 1728 les Fils ingrats, qu’il fit imprimer sous le titre de l’École des pères. Il y avait là la matière d’un drame pathétique : ce père qui se dépouille pour ses enfants et ne récolte qu’ingratitude et mauvais procédés, ce roi Lear bourgeois, ce père Goriot du XVIIIe siècle pouvait facilement émouvoir et faire pleurer. Mais Piron ne l’a pas voulu. Il n’a été occupé que d’étouffer le pathétique de son sujet, et de faire dominer le rire. Aussi fut-il mal fondé à dire plus tard qu’il avait donné dans ses Fils ingrats le modèle du larmoyant. Si sa pièce réussit par les scènes touchantes et par le sentiment, ce fut malgré lui et parce qu’il ne put pas tout à fait dénaturer son sujet.

Le larmoyant était pour Destouches une exception, pour Piron un défaut dans la comédie : La Chaussée en fit l’essence et y fonda le mérite de son drame. En cela consiste son invention. Il eut la conception nette et distincte de ce que d’autres avaient fait par hasard ou malgré eux. Il voulut constamment ce que Destouches avait voulu par accident et ce que Piron n’avait pas voulu du tout. En cela il fut créateur. Il eut l’audace d’être franc, d’annoncer le dessein d’émouvoir au lieu de faire rire, et de conformer sa théorie à son talent et au goût de son temps. Il coupa les derniers liens par où la comédie de Destouches se rattachait encore à celle de Molière. Il donna vraiment l’existence au genre larmoyant en lui donnant l’indépendance. Et cette forme nouvelle où aboutit l’évolution de la comédie commencée au lendemain de la mort de Molière, donna satisfaction aux besoins que la décadence de la tragédie depuis la retraite de Racine laissait inassouvis ; dans ce cadre transformé d’une intrigue bourgeoise et domestique se développa la peinture sérieuse, et vivante alors, de la vie humaine, de ses souffrances et de ses passions.

 

Ce La Chaussée qui introduit le genre intermédiaire en 1733, est un nouveau venu au théâtre, presque un inconnu dans la littérature, ou connu seulement de quelques lettrés.

Nous devons nous arrêter un moment à sa personne, et le regarder, si nous pouvons, dans sa vie.

 

 

SECONDE PARTIE - VIE, CARACTÈRE ET ŒUVRES DIVERSES DE LA CHAUSSÉE

 

 

Chapitre premier : Vie de La Chaussée

 

On n’a point donné encore de biographie complète de La Chaussée. On s’en est tenu à quelques renseignements que d’Alembert et Collé ont fournis. Il est possible d’ajouter à cette information si mince, et voici ce que des documents, négligés jusqu’ici ou inconnus, m’ont appris.

 

I

 

Pierre-Claude Nivelle de la Chaussée naquit à Paris en 1691 ou 1692[82]. Il était d’une famille bourgeoise, ancienne et riche[83]. Sa mère mourut en 1740. Son père était mort en 1737[84] : voilà tout ce que l’on en sait. Était-ce l’un des quatre Nivelle de La Chaussée qui furent taxés en 1716, quand le régent, à court d’argent, fit rendre gorge aux traitants ? C’est possible ; rien ne le prouve. Pierre-Louis Nivelle de La Chaussée fut imposé de 250 000 livres, Jean-Baptiste de 125 000, Pierre de 11 000, somme dérisoire pour un fermier général, et Nicolas de 4 000[85]. Ces chiffres indiquent des fortunes modestes pour des financiers, et nous sommes loin des 2 ou 3 millions que quelques traitants payèrent, des 9 millions auxquels Samuel Bernard se taxa lui-même. Pierre, le fermier général, était l’oncle de notre auteur. Un autre oncle qu’il avait, François, fut trésorier-payeur des gages de chancellerie. Sa cousine, fille de Pierre, épousa le marquis d’Hérouville, qui fut lieutenant général et gouverneur du fort Barraux en Dauphiné[86].

« Il fit ses premières classes, nous dit-on, au collège des Jésuites de Louis-le-Grand, la rhétorique et la philosophie au Plessis»[87]. » C’est là tout ce qu’on sait de son enfance.

Plusieurs écrivains[88] lui font honneur d’avoir renoncé à la fortune, à laquelle sa famille lui ouvrait plus d’un chemin, pour se donner entièrement aux lettres. Je ne mets pas en doute le mépris que La Chaussée faisait de l’argent, ni son amour passionné des lettres : il a donné des preuves de l’un et de l’autre. Mais nous ne savons par aucun document, par aucun fait précis, qu’il ait eu à repousser la fortune. C’est une induction que l’on lire de la situation de quelques-uns de ses parents. Nous ignorons les circonstances et les raisons qui empêchèrent le jeune homme de prendre une carrière où il aurait pu cultiver les lettres en s’enrichissant.

Les relations de sa famille et quelques amitiés de collège facilitèrent son entrée dans le monde. Une lettre qu’il écrivit en 1711[89] le montre lié avec M. de Caumartin[90], d’une des plus illustres maisons qu’il y eût dans la robe. Si l’on se souvient que Voltaire dans sa jeunesse fut bien accueilli de la même famille, on n’hésitera pas à faire remonter à cette époque les rapports des deux poètes.

La Chaussée ne payait pas de mine à cette époque, et il avait l’air d’un enfant. « Je suis, dit-il, un pauvre petit nabot qui jouit d’un petit minois assez niais, sur lequel la barbe croîtra avant qu’il soit huit ou dix ans ; encore, disent de vilains médisants, sera-ce avant le jugement. »

Il débuta dans la littérature en 1719 en faisant imprimer une critique vive et souvent spirituelle des Fables de La Motte[91]. Ne prétendant point alors à la réputation d’auteur, il n’y mit pas son nom et ne fut pas soupçonné. Peut-être aussi connaissait-il déjà La Motte et craignait-il de se brouiller avec lui.

En 1720, je trouve La Chaussée à Amsterdam : il y fit un séjour de plusieurs mois. Ce voyage de Hollande semble avoir eu pour objet certains intérêts commerciaux et financiers. Les affaires l’ennuyaient, on le voit par les lettres qu’il écrivit alors [92] : il regrettait ses amis de Paris et n’aspirait qu’à pantagruéliser avec eux. Il leur manquait aussi, étant d’humeur joyeuse, et on le sommait de rapporter au plus tôt sa jubilation. Cependant il les égayait de loin le mieux qu’il pouvait, et l’on est écœuré des plaisanteries grossières, des lourdes obscénités dont il bourre ses lettres. La crudité y tient lieu d’esprit. Ce sont des saillies d’écolier dont l’insistance trahit le plaisir de l’écrivain. Elles rebutent d’autant plus qu’on y sent l’effort : à ces gaietés rabelaisiennes il manque la verve de Rabelais.

Cette immoralité cherchée est le ton de la Régence ; La Chaussée garda toujours dans son langage et dans sa conduite les habitudes prises dans ces années d’universelle orgie. Il avait heureusement la passion des lettres ; cela le sauva. En Hollande, comme à Paris, ni les affaires ni le plaisir ne le tiennent longtemps éloigné de ses moutons qui sont les Muses[93]. D’Amsterdam où il est, il demande des nouvelles de la littérature et du théâtre. Il lit ; il a besoin d’écrire ; il le dit avec sa trivialité accoutumée : « Ma veine se remplit tous les jours, il faut qu’incessamment je me purge, que je rime, ou que je crève. » La satire le tente. « Ne paraît-il point quelque ouvrage sur lequel je puisse tombera bras raccourcis ?... Je ferais plutôt la critique du système que de ne pas faire de vers[94]. » Il fallait que la démangeaison fût forte, puisque, quelques mois auparavant, il s’était fait le défenseur de Law. Dans un petit poème allégorique[95], il avait dit vertement leur fait à tous les ennemis du système, à tous ceux aussi que le système écrasait : rentiers, parlements, théologiens, fermiers généraux. Il avait môle un peu de grivoiserie parmi beaucoup de satire.

L’apologiste de Law eut plus tôt qu’il ne pensait des raisons de ne pas aimer le système. Le désastre de 1720 lui enleva les trois quarts de sa fortune. Aussi n’est-il pas disposé à s’apitoyer sur Law ; il trouve qu’à Paris on le plaint trop. Sot ou fripon, voilà comment il le juge. « Je ne doute pas, dit-il, que ceux qui ont fait l’éloge de la fièvre, ne le fassent aussi du système et n’y entrevoient même du grand et du sublime. Il eût été bon tout au plus dans la République de Platon ; encore l’aurait-il peut-être corrompue, comme il a fait la nôtre, et quand ce ne serait que le mal qu’il a fait aux mœurs et aux cœurs, il est impardonnable[96]. » On douterait vraiment, à lire ce passage, que le même homme soit l’auteur de l’Aventure du bois de Boulogne. Cependant il avait été ruiné dans l’intervalle, et bien des écrivains se sont contredits à meilleur marché.

Il faut rendre à La Chaussée cette justice qu’il porta sa perte en philosophe ; il n’y laissa rien de sa belle humeur. L’argent lui était souverainement indifférent. On ne le voit occupé que de consoler son ami Sablier, atteint comme lui : « Cherchons à nous venger de la fortune par l’oubli des tours qu’elle nous joue. De plus, si vous voulez une consolation plus maligne, songez que s’il vous manque un œil, il en manque autant à tous vos voisins, et que c’est un malheur général dans lequel vous êtes enveloppé. Si ce soulagement ne vous convient pas, retranchez-vous sur celui d’en voir encore de plus misérables que vous et moi. Enfin consolez-vous à quelque prix que ce soit. Pour moi, je le suis entièrement, et je vais recommencer sur nouveau. Tout ce que je ferai sera d’en dire un petit mot aux Muses, mais avec discrétion. » Ce petit mot, s’il fut dit, n’a pas été conservé. La fin de la même lettre découvre ce qu’il y a de bonté au fond de cette nature un peu grossière : « Je ne compterai ma perte que par la diminution des marques d’amitié que mes amis me donneront. Je ne parle point ici de vous : je sais que la vôtre est au-dessus des événements[97]. »

La ruine de La Chaussée ne fut pas complète, et le débris de sa fortune suffit à le faire vivre dans l’aisance. Ses embarras semblent avoir été passagers[98]. Peut-être se refit-il plus tard, par un héritage, ou par quelque spéculation. En 1748 et 1749, il s’associa avec un certain Boët pour rechercher et exploiter une mine de charbon dans le Vexin, près de Mantes : l’entreprise ne fut pas heureuse, et il en fut pour les 4 000 livres et plus qu’il avait versées[99]. Les poètes sont rarement en mesure de faire de pareils débours. La Chaussée avait assez de fortune, au moins dans les dernières années de sa vie, pour avoir, outre son logement ordinaire[100], une petite maison au rempart ou au faubourg[101], comme en avaient les grands seigneurs et les financiers libertins.

 

II

 

Quoi qu’il en soit de ses ressources ultérieures, la chute du système lui laissa de quoi continuer, à son retour de Hollande, son existence accoutumée, que remplissaient un peu d’affaires de cœur et beaucoup de paresse[102]. Il vivait à Paris dans une société de bons compagnons. C’étaient des amis d’enfance et des camarades de collège, qui, devenus procureurs, greffiers, trésoriers, payeurs de rentes, vivaient à l’aise dans ces emplois peu éclatants, mais lucratifs, de la robe ou de la finance : gens sans soucis ni préjugés, grands buveurs et fort mauvais sujets, libres d’actions et de propos, goûtant tous les plaisirs sans trop de choix et sans besoin raffiné d’élégance, copistes un peu lourds des roués, et toujours bourgeois dans leurs vices[103].

De toute cette séquelle amicale, le plus cher et le plus dévoué à La Chaussée était Sablier. Il avait de la science et de l’esprit, mais sa paresse l’empêcha toujours de faire une grande fortune ou une grande œuvre. Il fut quelque temps chez un procureur sans prendre goût à la chicane. Le système le ruina : il ne s’en affligea pas autrement. Il prit un emploi dans la Compagnie des Indes, et se trouva heureux d’un passe-droit qu’on lui fit, qui lui permit de quitter. Il ne garda pas longtemps non plus une charge de commis au greffe criminel du Parlement. Il n’aimait que les lettres, à condition de n’en pas faire métier. Il fit des pièces pour les Italiens ; il se divertit à les faire autant que le public à les voir : il ne prétendit point plus haut. Il écrivit beaucoup sur l’histoire, et ne fut jamais historien. Il effleura tout, sans appuyer sur rien. Il ne prit que le plaisir dans tout ce que la vie ou sa fantaisie lui offrirent ; il avait l’esprit même épicurien, et s’amusa des lettres comme du reste. Il fut le plus heureux des hommes, quand il eut à élever les enfants du duc d’Aumont : il eut alors de quoi vivre sans rien faire, sans souci, tout à son gré. Cet excellent homme, que ni la gloire ni l’argent ne touchèrent, s’attacha dès l’enfance à La Chaussée : bien des rapports d’humeur les unissaient et la mort seule dénoua leur intimité. Sablier survécut, et huit ans après la mort de son ami, fidèle à sa mémoire, donna au public l’édition complète de ses œuvres.

Mais La Chaussée ne se laissa pas absorber par la camaraderie et les amitiés bourgeoises : il entra de bonne heure dans le grand monde où sa famille lui donnait accès ; il y vécut toujours[104]. Une des premières maisons qui s’ouvrirent à lui fut celle de M. de Bercy, au fils duquel il paraît avoir rendu quelques services importants[105]. Ce jeune homme aimait les propos mordants de La Chaussée, toujours au courant des nouvelles du jour ; ils lisaient les anciens ensemble ; enfin ils faisaient de la musique[106].

La Chaussée était mélomane. Il se réunissait à quelques amis, aussi passionnés que lui, M. de Bercy, le musicien Marais, qui jouait de la viole, et quelques femmes, pour concerter jusqu’à extinction de chaleur naturelle[107]. Ces séances musicales avaient lieu tantôt à Bercy, tantôt chez Mme de Maupeou, femme du président, fort spirituelle, et qui avait la meilleure table de Paris. Les talents musicaux de La Chaussée furent plus tôt célèbres que ses talents dramatiques, et n’en furent point éclipsés : encore au temps de l’École des Amis, le marquis d’Hérouville, son cousin[108], le convoquait avec sa basse de viole pour concerter avec la marquise, Mme de Mancini[109] et le grand prieur[110].

Les sociétés les plus libres furent celles qu’il préféra : il n’aimait pas à se contraindre ; il lui fallait la licence de tout dire. Il fréquentait plus volontiers les gens qui avaient gardé le ton de la Régence. C’est pour eux que, de 1720 à 1730 à peu près, il écrivit ses Contes.

Il était lié avec le marquis de Souvré[111], ce diseur de bons mots qui ne se tenait pas même devant le roi et qui perdit sa charge de maître de la garde-robe pour une plaisanterie. Mme de Pompadour apprenait l’Allemand. « Ne lui suffisait-il pas, dit-il, d’écorcher le français ? » Souvré avait un parent[112] avec qui La Chaussée était plus intime, et qui lui écrivait d’une de ses maîtresses : « Enfin elle a vêlé », regrettant que la mère et l’enfant fussent en bon état, car il aimait te tragique[113].

La Chaussée était de la bande joyeuse qui mit les parades à la mode. Ces sortes de farces se distinguaient par l’excessive immoralité, dans le fond et dans la forme. « Qu’est-ce que la comédie ? dit un auteur de parades : c’est la peinture des mœurs ; on dit qu’elles ne sont pas bonnes pour le présent, et je demande : Qui est-ce qui a de plus mauvaises mœurs qu’une parade ? par conséquent elle est la peinture du siècle[114]. » Dès 1711, on joua des parades en société chez l’avocat Chevalier[115] ; mais la vogue de ce divertissement ne vint que plus tard. Le chevalier d’Orléans, les comtes d’Argenson et de Caylus, et M. de Maurepas avec Salle son secrétaire, s’en allaient aux préaux des foires Saint-Germain et Saint-Laurent, « déguisez en redingotes, leurs chapeaux sur leurs têtes », et regardaient représenter pour rien « les parades que jouaient de dessus leurs balcons en dehors messieurs les danseurs de corde avant qu’ils donnassent leurs représentations véritables où l’on payait ». Vers 1729 ou 1730, Salle imagina de contrefaire ces bouffonneries pour amuser la société après souper[116]. Il fit un grand nombre de parades, entre autres, dit Collé, celles même dont le duc de la Vallière, le comte de Caylus et Pont de Veyle se firent honneur[117]. Fagan, Moncrif, Piron, Gueulelle, Collé surtout suivirent l’exemple de Salle. Leurs pièces furent représentées chez et par les plus grands seigneurs, le duc de la Vallière, le comte de Clermont, le duc d’Orléans. Celui-ci y prenait grand goût, et même, n’étant que duc de Chartres, il « jouait supérieurement le rôle de Mme Cassandre » dans la Mère rivale et Isabelle précepteur[118]. Ce divertissement passa à l’étranger : les parades de Gueulette furent jouées avec succès chez le roi de Saxe[119].

Il paraît aujourd’hui, quand on essaye de lire ces pièces, que bien peu d’entre elles étaient conformes aux règles données par Collé : « Que le fond en doit être agréablement ordurier ; que ces ordures ne doivent sortir que du fond et n’y paraître ni apportées ni plaquées, et qu’il y doit surtout régner une gaieté inépuisable[120]. »

Peut-être le jeu des acteurs animait-il ces bouffonneries ; car ce qui y manque le plus à la lecture, c’est la gaieté. L’ordure y déborde, souvent apportée et plaquée, et fait presque tout le comique, avec les cuirs[121] dont le langage des Léandres et des Isabelles est émaillé. Tant de froides grossièretés navrent, et l’on se demande comment la société la plus polie et la plus spirituelle pouvait se divertir de saillies et d’équivoques dont ne riraient plus les pires habitués de nos cafés-concerts. Il semble que l’attrait de ces parades ait été d’arracher pour un moment acteurs et spectateurs à la vie de cour et de salon, si artificielle et si raffinée, à la lourde tyrannie de l’étiquette et du bon goût. Affadis d’élégance, écœurés de bon ton et d’esprit, il leur fallait s’encanailler de temps à autre. Être peuple ne suffisait plus, ils se faisaient populace et s’enivraient de bêtise et de polissonnerie : c’était la revanche de la nature.

Collé nous le donne bien à entendre : « Ces scènes croustilleuses, la manière dont elles étaient rendues, la franche gaieté qu’ils y mettaient, les ordures gaillardes, enfin jusqu’à leur prononciation vicieuse et pleine de cuirs, faisaient rire à gueule ouverte et à ventre déboutonné tous ces seigneurs de la cour, qui n’étaient pas tout à fait dans l’habitude d’être grossiers et de voir chez le roi des joyeusetés aussi libres, quoiqu’ils fussent dans l’intimité du défunt Louis XV[122]. »

La Chaussée, poète de circonstance, et qui connaissait Salle, fil des parades : ce furent les premiers essais de cet auteur moral, de « ce zélé prédicateur dramatique, qui a converti tant d’âmes au théâtre par ses homélies, ce pieux orateur du Parnasse qui mit toujours la vertu dans ses drames[123] ». On a imprimé après sa mort le Rapatriage ; cette pièce, aussi ordurière que pas une du Théâtre des boulevards, œuvre d’une imagination laborieuse, et sale sans gaieté, empêche de regretter le texte primitif de cet Alphonse l’Impuissant, que Collé refit avec l’aide de Saurin en 1737, et où il ne resta qu’une vingtaine de vers de La Chaussée[124]. On devait jouer la chose à Champs, chez le duc de Vaujours[125] : les acteurs devaient être le maître du château, Maurice de Saxe, les ducs d’Aumont et de Duras, les marquis de Surgères et d’Ermenonville, et le comte de Martel. Ces messieurs avaient fait choix du vendredi saint pour la représentation. Le cardinal Fleury trouva, cette fois, que c’était trop, et rappela les acteurs à Paris par un ordre du roi. Ils se consolèrent en soupant avec trois ou quatre barboteuses, à la petite maison du duc d’Aumont.

Une autre joyeuse société était celle du comte de Livry[126]. Ce grand seigneur avait de l’esprit. Il aimait à vivre avec les gens de lettres, non sans leur rappeler parfois ce qu’il était avec une impertinence tout à fait cavalière. Soupant un jour avec Dancourt, qui était en verve et prodiguait les saillies, il lui dit soudain : « Dancourt, tu as été charmant jusqu’à présent ; mais je t’avertis que si d’ici à la fin du souper tu as plus d’esprit que moi, je te donnerai cent coups de bâton. » Il est vrai que Mme Dancourt était là et qu’il était désagréable d’être éclipsé, devant elle par son mari. Cette pétulance s’amortit avec l’âge, et le comte sut goûter l’esprit de ceux qui en avaient plus que lui. C’est à son château de Bélesbat que, devant Mme de Prie, Voltaire fit représenter en 1725 une bouffonnerie pleine de gaieté et de traits irréligieux. À Livry, sa résidence ordinaire, affluaient écrivains et savants : c’était le vrai Pinde, disait Piron, qui y avait un appartement et recevait du comte mille livres de pension. La vie y était une fête éternelle. Launay, secrétaire du grand prieur de Vendôme, auteur de la comédie du Paresseux, Fuzelier, Danchet, Grécourt, La Faye, de Boze, Procope, fils du cafetier, poète et médecin, spirituel comme tous les bossus, le médecin Chirac, le chirurgien Lapeyronie, étaient les hôtes habituels de Livry. Deux actrices de la Comédie-Française, une brune comédienne et une blonde tragédienne, Mlles Quinault et Balicourt, les inséparables cousines, faisaient de fréquents séjours au château. On jouait la comédie avec fureur. On inventait mille jeux, mille bouffonneries ; on décernait les brevets du régiment de la Calotte, et, dans une séance solennelle, on lui nommait un colonel, un pauvre sot, M. de Saint-Martin, qui s’en trouvait tout glorieux : on lui avait persuadé que le roi l’avait désigné[127].

La Chaussée prenait part à cette vie joyeuse sans perdre de son flegme. Il lâchait les plus fortes plaisanteries sans se dérider[128]. Excepté Piron, le comte n’aimait personne autant que La Chaussée : le sérieux de l’un faisait contraste avec le rire de l’autre, et ne cachait guère moins de folie.

Quand il voulait travailler et ne faire que cela, La Chaussée se réfugiait encore à Livry : on y était libre même de se dérober à la joie. Ce fut là qu’il écrivit l’École des amis en 1735[129].

Mlle Quinault, qu’il rencontra souvent à Livry et qui le reçut parfois à souper avec le comte dans son appartement de la rue d’Anjou-Dauphine[130], lui fournit le sujet du Préjugé à la mode. Elle lui apporta aussi, pour en faire une comédie, le Gascon puni de La Fontaine. La Chaussée n’admirait pas moins les contes que les fables. Cependant il refusa, et ce fut Pont-de-Veyle qui prit le sujet et en fit sa comédie du Fat puni[131].

Une étroite liaison ne cessa d’exister entre cette comédienne et La Chaussée. Il la vit toujours, lorsqu’elle se fut retirée du théâtre (en 1741) et tint bureau d’esprit. Elle recevait la meilleure compagnie. Le chevalier d’Orléans, le marquis d’Argenson, Maurepas, Pont-de-Veyle, Voltaire quand il était à Paris, Destouches, Fagan, Collé, Duclos, Moncrif, Voisenon, Crébillon fils, se réunissaient deux fois par semaine, pour dîner, chez le comte de Caylus et chez Mlle Quinault alternativement. On appelait leur société le Dîner du Bout du Banc : la pièce du milieu était une écritoire. On ne se contentait pas d’avoir de l’esprit dans ce cercle, on en faisait ; mais on pouvait tout penser et tout dire : « la Ninon du siècle » ne s’effarouchait de rien. Elle avait beau jouer à la femme du monde et prendre un air décent : « Au milieu d’un maintien apprêté et pédant, il lui échappait des plaisanteries un peu fortes[132]. » Sous les auspices de cette Muse hardie furent composés deux volumes de facéties qui s’appelèrent le Recueil de ces Messieurs et les Étrennes de la Saint-Jean, amas d’obscénités lourdes. La Chaussée, qui venait au Dîner du Bout du Banc, y collabora. On ne saurait déterminer exactement la part qu’il y prit. Sa renommée ne souffrira point de ce doute.

Le ton était meilleur et la gaieté plus décente chez Mme Duché-Lemarchant[133]. La Chaussée fréquentait ce salon, rempli de gens célèbres, et qui servit, dit-on, de modèle à Mme de Tencin et à Mme Geoffrin. Rien de pédant chez la maîtresse de la maison, qui, comme Mme de La Fayette et Mme de Lambert, craignit le nom d’auteur. L’homme d’esprit de la maison était Coypel, médiocre peintre et causeur brillant, qui y lisait ses piquantes comédies.

Sur la fin de sa vie, La Chaussée fut un des familiers du comte de Clermont[134], qui devint son protecteur déclaré. Ce fut lui qui imagina de faire le comte académicien. Dans sa dernière maladie, le prince fit prendre souvent de ses nouvelles. Quand Sablier publia, en 1763, les œuvres de son ami, il crut ne pouvoir les dédier à personne qui s’intéressât davantage à la mémoire du poète. Le comte de Clermont avait établi à son château de Berni un théâtre qui fut fameux au XVIIIe siècle ; il s’y joua parfois des œuvres remarquables, comme la Femme fidèle de Marivaux, en 1755. La Chaussée fit deux pièces pour son protecteur, dont l’une fut jouée après sa mort, à la petite maison du comte, rue de la Roquette[135].

 

III

 

Ce fut dans ces diverses sociétés que La Chaussée passa sa vie, sans éclat et sans ennui. Il fut très répandu dans le monde, bien qu’on ne rencontre son nom que par hasard dans les mémoires du temps. Cela tient sans doute à ce qu’il ne fut d’aucune coterie littéraire. Il ne fut longtemps qu’un amateur de littérature, et même quand il eut pris rang dans la troupe des poètes de théâtre, il regarda toujours un peu les gens de lettres en homme du monde qui ne tire pas ses rentes de son esprit.

Avec Voltaire, qu’il connut dès sa jeunesse[136], il ne sortit jamais des froides politesses : ils médisaient volontiers l’un de l’autre. On le voit souper une fois chez Marivaux. Il connaît tout le monde, surtout depuis qu’il est de l’Académie, mais en général il ne se lie pas.

Cependant il se mit en frais avec le vieux président Bouhier, qui, du fond de sa province, obtenait la plus haute considération et dont le suffrage était d’un grand poids. Il professait la plus profonde estime pour sa personne, la plus vive admiration pour ses ouvrages[137]. Il lui adressait les siens, la Fausse Antipathie, l’École des amis, et il tenait tant à faire la conquête du président qu’il en devenait modeste et donnait ses pièces pour des bagatelles indignes de l’attention d’un si savant homme[138]. Ce manège n’était pas désintéressé : ce qu’il voulait, c’étaient des marques sensibles de l’estime du président, afin de s’en faire honneur dans le monde[139].

La Chaussée n’eut d’étroite liaison qu’avec l’abbé Leblanc. Celui-ci le prit d’abord d’un peu haut avec lui. C’est un garçon d’esprit, disait-il lestement. Il était plus ancien dans la littérature, et le traitait en débutant. Plus tard, La Chaussée fut un rare génie : il était devenu académicien. Dès lors, l’abbé se dévoua à lui. Être de l’Académie fut le rêve décevant de ce pauvre écrivain, qui usa sa vie à la poursuite de ce but inaccessible. C’était le pôle où se dirigeaient toutes ses pensées. Des académies étrangères et provinciales, la Crusca de Florence, les Arcades de Rome, l’Institut de Bologne, la Société des Sciences et Arts de Dijon, ne firent, en l’adoptant, que l’animer dans sa prétention ; cela ne le satisfaisait point ; toutes ces Académies n’étaient pas l’Académie. La rage de s’asseoir dans un des quarante fauteuils fit un caractère à l’abbé ; cela tranchait sur sa plate médiocrité. « Il a fait ce qu’il a pu pour être de l’Académie, il en a toujours été refusé[140]. » C’était tout ce qu’il y avait à dire de lui. On s’en moquait sans ménagement. « Se trouvant à l’inventaire de l’abbé Sallier, dont on vendait les souliers, quelqu’un lui conseilla de les acheter, parce qu’ils l’avaient mené bien souvent à l’Académie[141]. » Voilà pourquoi l’abbé s’accrocha tant qu’il put à La Chaussée après qu’il y eut été reçu. Celui-ci souffrit cette amitié, qui le flattait, tout intéressée qu’il la sentait. Mais il ne put ou ne voulut pas ouvrir l’Académie à l’abbé Leblanc, et la seule chance que le pauvre homme eût de faire parler de lui après sa mort, lui échappa.

En général, les gens de lettres n’attiraient pas La Chaussée[142] ; la vivacité de son amour-propre l’éloignait d’eux, et eux de lui. Il reprochait à Voltaire de « dénigrer tout ce qui n’était pas lui[143] », mais d’Alembert est forcé de convenir que lui-même avait beaucoup de ce défaut. Profondément auteur par la vanité, il avait une susceptibilité toujours en éveil. Il ne put pardonner à Voltaire ses épigrammes contre le genre larmoyant, encore moins peut-être ses succès dans le même genre. Après lavoir loué dans l’Épître à Clio, il en disait volontiers du mal. Il l’accusait d’avoir cabale contre l’École de la jeunesse. Il était extrêmement persuadé du mérite de ses ouvrages, et une lettre assez franche qui lui fut adressée sur la même pièce dut lui être fort pénible[144].

Les critiques, en effet, lui étaient insupportables, et son amour-propre ne désarmait jamais. Il ne se consola jamais de la préférence qu’on parut donner à Cénie sur la Gouvernante ; il « fut toute sa vie sensible à ce dégoût, et s’en expliquait assez librement avec ses amis[145] ». Si l’on semblait attaquer ses ouvrages, ou qu’on le fit en effet, il ne savait pas se contenir, l’ironie amère[146] de sa réplique trahissait la vivacité de son chagrin. Ce fut sans doute ainsi qu’il fâcha Salle à une représentation de l’École des amis : il lui dit des duretés, et il y eut de la froideur entre eux pendant quelque temps[147].

La délicatesse de La Chaussée allait à tel point qu’il devenait même difficile de le louer : tant il s’effarouchait aux ombres de critique qu’il apercevait dans certains éloges, insuffisants ou froids à son gré. Le panégyrique que Riccoboni fit de ses ouvrages à propos de l’École des amis, et qui choqua bien des gens impartiaux, ne satisfit point notre auteur ; il y fit faire quelques retouches[148], et ce n’était pas sa modestie qui se révoltait. Il s’occupa ensuite de faire traduire la lettre de Riccoboni de l’italien en français. Cela ne lui suffit pas encore : il demanda à son ami Sablier d’y ajouter quelque chose. Le pis est qu’il se croit modeste : « Je ne demande rien de détaillé, mais seulement deux ou trois réflexions qui soutiennent un peu ma cause et relèvent en passant l’absurdité de la critique invétérée du ministre de Bicêtre[149], qui s’acharne sur moi. Ce n’est point une défense mendiée : elle viendra naturellement à l’occasion de la lettre de M. Riccoboni... Je ne demande point déloges, ni aucune ostentation ; au contraire rien que de sensé et de succinct[150]. » Admirable aveuglement de l’amour-propre, qui finit par confondre sa cause avec celle du bon sens, et qui s’irrite moins de la critique, qu’il ne comprend plus, qu’il ne s’en étonne comme d’une absurdité.

Cette suffisance d’opinion rendait La Chaussée peu maniable aux comédiens : il fallait recevoir et jouer ses pièces sans examen et sans observation. La défiance, les hésitations, les corrections, les conseils, cela est bon pour les auteurs siffles : mais il faut se fier au talent reconnu et aux succès tant de fois réitérés. Si les comédiens doutent de son ouvrage, c’est qu’ils n’en ont pas senti le romanesque ni conçu la plaisanterie ; c’est qu’il a mal lu, mais mal lu volontairement, car M. de la Chaussée ne lit mal que s’il le veut bien. Il ne lui déplaît pas de n’être pas compris. « Comme mon genre est nouveau, que mon goût s’éloigne des autres, il n’est pas étonnant que l’on se trouve en pays perdu[151]. » Être incompris est le sort des inventeurs et des génies originaux : mais La Chaussée croit trop aisément qu’il suffit de ne pas se faire comprendre pour avoir le droit de se déclarer incompris.

Collé disait avec son esprit méchant, quand Bougainville, en prenant la place de La Chaussée à l’Académie, l’accabla de louanges outrées : « Si La Chaussée a quelque vent là-bas de ces éloges-là, il ne les croira pas trop forts ; je suis sûr qu’il dirait : Eh bien ! actuellement que je suis mort, on dit que je suis au-dessus de Molière ; quand je le disais de mon vivant, ils ne me croyaient pas ; j’avais beau le répéter[152]. »

On conçoit que La Chaussée préférât les gens du monde aux gens de lettres : les compliments ne coûtaient rien à ceux-là, et ils ne les marchandaient pas. Il préféra aussi leur société à la cour. Il n’eût tenu qu’à lui d’y prendre pied. Louis XV sans doute n’aimait pas trop les lettrés, et surtout les littérateurs, mais enfin il savait le nom de La Chaussée, et il le citait[153]. Il recevait bien les marques de son dévouement, Quand le roi, après sa grande maladie reçut les compliments des Corps de l’État sur son rétablissement, la treizième harangue qu’il entendit aux Tuileries, le 17 novembre 1741, fut celle de Crébillon au nom de l’Académie, dont il était directeur. Crébillon lut des vers après sa harangue ; mais, après lui, La Chaussée récita un petit poème sur le même sujet, et fut admis, deux jours après, à le présenter à Sa Majesté[154].

À défaut du roi, il aurait pu attendre beaucoup de Mme de Pompadour, qui se piquait de protéger les gens de lettres. Elle se fût attachée à lui aussi bien, sans doute, qu’au vieux Crébillon ; d’autant que, comme elle avait beaucoup de sensibilité, elle goûtait fort les ouvrages de La Chaussée. Elle jouait la comédie avec succès et même avec talent. Le rôle de Constance était son triomphe : aussi le Préjugé à la mode fut-il donné jusqu’à quatre fois sur le théâtre des Petits-Cabinets : plus souvent qu’aucune autre tragédie ni comédie[155].

Quand le château de Bellevue fut construit, Mme de Pompadour voulut inaugurer par une pièce nouvelle la salle qu’elle y avait fait établir. Elle la commanda à La Chaussée : il fit l’Homme de fortune.

Mais il ne profila pas autrement de ces bonnes dispositions. Il ne recherchait ni les distinctions ni les pensions. Il n’avait pas l’esprit courtisan, et sentait la contrainte plus que l’honneur de vivre à la cour : cette vanité-là n’était pas la sienne. Il aimait la liberté des réunions où l’étiquette ne vient pas étouffer les conversations et les rires, où il avait ses coudées franches et pouvait s’abandonner à son humeur.

Sa causerie était spirituelle, sans doute ; mais elle était surtout mordante. La Chaussée avait l’esprit peu bienveillant, et chaque mot était un coup de dent. Une lettre qu’il écrivit en 1750 à l’abbé Leblanc, qui était à Borne, est curieuse par le nombre de gens qui y sont touches : ce n’est qu’un chapelet de méchancetés qu’il égrène tranquillement. On a là l’image de sa conversation. Il mande à l’abbé que la Force du naturel, de Destouches, a eu une demi-chute, c’est-à-dire un succès subalterne. Elle a été du goût des plébéiens : le reste a reniflé contre ; l’auteur a accusé la cabale de Voltaire, c’était celle du bon goût[156]. À propos de Voltaire, il n’a pas osé donner sa pièce de Rome sauvée. Il la fait jouer chez lui et à Sceaux : il y joue le rôle de Cicéron : il fait comme ces pâtissiers qui, ne pouvant point vendre leurs petits pâtés, les mangent eux-mêmes. Cependant il la fera sans doute jouer l’hiver prochain : « Il est étonnant le nombre de billets qu’il porte et qu’il envoyé dans toutes les maisons de Paris. Il a ces jours passés, été prier tout le clergé, évesques et députés, et cela s’est réduit à deux Jésuites et trois Cordeliers. » Il est parti en Prusse. On a eu une Belle Pénitente de la façon de l’abbé de La Tour, qui est bien la plus pitoyable chose qu’on puisse ne pas lire. La Cléopâtre de Marmontel est tombée de même : l’auteur est furieux ; il avait fait commander des mousquetaires à la deuxième représentation, pour la soutenir. On a eu un phénomène femelle à la Comédie-Française, Cénie, comédie de Mme de Graffigny, pièce bien écrite, quoique en prose, mais elle est remplie de jolis vers. Elle a réussi, « malgré les coquins que Voltaire a laissés pour veiller à ses intérêts, qu’il fait consister dans la chute de tout ce qui paraît[157] ».

Voilà de quoi rendre des points à Célimène. Mme de Graffigny est épargnée un peu comme Damis, honnête homme et d’un air assez sage : mais... On ne s’étonnera pas que La Chaussée eût la réputation d’être difficile et caustique [158], et que ceux qui l’entendaient débiter tant de méchancetés prissent parfois une fâcheuse idée de son caractère. Gresset aurait pu dessiner d’après lui son Méchant, j’entends pour le langage, et non pour les actions[159].

 

IV

 

Avec les femmes, cependant, il ne paraît guère avoir eu de scrupule, et les procédés dont il use à leur égard font bien de lui le modèle accompli du Méchant. Les lettres de femmes qui lui sont adressées[160] éclairent d’une lumière un peu crue ce côté de son caractère.

La Chaussée, qui confessait sa piètre mine, eut la prétention d’être un homme à bonnes fortunes, et il faudrait être bien naïf pour s’étonner qu’il y ait réussi. Je n’ai pas l’intention de le suivre dans ses aventures, et de rechercher le secret des noms des femmes qui eurent des faiblesses pour lui. Dans leurs lettres, souvent non signées, ce ne sont pas les noms qui importent, mais les sentiments des amoureuses, et l’image de l’homme qui s’y reflète. Il eut des maîtresses de tout rang et de toute sorte, depuis la petite fille de quatorze ans que ses amis appelaient en riant Madame Nivelle[161] jusqu’à de grandes dames, comme celle qui lui donnait rendez-vous, certain vendredi, à huit heures, pour aller souper « chez le maréchal[162] ».

La Chaussée, comme c’était le bel air en ce temps-là, se laisse aimer plus qu’il n’aime. On le choie comme un directeur ; on est aux petits soins. Certaine dame du grand monde n’ose l’inviter à dîner : « C’est un repas qui vous déplaît ; mais si vous voulez venir passer la soirée chez moi, je vous ferai préparer quelque plat à voire goût[163]. « Une autre s’inquiète de son rhume, de sa saignée. On lui prodigue la tendresse. « Vous me manquez beaucoup », écrit une autre[164]. Celle qui se dit la meilleure de ses amies, s’afflige d’être dans l’obligation d’aller à la campagne : « Faut-il être toujours séparé de ce qu’on aime, ou faut-il l’aimer toujours ?[165] » Et celle-ci va jusqu’à le remercier de lui avoir appris la constance : elle lui a obligation de l’avoir rangée[166].

Lui, évidemment (cela se devine aux propos qu’on lui tient), il reçoit les attentions, les effusions, en grand seigneur. Il se fait prier, il se fait attendre, il manque les rendez-vous, il est irrégulier[167]. Je ne vois pas une lettre qui indique de sa part une avance, une prière : ce sont les femmes qui font tous les pas, qui le réclament. Ce sont elles qui reviennent, après les querelles et les froideurs ; elles lui envoient les pardons qu’il ne sollicite pas. On l’aime « malgré ses méfaits », on pense à lui, quoi qu’il ne le mérite pas[168]. Il y en a une pourtant, probablement une comédienne, qui se révolte. Elle se plaint non des sentiments, mais des manières. À l’en croire, M. de La Chaussée ne ménageait que les femmes dont le rang commandait son respect ou flattait sa vanité : il traitait les autres sans façon, à la mousquetaire. Sa lettre est un beau couplet de femme en colère, blessée au vif ; et elle vaut la peine d’être transcrite en son entier.

« Un raccommodement comme avait été le nôtre aurait dû durer toujours ; mais il vous a plu le rompre pour la centième fois, puisque c’est par vos mauvaises manières que cela arrive. Vous en direz pourtant tout ce qu’il vous plaira : je n’ai point envie de me justifier ; je vous ai trop donné d’occasion pour me mépriser. Vous croyez par rapport à cela être en droit de m’insulter. Voilà apparemment votre génie, qui est plus bas que je ne saurais l’exprimer. Ce sont là des manières indignes, puisque vous avez été le maître de ne me point aimer. Je ne vous y ai point forcé, et rien ne vous y devait engager, pas même la reconnaissance. Vous pouviez venir chez moi et avoir la politesse que tout homme doit avoir. Mais vous faites bien plus : vous en manquez à mon égard et à ceux qui sont chez moi ; c’est m’offenser doublement. Il faut que vous sachiez que je regarde ma maison, quoique très médiocre, comme celle du plus grand seigneur par le respect et la politesse qui s’y doivent observer ; et si cela vous convient, vous pouvez y venir, à condition néanmoins que vous ne me parlerez point de raccommodement ni d’amitié. Si vous êtes dans le dessein de n’y plus venir du tout, vous pouvez me le dire, je n’en serai point fâchée, et je vous oublierai très aisément, puisque vous êtes capable de m’avoir outragée. Croyez-moi, Monsieur, vous pouvez finir, il ne tient qu’à vous ; et j’ai trop de cœur pour me laisser traiter indignement ; et je ne dépens plus de vous que par ma faiblesse dont vous êtes le maître de dire ce qu’il vous plaira, et je pense tout de vous, puisque dans la plus parfaite intelligence vous avez su de tout temps me traiter comme une misérable ; et vous n’avez jamais pu consulter que vos emportements qui sont inconcevables à mon égard ; mais il fallait que je distingue la fausse amitié d’avec la véritable. Je finis en vous disant que rien ne me fera changer à votre égard. Vous avez mérité mon indignation mille fois ?[169] »

On le voit, si La Chaussée, dans sa vie, fit pleurer des femmes, ce n’est pas de la même façon que dans son œuvre. Il a pratiqué les maximes de Richelieu, vécu la vie que peignait Duclos dans ses Confessions du comte de ***. Il a fait l’amour avec un égoïsme concentré, une froideur sèche et maligne : et l’on peut dire qu’il économisait dans son procédé à l’égard de ses maîtresses la sensibilité qu’il devait prodiguer dans ses pièces. Était-ce qu’il obéissait à la mode dans sa conduite, et s’en affranchi tau théâtre ? Sans nul doute ; mais cette obéissance ne devait pas lui coûter. Il avait dans l’humeur un fond de jovialité brutale, une insouciance de bourgeois qui s’amuse, et l’on devine qu’en se gardant du sentiment, en copiant l’impertinence et les noirceurs des grands roués, il donnait satisfaction à sa vraie nature.

 

 

Chapitre II : Vie de La Chaussée (suite)

 

I

 

La Chaussée allait avoir quarante ans et n’avait encore rien produit, du moins sous son nom : ce n’était pas la peine d’avoir renoncé à la fortune. Mais son début fut éclatant, s’il fut tardif, et l’Épître de Clio à M. de B.[170] lui donna du coup un rang distingué parmi les gens de lettres.

Ce poème fut publié après la mort de La Motte, en 1731. L’abbé Le Blanc prétend que l’auteur y travailla cinq ans[171] : c’est une exagération évidente. La pièce était achevée depuis longtemps, et La Chaussée en avait fait lecture en société[172] : on lui avait conseillé de n’en pas faire usage. Il eût mieux fait de ne pas suivre cet avis, ou de ne pas cesser de le suivre, de ne pas ménager La Motte vivant ou de le respecter mort, sans joindre sa voix à celle de tant de rimailleurs qui assaillirent cet homme d’esprit lorsqu’il ne put plus se défendre.

Le succès de l’Épître de Clio fut incroyable[173]. Voltaire en fit de grands éloges et adressa à l’auteur ce quatrain, aussi plat que flatteur :

Lorsque sa Muse courroucée
Quitta le coupable Rousseau,
Elle te donna son pinceau,
Sage et modeste La Chaussée.

Au fond, il trouvait l’Épître ennuyeuse, mais il prenait mille précautions pour le dire[174], et faisait dominer l’admiration sur la critique. Le poème ne lui donnait pas assez d’ombrage pour qu’il eût de la peine à le louer ; et c’était l’ouvrage d’un amateur, d’un homme à ménager, qui tenait à ce qu’il y avait de mieux dans la noblesse et dans la finance : considérations faites pour toucher Voltaire et le rendre prodigue de compliments[175]. Et comme les idées de l’Épître sur la poésie étaient les siennes, il n’eut pas à se forcer beaucoup pour en dire du bien : il en goûta la versification, et, depuis ce temps, il ne cessa de répéter que La Chaussée faisait les vers mieux que personne[176], d’autant que cela le mit à l’aise pour lui refuser tout autre talent.

Enfin ces trois ou quatre cents vers donnèrent une telle idée de l’auteur que le public l’appela dès ce moment à l’Académie[177].

Deux ans s’écoulèrent. Enfin, en 1733, il se décida à aborder le théâtre, où il devait trouver la gloire : il avait quarante et un ans. Piron s’égaya de ce jeune auteur qui était presque un vieil homme ; c’est à lui qu’il pense quand il fait dire à quelqu’un dans sa Métromanie :

Dans ma tête un beau jour ce talent se trouva,
Et j’avais cinquante ans quand cela m’arriva.

Voltaire disait charitablement qu’il avait voulu « attendre que son génie fût dans toute sa force ». Cependant, avant que le succès eût justifié La Chaussée, il s’armait de l’Épître de Clio pour lui défendre le théâtre. De bons vers dans le genre didactique, disait-il, n’étaient pas « un bon préjugé pour le genre de la comédie. »

Rien ne semblait, en effet, préparer La Chaussée à écrire pour le théâtre. Faisant péniblement de bons vers, il paraissait destiné à suivre les traces de Rousseau et à réussir sans fracas dans le genre didactique. S’il avait fait des parades, elles n’indiquaient pas qu’il eût du talent pour le théâtre. Surtout, elles n’annonçaient pas qu’il eût du goût pour la morale.

On pourrait se contenter de dire que La Chaussée fit des comédies parce qu’il était né pour en faire. Cependant, une vocation qui se marque si tard n’est pas bien impérieuse, et le génie que La Chaussée révéla dans ses pièces n’est pas tel qu’on puisse croire qu’il n’aurait rien fait d’autre, s’il ne les eût faites. Il avait un de ces talents médiocres, faits surtout d’application et de volonté, qui peuvent atteindre à une certaine hauteur dans tous les genres, sans la dépasser dans aucun.

Mais à défaut d’aptitudes bien spéciales, les circonstances poussèrent La Chaussée vers le théâtre. C’était encore par là qu’on arrivait le plus vite à la plus grande renommée. Les poêles dramatiques tenaient le haut du pavé ; il fallait s’essayer à la scène : la mode y engageait ceux que le génie n’y poussait pas, et c’était le grand nombre. Une tragédie, ou une comédie – applaudie ou sifflée – était le vrai brevet de l’homme de lettres et son titre de noblesse au Parnasse.

La société française avait la passion du théâtre. Les comédies française et italienne, l’opéra, les théâtres de la foire, ne parvenaient pas à l’assouvir. On jouait la comédie dans les salons et les châteaux. Il y avait peu de sociétés qui n’eussent leur théâtre et leurs acteurs, souvent excellents. Les comédies de société et la fréquentation des comédiennes et des auteurs, à Livry, à Vaujours et ailleurs, éveillèrent le génie de La Chaussée. Mais il ne donna rien à l’aventure ; il se tâta longtemps, et se lança. Il calcula bien ses forces : s’il fut lent à produire, il ne produisit qu’à coup sûr. La Fausse Antipathie, jouée le 2 octobre 1733, réussit pleinement, et pendant dix ans La Chaussée ne connut que le succès.

 

II

 

Quand il fit imprimer la Fausse Antipathie (avril 1731), il la dédia en termes très respectueux à Messieurs de l’Académie. Ce procédé fut remarqué : « On entend bien ce que cela veut dire[178]. » Le Préjugé à la mode, joué en février 1735, rendit son élection inévitable.

Une occasion sembla s’offrir au mois de juillet. L’abbé d’Olivet donna avis à La Chaussée de la maladie de son confrère Adam. La Chaussée résolut déposer sa candidature : il mit en avant le bonhomme Danchet, et se tint prêta accourir de Saint-Germain, où il était[179]. Adam mourut le 11 novembre : le succès de La Chaussée semblait assuré : l’opinion était unanime aie désigner. Mais un concurrent se présenta, l’abbé Seguy, qui, à défaut de talent, avait pour lui la maréchale et le duc de Villars[180]. Un troisième larron faillit mettre les deux adversaires d’accord. Le cardinal Fleury avait retardé la date de l’élection académique : on crut qu’il voulait par là réserver la place d’Adam au précepteur du Dauphin, qui allait être désigné, et qui fut l’évoque de Mirepoix, Boyer. Il était dur de préférer Seguy à la Chaussée, et de rompre encore en visière au public, indisposé déjà par les choix récents de Sallier et de Moncrif[181]. Le choix de Boyer eût tiré la Compagnie d’embarras, et bien que le duc de Villars se fût empressé de lui demander son désistement, on crut qu’il serait nommé sans s’être présenté. L’élection se fit le jeudi 22 décembre. Vingt-cinq académiciens étaient présents. La brigue violente du duc de Villars assura le succès de l’abbé Seguy, et La Chaussée n’eut que le tiers des voix[182]. Un satirique anonyme vengea le public et son favori : avant la réception de l’abbé Seguy, il courut sous son nom un compliment supposé, où ni le récipiendaire ni ses protecteurs n’étaient ménagés[183].

Quelques mois après, deux nouvelles vacances se produisirent par la mort de Mallet et de Portait[184]. Cette fois il n’y eut pas d’hésitation ; les candidats étaient désignés : c’étaient La Chaussée et l’évêque de Mirepoix. « Les arrangements étaient pris ; » aussi fut-ce sans aucune chance que Marivaux se présenta : à plus forte raison l’abbé Trublet, dont le principal titre était d’être admirateur forcené de Fontenelle et de La Motte[185]. Un concurrent plus sérieux faillit se mettre sur les rangs, Voltaire, qui en avait grande envie, mais qui n’osa pas. On avait brûlé en 1734 une édition de ses Lettres anglaises. Le garde des sceaux était encore très irrité contre lui : ce n’était pas le moment d’aspirer à l’Académie[186]. Voltaire fit de nécessité vertu, et en envoyant sa tragédie d’Alzire à La Chaussée[187], il lui déclara que « ni les circonstances où il se trouvait, ni sa santé, ni sa liberté ne lui permettaient d’oser y penser ; que cette place lui était destinée, et qu’il se ferait honneur de lui céder le peu de suffrages sur lesquels il aurait pu compter[188] ».

Bien que le succès fût certain, La Chaussée ne négligea aucune démarche. Il écrivit à Destouches et se proclama son disciple : ce n’était pas un mince effort, car il avait une haute opinion de son originalité et se piquait d’avoir créé un genre nouveau. Destouches, qui avait déjà voté pour lui, lui fit une réponse très flatteuse où, par un raffinement de délicatesse, il affectait de traiter déjà le candidat en confrère[189].

Danchet fit encore cette fois l’office d’un ami dévoué : il distribua les œuvres de La Chaussée à 21 académiciens, et n’épargna point sa peine[190].

La Chaussée et Boyer furent élus à l’unanimité le 2 juin 1736[191]. Ils furent reçus ensemble le 25 juin par l’archevêque de Sens, Languet de Gergy[192]. On remarqua que La Chaussée tourna court sur l’éloge de son prédécesseur et l’expédia un peu vite[193]. Suivant l’exemple de Crébillon, il fit la plus grande partie de son remerciement en vers. Il « rima à peu près ce que M. de Mirepoix avait déjà dit sur la naissance du goût, fruit de la naissance de l’Académie[194] ». Il insista surtout sur les ressources de la langue française, sur la nécessité d’en conserver la pureté, et compara ses confrères chargés de veiller sur elle aux vestales. L’archevêque de Sens lui répondit. S’il sembla ne pas connaître très exactement les œuvres du récipiendaire[195], il ne lui marchanda pas les éloges. Il espérait de voir revivre en lui « cet ancien fléau des vices et du ridicule, le célèbre Molière ». Même il ne craignit pas de louer également l’évêque et le poète de théâtre, qu’il recevait ensemble.

« Je puis, sans blesser mon caractère, disait-il, donner, non aux spectacles que je ne puis approuver, mais à des pièces aussi sages que les vôtres et dont la lecture peut être utile, une certaine mesure de louange... Celui-là en effet mérite sans doute même de nous quelque éloge, qui a banni de la scène les passions criminelles qui corrompent communément nos spectacles, et qui a su faire servir ses fictions poétiques à donner aux hommes d’utiles leçons : ainsi en rendant justice à la sagesse de vos vues, on pourra convenir sans peine qu’il y a quelque rapport entre celui qui condamne nos théâtres et celui qui essaye de les corriger.

« Continuez, monsieur, à fournir à nos jeunes gens, je ne dis pas des spectacles, mais des lectures utiles, qui, en amusant leur curiosité, les rappellent à la vertu, à la justice, aux sentiments d’honneur et de droiture que la nature a gravés dans le cœur de tous les hommes, et à répandre un salutaire ridicule sur les bizarres goûts de la jeunesse de notre siècle. Les orateurs chrétiens trouveraient moins d’obstacles au fruit qu’ils désirent, si les esprits étaient préparés aux vérités chrétiennes par les vertus morales et par les sentiments que la raison inspire. Car, hélas ! qu’il est difficile de faire de vrais chrétiens de ceux qui n’ont pas encore commencé d’être des hommes raisonnables. »

L’archevêque appelait la chaire et le théâtre à se liguer contre cette jeunesse qui se figure qu’il est du bon air d’avoir déjà à vingt ans méprisé tous les devoirs et épuisé tous les vices.

Quelques hommes sensés et impartiaux approuvèrent ces paroles mesurées et hardies tout à la fois, où le prélat avait tâche d’observer ce qu’il devait à son caractère et ce qu’il devait à l’Académie. « Cela s’appelle, écrivit Desfontaines[196], marcher d’un pas ferme et majestueux dans un chemin glissant. » Mais le discours de l’archevêque ne fut pas du goût de tout le inonde et souleva de violents orages. Les jansénistes ne manquèrent pas cette occasion de lui courir sus. Le rédacteur des Nouvelles ecclésiastiques[197], qui, par la grâce de Dieu, n’avait point lu les pièces de La Chaussée, tança fortement l’archevêque d’avoir loué « des ouvrages criminels et réprouvés aux yeux de Dieu », que « la qualité seule de chrétien » oblige à condamner. La distinction que le prélat avait faite entre la représentation et la lecture semblait futile, à l’écrivain janséniste. « Monsieur de Sens voudrait-il ou qu’on allât à la comédie pour se disposer à aller au sermon, ou bien qu’on se préparât à entendre le sermon par la lecture des comédies ?... Mais ceux qui penseront comme ce prélat sur l’utilité prétendue de la lecture des comédies, demanderont pourquoi il se montrerait plus austère sur le spectacle même[198], puisque l’action et la représentation auroient bien plus de pouvoir pour imprimer dans leur cœur de si belles leçons de justice et de vertu. » Le pieux journaliste se scandalisait surtout de l’invitation faite au poète de continuer à faire des comédies, et de l’idée d’une ligue entre la chaire et le théâtre. Et il mettait sous les yeux de l’archevêque les exemples de la tradition chrétienne, et toute l’affaire de 1694, l’humble rétractation du père Caffaro, les deux sermons prêches à Saint-Magloire par le père Lebrun, oratorien, la déclaration des docteurs de Sorbonne, les maximes et réflexions de Bossuet, enfin l’écrit de M. Coustel qui avait été longtemps à Port-Royal : la doctrine de l’archevêque de Sens, bien opposée aux principes de l’Église, ressemblait à celle d’un jésuite italien, Dominique Ottonelli, qui écrivait en 1646. Mais quelle abomination ne pouvait-on attendre d’un homme qui persécutait la vérité et qui pensait comme Languet sur la toute-puissance de Dieu ?

L’admonestation de gazetier des appelants toucha le prélat, qui se repentit d’avoir été modéré une fois en sa vie. Aussi, quand il eut à recevoir Marivaux, quelques années après, il parla d’un autre ton. Pour ne point fournir des armes à ses adversaires religieux[199], il fut injuste, dur, brûlai envers un homme qui méritait tant d’égards et tant d’éloges[200]. Mais s’il ferma la bouche aux jansénistes, il révolta le public. Les harangues académiques, qui « ne lui coûtaient pas plus qu’une bénédiction à donner[201] », ne lui portaient pas bonheur.

 

III

 

La Chaussée fut un excellent académicien[202], très assidu aux séances, ne manquant guère aux démarches que la Compagnie faisait en corps, pour complimenter le Roi, la Reine, M. le Dauphin, Mme la Dauphine, ou M. le Chancelier sur les événements heureux ou fâcheux qui leur arrivaient, assistant ponctuellement à la messe de la Saint-Louis, le matin du 23 août, et l’après-midi au motet et au Panégyrique de Saint Louis dans la Chapelle du Louvre, et aux services pour le repos de l’âme des confrères[203]. Comme l’Académie ne manquait guère, en ce siècle d’exquise et minutieuse civilité, de députer vers chacun de ses membres en chaque occasion importante deux confrères chargés de lui exprimer la part que la Compagnie prenait dans sa joie ou son deuil, – mariage d’un fils, naissance d’un petit-fils, perte d’une mère ou d’un oncle, grâce du roi, emploi, bénéfice, entrées obtenues, – nous trouvons dans les Registres que M. de La Chaussée est très souvent désigné pour cette commission[204], et plus souvent qu’à son tour : soit que cela lui agréât, soit qu’il eût plus de loisir qu’un autre, soit enfin qu’on lui reconnût un ton et un usage du monde qui lui faisaient remplir cet office avec une distinction particulière[205].

Cependant on a prétendu qu’une fois à l’Académie, La Chaussée s’y était fort mal conduit en certaines circonstances, qu’il empêcha Piron d’en être par une manœuvre indigne d’un honnête homme. Une pareille accusation vaut la peine d’être examinée sérieusement : il faut voir les faits de près.

Piron, qui fit tant d’épigrammes contre l’Académie, désira toujours d’en faire partie, sans oser l’avouer franchement. Dès 1736, il songea à s’y présenter[206] : ce ne fut qu’une velléité ; il vit que les places étaient données d’avance. Mais, en 1750, à la mort de l’abbé Terrasson, il fut sérieusement question de lui. « Piron fait tout ce qu’il peut, écrit Collé, pour avoir sa place à l’Académie Française et cependant voudrait faire croire qu’il n’y pense pas ; peu de gens seront ses dupes à cet égard[207]. » Cependant il fit les visites : il avait des chances sérieuses, étant appuyé par Fontenelle, Crébillon, de Boze et l’abbé Sallier.

Il fut écarté pourtant, et c’est là qu’on accuse La Chaussée. L’histoire s’accrédita si bien, que d’Alembert n’ose se prononcer. À coup sûr La Chaussée ne devait pas aimer Piron, qui avait criblé ses pièces et lui-même d’épigrammes d’autant plus piquantes qu’elles tombaient souvent juste ; comme il avait l’amour-propre très vif, les traits satiriques lui faisaient sans doute de profondes blessures, que le temps ne guérissait pas. Mais cela ne suffit pas pour accuser La Chaussée de s’être vengé bassement. Il faut des preuves.

Palissot se contente d’affirmer la chose. « On a de lui, dit-il de La Chaussée, des contes orduriers et des parades fort indécentes. Qui croirait d’après cela que ce fût lui qui, se couvrant du manteau de la morale, contribua toujours à faire exclure Piron de l’Académie, sous prétexte d’une ode licencieuse échappée à la jeunesse de ce dernier ? C’est ainsi qu’avec l’hypocrisie des mœurs plus commune aujourd’hui que celle de religion, on vient à bout de faire réussir et de sanctifier pour ainsi dire ses vengeances personnelles[208] ! »

Collé cite un fait : avant même la mort de Terrasson, La Chaussée combattait Piron de toutes ses forces, « et il disait ces jours-ci : J’ai une pièce en main qui empêchera toujours que cet homme n’entre à l’Académie. Il voulait parler de son ode à Priape. Sur quoi Duclos répondit : Mais, Monsieur, s’il y avait eu une Académie Romaine, aurait-on refusé d’y admettre Virgile, Horace et Ovide, les deux premiers parce qu’ils ont fait l’un des églogues et l’autre des odes un peu libres, et le dernier parce qu’il a composé l’Art d’aimer et d’autres poésies licencieuses ? La postérité trouverait-elle aujourd’hui ces raisons suffisantes ? Si vous n’en avez point d’autres qui celles-là pour donner l’exclusion à Piron, je ne les crois pas assez fortes, et j’ose dire cela d’une façon d’autant plus désintéressée, que moi personnellement je n’aime point Piron, mais j’estime ses ouvrages à beaucoup d’égards. » Il est vrai qu’en ce temps-là une pareille objection n’était pas de mise, et qu’à ce compte il eût fallu exclure presque tous les académiciens, et La Chaussée le premier. Je ne sais même si l’on eût pu trouver, parmi tant d’auteurs qu’il y avait alors, de quoi recruter l’Académie.

Cependant ce fut bien la raison dont on se servit pour écarter Piron. Son éditeur et ami, Rigoley de Juvigny, raconte[209] qu’en 1750 La Bletterie et Racine se présentèrent, que La Bletterie fut élu et refusé par le roi comme janséniste ; qu’alors Racine, janséniste aussi, se relira, et qu’enfin M. de Mairan fut élu. Piron s’était désisté, quand il avait vu l’évêque de Mirepoix, influent par son crédit à la cour, lui promettre sa voix pour la suivante élection : ce qui était une manière de la refuser pour la présente. « Il est aisé de voir, continue Juvigny, qu’on avait desservi Piron auprès de M. révoque de Mirepoix. Nivelle de La Chaussée, ennemi déclaré de Piron, tint sur son compte au prélat des propos plus que désavantageux ; il appuya sur le scandale et l’indécence de ses écrits licencieux et eut la mauvaise foi de taire le repentir sincère qui devait les lui faire pardonner. La délation réussit, et Piron s’en embarrassa peu[210] ».

Trois ans plus tard, en 1753, Languet de Gergy étant mort, on songea de nouveau à Piron, et, comme il marquait quelque dégoût, au souvenir sans doute de sa précédente aventure, on le dispensa des visites, et il fut élu d’une voix unanime. « Il y avait néanmoins un faux frère, dit Juvigny, qui porta l’ode licencieuse de Piron à l’évoque de Mirepoix, lequel, déjà prévenu par Nivelle de La Chaussée, alla sur-le-champ chez le roi pour le supplier de faire casser l’élection. Le roi lui en ayant demandé la raison : « La voilà, Sire, dans cet écrit scandaleux, que j’apporte à V. M. » Le prince, ne sachant pas ce que cet écrit contenait[211], ordonna au prélat de lui en faire la lecture afin de condamner et d’exclure l’auteur en connaissance de cause. L’évêque déplia l’écrit en suppliant le roi de le dispenser de faire la lecture d’une pièce qui blessait cruellement la pudeur. S. M. prit alors le papier et dit à l’évoque d’écrire à l’Académie qu’elle eût à lui rendre compte de l’élection. » Piron ne fut donc pas académicien ; Montesquieu, directeur de l’Académie, eut beau faire mille instances ; Mme de Pompadour eut beau prendre la chose à cœur : le roi fut inflexible, mais dédommagea Piron par une pension de 1000 livres sur sa cassette.

Voilà un récit bien détaillé : La Chaussée en 1750, un autre académicien en 1753 ont empêché l’élection de Piron. En 1753, La Chaussée ne parut pas, mais l’effet de ses accusations antérieures se fit sentir, et ce fut à cette seconde candidature que l’évêque porta l’ode de Piron au roi.

Le plus léger examen montre que Rigoley de Juvigny sait très mal les faits dont il parle. La Bletterie fut élu et exclu en 1713, non en 1750 ; et ce fut aussi en 1743 que Mairan entra à l’Académie.

Le successeur de Terrasson, en 1750, fut le comte de Bissy, que la maréchale de Luxembourg poussait : elle avait besoin d’un bel esprit pour son salon et le voulait grand seigneur. Collé nous a raconté cette élection[212]. Les candidats étaient Racine, de Laplace, Piron et Bissy. Racine était janséniste : il n’y avait pas à s’en inquiéter. Une petite perfidie de Bissy écarta Laplace. Restait Piron : Bissy fit courir le bruit que le roi lui donnait l’exclusion. Le maréchal de Richelieu eut beau se rendre à l’Académie pour démentir la chose : Piron se désista et Bissy fut élu.

On le voit, Collé attribue l’échec de Piron à la déloyauté de son concurrent. Il ne met sur le compte de La Chaussée que le propos que j’ai rapporté déjà. La chose, si elle s’est passée ainsi, perd bien de sa gravité : La Chaussée eut tort de mettre en avant un pareil argument, tort de manifester de la rancune envers Piron ; mais ce qu’il dit ne le déshonore pas comme la démarche que lui fait faire Juvigny auprès de M. de Mirepoix. Encore peut-on s’étonner que Duclos, qui avait la repartie brutale, n’ait pas rappelé à La Chaussée ses Contes et ses Parades, et les Étrennes de la Saint-Jean, où ils avaient tous les deux collaboré. Ne serait-il pas à croire que Collé oublia ou ne sut pas le nom de l’académicien à qui Duclos avait fait la réponse qu’il citait, et qu’il prit La Chaussée sur la réputation qu’il avait de ne pas aimer Piron et d’avoir combattu sa candidature ?

Parmi tant de doutes et de contradictions, le plus sûr est de demander à Piron son témoignage. Il a été candidat deux fois, en 1730 et 1753. L’Académie lui offrit deux fois une place que lui barra deux fois

La maligne jalousie,
Par le secours de la voix
Du Prélat de Mirepoix,
Dupe de l’hypocrisie
Pleurante aux pieds de la croix[213].

Ces vers s’accorderaient à la rigueur avec le récit de Juvigny, si ce n’est que le dernier ne peut guère désigner La Chaussée : Palissot l’appelle un hypocrite de mœurs, mais il ne paraît pas qu’il ait jamais fait montre de dévotion.

Mais, comme il semble résulter de ces mêmes vers que, dans les deux occasions, le même ennemi desservit Piron auprès de l’évêque, venons à la seconde candidature, et cherchons à qui il faut en attribuer l’insuccès. Piron a raconté deux fois l’affaire de 1753[214]. Les deux récits sont identiques : le premier en date, et le plus circonstancié, se trouve dans une lettre que Piron écrivit à son frère immédiatement après l’événement. Il y raconte comment le roi désira qu’il fût élu. J’allais l’être, dit-il, sans même avoir fait les visites, « quand un coquin bien caché, dans tout autre dessein que celui de me servir, déterre une priapée faite il y a 35 ou 40 ans, la porte honnêtement au précepteur de M. le Dauphin, qui est académicien français, lequel tout brûlant de zèle va le lire pontificalement au Roy. Tant bon soit-il, et tout instruit qu’il était depuis longtemps de ce fait, que veut-on qu’il fit, vis-à-vis du grave personnage dont les cheveux gris se dressèrent à chaque mot qu’il lisait et prononçait tout haut ? Le bon prince fut contraint de me condamner à ce que l’on voulait, c’est-à-dire à ne point être de l’Académie. » Le roi donc manda le président de Montesquieu l’avant-veille de l’élection et lui fit connaître qu’il ne voulait point de Piron[215]. On dut remettre l’élection, pour examiner les titres des autres candidats. Buffon fut élu contre d’Alembert et Bougainville.

Quel est donc ce coquin bien caché, qu’il semble que Piron n’ait pas connu d’abord, et qu’il appelle ailleurs « un pieux et dévot académicien » ? Est-ce La Chaussée ? Il n’était ni pieux ni dévot, que je sache. Collé, il est vrai, prétend qu’à la fin de sa vie il « s’est bien repenti de s’être permis quelques gaillardises et qu’il en a fait sincèrement pénitence[216] ». Je doute cependant de cette pénitence, quand je vois La Chaussée dans sa petite maison en compagnie d’une infante, lorsqu’il prit la maladie qui l’emporta. À coup sûr cette pénitence ne fit pas grand bruit, puisque c’est précisément aux dernières années de La Chaussée que d’Alembert, par erreur je le veux bien, place la composition de ses œuvres ordurières. Piron ne se fût donc pas avisé de le désigner par sa dévotion.

L’examen des œuvres de Piron persuade qu’il n’attribuait pas sa disgrâce à La Chaussée. On y trouve mille épigrammes contre ce dernier : elles sont toutes contre le genre larmoyant, aucune contre l’homme, aucune qui sorte du ton de la polémique littéraire et trahisse un ressentiment personnel. Ce qu’il n’aimait pas dans La Chaussée, c’étaient ses pièces ; rien de plus. Si détaché qu’il fût de sa candidature à l’Académie, et au fond il ne l’était pas du tout, il aurait laissé percer sa mauvaise humeur. Il a dit ce qu’il pensait de bien des gens qui ne lui avaient rien fait : pourquoi aurait-il épargné précisément l’homme dont il avait à se plaindre ? Il aurait pu ne pas désigner au mépris public le coquin dont il avait été victime. Mais ne se taisant pas là-dessus, et d’autre part nommant souvent La Chaussée, il devait en parler d’un autre ton, s’il croyait que ce fût lui qui eût parlé à M. de Mirepoix.

En 1755, Piron écrivit une pièce à la mémoire du comte de Livry, qui me paraît disculper entièrement La Chaussée et prouver qu’il n’y avait entre les deux écrivains qu’une querelle littéraire. Piron dépeint la vie du comte aux Champs Élysées : ceux de ses amis de cette terre qui font rejoint, l’entourent. Le dernier venu est La Chaussée, « l’ami Nivelle », que la mort à désabusé de son triste comique.

Soit antipathie ou raison,
J’évitais, je frondais son flegme de Caton.
Mais, sous des deux nouveaux, toute chose nouvelle.
Comte, loin de le fuir, le comble de mes vœux,
Laissant dès ce moment ma dépouille mortelle,
Serait d’avoir entre vous deux,
Telle que je la vois, une place éternelle.

Et c’est à La Chaussée qu’il confie le soin d’apprendre au comte

...Et la grâce et l’honneur
Que m’ont fait à la fois ses illustres confrères,
Et leur auguste protecteur ;

c’est-à-dire son élection à l’Académie française, et la pension sur la cassette royale qui devait le consoler de l’exclusion.

Vraiment je veux que Piron n’ait ni fiel ni rancune : mais enfin si en 1768 il maltraitait encore celui qui l’avait desservi, à plus forte raison, en 1755, devait-il avoir cette affaire sur le cœur. Comparerait-il cet hypocrite à Caton ? traiterait-il ce coquin d’ami ? serait-ce lui qu’il choisirait pour raconter l’événement au comte de Livry ? et souhaiterait-il de passer l’éternité auprès de lui ? Palissot et Juvigny se sont trompés, ou Piron était un sot.

Quel est donc le coupable ? Je pourrais me contenter d’avoir disculpé La Chaussée, mais il faudrait, pour ne laisser place à aucun soupçon, savoir d’où est venue en effet la déloyauté dont on le chargeait. On a nommé quelquefois l’abbé d’Olivet[217]. L’abbé pouvait poursuivre Piron avec moins de scandale : il n’avait fait ni parades ni facéties ordurières. Il était intime ami de M. de Mirepoix ; de plus, ennemi de Piron, qui lui fit une sanglante épitaphe :

Du reste il n’aima personne,
Personne aussi ne l’aima.

On lui a reproché au XVIIIe siècle mille noirceurs pareilles à celle dont Piron fut victime, et toute sorte de procédés peu honnêtes. Quoiqu’il fût très lié avec le président Bouhier, plusieurs correspondants de ce dernier se plaignent de l’abbé en termes énergiques. Brossette l’accuse d’une indélicatesse littéraire[218], et ajoute : « Il y a plus de vingt ans qu’une personne qui croyait le bien connaître me dit un jour en parlant de lui : cornu ferit ille, caveto. »

Goujet raconte que d’Olivet a failli le brouiller avec Dubos, en lui imputant faussement d’avoir mal parlé des Réflexions sur la poésie et la peinture. Il affirme que personne ne l’aime à l’Académie, et qu’ainsi il a peu de chances d’être pris pour secrétaire[219].

On voit dans le Journal de Collé que, dans l’élection du maréchal de Belle-Isle à l’Académie, on trouva une boule noire, et comme Duclos s’était prononcé énergiquement contre la prétention de ce grand seigneur, de ne pas faire les visites en personne, il passa dans l’esprit de tous pour l’avoir mise. Heureusement Duclos, par une méfiance instinctive, avait gardé sa boule noire à la main, au lieu de la jeter dans l’urne disposée à cet effet : il la fit voir à toute la Compagnie. C’était une petite fourberie imaginée pour perdre Duclos dans l’esprit du maréchal. L’événement « confondit celui qui avait fait la noirceur ; on en soupçonna l’abbé d’Olivet, qui a déjà par devers lui bien des actes de gredin[220] ».

Collé ne mérite pas une aveugle confiance : il a trop de plaisir à trouver que son prochain est un gredin. Mais Duclos, qui était en perpétuelle dispute avec l’abbé à l’Académie, disait de lui tout haut : « C’est un si grand coquin que, malgré les durcies dont je l’accable, il ne me hait pas plus qu’un autre[221]. »

Toutefois il ne suffit pas que d’Olivet ait pu faire une mauvaise action, pour établir qu’il l’a faite en effet. Mais il est certain qu’il l’a faite, si l’on en croit le témoignage même de Piron. Maupertuis s’avisa, dans un éloge funèbre de Montesquieu qu’il prononça à l’Académie de Berlin, de raconter en termes assez méchants la disgrâce de Piron. Celui-ci, qui avait bonne dent, riposta par une épigramme de « Paul Piron à Pierre Maupertuis », où il s’exprime ainsi :

D’être gai Paul a cent raisons pour une.
Des gens de bien il est ami chéri ;
Tous à l’envi plaignent son infortune :
D’Olivet seul dans sa barbe en a ri.
D’Achille enfin la pique a tout guéri.
Paul toutefois n’est pas si gai qu’on pense.
En France heureux, Paul est assez marri
Que Pierre en Prusse ait crié sa sentence[222].

Cette pièce ne laisse aucun doute : elle témoigne aussi clairement contre d’Olivet, que les vers cités plus haut témoignent pour La Chaussée[223].

S’il faut renoncer à mettre l’exclusion de Piron sur le compte de La Chaussée, on ne peut douter qu’il se soit opposé à Bougainville. Mais en cela sa conduite fut irréprochable, et il usait de son droit. Cet érudit, frère du célèbre navigateur, s’était présenté avec Piron, et même il fut soupçonné d’avoir contribué à le faire écarter : il affichait la piété et passait pour intrigant et tracassier[224]. Si La Chaussée contribua à lui faire préférer Buffon, on ne peut que l’en louer. Quelques mois après, le 10 septembre, de Boze mourait, et Bougainville se représenta : il avait pour titres sa qualité de secrétaire de l’Académie des Inscriptions, sa traduction de l’Anti-Lucrèce, son Parallèle d’Alexandre et de Thamas Kouli-Khan, la protection de la reine, et sa mauvaise santé ; on faisait valoir qu’il n’aurait pas longtemps à jouir de son fauteuil, et qu’il laisserait bientôt la place vacante. À ce bel argument, Duclos répondit que l’Académie n’était pas une extrême-onction[225]. Bougainville intrigua tant, et la cabale dévote de la reine le soutenait si bien, que son élection était sûre. Le jour du vote arrive (1er déc. 1753) : l’urne est prête, le président Renault va voter, quand « M. de Mirabaud, secrétaire de l’Académie, lire de sa poche une lettre de M. le comte de Clermont, par laquelle ce prince remercie l’Académie française de l’honneur qu’elle lui avait fait de le choisir pour remplir la place vacante[226] ». C’était la première fois qu’un prince de sang s’avisait d’être académicien. On ne vota que pour la forme, sans plus songer à Bougainville. Le public jugea que le prince abbé n’était pas plus à sa place à l’Académie qu’à la tête de l’armée ; mais cela avait moins de conséquence.

Celui qui avait porté le coup mortel à Bougainville était La Chaussée ; c’était lui qui avait inventé la candidature du comte de Clermont. Prévoyant que Bougainville persisterait à forcer la porte de l’Académie, et qu’on n aurait pas toujours un Buffon à lui opposer, il songea de longue main à trouver un candidat qu’on ne pût refuser. Dès le mois d’octobre 1753, il négociait la chose avec le chevalier de Montazet, capitaine des gardes du comte de Clermont, et l’un des bons acteurs de sa troupe[227].

Il avait été blessé des moyens mis en avant pour faire réussir la prétention de Bougainville. « Notre académicien, dit d’Alembert, républicain sincère et jaloux de la liberté de la Compagnie, avait réussi plus d’une fois à écarter ce candidat si ardent et si protégé[228]. » Mais il prévit bien que la cabale triompherait, et l’année suivante, lorsqu’il se vit malade, il dit à M. de La Place : « Je me meurs, et il sera bien singulier que ce soit Bougainville qui ait ma place à l’Académie, et vraisemblablement cela sera[229]. »

Pourtant cela faillit ne pas être. Comme si l’âme de La Chaussée se fût acharnée après Bougainville, le roi Stanislas songea à se faire nommer. Mais il renonça à cette pensée, et, le 30 mai 1751, Bougainville fut reçu à l’Académie par le duc de Saint-Aignan. Il loua son prédécesseur avec un acharnement qui fut remarqué[230] : c’était se venger en homme d’esprit.

 

IV

 

La Chaussée mourut le 14 mars 1754[231]. Collé nous a dit dans quelles circonstances : « Il est mort d’un crachement de sang, auquel il n’a pas remédié assez promptement et qu’il s’est attiré par imprudence. Il était à sa petite maison, avec son infante ; il travailla à son jardin[232] quelque huit à dix jours auparavant sa mort avec tant de vivacité et si peu de précaution, que s’étant procuré la plus grande sueur, et étant resté à l’air, qui n’était pas absolument chaud, et après son souper velu trop légèrement, il lui prit à trois heures du matin un crachement de sang, qui l’a tué, parce qu’au lieu de se faire saigner sur-le-champ et plusieurs fois de suite, il différa jusqu’au lendemain ou surlendemain. Il mourut avec fermeté[233]. »

La Chaussée est tout entier dans ce tableau de ses derniers instants : les mœurs de la Régence, une infante, à soixante-deux ans, une petite maison, comme un prince ou un traitant, avec cela le goût bourgeois du jardinage ; au reste, du cœur, et point de crainte de la mort.

Dalembert a fait un bel éloge de La Chaussée : « Il a lui-même toujours fait honneur aux lettres par la conduite la plus estimable. Content d’une très médiocre fortune, il ne chercha point à l’augmenter ; il n’eut à se reprocher ni manège, ni bassesse, ni adulation ; borné à la société peu nombreuse de ses amis et par conséquent de ses égaux, il n’essuya ni la hauteur des hommes puissants, ni le triste honneur d’en être protégé ; quoique jaloux du succès de ses ouvrages, il ne voulut devoir ce succès qu’aux suffrages du public, laissant à la médiocrité intrigante le secret de réussir par d’autres moyens[234]. » L’auteur du Discours sur la protection que les grands donnent aux gens de lettres a tiré ici son personnage à lui et lui a prêté une fierté républicaine et philosophique que la vie de La Chaussée dément. Il fut désintéressé, sans intrigue et sans bassesse ; mais il vécut parmi les grands : c’était là le monde où sa naissance et les relations de sa famille l’avaient placé.

En somme, La Chaussée fut un homme d’esprit, prenant la vie sans illusion, et décidé à en jouir, flegmatique, caustique, sérieux dans la bouffonnerie et l’obscénité, incapable d’improbité, bon sans élan, droit et froid, peu troublé d’idéal, un peu grossier jusque dans ses vertus, plus ardent que délicat dans les plaisirs, plus libertin que passionné, et n’ayant enfin que les vices d’un honnête homme, ceux qui ne nuisent pas au prochain, et dont la considération ne souffre pas[235].

 

 

Chapitre III : Œuvres diverses de La Chaussée

 

L’œuvre de la Chaussée ne se compose pas seulement de comédies larmoyantes. Il a écrit en outre divers ouvrages, dont quelques-uns ont été nommés dans le chapitre précédent. Si oubliés, si médiocres qu’ils soient en général, il ne sera point inutile d’en faire un rapide examen. On sera ainsi mieux préparé à aborder les pièces sérieuses, auxquelles seules La Chaussée doit ce qu’il conserve encore de renommée, et qui font le principal objet de cette élude. On jugera avec plus de lumière des ressources d’esprit que l’auteur pouvait appliquer à la création d’un genre nouveau, et des bornes entre lesquelles son talent se mouvait.

Ces œuvres diverses peuvent se répartir en plusieurs groupes : les pièces facétieuses, les pièces critiques, les tragédies, et les comédies qui ne sont pas du genre larmoyant.

 

I

 

Je ne m’arrêterai pas longtemps aux facéties ordurières qui forment le Supplément aux œuvres de La Chaussée[236]. J’ai déjà dit combien étaient froides ces grossièretés que le poète entasse péniblement, et quel dégoût elles causent, faute de verve et de vraie gaieté, faute de tout ce qui fait enfin qu’un grave critique, ne voulant point dire du bien des Contes de La Fontaine, n’a point osé en dire de mal[237]. Cela est vrai surtout de la parade intitulée le Rapatriage. Il y a cependant à tirer de cette pièce écœurante deux ou trois traits qui nous intéressent[238]. On y saisit en plusieurs endroits une intention parodique, une satire du jargon et des procédés usités dans la tragédie de ce temps-là. Léandre, Isabelle parlent de trahir, d’implorer

La Nature, l’Amour, le Devoir, et les Dieux,

Ce sont les grands mots qui résonnent sans cesse dans la déclamation emphatique des héros et héroïnes tragiques.

L’invraisemblance des apartés, dont on fait tant d’abus, est critiquée en passant :

 

Je fais un à-parte (dit Isabelle) : bouchez-vous les oreilles.
Ou bien faites semblant d’aboyer aux corneilles.

Enfin il y a un trait dirigé contre le mauvais pathétique des reconnaissances que les auteurs multiplient dans leurs pièces :

CASSANDRE.

Quel est ce tripotage ?

ISABELLE.

Une reconnaissance,
Double, triple, quadruple, où vous devriez tous
Larmoyer, sangloter, hurler comme des loups.

On voit par là combien La Chaussée était alors éloigné du sentimental et du romanesque. Si l’on compare le Rapatriage aux autres parades que nous connaissons, l’intrigue en paraît plus compliquée : on y voit une variété d’incidents et de travestissements qui en font une sorte de roman poissard et lui donnent ainsi un air de parente avec les romans très moraux développés dans les comédies larmoyantes.

 

II

 

La Lettre de Mme la Marquise de L*** à une de ses amies sur les Fables nouvelles, avec la Réponse de M. D. servant d’Apologie, est le premier ouvrage de La Chaussée qui ait été imprimé[239]. On a douté quelquefois que cet ouvrage fût de La Chaussée : cependant on y retrouve son tour d’esprit, des idées qui sont celles de l’Épître à Clio, des crudités qui rappellent les Contes et les lettres à Sablier. La critique des fables de La Motte est d’un admirateur du XVIIe siècle, ennemi de la préciosité, passionné pour la pureté de la langue, franc dans ses pensées et son langage jusqu’à la brutalité. La Lettre de la Marquise, qui fait la première partie de ce petit ouvrage, est excellente : c’est vraiment un modèle de raison et d’esprit. Il ne se peut rien dire de plus fort et de plus juste contre les théories et la poésie de La Motte. La prétendue marquise ne se pique pas d’érudition : « Notre sexe, comme vous savez, se réduit au seul sens commun et à quelque usage de la langue ». C’est donc au nom du bon sens et de la langue qu’elle met en pièces, avec une implacable ironie et une énergie d’expression parfois toute rabelaisienne, les fables élégantes et subtiles de M. de La Motte. Elle s’attache passionnément à venger La Fontaine à la fois des critiques mesquines et des maladroites imitations de son successeur : elle sait à fond les Fables et même les Contes. Aussi ne se laisse-telle pas duper par les prétentions du nouveau fabuliste à l’originalité. « Tous tant que vous êtes de modernes, dit-elle, vous auriez été bien embarrassés si vos pères n’avaient rien inventé. » La Motte prétend inventer : il démarque. Il renchérit, raffine sur son devancier, et le gâte. « On sent bien que M. de La Motte a beaucoup lu La Fontaine ; il en est tout farci. Mais il a confondu dans ses fables les pensées, les morales et les idées de son prédécesseur, en sorte qu’elles ne lui font ni honneur ni profit. C’est comme le chat qui avait mangé une livre de beurre et qui ne pesait que trois quarterons. » Et les citations s’accumulent cruellement pour l’écrivain moderne, dont les vers se trouvent fort mal du voisinage de ceux de La Fontaine, qu’ils traduisent. La Motte se doutait bien du procès qu’on lui ferait ; aussi avait-il averti qu’il n’empruntait rien sans y ajouter, et qu’il rendait siennes les idées d’autrui par des additions. La marquise se moque fort de cette façon d’avoir des idées par addition, « cela s’appelle piller ». Aussi, dit-elle, « comme j’ai déjà lu ses odes dans messieurs de La Rochefoucauld et de La Bruyère, je lirai aussi ses fables dans La Fontaine, cela sera plus tôt fait ».

Cela sera plus tôt fait, parce que La Fontaine se comprend : La Motte se devine. Il « est bien souvent obscur et ambigu... Ce n’est pas pour rien qu’on le regarde comme l’oracle de nos jours. » Nombre de citations mettent dans un jour éclatant le bavardage, les phrases éternelles, les fades plaisanteries, les lourdes chevilles, les ridicules inversions, mais surtout la préciosité néologique et l’inintelligible galimatias dont les Fables abondent. La marquise cite cent passages qu’elle ne comprend pas ; elle feint plaisamment que sa pudeur s’alarme, et écrit à son amie : « Quand vous verrez l’auteur, sondez-le adroitement sur cet article, et si c’est chose qui se puisse dire honnêtement, vous me le manderez. » Le trait est comique et aiguise la critique. Après avoir cité des vers de La Motte, elle dit avec une justesse inexorable : « Je ne reprends pas ceci comme de mauvais vers, mais comme de mauvaise prose. »

Elle relève impitoyablement des inversions comme celle-ci :

Déjà des mers se ride et se noircit la face ;

ou cette autre :

D’une épaisse forêt
Un pin grave lui dit,

et mille expressions qui sont en effet d’un ridicule bien rare : un voyageur clandestin (une mouche sur un bœuf), un atome qui se rend léger par vanité compatissante (la même mouche), un buisson qui tend les bras à une brebis, un sable altéré comme un voyageur, un phénomène potager (une grosse rave), des chambres garnies par l’hypocrisie. « J’avoue ici, fait dire La Chaussée à la marquise, que Monsieur de La Motte est inventeur, et que je n’avais pas vu toutes ces drôleries-là dans le Bacha Bilboquet, ou les Équivoques de la langue. »

La Chaussée a indiqué dans sa critique la cause de toutes ces affectations. Elles ne sont que l’effet d’un amour-propre, qui, impuissant à créer, choisit de se singulariser. « Il me paraît courir en poste à l’immortalité, dit-il en parodiant le style métaphysique de La Motte ; j’ai bien peur qu’il ne crève sa monture en chemin. »

La seconde partie de la critique, la Réponse de M. D., a le tort de répéter la première sans y ajouter grand’chose. La prétendue apologie n’est qu’une satire déguisée. Il y a des traits heureux dans ce morceau, mais ils sont noyés : outre que l’on se lasse d’une ironie continuelle délayée en cinquante pages.

L’Épître à Clio continue la guerre déclarée par La Chaussée à La Motte et aux corrupteurs de la langue française. Il ne s’agit plus d’un ouvrage particulier, mais de l’ensemble même des théories que soutenait La Motte, suivi de Fontenelle, de Terrasson, de Trublet, et auxquelles se laissèrent séduire de bons et de grands esprits, qui ne se sentaient pas de talent pour la poésie, Duclos, Montesquieu, Buffon.

La Motte, jugeant de la poésie française par la sienne, condamne la rime, qui donne tant de mal à trouver. Quand il est si facile d’écrire en prose, pourquoi « affecter le retour exact des mêmes sons, qui ne peut être que le fruit d’une recherche aussi puérile que pénible[240] » ? En prose, on peut être correct sans peine : il ne faut que « rayer un mot et substituer un autre[241] ». En vers, c’est une autre affaire, et il faut déranger parfois un long morceau. L’étrange idée qu’a eue celui qui fit les premiers vers ! Que les hommes sont ridicules « d’avoir inventé un art exprès pour se mettre hors d’état d’exprimer exactement ce qu’ils voudraient dire[242] » ! La belle chose de s’imposer une contrainte pour avoir la gloire de la subir sans qu’il y paraisse, ce qui est le comble de l’art ! et de se mettre de gaieté de cœur hors d’état d’exprimer précisément sa pensée ! « La prose dit blanc, dès qu’elle veut, et voilà son avantage[243]. »

Il ne faudrait pas accuser La Motte de confondre la versification avec la poésie. Il en sait plus long que cela, et il vous définira la poésie ; vous verrez s’il s’y connaît. « J’entends, dit-il, par poésie les expressions audacieuses, les figures hyperboliques, tout ce langage reculé de l’usage ordinaire et particulier aux écrivains qui font profession d’idées rares et de peintures énergiques[244]. » Ne pas parler comme tout le monde, on peut le faire en prose comme en vers ; si c’est là la poésie, elle peut se passer de la mesure et de la rime, et on ne s’étonne pas d’apprendre qu’ « il y a sans comparaison beaucoup plus de poésie dans M. Fléchier que dans M. Racine[245] ». Qu’on supprime donc la mesure et la rime ; qu’on dispense les gens d’esprit d’un stérile talent que beaucoup n’ont pas ; on multipliera à l’infini le nombre des poètes français ; la poésie, ce privilège de quelques-uns, sera mise à la portée de tout le monde.

À l’appui de son dire, La Motte mettait une scène de Racine en prose et soutenait qu’elle n’avait rien perdu. S’il avait raison, cela prouvait seulement qu’un vrai poète n’est pas gêné par la versification et sait dire ce qu’il veut. Il faisait une tragédie en prose, des odes en prose, et déclarait qu’il n’y avait pas plus de poésie dans ses tragédies et ses odes en vers : il disait vrai.

On conçoit l’émoi que de telles idées produisirent, d’autant que la politesse, le style léger et piquant de l’auteur les accréditaient parmi les gens du monde et les femmes. Les poètes se soulevèrent, ainsi que les amis de l’antiquité et du XVIIe siècle. Rousseau cribla d’épigrammes le poète en prose, si prosaïque en poésie. Voltaire, dans la préface d’Œdipe, défendit avec vivacité la cause des vers. La Faye, ami de La Motte, le combattit dans l’ode qu’il lui adressa en faveur de la poésie. Le vieux et respecté président Bouhier, dans la préface d’un recueil de poésies qu’il publia en 1737, condamna ces dangereux paradoxes, qui allaient contre les préceptes et les exemples de l’antiquité.

La Motte était mort en 1731, et, comme il arrive souvent, cette mort, loin de faire taire ses adversaires, déchaîna sur lui rimeurs et rimailleurs, que rien ne retenait plus. Épigrammes et satires tombèrent sur le pauvre novateur, qu’un plat quatrain de l’abbé Leblanc ne vengea pas suffisamment. Ce fut à ce moment que La Chaussée publia l’Épître à Clio. Il n’avait pas voulu chagriner La Motte en la publiant de son vivant : cela eût mieux valu peut-être. N’y avait-il pas quelque manque de goût à publier sitôt après la mort de La Motte un poème où il le tuait allégoriquement en punition de ses erreurs[246] ?

L’Épître à Clio, médiocre pièce de poésie, est d’un bon élève de Rousseau, qui règle son goût par les préceptes de Boileau. On y trouve loués Malherbe, Racan, Maynard, Corneille, Racine, Molière, La Fontaine. Ronsard est sévèrement jugé. Sarrazin et Voiture ne reçoivent qu’un éloge très réservé et équivoque. Quinault est mis très haut, mais pour ses opéras. Une large place est faite aux poètes plus récents : Chaulieu, La Fare, La Faye, Destouches, Crébillon, Rousseau, Voltaire sont nommés avec honneur. Même La Chaussée avait logé au Parnasse jusqu’à Pavillon, Danchet et Moncrif. Boileau en eût grondé : il eût trouvé que Scudéry et Saint-Amant valaient encore mieux à tout prendre. Les lecteurs de l’Épître se divertirent ou se scandalisèrent de ce débordement d’éloges. La Chaussée ne pouvait-il pas répondre que son intention était bonne, que la guerre étant déclarée entre prosateurs et poètes, il était politique de ne point trop vérifier les titres de ceux qui s’engageaient à défendre les vers, et de recevoir les mauvais rimeurs parmi les soutiens de la bonne cause ? On ne doit pas oublier que l’Épître à Clio n’est pas un poème purement didactique : c’est une œuvre de polémique, qui outre tantôt la louange et tantôt la satire.

L’objet principal de l’auteur est de justifier la poésie. Il rappelle les services légendaires qu’elle a rendus, les progrès qu’elle a faits ; il conçoit qu’elle en peut faire encore. Il réfute ce qu’on a dit de la gêne où la mesure et la rime mettent les écrivains : cette contrainte même est utile et rend l’expression plus nette, plus énergique, plus parfaite. La poésie peut tout dire, et avec une précision, une concision inconnues à la prose. Mais il faut apprendre le métier de poète. L’inspiration qu’on a ou qu’on croit avoir ne suffit pas. Il y a des règles à observer, un mécanisme à étudier, une technique à posséder. Ce n’est pas assez d’avoir la poésie dans l’âme, il faut être bon ouvrier en vers. Bien des jeunes gens ont fait tort à la poésie, dit notre auteur qui débute à quarante ans, en produisant de trop bonne heure.

Surtout il faut connaître la langue. Comme tout a été dit, et qu’il n’y a plus de nouveau à trouver, l’originalité ne pourra plus être dans le fond, mais dans la forme, c’est-à-dire dans le plan et surtout dans le style. On reconnaît là un des principes littéraires du XVIIe siècle, que La Bruyère a exprimé dans son chapitre des Ouvrages de l’Esprit[247]. Mais la nouveauté en fait de langage ne va pas sans danger : des expressions neuves ne passera-t-on pas aux néologismes ? C’est un souci qui travaille fort La Chaussée : la pureté de la langue le préoccupe tellement, qu’il paraît en oublier la défense de la poésie, et faire la guerre plus aux précieux et aux néologues qu’aux ennemis des vers. Il ne se lasse pas de recommander aux écrivains l’étude de la langue :

Dans votre langue, avant de rien produire,
Il faut à fond chercher à vous instruire
Des mots d’usage et de leurs sens divers :
La langue est une en prose comme en vers ;
Et la grammaire en tout genre d’écrire
Exerce un droit que l’on ne peut prescrire.
Les mots sont faits : leur juste expression
Ne souffre entre eux aucune extension ;
Chacun contient son sens et son image
Précis, distincts, et marqués par l’usage...
La langue enfin est la base de l’art.

L’originalité des néologues n’est que de l’ignorance :

À votre langue appliquez donc vos soins ;
Elle a de quoi fournir à vos besoins ;
Tel eût trouvé qu’elle est plus étendue,
S’il en eût fait une étude entendue,
Et d’un jargon étrange et précieux
N’eût pas souillé le langage des dieux.

Quinault n’a employé que sept ou huit cents mots dans ses poèmes : il n’en faut pas plus pour rendre toutes les idées. La langue a plus de mots qu’il n’est nécessaire pour tout exprimer : le tout est de les connaître et de leur donner par un juste emploi toute la richesse et l’énergie de leur sens. Sans doute il est difficile d’écrire en vers ; mais la difficulté est la même en prose, comme le dit Polymnie, muse de l’éloquence :

Malgré mon air aisé, doux et facile,
Ils trouveront une muse indocile,
Qui les séduit par des dehors flatteurs :
Il faut aussi m’arracher mes faveurs.

Le véritable intérêt de l’Épître à Clio est là, dans cette vigoureuse défense de la pureté de la langue, dans cette haine de la préciosité et du néologisme. C’était encore l’esprit de Boileau qui inspirait ici La Chaussée ; il ne faisait que développer le précepte de l’Art poétique :

Surtout qu’en vos écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.

Et peut-être faut-il chercher dans cette partie de l’Épître la cause principale du succès qu’elle obtint. En dépit de tous les paradoxes des gens d’esprit qui n’étaient pas poètes, la poésie n’était pas sérieusement menacée au XVIIIe siècle ; jamais on ne fit plus de vers. Mais la langue subissait un rude assaut : elle paraissait compromise, en réalité elle se transformait. La langue pleine et robuste, la phrase ample et grave du XVIIe siècle ne suffisaient plus à l’esprit nouveau : on disloqua, on démembra la période ; on la brisa en courtes phrases, légères, piquantes, agressives. On tourna les mots en tous sens, on les tortura, on les tordit, on les affina, on les allia dans des combinaisons infinies, pour les besoins de l’analyse subtile à laquelle on soumettait toutes les idées, tous les sentiments de l’âge précédent. Sous cet effort, la langue craqua ; et ceux qui avaient été nourris dans l’admiration des grands modèles s’inquiétèrent. Desfontaines lança son Dictionnaire néologique contre Fontenelle, La Motte, Marivaux, Montesquieu, etc. Voltaire, qui avec son goût exquis, sans effort, avait pour son compte et selon son besoin transformé sans le gâter l’instrument dont s’étaient servis les écrivains du XVIIe siècle, Voltaire voyait avec colère des mains moins habiles le fausser en le touchant ; il poursuivait de ses railleries le néologue Marivaux, et la préciosité scientifique et philosophique. Aussi fit-il bon accueil à l’Épître de Clio : cette condamnation des novateurs en fait de langage venait à son heure. Elle rallia les suffrages de tous ceux qui s’intéressaient à la conservation de la belle langue française ; elle fit un nom à son auteur.

Les idées qu’il y avait défendues lui tenaient au cœur : aussi revint-il à la charge dans son discours de réception à l’Académie française. Quoi qu’en ait dit Desfontaines, il ne répéta point les banales amplifications de l’évêque de Mirepoix ; il y a dans le discours de La Chaussée une conviction et une énergie qu’on ne saurait méconnaître. Il en veut toujours aux disciples de La Motte, à ceux qui ne parlent pas comme tout le monde :

Exprimez-vous, ou bien cessez d’imaginer ;
Parlez, je veux entendre, et non pas deviner.

Les grands écrivains du XVIIe siècle ne croyaient pas que tout leur génie les dispensât d’étudier la langue :

Ils avaient avec elle une longue habitude :
Ils n’osèrent écrire, ils n’osèrent penser,
Avant que d’être instruits dans l’art de s’énoncer.

Faisons comme eux, et nous verrons que la langue suffit à tout :

Son abondance va plus loin que vos besoins ;
Oui, lorsque l’on en fait une étude profonde,
L’esprit le plus fécond la trouve aussi féconde.

Il faut donc résister à ces révolutionnaires ignorants

(Qui) regardent ses lois comme une tyrannie
Et réclament toujours en faveur du génie.

Cette lâche appartient à l’Académie : La Chaussée l’adjure de n’y pas faillir.

Il s’y dévoua lui-même dans les séances de la Compagnie. Il poursuivait les incorrections et les licences jusque dans les écrivains du grand siècle, dont l’exemple pouvait autoriser des dangereux écarts. Un jour d’Olivet consulta ses confrères sur la justesse de la rime qui accouple un indicatif présent et un substantif terminés en aye (je paye, playe). Toute l’Académie la condamna à cause de la prononciation (je paÿe, plaie). Moncrif fut seul d’un avis contraire et allégua deux vers de Racine. Alors La Chaussée répondit « que Racine, étant un si grand poète, avait bien pu prendre une licence, mais qu’elle n’empêchait pas que la rime ne lui parût très vicieuse ».

 

III

 

Après avoir donné trois drames larmoyants, La Chaussée tenta la tragédie. Il choisit le, sujet de Maximien, déjà traité avec succès par Thomas Corneille en 1662. Il commença à y travailler vers le mois de juin 1737 : il eut l’intention d’abord de donner à sa pièce le titre de Fausta « par respect pour Corneille ». Mais « ce respect est pour les sots[248] » : il ne s’y arrête pas et se pose hardiment en rival de son devancier. Craignant de nuire à sa gloire déjà acquise par la chute de son œuvre nouvelle, et au succès de sa tragédie par le succès de ses drames, il résolut dé garder l’anonyme, et son secret ne fut pas trahi. On soupçonna divers auteurs, entre autres l’abbé Leblanc, auteur d’Aben Saïd : La Chaussée ne se fit connaître qu’à la dixième représentation[249].

Quoi qu’en dise Piron[250], la fortune de la tragédie ne fut pas indécise un seul jour. Tout Paris courut à Maximien : on ne parlait pas d’autre chose[251]. La cour l’accueillit aussi favorablement que la ville[252]. Les femmes surtout se passionnèrent pour cette pièce : leur suffrage en assura deux fois le succès, à la première représentation d’abord, puis à la rentrée de Pâques[253].

Les critiques furent d’autant plus vives que l’applaudissement avait été plus ardent, et on peut juger par leur nombre du bruit que fit Maximien. On en vit deux parodies. L’une fut donnée à l’Opéra-Comique sous le même titre[254]. L’autre, jouée aux Italiens[255], obtint un vif succès. On avait reproché aux deux auteurs, Riccoboni et Romagnesi, d’avoir suivi vers pour vers leurs originaux dans leurs précédentes parodies : cette fois ils voulurent faire autrement. Leur Conspiration manquée, dont le titre même est une épigramme, est un petit drame allégorique, qui contient une satire littéraire d’une portée générale tout en suivant pas à pas le développement de la pièce de La Chaussée.

L’Esprit, père de l’Éloquence,

Travaille à détrôner le Bon Sens son époux,

comme Maximien conspire contre son gendre Constantin. Il est curieux de voir que la parodie raille précisément ces amateurs de bel esprit et de jargon précieux auxquels La Chaussée s’était lui-même attaqué plusieurs fois déjà. En même temps elle relève mille défauts dans le style et dans la conduite de Maximien. Les auteurs ont traduit quelquefois plaisamment des vers de La Chaussée, et ont montré combien mince est la différence qui sépare la platitude du ridicule.

Lorsque Fausta hésite entré son mari et son père, sa confidente Eudoxe lui dit :

Un époux doit toujours l’emporter sur un père[256] ;

ce que Paradoxe, confidente d’Éloquence, exprime ainsi :

Voir un père au supplice est une rude épreuve ;
Mais elle est préférable au malheur d’être veuve.

Au dénouement, quand Constantin, que l’on croyait assassiné, reparaissait pour confondre Maximien et Albin, il disait :

Madame, quel bonheur !... C’est moi que vous voyez...
Traîtres, à mon aspect vous êtes foudroyés[257] !

Le Bon Sens sauvé dit pareillement :

Mon aspect vous étonne !
Je n’étais sûrement attendu de personne.
Mais par un grand bonheur c’est moi que vous voyez.

Les caractères ne sont pas épargnés. On reproche à Maximien d’être un fort mauvais conspirateur : il parle beaucoup, mais il ne sait rien et ne fait rien. L’Esprit, qui le représente dans la parodie, s’écrie piteusement :

Eh ! sais-je quelque chose ?
Quand je forme un parti pour détrôner le roi,
J’ai le titre de chef et tout se fait sans moi[258].

Maximien est effacé par son confident Albin, dont on jugeait le caractère supérieur au sien[259]. Selon la parodie, ce rôle ne vaut pas mieux que les autres, et l’auteur en a pris trop à son aise pour en faire un grand politique. Clinquant, confident de l’Esprit, découvre à son maître la trahison du Génie, comme Albin celle d’Aurèle ; d’où vient sa pénétration ? C’est qu’il est le confident du poète plus encore que du héros :

Et quoiqu’un tel soupçon n’ait aucun fondement,
Il se trouvera juste après l’événement ;
Je devine toujours ce qu’on doit voir ensuite ;
Et voilà ce qui fait admirer ma conduite.

Romagnesi et Riccoboni trouvent la pièce mal agencée, l’action mal développée et remplie d’invraisemblances. Ils disent, parodiant quelques mots de Fausta[260] :

Mais c’est trop combiner en pareille rencontre ;
Et lorsque l’on se perd dans le pour et le contre,
Le plus sûr est, je crois, de remettre au hasard
Ce qu’on ne peut régler par le secours de l’art

Ils blâment le dénouement : le retour de Constantin est mal préparé et surprend tout le monde. Enfin, pour conclure, ils donnent à La Chaussée par la bouche du Bon Sens ce conseil piquant :

Dans de vagues projets cesse de t’égarer,
Et de Thomas Corneille apprends à conspirer.

Des nombreuses critiques qui furent publiées dans les journaux littéraires, ou se distribuèrent en brochures[261], la meilleure est celle que publia un écrivain anonyme qui se dit Gascon et âgé de vingt-cinq ans. Il prit le nom et les façons de parler de Marianne, l’héroïne de Marivaux, dont il attrapa si bien le piquant cailletage qu’on pouvait s’y laisser prendre[262]. Marianne dicte à son secrétaire gascon des choses fort justes. Rendant pleine justice à La Chaussée, à son Épître à Clio, à ses comédies, défendant le genre larmoyant en dépit des règles et des savants, elle trouve que l’auteur de Maximien n’a point de génie pour la tragédie, et que, comme tous les médiocres écrivains, il s’est fait le plagiaire inconscient de tout le monde. Les personnages de la pièce n’ont pas de caractères : ils sont sans couleur et sans vie ; ils se réduisent à des formules générales et indéterminées. « Constantin est un héros qui pardonne ; Maximien, un scélérat qui sacrifie tout à son ambition ; Fausta, une fille tendre, une femme fidèle. Et si je réponds ainsi, j’ai tout dit ; et cela ne devrait pas tout dire, madame. Depuis combien d’années connaissons-nous la générosité, l’ambition, la tendresse et la fidélité ! Il fallait me présenter non pas des sentiments simplement recueillis sur les idées communes, mais des portraits qui ressemblants à tout le monde, eussent cependant leur tour particulier. » Cela est tout à fait juste et fort bien dit. Mais, par une contradiction très finement observée, Marianne fait remarquer que les caractères étant d’une vérité si banale et si vague, le détail cependant est faux. « Ses personnages m’étonnent ; leurs sentiments me sont étrangers. Ce n’est pas ce que j’attendais, et c’est cependant dans mon cœur qu’il fallait prendre les passions. » Banalité dans la conception, fausseté dans l’exécution, voilà un reproche qui ne tombe pas seulement sur Maximien, mais sur presque toutes les tragédies du XVIIIe siècle.

La conclusion de toutes les critiques fut que La Chaussée était resté bien au-dessous de Thomas Corneille. Pourtant la tragédie de celui-ci n’était certes pas un chef-d’œuvre. C’est une pièce d’une intrigue assez touffue, toute en raisonnements d’amour et de politique, intéressante pour ceux qui connaissent et qui aiment le grand Corneille. Le cadet a imité son aîné dans cet ouvrage comme dans tant d’autres et a dessiné d’après lui les caractères de ses principaux personnages. À certains égards Maximien rappelle Polyeucte : Fausta, femme de Constantin, a été aimée de Sévère avant son mariage, et ce vertueux couple d’amants s’efforce de dérober le mari à la fureur de son beau-père. Il est doublé d’un second couple, Licine et Constance, qui répètent à quelques nuances près les sentiments des amants principaux. Constance est une de ces princesses cornéliennes, pénétrées de ce qu’elles doivent à leur naissance, et prêles à toutes les souffrances plutôt que d’offenser par un mot, par un geste, la dignité de leur rang. Soumise à son devoir, elle épousera Sévère, si l’empereur son père l’y oblige : mais Licine, qui l’aime, se plaint plus vivement de cet inflexible devoir que ne fait l’amant de Pauline dans Polyeucte, d’autant que le mariage, n’étant qu’en projet, l’y autorise.

Constantin est malheureusement un prince de comédie, qu’on peut placer entre le roi du Cid et Prusias. Il croit tout ce qu’on lui dit, ne sait rien vouloir : vraie ganache de tragédie, il passe son temps à déléguer son autorité tantôt à sa femme et tantôt à son beau-père, et le dernier qui lui parle a toujours raison. Maximien est un scélérat de théâtre, qui étale trop la théorie de ses crimes et s’applique trop consciencieusement à faire son personnage de traître.

La conduite de la pièce n’est pas irréprochable, et le dénouement traîne insupportablement. Mais au moins la tragédie est-elle sensée : les personnages font et disent quelque chose toujours, et selon leur caractère et leur situation.

La Chaussée a taillé dans l’intrigue complexe de Thomas Corneille, qu’il a plus imité qu’il ne lui plaît de dire. Il n’a pas regardé l’histoire, mais l’œuvre de son devancier, ne fût-ce que pour s’en écarter sans autre raison que le désir de faire autrement, et le besoin de démarquer. Constance a disparu. Licine et Sévère, noms historiques, se sont fondus en Aurèle, personnage de fantaisie, et la tragédie commence au troisième acte de Thomas Corneille. Dès lors le fond est le même : les conspirateurs jettent les soupçons de Constantin sur Fausta et son premier amant (Sévère dans Corneille, Aurèle dans La Chaussée), pour les mettre hors d’état et sauver l’empereur.

Mais il n’y a ni pensées ni caractères. Tout est vague, vide, et sans justesse. Au moins Thomas Corneille a-t-il des réflexions d’amour et de politique qui, pour être déjà dans les pièces de son aîné, n’en ont pas moins de vérité, d’intérêt et d’à-propos. Il est vrai, même quand il est plat. Constantin est un triste sire, un Chrysale couronné : il y a de tels princes au monde. Maximien sait son métier de conspirateur, et a de l’habileté, de l’énergie, parfois de la grandeur. Les quatre amants sont d’honnêtes gens, fermes dans le devoir, et qui luttent obstinément contre leur passion et leur fortune : on y retrouve, à travers leur langage un peu mou, ce qu’on porte de meilleur en soi.

La Chaussée n’a rien laissé de tout cela. Il a mis à la place les éternels lieux communs sur la voix de la nature, et de vagues maximes, qui s’adaptent à tout sujet.

Il n’arrive que trop au crime d’être heureux.
Les vertus ne font pas tant d’amis que les vices.
Pour le moindre salaire on trouve des complices.

Il a gâté tous les caractères, ou plutôt il les a détruits. Aurèle est un amant qui n’aime plus, qui ne sait que bavarder sur l’amour et la vertu. Constantin, aussi peu clairvoyant que dans Thomas Corneille, est pire : il est devenu philosophe et sentimental. Il a la larme facile ; il prêche le libéralisme aux rois qu’il amène enchaînés, et la tolérance religieuse à sa femme : sa sottise semble s’être mise à l’école de Voltaire. Maximien est descendu au niveau de son gendre. Véritable conspirateur d’opérette, il ne sait jamais rien de la conspiration dont il est le chef. Son confident Albin fait tout sans lui et contre lui : il est même obligé de faire arrêter ce pileux conjuré qui gâterait tout par ses maladresses.

Tout l’effort de La Chaussée a porté sur Fausta : c’est sur ce rôle qu’il comptait pour gagner les spectateurs[263]. Une femme placée entre son père et son mari, cela semble intéressant et dramatique. Mais on ne peut tirer de là qu’un faux beau rôle ; car la situation ne fournît qu’une scène[264]. Quand Fausta aura examiné dans un monologue si elle doit préférer son père ou son mari, et aura déploré le malheur de sa situation, que lui restera-t-il, qu’à répéter sans cesse son doute et sa lamentation ? D’autant plus qu’elle n’agit pas : elle n’intervient que pour empêcher l’action et non la diriger. Rodrigue est placé entre son père et sa maîtresse, Chimène entre son père et son amant ; mais leur devoir les pousse à l’action : Rodrigue tue le comte, Chimène poursuit le meurtrier. Pauline n’agit point si l’on veut : et cependant les prières qu’elle adresse à Félix, à Sévère, à Polyeucte, ne sont-elles pas des actes ? mais de plus ce rôle évite la monotonie par une évolution de sentiments, qui fait passer de l’amant au mari l’amour de la femme. Fausta, obligée au secret, ne pouvant, si elle parle, sauver son mari qu’en perdant son père, ne sait que se plaindre. Le poète la met au premier plan, nous la ramène sans cesse sous les yeux : or, une femme qui pleure nous lasse bien vite. Aussi le pathétique de la situation est-il épuisé dès le premier acte.

Si l’on examine dans le détail le caractère de Fausta, il paraîtra bien mou et parfois peu raisonnable. Dans Thomas Corneille, Sévère dénonce à Fausta le complot de Maximien et lui dit :

Un père ambitieux veut perdre votre époux,
Et je viens pour agir prendre l’ordre de vous.

Fausta répond sensément : Il fallait agir sans me rien dire, faire le nécessaire,

Et ne pas me réduire à l’affreux déplaisir,
D’être forcée au choix et de n’oser choisir.

Elle pèse ses devoirs envers son père et envers son mari. Elle se perd dans ce conflit, et, impatiente dans son ennui, par une injustice bien féminine, elle s’en prend à celui qui lui a annoncé la mauvaise nouvelle.

Ah ! Sévère,
Si dans quelques ennuis j’ai pu vous engager,
Est-ce ainsi qu’un grand cœur se plaît à se venger ?

Toute la scène est bien conduite, et naturelle.

La Chaussée, imitant son devancier, et voulant ne pas paraître l’imiter, a dérangé maladroitement l’ordre du dialogue. C’est au premier mot qu’on lui dit de la conspiration, qu’elle s’écrie :

Fallait-il que j’en fusse instruite la première ?
À quoi peut me servir cette triste lumière ?

Il est naturel qu’elle parle ainsi quand elle apprend que son père est le chef des conjurés ; mais, avant de le savoir, c’est absurde, et elle doit remercier celui qui lui fournit les moyens de sauver son mari.

Ensuite, quand on lui nomme Maximien, Fausta repousse bien loin l’idée qu’il puisse conspirer. Forcée de céder aux affirmations d’Aurèle, sûre que son mari court risque de la vie, elle ne s’émeut pas d’abord. En femme bien élevée, elle fait des excuses à celui qu’elle a incivilement démenti :

Ah ! seigneur, pardonnez au trouble de mes sens :
Je vous ai laissé voir des soupçons offensants.

Et pour se justifier tout à fait elle ajoute une maxime :

À tous les malheureux l’injustice est commune.

Aurèle est bien forcé de répondre par un mot de civilité :

Madame, votre excuse est dans votre infortune.

Quand elle est bien en règle avec les convenances, Fausta peut se désoler à son aise, et, sans perdre un instant, elle éclate :

Dans mes pleurs, dans mon sang, il veut donc se baigner !
Mon père ! Ah ! le cruel !

En maint endroit de la tragédie, le dialogue va ainsi au hasard, comme de travers et à contresens. Albin dit à Maximien qu’Aurèle est chrétien ; il part de là pour faire un portrait général des chrétiens, comme on fait dans la comédie le portrait des divers originaux qui se rencontrent dans le monde ; et Maximien répond ridiculement à ce morceau de déclamation :

Je saurai profiter de cette confidence.

Malgré la faiblesse de la pièce, malgré la vivacité des critiques, le premier pas que fit La Chaussée dans la tragédie réussit. Le succès de Maximien l’encouragea, et il parut un moment décidé à poursuivre dans une voie où il avait en somme brillamment débuté. Il présenta aux comédiens une tragédie intitulée Palmire. Mais ceux-ci ne l’acceptèrent qu’ « aux conditions de ne la jouer qu’après Pâques[265] », en été, quand le public est rare et les recettes insignifiantes.

La pièce ne fut jamais jouée. La Chaussée fut-il blessé, ou éclairé par un jugement qui reléguait sa pièce au rang des œuvres destinées à tomber sans bruit, et qu’on ne jouait que pour remplir l’affiche ? Toujours est-il qu’il n’insista pas pour présenter son œuvre au public.

C’est une étrange chose en vérité que cette tragédie de Palmire : un imbroglio où est ramassé tout ce que Corneille et Crébillon ont trouvé de mystères et d’atrocités, un scélérat tel qu’Atrée en face d’une ambitieuse pareille à Cléopâtre, une mère qui veut marier le frère à la sœur et faire tuer le mari par la femme, le père par le fils, un chassé-croisé de paternité et de maternité, où le fils cesse d’être fils de son père, la fille cesse d’être fille de sa mère, où l’amant et la maîtresse sont successivement et ne sont pas frère et sœur, et échangent enfin entre eux leur père et leur mère, de la politique, de la scélératesse ; de la morale, de la sensibilité, toujours en maximes, du clinquant à la Voltaire avec de l’emphase cornélienne, du sublime philosophique :

Je perds tout : que va-t-il me rester ?... – Vos vertus ;

des platitudes dialoguées à la Corneille :

Ah ! vous allez périr. – Je vais vous obéir.
– Non. – Je vais vous contraindre à ne plus me haïr.
Ah ! prince ! – Eh ! quoi ! pourrai-je interpréter ces larmes !
– Hélas ! vous le pouvez ! – Quel avenir plein de charmes !

enfin un mélange incohérent de tout ce que la tragédie avait usé depuis un siècle, voilà Palmire, reine d’Assyrie. L’héroïne fait avant de mourir son examen de conscience, et voici ce qu’elle trouve à son compte :

Je me suppose un fils, j’affronte la nature,
Je luy donne un lien horrible et monstrueux,
Je plonge dans l’inceste un prince vertueux,
Je jette l’innocence entre les bras du crime,
Et la mienne à jamais est ma propre victime.

Tout cela pour démontrer par sa vie et sa mort

Qu’il faut laisser au ciel le soin de nous venger.

La Chaussée laissa la tragédie et revint au drame larmoyant. Il fit Mélanide : c’était d’un sage.

 

IV

 

De temps à autre pourtant La Chaussée se détourna de la carrière où il avait marché le premier et fit quelques excursions dans les autres genres de comédie. Ayant plus d’étude et de réflexion que d’invention et de génie, il s’arrêta aux idées d’autrui qui lui parurent bonnes à exploiter, et même quand elles ne pouvaient se réduire au comique larmoyant, il se les appropria, les développa et sut en tirer des succès, comme il avait fait, dans la tragédie, du Maximien de Thomas Corneille.

Saint-Foix avait donné, en 1740, l’Oracle, qui avait obtenu le plus vif applaudissement. C’étaient quelques scènes de féerie orientale, où l’auteur avait représenté spirituellement cette ingénuité piquante que le XVIIIe siècle prête à la jeune fille dont le premier amour vient inquiéter l’innocence : cette naïveté de convention était assaisonnée de quelque sensualité et d’un peu de satire. Voici la pièce en deux mots. Un oracle a annoncé les plus grands malheurs pour le fils de la Fée Souveraine, s’il ne se fait aimer d’une princesse qui le croira sourd, muet et insensible. La Fée enlève dès le plus bas âge Lucinde, qu’elle élève dans son palais, sans lui laisser voir aucun homme[266]. Elle lui présente Alcindor comme une machine qui a l’apparence et la grâce de la vie. Lucinde s’en éprend, et son petit cœur s’agite et se mutine comme celui d’une ingénue de Marivaux. Elle brise de dépit ses instruments de physique et de mathématique ; elle est toute à l’amour. Elle ne peut se séparer de son Alcindor : elle lui met un ruban au cou, elle le mène en laisse, elle fait agenouiller, asseoir, chanter sa charmante poupée. La Fée doit consentir à ses caprices.

LA FÉE. – Votre Charmant étant parmi les hommes d’une espèce qu’on appelle petits maîtres, il est impossible de le faire penser et de lui inspirer la raison, mais... d’ailleurs il ira, viendra, rira, pleurera, se jettera à vos genoux, paraîtra tendre, soumis, complaisant, amoureux, inquiet, et cela machinalement, comme tous ceux de son espèce.
LUCINDE. – Machinalement ?
LA FÉE. – Il fera plus, il sifflera, fredonnera, et chantera même certains airs et des paroles.
LUCINDE, avec transport. – Ah ! faites qu’il chante, je vous prie.
LA FÉE. – Volontiers, mais songez toujours que ces perroquets n’ont qu’un jargon, qu’une suite de mots et de lieux communs qu’ils prennent au hasard, et qu’ils répètent à presque toutes les femmes indifféremment et comme ils les ont appris.

À travers tous ces jeux, le cœur de Lucinde va bon train : elle aime vraiment Alcindor, elle le dit, et l’oracle est accompli : il peut parler et avouer sa passion.

L’idée de cet amour qui doit obtenir l’amour sans se déclarer, parut ingénieuse à La Chaussée : il en fit sa comédie d’Amour pour amour[267]. Un génie ayant dédaigné l’amour d’une fée en est puni par un exil, qui doit durer jusqu’à ce qu’il inspire un amour véritable sans avoir dit lui-même qu’il aimât. Il court la terre sous le nom d’Azor ; bien des femmes lui disent qu’elles l’aiment : illusion. Enfin, dans un village, une ingénue, Zémire, s’éprend de lui : elle prononce les paroles fatales : « C’est Azor que j’aime », qui rendent au génie sa figure et un rang.

Pour étendre ce sujet en trois actes, La Chaussée a eu recours à divers artifices et emprunts. Il a doublé le couple d’amoureux : il a mis Zaleg à côté d’Azor, Nadine à côté de Zémire. Comme Zémire est tendre et rêveuse, Nadine est naturellement gaie et piquante. Azor a un rival, la fée elle-même sous le nom et la forme du prince Assan : ni le titre ni les richesses n’éblouissent la naïve amante, qui préfère quelques fleurs d’Azor à toutes les pierreries du prince.

Une fable de la Fontaine, qu’il connaissait si bien (on l’a vu déjà), a fourni à La Chaussée la scène capitale du premier acte[268]. Assan peint son amour à Zémire, et à chaque mouvement qu’il décrit elle reconnaît les sentiments qu’elle éprouve pour Azor. C’est une paraphrase de la charmante pièce de la Fontaine, Tircis et Amarante.

Une églogue de son ennemi La Motte[269] lui a donné l’épisode principal de l’amour de Zaleg et de Nadine : ne pouvant déclarer son amour, l’amant dresse des oiseaux parleurs à répéter que « Zaleg aime Nadine ». Ainsi le berger de La Motte enseignait à son oiseau à dire : « J’adore Célimène ».

Enfin le dénouement vient de Molière. Le dernier effort d’Assan pour toucher Zémire, ses instances qui ne réussissent qu’à lui faire dire qu’elle aime Azor, rappellent fort l’admirable scène où l’ingénue Agnès torture si bien le pauvre Arnolphe[270].

Voilà les pièces dont le rapport compose la comédie d’Amour pour amour. Au reste on n’y trouve que tous les lieux communs du XVIIIe siècle sur le dépit, la jalousie, la tendresse, et les mouvements de cet amour qui n’a d’ingénu que le nom. Une scène d’Arlequin poli par l’amour ou de l’Épreuve en dit plus sur le premier amour que toutes les tirades de La Chaussée.

Les froides et ingénieuses faussetés d’Amour pour amour eurent le plus grand succès, grâce surtout au jeu de Mlle Gaussin, à qui l’auteur dédia sa pièce[271], qu’elle lui avait, dit-il, inspirée : belle idée, et qui est bien de ce siècle, de dessiner l’ingénuité d’après Mlle Gaussin, dont on connaît l’infatigable facilité.

Saint-Foix, dont l’Oracle avait donné à La Chaussée l’idée d’Amour pour amour, lui fournit aussi le sujet du Rival de lui-même. Dans la dixième de ses Lettres turques[272], il racontait l’histoire d’un comte d’Amilles qui, sous le nom d’un de ses amis, s’était fait aimer d’une jeune fille. L’ami s’étant fâché, il le tua en duel et s’enfuit. Plusieurs années après, rencontrant son ancienne maîtresse, il ne s’en fit pas reconnaître, et se plut à l’embarrasser. « Il ne put revoir tant de charmes sans se rappeler vivement le bonheur dont il avait joui. Mais en même temps la bizarrerie de son imagination continua de lui persuader qu’en ne se découvrant pas, l’aventure en deviendrait plus agréable et plus piquante, et qu’il serait très plaisant d’être son propre rival, de travailler à se détruire et à se supplanter dans un cœur qu’il possédait encore, et de se multiplier pour ainsi dire afin de triompher deux fois du même objet... Il n’était pas flatté d’être l’objet de sa constance : il voulait le devenir d’une infidélité. » Cette mystification ne lui réussit pas : il plut d’abord par l’étonnante ressemblance qu’il présentait avec l’amant qu’on pleurait ; mais, quand il se découvrit enfin, la belle, piquée, lui donna son congé. Elle s’aperçut qu’elle tenait à sa douleur, non à son amant, et que l’amour-propre avait plus de part que l’amour dans sa constance. D’aucun côté il n’y avait de vraie passion, et des deux parts, dans la séduction ou la fidélité, chacun ne poursuivait que la satisfaction de son égoïsme et le triomphe de sa vanité.

La Chaussée s’empara de cette histoire, piquante peinture de l’amour du siècle ; il n’y fit d’autre changement que de ressusciter l’ami que Saint-Foix tuait en duel, et de le donner pour rival à l’amant quand il retrouve sa belle. Comme il faut un mariage pour dénouer une comédie, ce rival sera là à point nommé pour recueillir le cœur qu’on reprendra au mystificateur. Cette petite pièce du Rival de lui-même, très froide et très languissante, avait été faite d’abord pour être jouée à la cour. Mais les comédiens ne la goûtèrent que médiocrement, et voulurent l’essayer sur leur théâtre avant de la porter à Versailles. La Chaussée eut beau résister, se fâcher, corriger, rappeler ses succès passés, menacer de se faire jouer aux Italiens[273] ; il dut céder. Les comédiens avaient eu raison de se défier : la pièce ne réussit pas[274].

Elle était précédée d’un prologue où l’on dansait et chantait[275], et suivie d’un divertissement[276] : Mondonville en avait fait la musique[277]. Ces morceaux ne demandent que de la gaieté et de la facilité : La Chaussée y échoue. Il écrit trop laborieusement pour avoir le style alerte et vif. Sa folie est renfrognée et lugubre :

Tout est folie
Dans la vie ;
Chaque saison
À sa manie ;
Tout est folie
Dans la vie
Jusqu’à la raison.
C’est le délire le plus triste
Qu’on puisse choisir ;
Plus on est fou, plus on existe ;
On ne vit que par le plaisir.

La gaillardise et l’ordure sont la seule forme de la gaieté de La Chaussée. Hors de là il ne sait être que sérieux ; il est sans fantaisie ni poésie ; et plus il veut rire, plus il paraît triste. Ce joyeux vivant n’est pas gai en écrivant ; Molière, mélancolique, fait Pourceaugnac.

L’année qui suivit l’échec du Rival de lui-même, La Chaussée se releva par le succès de la Gouvernante. Mais je crois qu’il se brouilla avec la Comédie-Française pendant les représentations de cette comédie. Il s’était préparé sans doute à cette rupture, car moins de six semaines après, mettant à exécution une menace qu’il avait faite précédemment, il faisait jouer au Théâtre-Italien l’Amour castillan[278]. Les comédiens firent tout ce qu’ils purent pour donner de l’éclat aux représentations de cette pièce. Bien qu’on ne se souciât guère encore de la vérité du costume, ils s’habillèrent à la mode ancienne d’Espagne[279], et cette nouveauté étonna, sans attirer le public à la comédie.

Cependant il y avait dans l’Amour castillan plus de verve, un style plus franc et plus comique, un vers plus plein et plus expressif que dans les œuvres précédentes de l’auteur.

Lazarille, valet poltron et intéressé, a quelques mots heureux. Des filous le rouent de coups, et se font donner tout son argent pour cesser de l’assommer. À peine est-il seul qu’il se reproche sa faiblesse :

Morbleu ! si j’avais eu du cœur,
J’aurais bien dû me laisser battre[280].

Plus tard les deux filous sont arrêtés, et Lazarille en fait part à son maître :

Mais on les a, vous dis-je, ajustés comme il faut. –
Et qui donc ? – Moi dixième ! on prend peu garde au nombre,
Lorsque l’on a du cœur[281].

Quand il va quitter Séville, la soubrette Béatille lui fait des adieux assez vifs en termes pittoresques :

Que la brise et la grêle et la foudre et l’orage
Te suivent pas à pas pendant tout ton voyage !
Puisse le tendre Amour, comme il a fait ici,
Te bercer, te berner de la bonne manière !
Puisses-tu chaque nuit, crotté, mouillé, transi,
Au lieu d’un cabaret gîter dans une ornière !
Voilà, si par malheur tu ne te romps le cou,
Les vœux que fait pour toi ta très humble servante[282].

Mais ces traits, auxquels La Chaussée ne nous a pas accoutumés, ne font pas une pièce. Les caractères sont mous et sans relief, l’action froide et sans comique.

Ceux qui ont parlé au XVIIIe siècle de l’Amour castillan affirment que La Chaussée a imité une comédie espagnole[283]. La donnée principale de la pièce est, il est vrai, des plus communes dans l’ancien théâtre espagnol et dans les comédies italiennes et françaises du siècle précédent qui en étaient traduites[284]. Mais La Chaussée ne s’est pas donné la peine d’aller chercher si loin. Il a tout simplement pris son sujet dans Gil Blas : c’est l’histoire d’Aurore de Guzman ; les noms sont à peine changés[285]. Mais il a modifié les incidents pour embellir les caractères : une fille qui court après un homme pour s’en faire aimer lui a paru une idée choquante ; il a supposé que Guzman avait déjà aimé Aurore. Ainsi elle ne fait que suivre un infidèle. La morale y gagne, à ce que croit La Chaussée ; mais la vraisemblance y perd ; car comment admettre que Guzman ne reconnaisse pas sa maîtresse sous l’habit de Mendoce ? Il ne l’a jamais vue, suppose l’auteur, cela est déjà étrange ; mais elle lui a parlé ; comment la voix de Mendoce n’éveille-t-elle aucun souvenir en lui ? Au théâtre, cela n’est pas possible.

La Chaussée n’a pas voulu non plus qu’Aurore ouvrît une lettre adressée à son amant, comme elle fait dans Gil Blas ; c’est une indélicatesse. Aussi s’est-il servi d’un autre moyen pour faire écrire par Guzman à Isabelle une lettre injurieuse[286].

Ce sont là des scrupules d’auteur moral, qui prend tout au sérieux ; il ne comprend pas qu’une telle comédie, simple jeu de la fantaisie, n’est pas soumise aux lois du monde réel, et qu’elle est innocente, dès qu’elle amuse.

Les comédiens italiens avaient fait bon accueil à La Chaussée : il continua de travailler pour eux. Deux ans après sa mort[287], ils donnèrent une pièce qu’il écrivit dans les derniers temps de sa vie, le Retour imprévu. Cette fois La Chaussée s’imitait lui-même. Il reprenait la partie comique de l’École des mères : il la détachait du drame attendrissant, il y faisait quelques changements et la développait. Les personnages sont les mêmes : un mari faible et sensé, bon bourgeois étranger au bel air et aux raffinements du luxe ; une femme impérieuse et folle, entichée du bon ton et de la noblesse ; un marquis de contrebande, fat et de médiocre délicatesse : dans l’École des mères, il est fils de Mme Argant ; dans le Retour imprévu, il est l’amant de la fille de Mme Oronte, amant de la fortune et non de la personne ; enfin un véritable amant, bourgeois et honnête homme, qui revient d’Amérique et qu’on a cru longtemps mort, comme il arrivait dans l’Homme de fortune pour le père de Méranie. Depuis Molière, Regnard et Dancourt, le bon sens imbécile des maris, les sottes prétentions des bourgeois, les airs des nobles aventuriers, étaient devenus des lieux communs dramatiques. La Chaussée, dans le Retour imprévu, pas plus que dans l’École des mères, n’ajoute rien à la satire si souvent faite de ces travers, et, dans mille comédies et romans du même temps, on la retrouverait plus vivante et plus légère. C’est à peine si par hasard il rencontre un trait qui soit piquant et mérite d’être recueilli, comme ce mot du marquis à son valet qui lui demande quelque gratification, lorsqu’il vient d’hériter d’une grande fortune :

Ne vous suffit-il pas, bête et sot que vous êtes,
D’être mon intendant ? – Il m’apprend mon devoir[288].

Il va sans dire que La Chaussée n’a pas su se défaire de son style ordinaire, et qu’il a rempli sa pièce de maximes : fausses maximes du bel air, ou banales maximes de la raison.

Il ne sait pas encore ici s’accommoder à la fantaisie de la comédie italienne, qui raille la réalité sans s’asservir à ses lois, et dont ni le possible ni la morale même ne bornent la libre gaieté : honte aux esprits lourds et matériels qui s’offensent des escapades des amoureux ou des valets ! La Chaussée a des scrupules de moralité étonnants en pareil lieu. L’Arimon du Retour imprévu est un honnête homme, qui serait à sa place dans le monde réel ou dans le drame réaliste. Il est ruiné : Astérie lui conseille de le cacher, pour que ses parents les marient. Il refuse. Elle lui conseille de perdre au moins son rival en le faisant connaître pour ce qu’il est, par un avis secret qu’on ferait tenir à Mme Oronte. Il refuse encore : un honnête homme n’écrit pas de lettres anonymes. Tout cela est vrai, mais ailleurs. On n’a pas de ces scrupules-là quand on a Arlequin pour valet.

On trouve dans le Retour imprévu, et cela est rare dans l’œuvre de La Chaussée, quelques traits particuliers, où l’auteur semble exprimer ses propres sentiments. Oronte s’emporte contre les précieux en des termes qui rappellent les Lettres de la Marquise et l’Épître à Clio. Mon langage est, dit-il,

Celui du sens commun, celui de nos ayeux,
Et qui doit, ce me semble, être toujours le même.
Que diantre ! Il faudra donc, suivant voire système,
Ne se faire un jargon que de mots précieux,
Et syllabe à syllabe éplucher chaque terme
Pour faire le puriste et le bel orateur[289] ?

Enfin certains vers ont un accent plus personnel, et il semble que l’auteur, qui se sent vieillir, y fasse un retour sur lui-même. Oronte, apercevant Arlequin et la soubrette qui se disent des douceurs, s’attendrit :

Que vous me rappelez d’heureux temps, d’heureux jours !
Ce souvenir me fait chérir encore la vie.
Aimez-vous, mes enfants ; l’âge vous y convie :
Il ne fait que trop vite envoler les Amours[290] !

N’est-ce pas le regret sincèrement rendu d’un homme qui a joui de la vie, et qui renonce à grand’peine aux plaisirs que l’âge lui interdit ?

Le même sentiment inspira la comédie des Tirynthiens, qui ne fut jamais représentée. L’auteur l’écrivit dans la dernière année de sa vie pour les Italiens[291]. L’héroïne de la pièce est une actrice de la Comédie-Italienne, Mlle Catinon, dont le nom est à peine modifié : elle devient Katinon dans la pièce. Cette jeune personne avait produit sans doute une vive impression sur La Chaussée[292], qui fait d’elle un portrait enthousiaste :

Quelle autre excelle mieux dans le chant, dans la danse :
Elle en a fait vingt fois l’épreuve en plein sénat ?
Pas un tour, pas un pas, qui ne soit en cadence.
A-t-il jamais été, pour bien régir l’État,
Une jambe plus fine, une oreille plus juste ?
À ce talent vraiment auguste
Joignez un autre don qu’elle a reçu des cieux :
C’est l’amour du plaisir, dont la divine flamme
Étincelle dans ses beaux yeux.
Et remplit son cœur et son âme[293] ?

Est-ce donc elle qui rajeunit le poète, dont on entendait tout à l’heure les regrets attristés ? Il se sentit revivre et fut comme ramené au temps de sa jeunesse, à ce joyeux carnaval de la Régence[294]. Il écrivit en l’honneur de Catinon une fantaisie aristophanesque, satire de la vieillesse et de son ennuyeuse austérité, apologie du rire et des plaisirs de la jeunesse.

Ils sont tous innocents : ceux qui ne le sont point
Ne sont point des plaisirs[295].

La pièce est fondée sur une anecdote, bien connue, que raconte Athénée[296]. La jeunesse de Tirynthe s’est insurgée contre les vieillards, et fait nommer archonte Katinon, la plus jolie fille de la ville. Les vieillards indignés consultent l’oracle de Delphes sur les moyens de ramener leur peuple au sérieux. Cependant Katinon fait une révolution, établit le plaisir à demeure dans la cité, proscrit la contrainte, l’ennui, les harangues, la comédie satirique, et permet aux femmes de quitter les vieux maris pour les jeunes amants. L’envoyé des vieillards revient de Delphes : une assemblée se tient ; tout le monde crie, personne n’écoute. Enfin on connaît l’oracle : les Tirynthiens reviendront à la sagesse, s’ils peuvent célébrer un sacrifice sans rire. Pendant que Katinon chante et danse, on prépare le sacrifice, d’où la jeunesse est exclue. Les vieillards arrivent en vêtements lugubres. Arlequin s’introduit, son habit bariolé fait scandale, on le chasse. Il revient vêtu de deuil, portant la queue de la génisse qu’on va immoler. Il jure d’être sérieux :

Moi qui ne peux voir sans pleurer
Égorger un chapon : jugez d’une génisse !

Avant le fatal moment, il embrasse avec une tendresse fanatique la victime ; on veut le séparer ; il s’écrie :

Avez-vous peur que je la mange ?

Tout le monde rit et les vieillards vaincus renoncent à la raison :

Aimons, rions, chantons. Adorable folie,
Avec toi pour jamais je me réconcilie.

Tous assistent au mariage de Katinon avec son jeune amant Phaon.

Cette morale du plaisir, qui remplit la pièce, est la seule conforme à la nature, selon l’auteur, qui exprime par là une des idées les plus chères à la philosophie du XVIIIe siècle. Les maximes artificielles de la société ont détruit le bonheur en corrompant la nature ; la jeune Katinon chante :

La nature est avant les lois ;
Si vous en consultez la voix,
Il n’est rien qui ne vous réponde :
Le plaisir est l’âme du monde.

La nature légitime les plaisirs : qu’on y revienne donc ; le bonheur et la vertu sont liés, réconciliés.

La société a rendu l’homme malheureux par ce qu’elle lui a donné, comme par ce qu’elle lui a enlevé. Elle a inventé la richesse, le luxe, ennemis du plaisir autant que de la vertu. Un financier se plaint de n’être pas heureux :

La chose qui me manque est la plus nécessaire.
– Quelle est-elle donc ? – Les besoins.

Voilà une philosophie que n’eût pas désavouée Rousseau qui commençait alors à écrire[297].

La Chaussée écrivit encore, sur la fin de sa vie, deux comédies pour le théâtre du comte de Clermont.

L’une est la Rancune officieuse, dont il ne vit pas la représentation. Elle eut lieu avec grand succès, le 19 novembre 1754, « dans la petite maison du comte de Clermont, rue de la Roquette[298] », à l’occasion de la fête de Mlle Leduc[299]. Collé avait écrit pour la même circonstance les Amants déguisés, et Laujon une parade, la Gageure des trois commères.

L’idée de la Rancune officieuse est ingénieuse : une sorte de bourru bienfaisant, offensé qu’un ami lui fasse mystère de son amour, s’en venge en l’inquiétant par les soins mêmes qu’il prend pour le rendre heureux. « Le fond du sujet n’est pas bien neuf, dit Collé. C’est un amant qui veut se faire aimer pour lui-même et pour cette raison cache sa condition ; c’est le fond de l’opéra d’Issé ; cela a quelque ressemblance avec l’Épreuve, petite comédie de Marivaux[300], et plusieurs autres pièces dont je ne me souviens pas actuellement. Mais il y a une déclaration d’amour assez nouvelle, quoique un peu forcée ; elle est cependant, je crois, théâtralement bonne. C’est une fille qui, composant des vers et se croyant seule, fait sa déclaration elle-même par ses vers à celui dont elle est aimée. Elle cherche la rime à même, et l’amant, qui l’observe sans en être vu, a le temps, pendant qu’elle se promène pour rêver à cette rime, d’écrire j’aime, en sorte que par là l’amant se trouve lui-même se faire sa déclaration en finissant les vers de sa maîtresse, qui ne travaillait que pour la lui faire. On voit assez qu’il faut se prêter beaucoup à cette situation, mais elle est agréable et je ne puis pas imaginer que cela puisse manquer son effet. »

Par extraordinaire, Collé est trop indulgent cette fois. La comédie n’est qu’un froid marivaudage, traité sans légèreté et sans vraisemblance. Sans compter que la pièce manque de netteté. Que veut l’auteur ? Montrer un ami qui se venge en obligeant ? ou un amant qui déguise son rang ? Il y a là deux sujets qui se confondent et se gênent.

Il faut s’arrêter un peu plus sur le Vieillard amoureux, qui fut écrit aussi pour le comte de Clermont et ne fut jamais joué[301].

L’idée qui est au fond de la pièce, c’est, comme dans quelques vers du Retour imprévu et dans les Tirynthiens, la tristesse de la vieillesse, forcée de renoncer à l’amour. Mais tandis que dans les Tirynthiens il semblait convier les vieillards à se rajeunir et à réclamer leur part de tous les plaisirs, ici la fantaisie et le délire d’un moment font place à la raison. La vieillesse peut regretter l’amour, elle ne doit pas le rappeler, sous peine du ridicule[302]. La Chaussée traite durement Mondor, son amoureux en cheveux blancs, et le raille même avec brutalité pour ce regain de jeunesse :

Certain renard, jadis grand croqueur de poulettes,
En vit une dodue et des plus gentillettes.
Or voir et convoiter un si friand morceau,
Ce fut alors tout un pour le vieux jouvenceau,
Quand un singe, voyant tout son petit manège,
Lui dit : Quand tu pourrais l’attirer dans le piège,
Eh bien ! que ferais-tu ?  Va, ce n’est plus le temps :
As-tu donc oublié que tu n’as plus de dents[303] ?

Mais il ne saurait être impitoyable pour Mondor ; il y a trop mis de lui-même : il le guérit, et le vieillard, un instant égaré, reprend toute sa raison et toute sa bonté.

S’il nous semble retrouver dans le rôle de Mondor quelque chose du cœur de La Chaussée, à coup sûr il a mis beaucoup de son esprit dans Argant, sans s’en douter peut-être. C’est un honnête homme, un sage, un philosophe, mais chagrin, difficile et caustique, se plaisant aux sottises d’autrui, et trop heureux de les blâmer pour désirer de les corriger : on se prend à haïr sa vertu qui le rend insupportable, et à lui souhaiter quelque vice qui lui ôte le droit de censurer les autres. Il attaque Mondor sur son amour ; il le poursuit de railleries piquantes, blessantes même ; il le couvre de ridicule dans le monde.

L’amitié quelquefois peut être un peu sévère[304],

dit-il. Mais ce n’est pas l’amitié qui l’inspire en effet : il goûte le plaisir de dire des duretés à un pauvre amoureux qui sent bien qu’il a tort et ne sait que répondre. Quand Mondor revient au bon sens, on voit bien ce que c’est : sous prétexte qu’il se défie de cette guérison rapide, qu’elle n’est pas entière peut-être, il tourmente, inquiète, vexe son ami. Il enrage de perdre le droit de s’en moquer. Tellement que Mondor exaspéré lui crie :

Ventrebleu ! finissez !
Comment me voulez-vous ? sage ou non ? choisissez !
– Trouvez-vous quelque chose à redire à mon zèle ?
Fut-il jamais ami plus tendre et plus fidèle ?
– Et qui soit plus charmé des sottises d’autrui[305].

Comme il se pique de désintéressement, et prétend ne vouloir que le bonheur des deux jeunes gens, que l’amour de Mondor sacrifie, comme il demande

Qu’est-ce qu’il m’en revient de plus ?

Lisette, qui a lu La Fontaine, lui répond avec justesse et malice :

Le mal d’autrui.

Et elle caractérise d’un nom pittoresque ce prétendu sage :

Ma foi, cet honnête homme a l’air de la Rancune[306].

Où La Chaussée a-t-il pris le sujet de sa pièce ? Il y a dans la première scène, qui est entre Argant et Mondor, des traits qui rappellent l’École des femmes. Mondor, comme Arnolphe, est devenu amoureux après avoir longtemps frondé le mariage et raillé les maris. Quant à l’idée de rendre le vieillard amoureux d’une soubrette, elle part d’une observation très piquante et très juste, mais on la trouve déjà dans le Glorieux[307].

La pièce est peu comique, en somme, et l’auteur cherche à forcer le rire de temps à autre par des traits qui ne sont pas d’un fort bon goût ; ainsi Argant dit à Mondor, qui se trouve bien conservé :

On ne vous donnerait que soixante-dix ans.

Le ton général est presque sérieux : il semble que La Chaussée revienne sans le vouloir à la comédie larmoyante. Les personnages sont bien ceux qu’on voit dans ses drames : deux jeunes gens sensibles et malheureux ; une soubrette vertueuse et moralisante ; un personnage vicieux ou ridicule, qui ne l’est pas pleinement et se corrige pour le dénouement.

Le jeune Armédon ne parle pas toujours en amoureux de comédie : son oncle le soupçonne d’avoir fait la fable satirique que j’ai citée plus haut ; il s’écrie :

Il me croit cependant l’auteur d’une infamie !...
Si j’en savais l’auteur indigne et téméraire,
Morbleu !

C’est prendre la chose bien au tragique. Cette révolte de l’honneur est peu à sa place dans une comédie de ce genre.

Ce qui distingue le Vieillard amoureux des comédies larmoyantes du même écrivain, c’est que le sage de la pièce n’est pas sensible, mais railleur, et que les amants malheureux ne sont pas victimes d’un hasard tragique ni d’un vice ou d’un crime, mais d’un simple ridicule.

En même temps qu’il écrivait ces dernières pièces pour les comédiens italiens ou pour le comte de Clermont, La Chaussée composa pour la cour une tragi-comédie, la Princesse de Sidon, qui ne fut pas représentée. La pièce est précédée d’un prologue : c’est une scène lyrique en six entrées, qui n’est au fond que le développement du songe prophétique, qu’on a entendu tant de fois dans la tragédie.

La tragi-comédie de La Chaussée, sous cette forme chevaleresque et brillante, par laquelle elle devance le Tancrède de Voltaire, n’est au fond qu’un vulgaire mélodrame, avec les absurdités d’intrigue et le pathétique grossièrement moral qui semblent propres à ce genre. C’est Geneviève de Brabant[308] : une femme innocente condamnée par son mari sur la foi d’un traître, sauvée secrètement et retirée au fond d’une forêt, dans une caverne, jusqu’au jour où sa vertu éclate, à la confusion de son perfide accusateur : telle est l’aventure de Mélisende, que son père Lusignan sauve du coupable amour de Boëmond et de l’aveugle jalousie de Tancrède.

Mais ici encore l’auteur n’a pu se défaire des habitudes de la comédie larmoyante. Il n’a su mettre dans sa pièce ni la séduisante poésie d’une fantaisie romanesque, ni la dure énergie d’un drame populaire. Il a fait une œuvre ennuyeuse et lourde, toujours indécise entre le clinquant et la vulgarité, c’est-à-dire en somme prétentieusement plate.

Il a voulu pour être moral que tous ses personnages fussent vertueux. On cherche le farouche Golo qui persécutera l’innocence, on ne le trouve pas. Le traître reste anonyme et dans la coulisse. Par une maladroite réminiscence de Phèdre, La Chaussée n’a pas voulu rendre odieux Boëmond, dont le coupable amour cause les maux de son héroïne. C’est un de ses domestiques, qui, à son insu, malgré lui, accuse Mélisende auprès de son mari, à ce qu’on nous dit, car ce traître ne paraît pas. Boëmond n’est qu’un malheureux : plus vertueux qu’amoureux, il passe tout son temps à défendre Tancrède contre les assassins apostés par son domestique invisible. Et ce Boëmond même, La Chaussée craint de le montrer : il ne l’amène que contrit et repentant, pour faire le dénouement en proclamant l’innocence de la femme calomniée.

La vertu règne même parmi les personnages muets, même parmi les figurants : ils se taisent, mais ils pleurent, étrange abus de la sensibilité. « Tu pleures », dit Tancrède au garde qui lui apporte l’urne qui est censée contenir les cendres de Mélisende : comme si c’étaient les larmes qui nous intéressaient en elles-mêmes, et non pas celui qui les verse.

Pour la forme, jamais La Chaussée ne s’est plus abandonné à deux défauts, très communs dans les tragédies du XVIIIe siècle et que la comédie larmoyante s’était appropriés à sa naissance. L’abus excessif de ces deux procédés est tout ce qui caractérise la Princesse de Sidon.

L’un consiste à mettre dans la bouche d’un personnage la réflexion que sa situation doit inspirer au spectateur, et dans les termes mêmes dont ce spectateur devrait se servir. Ainsi la fille de Tancrède et de Mélisende, Sidonie, souffrant de l’infortune de sa famille, s’écrie en s’apitoyant sur elle-même :

Tant de maux sont-ils faits pour l’âge le plus tendre !

Les personnages disent ce qu’ils sont, ce qu’il faut penser d’eux : ils s’expliquent, au lieu de se laisser comprendre, et le drame ressemble à ces images populaires où, sous les dessins qui représentent les infortunes de la vertu, se lisent des légendes attendries.

L’autre procédé consiste à tout généraliser, à n’exprimer aucune idée sous une forme particulière. Tout est maxime dans la Princesse de Sidon ; le dialogue n’est qu’une suite de sentences qui se répondent et s’opposent. Voyez ce fragment de scène où Lusignan essaye de calmer la jalousie de Tancrède ou d’apaiser sa colère :

L. S’il faut que Mélisende ait violé sa foi,
C’est ma fille, l’affront remonte jusqu’à moi.

T. Gémissez donc sur vous, sur elle et sur moi-même.
On ne condamne point une femme qu’on aime
Sur des présomptions : il faut des faits constants.
Même après l’évidence on doute encore longtemps.

L. L’apparence a souvent abusé les plus sages.
D’ailleurs quel est l’hymen qui n’a pas ses orages ?
On s’y fait des malheurs sans causes, sans objets :
Les plus sensibles cœurs y sont les plus sujets.

T. C’est un autre que moi que votre fille adore,
Qu’elle veut enflammer du feu qui la dévore,
Et faire malgré lui souverain de Sidon.

L. Ah ! que m’apprenez-vous ? quel affreux abandon !

T. Un criminel amour ne produit que des crimes.

Il est ainsi des maximes pour toutes les situations : on peut penser combien cela répand de vague et de fausseté dans la pièce.

 

V

 

Les œuvres diverses de La Chaussée que nous venons d’examiner nous donnent une idée assez exacte de son talent.

Tout gaillard qu’il est dans la vie, notre homme n’est pas gai dans ses écrits ; le sens du ridicule et du comique lui manque, comme la fantaisie et le rire. Il n’est pas fait pour la comédie.

Il n’a pas l’imagination forte, qui saisit dans la vie réelle les passions communes de tous les hommes, qui, les reculant dans le lointain de l’histoire ou de la fable, les appliquant aux intérêts des cités et des peuples, les revêtant de noms royaux ou divins, les agrandit, les idéalise et les élève à leur plus violente intensité : il ne sait pas tirer la grandeur de la vérité. Il n’est pas né pour la tragédie.

Ce n’est pas un génie créateur ; il n’invente pas, il emprunte. Il rassemble ce qui est dispersé, il reprend et rhabille les idées des autres, celles dont il s’est déjà servi lui-même. Son talent est fait de patience, de volonté et de réflexion : l’inspiration ne le presse pas, ne l’emporte pas : il ne s’égare pas ; il combine, il calcule ; il sait où il va et n’avance qu’à coup sûr.

Esprit froid et sans enthousiasme, il n’est pas poète ; il aime la poésie. Il défend les vers, il en fait par obéissance à la tradition, parce qu’il a été nourri dans le respect de Boileau et du XVIIe siècle. Il est raisonnable, soumis aux règles, puriste. Il est de ceux que l’éducation façonne sans résistance et qui suivent les autres : il n’a rien d’un novateur ou d’un révolutionnaire. Comment le devint-il ?

 

 

Chapitre IV : La culture littéraire de La Chaussée - Influence de la littérature anglaise

 

 

I

 

Il arrive souvent que l’ignorance du passé en produit le dédain : ainsi La Motte corrigeait Homère sans savoir le grec. Ce n’est pas le cas de La Chaussée : s’il renonce à la comédie dont Piaule, et Molière ont donné les modèles, c’est par un dessein réfléchi, et avec une parfaite connaissance des maîtres, dont il ne suit pas la voie.

C’était un homme instruit : il avait reçu l’éducation classique et s’y était docilement abandonné. Il savait son Horace, et l’imitait dans ses vers[309]. Sur une légende qu’il a lue dans Athénée, il essaye d’écrire une comédie dans le genre d’Aristophane.

Cette pièce montre, il est vrai, ce que sa connaissance de l’antiquité a de superficiel et de vague. Il donne à l’archonte de Tirynthe des licteurs avec des haches et des faisceaux. Un érudit ne se fût pas permis cette fantaisie.

La Chaussée n’est pas un érudit. En lisant les anciens, ce n’est pas la science qu’il cherche, c’est un goût qu’il satisfait. Il aime les Grecs et les Latins comme un élève des jésuites, formé aux à peu près du père de La Hue, insoucieux Je toute érudition précise, voué à l’admiration et à la recherche des élégances oratoires et poétiques, et qui, sorti du collège, aura plaisir à reprendre parfois ses auteurs classiques, à repasser les leçons de plus en plus lointaines de ses maîtres, et saura toujours écrire des phrases de discours latin[310].

C’était un mérite de pratiquer et de goûter les anciens, dans un temps où les forts esprits, les têtes philosophiques affectaient de les mépriser avec la poésie. La Chaussée se fit un nom par là presque avant d’avoir rien écrit : il « aime l’antiquité et les bons vers[311] » ; cela suffit, il a l’estime du président Bouhier et de Voltaire.

Avec les anciens, les maîtres de La Chaussée, ceux qui formèrent son goût et dont l’étude développa son talent, furent les écrivains du XVIIe siècle. Il s’est éloigné d’eux, mais ce qu’il fut, il le fut par eux. Même dans ses comédies larmoyantes, il s’en souvient sans cesse, il les imite ; et l’insignifiance même de beaucoup d’emprunts qu’il leur fait montre combien il a eu de commerce avec eux, combien il s’en est pénétré. Il ne s’en inspire pas seulement dans les situations et les caractères de ses personnages : il leur prend des expressions, moins que cela encore, des formes de vers, des rythmes ; et ces réminiscences inconscientes de l’oreille prouvent plus que les imitations les plus déclarées[312]. En somme, Boileau eût peut-être renié La Chaussée pour son disciple : mais La Chaussée le réclame pour son maître. En élargissant l’art, il n’a pas prétendu changer le goût.

Par une légèreté assez fréquente en France chez les hommes qui ont reçu l’éducation classique, La Chaussée méprisait les langues étrangères. Étant à Amsterdam, il ne peut concevoir qu’un de ses amis apprenne le hollandais : cela le passe. « Pour moi, j’aime mieux demeurer dans mon ignorance que de me charger d’une connaissance aussi ridicule : car ce jargon-là peut passer pour le langage le plus grossier de l’univers. C’est, je crois, le langage d’Adam[313]. » Comme si c’était la connaissance qui était jamais ridicule, et non l’usage qu’on en fait. Cela est bien Français : un honnête homme ne s’embarrasse pas de ce qui n’a pas d’agrément et ne sert pas à la conversation. Etre soupçonné de savoir certaines choses donne un ridicule. La peur du pédantisme mène au dédain de la science.

La Chaussée ignorait en homme du monde les langues vivantes. Peut-être a-t-il quelque teinture d’italien[314], mais il connaît l’Italie par le Théâtre Italien, comme il a vu l’Espagne dans Gil Blas.

 

II

 

On pourrait croire qu’il se préoccupa davantage de l’Angleterre, et que le mouvement qui emportait la littérature de ce pays vers le pathétique moral et bourgeois ne lui fut pas inconnu, lorsqu’il créa le drame larmoyant. La licence inouïe de la littérature et surtout du théâtre sous la Restauration provoqua à la fin du XVIIe siècle une réaction que les événements politiques favorisèrent. Le sentiment public poussa les écrivains dans cette moralité à outrance, qui a fait que tant de romans et de comédies ont été de bonnes œuvres et de médiocres ouvrages. La tragédie, en se faisant sentimentale et bourgeoise, fraya les voies à la comédie[315], dont l’obscénité commençait à soulever de vives protestations. Un médiocre poète, Blackmore, donna le signal de la croisade contre la cynique liberté du théâtre[316]. Mais le grand coup, le coup retentissant, efficace, fut porté par Jeremy Collier : c’était un ecclésiastique, non pas un exagéré, un puritain, mais un tory aussi rapproché du catholicisme qu’un anglican peut l’être. Lorsqu’il publia en 1698 son vigoureux réquisitoire contre l’irréligion et l’immoralité du théâtre anglais[317], il eut toute la nation avec lui. Dryden, que Collier avait pris à partie personnellement, fit amende honorable avec humilité et contrition pour tout le libertinage de ses écrits passés. En dépit de Van Brugh, de Congreve, de tous ceux qui essayèrent de défendre les droits illimités de l’esprit et de la gaieté, l’exemple du grand Dryden et le génie moralisant du peuple anglais l’emportèrent. La littérature ne se purifia pas seulement : elle enseigna, dogmatisa, prêcha ; le journal, le roman, le théâtre se firent les auxiliaires de la chaire et s’appliquèrent à déposer dans les esprits de solides maximes pour la direction de la vie quotidienne. Le Spectateur d’Addison est la grande œuvre du temps qui révèle ce besoin nouveau de l’écrivain et du public. Steele, l’ami et le collaborateur d’Addison, fut un des premiers à conformer la comédie aux lois de la stricte moralité. Il voulut en faire « un amusement digne de chrétiens et de gens civilisés[318] ». Et comme la peinture des vices avait été le prétexte de la plus grossière licence, par une conséquence naturelle l’enseignement de la vertu conduisit Steele à la forme du drame. Le comique fit place au pathétique, et les questions les plus graves qui pouvaient intéresser la vie pratique furent débattues sur la scène. La comédie des Amants sincères[319] jouée à Drury-Lane en 1713, est un drame romanesque et bourgeois dont la scène capitale est un plaidoyer contre le duel. À la même époque, Colley Cibber, qui n’avait ni vigueur dans le comique, ni fantaisie dans la gaieté, ni légèreté dans l’imagination, essayait d’extraire une forte leçon morale de l’étude de la faiblesse humaine et de la corruption sociale[320]. D’autres suivirent : Lillo, qui, dans ses trois chefs-d’œuvre, attaqua les nerfs de son public par un pathétique violent, et qui, sans nulle délicatesse d’artiste, enfonça brutalement ses moralités dans les cœurs ; Moore, qui prit dans Fielding l’idée de son Joueur, drame sombre et rude, peinture crue des crimes et des désastres que traîne après soi la passion du jeu, sans ressemblance aucune avec l’indifférente gaieté, la perfection purement artistique du Joueur français[321].

La Chaussée ignora certainement toutes ces œuvres dramatiques, que la réaction contre l’immoralité produisit en Angleterre, quand il écrivit ses premières pièces. Il ne savait pas l’anglais. Voltaire, dans ses Lettres anglaises, ne parlait que des comiques licencieux de la Restauration, Wycherley, Vanbrugh, Congreve : à peine a-t-il prononcé le nom de Steele et de Cibber, et il ne semble pas s’être douté de la réforme qu’ils accomplissaient. Ce fut l’abbé Leblanc qui les fit connaître à l’auteur du Préjugé à la mode. Il l’entretint de leurs œuvres dans plusieurs de ses lettres sur les Anglais qu’il lui adressa, et lui fit connaître entre autres choses la grande scène des Amants sincères. La Chaussée conçut alors la ressemblance de son théâtre avec les drames d’outre-Manche, et marqua quelque désir d’apprendre l’anglais[322]. Il ne le fit sans doute jamais : car on ne voit pas qu’il ait jamais fait d’emprunt direct à la littérature anglaise, et, s’il l’eût connue, comme il lirait parti de tout, on l’apercevrait dans ses ouvrages. Sans doute, il mit Paméla à la scène, mais l’abbé Prévost venait de traduire le roman de Richardson. Il put connaître aussi les pièces que M. de La Place, son ami, traduisait : mais le Théâtre anglais de La Place parut de 1715 à 1748, et les quatre premiers volumes sont consacrés à Shakespeare ; quand les autres parurent, La Chaussée avait écrit toutes ses œuvres les plus importantes.

L’abbé Leblanc a cru cependant que l’ignorance de son ami mt la langue et la littérature anglaises était plus affectée que véritable, et qu’il voulait ainsi donner le change sur les emprunts qu’il faisait[323]. « Son Albin[324], dit-il, ressemble comme deux gouttes d’eau à un certain Iago de Shakespeare, qui est un maitre scélérat. Ce peut être l’effet du hasard, mais ce hasard est bien singulier. » Autant vaut dire que Racine a copié son Narcisse sur Iago. L’abbé Leblanc trouve encore que le Préjugé à la mode a beaucoup de ressemblance avec une des plus célèbres comédies du théâtre anglais intitulée le Mari qui néglige sa femme[325]. Ce n’est pas l’idée que donne une courte et énergique citation de Voltaire dans ses Lettres anglaises.

Je crains que l’abbé Leblanc ne se soit payé de fausses apparences. Il croyait avoir découvert l’Angleterre, ou au moins le théâtre anglais, et il cédait à la tentation d’y retrouver tout. En réalité, au temps de La Chaussée, la France n’était pas encore arrivée à imiter l’Angleterre : celle-ci, au contraire, subissait encore l’influence de notre goût, et Richardson, qui sera plus tard un maitre pour nos romanciers et nos auteurs dramatiques, est encore le disciple de Marivaux, s’inspirant de la Vie de Marianne pour écrire Paméla et Clarisse Harlowe.

Est-ce à dire que le mouvement qui emportait la littérature anglaise vers la moralité et le sentiment n’ait eu aucun contrecoup en France pendant un demi-siècle ? Je ne voudrais pas l’affirmer. Il est certain qu’au temps où Richardson jugeait le genre du roman conçu par Marivaux très propre à contenir de solides instructions morales, on avait commencé à entendre parler en France de cette littérature qui se piquait avant tout d’être utile. Destouches, qui avait passé plusieurs années à Londres, mit dans ses comédies plus d’un souvenir du théâtre anglais : il est vrai qu’il semble y avoir pris surtout le goût des charges excentriques et des bizarreries humoristiques ; mais il put s’en inspirer aussi pour donner à son œuvre ce caractère de décence et de sérieux moral dont elle est empreinte. Le pamphlet de Jeremy Collier fut connu en France dès 1715 par la traduction du P. de Courbeville. Le Journal des Savants en entretint ses lecteurs[326]. Les journaux littéraires de la Hollande, d’inspiration protestante, et très curieux des choses d’outre-Manche, parlèrent plus d’une fois de l’utilité morale du théâtre, des efforts faits en Angleterre, des efforts à faire en France. Un d’eux rendait compte de divers Essais du poète Blackmore, qui définissait ainsi le but qu’on doit se proposer en écrivant : « Un auteur doit avoir en vue d’instruire ses lecteurs. Pour cet effet, il doit remplir leur esprit de grandes et de belles idées, exciter en eux des passions nobles, combattre le vice et le dérèglement des mœurs et ne rien oublier pour engager les hommes à la pratique de la vertu[327]. » Un autre conseillait de réformer les comédies françaises : « Il les faudrait corriger pour empêcher qu’elles ne fissent autant de mal que de bien, en retranchant les fourberies et les galanteries, dont on rit, sans se fâcher de ces désordres et sans s’en corriger[328] ».

Mais ce ne sont là que de bien légères indications, et je ne sais si La Chaussée, même pendant son séjour en Hollande, lut beaucoup ces journaux, où la littérature occupe si peu de place parmi les longues dissertations de théologie ou d’érudition.

Le Spectateur, qu’on traduisit en français dès 1714[329], aurait pu l’éclairer davantage et le guider plus sûrement vers la comédie morale. Mais il semble qu’il n’ait lu cet ouvrage qu’en 1735, lorsqu’il avait fait déjà la Fausse Antipathie et le Préjugé[330]. Malgré le mal qu’il en dit[331], il en subit l’influence, et je ne doute point que la lecture d’Addison ne l’ait aidé à dégager plus nettement l’idée qu’il avait d’une comédie toute morale, tout attendrissante, et débarrassée de comique et de gaieté. Il avait pu trouver exprimée dans le Spectateur la ferme croyance que le théâtre peut réformer les mœurs et contribuer au progrès de la moralité dans le peuple[332]. N’est-ce pas là qu’il put s’affermir dans l’intérêt que lui inspiraient les femmes, dans le dessein de les arracher à la frivolité de leur vie oisive pour les rattacher à leurs devoirs et leur ramener le respect des hommes en leur enseignant à prendre au sérieux leur rôle dans la société et dans la famille[333] ? Ne s’est-il pas souvenu encore des réflexions et des fictions du moraliste anglais, lorsqu’il a mis au théâtre des personnages mariés ou séparés malgré eux par la dureté de leurs parents[334], ou le fils naturel en présence de son père[335], ou la vanité de la femme éprise des titres et du bel air, ou la simplicité bourgeoise du mari qui cède avec chagrin[336], ou le bonheur intime et silencieux d’un couple uni et vertueux[337], ou le négociant honnête qui soutient l’État et l’enrichit[338] ? On hésite d’autant moins à croire aux réminiscences du Spectateur dans l’œuvre de La Chaussée, qu’on voit l’abus qu’il a fait d’une anecdote racontée fort gravement par le sage écrivain pour en tirer un conte graveleux : Addison eût su mauvais gré à l’étrange traducteur qui s’inspirait de lui comme La Fontaine de Boccace[339].

 

III

 

Mais, en somme, ce n’est pas l’influence de l’Angleterre qui a détourné La Chaussée du chemin qu’avaient suivi ses devanciers. Il n’obéit pas davantage à une exigence de sa nature, et son cœur n’emporta pas son esprit formé par les leçons du XVIIe siècle. Il n*est pas sensible par tempérament. Les romans l’affadissent[340]. Même il ne goûte pas la vraie sensibilité, qui n’est ni sentimentale, ni moralisante, dans Mme de Sévigné. « Son amour éternel et maternel m’affadit. Elle a du jargon : cela est-il vrai ? » Ainsi, il lit en puriste, et épluche les mots au lieu d’être touché. Belles dispositions pour un auteur qui inondera le théâtre d’effusions sentimentales ! Beau mépris de l’amour maternel pour le futur auteur de Mélanide ! Il est donc certain que La Chaussée ne fut pas conduit au drame par la pente fatale de son génie. Comment donc ce disciple libertin de Boileau, que les larmes ennuient et qui ne sait pas l’anglais, fonda-t-il un théâtre larmoyant et moral ? Comment détruisit-il la règle de l’Art poétique :

Le comique, ennemi des soupirs et des pleurs,
N’admet point en ses vers de tragiques douleurs ?

Comment cet élève du XVIIe siècle porta-t-il les premiers coups aux théories littéraires qu’il devait défendre ?

Voltaire a dit que le genre sérieux « fut une espèce bâtarde qui, n’étant ni comique ni tragique, manifestait l’impuissance de faire des tragédies et des comédies[341] ». Les ennemis du drame ont répété et développé ce mot de mille façons. La pensée est fausse, si on la prend dans un sens général : le drame est sorti nécessairement du développement de la poésie dramatique en France, et de l’état des esprits au milieu du XVIIIe siècle. Mais elle est juste, appliquée à La Chaussée : si l’on cherche pourquoi il a fait des pièces larmoyantes, c’est parce qu’il ne pouvait pas faire autre chose.

D’Alembert lui a donné un éloge remarquable et qui paraît mérité : « Il avait pour maxime, dans sa conduite littéraire comme dans toute sa vie, que l’homme sage est celui dont les désirs et les efforts sont en proportion avec les moyens[342] ». Le succès retentissant de l’Épître à Clio fit voir à La Chaussée qu’il pouvait espérer d’occuper un des premiers rangs dans la république des lettres. Comme c’était un homme avisé, il voulut écrire pour le théâtre, qui donnait alors la gloire la plus éclatante et la plus populaire.

Il n’avait point de parti pris contre la tragédie. Plus tard, quand il eut à justifier ses innovations, il fit, comme il arrive toujours, la théorie de son talent, et, faisant lé procès à la tragédie, il disait, avec cette ironie un peu âpre qui lui était familière, « que l’humanité était en effet si redevable à la plupart des princes pour le bonheur dont ils l’avaient fait jouir, qu’il était bien juste qu’elle vînt leur donner au théâtre une preuve distinguée de sa reconnaissance, en partageant exclusivement leurs chagrins et leurs malheurs ; qu’il était d’ailleurs trop ridicule et trop ignoble de s’attendrir sur des situations qui, pour être véritablement touchantes, devaient avoir le mérite de ne pas ressembler du tout à celles de la vie ordinaire et des conditions communes ; qu’il était juste enfin que, sur le théâtre comme dans la société civile, le genre humain fût sacrifié à quelques hommes »[343].

Ce n’est là qu’une théorie faite après coup. Ni le Préjugé, ni Mélanide ne furent écrits pour venger le genre humain de la longue oppression des rois. La Chaussée ne hait rien ni personne : il veut arriver. Talent moyen, sans aptitude décidée, il se cherche, il se tâte. Il eût fait une épopée, s’il eût pensé y réussir comme Voltaire. S’il ne débute pas par des tragédies, c’est qu’il n’ose pas : il n’est pas sûr de lui, et il lui faut un franc succès. Il a trop d’amour-propre et de sagesse pour risquer une chute. Dès qu’il a gagné de la réputation et de l’autorité par ses drames larmoyants, il aborde le grand genre de la tragédie : il fait Maximien. Après Maximien, il écrit Palmire. Si Palmire eût réussi, qui sait s’il n’eût pas poursuivi dans cette voie ? La défiance des comédiens lui servit d’avertissement et le fit rentrer en lui-même. Il sentit qu’il allait se perdre dans la foule des copistes de Racine et de Voltaire : dans la comédie larmoyante, il était chez lui ; il était le créateur, le maître. Il fit Mélanide. Cette justice dans l’estime de soi-même, cette singulière clairvoyance d’un amour-propre que sa délicatesse préserve de l’infatuation, détournèrent La Chaussée de la tragédie en 1733, comme en 1740.

Elles l’avertirent aussi qu’il n’était pas né pour la comédie. Il n’avait pas la gaieté communicative en écrivant. Il sentit qu’il n’avait ni la profonde observation de Molière, ni la belle humeur de Regnard. Il aurait pu comme un autre fronder les travers du bel air et les ridicules de salon : cela ne l’eût pas tiré de pair, et ne faisait pas son compte.

Je ne dis pas que La Chaussée ait vu les choses aussi nettement, mais, tel que le peint d’Alembert, il eut la notion plus ou moins confuse de ce qui lui manquait pour faire des tragédies ou des comédies. N’ayant pas assez d’originalité pour se distinguer dans les genres connus, il inventa un genre nouveau. Il fut créateur faute de génie.

Il n’avait pas, il est vrai, un grand fonds de sensibilité, mais il y en avait dans le public des sources abondantes qui jaillissaient sans peine. Il est plus facile aussi, quand on est froid, de faire pleurer les autres par calcul et par artifice que de les faire rire.

Les circonstances servaient admirablement La Chaussée. Comme il était homme de jugement et de réflexion, il remarqua comment la comédie se transformait depuis le commencement du siècle. Le sérieux l’avait envahie tellement qu’elle ne pouvait continuer de se développer dans le même sens, sans cesser d’être elle-même, sans devenir un autre genre. Il ne restait qu’un pas à faire, un pas décisif, il est vrai : celui qui le ferait aurait l’honneur de passer pour créateur. C’était une belle place à prendre au théâtre : La Chaussée le vit, et écrivit ses pièces larmoyantes.

Par un coup de fortune qui fit tout son génie, ce qu’il y avait à tenter était dans ses moyens : l’évolution du théâtre semblait ne s’être faite que pour lui, afin qu’il fût auteur dramatique. Elle aboutissait au drame, là même où l’acculait l’impuissance de faire ni des tragédies ni des comédies.

 

 

TROISIÈME PARTIE - LA COMÉDIE LARMOYANTE

 

 

Chapitre premier : les comédies larmoyantes de La Chaussée

 

Les comédies larmoyantes de La Chaussée, qui ont préservé son nom de l’oubli, sont aussi inconnues que ses autres écrits : l’œuvre a péri en sauvant l’auteur. Aussi est-il nécessaire, pour rendre facilement intelligible l’élude que je vais faire de ce théâtre, d’analyser d’abord à part chacune des pièces qui le composent.

 

I - LA FAUSSE ANTIPATHIE

 

Dès le mois de juillet 1733, la Fausse Antipathie était annoncée pour succéder à la Pélopée de l’abbé Pellegrin, pièce d’été, qui ne devait pas tenir très longtemps l’affiche. Le titre faisait croire à une comédie dans le goût de Marivaux[344].

La première représentation eut lieu le vendredi 2 octobre[345]. Le succès ne fut pas douteux un seul instant. Tout le monde jugea l’ouvrage fort bien écrit[346] ; et Dangeville le jeune, un des comédiens, ne souleva aucune contradiction, quand, à la clôture du théâtre, prononçant le compliment d’usage, il en vanta le style simple et naturel[347].

Cependant, comme il arrive pour tout ce qui a du mérite ou du succès, la Fausse Antipathie essuya des critiques. Piron commença contre ce comique grave la guerre d’épigrammes qui devait se ranimer à chaque œuvre nouvelle du poète[348]. On accusa l’intrigue d’être invraisemblable, le dénouement d’être forcé. La Chaussée, imitant hardiment l’exemple de Molière et de Regnard, répliqua aux censeurs par une Critique qu’on joua à la suite de la pièce depuis le 11 mars 1734[349]. Il acceptait les reproches plutôt qu’il n’y répondait. Melpomène et Thalie se renvoyaient mutuellement la pièce, où chacune convenait pourtant qu’elle retrouvait son langage. Momus en déclarait le style épi-tragi-comique, et l’Imagination là qualifiait d’Élégie. La Chaussée n’était pas fâché d’avouer que sa pièce, au fond, ne ressemblait à rien, et qu’il était sorti des traditions anciennes.

Déjà dans un Prologue il avait averti le public de n’attendre de lui ni une farce surchargée, qui fit rire à gorge déployée, ni une comédie satirique et méchante, ni un badinage abstrait et clair-obscur,

Une pièce d’un goût métaphysi-comique.

Il s’était annoncé comme instruisant plus qu’il n’amusait, et cherchant le vrai et le naturel. Cependant, moins hardi avant l’épreuve, et dans l’incertitude du succès, ne voulant pas se fermer la voie du retour, il ne se posait pas en novateur. Il se bornait à tâter le goût du public, et mettait lui-même le sérieux de sa pièce parmi les défauts. Thalie, à qui le dernier mot restait dans ce Prologue, disait :

J’y voudrais une fable mieux faite,
Un peu plus de comique, et l’intrigue plus nette.

La Chaussée ne disait pas dans le Prologue à qui il avait emprunté l’idée de sa pièce. Quand tout le monde eut nommé le Démocrite de Regnard, La Chaussée fit honneur de l’invention à qui de droit, dans sa Critique de la Fausse Antipathie, en faisant remarquer que

C’était un épisode, une scène grotesque,
Qu’on a fait devenir tout à fait romanesque

Voici cet épisode : Strabon,

Suivant de Démocrite et garçon philosophe,

s’est séparé depuis longtemps de sa femme Cléanthis. Près de vingt ans plus tard, ils se retrouvent sans se reconnaître à la cour du roi d’Athènes. Cléanthis déploie ses grâces, et Strabon fait le fat : elle croit faire la conquête d’un seigneur, il croit plaire à une grande dame. Quand ils s’expliquent, ils déchantent. Le dénouement les réconcilie pourtant, sans ravissement et sans illusions. Ils ont vécu ; ils savent ce que peut donner la vie ; sans plus chercher l’idéal, ils se contentent l’un de l’autre[350].

Des scènes légères et charmantes de Regnard, La Chaussée a tiré un drame éploré, sentimental, un peu lourd. Nous avons vu déjà qu’il inventait peu, mais qu’il savait retourner et transformer les idées d’autrui : de telles suggestions sont légitimes au reste, à condition qu’on fasse des chefs-d’œuvre. Est-ce le cas de la Fausse Antipathie ? Ne goûte-t-on pas davantage la vivacité primesautière de Regnard, quand on lit le roman péniblement combiné de son imitateur ?

Le point de départ est celui qu’a pris de nos jours Alexandre Dumas, dans son Mariage sous Louis XV. Deux jeunes gens, Silvie et Sainflore, ont été mariés malgré eux par la volonté de leurs familles. À la sortie de l’église, Sainflore a été provoqué par un rival désespéré, qu’il a tué. Il a dû fuir à l’étranger : sa femme s’est ensevelie dans un couvent. Ils ne se sont jamais revus, lorsqu’au bout de douze ans ils se rencontrent chez Géronte, oncle de Silvie. Ils ont tous les deux changé de nom : ils ne se reconnaissent pas. Silvie et Sainflore se détestaient sans s’être vus ; Léonore et Damon s’aiment dès qu’ils se voient. Léonore se croit veuve ; Damon déclare qu’il est marié. Léonore apprend que son mari vit. Damon espère faire casser son mariage ; Léonore résiste un peu, sans savoir qu’il s’agit d’elle-même : elle ne veut pas profiter du déshonneur d’une autre. Surtout elle ne veut pas ensuite du divorce pour elle-même. Enfin, après bien des déchirements et des luttes, ils s’avisent de la merveilleuse conformité de leurs aventures. « Vous êtes Silvie ; je suis Sainflore » : et tout s’arrange, au grand chagrin de la femme de Géronte, qui voyait dans Damon un bon parti pour sa fille.

Ô sort trop fortuné ! c’est mon époux que j’aime !

s’écrie vertueusement Léonore, montrant, sans que l’auteur s’en doute, que dans une âme sensible la vertu n’est qu’une combinaison du hasard, qui se produit parfois, mais qui peut toujours ne pas se produire. Quand on laisse son cœur aller où il veut, il y a mille chances contre une pour qu’il n’aille pas où il doit.

Chose curieuse : ce qu’avait fait La Chaussée pour Regnard, un autre le fit pour La Chaussée, mais au rebours, en remettant ce roman mélancolique dans le ton de la comédie. Guyot de Merville, quelques années après la Fausse Antipathie, en fit les Époux réunis[351], sans effusions larmoyantes, seulement avec une pointe de sentiment de temps à autre, pour ne pas refuser toute concession au goût nouveau qu’on apercevait dans le public.

 

II - LE PRÉJUGÉ À LA MODE

 

La Fausse Antipathie avait plu surtout aux femmes, toujours sensibles à la nouveauté, ne craignant que l’uniformité et l’ennui, peu préoccupées des traditions et des règles, et plus capables que les hommes de pleurer avec plaisir et sans émotion profonde. On désira d’autres pièces dans le même genre.

Voltaire avait fait jouer en 1732 chez Mme de Fontaine-Martel une comédie assez bouffonne, intitulée Monsieur du Cap-Vert. « Une actrice de Paris, raconte-t-il, fille de beaucoup d’esprit, nommée Mlle Quinault, ayant vu cette farce, conçut qu’on en pourrait faire une comédie très intéressante et d’un genre tout nouveau pour les Français, en exposant sur le théâtre le contraste d’un jeune homme qui croirait en effet que c’est un ridicule d’aimer sa femme, et une épouse respectable qui forcerait enfin son mari à l’aimer publiquement. Elle pressa l’auteur d’en faire une pièce régulière, noblement écrite ; mais ayant été refusée, elle demanda la permission de donner ce sujet à M. de La Chaussée, jeune homme[352] qui faisait fort bien les vers, et qui avait de la correction dans le style. Ce fut ce qui valut au public le Préjugé à la mode[353]. »

On le voit à l’ironie dédaigneuse de son langage, Voltaire ne pardonne pas à La Chaussée d’avoir deviné ce que lui-même ne pressentait pas : combien le public était mûr pour le romanesque sentimental ; il lui en veut d’avoir eu plus de flair ou d’audace, et d’avoir pris ce rôle d’inventeur dont il n’avait pas voulu lui-même.

Le Préjugé fut joué le 3 février 1735 : il eut un grand succès, et qui dura jusqu’après la mort de l’auteur, à la ville et à la cour, en France et à l’étranger[354].

Voltaire, qui revendique l’invention du sujet, résume ainsi sa comédie de Monsieur du Cap-Vert :

« Le principal personnage était le fils d’un négociant de Bordeaux, très bon homme et marin fort grossier, lequel, croyant avoir perdu sa femme et son fils, venait se remarier à Paris, après un long voyage dans l’Inde. – Sa femme était une impertinente qui était venue faire la grande dame dans la capitale, manger une grande partie du bien acquis par son mari et marier son fils à une demoiselle de condition. Le fils, beaucoup plus impertinent que la mère, se donnait des airs de seigneur, et son plus grand air était de mépriser sa femme, laquelle était un modèle de vertu et de raison. Cette jeune femme l’accablait de bons procédés sans se plaindre, payait ses dettes secrètement, quand il avait joué et perdu sur parole, et lui faisait tenir de petits présents très galants sous des noms supposés. Cette conduite rendait notre jeune homme encore plus fat ; le marin revenait à la fin de la pièce et mettait ordre à tout. »

Il y a certainement là l’idée première du Préjugé. Mais La Chaussée a tout transformé. Dans ce qu’il nous fait voir, l’indifférence du mari n’est plus à vaincre ; il n’est retenu que par l’amour-propre et par la peur du ridicule. Ce n’est pas la vertu de sa femme, c’est la jalousie qui vient à bout de lui. Il ne reçoit pas de présents clandestins de sa femme : il lui en fait.

Pour développer en la rendant presque méconnaissable l’idée de Voltaire, La Chaussée a fait appel à Campistron, qui avait donné en 1709 le Jaloux désabusé.

Ce Jaloux, c’est Dorante, épris de sa femme Célie, qui est un peu coquette, mais le plus innocemment du monde. Cela ne laisse pas de l’inquiéter. Mais il ne sait que faire : il a professé jadis que l’amour et la jalousie étaient des sentiments vulgaires à l’usage du peuple :

Quel est l’homme, disais-je en faisant l’agréable.
Qui garde pour sa femme un amour véritable ?
C’est aux petites gens à nourrir de tels feux.
Ah ! si l’hymen jamais m’enchaîne de ses nœuds,
Loin que l’on me reproche une pareille flamme,
Que je voudrai de bien aux amants de ma femme !

Il craint donc le ridicule, s’il découvre aujourd’hui des sentiments tout opposés. Cependant dès le second acte, il dit à sa femme son chagrin : elle lui propose malicieusement de fermer sa porte à tous ses amis ; il refuse de faire éclater ainsi sa jalousie. Elle s’échappe pourtant dans une scène où sa femme Célie, son ami Oronte et la soubrette Justine le poussent à bout à force de railleries sur les maris jaloux. Dès lors on s’amuse de lui. Comme il refusait de marier sa pupille, dont il administrait la fortune, femmes, amis, soubrettes, valets, toute la maison enfin complote d’exaspérer sa jalousie et de lui forcer la main pour le mariage de Julie en lui répondant toujours que les visiteurs dont il prend ombrage viennent pour celle-ci et non pour sa femme. Dorante s’irrite en effet et souffre. Tantôt il éclate, tantôt il veut se contenir et retire ses aveux et ses plaintes. Il fait une scène à Célie sur sa conduite au dîner : elle feint de s’évanouir : l’instant d’après, il l’engage en badinant à se faire mener souper à Suresnes par Éraste. Par un retour piquant, Éraste finit par prendre au sérieux le jeu qu’il joue auprès de Célie, et se prend au piège qu’il tendait à Dorante. Ses déclarations passionnées inquiètent Célie et l’obligent de tout découvrir à son mari. On marie Julie, et on congédie Éraste.

En somme, Campistron a passé à côté du sujet du Préjugé à la mode, puisque, dès le début, le mari avoue qu’il aime sa femme : il ne se défend que d’être jaloux. Ce sujet est indiqué pourtant et non moins nettement que chez Voltaire. Puis La Chaussée doit sans doute à Campistron son quatrième acte, et l’idée de forcer par la jalousie l’amour à éclater.

Durval en effet, le mari du Préjugé à la mode, aime sa femme sans oser l’avouer, même à elle. Il craint tant le ridicule de l’amour conjugal, que son indifférence affectée a souvent l’air du mépris et de l’insulte. Sa femme, la vertueuse et sensible Constance, est au désespoir ; mais elle cache ses larmes avec autant de soin que Durval cache son amour. Elle reçoit de splendides présents : malgré Durval, de qui ils viennent, et qui n’ose le dire ; elle les refuse, les attribuant à deux marquis, sols petits-maîtres, amis de son mari, et qui lui font la cour.

Bien que Damon, qui est dans sa confidence, l’engage sensément à se déclarer, Durval, en présence de Constance, tourne, tergiverse, se répand dans les généralités, les allusions : cependant il va se laisser deviner, quand les deux fats arrivent, riant aux éclats d’un mari qui est allé vivre à la campagne en tête-à-tête avec sa femme. Durval se contraint pour rire, et, comme on a mis l’aventure en comédie, il accepte de faire un rôle dans l’Époux amoureux de sa femme, le rôle du mari.

Damon revient à charge pour faire parler Durval : celui-ci se résout enfin à aller chez sa femme ; puis à lui envoyer une lettre avec un écrin : puis il retire la lettre. Constance, qui a trouvé l’écrin sur sa toilette, le renvoie ; la soubrette le remet aux marquis, ne voyant qu’eux pour offrir de tels cadeaux, mais ne sachant auquel des deux le rendre. De là un débat, où chacun des deux refuse l’écrin, mais se prétend aimé : l’un montre un portrait, qu’il a du reste dérobé chez le peintre. Durval, qui assiste à l’entretien, se trouble, court chez sa femme, qui s’évanouit à ses reproches furieux. De sa poche tombe un paquet de lettres : nouvelle preuve d’infidélité. Devant toute la maison accourue à ses cris, Durval ouvre ces lettres accusatrices, en distribue à tout le monde : ce sont des lettres qu’il a écrites à une duchesse et qu’elle a envoyées à Constance pour se venger de son abandon.

Durval, désespéré, confus, se laisse un peu réconforter par Damon, et persuader de demander son pardon. Dans un bal qui a lieu le soir même au château, caché sous le domino de Damon, il parle à Constance, qui laisse éclater sa tendresse sans le reconnaître. Rassuré et transporté, il se démasque et tombe à ses genoux. Cet heureux dénouement détruit les préventions de Sophie, une jeune cousine de Constance, contre les maris, et elle donne sa main à Damon.

Le personnage de Constance plut à tout le monde ; mais il excita l’enthousiasme des femmes et les gagna décidément aux innovations de La Chaussée. Tout le sexe triompha avec Constance, et vit tous les maris humiliés en Durval. « Je ne sais même, dit un critique, si elles n’ont pas pris le change : on peut le présumer par le petit air triomphant avec lequel on les a vues conduire leurs maris à cette école. Mais qu’aurait répondu l’une d’elles, si son époux lui avait dit : Soyez Constance et je serai Durval[355]. »

En laissant de côté les critiques de détail auxquelles donna lieu le Préjugé, tout ce qui se dit alors pour et contre l’intrigue et les caractères, deux grandes questions furent agitées : l’une générale, et que je ne traiterai pas ici, c’est celle du droit que peut avoir la comédie de substituer l’émotion au rire ; l’autre particulière, celle de la réalité du préjugé que l’auteur attaquait.

Une pièce de la Comédie-Italienne[356] semble nier le préjugé, et dit de l’indifférence dans le mariage :

C’est un travers et non pas une mode.

Mais qui empêche qu’un travers soit devenu une mode ? L’abbé Desfontaines prenait parti plus carrément, et reprochait à La Chaussée de peindre un monde imaginaire. « Est-il vrai, dit-il, que l’amour conjugal soit aujourd’hui ridicule, et qu’il l’ait jamais été ? Ne se trouve-t-il donc plus que chez les bourgeois ? Le mépris d’une femme aimable dont on est aimé est-il un préjugé à la mode ? Non, assurément ; il est permis, et il n’est pas rare, parmi les personnes du beau monde, d’être attaché à sa femme et de l’aimer tendrement. La différence entre le peuple et les gens de condition est que le peuple est uxorius avec moins de décence[357]. » Geoffroy dit très assurément que La Chaussée a calomnié son esprit et son siècle, et que c’était une exagération théâtrale, même de son temps[358].

Au contraire le critique anonyme d’Anvers loue le choix du sujet, fait pour instruire et pour plaire. À coup sûr, le préjugé, l’idée du ridicule de s’aimer entre époux de condition, était, avant La Chaussée, fortement établi dans la littérature. Je ne citerai pas Ariste du Philosophe marié : il ne redoute pas l’opinion, mais son père ; il ne craint pas de passer pour amoureux, mais pour marié. Mais écoutons le marquis de Moncade, ce type du bel air et des belles manières : comme il fait la leçon à la pauvre Benjamine pour l’idée saugrenue qu’elle a de lui promettre de le bien aimer, quand elle sera sa femme.

BENJAMINE.

Comment pouvoir se passer de la vue d’un mari qu’on aime ?

LE MARQUIS.

D’un mari qu’on aime ? Mais cela est fort bien ! continuez : courage ! Un mari qu’on aime ? Cela jure dans le grand monde. On ne sait ce que c’est. Gardez-vous bien de parler ainsi ; cela vous décrierait, on se moquerait de vous. Voilà, dirait-on, le marquis de Moncade : où est donc sa petite épouse ? Elle ne le perd pas de vue, elle ne parle que de lui, elle en est folle. Quelle petitesse ! quel travers !

BENJAMINE.

Est-ce qu’il y a du mal à aimer son mari ?

LE MARQUIS.

Du moins il y a du ridicule[359].

Des années encore après le Préjugé, un écrivain qui ne manque pas d’esprit, Chevrier, montrait un mari en bonne fortune chez sa femme, achetant la discrétion des laquais, et sortant mystérieusement par l’escalier dérobé que les mœurs d’autrefois réservaient aux amants[360].

Enfin les courtisans se sont reconnus dans la pièce, et même les bourgeois, qui se piquent toujours d’imiter la cour. Que peut-on désirer de plus que l’aveu des accusés ? Le duc de Luynes est très affirmatif là-dessus. Il nous dit que Richelieu, par son aversion déclarée pour sa première femme, qui l’aimait, avait fortement établi ce ridicule. Il cite des maris, M. de Melun, M. de la Trémoille, passionnément épris de leurs femmes, et qui n’osaient les voir qu’en bonne fortune[361]. Et après tout ce préjugé s’explique aisément. Les gens du monde, disait Desfontaines, soumettent leur amour aux bienséances : voilà tout. Mais c’est beaucoup : car cela supprime l’amour. Du moment que l’homme ne vit que pour le monde, qu’il a réduit la morale et la raison au savoir vivre, aux conventions sociales, du moment qu’il ne réserve rien de lui-même, comment ne pas comprendre que soumettre l’amour conjugal aux fantaisies ou aux commodités de la société, c’est le détruire ? La vie n’est pas divisée en deux parts, l’une que règlent les convenances, l’autre qui leur échappe et qui n’appartient qu’à la nature et à la conscience. Les bienséances régissent tout, et comme elles enserrent toute l’existence et toute l’âme, ce qui ne leur est pas conforme n’y peut subsister, et doit disparaître, n’ayant pas un coin de l’âme, pas un moment de l’existence où se réfugier.

Le préjugé existait donc. Ne ravissons pas à La Chaussée l’honneur de lui avoir porté un coup mortel. C’était un beau début pour la nouvelle comédie. Elle avait vraiment dès sa naissance rendu à la société le service de la guérir d’un travers. Ce ridicule était de ceux qu’il suffit de dénoncer vigoureusement pour les détruire. Néanmoins La Chaussée eut un bonheur où de plus grands que lui n’ont pas toujours atteint : il corrigea les mœurs par le théâtre. Par son Préjugé, il commença l’œuvre que devait achever Rousseau : à la femme du XVIIIe siècle, dont le cœur était sec, les sens fatigués, spirituelle, indifférente, ennuyée, il révéla le sérieux de la vie ; il lui rendit l’énergie par l’amour, et la dignité par le devoir. De la femme du monde, il fil la femme : Rousseau en fera la mère.

 

III - L’ÉCOLE DES AMIS

 

La Chaussée, reçu à l’Académie française après le Préjugé, ne s’endormit pas sur sa gloire. Il fil jouer l’École des amis en 1737[362]. Le public avait déjà tant vu d’écoles de toutes façons, qu’il se défiait de ce titre[363] : quelques années plus tôt, les comédiens avaient prié Piron de changer son titre d’École des pères en celui de Fils ingrats. Cependant l’École des amis ne souffrit point de son titre, et l’abbé Desfontaines, qui ne lui accorde qu’une espèce de succès, est obligé d’avouer que dès lors pourtant le comique larmoyant s’est implanté sur la scène. « Il a enfin reçu son passeport. Oui, ce genre de comédies sérieuses, sublimes même et pathétiques, qu’on pourrait nommer des tragédies bourgeoises, ne passe plus aujourd’hui que pour du haut comique[364]. »

Les plus récalcitrants avaient loué le quatrième acte et la scène finale ; les rôles entiers de Monrose et d’Hortense. Desfontaines lui-même trouvait certains endroits qui égalaient les mots sublimes de Corneille, et sa critique au fond tenait toute dans ce regret : « C’est dommage que ce ne soit pas une tragédie[365] ! »

La Chaussée n’avait cette fois emprunté son sujet à personne[366]. Le fond est mince, et les incidents sont tirés. Un jeune officier, Monrose, vient d’avoir un oncle tué dans un combat, où il a été lui-même blessé. Cet oncle avait un gouvernement, et une pupille, dont il administrait les grands biens. Monrose succéderait au gouvernement, épouserait Hortense, qu’il aime et dont il est aimé, s’il n’avait des amis, dont les fausses démarches le compromettent et le desservent. L’un, officieux indiscret, l’autre, ami de cour, font si bien, qu’ils le ruinent de toutes façons, détruisent son crédit à la cour, sa réputation à la ville, et le font croire infidèle par Hortense. Le voilà perdu. Hortense donne ses diamants pour le débarrasser de ses créanciers. Lui de son côté la croit ruinée par son oncle et vend sa dernière terre pour la dédommager. Chacun des deux s’obstine dans son sacrifice. Et quand les malheurs de Monrose sont au comble, quand tout l’accable, quand il est même arrêté, alors l’ami, le véritable ami, méconnu, méprisé, calomnié, paraît : Ariste a rétabli Monrose à la cour, payé ses créanciers ; il lui rend le gouvernement de son oncle et la main d’Hortense.

Qu’un ami véritable est une douce chose,

disait La Fontaine, sans démontrer que c’est chose utile.

 

IV - MÉLANIDE

 

On a vu déjà comment les applaudissements donnés aux endroits pathétiques de ses comédies, à la beauté tragique de certaines scènes, de hardies comparaisons des mots sublimes de La Chaussée avec les mots sublimes de Corneille, avaient entraîné l’inventeur du larmoyant comique hors de sa voie. Après le succès de Maximien et l’avortement de Palmire, il renonça à la succession de Corneille et de Racine, mais aussi à celle de Campistron et de Lagrange-Chancel. Il lut Mélanide aux comédiens, qui hésitèrent à la prendre[367], la prirent enfin pour leur honneur et leur profit, et la jouèrent le 12 mai 1741[368]. Quoi qu’en dise Piron[369], la pièce alla aux nues. L’abbé Leblanc l’atteste : il était l’ami de l’auteur ; mais ce plat personnage n’eût pas été l’ami d’un auteur sifflé. Incapable d’un enthousiasme spontané, il est l’écho de l’admiration publique ; il ne peut reconnaître la beauté de l’ouvrage qu’à une marque, le succès. « Et le théâtre, dit-il, et les loges, et le parterre, tout Paris en un mot l’a reçu avec les applaudissements et les exclamations que l’auteur a si justement mérités. La critique s’y est trouvée en personne, et avec ses suppôts, armée de toutes pièces, le bec affilé, les ongles aiguisés, mais elle s’en est retournée désespérée de n’y pouvoir porter d’atteinte[370]. »

Si la critique ne désarma pas tout à fait, elle fut d’une rare bienveillance pour la pièce et pour l’auteur. Un Jugement sur Mélanide[371] imaginait de faire jouer la pièce dans le temple de la Critique par Baron et Mlle Lecouvreur. La Critique et tous les spectateurs fondaient en larmes. Ces spectateurs, que les vers de La Chaussée faisaient pleurer, c’étaient Boileau, Racine, Molière, La Motte, qui disaient à tour de rôle leur mot sur la pièce et assaisonnaient leurs éloges de quelques critiques sur le genre de la pièce, les incidents, l’unité d’action, les caractères et les maximes. La conclusion était que Mélanide « est un objet charmant dont les attraits reçoivent un nouvel éclat de quelques légères imperfections ». Le Mercure, blâmant la conduite de la pièce, disait : « De pareilles fautes, si c’en est une, sont un effet de l’art[372]. »

La Chaussée eut vraiment un jour cette bonne fortune, si rare dans les lettres et surtout au théâtre, d’apprivoiser la critique, de la réunir au gros public dans une commune admiration, et de n’entendre rien qui pût être désagréable à son amour-propre toujours surexcité.

Les ennemis eux-mêmes du genre larmoyant convinrent cette fois que l’intérêt de Mélanide justifiait l’auteur. L’abbé Desfontaines se disait infiniment touché du 4e et du 5e acte[373] ; il trouvait qu’une pièce telle que celle-ci valait cent discours moraux[374] ; il défendait l’économie de la pièce et les caractères contre les douces critiques qu’on en avait faites. Enfin, ne pouvant toujours pas admettre que Mélanide fût une comédie, il avait la bonté de lui chercher un nom, drame, drame romanesque, romanédie : c’était reconnaître la légitimité du genre que de le nommer. En effet il allait jusque-là. « Cessons enfin, disait-il, de blâmer ce genre, qui, quoique bien au-dessous du vrai comique et bien plus aisé à manier, ne laisse pas d’avoir ses beautés et d’être une source d’instruction et de plaisir. La nouvelle pièce de M. de La Chaussée est bien capable de réconcilier avec ce genre ceux qui ont été jusqu’ici les plus opposés[375]. »

Ce retour de l’abbé Desfontaines est d’autant plus notable que La Chaussée avait poussé à bout dans Mélanide les conséquences de son système. Dégoûté de la tragédie par l’excursion qu’il avait faite sur son domaine, il avait voulu décidément faire quelque chose qui pût la remplacer. Il avait éliminé complètement le comique, et de l’action, et des caractères, et du dialogue de sa pièce. Dans la Fausse Antipathie, il y avait encore un valet et une soubrette, qui, selon la formule de Débouches, faisaient l’exposition. Dans le Préjugé, le valet ne disait que quelques mots, et la soubrette ne faisait pas grand’chose. Dans l’École des amis, le valet avait disparu ; la soubrette n’était mêlée qu’à un ou deux incidents de l’action. Dans Mélanide, pas plus de soubrette que de valet[376] : les honnêtes gens occupent seuls la scène, et il n’y a plus le mot pour rire.

De plus, La Chaussée coupait court aux contestations en affichant délibérément Mélanide, « pièce » nouvelle en cinq actes. L’abbé Leblanc prétend que ce fut par son conseil[377]. Enfin le titre était simplement le nom d’un des personnages, Mélanide. Cela étonna[378]. C’était bon pour la tragédie : les héros de l’histoire et de la fable sont connus. Mais un nom inconnu, un nom de l’invention de l’auteur, ni symbolique ni grotesque, insignifiant, incolore, qui n’annonçait ni l’intention morale de l’auteur, ni les caractères, ni le sujet, on n’avait jamais donné de titre pareil à une comédie. C’était en effet toute une révolution.

La Chaussée avait pris son sujet dans un roman récent de Gueulette, les Mémoires de mademoiselle Bontemps[379]. Mademoiselle Bontemps est une de ces beautés touchantes et vertueuses, qui ont de quoi enflammer tous les cœurs ; à seize ans, elle a inspiré de l’amour, tant en France qu’en Angleterre, à un vieil écuyer, à un jeune page, à un valet de chambre, à un écuyer marié, à un vieux malade, à un intendant, à un chirurgien dentiste, à un vieux gentilhomme anglais, à un jeune gentilhomme anglais : ceux qui sont mariés la veulent pour maîtresse, à moins qu’ils ne soient disposés à la bigamie ; les célibataires la veulent pour femme. Cette aimable personne est née dans de bien étranges circonstances. Jadis le plus jeune fils d’un marquis provençal, maltraité par son père, s’était enfui de la maison paternelle. Il s’était fait novice chez les Récollets ; veillant une jeune fille morte pendant une épidémie, il la viole ; la morte se ranime, et le novice s’enfuit. Un corsaire le prend et l’emmène à Tunis, où un Turc compatissant lui donne 100 000 francs pour aller en son pays rechercher la fille qu’il a violée. Il retourne donc en Provence, et il apprend que la jeune fille va accoucher, qu’elle a accouché, qu’elle est morte. Il retourne désespéré à Tunis épouser la fille du Turc. Ce bon homme, ses trois femmes, sa fille, et son gendre, s’en viennent à Marseille, où toute la famille musulmane abjure. Notre Provençal prend sa femme et s’en va à la cour. Cependant la malheureuse qu’il a violée n’est décidément pas morte ; elle est dans un couvent. L’enfant dont elle avait accouché, c’est mademoiselle Bontemps. Instruite de sa naissance, elle va à Versailles, et retrouve son père et son page, au moment où celui-ci a repêché celui-là dans le Grand-Canal. On va tirer du couvent la triste mère : Bontemps épouse son page, et tout finit dans un embrassement universel.

Sur cette belle histoire, Gueulette a trouvé moyen d’en greffer une autre non moins rare, qui a fourni le sujet de Mélanide. Dans la société qui se réunissait à Marseille chez le père de Mlle Bontemps, se rencontrait un marquis de Lou..., marié, et père d’un fils de vingt et un ans. Il s’éprend de la veuve d’un officier subalterne. Pour l’épouser, il veut faire casser un premier mariage. Il avait jadis enlevé sa femme, et un moine les avait mariés dans la chapelle d’un château, secrètement, sans les formes nécessaires. La marquise se retire aux Ursulines et le procès commence. Le jeune comte accourt de Paris à la nouvelle de ce scandale. Il va trouver son père, qui, aveuglé de sa nouvelle passion, le traite avec mépris et lui déclare qu’il n’est pas son fils, qu’il en a des preuves. En vrai mousquetaire qu’il est, le comte tire l’épée et veut forcer son père à se battre. Celui-ci se laisse enfin toucher, et l’évêque de Marseille réhabilite son mariage.

La scène du père et du fils, qui fit tant d’effet dans Mélanide, est déjà toute développée dans le roman de Gueulette ; la voici[380] :

M. de Lou..., qui ne s’attendait pas à l’arrivée de ce jeune homme, était alors avec mon père, ma mère, et trois personnes de la plus haute considération de Marseille. Le comte entre dans son appartement fondant en larmes. Il se jeta aux pieds de son père avec la soumission la plus respectueuse. « Quoi ! monsieur, lui dit-il, pouvez-vous faire mourir de désespoir une personne qui vous a été si chère, et qui vous aime uniquement, en la déshonorant, en la faisant passer pour une infâme concubine ? Avez-vous bien fait réflexion que vous me privez par là du doux nom de votre fils, que vous m’avez donné jusqu’à présent ? Avons-nous, ma mère et moi, tenu à votre égard une conduite qui puisse à ce point nous attirer votre colère ? Et quand nous serions envers vous les plus coupables du monde, ma mère en serait-elle moins votre légitime épouse, et moi votre fils ? Songez, Monsieur, que tout le sang qui coule dans mes veines est le vôtre. Je suis prêt à le verser jusqu’à la dernière goutte : mais au nom de ma mère que vous avez si tendrement aimée jusqu’aujourd’hui, ne me réduisez pas au désespoir. Puis-je rester avec honneur dans une compagnie où vous avez eu la bonté de me placer vous-même ? Faites attention, Monsieur, à l’état déplorable où vous me réduisez, si vous persistez dans des sentiments aussi barbares. Non, Monsieur, vous n’êtes pas capable d’une pareille action. »
Le marquis de Lou... eut la patience d’écouter toutes ces plaintes sans en paraître ému. « Monsieur, répliqua-t-il au jeune homme, si j’ai eu quelque bonté pour vous, ç’a été uniquement par rapport à votre mère que je ne me défends pas d’avoir aimée. J’ai bien voulu feindre de croire sur sa parole que vous m’apparteniez ; mais comme j’ai des preuves du contraire, et que je n’ai jamais épousé votre mère suivant les règles de l’Église, je vous déclare que vous n’êtes pas mon fils, et je vous défends désormais d’en prendre le nom. Je veux bien seulement par bonté et sans tirer à conséquence vous assurer de quoi vivre... – Ah ! Monsieur, répliqua le jeune comte, si vous n’êtes pas mon père, je ne veux rien recevoir de vous. Mais vous ne pouvez nier au fond de votre cœur que je vous doive le jour : une malheureuse passion vous a fait oublier ce que vous devez à Mme de Lou..., à moi, à vous-même. Eh ! Monsieur, continua-t-il en embrassant ses genoux, souffrirez-vous que je n’emporte aujourd’hui que la honte d’un refus qui nous plonge, ma mère et moi, dans l’état le plus vil et le plus méprisable ?... – J’en suis fâché, Monsieur, interrompit le marquis ; c’est une affaire décidée, rien ne peut m’ébranler. Je vous le répète, vous n’êtes pas mon fils. Vos discours artificieux n’exciteront pas ma pitié. Retirez-vous et ne vous présentez jamais devant mes yeux... – Eh ! de quel droit me parles-tu avec tant d’empire, si tu n’es pas mon père ? reprit le jeune comte en se relevant avec fureur. Ai-je des ordres à recevoir d’un inhumain qui a l’âme plus féroce que les animaux les plus cruels. Je ne suis donc pas ton fils ? – Non, répliqua fièrement le marquis ; tu ne l’es pas. C’est pour la troisième fois que je t’en assure... – J’avais encore besoin que tu me le disses de ce ton, poursuivit le comte, pour sortir entièrement du respect que j’ai cru le devoir jusqu’à présent, et pour rejeter de mon cœur toute la tendresse que j’ai eue pour toi et dont tu es indigne. Eh bien ! puisque tu n’es pas mon père, il me suffit aujourd’hui que tu veuilles ôter l’honneur à ma mère : je ne te reconnais plus que pour un tigre altéré de mon sang ; et puisque tu en as soif, viens donc percer ce cœur que tu dis qui ne t’appartient pas. Tu n’en viendras pas à bout à si bon marché que tu l’espères, et je répandrai tout le tien avant que tu y parviennes. Allons, mets l’épée à la main : ces messieurs sont trop honnêtes pour empêcher que nous terminions ici nos différends... » Le jeune comte en même temps, les yeux pleins de rage, s’avançait contre le marquis prêt à le percer, lorsque celui-ci, voyant l’extrémité à laquelle il était réduit, mit la main sur la garde de son épée. « Songez-vous bien, lui dit-il, à quoi vous voulez m’obliger ? Vous allez peut-être commettre un parricide, ou me forcera tuer un homme qui... – Un parricide, Monsieur ! reprit le comte, en baissant la pointe de son épée : vous venez de m’assurer trop affirmativement que je ne vous appartiens pas. – Eh ! puis-je faire autrement dans la malheureuse situation où je me trouve ? interrompit le vieux marquis d’un ton de voix mal assuré et les yeux remplis de larmes... – Ah ! s’écria le jeune comte en jetant son épée à ses pieds et lui prenant la main qu’il baisa respectueusement, vous êtes mon père, je vous reconnais à ces mouvements que la seule nature peut inspirer. Je vous demande pardon de mes emportements : lavez dans mon sang les fautes que je viens de commettre, et je n’en murmurerai point pourvu que vous rendiez à ma mère l’honneur de vos bonnes grâces. Elle les mérite, Monsieur, par le tendre attachement qu’elle a toujours eu pour vous. Permettez-moi donc de me flatter que mes larmes vous ont touché ; ou souffrez que pour me punir de vous avoir offensé, je m’arrache une vie qui me devient odieuse, si j’ai le malheur de vous déplaire encore... » Le jeune comte, ayant alors ramassé son épée, la tourna contre lui-même et attendit la réponse du marquis, qui le releva et l’embrassa tendrement. « Vous venez, mon cher fils, de déchirer le voile de ténèbres qui me couvrait la vue. Oui, je rends à votre mère un cœur qui lui est dû légitimement, et je déteste en ce moment la personne pour qui je me sentais forcé à commettre tant d’injustices : je ne la verrai de ma vie. J’allais sans vous me couvrir d’un opprobre éternel. Venez, comte, venez être témoin de mon repentir et du pardon que je suis prêt à demander à votre mère. Je vous rends à l’un et à l’autre toute ma tendresse. »

Hormis cette scène, qui, dans le roman, est pleine d’invraisemblances et de maladresses, La Chaussée ne doit à Gueulette que l’idée première du sujet. Le plan, l’arrangement, les incidents sont de lui : et quand on vient de lire Mademoiselle Bontemps, on trouve le roman de Mélanide simple et naturel.

Mélanide, venue à Paris du fond de la Bretagne où elle vivait, habile chez une amie, Dorisée, veuve, sans forune, ayant des procès, et qui a besoin d’un beau mariage pour sa fille Rosalie. Le marquis d’Orvigny se présente, homme d’âge, honnête, brave, riche, et fort amoureux : il est tout à fait au gré de la mère. Mais la fille préfère Darviane, jeune officier, élevé par Mélanide. Les deux femmes s’inquiètent de cette passion : Mélanide, pour y couper court, renvoie Darviane à l’armée avant la fin de son congé. Il se cabre : elle ne cède pas. Cependant Mélanide a raconté son histoire au beau-frère de Dorisée, Théodon : jeune fille, elle a aimé le comte d’Ormancé, qui devait l’épouser. Mais la famille du comte a fait rompre leurs engagements, les a séparés. Mélanide, devenue mère, a été enfermée pendant de longues années dans un couvent par ses parents, qui, en mourant, l’ont déshéritée. Cette histoire étonne Théodon : c’est celle du marquis d’Orvigny. Il engage Mélanide à le voir, lorsqu’il sortira de chez Dorisée : elle reconnaît son ancien amant, et s’évanouit. Théodon révèle au marquis que celle qu’il a tant pleurée est vivante. « Tant pis, dit le marquis ; il est trop tard, j’aime ailleurs. » Enfin il promet de faire ce qu’il pourra pour se vaincre. Darviane, à qui Théodon avait promis de lui faire obtenir la main de Rosalie, trouve Mélanide toujours contraire à son amour. Il se croit sacrifié au marquis, il l’insulte. Mélanide ordonne à Darviane de lui faire des excuses. Elle lui apprend pourquoi il ne peut épouser Rosalie : il est enfant naturel ; elle lui laisse deviner qu’elle est sa mère. Elle lui prescrit le plus grand respect pour le marquis : cela étonne Darviane[381]. Pour éclaircir ses soupçons, il va trouver le marquis d’Orvigny et lui fait des excuses que celui-ci, instruit de tout par Théodon, accepte de bonne grâce. Mais Darviane lui raconte son histoire, lui demande ce qu’il faut faire pour être reconnu de son père et faire rendre justice à sa mère. Le marquis se trouble, hésite, élude. Darviane retire ses excuses : il en faisait à son père ; à un étranger, non. « Ou vous êtes mon père, ou battons-nous[382]. » Il ne sort pas de là. Le marquis, ému, lui tend les bras. La vue de Mélanide réveille toute la passion de sa jeunesse. Darviane épousera Rosalie. Des larmes de tendresse et de joie coulent de tous les yeux.

 

V - PAMÉLA

 

Les comédiens, qui avaient douté de Mélanide, acceptèrent Paméla avec enthousiasme, et ne regardèrent pas aux frais de mise en scène[383]. La première représentation eut lieu le 6 décembre 1743[384]. Il paraît, si ce n’est pas une médisance, que malgré le succès de larmes qu’avait eu l’ouvrage « dans les sociétés brillantes et choisies où il avait été lu[385] », la confiance des messieurs de la Comédie tomba à la dernière heure, et qu’ils firent une ample distribution de billets rouges. « Ce sont des billets de parterre autrement colorés que ceux du jour, contresignés Gond avec parafe, et qui se distribuent gratis aux premières représentations d’une pièce dont le succès est douteux. Le nombre n’en est pas fixé et dépend de l’opinion que messieurs les comédiens ont de l’ouvrage et de l’auteur. Ceux qui sont gratifiés de ces précieux billets reçoivent en même temps une petite liste des endroits où il faut applaudir, et ils n’y manquent pas. Ce sont eux aussi qui sont chargés de s’écrier de temps en temps : Que cela est beau ! Cela est divin !... Paix la cabale[386]. »

La cabale ne se laissa pas intimider : c’était tout le public ; il eut raison des billets rouges. Ce fut un des beaux tumultes qu’on eût jamais vus à la comédie. De Mouhy prétend qu’on n’alla pas jusqu’au bout de la pièce : il est certain qu’elle fut huée. Le public une fois déchaîné, tout fut prétexte à rires, à clameurs. Un personnage disait en un endroit :

 

Vous prendrez mon carrosse, afin d’aller plus vite.

À ce vers inoffensif, le tapage redoubla[387]. Ce fut une soirée sans lendemain : La Chaussée retira sa pièce.

L’année était mauvaise pour les Paméla. Quelques mois plus tôt, Boissy en avait fait siffler une aux Italiens[388]. Quand celle de la Comédie-Française eut le même sort, les comédiens italiens eurent du moins la ressource de se moquer de leur malheur et de celui de leurs grands confrères : ils jouèrent la Déroute des Paméla[389].

Aussi quelle malheureuse idée de vouloir montrer sur la scène à des Français l’héroïne de Richardson ! Elle avait plu à la lecture, même dans les traductions : elle se présentait là dans son vrai caractère, avec cette étrangeté qui pouvait plaire à des lecteurs et avait du piquant pour les esprits blasés. Mais au théâtre il avait fallu dépouiller la pauvre Paméla de tout ce qui la rendait singulière et charmante : le spectateur a le goût ombrageux, n’aime pas à être déroulé, et se révolte contre l’inconnu. Rien n’était resté de cette petite puritaine humble selon le monde et selon Dieu, effarouchée et tremblante devant son noble maître, soumise en tout ce qui n’est pas péché, confuse et éplorée pour une marque de politesse ou de bienveillance qui vient d’un si riche seigneur, angéliquement pure et droite, se défendant en théologienne contre les propositions coupables à grand renfort de citations bibliques et de versets de l’Écriture, incapable de mentir même pour sauver son honneur, aussi incapable de concevoir la méchanceté que l’athéisme, douce envers l’injustice et la souffrance, prête au martyre sans une plainte ; point maussade dans ses larmes continuelles que son sourire vient parfois illuminer ; femme, et bien femme avec cela, qui sait bien quelle robe lui est plus seyante, qui note bien quels habits font valoir la belle et fière figure de son persécuteur, et qui enfin l’eût peut-être moins vite et moins aimé pieux et chaste comme elle : une fille d’Ève qui séduisait le démon jusqu’à le faire repentir. Rien n’était resté des mœurs anglaises, brutales et violentes : ce maître est un despote, contre lequel il n’y a pas de recours ; car il est dépositaire de l’autorité, il est justice of peace de son comté ; il l’enferme, il la calomnie, il l’insulte, il la livre à la risée des valets ; il lui serre le bras à le rendre « tout noir et tout bleu » ; il essaye de la violer. Je ne parle pas de la Jewkes, de cette physionomie saisissante d’entremetteuse humble et brutale, excitant le maître dans son langage cru et pittoresque à ne pas s’arrêter aux scrupules d’une petite fille qui plus tard sera bien contente de l’honneur qu’on lui aura fait, sans compter le profit. Qu’eût dit le parterre de ces fortes couleurs ? Rien n’était resté enfin de cette observation méticuleuse qui décomposait les moindres sentiments, notait les moindres velléités, scrutait les plus intimes motifs des actions et des pensées pour en juger la valeur morale : rien, de cette imitation patiente de la vie, dans son train de chaque jour, de cette copie frappante des gestes, des attitudes, des tons, des paroles, qui donnait au récit une expression si intense. Ce n’était plus que le squelette décharné de l’histoire romanesque, dans ses incidents les plus matériels, l’ombre de la morale, dans ses plus banales conclusions. Ce reste était si peu de chose, que La Chaussée dut se mettre en frais d’invention pour étoffer sa pièce et corser son intrigue : l’inspiration ne vint pas.

Le drame commence quand Paméla a été enlevée par ordre de Milord et enfermée dans un château du comté de Lincoln avec l’horrible Jewks. Paméla résiste à tout. Un jeune desservant, Williams, la console. Milord soupçonne qu’ils s’aiment, et, ayant lu sans doute Mithridate et l’Avare, il feint de vouloir donner Paméla à Williams ; le naïf clergyman, moins versé dans les lettres profanes, tombe dans le piège. Colère de Milord, qui se décide à en venir aux dernières extrémités. D’accord avec la Jewks, il met auprès de Paméla une autre gouvernante : c’est Mme Andrews, la propre mère de la persécutée, qui, trompant ses ennemis, vient la défendre. À peine Paméla a-t-elle goûté la joie d’être réunie à sa mère, qu’elle entend le complot formé par Milord et la Jewks pour triompher d’elle par la violence. Éperdue et folle, elle veut se sauver : impossible. Elle songe à se noyer ; elle se repent aussitôt de cette pensée. Mais elle a laissé tomber son voile qui flotte sur l’eau. On la croit morte : Milord se pâme. Il fait éclater sa joie en la revoyant, et lui propose de l’épouser : elle refuse, craignant qu’on ne l’abuse par une fausse cérémonie. Elle obtient de partir avec sa mère. Elle part. Mais devant le désespoir de Milord dont la vie est en danger, sa sœur, qui enfin rend justice à Paméla, la ramène. Williams mariera les deux amants. Telle est cette plate et romanesque pièce, où La Chaussée, selon le mot de Voltaire[390], a réussi à faire cinq actes sans qu’il y eût une seule scène.

 

VI - L’ÉCOLE DES MÈRES

 

L’École des mères fut la revanche de Paméla. Le succès fut complet à la première représentation (27 avril 1714[391]) et se maintint. Cependant la critique cette fois ne fit pas patte de velours. Un bel esprit du café Procope prit rudement La Chaussée à partie, et prétendit montrer « que la conduite de sa pièce est pitoyable, que le fonds n’en vaut rien, que la vérité manque à tous les caractères, que le style en est mauvais, et le comique bas, rampant, trivial et déplacé » ; enfin, ajoutait-il, on crie « au voleur, au copiste, et au plagiaire[392] ».

Il est possible que l’Enfant gâté du père Porée ait contribué à fixer l’esprit de La Chaussée sur le sujet qu’il traita. Mais je ne crois pas, tout bien examiné, que l’Homme du jour et le Français à Londres, ni même l’Enfant prodigue puissent rien revendiquer des beautés de l’École des mères.

La Chaussée représente une mère pleine de prévention pour son fils, un fat, qui copie les manières et les vices des grands seigneurs. Elle veut lui laisser tous ses biens : elle se souvient à peine qu’elle a une fille, qui a été mise au couvent à deux ans, et à qui elle compte faire prendre le voile. Cela ne fait pas l’affaire d’Argant, brave homme, espèce de Chrysale, qui tremble devant sa femme, à laquelle du reste appartient la fortune. S’il n’ose pas contrarier en face cette uxor dotata, il est plus brave par derrière et agit à sa guise. Il a retiré Marianne du couvent et la fait passer pour la fille d’une sœur qui est morte : il avoue sa ruse à son vieil ami Doligny, dont le fils aime Marianne, et ils font le projet de marier ces deux enfants : Mme Argant consent au mariage, si sa fille se contente de sa légitime, 12 000 écus de rente. Mais le jeune Doligny, qu’on n’a pas prévenu, s’obstine toujours à ne pas vouloir de la fille d’Argant, devant Marianne, et à sa grande joie ; car elle ne se connaît pas elle-même. Pour faire cesser l’imbroglio, Argant va tout découvrir, quand sa femme s’en va brusquement, sans écouter : on est à la fin du 3e acte ; il faut bien que la pièce continue.

Pour remplir les deux actes qui restent, le Marquis, qui n’est marquis que parce qu’Argant a eu un jour l’intention de lui acheter un marquisat, révèle à sa mère ce que les gens de la maison lui ont découvert : la sœur d’Argant n’a jamais eu d’enfant. Que peut être Marianne, sinon la maîtresse d’Argant ? Sur cette idée de vaudeville, tout le monde accable Marianne de mépris : éplorée, elle s’adresse à Argant, qui lui apprend sa naissance.

Cependant le Marquis, que sa mère voulait marier dans une famille noble, a enlevé une intrigante, s’est fait blesser et prendre comme un sot. Sa délivrance au reste n’est qu’une question de gros sous. La mère paye : mais cette aventure a dessillé ses yeux. Elle accuse Argant d’avoir donné à son fils l’exemple de la corruption : au lieu de là détromper, Argant s’en va, afin que la voix du sang parle toute seule. Elle parle en effet : Marianne, que sa mère insulte d’abord, l’intéresse peu à peu par son ingénuité, par sa sensibilité, par ses répliques naïves comme celles de Joas devant Athalie (l’imitation, très inattendue, est flagrante) ; elle se nomme enfin. Mme Argant, toujours extrême, veut déshériter son fils au profit de sa fille, qui obtient pourtant la grâce du coupable.

« C’est l’ouvrage, dit Geoffroy de l’École des mères, où La Chaussée a montré le plus de talent, et presque le seul qui ne soit pas gâté par des inventions romanesques[393]. » On aura peine à croire, après le résumé que j’ai fait de la pièce, que le romanesque en soit absent. Il est vrai pourtant que le roman est plus simple que dans d’autres pièces de l’auteur. S’il y a moins de roman, il y a moins de pathétique, en revanche plus de comique. Ce n’est pas là le genre de Mélanide et de la Gouvernante : c’est vraiment la comédie sérieuse, mêlée de rire et d’attendrissement, telle que l’entendit obstinément Voltaire, telle qu’il la réalisa dans l’Enfant prodigue.

Ce comique de l’École des mères se compose de deux éléments, qui ne sont très neufs ni l’un ni l’autre.

D’abord, c’est l’opposition du mari et de la femme, l’un faible, l’autre impérieuse. Rappelez-vous Chrysale et Philaminte : l’un bourgeois de la tête aux pieds, sans façons, sans prétentions, tenant au solide, et préférant une bonne ferme de rapport à un marquisat sonore ; l’autre folle de noblesse, usant sa fortune à singer les grands airs ; c’est le Bourgeois gentilhomme, au rebours. Dans une absence que fait Argant, on change tout le train de la maison ; quand il rentre chez lui, il ne reconnaît rien et n’est pas reconnu. Le Suisse l’arrête à la porte ; l’antichambre est pleine de laquais ; un coureur en superbe livrée se présente pour faire les commissions de son fils ; le maître d’hôtel, qui vient annoncer que le dîner est servi, demande si c’est là Monsieur. Argant est ahuri. Le dîner ne le remet pas : il ne reconnaît rien de ce qu’on sert. Pour achever, son fils est marquis, et l’appelle monsieur. Cette satire, que La Chaussée a reprise dans le Retour imprévu, avait été faite bien des fois, dans mainte scène de Dancourt et d’autres auteurs. Il en a pu trouver la première idée dans Boileau :

Son mari qu’une affaire appelle dans la ville.
Et qui chez lui, sortant, a tout laissé tranquille,
Se trouve assez surpris, rentrant dans la maison,
De voir que le portier lui demande son nom,
Et que parmi ses gens, changés en son absence,
Il cherche vainement quelqu’un de connaissance[394].

L’autre élément comique de l’École des mères est fourni par La Fleur, le laquais du marquis, laquais fripon, buveur, avisé, selon l’ancienne formule. Il n’y a rien de bien original dans ce rôle : cependant il est traité avec plus de légèreté qu’on n’en trouve d’ordinaire chez La Chaussée. Le Marquis est en fonds : il vient d’emprunter une grosse somme. La Fleur en veut sa part :

LA FLEUR

Vous allez me gronder.

LE MARQUIS

Tu peux le mériter.

LA FLEUR

C’est qu’avec votre argent...

LE MARQUIS

Quoi ?

LA FLEUR

Je viens d’acquitter
Pour vous, en votre nom, une dette criarde.

LE MARQUIS

Eh ! qui t’en a prié ?

LA FLEUR

La pitié, le besoin.

LE MARQUIS

Je te trouve plaisant de prendre tant de soin.

LA FLEUR

Vous avez de l’argent.

LE MARQUIS

Qu’importe ?
Emprunter pour payer, parbleu, rien n’est plus fou.

LA FLEUR

C’était un pauvre hère : il n’avait pas le sou.
Et puis six cents écus, la somme n’est pas forte.
Me le pardonnez-vous ?

LE MARQUIS

Il faut bien.

LA FLEUR

Mais d’honneur ?

LE MARQUIS

Oui. Quel est ce coquin de créancier.

LA FLEUR

La Fleur.

LE MARQUIS

Toi ?

LA FLEUR

Moi.

LE MARQUIS

Mons de La Fleur, vous n’aurez plus la bourse.

Cependant, pour marquer ce valet à son coin, La Chaussée le fait moraliser de temps à autre. Il tâche de ranger son maître :

LA FLEUR

Sans être libertin, on peut se réjouir.

LE MARQUIS

Comment donc ? libertin ! le suis-je ?

LA FLEUR.

Ah ! mon cher maître,
Vous l’êtes beaucoup plus en croyant ne pas l’être.

D’où vient cette recrudescence de comique dans l’École des mères ? Il semble que La Chaussée ait hésité ou reculé. L’insuccès de Paméla lui fit peur sans doute. Il n’en vit pas la vraie cause : il le mit sur le compte du genre. Il crut que la continuité du dialogue sentimental et des situations pathétiques avait fatigué le public. Il revint donc à un genre tempéré : il mêla beaucoup de comique dans une action romanesque, et, évitant les effets trop forts, il fit courir par toute la pièce une veine de sensibilité, autant qu’il en fallait pour faire pleurer les femmes.

 

VII - LA GOUVERNANTE

 

« Almanach du diable pour l’année 1747. – Il y aura cette année sur l’horizon du faubourg Saint-Germain une éclipse du bon goût. Elle arrivera le 18 janvier 1747, et elle sera totale, avec demeure dans l’ombre. Son commencement sera à la première représentation d’une pièce nouvelle, et finira à son premier lecteur[395]. »

La Gouvernante, ainsi annoncée par Piron, eut un succès éclatant[396]. On applaudit les rôles du Président et de son fils, et le parterre acclama bruyamment les deux grandes scènes qu’ils ont ensemble au 1er et au 3e acte. Même le critique malveillant qui, selon l’usage, disséqua la pièce dans une brochure satirique, avoua qu’il avait pleuré[397].

La Chaussée était revenu au genre de Mélanide, au drame pur. Plus de comique : le valet n’a que deux ou trois vers. L’ingénue est flanquée d’une soubrette, qui n’est chargée que d’occuper le public par ses banalités plus ou moins piquantes dans les moments où la scène se vide et où l’action languit. En revanche, le romanesque règne et le pathétique déborde.

Angélique, qui passe pour la nièce de la baronne, se décide, après bien des sermons de sa gouvernante, à rompre avec le jeune Sainville, fils du Président : c’est un trop grand parti pour elle, orpheline, sans fortune, recueillie par charité chez la baronne, comme le lui apprend la gouvernante. Elle ne se déterminerait pourtant pas facilement à renvoyer à Sainville ses lettres et son portrait, si elle ne le croyait infidèle : absent depuis longtemps, il n’a pas donné de ses nouvelles. Le Président, inquiet de sa vertu sauvage, de ses opinions entières, de ses maximes tranchantes, avait voulu l’adoucir au contact de la politesse du monde. Mais le jeune philosophe revient aussi âpre, aussi farouche qu’il était parti : il a vu le monde, et n’y a trouvé ni bonne compagnie, ni vertu, ni amour : partout l’apparence du bien et du beau, au fond la corruption. Il revient pour se renfermer dans l’amour d’Angélique, quand elle lui renvoie ses lettres. Il se fâche d’abord ; il lui écrit ensuite : enfin il va la voir. Angélique lit son billet, l’écoute ; et la Baronne, qu’on vient d’informer du désir d’Angélique de retourner au couvent, arrive tout juste pour la voir avec Sainville, à genoux devant elle et lui baisant la main. Bientôt, pour lier leur sort plus étroitement, il lui signe et lui fait signer une promesse de mariage.

Cependant le Président cache depuis longtemps un remords : trompé par un secrétaire, qui a soustrait à sa connaissance une pièce importante d’une affaire, il a fait rendre un arrêt injuste et ruiné une famille : le mari est mort ; la mère et la fille ont disparu. Il les fait chercher par la Baronne, que certains indices amènent à croire que la Gouvernante et Angélique sont les personnes qu’elle cherche : elle en acquiert la preuve.

Le Président veut restituer à ses victimes ce que son erreur leur a coulé : c’est presque toute sa fortune. Pour sonder son fils, il lui propose le cas de conscience : le juge qui s’est trompé doit-il restituer ? Oui, répond Sainville : son père l’embrasse, et l’informe que la fortune pour le dédommager lui offre une riche héritière. Sainville refuse d’épouser une femme riche qu’il n’aime pas : ce serait se vendre.

La restitution n’est pas acceptée : le Président s’étonne devant la Baronne qu’on lui ait tout renvoyé. La Gouvernante, qui est là, justifie si bien ce refus qu’elle se trahit. Le Président se demande comment il la contraindra à accepter : la Baronne n’aurait qu’à découvrir l’amour de Sainville ; elle tirerait tout le monde d’embarras, et finirait l’imbroglio : mais on n’est qu’au troisième acte.

La Gouvernante fait avouer à Angélique l’engagement qu’elle a contracté avec Sainville : elle leur montre le danger de ces liens secrets, et se fait remettre le papier, qu’elle donne au Président. Celui-ci blâme son fils de ne pas l’avoir consulté : Angélique le défend avec une courageuse ingénuité. Mais elle se révolte enfin contre la tyrannie impérieuse de la Gouvernante, qui lui révèle qu’elle est sa mère et la décide à partir. Sainville s’emporte, puis s’incline devant ce titre de mère. Tout s’arrange par la venue du Président, à qui la Baronne a tout dit et qui est tout heureux de réparer son erreur en mariant Angélique et Sainville.

Telle cette Gouvernante, dont la morale en dépit du titre est pour les juges : c’est une leçon qui leur apprend à ne pas se contenter d’extraits, et à payer leurs légèretés ou leurs erreurs. La pièce est fondée, dit-on, sur une aventure réelle, arrivée soit à Chamillard[398], soit à M. de La Faluère, premier président du parlement de Bretagne de 1678 à 1703[399]. Quant au roman dont La Chaussée a encadré ce beau trait, il n’a eu qu’à retourner Mélanide, changer Darviane en Angélique, et Rosalie en Sainville, en se souvenant aussi de Paméla, à qui on donne pour gouvernante sa propre mère, et de l’École des mères, où le rôle de Marianne fournissait la situation et les sentiments d’Angélique.

 

VIII - L’ÉCOLE DE LA JEUNESSE

 

La pièce s’appela d’abord le Retour sur soi-même : ce titre prêta à rire. « On nous promet, dit Collé, pour le premier jeudi de carême, ou pour le mercredi des Cendres, un sermon du révérend père de La Chaussée, sur le Retour sur soi-même. Déjà toutes les chaises sont retenues[400]. » Les amis du poète, voyant le mauvais effet de ce titre trop précis et trop moral, obtinrent que la pièce s’appelât l’École de la jeunesse : ils croyaient conjurer le danger. Rien sans doute ne pouvait sauver la pièce, qui fut huée le 22 février 1749[401]. La Chaussée, qui, comme bien des auteurs, ne voyait de sincérité et de spontanéité que dans les applaudissements du public, attribua les sifflets à une cabale de Voltaire ; il ne se cacha pas pour le dire « à un souper chez M. de Marivaux, où étaient M. Helvétius et M. Saurin[402] ». Les comédiens devaient alors reprendre Sémiramis, qui avait réussi un an avant : en faisant siffler La Chaussée, Voltaire débarrassait la scène pour sa tragédie. J’ignore si Voltaire fit ce calcul ; La Chaussée le lui prêta, comme au reste il lui prête la rage de cabaler contre toutes les pièces nouvelles, pour ne partager avec personne la gloire du théâtre[403].

Selon Collé, La Chaussée n’aurait dû s’en prendre qu’à lui-même. « Cette pièce en cinq actes, où il n’y a pas de matière pour trois scènes », n’avait « point de comique, point d’intérêt même larmoyant ; morale usée et rebattue ; expression faible, et versification lâche, pas un vers de marque[404] ». Le Mercure, bien disposé pour La Chaussée, tout en disant que la pièce méritait un meilleur accueil, avoue qu’elle est moins intéressante que les autres de l’auteur.

Elle n’est pas moins romanesque. Le comte de Clairval a dû jadis épouser Zélide qu’il n’a jamais vue, du temps qu’il était libertin et prodigue. Devenu marquis de Clarendon par la mort d’un oncle, il change de mœurs en changeant de nom : c’est maintenant le modèle de toutes les vertus. Le monde naturellement n’en croit rien, et continue de prêter toutes les noirceurs à Clairval, tandis qu’on porte aux nues Clarendon. Voisin de campagne de Zélide, il la voit, l’aime, s’en fait aimer, fait la conquête de la mère. On ne lui reproche rien que de ne pas dire de mal de Clairval. Cependant il marche à grands pas dans le chemin de la vertu : on voit qu’il a du temps perdu à rattraper. Il repousse les éloges trop forts du Commandeur, oncle de Zélide ; il ne veut pas consentir à retarder la lettre qui contient l’histoire de son passé. Il veut épouser Zélide sans fortune, quand il apprend que, par la mort d’un frère qu’elle avait, tous les biens de la famille passent au Commandeur. Il fait rendre justice par le ministre à un vieil officier qui accusait Clairval de lui avoir dérobé le mérite d’une action d’éclat dans la dernière bataille. Il donne une dot à une honnête fille pour entrer au couvent. Enfin il fait secrètement tout ce bien. Mais le monde le poursuit, le calomnie, tourne en scandale tout ce qu’il fait. Il se découvre à Zélide ; et quand la mère de la jeune fille apprend à son tour ce secret, toutes les bonnes actions de Clarendon parlent pour Clairval : la mère de la fille dotée, qui l’était incognito (il semble qu’aucune mère dans La Chaussée ne puisse l’être à la face du monde), le vieil officier nomment leur bienfaiteur ; et la mère de Zélide cède à ces preuves répétées d’une solide conversion.

 

IX - L’HOMME DE FORTUNE

 

Mme de Pompadour, quand elle fit construire Bellevue, ne manqua pas d’y établir une salle de théâtre. Pour l’inaugurer, elle commanda à La Chaussée une comédie. L’Homme de fortune fut représenté le 27 janvier 1751[405], sans aucun succès, « pas même celui d’indulgence que l’on a communément lorsqu’une pièce est représentée en société[406] ». La Chaussée convenait lui-même que sa pièce n’avait pas réussi. « Les acteurs ne savaient pas leurs rôles, dit Collé ; le duc de Chartres n’était pas sûr du sien. La tête tourna au duc de La Vallière ; la mémoire de la marquise travailla aussi[407]. » Bref, ce fut un écroulement.

Le public était venu mal disposé. Bien des médisances avaient eu cours sur la pièce longtemps avant la représentation : les intentions de l’auteur avaient été étrangement interprétées. « On m’a dit, écrit Collé, qu’il y tombait à bras raccourci sur les financiers, et sur l’injustice de leur fortune, et cela était peu convenable, à ce qu’il semble, à la position de la marquise, qui a son mari, son oncle, son cousin fermiers généraux, et l’oncle de son mari, M. de Tournehem, qui a une place entière dans les Fermes sans y paraître en rien[408]. »

Mme de Pompadour, qui n’avait pas entendu malice à la comédie, quand La Chaussée la lui avait lue, s’effraya des propos qui lui revinrent, et refusa de la jouer. Elle finit par s’y décider : mais tous les acteurs, et la marquise elle-même, jouèrent la tête pleine et l’esprit troublé des applications qu’on pouvait faire, et qu’on ne manqua pas de faire, en dépit des coupures qui avaient été largement pratiquées dans la pièce.

« On en a pourtant retranché, dit Collé, des vers tels que celui-ci, qui n’a été ôté qu’à l’avant-dernière répétition :

Vous, fille, femme et sœur de bourgeois, quelle horreur[409] !

Ce vers était dans le rôle du duc de Chartres ; il a été supprimé ainsi que quelques endroits qui attaquaient l’injustice des fortunes faites par la voie de la finance.

« Mais on y a laissé la scène du généalogiste qui s’engage à faire descendre un bon bourgeois, qui a acquis et qui porte le nom d’une terre titrée, des seigneurs à qui cette terre appartenait autrefois.

« L’application qu’on en peut faire à la situation présente et future de Mme de Pompadour est si naturelle, qu’il n’y a point de courtisan, si bas et si asservi qu’il soit, qui ait pu s’en tenir[410]. »

Il est merveilleux comme les esprits frivoles, attachés au détail, peuvent perdre le sens de l’ensemble, et comme à chercher partout des allusions on finit par prendre le contrepied des intentions de l’auteur. En dépit de quelques vers maladroits, la marquise avait eu d’abord raison contre tout le monde, en ne voyant rien de fâcheux dans le sujet et dans la conduite du drame. La Chaussée a si peu songé à faire une satire, qu’au contraire il a voulu dessiner la figure d’un financier honnête, qui soutient l’État et en assure la richesse et le crédit, d’un financier à qui la préface de Cinna aurait pu être adressée sérieusement et sans ridicule : à tout prendre, si l’on cherchait des applications, c’était de flatterie qu’il fallait accuser le poète.

Brice, l’homme de fortune, élève chez lui une jeune fille dont le père est à l’étranger : son fils s’en est épris. Malgré quelques aventures où l’amour-propre a plus de part que l’amour, il lui revient toujours. Comme son père lui reproche sa vie dissipée et folle, il lui montre un billet qu’il écrivait à une illustre coquette pour rompre : Brice se le fait donner, et, les termes en étant assez vagues, il s’en sert pour obliger un ami de son fils, le marquis d’Arsant, qui a besoin d’argent pour acheter un guidon. Malgré les instances du jeune homme, que sa roture désespère, Brice refuse de se laisser inventer des aïeux par un généalogiste et le paye au contraire pour n’en être pas anobli. Menacé parmi procès qu’on lui intente pour les affaires qu’il a faites avec l’État, abandonné même de ses laquais, il ne s’émeut pas : sans appui que son innocence, il refuse de solliciter et de laisser solliciter pour lui. Sa probité éclate ; le ministre lui rend pleine et publique justice[411] ; toute la France afflue à sa porte ; il ne s’indigne pas de la bassesse humaine. Son fils, généreux au fond et d’un grand cœur, a refusé de s’allier à une grande famille : mieux vaut la ruine que de se soutenir à ce prix. Mais quand il révèle à son père qu’il aime Méranie, Brice apprend aux deux amants que la jeune fille est noble, fille du vicomte d’Elbon, qu’on croit mort, et qu’elle ne peut épouser qu’un gentilhomme. Il la propose au marquis d’Arsant, qui refuse, sachant l’amour de son ami. Brice s’obstine à ne pas souffrir de mésalliance pour sa pupille, et veut éloigner son fils. À ce moment reparaît le vicomte d’Elbon : il se fait reconnaître de Brice, il reconnaît sa fille, à qui Brice a fait une dot en lui donnant une part dans ses entreprises maritimes. Comme Brice, le vicomte s’indigne à la pensée que sa fille puisse épouser un roturier : l’amour du jeune homme lui fait pitié ; cependant il est inflexible. Mais quand il apprend que ce roturier est le fils de Brice, de l’homme qui a élevé sa fille, qui la dote, il n’hésite pas un instant : il lui donne Méranie, en le substituant à son nom et à ses armes.

 

 

Chapitre II : L’action et le romanesque

 

I

 

La vraie comédie excitait le rire aux dépens du vice ; la comédie larmoyante attendrit au profit de la vertu. Il fallut donc mettre en scène d’honnêtes gens, et malheureux. La tragédie faisait pleurer sur des rois : on lui reprochait que ses leçons passaient pardessus la tête des spectateurs. Il fallut donc mettre en scène des gens de condition moyenne, comme les spectateurs, malheureux par des accidents ordinaires, comme il en pouvait arriver aux spectateurs. Mais la vertu et le malheur n’appartiennent pas à la vie mondaine ; la société ne demande pas compte à l’homme de sa moralité intime ; elle n’admet pas qu’il lui expose ses douleurs. L’unique loi, c’est le bon ton ; l’unique infortune, le ridicule. Quand le pathétique fait invasion dans un salon, c’est la déroute des convenances : le malheur est de mauvais goût. La vertu et la misère appartiennent à la vie intime : c’est là qu’il faut aller les chercher. Aussi La Chaussée a-t-il regardé l’homme dans la famille, et non dans le monde ; il l’a mis en face du devoir, et non du savoir-vivre, en face du bonheur, et non du plaisir : il a pris pour domaine les affaires sérieuses de la vie. Il a porté à la scène les drames domestiques, où se joue la fortune ou l’existence d’une maison.

Si l’on dégage ses pièces du roman moral et sentimental qui en recouvre le fond, on est frappé du caractère moderne des sujets. Il s’agit presque toujours du mariage : je ne dis pas d’un mariage. En d’autres termes, le mariage n’est pas le dénouement qu’on appelle quand la pièce est finie ; c’est la pièce même. La matière du drame, c’est le mariage, quelles causes l’altèrent ou le dissolvent, quels préjugés du monde, quelles volontés étrangères unissent les antipathies, séparent les sympathies, empêchent ou défont le bonheur des amants ou des époux ; par quelle corruption de la société, l’amour, qui est exigé par la nature et la contente, n’est plus une condition suffisante, pas même une condition nécessaire pour le mariage.

La Chaussée n’est pas allé jusqu’à l’adultère, dont a vécu pour ainsi dire le théâtre de nos jours. Ce n’est pas timidité de sa part. Mais l’adultère n’était pas dramatique au XVIIIe siècle ; il était gai, aimable, souriant. Il ne se présentait passons ce vilain nom : il n’intéressait pas la vertu de la femme, ni le bonheur du mari. « Tue-la » eut fait sourire les uns, scandalisé les autres, et l’on aurait attribué à M. Dumas fils ou l’innocence d’un sauvage ou la brutalité d’un rustre.

Quelquefois La Chaussée a choisi d’autres situations pathétiques ou terribles de la vie privée : il a regardé les relations des parents et des enfants, et les crises qu’y amènent les perversions ou les révoltes des affections naturelles au contact des préjuges ou des institutions de la société ; il a placé l’homme dans la profession dont il vit, devant les devoirs et dans les souffrances que lui impose sa conscience aux prises avec sa condition.

Tous ces sujets sont pris dans le vif de la vie réelle : cela est si vrai, que la comédie de nos jours les a traités de nouveau, et que les drames de La Chaussée louchent tous par quelque côté aux œuvres les plus fameuses du théâtre contemporain. N’avons-nous pas revu le libertin corrigé, qui va faire un excellent mari[412] ? le grand seigneur qui épouse une des femmes de sa mère[413] ? les époux, d’humeur incompatible, qui s’aiment, dès qu’ils sont séparés[414] ? le mari à bonnes fortunes qui s’avise un beau jour tout bourgeoisement d’aimer sa femme[415] ? la mère injuste dans ses préférences, indifférente à l’enfant qui mérite le mieux son amour[416] ? le fils de bourgeois, même de paysan, conquérant pour femme une fille de qualité[417] ? les amis, dont on est victime, et qui font le malheur de la maison où ils entrent[418] ? l’homme de cœur, égaré ou trompé un moment, qui se condamne à la misère pour restituer leurs biens à ses victimes involontaires[419] ? le fils naturel, en face de son père, lui réclamant son nom, fût-ce l’épée à la main, ou même lui disputant l’amour d’une femme[420] ? la femme séduite, abandonnée, commandant au fils aigri et révolté le respect de l’homme par qui ils souffrent tous les deux[421] ? Tant La Chaussée a su se mettre du premier coup en possession du domaine qui a été celui de la comédie contemporaine : tant il a su découvrir dans la vie que nous font les lois et les mœurs les éternels sujets de malheur et de larmes qui jettent soudain des éclats tragiques dans la platitude bourgeoise de nos monotones journées.

 

II

 

Malheureusement La Chaussée a gâté ses sujets en les compliquant. Ces sujets, les plus intéressants en somme de la vie moderne, ne peuvent faire toute leur impression que s’ils sont présentés simplement dans leur nudité pathétique, sans épisodes. Les plus belles pièces de M. Dumas et de M. Augier sont simples comme des tragédies de Racine : ils ont fait, comme lui, consister l’invention à faire quelque chose de rien. À ce compte-là, La Chaussée est l’homme du monde qui a eu le moins d’invention[422] : tant il à combiné, embrouillé, enchevêtré les intrigues de ses comédies ; tant il en a rendu l’action surprenante et merveilleuse ; tant il en a multiplié les données et les péripéties.

Il a caché chacun de ses sujets au fond d’un long et bizarre roman, lui ôtant ainsi l’air de réalité qui en faisait le prix. Qui dit roman, dit fiction ; et dès lors que devient cet avantage que l’on prétendait sur la tragédie ? Il faut un si rare concours de circonstances pour amener ces personnages de moyenne condition au malheur qui les accable, que ce malheur nous touche aussi peu, n’est pas plus près de nous que les infortunes des héros tragiques. On verrait moins d’impossibilité à être élevé sur un trône qu’à être précipité au milieu d’un enchevêtrement pareil de circonstances fortuites.

Est-il roman plus extraordinaire que l’École des mères, que l’on donne comme une de ses pièces les moins romanesques ? Marianne a été mise au couvent à deux ans. Son père l’en retire à dix-huit ou vingt ans, pour essayer de combattre la préférence aveugle que la mère accorde à son libertin de fils. Ce serait le cas de montrer, en mettant la mère et la fille en présence, comment l’affection, que l’habitude n’a pas entretenue, s’est éteinte dans l’âme de la mère, et par quels degrés, par quelles ressources d’esprit et de cœur cette petite fille reconquiert la part d’amour maternel à laquelle elle a droit. Mais pas du tout : La Chaussée fait passer Marianne pour une nièce. Il faut donc qu’au couvent on ne lui ait jamais parlé de sa famille, que son père, qui l’adore, n’ait jamais été la voir, ou qu’il ait préparé pendant seize ou dix-huit ans la ruse qui la ramène à la maison. Elle passe donc pour fille d’une sœur de son père : Mme Argant connaît vraiment peu la famille de son mari. Il faut l’indiscrétion d’un laquais pour découvrir la fourberie. Et là-dessus, qu’imaginent Mme Argant et son fils ? que Marianne est la maîtresse d’Argant ? idée folle et bouffonne, qui détonne dans une comédie sérieuse.

Parmi toutes ces inventions, invraisemblables ou burlesques, on perd de vue de plus en plus le sujet. L’incognito de Marianne, les transes de son père, les quiproquos de son amant, les soupçons de sa mère, les reconnaissances successives avec tout le monde, qu’est-ce que tout cela ? des hors-d’œuvre, et pourtant c’est toute la pièce. Quelle leçon y a-t-il là pour les mères ? On entend dire que Mme Argant n’aime pas sa fille : il fallait qu’on la vît ne pas l’aimer. Il fallait ne pas masquer le véritable intérêt : mettre Marianne au couvent, rien de mieux. C’était assez l’habitude alors : mais il fallait montrer la fille rentrant après quinze ca vingt ans dans la demeure paternelle, s’y trouvant étrangère, et plus étrangère encore dans les cœurs ; peindre l’indifférence poignante de cette mère, qui aurait adoré sa fille, si elle l’avait gardée près d’elle ; mettre en un mot les caractères et les sentiments en plein contact, au lieu de les isoler pour ainsi dire par la barrière d’un incognito romanesque. Il y avait une belle étude à faire, une forte leçon à donner, quelque chose d’analogue à Philiberte, mais de différent, et à certains égards de plus profond et de plus dramatique.

Ayant besoin de tant d’incidents pour remplir ses cinq actes, La Chaussée a naturellement besoin de beaucoup de narrations pour les exposer ; et l’action ne marche qu’à coups de récits. Chaque pièce suppose un si grand nombre d’événements antérieurs, qu’étant du reste enfermée dans l’unité de temps, elle a moins l’air encore d’un roman, que d’un dernier chapitre de roman, d’un chapitre à tiroirs, où serait distribuée et bourrée toute la matière de l’histoire. Aussi l’exposition est-elle bien pénible. Chaque personnage ayant à l’ordinaire des raisons de ne pas dire tout ce qu’il est, il est bien difficile de mettre le spectateur au courant des choses ; il s’y met comme il peut, à mesure que le dénouement s’approche et que la lumière point. Quand il y a des valets, l’auteur les fait causer, et leur bavardage ou leur indiscrétion se justifie par une nécessité de théâtre[423]. Parfois le premier acte est vide[424] : c’est que l’auteur n’a pas encore pu rassembler tous les fils de son action et les faire voir au public, de façon qu’il en suive le jeu. Au second acte, il achève son exposition : nous comprenons le premier et nous commençons à voir l’action se mettre en marche. Souvent elle n’a pas attendu que l’exposition fût achevée : le poêle l’a lancée dès la première scène, en nous fournissant à mesure les indications nécessaires pour comprendre ce qui se passe. On marche sans cesse, et on s’explique en marchant[425].

Il y a là autre chose qu’une disposition vicieuse du sujet, un défaut de courage ou une maladresse de l’auteur. Il y a là un arrangement réfléchi, voulu, un art ou tout au moins un artifice raisonné. Le procédé consiste à entamer d’abord l’action, et à reculer l’exposition : quand on a trop de choses à dire au public, si on les lui dit d’abord, on l’ennuie ; il n’a pas de raison d’écouter tant de détails : cela ne lui fait rien. Fournissez-lui cette raison ; et pour cela intéressez-le d’abord, en lui montrant les personnages, en le mettant en pleine action ; s’il ne comprend pas, il comprendra plus tard ; quand vous aurez su faire qu’il désire comprendre, quand il voudra savoir le pourquoi des choses, alors offrez-lui votre exposition : il l’accueillera avec joie, t aucun détail ne l’ennuiera. Bien des auteurs ont construit leurs pièces de cette façon, quand leur intrigue comportait des données nombreuses et nécessitait de minutieuses explications, quand ils n’osaient de prime abord demander le crédit d’attention et de confiance qui leur était nécessaire. Corneille a employé ce procédé dans Héraclius ; on n’y apprend que dans la première scène du second acte par quel étrange imbroglio Héraclius passe pour Martian, et Martian pour Léonce : or toute l’action repose là-dessus. Pour peu qu’on soit familier avec le théâtre contemporain, on retrouvera dans une foule de pièces la formule que je viens de donner.

Le danger de cette formule, c’est que la moindre maladresse peut dérouler le public et l’égarer sur un faux sujet. Il faut, quand on n’expose pas le sujet dès la première scène, ne pas laisser croire au public qu’on lui en expose un dont il se détrompe ensuite, quelquefois avec une mauvaise humeur dont la pièce fait les frais. Ainsi le premier acte de l’Homme de fortune ne nous montre que le jeune Brice, fier, vaniteux, libertin, écrasant la noblesse de sa richesse, et Méranie, pauvre, sans nom, n’ayant que la peur de n’être pas digne de ce fils de financier, dont elle se croit délaissée. Quel sujet découvre-t-on ? La fille pauvre épousera-t-elle le fils du millionnaire ? Il semble que la question soit celle des Fourchambault : Fourchambault fils peut-il épouser Marie Le Tellier ? Or c’est précisément le contraire du vrai sujet, et c’est Brice fils, millionnaire mais roturier, qui n’est pas digne de Mlle d’Elbon.

Ailleurs ce faux sujet aboutira à un dénouement et fera une pièce avant la pièce : ainsi, dans l’École des mères, l’opposition de Doligny à l’amour de son fils pour une orpheline sans fortune. Cette opposition ne cesse pas par la révélation de la naissance de Marianne, ce qui relierait l’épisode à l’action principale : mais, avant d’avoir reçu la confidence d’Argant, Doligny a cédé aux raisons de son fils et est demeuré d’accord que l’amour et la vertu étaient l’essentiel dans le mariage.

Parfois il sera impossible de savoir ce qui est le sujet, et ce qui n’est qu’épisode. Ainsi, dans la Gouvernante, quelle est l’action principale ? quelle importance a, dans la constitution du sujet, la générosité du Président ? Impossible de le savoir.

Quand le faux sujet ne s’évanouit pas et court à travers la pièce, il arrive que la véritable action ne paraît introduite que pour soutenir, développer et conclure l’autre. Ainsi, dans Mélanide, le problème paraît simple et de ceux que le théâtre résout tous les jours : un jeune amant sans fortune et sans nom, un vieil amoureux très riche et très noble, une fille qui aime mieux l’un, une mère qui aime mieux l’autre. Mais le poêle soudain, pour manier cette action, fait paraître des ressorts extraordinaires, hors de proportion avec l’obstacle à soulever : c’est tout le roman de Mélanide ; il fait de Darviane un enfant naturel, ce qui l’éloigné du but ; un enfant naturel du marquis, ce qui l’y mène. Au fond, la naissance de Darviane, c’est tout le sujet ; c’est l’intérêt, l’originalité de la pièce : l’amoureux nous inquiète peu, le fils nous touche ; et si la pièce se nomme Mélanide, c’est que dans ce problème du fils naturel la mère est la donnée capitale. Mais pourquoi le poète, en dépit de son titre, semble-t-il vouloir nous dépister d’un bout à l’autre du premier acte, et s’apprêter à ne nous raconter qu’une banale histoire d’amour ?

L’avantage que le poète y trouve est de tenir toujours en suspens la curiosité du public, et de l’empêcher de prévoir ce qui arrivera dans la pièce en lui laissant ignorer le plus longtemps possible ce qui est arrivé avant la pièce. Dans une tragédie, fondée sur l’histoire ou la légende, la chose est indifférente : le spectateur connaît le sujet aussi bien que l’auteur. Quand Sophocle, dans Œdipe roi, ne découvre les événements antérieurs au drame, qu’à mesure qu’il est nécessaire de les introduire pour le développement de l’action, cela est tout naturel : les personnages seuls ignorent ces faits, et c’est à eux qu’on les apprend, non pas au spectateur, qui n’en a pas besoin.

Mais quand il s’agit de Mélanide, de la Gouvernante, de personnages imaginaires dans une action arbitraire, le public ne sait rien de leur passé : si on ne lui dit pas à l’oreille, dès le début, ce qu’il faut croire, il partagera l’ignorance, les erreurs, les illusions des acteurs du drame ; il sera enveloppé dans l’intrigue avec eux, trompé, aveuglé, ébloui, éclairé comme eux.

Cela tient en haleine le spectateur. Il est emporté dans le même mouvement que les acteurs de la pièce : comme on ne lui découvre pas les fils de l’action, il ne peut pas juger, il ne peut que sentir ; il est au même point que les personnages, et il subit une émotion du même ordre, l’émotion brutale du fait. Le sentiment de l’œuvre d’art disparaît en lui ; et c’est comme une abdication de l’artiste, qui ne vise plus à la beauté, qui renonce à produire une impression esthétique, content d’avoir remué vigoureusement les entrailles et cahoté les esprits à travers des événements aussi inattendus et mystérieux qu’ils pourraient être dans la réalité inconnue et incohérente. C’est là un art inférieur ; mais ces effets sont très puissants sur le peuple, c’est-à-dire sur tout ce qui n’a pas développé en soi le sens critique ou esthétique ; et c’est précisément ce qu’on désigne du nom d’intérêt mélodramatique.

Et puis La Chaussée, qui, à défaut de génie, avait beaucoup d’artifice et le sentiment de sa mesure, faisait rendre à son talent tout ce qu’il pouvait. L’invention coûtait à son laborieux esprit : aussi l’administrait-il économiquement. Il a tout calculé, quand il ne fait pas son exposition au premier acte. Outre la suspension des esprits, l’éveil de l’attention, voyez ce qui arrive : ce qu’on ignore, et qu’on aurait dû apprendre au premier acte, fait un coup de théâtre, quand on l’annonce enfin. Les débris de l’exposition viennent ainsi éclater de temps en temps au milieu de l’intrigue, qu’ils semblent déranger et qu’en effet ils complètent[426]. C’est ainsi qu’il nous trompe, pour avoir à nous détromper : il nous abuse sur Angélique dans la Gouvernante, sur Darviane dans Mélanide, parce que quand il nous dira ce qu’ils sont, ce qui aurait fait un vers au premier acte, fera une scène au troisième et au quatrième. Ne peut-on penser pourtant qu’il perd plus qu’il ne gagne à ce procédé, et si l’on savait au début que Darviane est un fils naturel, et fils de Mélanide, si l’on soupçonnait, si l’on voyait même nettement qu’il est le rival de son père, l’émotion plus intense ne compenserait-elle pas la curiosité moindre ? Et la scène, qui surprend, où Mélanide commande à son fils le respect pour le marquis, où elle lui révèle ainsi à moitié le secret de la naissance, l’entrevue, préparée au quatrième acte, du père et du fils ne seraient-elles pas attendues avec une anxiété qui se projetterait longtemps à l’avance sur l’action et couvrirait en quelque sorte toute la pièce d’une ombre tragique ?

Un autre signe, frappant et funeste, de la pauvreté d’invention de La Chaussée, ce sont les fréquents déguisements des personnages de ses pièces. On dirait qu’ils ont tous égaré ou falsifié leur état civil. Il n’y a pas une comédie où l’on ne trouve un personnage inconnu à lui-même ou aux autres, sans nom ou sous un faux nom. Ce théâtre est la vraie Comédie des Erreurs. Il y a ceux qui ne se connaissent pas : Méranie[427] se croit et on la croit orpheline et roturière : elle est noble et son père vil. Angélique[428] se croit nièce de la Baronne ; puis elle ne sait plus rien du tout : enfin elle est fille de la Gouvernante, qui elle-même a changé de nom, pour que ceux qui vivent avec elle la cherchent longtemps. Marianne[429] se croit nièce d’Argant, qui est son père, et Dieu sait ce qu’elle croit ensuite ! Darviane[430] se croit orphelin de père et de mère : son père vit, et sa tante est sa mère. Il y a ceux qu’on ne connaît pas, ceux qui ont changé de nom. D’abord Mélanide, la Gouvernante, la mère de Paméla, Mme Armance[431] ; puis le comte d’Ormancé qui s’appelle le marquis d’Orvigny[432], le comte de Clairval transformé en marquis de Clarendon[433] ; Sainflore et Silvie devenus Damon et Léonore et préludant à la sympathie de leurs cœurs par cet accord dans le travestissement[434]. Je pourrais ajouter à la liste le mari du Préjugé, faisant des cadeaux anonymes à sa femme et mettant un domino pour lui parler.

Goût du romanesque, je le veux bien ; mais c’est précisément ce goût qui accuse le manque d’invention. Quand on se pique de porter à la scène la vie réelle, et de peindre les accidents auxquels nous sommes tous sujets, on ne s’amuse pas à tourner au tragique des fantaisies de la Comédie-Italienne ou des farces du Palais-Royal, comme on dirait aujourd’hui, et à lâcher sur la scène une cohue de gens qui n’ont pas de nom ou qui en ont trop, d’enfants à la recherche d’un état civil, de mères anonymes, de célibataires qui se trouvent maris et pères, de couples qui veulent divorcer pour s’épouser ; on a garde de se forger des incognitos à révéler, des déguisements à expliquer. On montre la vie privée, et non la mascarade de la vie privée.

Mais il faut remplir cinq actes. Et les reconnaissances y servent à merveille. Ce sont des scènes toutes faites, faciles à traiter, et d’un effet sûr. Aristote, je le sais, a fort vanté les reconnaissances, où il voit une source inépuisable d’émotions dramatiques. Mais il faut s’entendre sur le mot. Quand il est de l’essence même du sujet que les personnages se méconnaissent, alors la reconnaissance est émouvante. Quand Oreste et Iphigénie se reconnaissent, quand Mérope reconnaît son fils, les scènes sont belles, parce qu’elles sont nécessaires. Mais quand l’ignorance des personnages est déterminée par la reconnaissance au lieu de la déterminer, quand on voit que le sujet pouvait s’en passer et que railleur a voulu seulement allonger son étoffe, alors le procédé est puéril et blâmable, et met à nu la stérilité de celui qui l’emploie. Or les reconnaissances, dans la plupart des pièces de La Chaussée, non seulement n’étaient pas nécessitées par le sujet, mais même elles le gênent et l’étouffent.

On l’a vu déjà pour l’École des mères. Il en est de même dans les autres pièces. Pourquoi nous cache-t-on l’état de Méranie ? pour nous dérouter ; car cela n’a pas d’autre effet. Pourquoi Angélique ne sait-elle pas que la Gouvernante est sa mère ? Mystère. Comment cette ignorance est-elle possible ? Mystère. Que reste-t-il de l’intérêt du sujet dans l’École de la jeunesse, si l’on ne sait pas que Clarendon est le même que Clairval ? et quelle rage a-t-on alors de lui parler toujours de Clairval ? et si l’auteur veut montrer par quelle dure et lente expiation on rachète les erreurs de jeunesse, que d’efforts il faut pour remonter un à un les degrés de l’estime publique que l’on descend si vite, ne va-t-il pas contre son but, en dédoublant son héros, et en compensant le mal qu’on dit de Clairval par la considération enthousiaste dont on sature Clarendon ?

Il semble que dans la Fausse Antipathie la pièce ne puisse subsister sans l’ignorance réciproque des deux époux. Cependant, outre que la chose est bien invraisemblable, et n’est pas assez justifiée par les changements de nom, je ne sais si ce n’est pas éluder le sujet que de le traiter ainsi. Que Silvie s’éprenne de Damon, que Sainflore s’éprenne de Léonore, c’est l’éternelle histoire des mal mariés qui trouvent trop tard le cœur fait pour les comprendre. Si Damon est Sainflore, si Léonore est Silvie, c’est un accident, un hasard qui ne prouve rien et ne lire pas à conséquence pour la vie réelle. C’est une aventure impossible, que Regnard avait placée dans le monde qui lui convenait, dans une Grèce fantastique et amusante, où il fallait la laisser. Si les deux époux s’étaient connus, si le poète avait étudié le malentendu de ces deux cœurs, et fait germer de leur antipathie passagère une sympathie qui irait s’épanouissant jusqu’à la passion, s’il avait rendu manifeste ce travail délicat des sentiments qui se défont, ces choses imperceptibles qui sourdement ébranlent l’âme et l’abat lent, croit-on que la Fausse Antipathie, y eût perdu et eût moins justifié son titre ? Il y avait là une pièce à écrire, intéressante et fine : ou plutôt elle a été écrite, mais ce n’est pas par La Chaussée. Il a trouvé le titre : il a laissé le reste à imaginer à MM. Dumas père et fils.

Je comprendrais que Darviane, dans Mélanide, ignorât sa naissance. Toutes les mères ne sont pas du caractère de Mme Bernard[435], qui a raconté hardiment à son fils l’histoire de sa bâtardise. Clara Vignot[436] n’a pas eu ce courage, non plus que Mélanide ; et Jacques ne saura qu’au second acte de la comédie la honte de sa naissance. Dans le monde réel, les enfants naturels qui sont neveux et nièces ou pupilles de leur père ou de leur mère, ne sont pas rares. Mais, au théâtre, ce que le bâtard ignore, je dois le savoir, moi, spectateur ; et si Mélanide a droit comme Clara Vignot de ne rien dire à son fils, La Chaussée a le devoir de tout découvrir au public comme M. Dumas fils[437].

En dépit de ces tours de passe-passe, qui changent en scènes à effet les parties nécessaires de l’exposition, la pièce ne va pas toute seule et on sent à chaque instant la main du poète qui la soutient, la retient ou la pousse. En dépit des inventions romanesques, des incognitos et des reconnaissances, on la seul à chaque instant prête à finir, et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de moins dramatique dans ce théâtre, que la lutte acharnée du poète contre le dénouement qui vient trop tôt et qu’il faut empêcher d’entrer. Corneille, qui a aimé les intrigues savantes et complexes, dispose tous les ressorts au début de l’action, et une fois qu’il a donné le branle, il n’intervient plus, il laisse la combinaison des événements et des caractères pousser la tragédie progressivement, et par un jeu tout mécanique, vers la catastrophe nécessaire. Au contraire, La Chaussée est toujours là à surveiller tous ses rouages, qui vont de travers ou vont trop vite : il ne procède que par miracles, ou par coups d’État.

Comment le malentendu peut-il durer cinq actes entre Durval et sa femme, dans le Préjugé ? Durval a peur d’être ridicule aux yeux du monde. Mais il sait que Constance n’a pas les idées du monde en matière du mariage, et ne peut-il se découvrir à elle sans mettre le monde dans sa confidence ? Un mari, même au XVIIIe siècle, n’a-t-il pour parler à sa femme d’autre lieu que le salon, d’autre heure que celle où la compagnie est rassemblée ? Il est timide : que l’opinion l’effraye, soit, mais non pas sa femme. S’il a cette timidité-là, ce n’est plus le Préjugé à la mode qu’on nous donne, c’est une autre pièce, une variante pathétique des Deux Timides. Mais il n’y a au fond qu’un artifice pour faire durer la pièce. La timidité de Durval, son embarras, ses hésitations, quand il est seul avec Constance et Damon, ne sont que pour donner à l’auteur le temps de faire arriver le monde, représenté par les deux Marquis, ce monde dont il a droit d’être intimidé selon la constitution du sujet.

À chaque instant on rencontre dans le théâtre de La Chaussée ces tours de main par lesquels il escamote un événement logiquement nécessaire. Dans l’Homme de fortune, Brice offre au marquis d’Arsant la main de Méranie : celui-ci va répondre. Brice lui ferme la bouche assez impoliment par ces mots :

Vous n’avez, que je crois, rien à me répliquer[438].

Et il s’en va. Impolitesse et retraite nécessaires, parce qu’autrement il s’entendrait répondre que son fils aime Méranie et en est aimé, que le Marquis ne l’aime pas et ne peut l’épouser : et cela dérangerait les combinaisons du poète.

La Chaussée use beaucoup de ce procédé qui consiste à couper la parole à un acteur, lorsqu’il ne pourrait que débrouiller l’intrigue si laborieusement enchevêtrée. Dans l’École des mères, au troisième acte[439], il est impossible qu’Argant ne déclare pas la naissance de Marianne : l’action s’est engagée de telle sorte qu’il ne peut ni se taire ni dire autre chose que ces mots : « Elle est ma fille. » Il s’exécute donc :

Sachez à votre tour...

Mais s’il parle, plus de pièce, et il faut deux actes. Alors Mme Argant s’en va en disant tout simplement :

Ah ! ne m’arrêtez plus.

Pourquoi, dans la Gouvernante, la Baronne n’avertit-elle pas le Président de l’amour d’Angélique et de Sainville qu’elle connaît[440] ? Quelle inspiration du Ciel lui faut-il pour deviner que leur mariage fera cesser les remords du Président et les malheurs de la Gouvernante ? On voit trop que ce n’est pas l’inspiration du Ciel qu’elle attend, pour parler, mais le cinquième acte.

Pourquoi Damon et Léonore ne s’expliquent-ils pas plus tôt dans la Fausse Antipathie ? car, dès qu’ils s’expliquent, ils se reconnaissent. Mais c’était précisément ce qu’il ne fallait pas : car il n’y aurait plus eu de pièce. À chaque instant, cet éclaircissement semble nécessaire, inévitable, et le poète l’escamote.

Cela est à merveille dans une comédie d’intrigue, fantaisiste et gaie. Le rire porte avec lui sa justification. Mais dans un drame pathétique on veut savoir pourquoi on pleure, et pleurer sur des malheurs qui n’aient pas l’air arrangés exprès ; on a beau subir fatalement l’émotion, être empoigné : cela ne dure qu’un instant ; aussitôt on sait mauvais gré à l’auteur de nous avoir volé nos larmes, comme on garde rancune au faux infirme qui nous a dérobé notre pitié et notre aumône, on s’en venge après sur la pièce.

On concevra aisément que les dénouements de La Chaussée ne soient guère exposés à la critique. Ses intrigues sont très légères malgré les complications des données : il lui suffit de livrer action et personnages à eux-mêmes au cinquième acte, et la conclusion qu’il était jusque-là tout occupé d’empêcher, arrive à l’instant. Ses pièces n’ont pas de peine à finir, par la raison qu’elles en ont tant à durer. On se dit au cinquième acte le mot qu’on a eu jusque-là tant de peine à ne pas se dire ; on s’embrasse ; on pleure de joie, pour changer ; et si le public n’est pas content, il sera bien ingrat pour tout le mal que s’est donné l’auteur.

 

III

 

Il faut avouer, pour être juste envers La Chaussée, que ces surcharges romanesques sous lesquelles il a souvent effacé ses sujets, n’ont point nui à son succès auprès des contemporains. Outre le goût qu’ils avaient pour ces intrigues pleines de surprise, l’habitude les leur rendait en quelque sorte plus transparentes, et à travers l’invraisemblable roman ils apercevaient la réalité crue[441]. L’effet de ces drames impossibles, on ne s’en douterait guère aujourd’hui, fut celui qu’ont produit de nos jours les œuvres de M. Dumas, de M. Augier : on les admira comme des études d’une vérité piquante, prises au cœur même de la société. Et ce qui le prouve, c’est qu’on crut y voir plus d’une fois des aventures réelles transportées sur la scène.

Je laisse de côté le trait généreux de M. de La Faluère, qui ne prouve rien ici.

Mais on fit des applications de l’École des mères, et l’on désigna la famille que l’auteur avait représentée dans sa pièce[442].

Surtout la nouveauté de cette forme dramatique, ces personnages sérieux dans une action sérieuse, voilà ce qui donnait l’impression de la réalité à un public qui sortait du Chevalier à la mode, et même de Turcaret : tout le roman du monde ne détruisait pas cette impression. L’ennemi, c’était alors le bas comique, et non, comme aujourd’hui, le romanesque. Il ne faut pas l’oublier pour comprendre et le succès et le mérite de La Chaussée.

 

 

Chapitre III : Les caractères et la morale

 

I

 

Grimm déplore en maint endroit de sa Correspondance que la comédie de caractères ait disparu depuis Molière, et qu’on ne voie plus sur la scène que des peintures des travers mondains et des petits ridicules de société. Il en attribue la cause à la vie de salon qui efface les différences d’humeur et de tempérament et courbe tous les esprits sous les lois du bon ton, qui substitue à la diversité originale des inclinations naturelles une factice uniformité de goûts, d’opinions et de langage. Les gens du monde semblent être les épreuves multipliées à l’infini du même original : la parfaite politesse consiste à cesser d’être soi, dans lotis les moments où le moi vit, sent et souffre avec plus d’intensité, à bien se dérober derrière ce masque d’élégance froide que trop d’esprit et trop de cœur empêchent de porter avec une entière aisance. Le peintre, qui étudie le monde pour le représenter ensuite, est bien embarrassé d’y trouver l’homme : partout des surfaces polies et impénétrables, des paroles sans accent, des sourires sans âme, un esprit qui se prodigue sans se livrer, la perfection exquise du naturel ne révélant rien de la nature ; les lois de la correction et de la distinction dispensant d’appliquer les principes du vrai et du bien. La difficulté était grande assurément de discerner sous le brillant vernis de la vie mondaine, au delà de son esprit et de ses ridicules, les humeurs, les passions, les traits individuels et originaux, qui font la substance de la vie privée : c’est ce qu’il eût fallu faire pour les drames de La Chaussée, et c’est ce que La Chaussée n’a pas fait. Il n’a pas eu cette éducation de l’expérience qui a mûri le génie de Molière pendant ses douze années de vie vagabonde : il a passé sa vie parmi les grands seigneurs, dans le monde où, selon Grimm, les caractères se dérobent si soigneusement. Cependant je ne sais si la matière a manqué à l’observateur, ou l’observateur à la matière. Il y a un monde où la nature est plus contrefaite, l’originalité plus étranglée, que dans les salons : c’est la cour, et voyez ce qu’un La Bruyère, un Saint-Simon ont su déchiffrer sous l’uniformité du savoir-vivre et de l’étiquette. Il y a une sûreté de l’œil, qui voit l’attache de tous les masques, devine la plus imperceptible fissure du plus solide vernis et y coule un regard qui va jusqu’à l’âme, une finesse d’oreille qui découvre dans l’intonation apprise la sourde vibration du sentiment vrai, un instinct enfin qui traduit infailliblement les formules incolores, les gestes concertés, en cris violents, en mouvements désordonnés de l’âme, et perçoit tous les bruits de la tempête déchaînée sous la glace immobile du visage. La Chaussée n’avait rien de cela. Il a su de la nature et de l’homme ce qu’on en sait, quand on a fait sa rhétorique et qu’on a vécu dans le monde ; il a eu cette connaissance générale et superficielle où l’on arrive toujours avec un peu d’esprit ; et il en est resté là. Cependant, même dans ce monde de grands seigneurs, où il vivait, dans ces libres et plus que libres sociétés de Livry, du Temple, de Berny, où l’on ne cachait pas grand’chose de sa personne, un observateur aurait fait une ample moisson. Et parmi ces avocats, ces greffiers, ces bourgeois cyniques de propos et de mœurs qui furent les amis de sa jeunesse, il y avait plus d’un tempérament original qui ne songeait guère à se boutonner contre l’investigation de La Chaussée. Mais La Chaussée jouissait, riait, sans regarder, sans analyser ; il récoltait des sensations, et pas d’idées. Il n’avait ni le besoin ni le talent de l’observation. Il n’était pas de ceux qui, spectateurs plutôt qu’acteurs de la vie humaine, ne se livrent jamais tout entiers, qui, toujours de sang-froid, se regardent vivre eux et les autres, et sont les témoins détachés et pénétrants de l’action où ils paraissent absorbés, des passions dont ils semblent subir la contagion, qui enfin vont demander au monde non pas tant le délassement de leurs travaux achevés que les matériaux de leurs travaux à faire. La Chaussée, avec la froideur ironique d’un observateur, qui semble se mettre au-dessus du monde parce qu’il le pénètre, était, au fond, de ces gens qui, malgré leur air de réserve et de supériorité dédaigneuse, se plongent dans le monde, en jouissent, en vivent, sans réflexion et sans critique, comme on respire sans penser à l’air, comme le poisson nage sans s’inquiéter de l’eau qui le soutient et qui le nourrit. S’il fit des comédies, c’est parce qu’il voulut en faire, non parce qu’il avait besoin de peindre ce qu’il avait observé. S’il s’inquiéta des caractères et des mœurs des hommes, ce fut une tâche qu’il s’imposa, non une faculté qu’il exerça. Hors de la nécessité de son œuvre, il ne paraît pas qu’il ait eu plaisir à noter des traits d’humeur et de passion, à démêler les fils qui meuvent les marionnettes de la comédie humaine : il ne paraît pas même qu’il se soit douté qu’on puisse prendre la vie autrement qu’en acteur, et s’en faire le contemplateur. Je n’ai pas trouvé dans ses lettres, dans ses contes, dans tout ce qui n’est pas son théâtre, un seul trait d’observation, un seul mot où se révèle ni curiosité ni sympathie pour le spectacle si varié et souvent si triste de l’âme humaine ; il me paraît s’être connu lui-même, avoir senti ses forces et ses insuffisances, mais en homme pratique, pour tirer de soi le meilleur parti, jamais en philosophe, pour étudier l’homme dans son cœur et pour parvenir par la connaissance de soi-même à la connaissance de ses semblables

Le manque d’invention de La Chaussée vient de là : n’ayant rien observé, rien vu de l’homme, il ne trouve rien à en dire, et il masque par l’abondance et l’imprévu des incidents le vide et la faiblesse des caractères. Tous les auteurs dramatiques, tous les romanciers qui avaient une riche provision d’expérience, qui en savaient long sur la vie et sur les passions, tous ceux-là, en France du moins, ont toujours aimé la simplicité, la nudité de l’action, et ont mis l’invention dans le détail des sentiments et le jeu des caractères. La Chaussée n’a presque jamais dépassé une certaine banalité facile et superficielle ; à cet égard, ses pièces ont l’air d’être écrites par un amateur pour l’amusement d’un jour : tant on n’y trouve que cette psychologie courte, sommaire, vague, à fleur d’âme, qu’un homme du monde peut ramasser sans y songer. N’allons pas y chercher ce que nous ne savons pas : La Chaussée n’a vu que ce que nous voyons tous. Il nous montre des personnages qui sont les premiers venus, pareils à ceux que nous coudoyons dans les rues ou dans les salons, mais comme eux ne laissant en nous qu’une impression confuse et incomplète. Nous n’en perçons pas l’écorce ; nous n’en voyons pas l’âme, et la raison est que sous l’écorce il n’y a rien, et que le poète n’y a pas mis d’âme.

Cependant les contemporains admirèrent beaucoup certains caractères des pièces de La Chaussée : Constance du Préjugé, Monrose et Hortense de l’École des amis, Mélanide, le Président de la Gouvernante. Avaient-ils tort ? Un magistrat qui se dépouille pour réparer une erreur involontaire, n’est-ce pas un beau caractère ? Oui, dans la réalité, où l’acte suffit, et j’admire fort le Président de La Faluère, à qui, dit-on, l’aventure arriva. Mais au théâtre, c’est autre chose ; et il faut bien voir ce qui constitue un caractère.

Les actes ne signifient rien ; ce qui fait un caractère au théâtre, ce sont les causes déterminantes des actes, et la valeur dramatique du caractère dépend de la connaissance plus ou moins exacte et particulière que l’auteur nous donne de ces causes, et des liens nécessaires qui les unissent à leurs effets. S’il nous dit que son personnage agit ainsi, parce qu’il est bon, ou parce qu’il est méchant, il ne nous contentera pas. La bonté n’est pas un caractère : il y a tant de façons d’être bon. Un soldat n’est pas bon de la même façon qu’un prêtre ; un vieillard l’est autrement qu’un jeune homme. Il y a des âmes où la bonté est une heureuse disposition de la nature ; il y en a où elle est un triomphe douloureux de la volonté. Il y a mille influences, humeur naturelle, âge, éducation, profession, qui nuancent à l’infini ce qu’on appelle la bonté. Et de même toutes les autres passions : orgueil, ambition, honneur, amour.

Si l’on s’en tient à la réalité visible, il y a dans chaque homme un peu de toutes les passions ; tout le monde a ses moments de colère et d’ambition, agit par amour ou par égoïsme. Mais avoir tous les caractères, c’est n’en avoir aucun. Un personnage n’existe pas au théâtre, quand chacun de ses actes s’explique isolément, à son tour, par un sentiment, même vrai et finement observé, si tous ces sentiments et les actes qui en dérivent restent dispersés et indépendants, et paraissent comme des éclairs successifs au milieu d’épaisses ténèbres. Si d’autre part on imagine un caractère en logicien et en orateur, si l’on prend une passion générale pour cause unique et immédiate de tous les sentiments et de tous les actes d’un personnage, si on déduit méthodiquement, in abstracto, les effets de cette cause, la figure sera roide, artificielle et sans vie. Il faut à la fois la complexité et l’unité, et la création d’un caractère sera une construction scientifique où un groupe de phénomènes sera dominé par des lois qui s’expliqueront elles-mêmes par des lois plus générales, jusqu’à ce que l’on arrive à une loi plus générale, d’où tout procédera : au-dessous des actes, au-dessous de la variété des sentiments particuliers, au-dessous de la complexité des passions qui se croisent et qui se choquent, il faut saisir la passion maîtresse, à laquelle tout se subordonne, qui teint tous les actes, tous les sentiments, toutes les autres passions de sa couleur, et qui explique l’homme, qui est l’homme. Par là seulement un caractère aura cette richesse psychologique qui en fait la valeur pour celui qui s’enquiert de l’âme humaine.

Mais ce n’est pas tout : il faudra que le personnage ait de la continuité, que les états d’âme successifs soient reliés entre eux et sortent les uns des autres ; ce qui est bien différent de l’immobilité. Transporter le même homme du drame d’un bout à l’autre, tout d’une pièce et dans la même attitude, comme on traîne une statue d’une place à une autre à grand renfort de rouleaux et de cordes, c’est faire une œuvre artificielle et fausse. Bien de moins vivant et de plus facile à produire que cette identité absolue et extérieure du caractère. L’homme, dans la vie, reste le même : mais en même temps il change toujours ; son être s’altère, se développe, se décompose et se recompose incessamment, et l’identité consiste en ce que le présent sort du passé et contient l’avenir. Voilà ce que le théâtre doit rendre manifeste : il faut que l’on voie que l’homme du dénouement est bien l’homme de l’exposition, quoiqu’il parle et sente différemment, et qu’il soit parfois tout le contraire de ce qu’il était.

Un caractère au théâtre, c’est donc une série d’actes et d’états d’âme, très précisément décrits, expliqués par des causes très particulières, qui elles-mêmes dépendent directement ou non d’une cause générale dont la force se fait sentir d’un bout à l’autre de la pièce et qui rend compte avec la même clarté et la même nécessité logique des actions incohérentes et des sentiments contradictoires où la pression des circonstances extérieures peut amener le personnage. Des faits très particuliers, avec des lois très générales ; une variété complexe, avec une stricte unité ; une mobilité sans repos, avec une constante identité, voilà ce que doit contenir un caractère, voilà ce que contiennent les caractères dessinés par nos grands poètes dramatiques, par ceux même dont le dessin paraît trop simple, comme Racine, ou trop roide, comme Corneille.

Les contemporains de La Chaussée se contentèrent à moins de frais. Les contemporains sont toujours très faciles ou très difficiles à contenter. Il faut infiniment de génie et d’habileté pour faire accepter des études profondes qui mettent l’âme à nu, et révèlent les plus intimes dessous des passions et de la vie : on est toujours tenté de contester les affirmations de l’homme qui prétend avoir vu plus loin que nous, de nier ce qu’on ne sent pas en soi, et ce n’est que vaincu, subjugué par l’évidence, ou pénétré d’une vérité soudaine qui force la raison avant qu’elle soit en défense, ce n’est qu’alors qu’on proclame la sûreté de vue, la finesse originale de l’auteur. S’il a entrevu seulement, ou exposé confusément la vérité, s’il s’est arrête à mi-chemin, s’il n’a pas dominé son public à force de rigueur et de clarté, on conteste tout, on crie : « c’est faux ! », et l’on range la pièce dans les œuvres manquées, l’auteur dans les systématiques qui faussent la réalité. On préfère ceux qui n’expliquent rien du tout, à ceux qui n’expliquent pas tout. Le public a des indulgences inépuisables pour les œuvres indigentes, superficielles, plates. C’est qu’il n’en aperçoit pas la faiblesse et le vide. Bien dans ces œuvres ne lui donne à supposer l’existence du monde mystérieux et complexe qui s’agite au fond de l’âme ; et il ne s’avisera pas de lui-même que ce monde existe. Il n’exige donc pas qu’on le lui peigne, et il se contente de ce qu’on lui montre. Le train de la vie ordinaire, agrémenté parfois de ces incidents extraordinaires qu’on aime à se représenter comme possibles, et qu’on attend souvent pour améliorer sa propre vie, expliqué de cette façon sommaire et générale qui nous est habituelle dans la réalité, par un de ces mots qui disent tout, et tout ce qu’on veut, des personnages qui sont vêtus, mangent, boivent, gémissent, plaisantent comme ceux qu’on rencontre tous les jours, tout en surface comme ceux-là aussi, qui agissent bien ou mal, comme ceux-là, et comme eux ne nous livrent que leurs actions pour les juger, quelques-uns chargés de réaliser l’idéal, mission qui explique suffisamment leur capacité infinie de dévouement, et composés d’un qualificatif et d’un costume, voilà qui mérite les applaudissements du public, et voilà dont on dit que c’est bien vrai. Et en effet, il n’y a pas un mot, pas une idée, qui dépasse les notions de la femme la plus frivole ou du spectateur le plus épais. L’auteur a bien montré tout ce que voient du monde les esprits sans finesse, tout ce que rêvent au delà les âmes sans poésie. Au lieu d’élever pour un moment la foule médiocre jusqu’à soi, il est descendu, ou bien la nature l’a placé, à son niveau. La seule vérité qu’il manifeste et que la postérité ira peut-être chercher dans ses œuvres, ni lui ni le public qui l’applaudit ne s’en doutent, c’est la mesure exacte de la vulgarité intellectuelle et morale d’une génération qui a pu se plaire à* ces pauvretés et s’en nourrir.

 

II

 

Je ne voudrais point faire tort à La Chaussée, mais je ne puis m’empêcher de faire ces réflexions, quand je vois les personnages qu’il a mis le plus souvent en scène et la peinture qu’il nous donne de l’humanité. Il se relève par d’autres côtés. La nouveauté de son entreprise, l’intérêt réel des sujets, la force de certaines situations aidèrent ses contemporains, disposés déjà par les raisons que je viens de dire, à exiger peu de lui sur ce point et à se contenter d’une ombre de psychologie et d’une morale sans profondeur.

La peinture générale des mœurs du XVIIIe siècle, qui sert de fond à ses tableaux, n’a rien d’original, ni d’intéressant ni de vivant. C’est l’éternelle satire de l’impertinence à la mode, du persiflage et de la méchanceté, du faux esprit, et de la galanterie sans amour, des femmes ennuyées, oisives, coquettes et joueuses, des bourgeois qui se décrassent en achetant des titres et en copiant les vices des nobles, enfin tout ce train du monde, visites, intrigues, rendez-vous, soupers à la petite maison, que cent comédies du temps nous présentent. La Chaussée a une certaine lourdeur de main, qui ne convient guère à de tels sujets ; tous ces ridicules et ces vices ont besoin d’être légèrement et spirituellement touchés, comme ils l’ont été dans une foule de petites comédies en un acte de ce temps-là, sans parler du Méchant.

Ne nous attachons donc pas aux portraits, aux traits satiriques semés dans les comédies de La Chaussée ; négligeons les figures secondaires, d’un dessin assez exact, mais sans finesse, d’un coloris terne et sans grâce. Quittons l’accessoire et allons au principal. Que valent les caractères principaux de ces comédies ?

Il est évident tout d’abord, quand on étudie ce théâtre, que les caractères n’y sont pas un élément essentiel. La formulé de La Chaussée, qui consiste à envelopper le sentiment moral dans une émotion générale de la sensibilité, ne les comporte pas nécessairement. Il peut s’en passer et atteindre son but. Son premier succès en est une preuve[443]. Qu’est-ce que Damon ? Un homme marié qui se croit veuf. Et Léonore ? Une femme mariée qui se croit veuve. Et après ? Tous les deux sont des âmes sensibles. Impossible de trouver rien de plus, et la pièce marche avec cela, et elle a fait pleurer, et elle a donné une leçon aux époux.

Mais dans ce cas l’absence des caractères se trahit par l’incohérence des sentiments : ils poussent dans le cœur des personnages soudainement selon la nécessité du moment, comme des champignons aux lieux humides, et l’occasion qui les a fait naître, les fait passer aussi vite et disparaître. Tout s’éparpille, rien ne se tient, et le nom seul assure l’identité de la personne. Ainsi Léonore accepte au deuxième acte, après quelques façons, que Damon divorce avec sa femme pour l’épouser : c’est qu’il faut qu’ils soient d’accord, pour être désunis par le coup de théâtre qui va venir. Au troisième acte, elle repousse le divorce qu’on lui propose pour elle-même, et qui lui permettra d’épouser Damon. Son mari la délie : elle refuse, elle dit qu’elle ne peut l’abandonner sans crime, elle s’accroche à lui malgré lui. Si elle était pieuse, on la comprendrait encore. Mais il ne s’agit que de prolonger la contestation pour reculer le dénouement.

À l’ordinaire, cependant, il faut bien imaginer des caractères, et La Chaussée les compose selon les exigences de sa morale et de son roman. Pour la morale, il faut qu’ils soient bons ; pour le roman, il faut que cette bonté agisse de telle et telle façon.

Moraliste sans psychologie, La Chaussée n’est pas allé au delà des formules les plus générales. Le monde se divise pour lui en deux catégories, les bons et les méchants. Tous les bons se valent et se ressemblent. Par une puissance d’abstraction qui n’est qu’une impuissance d’observer, il efface toutes les couleurs, toutes les nuances des passions, et ne garde que la valeur morale. De là le vague et le vide de ces caractères : prenez les plus fameux. Constance, Hortense, Mélanide, la Gouvernante, Monrose, le Président, Clarendon ; qu’en aurez-vous à dire ? Vous les définirez d’un mot : ils sont vertueux ; si vous voulez aller au delà, il ne vous restera qu’à énumérer leurs actions et raconter leur histoire.

Des actions très, particulières, très exceptionnelles même, reliées brusquement au principe le plus abstrait et le plus général, voilà les caractères de La Chaussée. La première conséquence est que ce lien, la plupart du temps, n’est pas très nécessaire. De même que la bonté du personnage pourrait produire une infinité d’actes différents de ceux que le poêle choisit arbitrairement, de même les actes qu’il explique par la bonté pourraient dépendre aussi d’une cause différente, ou dépendre de la même cause en mille façons différentes. Faites varier dans la Gouvernante le caractère du Président, et vous verrez que la pièce ne changera pas et que tout s’y passera exactement comme avant. Donnez au Président le caractère de Montjoie[444], et n’introduisez point de Tiberge : la Gouvernante et sa fille ne sauront rien et Angélique épousera Sainville. Faites-en un honnête homme, qui regrette son erreur, et vraiment heureux de la réparer sans se ruiner : il pourra tout dire, et Angélique épousera Sainville. Que la Gouvernante ait été ruinée par un autre magistrat, que le Président ne soit plus président, la pièce subsistera : le père de famille continuera de s’opposer à un mariage inégal, et l’amour paternel, la pitié, l’innocence d’Angélique vaincront sa résistance. La pièce perdra la restitution, qui ne se fait pas, et l’on ne s’apercevra pas qu’il lui manque rien. L’épisode pour lequel elle est faite y est inutile ; et le caractère qu’elle doit mettre en lumière n’y sert à rien. Qu’on fasse du Président un saint, un honnête homme, ou un coquin, ou rien du tout, tout se passera exactement de la même façon. Essayez maintenant, dans une comédie de Molière ou dans une tragédie de Racine, de changer ou la nature ou l’intensité d’un caractère, et vous verrez tout l’édifice menacer ruine, comme Saint-Pierre de Rome, quand le Bernin s’avisa de creuser des escaliers dans les colonnes de Michel-Ange. Les mesures sont si bien prises ; les effets, les résistances, les réactions si bien calculées, qu’on ne peut toucher à la moindre partie sans compromettre ou modifier le tout.

Parfois aussi la distance sera trop grande du principe général aux actions particulières, et le poète n’apercevra pas qu’il y a quelque contradiction entre la cause et les effets. Il veut nous donner dans le personnage de la Gouvernante l’idée d’une haute vertu. Il lui fait prendre pour cela en toute occasion le contrepied de l’intérêt personnel ; elle s’acharne au sacrifice. Mais les circonstances sont telles que le sacrifice est inutile, que la parfaite honnêteté s’accorde avec l’intérêt, et qu’avec toute sa vertu la Gouvernante n’a rien de mieux à faire que de se laisser être heureuse. Pourtant elle n’y consent pas ; elle tient à être sainte et martyre ; elle use de voies tortueuses, détournées, pour pratiquer soit héroïsme en dépit du sort ; et elle n’aperçoit pas que tant de ruses au service de tant de vertu, tant de finesses pour faire son malheur, et surtout celui de sa fille, amoindrissent l’idée qu’elle devrait donner d’elle-même et, loin de mettre sa bonté en lumière, l’obscurcissent par l’équivoque et le manque de franchise. Le roman va ici contre la morale, et le caractère péril entre les deux.

Quand on n’aperçoit dans un sentiment, dans une action, et dans toute l’âme, que la bonté ou la méchanceté, quand on fait abstraction de tout ce qui n’est pas l’élément moral, et que l’on n’admet que les catégories du bien et du mal absolus, quelle peinture de caractère peut-il y avoir ? quelle évolution ? quel développement ? quelle gradation ? quelles nuances ? Il ne peut y avoir que roideur et monotonie : un seul ton étendu d’un bout à l’autre de la peinture, une seule épithète poursuivant le personnage de scène en scène et s’appliquant à toutes ses paroles et à tous ses actes ; une formule enfin, générale et vague, et dessous, le vide.

En dépit de la multiplicité des incidents et des complications du roman, demandez-vous ce que vous apprend La Chaussée sur ses héros et ses héroïnes, sur leur vie intime, leur tempérament, leur façon de penser et de sentir, même sur leur éducation et leur vie passée ? Autant de questions qui resteront sans réponse. Comparez ce que vous savez de Constance dans le Préjugé, et d’Antoinette dans le Gendre de M. Poirier. Constance, c’est une honnête femme, une femme sensible, qui aime son mari, et souffre de son abandon. Antoinette aussi est honnête et sensible ; elle aime aussi son mari et souffre de son infidélité. Mais elle aime et souffre d’une façon particulière, bien à elle, par suite de certaines idées sur le mariage et ses devoirs, idées qui sont le produit de toute sa vie morale antérieure, où entrent pour une part même ses plus lointaines impressions d’enfance. Nous savons comment elle a été élevée, entre un père vaniteux, médiocre et aigre, une mère bonne, triste et résignée, un parrain, vieux garçon, grand liseur, à l’âme très élevée et très naïve, qui lui a donné des idées hautes, des volontés viriles sans toucher aux pudeurs et aux délicatesses féminines ; et nous comprenons alors et ses souffrances et sa grandeur. Comparez de même Mélanide avec Clara Vignot ou avec Mme Bernard ; d’un côté vous apprenez qu’on s’est aimé et qu’on n’a pas pu s’épouser. De l’autre vous voyez les circonstances se dessiner, et dans le détail de la faute ou de l’infortune surgir le caractère. Chacun de nous, s’il a lu ou écouté avec attention quelqu’une des meilleures œuvres de M. Dumas et de M. Augier, pourrait récrire cette biographie des personnages que l’un d’eux nous apprend qu’il fabrique à son usage avant de les lancer dans une action dramatique. Pour La Chaussée, c’est impossible : ses personnages viennent d’où l’on veut, sans doute pour pouvoir aller où l’on veut, où veut l’auteur par le caprice arbitraire de son invention romanesque.

Ce qui sera surtout impossible au poète, c’est de transformer un caractère, de faire sortir d’un méchant homme un homme de bien. Pour prendre trois exemples bien différents et d’inégale valeur, Auguste[445], le duc d’Aléria[446], Olivier[447] lui sont inaccessibles. On le voit par l’échec de l’École de la jeunesse et par l’étrange conception du personnage de Clarendon. Ce personnage est pourtant tel qu’il devait être logiquement, nécessairement, du moment que La Chaussée, avec sa psychologie courte et ses formules morales, prétendait peindre un libertin corrigé. Un homme a fait le mal, il fait le bien ; il a été corrompu, il est vertueux. Si les mois ont une valeur, il n’y a rien de commun entre ces deux états, et il n’y a point de passage de l’un à l’autre. Tant que cet homme a fait le mal, il a été corrompu ; depuis qu’il fait le bien, il est vertueux. On aura beau tourner et retourner ces formules, on n’en tirera rien autre chose. Il y a là deux groupes de faits, isolés, indépendants, sans communication : les mauvaises actions, et les bonnes actions. Si bien que La Chaussée n’a été que logique lorsqu’il a dédoublé son personnage par un changement de nom, et nommé Clairval le groupe des faits vicieux, Clarendon le groupe des faits vertueux. Ce sont deux étiquettes exactes et qui ne trompent pas sur le contenu. Partant de notions absolues, dont les conséquences se développent sans jamais se confondre, n’ayant point observé la sourde germination et la continuelle évolution des choses vivantes, La Chaussée ne pouvait que juxtaposer le libertin et le sage : il ne pouvait tirer l’un de l’autre, ni surtout montrer ce travail intérieur, ce tissu de petites causes et de petits effets, qui, à la longue, par un insensible progrès, aboutissent à la crise décisive où l’homme apparaît transformé et converti ; ni cette préparation, ni ce dénouement ne lui appartenaient.

À ce Clarendon, à ce mannequin maussade qui glisse à travers la pièce comme dans une rainure, tiré par une ficelle, raide et inerte dans sa vertueuse attitude, comparez le duc d’Aléria. Voilà bien un libertin, qui l’a été, qui en gardera l’empreinte ineffaçable dans sa sagesse même : et voilà comme un libertin peut se corriger, sans s’en douter, par mille influences qui se combinent pour le ramener à la vertu et à l’amour. Il est fatigué d’abord, il a trente-six ans : l’estomac se gâte, les cheveux tombent, le ventre pousse. Encore quelques années et ce ne sera qu’un vieux beau. Il touche à l’âge où l’irrégularité devient une gène, où la fantaisie fait souffrir par le désordre, où l’on ne trouve plus très comique de mal dîner, d’être sans domicile, et gibier de créanciers. Enfin il aime sa mère, d’une affection d’autant plus entière, plus idolâtrique, moins égoïste, qu’il a moins pris la vie au sérieux ; c’est un grand enfant, et il aime sa mère comme un enfant. Il découvre soudain son frère, un noble cœur qu’il méconnaissait. La reconnaissance, l’humiliation de faire peser sa faute sur les siens, se joignent à l’amour et à l’amitié. Les affections domestiques le ressaisissent et l’enserrent. Voilà l’enfant prodigue rendu à la famille, à la vie calme et régulière. Pourtant il a beau sentir un bien-être physique et moral qu’il ne connaissait pas. La transition était trop brusque : le libertin, tout blasé qu’il était sur les plaisirs vicieux, s’ennuie du bonheur vertueux. L’honneur le retient : il a ruiné son frère et sa mère ; sa présence seule l’acquitte envers eux. Puis il y a une jolie femme dans la maison : elle est au-dessus du soupçon ; il n’y a rien à espérer : qu’importe ? un joli visage, de l’esprit et de la gaieté, c’est tout ce qu’il faut au duc ; il lui fait la cour, sans qu’elle y fasse attention et sans qu’il s’en afflige : cette petite comédie à un personnage qu’il joue tout seul amuse ce qui reste en lui de libertinage, et laisse les affections pures, les sentiments nobles repousser de vigoureuses racines dans son cœur. Enfin une petite fille le prend, ce roué, par toutes les innocences, toutes les ignorances, qu’il avait si peu rencontrées jusque-là : et l’étourderie fantaisiste d’une pensionnaire, d’une enfant de seize ans, va faire de l’effréné viveur le plus soumis des maris. Rien de plus vrai que cette étude, de plus logique que cette conclusion, de plus simple et de plus souple à la fois que ce caractère transformé ou plutôt développé par l’action multiple et successive de causes si nettement définies et mesurées.

Au lieu de cela, que nous dit La Chaussée ? Clairval voit une jeune fille au théâtre. On lui dit qu’il faut de la vertu. Il en aura. Il s’en procure du jour au lendemain, sans un tâtonnement, sans une rechute. Il devient vertueux en cinq minutes, parce que Zélide le veut sans vices, comme M. de Chantrin se fait raser parce que Mlle Hackendorf le veut sans barbe[448].

J’avais acquis des mœurs : leur germe déployé
Dans mon cœur trop tardif avait fructifié[449] !

Et du coup le voilà un saint, dans toutes ses actions, même dans toutes ses paroles. Au moins le duc d’Aléria avait conservé son vocabulaire et ses tours de phrase d’autrefois : il est plus aisé de changer de façon de penser que de façon de parler. Sa vertu récente a un langage de mauvais sujet, brodé d’argot de boulevard et de métaphores de cabinet particulier[450]. Voilà le style qui lui convient et non de la componction et des roulements d’yeux, un style de séminariste, qui fait penser au Tiberge de Manon Lescaut[451].

On pourrait dire que La Chaussée a voulu montrer combien l’opinion du monde revient difficilement sur le libertin. C’est pour cela qu’il a fait son héros parfaitement corrigé, absolument vertueux, et cependant les soupçons le poursuivent, les calomnies l’enveloppent, le monde doute ou raille. Cela est vrai, et pourtant la leçon est plus forte dans la pièce de George Sand, quand on voit la mère même et le frère du libertin converti l’outrager de leurs soupçons injustes : n’est-ce pas ce qu’il y a de plus terrible et de plus saisissant que cette longue défiance de ceux qui l’aiment, qui voudraient n’en pas croire du mal et qui ne le peuvent pas ? Au contraire, dans l’École de La Chaussée ceux-là doutent de la conversion, qui ne connaissent pas l’homme : ceux qui le connaissent et qui l’aiment ne peuvent croire qu’il ait failli. Quelle leçon y a-t-il, sinon qu’il faut se repentir au lieu même où l’on a péché, faire le bien sous les yeux même de ceux qui nous ont vu faire le mal ? Est-il étonnant qu’on ne croie pas à une conversion qui se cache, que rien ne prouve ? et le monde n’est-il pas bien excusable d’en douter ?

J’en ai dit assez pour faire comprendre à quel point les caractères de La Chaussée manquent de précision, d’intérêt et de vie : en un mot, ils sont vides. La forme en est dessinée, à peu près, par les incidents si nombreux et si romanesques que le poète imagine pour suppléer à la véritable invention et à la vie psychologique ; la couleur uniforme et terne en est donnée par les moralités que débitent ces personnages et qui donnent l’idée de leur vertu en même temps qu’elles sont destinées à l’utilité du spectateur.

 

III

 

Il ne faut pas oublier en effet que cette action, telle qu’elle est, ce roman, quel qu’il soit, ces caractères, s’il y en a, tout cela aboutit à une leçon morale. Le poète est un moraliste et veut enseigner la vertu. Le théâtre a maintes fois élevé cette prétention, plus honorable par l’intention que justifiée par le succès. Comment s’est-il acquitté de cet emploi, que personne ne l’oblige à prendre et qu’il faut exercer avec conscience, quand on le prend ? Je laisse de côté les écrivains qui ont servi la vertu en jetant du ridicule sur le vice, Molière et tous ceux qui ont suivi sa voie. Il ne s’agit ici que de la comédie sérieuse, pathétique, qui recommande la vertu par l’attendrissement et décrie le vice par l’odieux.

Il y a des esprits simples, francs, vigoureux, qui font de la morale sans le dire, sans y penser peut-être, en faisant voir la vie morale sous la vie extérieure, en mettant à nu les secrets ressorts des résolutions et des actes, qui, dans une action condensée et logique, font éclater les effets des passions et des vices, ceux aussi de la bonne volonté et du dévouement, si naïvement, si licitement, si fortement, que de leur psychologie jaillit une morale, et que la leçon s’impose à tous en restant sous-entendue. C’est la morale qu’un observateur curieux et pénétrant tirerait de la vie, rapprochée du public et mise à sa portée par la seule concentration des éléments épars et perdus dans la réalité, extraits, isolés et rassemblés par le poète pour obéir aux conventions nécessaires de son art.

D’autres écrivains sont et veulent être des moralistes. Ils font des pièces à thèse : ils se proposent de démontrer une vérité de morale sociale ou individuelle, et chaque situation qu’ils développent est un argument. Tous les personnages, par leur groupement, leurs actions et leur destinée, toutes les scènes, par leur rapport et leur sens propre, ne sont que les pièces du raisonnement de l’auteur, qu’il place, agence, expose de façon à mettre en lumière son idée et à imposer sa conclusion. Il ne se cache pas d’être moraliste, et dès le début il vous prévient qu’il va vous prouver quelque chose : il vous explique toutes les données du problème, en pèse bien les termes, vous provoque à en donner une solution conforme à vos habitudes, à vos préjugés, à vos intérêts, et commence à opérer, à raisonner sous vos yeux pour vous conduire par degrés à sa propre solution, différente de la vôtre, souvent opposée. Il n’y a pas de tromperie, pas d’erreur. Si vous convenez qu’il n’y a pas d’autre dénouement à la pièce que celui de l’auteur, la démonstration est faite ; et, que vous la fassiez passer ou non dans la pratique, il vous faut bien avouer qu’en théorie la conclusion est vraie.

Dans ces pièces à thèse, il est bon, pour la netteté de la démonstration, pour en faire suivre le fil et en souligner les points principaux, les arguments décisifs, il est bon que l’auteur ait un porte-paroles. C’est le raisonneur de l’ancienne comédie, non plus caché dans un coin du tableau, mais poussé au contraire au premier plan, dominant la pièce et la menant. Il ne sera pas forcément, il sera rarement le héros du drame, il en sera l’acteur ou le facteur principal : il fera marcher l’action et tiendra les fils des personnages[452].

Cela est nécessaire. Si peu de place que le raisonneur occupe dans certaines œuvres de la comédie classique, il paraît encore en occuper trop. Pour que celui-ci ne paraisse pas un accessoire encombrant, on le met partout : il remplit la scène, de peur qu’il n’y paraisse inutile. On lui fait dans le tissu de l’intrigue une place, qui l’y mêle et l’y confond inséparablement. Chargé de faire saillir d’un bout à l’autre de l’œuvre l’argumentation de l’auteur, il n’aura d’autorité que s’il semble parler sous la pression fatale d’événements où il a part, dont il n’a pas le droit de se distraire ; si enfin ses raisons sont des armes et sa démonstration un combat.

Car il ne s’adressera pas à la galerie : les plus belles allocutions seraient sans effet. Il parlera aux acteurs même : tous ses arguments, qui doivent, par-dessus leur tête, par-dessus la rampe, aller porter l’évidence au cœur du spectateur, ne seront dirigés que contre des personnages du drame, égarés ou effrayés par les mêmes préjugés qui dans le public font obstacle à la vérité. Il aura toujours sur la scène quelqu’un à convaincre, qui résistera, si longtemps, si obstinément, que nous tous, qui partageons ses idées, nous lui crierons cependant, captivés par l’intérêt du drame, touchés de sympathie pour une victime innocente ou repentie : « Mais décide-toi donc ! Dis-le, ce oui ! », et nous nous impatienterons contre lui de ce qu’il ne fait pas ce que parfois nous nous apercevons le lendemain que nous ne ferions jamais nous-mêmes dans une circonstance réelle. Mais notre adhésion a été forcée, séduite, et l’auteur a atteint son but. Le procédé est vieux : il a servi à Corneille pour imposer le dénouement du Cid. Il n’en est pas plus mauvais.

Mais ce personnage, ce raisonneur, comme je l’appellerai faute d’un autre nom, ne débitera point de la morale en maximes : il ennuierait et ne toucherait pas. Ici est la vraie difficulté du rôle, et ce qui rend si délicate pour un poète l’entreprise de mettre à la scène un caractère de ce genre. Pour faire tout son effet, il faut que ce porte-paroles ne semble pas réciter une leçon, répéter les Quatrains de Pibrac ou la Morale en action, des modèles d’écriture ou des vers de mirliton ; il faut qu’il ait vécu sa morale, et qu’on l’écoulé comme on fait dans le monde un homme d’esprit supérieur, de grande curiosité et de vie un peu aventureuse, qui tout en causant, sans faire le pédagogue ni le pédant, met au service d’autrui sa riche expérience, qui utilise à propos ses souvenirs et ses réflexions pour préserver ses amis des maux et des fautes dont il a été le témoin ou la victime. Toute sa morale sera donc faite, non de maximes générales, mais de faits particuliers, de souvenirs personnels, d’émotions intimes, et les formules même qu’il donnera ne seront, on le sentira, que des généralisations qu’il est en droit défaire, parce qu’elles enveloppent une masse de réalités concrètes et qu’elles en expriment la vérité absolue, universelle, impérieuse.

Enfin, et un mot suffit ici, il faudra qu’il soit homme d’esprit, non pas faiseur de mois, mais inventeur de formes brillantes et parfaites, de ces phrases inoubliables, qui montrent toute la pensée sans en rien laisser perdre. Il aura le langage, piquant, relevé, pittoresque, mordant, mais surtout impitoyablement précis : tout portera, et s’il se laisse jamais aller à une saillie vulgaire, c’est qu’elle sera un anneau nécessaire dans la chaîne interrompue du raisonnement.

Tout cela suppose un mérite essentiel : le poète moraliste devra être un psychologue. Il lui faudra une observation fine, étendue, profonde : il aura lu au fond de l’âme humaine, il en aura démêlé la complexité ; il aura pesé les forces, étudié les ressorts ; il aura vu dans chaque action l’épanouissement extérieur d’un réseau de pensées et de sentiments qu’il aura patiemment divisés et comptés. Sous peine d’être banale ou vague, toute sa morale s’appuiera sur la psychologie. Pour guérir les âmes, il faut en connaître les maladies, et dangereux ou impuissant serait le médecin qui prétendrait rédiger des ordonnances sans avoir étudié l’anatomie ni la physiologie.

 

IV

 

Or aucune de ces conditions n’est réalisée chez La Chaussée. Qu’il ne soit guère psychologue, je n’ai pas à le démontrer ; et de cette infirmité primordiale va résulter la maigre substance de sa morale.

Ajoutez qu’il n’a pas d’esprit, que le trait, le pittoresque, le mordant, l’art des formules expressives et saisissantes, lui manquent. Et, s’il en faut une preuve, écoutez ces mots à effet, ceux qui résument une thèse ou une situation :

La mode n’a point droit de nous donner des vices :
Faisons ce qu’on doit faire, et non pas ce qu’on fait[453].

Si la mode emprisonne un naturel heureux,
À quoi sert le bonheur d’être né vertueux[454] ?

Le devoir d’une épouse est de paraître heureuse[455].

...Qu’osez-vous m’apprendre ?
– Que je crains de céder à la fatalité
Qui pourrait m’entraîner à l’infidélité.
– Cette fatalité n’est autre que vous-même[456].

La Chaussée n’a pas le don des formules, cela se voit. Pour l’esprit, comique, fantaisiste, poétique, celui de Regnard, de Beaumarchais ou de Musset, nul homme n’en a été plus dénué en écrivant.

Il lui manque donc, pour faire de la morale au théâtre, le fond et la forme. Il ne nous fait pas illusion par l’abondance des moralités qu’il étale, et leur continuelle succession nous rend plus sensibles la banalité du fond et la lourdeur de la forme. Tous ses personnages moralisent, à qui plus, à qui mieux. Ils font assaut de sermons : ils se rectifient, se complètent, et, quand ils sont du même avis, on ne voit que mieux qu’ils parlent pour le public. Il n’est point, dit Clarendon en achevant une longue tirade,

Il n’est point sans les mœurs de grandeur véritable,
Et la vraie indigence est celle des vertus,

Et d’Autricourt lui répond :

Ah ! que vous m’enchantez ! Ajoutez, au surplus,
Qu’un prodigue a toujours perdu tout ce qu’il donne, etc.

Mais, s’ils sont d’accord, à quoi bon s’étendre là-dessus ? Pour qui parlent-ils, s’ils n’ont personne à convaincre ? S’il y avait un troisième personnage à désabuser, à convertir comme au 4e acte des Fourchambault, cet assaut de moralités, renvoyées comme des balles, cette complicité de répliques, passant par-dessus la tête d’un personnage muet, mais plutôt en effet l’atteignant au cœur, deviendraient dramatiques et prendraient un puissant intérêt. Je ne vois pas que, sauf de rares exceptions[457], un personnage de La Chaussée invoque son expérience, sa vie passée, à l’appui de sa morale, et qu’elle prenne jamais le caractère d’une observation personnelle, d’une acquisition directe de l’esprit au contact de la réalité. À la fin d’une scène qui est vraiment pathétique, Mélanide, qui vient de se découvrir à son fils, répond à la tendresse du jeune homme par ces conseils :

Vous voyez quel doit être un jour votre partage.
Il faut au fond des cœurs vous faire un héritage.
Leur conquête n’est pas l’ouvrage d’un moment :
On les gagne avec peine, on les perd aisément.
Mais la douceur attire et retient sur ses traces
L’amitié, la faveur, la fortune et les grâces.
La hauteur n’a jamais produit que des malheurs[458].

Est-ce une mère qui parle à son fils ? ou un maître d’école qui fait une dictée ?

Le souci qu’a le poète de fournir des leçons à son auditoire le mène malheureusement à tout généraliser et à disserter hors de propos. Même quand le dessin du dialogue est juste et que l’idée morale s’applique bien à la situation, La Chaussée gâte tout en insistant lourdement, en délayant, en visant aux vers sentencieux : Angélique vient d’avouer à la Gouvernante que Sainville lui a signé une promesse de mariage. Celle-ci lui montre le danger où elle s’expose : « Vous vous perdez. Une telle promesse ne vaut rien ; ce n’est qu’un piège, que vous apercevrez trop tard. L’amour est assez fort par lui-même : pourquoi lui fournir encore des armes par de tels engagements ? Au lieu d’endormir votre conscience, n’avez-vous pas besoin de toutes vos forces pour résister ? Et qui sait si Sainville n’abusera pas de votre amour ? – Je réponds de moi. – On dit toujours cela, et on cède tout de même. »

Cette réplique est juste, mais que devient-elle sous la plume de La Chaussée ?

La sagesse n’est pas toujours inaltérable ;
C’est en vain qu’on se flatte, et qu’on croit être sûr
De ne brûler jamais que du feu le plus pur ;
Malgré soi-même, enfin, l’on manque à sa promesse,
Et l’on cède par force à sa propre faiblesse :
Tout se découvre alors ; un nœud si criminel
Ne laisse, en se brisant, qu’un opprobre éternel[459].

La Chaussée ne s’est pas aperçu que la leçon serait au contraire d’autant plus forte qu’elle serait exprimée en des termes plus particuliers. Le public saisit mal une vérité dans son expression abstraite ; il la saisit au contraire à merveille dans un exemple bien choisi ; et la morale qui lui fait le plus d’effet est celle qu’on applique au cas particulier du drame, lui laissant le soin d’en tirer une conclusion universelle. Plus les personnages paraîtront ne causer que de leurs affaires, plus leurs paroles auront en effet de portée et d’extension. Cela est tout simple : ces vérités qui jaillissent de la situation, on les accepte, on ne s’en défie pas ; elles sont incontestables : la réalité est là qui les impose. Mais, dans les sentences, on entend parler l’auteur moralisant ; et l’on se dit qu’il fait son métier, comme le prédicateur : ils sont payés pour prêcher tous les deux ; ils prêchent. On les écoute, et c’est tout ce qu’on leur doit. Quant à les croire, à prendre conseil d’eux pour la vie, qui y songe ?

On entend sans cesse parler La Chaussée. On le sent toujours là, derrière chaque personnage, épiant la marche de l’action, guettant le moment de piquer dans le dialogue une maxime, de plaquer une pièce de morale. Une leçon succède à une leçon ; un précepte est suivi d’une instruction. Tantôt c’est une maxime, tantôt c’est un sermon. Les moralités recouvrent le corps romanesque du drame, comme ces écailles épaisses et drues qui cuirassent les monstres fabuleux de l’Arioste.

Aussi y en a-t-il pour toutes les circonstances de la vie, et sur toutes les passions. Un certain Alletz a eu l’idée triomphante, vers le milieu du siècle, de recueillir les Leçons de Thalie, ou les tableaux des divers ridicules que la comédie présente, portraits, caractères, critique des mœurs, maximes de conduite propres à la société[460]. La Chaussée a contribué pour une bonne part à former les deux volumes du sieur Alletz. Il a fourni des leçons sur :

L’Amour conjugal. « Il doit triompher de tout autre, qu’il faut sacrifier à l’amour légitime. »

L’Amour, Passion. « Quoiqu’avec un but honnête, ses dangers pour le sexe. » Sans aller plus loin, et suivre les passions et les vices à travers l’alphabet, remercions le sieur Alletz de nous avoir si bien fait ressortir l’inanité de cette morale, qui déborde dans la comédie : ainsi le poêle nous apprend que l’amour conjugal doit triompher de l’amour illégitime, que l’amour, quoiqu’avec un but honnête, a ses dangers pour le sexe. Quel est le cœur vicieux qui n’en convienne ? quel est l’esprit obtus qui ne le voie ? Et s’il s’agit alors non pas de nous instruire du devoir, mais de nous le faire aimer et pratiquer, est-ce en parlant ainsi qu’on y arrivera ?

Étouffez un amour qui n’est plus légitime.
Le penchant doit finir où commence le crime.

Ou bien :

Quand nous prenons trop tôt un légitime amour,
Il peut nous coûter cher.

On approuve, on passe, et l’on n’y pense plus. La formule est claire, creuse, et ne nous laisse rien, ni une idée à l’esprit, ni un motif à la volonté.

Enfin, dans ces instructions de détail, qui sont semées par toute la pièce, le poète ne fait pas ressortir la thèse que le sujet contient. Il ne la dégage pas, on dirait qu’il ne l’a pas aperçue ; et j’en ai peur. La question du Fils naturel semble se poser malgré l’auteur dans Mélanide : il y semble amené par les hasards d’une intrigue compliquée, et la traiter pour l’effet pathétique sans en mesurer l’intérêt moral. La conclusion qu’il tire d’un sujet si riche et alors si original, la voici dans sa banale emphase :

Ô ciel ! tu me fais voir, en comblant tous mes vœux,
Que le devoir n’est fait que pour nous rendre heureux.

Je ne suppose pas qu’il se soit donné la peine d’écrire Mélanide pour enseigner cela, ni l’École des amis pour nous faire cette confidence :

Ô Fortune ! je sens, et j’éprouve à présent
Qu’un ami véritable est ton plus grand présent[461].

Dans l’École des mères, dans l’École de la jeunesse, malgré la rare platitude des moralités finales, dans le Préjugé surtout, la thèse est mieux dessinée et plus vigoureusement soutenue. Mais, comme je l’ai déjà dit, le roman dont l’auteur enjolive ses sujets en affaiblit la portée. De prémisses aussi particulières ne peut sortir qu’une conclusion particulière ; et il faut un si rare concours de circonstances pour donner la leçon aux personnages de la comédie, qu’on ne peut songer à en prendre sa part.

Ce qui achève d’enlever toute portée aux enseignements du moraliste, comme toute vérité aux caractères des personnages, c’est la vertu uniforme et universelle dont ils sont tous revêtus. Les gens vicieux ne sont que des comparses ; tout ce qui a un rôle important est immanquablement sans tache et sans reproche. Tout ce que le poète se permet, c’est de faire voir parfois une éclipse de la vertu, mais une éclipse toute passagère, qui la laisse bientôt briller d’un pur et définitif éclat. Il a grand soin de corriger sans rechute possible les personnages qui n’étaient pas parfaits au premier acte, et de les établir pour jamais dans une infaillible bonté. Ce n’est pas le caractère le moins romanesque de ce théâtre, que d’éliminer ainsi la méchanceté, et ce qui empêche le moins qu’on ne s’en applique les leçons : comment supposer que les lois de ce inonde angélique soient les mêmes qui doivent régir notre misérable société, en proie au mal et toujours vacillante dans le bien ? Peut-on exiger de nous, faibles pécheurs, ce que ces saints ne font pas toujours sans effort et sans déchirement ?

D’un autre côté, ces saints ont-ils tant de mérite ? Victimes du hasard, ils n’ont pas à vaincre ces révoltes, ces appétits de vengeance ou de représailles que ressentent les victimes de la méchanceté humaine ; ils ne subissent pas cette fatale excitation de l’exemple ; ils ne trouvent pas d’excuses au mal qu’ils voudraient faire dans le mal qu’ils ont vu faire.

L’homme veut faire comme tout le monde : si tout le monde fait le bien, il faudrait être un monstre pour ne pas être entraîné par l’exemple, enveloppé par l’habitude. Pour faire le mal, il faut être au moins deux.

Être bon parmi les bons, la belle affaire, pourrait-on dire : la difficulté est d’être bon parmi les méchants et pour les méchants. C’est de faire son devoir parmi ceux qui ne le font pas. « J’aimerais bien ma femme, dira l’un, si elle était Constance. J’épouserais bien ma maîtresse, dira l’autre, si elle était Mélanide. – Et moi ma servante, si elle était Paméla. » Et comme on est convaincu que Durval, d’Orvigny, Milord n’aimeraient ou n’épouseraient pas la femme, ou la maîtresse, ou la servante que l’on a, on ne change pas sa façon de vivre.

Même parfois ces vertus juxtaposées ne se font pas ombre seulement, elles se détruisent. Il est très beau sans doute à un magistrat de restituer à un plaideur ce qu’il lui a fait perdre involontairement par des conclusions erronées ; mais ce qui ne serait pas beau du tout, ce serait que le plaideur acceptât la restitution. J’admire qu’on refuse les restitutions d’un Roussel[462] ou d’un Jean Giraud[463]. Mais le refus de la Gouvernante est tout simple ; elle n’est pas sublime en refusant, elle ne serait pas honnête en acceptant. D’autre part, la délicatesse de conscience du Président apparaîtrait mieux, si elle le ruinait au profit d’un indigne ou d’un riche[464]. Et la noblesse de Sainville serait plus éclatante si, au lieu d’avoir à complimenter son père, il avait à le décider[465]. Toutes ces vertus se gênent, La Chaussée ne l’a pas vu, et le mérite de chaque personnage diminue en proportion de celui qu’on donne à son partenaire.

 

V

 

J’ai dit le mal : voici le bien. Il y a eu de rares occasions où La Chaussée, par une heureuse rencontre ou par une bonne inspiration, a dessiné des caractères ou fourni tout au moins des indications précises, intéressantes et originales. Il a présenté quelques types généraux, qui sortent de la banalité : il a marqué de traits précis et expressifs quelques types de son temps, qu’on n’avait guère aperçus avant lui dans la société ni représentés dans la littérature.

Dans ce sujet manqué de l’École des mères, dont j’ai parlé, La Chaussée a du moins assez bien conçu la mère. Elle n’est pas banale. Au contraire de ces mères idolâtres qu’on est habitué à voir faibles, sans volonté, tournées en tous sens par le caprice de leur enfant, celle-ci, aussi idolâtre que les autres, reste pourtant impérieuse et se fait craindre. Créole, d’une humeur hautaine et passionnée, ayant épousé par amour un homme sans fortune, tandis qu’elle était fort riche, elle a asservi, annulé ce mari, pour qui elle avait dû forcer la résistance de ses parents. Aujourd’hui elle asservit le fils qu’elle adore, et il ne la gouverne qu’à force de soumission. Tendre et aveuglée comme il la connaît, il la craint, il la flatte. Ce n’est pas un enfant gâté, despote aimé dont le caprice fait loi : c’est un favori, qui ne domine que par l’obséquiosité. Voyez-le aborder sa mère, qui l’a fait appeler :

Je me jette à vos pieds. Je suis réellement
Outré, désespéré de m’être fait attendre.
Je devais tout quitter et ne point m’amuser.

Il lui baise la main.

Me pardonnerez-vous[466] ?

Et quand elle lui propose de se marier, bien qu’il en soit à cent lieues, il répond :

On ne peut mieux penser.

Et il se borne à insinuer timidement qu’il est bien jeune ; elle lui demande s’il a de l’aversion pour le mariage ; il se récrie :

Moi, madame ! Eh ! qu’importe ?
Quand mon aversion serait cent fois plus forte,
Croyez que de ma part, en cela comme en tout,
Le sacrifice est prêt : ce n’est pas une affaire.
Le désir de vous satisfaire
Me tiendra lieu surtout de penchant et de goût[467].

Et de quel ton elle lui ferme la bouche, quand il raconte le propos de l’office et de l’antichambre sur son père et sur Marianne ! de quelle dignité hautaine elle lui dit :

Pouvez-vous honorer de la moindre croyance
Des rapports de valets, toujours ivres ou sots ?
Qu’ils n’aillent pas plus loin, imposez-leur silence,
Et du premier d’entre eux qui ne se taira pas,
En le chassant d’ici, punissez l’insolence.
– Madame... – N’ayons point là-dessus de déliais.
Il le faut : je le veux. La chose est expliquée.
– Vous serez obéie[468] !

Avec ce caractère, on comprend qu’elle ne s’arrête pas à mi-chemin quand elle découvre ce qu’est ce fils tant aimé. Extrême dans sa colère comme dans son affection, violente et excessive comme toujours, elle veut le déshériter. Dans ses plaintes, dans ses reproches, on n’entend pas seulement la souffrance de l’affection désabusée sur son objet, mais plus encore l’irritation de l’orgueil humilié. Elle en veut surtout à son fils de l’avoir jouée par sa soumission, de l’avoir exposée à une confusion publique, de l’avoir prise pour dupe. S’il était permis d’aller prendre une comparaison bien haut, il y a quelque chose en elle de la rage d’un Tibère dont les yeux s’ouvrent sur Sejan.

Voilà l’accent original du rôle On y trouve encore quelques traits dignes de remarque. Mme Argant s’inquiétait des amours de son fils ; il la rassure en ces termes :

La rupture est facile.
Rien n’est plus simple et plus commun.
De semblables romans n’ont pas pour héroïnes
Des personnes assez divines
Pour fixer sans retour ceux qui leur font l’honneur
D’offrir quelque encens à leurs charmes.
C’est l’espoir assuré d’un facile bonheur
Qui fait que l’on s’abaisse à leur rendre des armes.
Elles n’allument point de véritables feux,
Et l’on est leur amant sans en être amoureux.

Cette morale enchante Mme Argant :

Que le mépris que vous en faites
Augmente mon estime et mon amour pour vous[469] !

Cela est bien du XVIIIe siècle, dira-t-on. Et du nôtre, je crois ; et il existe des mères qui ne demandent à leur fils que de ne pas se mettre dans l’obligation d’épouser et de ne pas se créer de chaîne, qui même parfois aident le hasard à mettre sur le chemin du jeune homme quelque personne peu dangereuse, une femme de chambre, qu’on renvoie quand on veut.

Ailleurs, Mme Argant justifie sa désaffection pour sa fille par une raison intéressante et fine :

Dans mon cœur, il est vrai, l’absence a triomphé.
L’éloignement, l’oubli, le temps ont étouffé
La tendresse que j’aurais eue,
Si vous aviez laissé cet enfant sous mes yeux[470]

Je soupçonne qu’elle n’a pas été trop violentée par Argant pour éloigner sa fille : elle n’est pas de celles que l’on contrarie. Mais il est bien vrai que l’affection la plus naturelle doit beaucoup à l’habitude ; La Chaussée est heureusement sorti ici des lieux communs de psychologie et a pour un moment fait taire cette voix du sang, ce cri de la nature qu’on entend trop souvent dans ses pièces.

Mais sa meilleure inspiration, avec celle de faire d’une mère faible une mère impérieuse, a été de mettre en rapport le caractère de la mère et celui du fils, et de suivre dans l’un l’influence de l’autre. Les enfants gâtés sont francs d’ordinaire ; mais celui-ci a affaire à une mère qui se fait craindre tout en l’adorant. Il en résulte qu’il devient hypocrite, tout comme un enfant qu’on maltraite. La contrainte où le tient Mme Argant a fait de ce fat, de cet homme à bonnes fortunes, de ce brillant copiste des marquis, de ce libertin prodigue et bruyant, un faux bonhomme, un cafard. Ne l’avez-vous pas senti d’abord au ton patelin dont il répondait à sa mère sur son mariage ? à cette exagération d’obéissance ? à ces grands mots de sacrifice, de renoncement ? Quand il rapporte à sa mère des propos de valets si déshonorants pour son père, comme son langage est louche, sans franchise ! Après avoir dit tout ce qu’il faut pour faire croire que Marianne est la maîtresse de son père, il ajoute d’un ton doucereux :

Mais je vous jure encor que je pense trop bien
Pour oser en conclure rien[471].

N’est-ce pas là un aïeul de don Basile ? Et quand Mme Argant veut déshériter sa fille, M. Argant essaye de piquer la générosité de son fils et de l’amener à refuser les avantages injustes que sa mère veut lui faire ; mais il a affaire à plus fort que lui. Bien fin s’il en lire quelque chose ! Le marquis ne s’oppose à rien :

C’est à vous l’un et l’autre à régler sa fortune.
Je ne sais point blâmer la générosité.

M. ARGANT.

La générosité ! Mais ce n’en est point une :
Ce que j’exige ici n’est que de l’équité.

LE MARQUIS.

De ces distinctions je vous laisse le maître.
Quant à moi, j’ai, monsieur, un trop profond respect
Pour donner des avis à ceux qui m’ont fait naître.

M. ARGANT.

Tant de ménagement vous rend un peu suspect.

LE MARQUIS.

Ce n’est pas qu’une sœur que je n’ai jamais vue
Ne m’intéresse aussi. Vous n’avez pas besoin
De me piquer d’honneur. Le sang parle de loin.
Mais...

M. ARGANT.

Eh bien ! quelle est donc cette crainte imprévue ?
Daigneriez-vous m’en éclaircir ?

LE MARQUIS.

Quand vous me demandez à moi mon entremise...
Et... si j’ai le malheur de ne pas réussir,
D’échouer dans cette entreprise,
Eh bien ! vous m’en accuserez.
Qu’en arrivera-t-il ? Que vous me haïrez.
Cette affaire est trop délicate.
Et madame d’ailleurs paraît tacitement
M’ordonner assez nettement
De ne pas m’en mêler.

M. ARGANT.

Votre prudence éclate !

LE MARQUIS.

Mon silence pourtant n’empêche pas mes vœux.
Je serai de l’avis que vous prendrez tous deux[472].

Ici tous les mots portent, et la scène, si courte, si simple, vaut bien des effusions pathétiques et des reconnaissances romanesques. Voilà un vilain petit monsieur, et qui n’est pas commun au théâtre, où les mauvais sujets ont bon cœur, où les libertins méprisent l’argent. Celui-là aurait mérité l’estime de M. de Sainte-Agathe[473] : il en a la doctrine, il en pratique les leçons ; ce n’est pas lui qui dirait du droit d’aînesse et des majorais, comme le comte d’Outreville, qu’il ne trouve pas ça propre[474].

Il faut s’arrêter aussi un instant au Président dans la Gouvernante, et le regarder, non pas dans sa sublimité un peu creuse, mais dans son rôle plus terre à terre de père de famille. Il a dans cet emploi un langage assez rare, surtout au théâtre. Je sais bien que ce langage est déterminé par le caractère de Sainville ; mais ce rapport exact des personnages ne gâte rien ; bien au contraire. Donc ce père parle comme on n’entend pas souvent parler les pères : pour recommander à son fils de se dissiper, lui vanter le monde, les femmes, l’amour, dont le jeune sauvage dit pis que pendre. Les rôles sont renversés, et, malgré les discours trop sentencieux du Président, la scène est curieuse ; ce caractère de très honnête homme, qui prend le monde comme il est et veut qu’un jeune homme soit jeune, qui défend la société contre un misanthrope imberbe, Philinte en un mot passé à l’état de père, cela est intéressant et vrai[475].

Le marquis d’Orvigny, dans Mélanide, a plus de vie aussi que n’en ont à l’ordinaire les personnages de La Chaussée. Chose rare ! il est si bien vivant, qu’il change et que son rôle n’est qu’une évolution de caractère. Il y a en lui, et non hors de lui, une lutte, une crise, une péripétie. Il a aimé Mélanide ; il l’a longtemps cherchée ; la croyant morte, il l’a pleurée. À force de pleurer, il s’est consolé. Il s’est repris à la vie ; il a rencontré sur le tard une jeune fille dont la vue efface les derniers vestiges de l’ancienne passion. Il aime, d’un amour de vieillard, et d’homme qui a été chaste, d’un amour violent, irrésistible. Il demande la main de la jeune fille. Comme il est noble, riche, brave, estimé, on la lui donne. Et là-dessus on vient lui dire que celle qu’il a aimée, cherchée, pleurée et remplacée, est vivante, l’attend. Que croyez-vous qu’il fera ? On attend de La Chaussée qu’il le fasse tomber à l’instant aux genoux de Mélanide avec dos larmes de joie. Mais non, notre attente est trompée : cela viendra, mais plus tard, et non sans peine. Le marquis est moins conforme à la poétique ordinaire de notre auteur moral, et plus conforme à la nature. Son premier mouvement et celui qu’aurait à sa place tout autre homme qui n’est pas un saint, c’est de s’écrier : « Que le diable l’emporte ! Elle avait bien besoin de revenir. Je l’ai cru morte ; je l’ai pleurée. J’en aime une autre : ma foi ! tant pis ! ce n’est pas ma faute, si elle ne s’est pas montrée à temps. Je suis en règle avec ma conscience. »

Je ne l’ai plus, ce cœur ; il est à Rosalie.
Ce n’est point sans combat qu’il s’est enfin rendu.
Je l’ai trop disputé, je l’ai trop défendu,
Pour oser espérer de pouvoir le reprendre :
Il est trop tard.

Et, suivant l’usage de ceux qui cherchent une excuse contre le devoir, il invoque la fatalité, cause de tout le mal. Et quand enfin, pressé par l’ami qui lui parle, il sent s’éveiller en lui des remords et le souvenir de l’ancien amour, il ne se reconquiert pas pourtant du coup ; il souhaite de se dominer, il ne le promet pas. Il lâchera de se défaire de son nouvel amour :

J’armerai contre lui la vertu qui me reste...
Je réponds des efforts, et non pas du succès[476].

En effet il faudra une intervention énergique et inattendue de son fils naturel pour triompher de lui. Ce n’est pas un caractère comme M. Sternay[477] ; mais on a assez de mal aussi à en tirer un père.

Ces hésitations, ces faiblesses, cette résistance au devoir, c’est la vérité, c’est la vie. Pourquoi faut-il que cela se rencontre si rarement chez La Chaussée ? Cela détonne si bien dans son œuvre, que la critique blâma le rôle du marquis, n’y trouvant pas la raide uniformité à laquelle le poète avait habitué son public. On prit les indécisions du personnage pour des fautes, des faiblesses de l’auteur. Et, pour dire le vrai, je ne suis pas sûr que La Chaussée ait bien senti la vérité des sentiments qu’il prêtait au marquis. J’ai peur qu’il n’ait été conduit à lui prêter ce langage que par la nécessité de prolonger sa pièce et le malheur de ses héros. Mais ne scrutons pas trop son intention, et ne regardons que le résultat. Ne reprochons pas à La Chaussée de n’avoir pu apercevoir quelques traits précis de l’âme humaine qu’à travers ses combinaisons romanesques : regrettons au contraire qu’elles ne l’aient pas toujours aussi bien servi.

 

VI

 

Si maintenant on cherche dans ses œuvres, à côté des caractères généraux, sous la peinture banale et effacée de la société du temps, quelques études plus profondes sur l’âme de ses contemporains, sur leurs passions particulières, sur leurs souffrances ou leurs aspirations, on ne trouvera encore pas grand’chose. Tout d’abord il semble que cette grande activité des esprits qui aboutit à la catastrophe de la fin du siècle ne se révèle guère dans les pièces de La Chaussée. N’oublions pas du reste qu’il a disparu en 1754, que sa dernière comédie sérieuse fut écrite en 1750, et qu’il ne vit pas toute la puissance et toute l’expansion du mouvement philosophique. Cependant la guerre à la tradition, aux préjugés, aux croyances, la croisade pour la raison et pour la logique avaient commencé depuis longtemps, et les esprits clairvoyants avaient déjà senti que quelque chose de grand, d’extraordinaire en devait sortir et se préparait. La Chaussée ne paraît ni s’en être douté ni s’en être ému. Les sujets qu’il traite ne sont pas des thèses philosophiques, des occasions de propagande et de polémique. Il ne profite même pas des facilités que la force des situations, les hasards des événements lui offrent pour donner son coup de pioche dans le vieil édifice social, ou en saper quelque partie. Quand il s’attaque à un préjugé social, comme dans le Préjugé à la mode, dans l’École des mères, même dans Paméla, il ne fait pas le philosophe et n’a rien du révolutionnaire. Quand Voltaire met à la scène le roman de Richardson, il en tire des conclusions autrement hardies que La Chaussée. Il serait possible, je le sais, de trouver dans ses pièces quelques maximes philosophiques, comme celle-ci :

L’égalité, madame, est la loi de Nature[478],

et quelques autres de même sorte. Mais ce serait fausser l’esprit de ce théâtre que de ramasser ces axiomes épars dans huit ou neuf pièces et d’en faire la profession de foi d’un penseur. La morale que La Chaussée prêche avec si peu de retenue, qui lui a inspiré tant de vers sentencieux, de lourdes tirades, c’est la bonne vieille morale de tous les temps, celle qui n’est d’aucune secte, ni chrétienne ni philosophique, la morale des honnêtes gens sans fanatisme et de toutes croyances.

N’ayant pas été philosophe, il ne paraît pas non plus que La Chaussée ait été très préoccupé des progrès de la philosophie et des problèmes qu’elle posait. Il ne prit parti ni pour ni contre. Il avait sa place dans le monde et s’y trouvait bien ; il n’aimait guère Voltaire. Mais il ne trouvait point que le monde fût parfait ; il était assez indifférent à la plupart des choses qu’on attaquait, à la religion d’abord ; il s’inquiétait surtout fort peu des abstractions et des théories : ce joyeux garçon vivait plongé dans la réalité, qu’il trouvait assez agréable, et ne songeait guère à regarder plus haut. Aussi laissa-t-il jansénistes, jésuites, philosophes, avocats du passé, prôneurs de l’avenir, se disputer, s’injurier, s’écraser de raisonnements et d’invectives : il se contentait de mener libre et grasse vie et de combiner laborieusement les pitoyables aventures de ses héros.

Cependant il lui est arrivé de présenter parfois des personnages animés de l’esprit du siècle, d’indiquer quelques-uns des états intéressants que connurent les âmes de ce temps-là. Chose curieuse I lorsqu’il le fait, lui qui est si peu psychologue, il devance les années et explique, dans son œuvre, des idées, des sentiments qui ne devaient éclater que plus tard.

Voyez, par exemple, le jeune Sainville, dans les deux scènes qu’il a avec son père le Président[479] :

Philosophe un peu jeune et même trop ardent,
Il s’abandonne trop à son zèle imprudent :
Ami de la franchise, il croit que la souplesse
Est indigne d’un homme, et taxe de bassesse
Ces égards mutuels dont la nécessité
A forgé les liens de la société[480].

On lui demande ce qu’il dit du monde ; voici sa réponse :

J’ai vu que l’imprudence est la reine du monde,
Et qu’il faut, quand on veut y faire son chemin,
Aller à la fortune avec un front d’airain.

La bonne compagnie ? il la drape de la belle façon, et conclut :

Ce sont les mœurs qui font la bonne compagnie.

L’amour ? qui l’inspirera ? la beauté ?

La beauté, j’en conviens, peut, quand elle est réelle,
Inspirer un amour aussi passager qu’elle.

L’esprit ? Qu’une jolie femme babille,

Et surtout avec art distribue à propos
Une œillade traîtresse, un sourire infidèle,

elle a son brevet de femme d’esprit.

À quoi bon se distinguer ? lui dit son père. On peut louer par politesse :

Qui donne de l’encens ne donne rien du sien.

Sainville le nie :

Eh ! mais, pardonnez-moi, mon estime est mon bien.

Tant pis pour qui n’en sera pas content. Si on ne lui fait pas grâce, il s’en passera. Il n’admet pas qu’on pare la vertu, qu’on la fasse sourire. Elle doit se passer d’être aimable. Si les hommes ne l’aiment pas sans qu’elle soit aimable, c’est qu’ils sont corrompus.

On lui parle d’un juge assez habile, honnête homme d’ailleurs. Il rit. Aussi lui demande-t-on :

Ainsi, vous ne croyez guère aux honnêtes gens ?

il répond :

Ma foi ! ceux que j’ai vus me font douter des autres.

On lui parle d’un procès entre gens de qualité. Il ne perd pas cette occasion d’affirmer un principe :

...Laissons la noblesse du sang :
Aux yeux de l’équité tous ont le même rang.

Par une logique inflexible, il met de gros mots sur des choses que le monde trouve innocentes. Si un juge gagne du temps en se faisant aider par un secrétaire, s’il ménage sa peine en faisant faire des extraits de pièces :

Cette épargne est un vol qu’il fait à ses clients.

Il n’admet pas d’excuses pour le mal qu’on a fait, même involontaire :

Si l’excuse avait lieu, tout deviendrait permis.

Quand il s’agit d’équité et de justice, on n’a pas le droit de se tromper. L’erreur est un crime professionnel pour le magistrat. S’il a ruiné des plaideurs par un arrêt injuste, qu’il leur rende ce qu’il leur a fait perdre. Mais, lui dit-on :

La restitution pourrait être si forte...
– La somme (dit-il) n’y fait rien. L’exacte probité
Ne peut jamais avoir de terme limité.

Ce qu’il y a de beau, c’est qu’il le fera comme il le dit, et qu’il vivra comme il parle. Mais avec sa fierté, avec sa rigueur de principes, avec son langage rude, il cache une plaie secrète : il souffre du désaccord qui est entre lui et les hommes. Ce stoïcien inflexible est un timide, un délicat, qu’un sourire blesse ; il dit avec amertume :

Ma façon de penser, contraire aux mœurs du temps,
N’attirera sur moi que des ris insultants.

Ce jeune sage n’a-t-il pas une physionomie vivante et curieuse ? et ne le dirait-on pas nourri des idées de Rousseau, avant que Rousseau ait rien écrit ? Cette haine de la société qui a faussé et corrompu la nature, ce mépris du monde, de l’esprit et de la politesse, cette joie de prouver aux honnêtes gens qu’ils sont des coquins et des voleurs, ces principes absolus d’égalité et de justice, ces raisonnements rectilignes, qui condamnent la réalité et veulent la transformer, ce ton rude, âpre, tranchant, et cette secrète inquiétude du ridicule, n’a-t-on pas vu se développer tout cela plus tard avec Rousseau et ses disciples ? Ce n’est pas là le ton de Voltaire, ni de la philosophie aimable et mondaine qu’on avait vue jusque-là, née de cette politesse même et de cette civilisation, où Sainville ne voit que fausseté et corruption.

Il y a dans l’Homme de fortune deux caractères originaux, M. Brice et son fils, qui font de cette pièce infortunée l’une des plus intéressantes que La Chaussée ait écrites. Le public de courtisans triés qui fit tomber la comédie n’en comprit pas la portée, et vit une satire déplacée des roturiers enrichis dans ce qui en était le panégyrique singulièrement hardi.

Cet enrichi, banquier et négociant maritime, n’a rien de Turcaret, rien même des spirituels financiers du siècle. Il a la vertu et la simplicité d’un Vanderk, et il n’est pas, comme lui, gentilhomme : il ne réhabilite pas seulement le commerce et la fortune ; il incarne les fortes et modestes vertus du tiers état, probité, économie, travail. Son opulence profite à l’État : il lui vient en aide dans ses besoins honnêtement, en citoyen, non en usurier. Il sent ce qu’il vaut, ce qu’il peut : aussi est-il content de ce qu’il est. Il ne rougit pas de sa naissance : il la proclame. Il est presque bourgeois : il est paysan de race.

Ceux dont je viens étaient fermiers près d’Angoulême,
Roturiers du déluge au moins. À mon égard,
Je me suis, de jeunesse, adonné par hasard
Au commerce de mer. Telle est notre aventure ;
Mais je pourrais prouver cinq cents ans de roture[481].

Chose étonnante ! ce paysan fier de sa roture n’en veut pas à la noblesse. Il est exempt de toute jalousie et ne fait aucune revendication. Nulle idée d’égalité ne le travaille, comme nul souci de vanité. Il méprise les faux nobles, compte pour rien les nouveaux anoblis et respecte sincèrement la vraie noblesse. Il ne la copie pas dans son train ; sa livrée est grise, peu nombreuse, modeste comme il convient à un bourgeois ; il ne lui envie point ses privilèges ; il n’aspire point à s’allier avec elle. Il la voit sans chagrin au-dessus de lui, et ne voit pas d’humiliation, du moment qu’il est honnête homme, à n’être qu’un bourgeois.

Les idées changent bien d’une génération à l’autre : Brice fils en est la preuve. C’est un fat, un libertin d’une curieuse espèce, unique, je crois, au théâtre. C’est l’esprit de 1789 qui lui fait prendre les vices de la noblesse : il la bat sur son propre terrain, par l’élégance, l’insolence, le jeu effréné, les amours bruyantes ; il l’humilie par l’argent follement prodigué ; il se plaît à mépriser ces gentilshommes qui font à ses dépenses l’accueil qu’ils devaient faire à son mérite. Il ne faut pas voir là la sotte vanité d’un descendant de M. Jourdain : non, ce jeune homme, désespéré de n’être pas noble, qui fait fabriquer et veut imposer à son père une généalogie fantastique, refuse fièrement, sans hésiter, l’alliance d’une famille noble dans un moment où un procès compromet la fortune de son père ; il ne veut rien devoir à la faveur et aux influences. Il ne veut pas, tout vain qu’il est, chercher un mariage hors de sa classe. Il a, dit quelqu’un qui le connaît,

...Ces qualités brillantes,
Ces talents éminents, ces vertus éclatantes
Qui conduisent à tout[482],

et c’est précisément ce mérite sans issue, ces capacités sans emploi, qui le dévorent, l’agitent, qui exaspèrent en lui le sentiment des inégalités sociales. Il envie la noblesse, il veut s’y glisser, faute de pouvoir la détruire. Il a contre elle les griefs des révolutionnaires, les rancunes de cette jeunesse roturière qui aux approches de 1789 se révoltait surtout de voir fermer la carrière à ses talents, à ses ardeurs[483]. Il en veut, cet officier bourgeois, qui trouve le chemin si rude, à ces officiers nobles, qui n’ont qu’à naître, colonels au berceau à qui l’on donne des régiments pour hochets, et à qui plus tard il suffira de ne pas se déshonorer pour arriver à tout.

Pour avoir une troupe à mon tour, comme un autre,
Ne m’a-t-il pas fallu livrer plusieurs combats ?
Dans vingt occasions que je ne cite pas,
Je me flatte d’avoir montré quelque courage,
Sans qu’on en ait daigné rendre aucun témoignage,
Et leur moindre prouesse est prônée aux échos.
Une misère, un rien en fera des héros.
Ainsi tout est pour eux ; les honneurs et les grâces
Volent, pour ainsi dire, au-devant de leurs traces,
Tandis que notre nom les chasse loin de nous,
Nous condamne au néant ou nous livre aux dégoûts[484].

Il est bien de cette race fiévreuse et héroïque dont est sortie en France une noblesse nouvelle. Il se sent assez de grandeur dans l’âme pour illustrer son nom, et pour être un aïeul, lui qui n’a pas d’aïeux. Quand son père est anobli par le roi et ne s’en montre que peu enthousiaste, il lui dit :

Il faut bien commencer. Les noms les plus célèbres
Étaient auparavant cachés dans les ténèbres...
À l’égard du titre qu’on vous donne
Choisiriez-vous plutôt d’en avoir hérité ?
La noblesse qu’on n’a que par hérédité
Est-elle si flatteuse, est-elle si réelle ?
Elle n’est, bien souvent, qu’un reste peu fidèle
De l’éclat emprunté du mérite d’autrui.
Le vrai noble ne doit sa noblesse qu’à lui[485].

Voilà les sentiments et l’ambition qui feront les généraux de la Révolution et les maréchaux de l’Empire.

La Chaussée a personnifié dans ces deux rôles, avec une précision singulière, d’un côté les hautes vertus, les services anciens, la sagesse modeste du tiers état, de l’autre les ambitions légitimes, les fiévreuses aspirations qui à la longue le saisirent, l’impatience de ces inégalités et de ces privilèges qui étouffaient ses talents et bornaient son activité. Ces deux générations mises en présence représentent assez bien le progrès qui se fit de la bourgeoisie laborieuse et patiente qui servit Louis XIV, à la bourgeoisie fougueuse et révoltée qui renversa Louis XVI, de Colbert à Barnave, de Catinat à Hoche ou Kléber.

Il est remarquable que cette peinture est faite avec modération, sans déclamations philosophiques, sans appel aux grands principes ; c’est l’œuvre d’un homme qui écrit moins contre la noblesse que pour le tiers état. Où La Chaussée prit-il ces idées ? Qui l’inspira ? Il est difficile de dire ce qui fit de ce commensal du Temple et de Berny, écrivant pour Bellevue, l’avocat de la roture, ce qui donna à ce médiocre psychologue une vue si nette d’une partie de la société, à cet insouciant libertin je ne sais quel pressentiment des agitations encore lointaines de l’avenir. Peut-être une pensée un peu vulgaire lui fournit-elle son point de départ : il crut flatter Mme de Pompadour en réhabilitant ces bourgeois, ces financiers, auxquels on savait bien qu’elle appartenait.

Puis, si peu observateur qu’il fût, le commerce du comte de Clermont avait pu lui montrer comment la naissance compensait le talent pour commander les armées. S’il vécut dans les plus nobles sociétés, il était bourgeois ; il eut jusqu’au dernier jour d’obscurs, dévoués et intimes amis dans le monde très bourgeois des avocats, des procureurs : il pouvait, en 1751, au seuil de la vieillesse, mesurer la carrière parcourue par des hommes qu’il avait connus jeunes, ardents, ambitieux, pleins de talents, et qui n’avaient pu remplir leur mérite faute de naissance ; il pouvait voir des esprits hardis, pleins de sève et de ressources, confinés dans une étude, étouffant dans les paperasses et les petits intérêts. Il put se dire qu’il y avait des bourgeois à qui il n’avait manqué que d’être nobles pour être capables de tout, et qui eussent été plus à l’aise sur un champ de bataille que chez un procureur, plus utiles aussi que certains princes. Il put avoir le sentiment involontaire de grandes existences manquées par l’effet des inégalités sociales, et il le dit tranquillement, et sans violence, sans attendrissement même, avec une belle simplicité, dans l’Homme de fortune, sans que le cadre romanesque enlevât rien cette fois à la netteté et à l’originalité des peintures.

 

 

Chapitre IV : La sensibilité

 

Le document le plus considérable que La Chaussée fournisse à l’histoire des mœurs est le caractère particulier qu’il donne à la vertu. Il ne la présente jamais que sous la forme de la sensibilité. On date le plus souvent de J.-J. Rousseau l’envahissement de la société et de la littérature par la sensibilité, dont on fait commencer le règne au milieu du siècle. Il faut remonter plus haut, jusqu’à la fin du premier tiers du XVIIIe siècle : depuis 1733 jusqu’en 1751, depuis la Fausse Antipathie jusqu’à l’Homme de fortune, La Chaussée ne présente pas un honnête homme, pas une femme vertueuse (et il n’en présente guère d’autres), qui ne soient sensibles par-dessus tout. Son théâtre tout entier[486] est une peinture et un éloge de la sensibilité, et en manifeste le triomphe, au moins dans la littérature, longtemps avant que Rousseau ait paru : c’est la première œuvre considérable qu’elle inspire, où elle s’exprime. La Vie de Mariamne est toute pleine de sentiment ; mais cette sensibilité est trop fine, trop discrète, trop délicate, trop simplement touchante, pour représenter exactement ce qu’on entend par ce mot au XVIIe siècle. Les comédies de La Chaussée acquièrent de là une valeur et un intérêt nouveaux ; éludions donc en elles la singulière sensibilité de ce siècle sceptique et corrompu.

D’où venait-elle, d’abord ? Quelles en ont été les origines, les causes, les premiers symptômes ?

 

I

 

La Bruyère nous marque très précieusement la date au delà de laquelle il est inutile de remonter. D’où vient, demande-t-il, que l’on rie si librement au théâtre, et que l’on ait honte d’y pleurer ? La société n’était donc pas sensible encore en 1688. Elle n’allait pas tarder à le devenir, et pour longtemps, puisqu’encore aujourd’hui les femmes distinguées pleurent librement au théâtre et seraient honteuses de rire trop franchement. La chose et le mot firent leur apparition dans les dernières années du XVIIe siècle. Confusion de l’amour sensuel et de l’amour du bien dans un même enthousiasme expansif et bavard, expression des émotions opposées, joyeuses ou tristes, par des larmes toujours abondantes et prêtes, correspondance immédiate des émotions à des idées abstraites, effort continu de la réflexion pour en noter l’existence, de l’énergie pour en développer l’intensité, tous ces traits de la sensibilité du XVIIIe siècle se manifestent dès lors, plus ou moins épars, plus ou moins précis.

La présidente Ferrand, dont la vie fut assez scandaleuse, fut une des premières femmes sensibles que la société française nous présente. Dans ses lettres (1691), dans l’Histoire des amours de Cléante et de Bélise, où elle se met en scène (1689), elle emploie déjà le jargon du siècle suivant. Elle ne dit pas à son amant : Vous ne m’aimez point. Elle écrit : « Êtes-vous aussi tendre et aussi sensible que moi[487] ? – Votre cœur est bien inférieur à la sensibilité du mien[488] ! » Il ne s’agit plus pour ainsi dire de l’amour actuel, qui n’est qu’un accident passager, mais de la disposition générale du cœur à aimer, qui est un don de la nature et une vertu. La Présidente pleure aisément, et elle aime à se montrer baignée de ses larmes : c’est l’état ordinaire d’une âme sensible. « Elle fit d’abord connaître à son amie, dit-elle d’elle-même dans le roman de ses amours, par les larmes qui lui échappèrent, qu’elle n’avait presque que des malheurs à lui confier. Elle demeura quelque temps dans une profonde rêverie, et, après s’être abandonnée à sa tristesse, elle lui parla ainsi : – Je suis née avec le cœur le plus sensible et le plus tendre que l’amour ait jamais formé[489]. »

L’excellent abbé de Saint-Pierre fut aussi une âme sensible, dans un autre genre que la présidente Ferrand. Rêveur humanitaire, il contribua par son ardeur philanthropique à mettre à la mode la sympathie attendrie et la bienfaisance enthousiaste, ainsi que l’habitude de s’émouvoir à fond sur l’idée spéculative du mal abstrait ou par la représentation hypothétique d’un mal possible.

Vers le même temps, Fénelon faisait dans son Télémaque le roman d’un jeune homme sensible. Cœur mystique, imagination païenne, il faisait aller de pair l’attendrissement et la moralité, confondait tous les amours en un seul élan, et imprégnait toute la vertu de je ne sais quelle idéaliste et sensuelle exaltation. Télémaque devenait parfait, parce qu’il éprouvait à être bon des sensations de plus en plus délicieuses.

Fénelon aimait les larmes, il les cherchait, il y voyait le signe de la bonté de la nature. Il goûtait par-dessus tout dans la comédie les scènes sentimentales de Térence, et il la poussait vers le pathétique larmoyant. Il lui semblait déjà qu’on ne sentait pas les vers si l’on ne pleurait pas dessus : il n’y a plus d’autre expression des émotions.

Enfin, en dépit de sa foi profonde aux Écritures, il ne pouvait écarter de son imagination hellénisée l’idée d’un âge d’or, où les hommes vivaient simples, vertueux, heureux de faire le bien, et sans instinct du mal : déjà se laissait entrevoir dans ses écrits le sauvage innocent si cher à Rousseau.

Même idée chez Lamotte : les premiers hommes, en suivant la nature, pratiquaient le devoir et, en cherchant le plaisir, rencontraient la vertu. Ils allaient au bien par instinct, comme l’oiseau vole, comme le chien chasse.

Les vertus habitaient les cœurs ;
Pères, enfants, époux sensibles,
Nos devoirs, depuis si pénibles,
Faisaient nos plaisirs les plus doux[490].

Les prédicateurs même prêchaient cet accord de la nature et de la vertu. « Quand toute la religion, dit Massillon, ne serait pas un motif universel de charité envers un frère, et que notre humanité à leur égard ne serait payée que par le plaisir de faire des heureux et de soulager ceux qui souffrent, en faudrait-il davantage pour un bon cœur ? Quiconque n’est pas sensible à un plaisir si vrai, si touchant, si digne du cœur, il n’est pas né grand, il ne mérite pas même d’être homme... Être bienfaisant... c’est la première leçon de la nature[491]. » Les philosophes parleront-ils autrement cinquante ans plus tard ?

Jouir de sa sensibilité à l’occasion d’autrui, soit par l’amour, soit par l’amitié, soit par la pitié, soit par la bienfaisance, voilà le résumé de cette nouvelle morale. Rivarol disait de sa chatte qu’elle ne le caressait pas, mais qu’elle se caressait à lui : l’homme sensible s’aime en autrui, qui n’est pour lui que ce qu’un philosophe de nos jours appellerait une possibilité permanente de sensations. « Les âmes tendres et délicates, dit Mme de Lambert, sentent les besoins du cœur plus qu’on ne sent les autres nécessites de la vie... Enfin les caractères sensibles cherchent à s’unir par les sentiments : le cœur étant fait pour aimer, il est sans vie dès que vous lui refusez le plaisir d’aimer et d’être aimé... Rien n’est si doux qu’une sensible amitié[492]. » Remarquez ce dernier mot, il en dit long. Ce n’est plus l’amitié faite d’abnégation qui s’oublie, s’absorbe en autrui, jusqu’à perdre conscience de ce qu’elle donne et d’elle-même : c’est l’amitié faisant de soi-même son objet, se contemplant dans son activité, ne donnant que pour se voir donner, ne cherchant hors d’elle dans ce qu’elle aime qu’un moyen de se sentir et de prendre conscience de soi. Rien n’est plus doux qu’une sensible amitié, ce n’est pas : il est doux d’aimer ; c’est : il est doux de sentir qu’on aime. Ce petit mot change bien la chose.

Plus instructifs encore sont les premiers essais de Marivaux, lorsque, n’ayant pas encore trouvé sa voie dans le roman et au théâtre, il écrit des journaux moraux à l’imitation d’Addison. Le ton qu’il prend dans son Spectateur français[493], pour parler de la vertu, de la famille, de la nature, ce ton d’apôtre, déclamatoire et sincère, fait penser à Diderot et à Rousseau. Qu’on lise la lettre d’un père sur l’ingratitude de son fils : cela fait l’effet d’un tableau de Greuze ou d’un drame de Beaumarchais. On reconnaît exactement la manière de Diderot dans un morceau qui a pour titre : « La passion est sans pitié ». C’est une sorte de nouvelle, ou d’anecdote, où l’événement n’est que le prétexte aux réflexions morales : une sorte de sermon laïque, imitant le mouvement du langage parlé et la rapidité violente de la passion exaltée, mêlé de sentencieuses maximes et d’ardentes apostrophes. « Qu’il est triste, s’écrie l’auteur, de voir souffrir quelqu’un, quand on n’est point en état de le secourir et qu’on a reçu de la nature une âme sensible, qui pénètre toute l’affliction des malheureux, qui l’approfondit involontairement, pour qui c’est une nécessité de la comprendre et de ne rien perdre de la douleur qui en peut rejaillir sur elle-même. » Voilà le secret de cette sensibilité, qui emploie la sympathie à rassasier l’égoïsme, et qui au fond ne voudrait point supprimer le mal, condition de la pitié, exercice de la vertu.

Le théâtre ne tarda guère à s’ouvrir à cet état d’âme nouveau. Dès le commencement du XVIIIe siècle la tragédie et la comédie commencèrent à se tremper de sensibilité.

La Valérie de La Fosse est une âme sensible, quand, voulant empêcher son mari de conspirer avec Manlius, elle lui dit en guise de raisonnement :

Figurez-vous, seigneur, qu’en ces affreux débris
Des enfants sous le fer vous entendez les cris,
Que les cheveux épars et de larmes trempée
Une mère sanglante aux bourreaux échappée
Vient, vous montrant son fils qu’elfe emporte en ses bras,
Se jeter à genoux au-devant de vos pas.
Votre fureur alors est-elle suspendue ?
Un soldat inhumain l’immole à votre vue
Et du fils aussitôt dont il perce le flanc
Fait rejaillir sur vous le lait avec le sang :
Soutiendrez-vous l’horreur que ce spectacle inspire[494] ?

Accumuler dans une hypothèse générale les détails hypothétiques, et s’apitoyer sur une réunion invraisemblable de possibilités comme sur une réalité présente, être minutieux dans le vague, ému dans le vide, on ne fit pas autrement soixante ans plus tard.

Âme sensible aussi le railleur Ésope de Boursault ; âme sensible, la charmante et brillante Rodope, qu’Ésope fait rougir de son ingratitude filiale. Elle n’osait reconnaître sa mère, une esclave thrace. Une fable d’Ésope lui fait honte de sa dureté et de son orgueil. Elle s’écrie :

J’ai trahi la nature !

Et elle s’accuse avec tant de violence, que sa mère et Ésope pleurent avec elle.

Je vous ai fait pleurer, et je pleure à mon tour[495],

dit le fabuliste : c’est son salaire.

La sensibilité avait donc pénétré sur la scène[496] : une fois introduite dans la place, elle n’en sortit plus. La Chaussée l’y rendit maîtresse.

Ce petit nombre d’exemples (il y en aurait bien d’autres à citer) montre assez précisément à quelle date commença de germer cette disposition nouvelle qui dans la suite envahira tout et imprégnera tout de sa couleur, et comment dès le premier jour les éléments qui devaient la composer apparurent nettement.

Mais comment, par quelle évolution, cette forme universelle des pensées et des sentiments du XVIIIe siècle a-t-elle pu sortir du siècle précédent ? Il n’est pas difficile de l’apercevoir.

Le XVIIe siècle avait été chrétien : le christianisme a glorifié l’amour. L’Imitation de Jésus-Christ en dépeint avec un enthousiasme lyrique l’infinie puissance et les miraculeux effets ; mais il s’agit de l’amour de Dieu. Descartes avait conçu l’amour comme infiniment bon et incapable d’excès, quand il s’appuie sur une véritable connaissance, quand il poursuit un vrai bien ; c’est pour lui l’élan de l’âme vers la souveraine perfection, à travers les perfections bornées : c’est donc l’amour du bien. Quand la foi s’affaiblit et que la philosophie se transforma, une génération moins chrétienne et peu cartésienne continua d’adorer l’amour, mais en supprima Dieu et la connaissance d’un bien véritable. On l’estima non pour son objet, mais pour lui-même : on fit abstraction du but, et l’on glorifia l’élan. L’amour put s’égarer sur toutes les créatures, poursuivre toutes les jouissances : il fut l’amour. Corneille et les précieuses avaient reconnu dans l’amour même de l’homme pour la femme cette aspiration au divin, cette poursuite de la perfection, dont l’Imitation et Descartes parlaient ; mais ils avaient sagement déclaré que l’amour qui s’adresse à la femme ne gardait cette infinie bonté, ne restait une inépuisable source de noblesse et d’héroïsme qu’à la condition d’être le désir et non la possession, de se sacrifier au lieu de se satisfaire. Leurs descendants, moins platoniques, lâchent la bride à l’amour, le laissent courir à son but, ne le conçoivent plus sans la satisfaction des sens, n’y conçoivent bientôt plus autre chose. Mais c’est toujours l’amour, toujours le principe et la source de toute vertu : ainsi la femme resta vertueuse en cessant d’être honnête ; elle eut la consolation, dans sa vie de scandales, d’exercer la sainte et naturelle faculté d’aimer ; et l’immoralité de la conduite fut l’effet et la marque de la bonté du cœur.

En même temps se répandait une philosophie nouvelle, venue de l’Angleterre, et Locke succédait à Descartes. « Rien n’est dans l’intelligence qui n’ait d’abord été dans la sensation. » Tout venant des sens, quelle est origine de l’idée du bien ? Le bien ne peut être que le but où s’achemine la nature, quand rien ne la contrarie ni ne la pervertit. Les inclinations naturelles vont au bien ; la vertu, c’est le bonheur, et le plaisir est en la marque. Il n’y a donc qu’à vivre selon la nature : la sensibilité, par la sympathie et l’antipathie, avertit l’homme du bien et du mal ; il faut la laisser parler et l’écouter.

Dans tout cela disparaissent le dogme chrétien de la nature corrompue, et la théorie cartésienne de la volonté se portant contre l’effort des passions vers l’idée du bien, innée dans la raison. La grâce et le devoir sont inutiles : la nature suffit pour la vertu, dont le dernier mot consiste à aimer beaucoup, tout ce qu’on peut, n’importe quoi, et comme on peut, sans oublier les sens.

Si la nature est bonne ordinairement, et s’il suffit d’en suivre l’impulsion, il n’y a plus besoin de se préoccuper d’une perfection intérieure, dont les religions déraisonnables et les philosophies surannées ont parlé. Si ce que j’aime, ce que je désire, et par suite ce que je fais ne nuisent à personne, cela est légitime et bon : il sortira de là d’étranges conséquences pour certains philosophes, pour Diderot. Toute la vertu consistera donc à exercer sa sympathie, sa faculté d’aimer à l’égard d’autrui, par l’amour, par l’amitié, par la pitié, par la bienfaisance ; à appliquer au plus grand nombre d’objets qu’on pourra, dans le plus de formes qu’on pourra, cette précieuse inclination, si douce à satisfaire, même quand elle semble n’enfermer que de la douleur.

Mais cette sympathie ne naîtra pas seulement à l’occasion d’objets concrets et de la réalité présente : les hommes sont en proie à l’esprit scientifique, possédés du démon de l’analyse. L’habitude d’opérer sur des formules abstraites, venant en aide à un besoin d’adresser l’amour plus haut qu’aux grossières réalités, fera que des termes généraux tels que vertu, humanité, bienfaisance, nature, seront conçus comme les objets les plus capables d’exciter la sympathie et d’enflammer l’enthousiasme. Il y aura dans certaines syllabes une force magique qui remuera les cœurs et tirera des larmes ; et de pures abstractions, des généralités vides mettront en exercice toute la puissance d’émotion que l’âme tient en réserve. Elles serviront aux opérations de l’homme sensible, comme les formules algébriques servent aux opérations du mathématicien, sans qu’il soit besoin d’y rien mettre de concret ou de réel.

Enfin il sera naturel qu’on ne cache plus ses émotions comme on faisait auparavant, et que la pudeur de l’âme disparaisse. Du moment que le sentiment conduit à la vertu, on s’efforcera de sentir le plus possible. L’enthousiasme continu assurera à l’homme sa propre estime, et celle des autres. Aussi aidera-t-il à son émotion : il s’y complaira, il y appuiera, il la développera ; au lieu de contenir sa sensibilité, il l’étalera, et il en altérera la sincérité. De là cette forme fastueuse et factice qu’elle prend en ce siècle : de là cette attention à ne laisser passer ni un fait ni un terme qui lui permette de se produire, ces larges effusions sur tout sujet et à tout propos ; de là cette tension de l’âme surchauffée, toujours prête à éclater dès qu’on la touche avec certains mots, ces torrents de larmes, toujours prêtes à couler, pour l’amour et pour la pitié, pour la douleur et pour la joie, signes universels de toutes les émotions et qui, au fond, n’en représentent qu’une seule, le plaisir égoïste de la sensibilité qui joue avec le monde extérieur.

Voilà par quelle combinaison, par quelle action réciproque le christianisme, le cartésianisme, la galanterie française, la philosophie sensualiste, l’esprit d’analyse scientifique, le scepticisme religieux et la corruption des mœurs aboutirent, au commencement du XVIIIe siècle, à ce produit singulier auquel on applique dans un sens très spécial le nom de sensibilité.

 

II

 

La sensibilité, dont on retrouve des traits de plus en plus fréquents et expressifs dans les œuvres dramatiques du premier tiers du XVIIIe siècle, qui a attaqué Destouches et même effleuré Piron, s’étale sans voiles et sans réserves dans le théâtre larmoyant de La Chaussée : c’est d’elle qu’il lient sa couleur et son caractère général le plus apparent. Le fait dominant, que tout lecteur de ces comédies ne peut manquer d’apercevoir, c’est qu’elles sont entièrement conçues selon les lois et les conventions spéciales de la sensibilité, et entièrement disposées en vue d’exciter les idées et les émotions inhérentes à la sensibilité. Il faut les regarder de ce point de vue : on apercevra alors l’unité de l’œuvre, et l’on s’en expliquera les défauts même, les insuffisances et les lacunes. C’est le centre, d’où tout part, où tout aboutit.

D’abord tous les personnages sont sensibles. Il n’y a point de doute là-dessus ; ils sont tous marqués de certains signes faciles à reconnaître et à interpréter. Le plus visible est la faculté des larmes : ils sont tous de l’étoffe de Mélanide, qui, ayant pleuré dix-sept ans dans un désert, peut encore pleurer sans intermittence pendant les cinq actes du drame. Hommes et femmes, vieux et jeunes, premiers rôles et comparses, dès qu’ils entrent en scène, dès qu’ils ouvrent la bouche, ils ont l’œil humide, des sanglots dans la voix, les sentiments montés très haut sur des représentations d’événements possibles ou des conceptions d’idées abstraites. Ils débutent par le langage mouillé et exclamatif. La toile s’est levée : Damon paraît avec Constance ; deux mots insignifiants sont dits, et Damon s’écrie en aparté :

Épouse vertueuse autant qu’infortunée[497] !

Voilà l’homme sensible soudainement découvert ; cela donne le ton du rôle et de toute la pièce.

Paméla est partie ; Milord est désespéré ; il gémit. Mais voici qu’il songe que le ministre Williams voulait épouser Paméla, dessein bien opposé au sien : il découvre alors ce dont il ne s’était pas avisé, que son amour allait à déshonorer celle qui en était l’objet, qu’il était criminel ; et cette idée morale fait ce que la passion n’a pu faire :

Je n’y puis résister (dit-il) : ce dernier trait m’accable.

Il tombe sur le gazon comme évanoui. Évanouissement bien placé et qui n’appartient qu’à l’homme sensible[498].

Descendons aux soubrettes. Marinette et Dorine, Marton même et Lisette n’aiment pas à pleurer ; le large rire et le sourire malin vont seuls à ces physionomies que les larmes enlaidissent. Aussi La Chaussée a-t-il été peu hospitalier à ces favorites de Molière et de Marivaux. Il leur a fermé sa porte, et, pour entrer chez lui, il a fallu montrer patte blanche et maudire le loup, c’est-à-dire la gaieté. Une larme à l’œil, une grimace et une moralité à la bouche, la soubrette a pu à grand’peine acheter une place dans un coin de la scène larmoyante, et, ne sachant être triste, elle s’est faite maussade. Elle a fait des façons pour recevoir les cadeaux d’un amoureux, elle a eu des scrupules, des remords ; elle a refusé même. Elle a voulu aller au couvent avec sa maîtresse ; elle s’est dévouée à sa pauvreté avec un langage cornélien :

Il me reste à gagner les biens qu’elle m’a faits...
Je voudrais me charger de toute sa misère[499].

Le vieux serviteur et la bonne fidèle du mélodrame et du vaudeville seront sa digne et peu réjouissante postérité.

Si maintenant nous pénétrons plus avant dans l’âme des personnages, des symptômes moins apparents et plus graves d’une essentielle et incurable sensibilité nous seront révélés. Partout le ressort intime de l’âme, le principe premier des sentiments et de la vie, sera le plaisir : amour, bienfaisance, vertu, tout sera une jouissance prévue et poursuivie ; tout sera égoïsme. Si le mot de devoir apparaît quelquefois, ce sera sans aucun sens ; il surnagera comme un dernier et inutile débris d’un monde moral disparu et détruit. En réalité, et au fond, il ne s’agit jamais que de se procurer des sensations agréables, et l’on ne dispute que des moyens qui les provoquent : la morale est l’art de se satisfaire. Si quelquefois un personnage est tenté de se soustraire au devoir, comment l’y ramène-t-on ? En excitant l’égoïsme, en faisant le compte des plaisirs dont il se prive, en lui montrant, en quelque sorte chiffres en main, qu’il vaudrait mieux pour lui se conformer à la loi morale. Si un mari rend sa femme malheureuse, on lui dit :

...Elle eût pu te faire un sort si plein de charmes.
Que d’attraits, que d’amour, que de plaisirs perdus[500] !

Si un homme hésite à épouser sa maîtresse et à reconnaître son fils, on le raisonne de même :

Que voulez-vous de plus qu’un sort si plein d’appas,
Qu’une épouse pour vous si tendre et si constante,
Et qu’un fils en état de remplir votre attente ?
Songez que pour jamais vous allez vous priver
Du bonheur le plus grand qui vous pût arriver[501].

Dans les neuf comédies larmoyantes de La Chaussée, il n’est pas, je crois, un personnage qui ne présente ces deux caractères distinctifs de l’homme sensible : le don des larmes, et la poursuite de la sensation agréable, qui sont donnés, l’un comme le signe, et l’autre comme le principe de la vertu. Tous les autres caractères de la sensibilité, que j’ai indiqués plus haut, s’en suivent, et se rattachent à ceux-là : il est aisé de les retrouver dans chaque rôle de chaque pièce de La Chaussée.

Une fois bien reconnue dans son théâtre, la sensibilité nous explique l’abondance et la banalité des maximes et des dissertations morales. Il ne faut pas être grand clerc en matière de poésie dramatique, pour comprendre l’inconvénient des sentences morales au théâtre : Corneille conseillait de les ménager, de crainte de refroidir le dialogue et la pièce. Comment donc un auteur, homme d’esprit du reste et avisé, a-t-il pu étaler ainsi des lieux communs de morale dans toutes ses œuvres, au point de convertir en maximes générales même les réflexions particulières que les situations dictaient aux personnages ? Comment a-t-il pu tomber dans cette grossière faute d’écolier, et y persévérer ? Cela ne se comprend que si l’auteur conçoit une liaison étroite et constante, dans l’âme de ses personnages, et dans celle de ses auditeurs, entre les idées abstraites et les émotions, que s’il imagine chez les uns et les autres la possibilité de s’exalter et de pleurer sur des formules générales : en d’autres termes, s’il présente des personnages qu’il crée sensibles à un public qu’il suppose sensible. Si nous n’apercevons pas clairement cette disposition particulière de la sensibilité, dans laquelle l’émotion suit immédiatement l’abstraction, jamais nous n’arriverons à nous figurer qu’on ait pu applaudir aux comédies de La Chaussée, en être ému jusqu’à l’enthousiasme même et jusqu’aux larmes, et nous resterons froids ou nous sourirons, quand nous lirons dans les journaux du temps l’effet produit par certains traits de morale. Monrose, persécuté par le sort, frappé dans sa fortune, dans son amour, dans son honneur, s’écrie :

Qu’est-ce qu’un scélérat a de plus à souffrir ?

Les remords[502], lui répond Hortense. Elle a raison, mais jamais nous ne devinerons qu’il y ait là un sublime égal au sublime de Corneille : nous ne serons pas émus, transportés, comme le public de 1737 : nous ne sommes pas sensibles.

À la même cause se rattachera aussi l’absence de caractères dans ces comédies. La Chaussée n’avait pas, je pense, le génie de l’observation : il a masqué son insuffisance en ne peignant que des âmes sensibles. Cela l’a dispensé de rien approfondir. L’avantage et l’inconvénient à la fois de la sensibilité, c’est de supprimer l’expérience personnelle, l’étude originale et précise, et de fournir à tous les écrivains la même psychologie sommaire et conventionnelle, toujours très superficielle, parfois tout à fait fausse ; elle ne laisse subsister ni variété ni vérité, et le théâtre qu’elle a inspiré, comme le roman, ne présente que l’application indéfiniment répétée d’un petit nombre de formules, où l’on étouffe et déforme la nature humaine.

Voici quelques-uns des principes de cette psychologie, sur laquelle La Chaussée a fondé les caractères de ses pièces :

1° L’idée que la nature est bonne, et qu’elle va toujours directement au bien, quand rien ne l’altère, ne s’est pas encore parfaitement dégagée. Il appartiendra à Rousseau de mettre cette erreur dans tout son jour. Elle est en voie de formation dans les comédies de La Chaussée. La théorie n’a pas sa rigueur absolue ; elle tient compte encore de la réalité, mais on sent qu’on est sur le point de la perdre de vue. Tous les personnages sont des âmes naturellement bonnes, qu’un instinct fatal incline au bien, et que les circonstances, les préjugés et les institutions de la société égarent parfois vers le mal, mais jamais pour longtemps. On n’en est pas encore à nier qu’il y ait des natures mauvaises et à mettre toute la corruption humaine sur le compte de la société : mais on nie qu’il y ait des vertus autres que naturelles ; qu’on fasse le bien autrement que par inclination. On dit : toute vertu est instinct, en attendant de dire : tout instinct est vertu. On n’estime que ce qui est spontané : tout ce qui est effort, victoire sur soi-même, domination des instincts et des passions, volonté en un mot, on le méprise, on n’y croit pas. Ce n’est qu’un masque, tout au plus un léger vernis qui s’écaille et tombe.

Les vertus qu’on acquiert sont si peu naturelles,
Que l’on doit au besoin fort peu compter sur elles.
C’est un bien dont le fonds ne nous appartient pas,
Dont on ne peut jouir qu’à force de combats ;
Au lieu qu’un cœur bien né n’a pas à se défendre ;
Il n’a contre lui-même aucun combat à rendre ;
Il ignore le mal : l’occasion le fuit ;
Son heureux naturel le guide et le conduit[503].

Selon cette formule ont été formés Constance, Mélanide, la Gouvernante, Monrose, Durval même, et d’Orvigny, et Clairval : mais selon cette formule, Rodrigue, Chimène, Pauline, Auguste, tous ces héros de la volonté, n’auraient pas été des cœurs bien nés, et ne seraient pas arrivés à la véritable et solide vertu, tandis qu’Hermione, Phèdre, toutes les victimes de la passion, n’auraient été que d’incorrigibles scélérats, sans générosité naturelle, fatalement incapables de bonté.

2° Du moment que l’instinct est vertueux sans l’aide de la raison ni de la volonté, il n’a pas besoin d’être guidé par la connaissance : il va où il doit aller, à notre insu, malgré nous. La voix du sang est le complément logique et nécessaire de la nature essentiellement bonne : aussi l’entend-on souvent dans les comédies de La Chaussée. Elle crie à Marianne d’aimer sa mère ; à Mme Argant d’aimer sa fille ; à la vérité, celle-ci fait un peu la sourde oreille, mais elle finit par entendre. Elle crie à Méranie en faveur de son père qu’elle n’a jamais vu ; à Angélique, en faveur de sa mère, qui n’est pour elle qu’une gouvernante. Elle avertit même Sainville d’honorer sa future belle-mère. Une voix analogue révèle à Mélanide son ancien amant : c’est par le cœur, non par les yeux, qu’elle le reconnaît, vieux, changé, après vingt ans.

Hé ! peut-on (dit-elle) se méprendre à l’objet qu’on adore ?
C’est lui-même : j’en ai des signes trop certains :
Mes sens se sont troublés, mes yeux se sont éteints,
Mon cœur a tressailli[504].

Il est tout simple que la nature atteigne au vrai : sinon on ne lui donnerait qu’un avantage illusoire en la faisant tendre infailliblement au bien.

3° L’amour est un des penchants les plus universels de l’humanité ; il est bon, indépendamment de son objet et des actes qu’il inspire. Tous ces jeunes gens que La Chaussée nous montre sont des cœurs vertueux : ils le manifestent en aimant aveuglément, violemment, en mettant leur passion au-dessus de tout, en l’établissant comme le plus sacré et le plus souverain des devoirs. Aimer, n’est-ce pas le premier ordre et le plus formel de la nature ? Et à quelle inclination est plus fortement attaché le signe infaillible du bien, le plaisir ? Quand le vicomte d’Elbon reproche à sa fille d’aimer un roturier, que répond-elle ? Qu’elle ignorait qu’elle fût noble, lorsqu’elle l’a aimé : sans doute ; mais le fond de sa réponse, le grand argument qu’elle fait valoir, c’est le plaisir qu’elle trouve à aimer.

Oui, j’ai pris des liens dont le charme est extrême... 
Non, je ne rougis point : ma flamme est légitime ;
J’ai pu donner mon cœur ; il n’est point de retour ;
J’inspire et je ressens tous les feux de l’amour :
Ces feux sont devenus et mon âme et ma vie :
Cruels, que voulez-vous que je vous sacrifie[505] ?

4° Si l’instinct distingue le vrai, choisit le bien, pourquoi ne suppléerait-il pas aussi à la volonté dans la lutte contre les obstacles extérieurs ? Pourquoi pas encore au pouvoir, à la force physique ? En un mot, la nature peut tout : rien ne résiste à une âme sensible. C’est la conclusion où l’on doit arriver forcément : cet axiome s’enchaîne à ceux qui précèdent ; et l’on en trouve l’application dans la comédie larmoyante. Paméla veut fuir avec sa mère : toutes les deux seules, sans appui, sans protecteur. Milord les poursuivra. Qu’importe ? dit Mme Andrews :

Tu seras dans mon sein
...Une mère est bien forte,
Quand on lui veut ravir le fruit de son amour[506].

Sur cette réflexion, ni la mère ni la fille ne s’inquiètent plus du succès et des moyens de leur évasion.

5° Si maintenant on songe que l’âme ne vaut que par ce qu’elle sent, et surtout par ce qu’elle montre qu’elle sent, on comprendra que le poète ne donne que des sensations fortes aux cœurs vertueux. La violence des émotions sera une marque de bonté native, et l’honnête homme sera un frénétique. On bannira donc de la scène, on effacera de l’âme humaine les sentiments moyens, les mouvements doux, les demi-émotions, tout ce qui est germe, ébauche, commencement, ou bien prolongement, apaisement, refroidissement, tous les petits effets des petites causes, la sourde et lente préparation des grandes crises, enfin ce qu’il y a de plus profond dans la vie morale. Cela ne se rencontre pas chez l’homme sensible :

Ses moindres mouvements sont des convulsions[507].

Le mot est juste, et convient à tous les héros de La Chaussée. Ce ne sont que cris, désespoirs, désordres, larmes, accablements : ils sont brûlants, furieux, ou mourants ; jamais de modération ni d’équilibre. Leur sensibilité délirante s’affole à tout propos, à propos de rien. Une épigramme plonge Léonore dans le désespoir : Constance meurt pour un mot de Sophie. Monrose apostrophe le ciel et la Fortune avec l’amertume d’Oreste, bien qu’il se sache depuis un moment aimé d’Hortense. Méranie, qu’on veut marier contre son gré, a la folie de la persécution : tout ce qu’elle voit est un ennemi[508].

Constance, Mélanide, Milord s’évanouissent ; à chaque instant les émotions suffoquent, étranglent les acteurs, et ils ne laissent échapper que des mots entrecoupés et sans suite. Un des plus agités, Darviane, a fait la théorie de ce désordre mental :

Plus je sens vivement, plus je sens que je suis.
L’égalité d’humeur vient de l’indifférence...
L’insensibilité ne saurait être un bien[509].

On voit aisément quels caractères peuvent reposer sur de pareils fondements, et combien de tels principes nous éloignent de la réalité et rendent impossible toute vraie et fine analyse : il ne peut sortir de là que des figures de convention, raides, creuses, et sans vie.

La sensibilité nous rendra encore raison de l’importance de l’élément romanesque dans les comédies larmoyantes de La Chaussée et des invraisemblances de l’action. D’abord les caractères sont tellement simples, que la pièce ne saurait durer si l’action aussi était simple. Les personnages, allant tous directement au bien par la bonté de leur nature, ne peuvent être séparés que par un malentendu : il n’y aurait pas de pièce, si on n’arrivait à les dérouter, à les tenir éloignés du dénouement fatal que la vertu impose, à force d’incidents et de complications, en les abusant ou en les opprimant. Ainsi chez le marquis d’Orvigny, bien que nous ayons reconnu en lui un peu d’observation exacte et l’air de la vie, il y a pourtant assez de sensibilité pour qu’au premier aspect de Mélanide l’ancien amour et la vertu reprennent toute leur force et triomphent. Il faudra donc tout combiner pour que Mélanide ne rencontre le marquis qu’à la scène finale : il faudra inventer le roman de sa mort, pour qu’il aime ailleurs, forcer la vraisemblance pour qu’il ne la revoie pas avant le dénouement : car il ne doit pas la voir sans l’aimer.

Ensuite la nécessité de motiver le désordre moral des personnages pousse l’auteur dans le roman. Car ils n’ont pas en eux-mêmes un principe de luttes et d’angoisses morales : si leur nature se développait librement, ils seraient vertueux et heureux. Il faut donc des chocs extérieurs pour les troubler et les meurtrir : du dehors doivent venir leurs maux et leurs souffrances. Et comme leurs émotions doivent être continuellement extrêmes, il faudra donc que leurs infortunes aussi soient continuellement extrêmes : ce qui ne saurait arriver sans une combinaison subtile d’accidents extraordinaires. D’autant que leur innocence doit être et rester entière, et que, si injuste et brutal que soit le sort, le cours naturel des choses n’amène guère d’immenses infortunes sans une légère connivence de quelque imperfection ou de quelque vice. Il nous répugne d’admettre que l’union de toute la vertu et de toute la misère soit un fait normal, et quand cela apparaît dans la réalité, nous qualifions l’événement de romanesque.

Les situations extraordinaires que La Chaussée ne se lasse pas d’inventer ont pour effet de motiver l’état d’esprit extraordinaire de ses personnages et de justifier les transports qui mettent en lumière leur vertueuse sensibilité. Il a attribué à chacun d’eux un malheur excessif et absolu : ses romans sont disposés de telle façon qu’une succession d’incidents amène pour eux une progression de misères, que chaque mouvement qu’ils font leur soit douloureux et les heurte à quelque dure réalité, que le moindre contact avive la souffrance de leur âme endolorie et leur arrache des cris, que dans le cercle de maux et d’angoisses où ils se débattent ils n’aperçoivent nulle espérance, et que jusqu’au dénouement, qui brusquement apaise tout, ils n’aient point de trêve et n’entrevoient point de fin à leurs infortunes. Voyez Monrose : il est ruiné, il a perdu tout crédit à la cour, tout espoir d’obtenir la main d’Hortense ; la certitude d’être aimé ne fait que rendre plus affreuse l’impossibilité d’épouser. Son honneur est attaqué : on l’accuse de vol et de détournement. Tout ce que sa noblesse d’âme lui a inspiré l’a enfoncé plus avant dans le malheur. On va l’arrêter. Vraiment, la sensibilité lui est permise, et il use de la permission. Ses jérémiades ont l’avantage de remettre toujours sous les yeux du public ce fait essentiel, qu’il est aussi malheureux qu’il est possible de l’être ; tous les héros de La Chaussée font la même plainte, pour bien établir qu’ils ont le droit de sentir autant qu’il est possible de sentir. Le public comprend du premier coup la violence des transports d’un personnage qui est victime d’un roman mélodramatique : il est infiniment plus délicat de lui faire comprendre qu’on peut ressentir extraordinairement des événements ordinaires. Il est lui-même, dans sa vulgarité naturelle, plus ému de ce qui est rare et mystérieux que de ce qui est simple et commun. La vérité est trop unie : les accidents du roman offrent plus de prise à la sensibilité des âmes grossières. Les charpenteurs de drames l’ont bien compris, et La Chaussée sans doute l’avait deviné.

Cependant il n’y a point d’infortune si complète où ne se produise quelque éclaircie ; la douleur s’affaiblit en se prolongeant, et la souffrance continue endurcit l’âme et émousse la sensibilité. Il résulte de là que le désordre incessant des personnages de La Chaussée nous étonne, et que l’on n’y voit pas de vraisemblance. Ils souffrent si fortement dès le début que, malgré l’accroissement de leurs maux, leurs émotions devraient suivre une progression décroissante. Pour maintenir leur sensibilité au ton où elle s’est montée d’abord, l’auteur est obligé à un effort continu que l’on aperçoit ; il faut qu’il leur prête des cris, des fureurs, des désespoirs pour des riens, et comme il n’a point assez d’expérience et de finesse pour voir et pour faire voir qu’il est des âmes meurtries et comme écorchées à vif où les plus légères impressions causent d’intolérables douleurs, comme il se contente de faire frémir, bondir, évanouir ses héros à toute occasion, on trouve une disproportion continuelle et choquante entre les événements et les autres émotions ; et il semble que les effets dépassent de beaucoup les causes extérieures qui les produisent. Aussi les personnages des comédies larmoyantes de notre auteur nous font-ils l’effet d’un monde d’agités qui n’ont plus la notion de la réalité et ne savent plus y mesurer leurs sentiments et leurs idées.

Mais ces agités ont conscience de leur état : ils savent qu’ils doivent être excessivement sensibles : et ils s’y appliquent avec zèle. Ils raisonnent sur les mouvements spontanés de leur cœur, comme des spectateurs désintéressés et attentifs. Toute naïveté a disparu.

Vous tendiez donc un piège à mon âme ingénue[510],

dit l’un ; et une jeune fille, à qui on demande quelles preuves on a de son amour, répond :

...Mes injustices,
Mes inégalités, mes humeurs, mes caprices[511].

Ainsi elle se rendait compte qu’elle était inégale, capricieuse : et elle continuait de l’être par principe, parce que ce désordre sied à la passion. Ainsi font tous les autres personnages ; ils ont pleine connaissance de leurs transports et de leur délire ; quand ils s’évanouissent, c’est à bon escient. Mais ils ne font rien pour dominer leur sensibilité : au contraire, ils font tout pour en accroître, en étaler les manifestations : c’est que, par théorie, la vertu consiste à sentir beaucoup. De cette conscience toujours nette qu’ils ont des émotions les plus vives, de cet effort continu qu’ils font pour élever chaque sentiment à son maximum de violence extérieure, de cette complicité enfin de la volonté et de la réflexion avec l’instinct, résulte ce style spécial, aujourd’hui ridicule, que La Chaussée, et après lui tous les faiseurs de drames, ont adopté : nous devrons y revenir.

Inonder le théâtre de tirades morales et d’intrigues romanesques, supprimer les caractères, et substituer à l’analyse exacte des passions humaines une psychologie conventionnelle, réduite à quelques formules fausses ou exagérées et qui aboutissent dans l’application à la destruction de la logique et de la naïveté ; enfin mettre à la mode un style sans mesure et sans naturel qui n’échappe au ridicule que pour tomber dans l’ennuyeux : voilà donc le bilan dramatique de la sensibilité. Cette maladie a vicié le drame et la comédie moderne à leur naissance, déshonoré l’agonie de la tragédie, infecté le théâtre romantique : notre scène n’en est débarrassée qu’à peine ; notre comédie contemporaine, où elle fait parfois des retours offensifs, en est restée marquée même dans ses œuvres les plus saines ; le drame n’en a pas guéri, et a semblé croire qu’il ne pouvait vivre qu’avec elle et par elle.

 

III

 

De tous les personnages que La Chaussée a mis en scène, ce sont les femmes qui expriment le plus complètement l’idée que la sensibilité donne de la nature humaine. Cela se conçoit : la femme nous paraît toute livrée aux sens et aux passions ; le cœur la mène ; ses jugements sont des antipathies ou des sympathies, et ses idées morales reposent sur ses affections. Pour avoir soumis en elle les émotions à la raison et les désirs à la volonté, Corneille a passé pour n’avoir pas su peindre la femme. Il est donc naturel que la sensibilité s’adapte à son caractère, bien mieux qu’à celui de l’homme. Mais il en résulte aussi que, dans la fausseté aujourd’hui reconnue des personnages sensibles, les femmes nous paraissent plus fausses encore que les hommes. Et de fait, toutes les femmes de La Chaussée sont fades et insupportables ; les plus fameuses, Constance, Mélanide, la Gouvernante, sont les plus fades et les plus insupportables. Innocentes, persécutées, toujours tendant la gorge, toujours dolentes et pleurantes, elles n’ont qu’une attitude, celle de l’antique Niobé. La seule femme en qui nous ayons trouvé de l’intérêt et de la couleur, Mme Argant, est précisément celle qui échappe à la sensibilité et qui n’y est livrée qu’au dénouement. Toutes les autres, le troupeau larmoyant des épouses, mères et filles sensibles, n’ont point de rapport avec la réalité : ce sont les créations monotones d’une fantaisie sans gaieté.

Pouvait-il en être autrement ? Qu’aurait pu demander l’auteur à son expérience, pour représenter ces âmes vertueuses et souffrantes ? Le monde où il vivait, la vie qu’il menait, ne lui avaient pas appris à connaître l’honnête femme. Il ne mettait rien dans l’amour de sentimental et de mélancolique, et ne cherchait que la sensation, le plaisir. Il n’avait pas même dans l’esprit cette élégance dont parfois les libertins délicats ont orné le mépris de la femme. Le ton des lettres qu’il a écrites, de celles qu’on lui a écrites, ne laisse aucun doute là-dessus. S’il avait dû dessiner les héroïnes de son théâtre d’après ses observations personnelles, il aurait fait des figures pareilles à celles de Crébillon fils, avec moins de finesse et de légèreté dans le langage, il n’avait connu que des femmes galantes : il ne pouvait que rêver les femmes sensibles.

Ce rêve de vertu instinctive et de pure sensibilité, quand il s’est appliqué aux jeunes filles, a produit les ingénues. Nous sommes si habitués à les rencontrer dans les œuvres du théâtre contemporain, que nous avons peine à concevoir qu’elles n’aient pas toujours existé sur la scène. Et cependant Molière ne les connaissait pas. Ni Henriette, dont la droite et calme raison sait si bien ce qu’il faut demander à la vie et au mariage, ni même Agnès, l’ignorante, la naïve, que l’amour affine, et que l’instinct ne suffirait pas à retenir dans la voie de la morale, ne sont vraiment des ingénues. Le type s’est formé au XVIIIe siècle : ce caractère d’angélique pureté, d’ineffable candeur, est né dans le plus libertin et le plus sensuel des temps.

L’ingénue est un personnage de convention, dont nos auteurs dramatiques égayent et purifient les peintures parfois si tristes de l’exacte réalité. Nul de nous n’a vu d’ingénue à la ville : nous avons tous connu d’adorables jeunes filles, qui étaient toute grâce, toute bonté, toute candeur ; mais un homme familiarisé avec le théâtre ne les nommera point pour cela des ingénues. Chose étrange ! celles qui donnent le mieux la sensation de l’ingénuité sont, à l’ordinaire, de fines mouches, de ces terribles pensionnaires à qui le couvent a tout appris, timides, rougissantes, candides dans le monde, et singulièrement instruites et hardies, quand elles sont deux ou trois bonnes amies réunies à part. Le propre de l’ingénue, c’est l’ignorance, l’ignorance des réalités de la vie et surtout des réalités de l’amour. Mais il ne suffit pas qu’elle ait cette ignorance, il faut qu’elle la montre, qu’elle la porte comme une bannière : que toutes ses paroles, toutes ses actions la manifestent et l’étalent. Pour bien faire valoir cette ignorance essentielle, nos écrivains dramatiques la soumettront à mille épreuves ; ils inventeront mille combinaisons pour lui donner du relief. Ils arrangeront les situations les plus risquées, le langage le moins virginal, pour que, sur le fond scabreux de l’action ou des propos, l’ingénuité s’enlève soudain avec plus de vigueur. Leurs ingénues passeront à travers le feu, ou tiendront des propos de cocottes : leurs ailes d’anges ne seront pas roussies, et les ignorances de leur âme vierge éclateront dans les brutalités de leur conversation. Où d’honnêtes jeunes filles, dans la vie, seraient gênées, rougiraient, averties par je ne sais quel flair delà véritable innocence du mal qui est dans les choses ou dans les mots autour d’elles, les ingénues de théâtre passent le front haut, l’œil limpide, la bouche souriante ou étonnée, pareilles à des filles adroites qui étalent une trop robuste ignorance pour ne pas savoir très bien. Rappelez-vous Marcelle du Demi-monde, ou Fernande du Fils de Giboyer, ou surtout cette étonnante Marie des Corbeaux, à qui sa sœur Blanche dit de toutes les façons honnêtes qu’elle a commis une faute, et qui répond toujours candidement : Je ne comprends pas. C’est à donner envie de lui crier la chose tout crûment : elle comprendrait peut-être. Autour de cette ignorance essentielle dont notre corruption a fait le fond de l’ingénuité, se groupent les inclinations tendres, compatissantes, la bonté de premier mouvement, l’instinct infailliblement droit, enfin la sensibilité. Mais toujours dans tous les sentiments, dans toutes les paroles de l’ingénue doit s’apercevoir l’ignorance absolue de la réalité et je ne sais quel étonnement vague, obstiné et doux.

Nos auteurs contemporains ont singulièrement perfectionné l’ingénue, et en ont déguisé et accommodé de mille manières le fond essentiel et primitif. Ils n’y ont pas ajouté grand’chose : ils ne l’ont pas créé. Adressons-nous au XVIIIe siècle : c’est à Marivaux que nous songerons tout d’abord : il a fait paraître sur la scène un grand nombre de délicieuses ingénues. Elles ont la grâce, piquante à la fois et poétique, les inquiétudes, les troubles, les effarouchements de l’âme innocente, qui s’étonne et frémit de sentir la vie autour d’elle et en elle. Mais, dans cet éveil de leur esprit et de leurs sens, elles sont terriblement inquiétantes : l’exacte et sincère analyse de l’écrivain met si bien à nu les mouvements les plus délicats et les plus secrets de leur cœur, décrit si précisément le mécanisme des causes et des effets qui s’y produisent, qu’elles ne répondent pas à notre idéal de l’ingénue. Elles ont trop d’esprit, trop de sens : ce qu’elles ignorent aujourd’hui, on sent trop qu’elles s’en inquiètent, qu’elles le sauront demain et le sauront bien. Or, l’ignorance de l’ingénue nous charme en ce qu’elle semble être, dans sa limpidité, éternellement impénétrable à la réalité. Marivaux ne peint en quelque sorte que la ruine de l’ingénuité. Puis ses ingénues sont trop précises et trop vraies : elles sont trop dans la réalité, trop vivantes : il nous y faut plus de vaporeux, disons le mot, plus de vague ; l’ingénue est un rêve, le rêve impossible d’un libertin blasé.

La Chaussée a contribué plus que personne, avec Marivaux, à former le type de l’ingénue. S’il n’a pas su lui donner la grâce et la légèreté, il y a fait entrer quelques-uns des éléments essentiels. D’abord, on ne saurait lui reprocher, comme à Marivaux, de trop analyser, et de donner trop de précision et de réalité à ses figures : une psychologie sommaire, une certaine fausseté dans les caractères, sont ici des avantages. Puis il nous rassure sur la vertu de ses jeunes filles, par son principe de la nature qui va tout droit au bien : on ne craint pas pour elles le faux pas, même pour l’avenir. Celles qui s’égarent, comme Mélanide, ne sont pas victimes des sens, mais des lois. Il faut être assuré de l’infaillibilité de l’ingénue pour jouir pleinement de son ingénuité. Enfin La Chaussée, grâce à la sensibilité qui règne sur son théâtre, a donné à ses jeunes filles une espèce d’attendrissement universel, de sympathie, de pitié pour tout ce qui existe, que nous ne séparons guère aujourd’hui de l’idée de l’ingénue : elle a toujours à aimer un serin, un bouvreuil, ou des poissons rouges. Paméla, dans sa captivité, dans le péril de son honneur et de sa vie, a des larmes de reste pour les poissons, et, en revenant de la pêche à la ligne, elle dit avec âme :

...Hélas ! peut-on se faire un jeu
D’une destruction[512] ?

Il est bon qu’il reste un peu d’enfantillage, même de niaiserie dans une ingénue. C’est au poète de le bien accommoder et de le déguiser adroitement en naïveté.

Les diverses ingénues que La Chaussée a mises en scène ne sont pas toutes intéressantes. Sophie, du Préjugé, est insupportable ; Méranie, de l’Homme de fortune, insignifiante. Zélide, de l’École de la jeunesse, estime lourde contrefaçon de Marivaux. Marianne, de l’École des mères, est l’expression exacte et complète de la pure ingénuité : grâce, douceur, humilité, sacrifice de soi, c’est la formule dans toute sa simplicité.

Mais La Chaussée, devançant les auteurs de nos jours, a déjà cherché des combinaisons plus raffinées, des équivalents plus compliqués de la formule primitive. Angélique, de la Gouvernante, est un bon petit cœur, tendre, doux, tyrannisé par ses affections, et comme on dit aujourd’hui d’un mot barbare, extrêmement impressionnable.

Elle a la sensibilité raisonneuse : c’est là sa marque. Elle ne parle que de donner des raisons : et ce qu’elle prend pour raisons ce sont ses craintes, ses désirs du moment. Elle n’est jamais à court, toute naïve, tout ignorante qu’elle est. On croirait sans cesse entendre Agnès. On sent que La Chaussée s’efforce d’oublier son style ordinaire, et de ne lui mettre à la bouche que des mots simples, ingénus, enfantins même, et qui portent. C’est ainsi qu’elle répond à la Gouvernante, qui veut la faire rompre avec Sainville. « Je vous parle dans votre intérêt, pour votre honneur.

– L’honneur est donc toujours l’ennemi de l’amour ?

– Non, quand il a un but légitime, et que l’on est fait l’un pour l’autre.

– Et pour quoi donc Sainville et moi sommes-nous faits ?

– Il n’est pas riche, et vous n’avez rien.

– Pourvu qu’on soit bien riche, on est donc bien content[513] ? »

C’est ainsi encore qu’elle défend Sainville contre les reproches de son père, et rejette tout le blâme de leur amour sur elle-même. C’est elle qui est coupable, elle qui l’a séduit !

On séduit, quand on plaît sans l’avoir mérité[514].

Et quoi que dise le Président, elle a réponse à tout. Seule avec elle-même, son imagination ne s’arrête pas : cette petite tête travaille toujours, et toujours raisonne. Dans ses chagrins d’amour elle devient philosophe : avec une admirable gravité, elle écoute parler la raison, elle blâme l’éducation des femmes, elle a pour le monde des dégoûts, des lassitudes de personne blasée et qui a trop vécu. Au reste, faible contre ceux qu’elle aime, incapable de résister, si elle dispute, elle cède ; on la tourne comme on veut ; selon le dernier qui parle, elle est pour le couvent ou pour le mariage. Douce et abandonnée, tout à fait exempte de coquetterie, ayant à peine de l’amour-propre, elle vibre, tressaille, tremble, à chaque mot passionné de son amant. Il lui fait un peu peur par sa vivacité : il lui semble toujours qu’il est en colère, et qu’il la gronde. Si elle se redresse quelquefois, si elle prend un ton plus haut, si elle fait des déclarations solennelles :

Quand j’ai de l’amitié, c’est pour toute la vie...
Je ne l’aimerais pas, si je l’estimais moins[515],

ce sont des inadvertances de l’auteur, ou des fiertés de petite fille qui veut qu’on la prenne bien au sérieux ; et cela ne dure qu’un instant. Telle qu’elle est, Angélique est une expression de l’ingénuité, qui ne manque ni d’intérêt ni de grâce : et il dépend de l’actrice que le rôle devienne tout à fait charmant.

Rosalie, de Mélanide, s’éloigne davantage du type commun : c’est l’ingénue gaie, moqueuse et coquette. Elle est au fond très sensible : mais elle met de la malice à cacher sa sensibilité à son amant ; comme il est très emporté, elle le taquine par son humeur toujours égale, et par une apparence de froideur ironique. Darviane arrive effaré, hors de lui ; elle le regarde, calme, avec un imperceptible sourire :

DARVIANE.

Ah ! Rosalie !

ROSALIE.

Eh bien, quel sujet vous agite ?

DARVIANE.

On prétend que je parte : on veut que je vous quitte !

ROSALIE.

Est-ce un mal aussi grand que vous l’imaginez ?...

Elle lui explique que sa mère lui défend de le voir, qu’il faut qu’il évite sa présence.

DARVIANE.

Ne faut-il pas plus loin pousser la complaisance,
Et, pour l’amour de vous, cesser de vous aimer ?

ROSALIE.

Vous feriez bien.

DARVIANE.

L’avis a de quoi me charmer.

ROSALIE.

Vous vous fâchez, je crois.

DARVIANE.

J’ai tort d’être sensible,
Et de ne point avoir cet air toujours paisible,
Qui montre que pour vous tout est indifférent.
Ah ! je n’en connais pas de plus désespérant !

ROSALIE.

L’égalité d’humeur fut toujours mon partage...

Il explique alors en termes enthousiastes les avantages et les jouissances de la sensibilité ; ce qui lui vaut cette ironique question :

ROSALIE.

Ainsi votre bonheur est grand ?

DARVIANE.

Il devrait l’être.

Il lui fait alors une nouvelle querelle : il est jaloux. Elle ne s’émeut pas davantage.

DARVIANE.

Je vous vois mille amants.

ROSALIE.

Qui sont-ils ?

DARVIANE.

Tout le monde.

ROSALIE.

Mais encore il faudrait me nommer...

DARVIANE.

Eh ! ce sont
Tous ceux qui vous ont vue, et ceux qui vous verront ;

entre autres le marquis d’Orvigny : et elle le sait bien, elle dont le regard donne de l’espoir à tout le monde. Elle lui répond avec une très froide logique :

ROSALIE.

L’avez-vous, cet espoir qui fait que l’on m’adore ?

DARVIANE.

De tous ceux que l’amour a mis sous votre loi,
Vous n’avez jamais su désespérer que moi.

ROSALIE.

Qui vous force à souffrir un si dur esclavage ?

DARVIANE.

Vous, à qui l’on ne peut cesser de rendre hommage.

ROSALIE.

Que vous ai-je promis ?...

DARVIANE.

Ne s’engage-t-on pas quand on se laisse aimer ?

ROSALIE.

Ainsi, vous m’apprenez, d’une façon discrète,
Que naturellement je suis un peu coquette !

Enfin elle le renvoie, après l’avoir amicalement grondé, avec ces adieux volontairement équivoques :

...Allez le préparer (votre départ) :
Imaginez pourtant que j’y serai sensible
Autant que je dois l’être[516],

Quand plus tard il lui reprochera ces paroles, et s’en armera pour l’accuser de trahison, elle lui dira tranquillement :

Ah ! rien n’est plus risible :
L’interprétation vous égare et vous perd :
Si l’on prenait ainsi les mots dont on se sert...
Il faudrait du discours bannir la politesse.

Au reste, elle l’assure de son amitié.

DARVIANE.

Je cherchais de l’amour... ; depuis que je vous aime,
Et que vous le souffrez...

ROSALIE.

Pouvais-je l’empêcher ?

DARVIANE.

Je n’ai pu parvenir encore à vous toucher ?

ROSALIE.

Je m’en rapporte à vous...

DARVIANE.

Non, je ne vous crois pas...
Ou vous n’aimez qu’à plaire, ou vous m’avez aimé.
Vous riez ?

ROSALIE.

C’est répondre.

DARVIANE.

Employez l’ironie !
Elle a dans votre bouche une grâce infinie !

ROSALIE.

Mais vous qui m’accusez, dites-moi donc comment
On parvient à pouvoir éconduire un amant ?...

Faut-il faire du bruit, du scandale ?

Entre nous le parti que je crois le plus sage,
Est de fermer les yeux, de supporter en paix
Le fléau qui s’attache à de faibles attraits[517].

Au fond elle l’aime : mais c’est une fille de bon sens. À quoi bon le lui laisser voir, s’il ne peut l’épouser ? Cela ne servirait qu’à le désespérer davantage. Du reste, elle a le même flegme avec sa mère, qui la gronde au sujet de Darviane. On peut être sûr qu’elle n’épousera pas le marquis d’Orvigny. C’est l’ingénue qui sait ce qu’elle veut, et qui cache une force inflexible sous la grâce piquante et la gaieté malicieuse. Elle est de la même famille qu’Hermine, l’ingénue du Fils naturel ; et, chose curieuse ! la situation de leurs amoureux est la même : ce sont tous les deux des enfants naturels, abandonnés de leur père.

 

IV

 

Il faut ici dire quelques mots du style de La Chaussée. Mais La Chaussée a-t-il un style ? Peut-on donner le nom de style à une façon d’écrire rarement naturelle et nette, où se succèdent la platitude, la lourdeur, l’emphase, la préciosité, l’amphigouri ; où l’on rencontre à chaque pas l’obscurité, l’impropriété, et même l’incorrection ? Je suis étonné, en le lisant, des éloges que Voltaire et d’autres contemporains ont donnés à son langage et à sa versification ; rarement la grâce a plus manqué à un poète.

Le style dont je veux parler n’est pas le style propre de La Chaussée. Il ne lui appartient pas. La Chaussée s’en est servi : d’autres après lui l’ont employé. C’est le style que la sensibilité a créé et qu’elle impose partout où elle domine : il est complet et pourvu de toutes ses ressources dans les comédies de notre auteur, qui le premier en a fait un usage étendu et constant. Ses neuf pièces larmoyantes sont toutes écrites d’un bout à l’autre dans ce style.

La théorie du style sensible est facile à faire, et les caractères s’en déduisent logiquement de ceux de la sensibilité. Il s’agit, en somme, d’avoir le plus d’émotions qu’on peut, de les pousser au lieu de les contenir, et de les manifester par tout son extérieur : tout le corps doit crier en quelque sorte les secrets de l’âme.

Pour être d’accord avec les altitudes, les gestes, les jeux de physionomie, les larmes, qui accusent la vivacité des sentiments, le langage écartera d’abord tous les mots qui n’expriment point ou ne produisent point une forte agitation de l’âme. Il bannira les mots qu’on prononce ou qu’on entend tous les jours, et qui ont ainsi perdu ce qu’on pourrait appeler leur valeur sensible, ceux qui traduisent des rapports ordinaires ou des degrés médiocres d’antipathie et de sympathie. Il cherchera des adjectifs, les périphrases, les métaphores, qui enveloppent l’idée dans l’émotion, ou qui ajoutent à l’énergie du terme propre une sorte de vibration intense. Il substituera aux expressions simples que la voix prononce simplement, des expressions ou complexes ou figurées, qui forcent la voix à trembler, à se mouiller. Enfin il s’attachera de préférence à celles qui découvrent le principe du sentiment en même temps que le sentiment : par une illusion qui n’appartient qu’à un siècle d’analyse, on croit en augmenter la force, quand on en montre la source.

Cela deviendra plus clair par des exemples. Voici quelques expressions du langage ordinaire, avec leur traduction en style sensible.

Mon père. L’auteur qui incline au sentiment dira mon cher père. Mais ce n’est point assez : l’écrivain vraiment sensible fera déborder l’amour filial dans une périphrase expliquant l’instinct qui oblige les enfants à aimer leur père ; il dira :

...Cher auteur de ma vie[518].

Parlez-moi de mon père.

Ah ! daignez me parler d’une tête si chère[519] !

Il y a ici un souvenir de Racine tout plein d’à-propos.

Vous ne pensez qu’à votre fils ; oubliez-vous que nous avons doux enfants ?

Ne vous souvient-il plus qu’un fils trop fortuné
N’a pas été l’unique gage
Dont notre heureux hymen ait été couronné.
Permettez que je vous rappelle
Qu’il en fut encore un conçu dans votre sein[520].

Auprès de mes parents mon cœur guérira peut-être.

Dans le sein vertueux de ceux qui m’ont fait naître
Allons chercher ma guérison[521].

Je dois faire horreur à ma mère.

Le sein qui m’a conçu doit frémir à ma vue[522].

Ce principe une fois posé, qu’arrivera-t-il si l’écrivain a une plus longue phrase à composer. Il s’efforcera de n’y admettre que des mots sentis ; la période sera une accumulation d’émotions pressées, et il n’y aura point de syllabe où le cœur ne déborde. La mère de Paméla nous en fournit un exemple qui est un chef-d’œuvre. Elle veut dire que sa fille s’apprêtait à aller chez son père, à la campagne ; elle dit :

Déjà ce tendre fruit d’un amour mutuel
S’apprêtait pour jouir dans le sein paternel,
Des douceurs d’un séjour champêtre, mais tranquille[523].

L’âme de Mme Andrews tressaille successivement, en trois vers, de quatre sentiments : 1° amour maternel ; 2° amour conjugal ; 3° amour filial ; 4° amour de la nature champêtre ; elle ressent les deux premiers directement, pour son compte, les deux derniers par sympathie.

Quand l’émotion s’accroît, elle n’admet plus ces phrases si bien concertées, où les sentiments sont si régulièrement rangés et étiquetés. Elle dérange, détraque la période. Elle se traduit alors par l’impossibilité de s’exprimer. Ce sont des mots entrecoupés, sans suite, des commencements de phrases, des sens incomplets, des sujets sans verbe, des verbes sans régime. La sensibilité s’exprime alors par les points suspensifs, et son intensité se mesure à leur nombre. La Chaussée a fait un grand usage de ce procédé, et l’on peut être sur que dès que ses personnages atteignent le maximum de l’exaltation, ils ne savent plus ce qu’ils disent : Durval demande si Constance est seule ; on lui répond qu’elle est avec sa femme de chambre Florine.

Florine, me dis-tu ? Mais... c’est toujours quelqu’un...
Je pourrai renvoyer ce témoin importun...
Allons... il faut aller... puisque tout me seconde...
Mais je ne songe pas qu’il peut entrer du monde.
Je suis trop obsédé... Ne pourrai-je jamais
Disposer d’un moment au gré de mes souhaits ?...
Quel contretemps s’oppose à ce que je désire !...
Oui ; car pour expliquer ce qui me reste à dire,
Il me faut... Je n’aurai qu’un entretien en l’air...
Irai-je commencer et fuir comme un éclair ?
Je ne puis m’enfermer sans que l’on en raisonne...
Que faire... Aussi, d’où vient que Damon m’abandonne ?...
Je ne puis le risquer... Il faut y renoncer...
Il me vient dans l’esprit... Oui, c’est bien mieux penser.
Assurément... sans doute... Aussi bien sa présence...
Ses charmes... ses regards, dont je sais la puissance...
Mes remords... mon amour, dans ce terrible instant,
Causeraient à mon âme un embarras trop grand.
Ah ! qu’il est malaisé, quand l’amour est extrême,
De parler aussi bien qu’on pense à ce qu’on aime !...

À Henri.

Approche cette table... Du fauteuil... Est-ce fait ?...
Ai-je là ce qu’il faut ?... Une lettre, en effet,
Préparera bien mieux ma première visite.
Le plus fort sera fait ; le reste ira de suite[524].

Il aurait été facile de choisir, dans quelque quatrième ou cinquième acte, un moment de désespoir ou de joie plus intense, qui aurait mis plus de désordre encore dans le langage, et n’y aurait pas laissé subsister de phrase régulière et de sens complet. J’ai pris le monologue de Durval, comme un exemple qui montre à plein le procédé. On s’apercevra aisément, en le lisant, que les trois quarts des points suspensifs sont inutiles et auraient pu être supprimés. Mais ils avertissent que la voix doit vibrer sur les mots avec une émotion que les mots n’indiquent pas eux-mêmes : ils amplifient et multiplient en quelque sorte l’élément sensible réellement contenu dans la phrase.

J’ai montré qu’un des caractères de la sensibilité du XVIIIe siècle était de rattacher immédiatement l’émotion au terme abstrait ou général sans avoir besoin de passer par le fait concret ou particulier. La conséquence toute simple en est le mélange continuel des expressions abstraites et générales parmi les métaphores excessives, les adjectifs pathétiques et les phrases incohérentes. L’âme sensible sanglote des abstractions. C’est là un des caractères qui contribuent le plus à donner à ce style sa physionomie particulière. À chaque moment, le personnage qui pleure substitue au fait particulier le terme général. Ainsi Darviane parle de son père, qui sacrifie à un nouvel amour sa maîtresse qu’il a aimée avec passion et qu’il a dû épouser, et le fils qu’il en a eu ; voici ce que cette idée devient dans sa bouche :

À ces premiers liens il s’arrache de force,
Et va sacrifier au plus affreux divorce
La nature, l’hymen, et l’amour gémissant[525].

Enfin, et c’est le dernier pas qui nous reste à franchir pour avoir pris une idée complète du style sensible, nous avons vu que dans le plus grand désordre la conscience persiste, que le personnage en délire sait qu’il délire et s’efforce de délirer comme il faut. Cela se marquera forcément dans son langage ; il analysera son agitation ; il se rendra compte de l’incohérence de ses idées et de la mêlée de ses sentiments : il notera les émotions diverses entre lesquelles il sera tiraillé et qui se heurteront pêle-mêle dans son cerveau ; tout cela sera inscrit, étiqueté, rangé dans son esprit, qui verra toujours clair dans le chaos du cœur. Darviane encore nous fera toucher la chose du doigt. Il commence à soupçonner sa naissance.

Ce monsieur d’Orvigny, qu’on veut que je révère,
Serait-il à la fois mon rival et mon père ?
Lui ?... Dans ce doute affreux tout se confond en moi,
Haine, désir, teneur, espoir, amour, effroi.

Et, après avoir si bien indique tous les sentiments qui l’agitent, il ajoute avec une candeur vraiment plaisante :

Je ne démêle rien dans ce trouble funeste[526].

Le grand défaut de ce style, c’est le manque de sincérité. Il sonne faux, précisément parce qu’il veut trop résonner. Le sentiment au fond est souvent vrai : l’expression ne l’est pas. La différence entre la sensibilité du XVIIIe siècle et la nôtre pourrait presque se réduire à une question de style. Nous voulons que le langage reste en deçà de l’émotion ressentie : le XVIIIe siècle le poussait au delà. Il déployait ce que nous replions ; il mettait en dehors ce que nous contenons : il étalait avec faste ce que nous renfermons avec pudeur. Il méconnaissait les plus intimes délicatesses de l’âme, et il ne voyait pas que la brutale outrance du mot enlève souvent à l’émotion son charme le plus pénétrant.

 

V

 

Une dernière question se pose à propos de la sensibilité de La Chaussée : cette sensibilité se rencontrait-elle dans les mœurs du temps ? était-ce le ton de la société ? La réponse est facile. Tous les romans, toutes les comédies, tous les mémoires nous montrent que, vers 1750, la sécheresse et l’esprit régnaient encore dans le monde[527]. Le Méchant est un portrait rigoureusement exact, dont les originaux abondent au milieu du XVIIe siècle. Mais déjà l’ennui, la lassitude, le vide du cœur pesaient lourdement sur la société. Le plaisir physique avait perdu sa vivacité par l’abus : la sensation s’émousse en se répétant. On souffrait de n’avoir que de l’esprit, d’en avoir trop, et de trop raffiné. Depuis quelque temps on commençait à avoir soif de sentiment, à aimer l’exaltation et les larmes. La Chaussée, fort peu sensible de sa nature, eut le flair de deviner ce besoin de ses contemporains : il lui fournit une satisfaction par ses pièces, il le purgea, comme eût dit Aristote. On faisait encore si peu d’usage de la sensibilité dans le monde, lorsqu’il écrivait ! Toutes les âmes en avaient un trop-plein, dont elles souffraient, et qui s’écoula au théâtre, grâce à la comédie larmoyante. Les spirituels ennuyés qui composaient le public crurent revivre, quand ils sentirent s’intéresser et battre leur cœur si longtemps indifférent et inerte, et les pleurs que l’auteur arracha de leurs yeux rafraîchirent délicieusement leurs âmes desséchées. Cela suffit longtemps : pendant des années, la société garda ses habitudes d’ironie détachée et de légèreté méchante dans la conversation et dans la galanterie, et ne fut sensible qu’au théâtre, dans le pays de la fiction. Il appartint à Rousseau de mettre d’accord le goût et les mœurs, l’imagination et la pratique. Par lui, le larmoyant passa de la scène et des romans dans la réalité ; par lui les attendris et les bienfaisants succédèrent aux roués et aux persifleurs, les beautés touchantes aux beautés piquantes, les éplorées aux spirituelles. Grâce à lui, ce qu’avait peint La Chaussée, et qui n’était pas réel lorsqu’il le peignit, devint la réalité même vingt ou trente ans après sa mort ; et dans les années qui précédèrent la Révolution, la France offrit le spectacle de cet attendrissement universel, de cette sensibilité exclamative et trempée de larmes, dont Mélanide et la Gouvernante nous ont d’avance livré les formules.

 

 

Chapitre V : Sens dramatique de La Chaussée

 

Je n’ai point ménagé La Chaussée : j’ai cru qu’il méritait mieux qu’une réhabilitation. Tout ce qui gâte ses comédies larmoyantes n’empêche pas qu’elles fassent époque dans l’histoire de notre théâtre, et qu’elles se recommandent encore par des qualités intrinsèques.

En dépit de tout, il a bien choisi ses sujets : ils sont intéressants par eux-mêmes. J’ai montré que ce sont souvent les sujets mêmes de nos plus fameuses comédies contemporaines. La manière dont il les a traités n’en affaiblissait pas l’effet pour le public de son temps. La Chaussée s’est lancé à corps perdu dans le romanesque : on l’aimait alors, et il avait envahi jusqu’à la tragédie ; il avait aidé plutôt que nui aux succès de Lagrange-Chancel et de Crébillon. La Chaussée n’a pas su peindre des caractères : qui le savait alors ? Où en trouve-t-on ? N’est-ce point partout, au théâtre et dans le roman, la même psychologie sommaire et conventionnelle ? Qui s’en apercevait ? qui s’en plaignait, hormis Grimm et quelquefois Voltaire ? Qui avait conservé la science des analyses profondes, et pouvait faire, comme on disait au siècle précédent, des anatomies exactes du cœur humain, hormis Marivaux ? Pour la sensibilité, on vient de voir à quel besoin profond et général elle répondait.

Avec tout cela, et par-dessus tout cela, La Chaussée avait une qualité qui prime toutes les autres au théâtre, une qualité qui peut se rencontrer avec tous les défauts du monde, toutes les insuffisances imaginables, et qui les compense, qui les masque complètement : il avait le sens du théâtre, l’instinct des effets dramatiques. « Ses scènes, dit justement son ami Sablier, sont filées et intéressantes[528]. » Il sait tirer d’une situation ce qu’elle contient, la ménager, la graduer, lui faire rendre en un mot le maximum d’effet. À travers un imbroglio d’invraisemblances, à travers un torrent de moralités banales, à travers un déluge de jargon sentimental et de mauvais style, il achemine ses piètres héros vers la scène intéressante, forte, pathétique : et là, en termes tels quels, ils disent ce qu’ils doivent dire, au moment où ils doivent le dire ; ils arrivent au point où ils devaient arriver. La scène marche sûrement, règlement, à l’effet final ; l’émotion monte, atteint son comble, et le public est empoigné.

Malgré tout ce qui nous rebute, nous irrite, ou nous ennuie aujourd’hui dans les comédies de La Chaussée, nous pouvons encore en sentir l’intérêt et les qualités scéniques. Le mouvement nous en paraît parfois un peu lent : mais il faut songer que nos pères étaient moins nerveux que nous, plus patients, et donnaient aux gens tout le temps de s’expliquer. Ils aimaient à se reconnaître dans leur émotion : nous voulons en être étourdis. Sans multiplier les exemples, prenons seulement le Préjugé et Mélanide : il ne faudra point trop d’efforts à un homme qui aura un peu de pratique du théâtre, pour comprendre le mérite dramatique de ces pièces. Libre à tous de dire que l’auteur n’est ni un homme d’esprit (il en avait pourtant), ni un observateur, ni un moraliste, ni un écrivain : c’est un homme de théâtre, sans nul doute, et, au théâtre, c’est peut-être là encore ce qu’il y a de mieux.

On a querellé La Chaussée pour n’avoir pas su se maintenir dans le véritable sujet du Préjugé à la mode, et pour avoir entamé au quatrième acte une autre pièce avec la jalousie de Durval. Le reproche est peu fondé. On a vu bien des fois la jalousie survivre à l’amour ou le précéder : pourquoi ne veut-on pas qu’ici elle l’accompagne ? Mais il s’agit de montrer la tyrannie d’un préjugé absurde. Oui, et d’en faire triompher Durval. Pourquoi la jalousie ne serait-elle pas le ressort du dénouement ? Pourquoi ne forcerait-elle pas l’amour de Durval à éclater et ne lui communiquerait-elle pas la force de vaincre une ridicule timidité ? Vraiment, je ne le comprends pas. Durval a montré qu’en dépit de son amour, la crainte des jugements du monde le retient. Nous le voyons souffrir et se taire pendant trois actes : il n’y a pas de raison pour qu’il parle au quatrième acte, si quelque chose de nouveau ne se produit pas. Un sentiment violent, furibond, va faire ce qu’un sentiment tendre et profond ne pouvait faire. La jalousie franchit l’obstacle qui arrêtait l’amour, et emporte l’amour avec elle : Durval se trouve de l’autre côté avant d’avoir songé qu’il faisait le saut. Il a outragé sa femme : si ce n’est pas une déclaration en forme, c’est du moins l’aveu que son indifférence a pris fin. Ce n’est pas le dénouement, c’est la crise qui le prépare et le précède. Rien de plus logique et qui soit plus dans la nature.

La Chaussée a donné au quatrième acte du Préjugé un mouvement qui nous rappelle celui du second acte du Mariage de Figaro et celui de la fin du cinquième acte de la même pièce, quand par deux fois le comte Almaviva est déçu et confondu dans sa jalousie, et que tous les témoins, qu’il a appelés à constater son injure, ne peuvent que voir son humiliation. Ainsi en est-il de Durval. Ne chicanons pas sur les moyens, et ne regardons que les effets. Ne nous arrêtons pas à la faiblesse des preuves qui excitent la jalousie du mari ; permettons à Constance, femme sensible, de s’évanouir un peu vite, et supposons que l’acteur qui fait Durval saura compléter par sa physionomie les paroles que l’auteur lui met dans la bouche et qui ne nous paraissent guère de nature à amener un évanouissement ; acceptons enfin ce trouble extrême de Constance, qui l’empêche de dire, lorsqu’elle veut se faire rendre les lettres qui sont tombées de sa poche, le seul mot qui retiendrait Durval. Passons sur tout cela. Ce mari qui arrive fou de jalousie, qui accable sa femme de son mépris en quelques mots brefs, pleins d’une rage concentrée, qui la fait évanouir d’épouvante, et, ramassant un paquet de lettres qui tombe alors de sa poche – les lettres d’un amant sans doute – s’obstine, malgré ses instances et ses larmes, à faire un éclat, veut la couvrir de son mépris publiquement, la déshonorer devant tous, distribue à toute sa famille accourue et jusqu’à une femme de chambre ces odieuses lettres, qui a l’humiliation alors de trouver que ces lettres sont de lui, écrites à une ancienne maîtresse, et d’en entendre faire lecture, qui reste enfin pénétré de rage et de confusion, avec tous ses soupçons, et la honte en plus : c’est là une situation intéressante et dont l’effet sur un public est infaillible. La Chaussée l’a traitée avec une réelle entente du théâtre et une très grande dextérité[529].

Le cinquième acte ne laisse pas tomber l’intérêt. Le dénouement est adroit et pittoresque : un bal costumé, des lumières, des girandoles, de la joie : Constance parée et mourante ; Damon et Durval en domino, échangeant leurs costumes ; Constance, croyant parler à Damon, faisant à son mari la longue confession, si cruelle pour lui, de ses humiliations, de ses souffrances, du long martyre de son amour et de sa vertu, l’écrasant de sa douce et patiente innocence, jusqu’à ce que, désabusé, vaincu, plein de remords et d’amour, il se démasque et tombe à ses genoux[530]. Il y a quelque chose de très frappant et de très moderne dans ce contraste d’un drame intime, plein d’angoisses et de larmes, et de la vie de château, qui suit son cours ordinaire de distractions et de plaisirs ; une chasse le matin, puis une comédie qu’on met à l’étude, le soir un bal. L’effet est devenu banal aujourd’hui : il était neuf alors et saisissant.

Il y a encore un véritable mouvement dramatique dans l’École des mères et dans la Gouvernante ; chaque scène marche, a son point de départ et son point d’arrivée ; et en dépit des détours de l’action romanesque, le poète ne s’égare pas et arrive d’un pas sûr aux situations qui ont de la prise sur le public. Son mauvais style, ses moralités, ne sont pas du bavardage : il arrive sans cesse (j’en ai dit un mot déjà, et ce n’est pas une des moindres marques d’un tempérament dramatique) que les banalités morales qu’il met dans la bouche de ses personnages correspondent exactement aux sentiments précis qu’ils doivent éprouver : il met sous forme de généralités ce que l’on exprime aujourd’hui sous forme d’idées particulières ; si l’on traduit son dialogue dans le langage bref, nerveux et personnel de nos écrivains dramatiques, on sera surpris de voir qu’il y a peu à retrancher et que les personnages pensent précisément ce qu’ils doivent penser, que la banalité de leurs discours est dans la forme, et que le fond sort de la situation. Les contemporains de l’auteur, accoutumés à ce style, ne s’arrêtaient pas comme nous aux dehors ; ce qu’il cachait sous son enveloppe incolore leur apparaissait d’abord : ils en saisissaient sans peine l’allure dramatique, qui souvent nous échappe aujourd’hui.

Mélanide est la pièce dont les qualités scéniques et l’intérêt nous sont encore le plus sensibles. Quand on s’est bien pénétré du sujet, quand on a lu le Fils naturel et les Fourchambault, l’imagination encore hantée des figures de Clara Vignot et de Mme Bernard, de Jacques et de Bernard, on sent sous le drame larmoyant et sentimental un drame vigoureux et émouvant. Mélanide et Darviane n’apparaissent plus seulement comme des sources perpétuelles de moralités et de larmes. Et du roman vieilli et qui fait sourire ceux qu’il ne fait pas bâiller, se dégagent des situations fortes et qui n’ont rien de banal et de sentimental. Elles éclatent au quatrième acte ; les trois premiers ont été remplis par des scènes diversement intéressantes, bien filées, et dont j’ai déjà parlé : l’impétuosité de Darviane se heurtant à l’ingénuité malicieuse de Rosalie, et les hésitations si humaines du marquis d’Orvigny entre un ancien devoir et une jeune passion.

Au quatrième acte, Dorisée écrit à Mélanide que Darviane a insulté le marquis chez elle, qu’un duel est inévitable. Mélanide fait appeler Darviane, et brusquement, quand il entre, lui dit :

MÉLANIDE.

Qu’avez vous fait ? Vous n’avez qu’à poursuivre,
Et bientôt avec vous on n’osera plus vivre.

DARVIANE.

Quoi donc ?

MÉLANIDE.

Tenez, voyez, lisez ce qu’on m’écrit.
C’est bien à vous, monsieur, à céder au dépit !
Voilà donc la douceur que vous m’aviez promise ?

Le jeune homme, qui a le sang vif, se cabre à ces reproches. Après tout, ce n’est qu’un moment d’oubli, et il n’y a pas de quoi se mettre tant en colère.

MÉLANIDE.

Un moment d’imprudence a souvent fait verser
Des larmes, que le temps n’a pu faire cesser.

Mais enfin pourquoi s’opposait-elle à ce qu’il épousât Rosalie ? Pourquoi semblait-elle favoriser le marquis, cet homme... Elle l’arrête, et lui dit avec autorité :

Envers votre rival soyez plus circonspect,
Et ne sortez jamais du plus profond respect
Que vous devez avoir pour lui : je vous l’ordonne[531].

À cette idée, Darviane s’emporte de plus belle :

...Et ne faudra-t-il point
Que je lui fasse aussi des excuses ?

MÉLANIDE.

Sans doute...

DARVIANE.

Madame, y pensez-vous ?

MÉLANIDE.

Je sais ce que vous êtes.

DARVIANE.

Ah ! c’en est un peu trop ! Ne m’abaissez pas tant.
Mon rival, s’il se peut, est un homme important :
Eh ! que me fait, à moi, si sa fortune est grande ?...
Les procédés reçus entre gens tels que nous,
Ne souffrent pas que j’aille embrasser ses genoux.
S’il se croit offensé, nous avons notre usage,
Je ne suis pas encore à mon apprentissage.
S’il veut, nous nous verrons.

En mettant la main sur son épée.

Ceci nous rend égaux.

Mélanide alors lui découvre peu à peu le secret de sa naissance. Dès qu’il l’a entendu, il veut savoir le nom de ce père qui a abandonné sa mère ainsi que lui. Il ne pense à lui qu’avec fureur : il ne ressent pas ombre de tendresse, en dépit de la voix de sang et du cri de la nature.

...Ah ! ciel, tu m’as choisi mon père
Dans un jour malheureux de haine et de colère.
Daignez me le nommer. Je veux dès aujourd’hui
Suivre partout ses pas et m’attacher à lui :
J’irai lui reprocher sa honte et son parjure.

Le voyant dans un état si violent, elle refuse obstinément de lui rien dire de plus.

DARVIANE.

Pourquoi veux-je savoir ce secret accablant,
Puisqu’on ne peut venger un affront si sanglant ?

Déjà point l’idée de demander satisfaction à son père comme à tout autre homme qui aurait insulté sa mère. Mais elle, du moins, il veut la connaître. Il n’obtient de Mélanide que des refus, des paroles vagues, mêlées de soupirs et de larmes. Il la force enfin à se découvrir.

Le ciel a fait pour moi le choix que j’aurais fait.

Resté seul, Darviane pense à ce que lui a dit sa mère, rapproche des circonstances celle surtout de ce respect qu’elle lui a prescrit pour le marquis, et arrive à soupçonner qu’il est son père[532].

Il va donc trouver le marquis d’Orvigny. Il est froid et poli ; il fait les excuses que sa mère lui a prescrites :

Quand jusqu’au fond du cœur pénétré de regret,
Je cherche à réparer un transport indiscret,
Avec quelque bonté daignerez-vous m’entendre ?
Je viens chercher ma grâce. À quoi dois-je m’attendre ?

LE MARQUIS.

Dès que vous souhaitez que tout soit effacé,
Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé.

Darviane provoque le marquis à lui dire quelques paroles d’intérêt : et, s’autorisant de cette bonté, il lui fait confidence de son état, de la dureté de son père ; il lui demande enfin conseil. Doit-il aller se jeter aux pieds de son père ? en serait-il repoussé ?

DARVIANE.

...Ah ! monsieur, mettez-vous à sa place ;
Supposez un moment que je sois votre fils :
Que feriez-vous ? parlez.

Le marquis, comprenant que Darviane sait tout, essaye de se dérober, et de mettre fin à un entretien qui devient pénible, par quelques vagues protestations d’amitié. Le jeune homme éclate alors :

Vous avez dû m’entendre...
C’est moi qui suis le fruit de vos premiers soupirs.

Il presse, il prie, il pleure. Le marquis reste muet et immobile.

DARVIANE.

À tant de fermeté je ne pouvais m attendre.
Vous me feriez penser que je me suis mépris ;
Qu’en effet je n’ai point le titre que j’ai pris,
Et que je n’ai sur vous aucun droit à prétendre...
J’ai cru de faux soupçons. Ah ! daignez m’excuser.
On m’avait mal instruit...
Vous-même montrez-moi que je me suis trompé :
Vous pouvez m’en donner la preuve la plus sûre ;
Je vous ai fait tantôt une assez grande injure...
Si vous ne m’êtes rien, je n’ai rien réparé.
L’excuse n’a plus lieu. Votre honneur vous engage
À laver dans mon sang un si sensible outrage...

LE MARQUIS.

Malheureux ! qu’oses-tu proposer à ton père[533] ?

Ce moyen qu’a imaginé La Chaussée pour forcer le père à reconnaître son fils est d’un effet saisissant. Avec une hardiesse qui n’appartient qu’aux vrais tempéraments dramatiques, La Chaussée a été jusqu’au bout de la situation : mettant le fils naturel en présence de son père, il développe avec une audacieuse rigueur les conséquences de leurs sentiments et de leurs rapports réciproques ; il ne craint pas de faire proposer formellement un duel à un père par son fils. M. A. Dumas, qui pourtant ne prend pas facilement peur, n’a pas été si loin : il s’est contenté d’une phrase hypothétique. « Eh bien ! dit Jacques à Sternay, supposons que je suive la logique de ma situation comme vous suivez la logique de la vôtre, et que je vous demande raison, non plus comme un fils à un père, mais comme un homme à un homme, du déshonneur de ma mère, que me répondrez-vous ? » Et cette phrase a fait scandale en son temps : on y a vu le dernier mot de la logique à outrance ; on ne se doutait pas qu’un siècle plus tôt un écrivain oublié avait été plus inflexible encore, et qu’auprès de lui notre audacieux contemporain n’avait été qu’un timide.

 

 

Chapitre VI : Imitateur de La Chaussée. – La comédie larmoyante et le critique  – Légitimité et valeur du génie. – Conclusion

 

I

 

Quelle que soit la valeur de son œuvre, La Chaussée avait saisi le goût du public. Dès le Préjugé, il fut manifeste que le genre nouveau allait être à la mode. Il avait pour lui les femmes[534] : c’est beaucoup en France, et surtout au théâtre. Ce succès incontesté, qui réduisait les adversaires de la comédie larmoyante à plaider le mauvais goût et l’égarement du public, valut naturellement à La Chaussée des imitateurs. Une pièce, bonne ou mauvaise, faite sur un modèle nouveau, et qui a fait du bruit, ne manque jamais de postérité.

Le premier et le plus illustre des copistes de La Chaussée fut Voltaire, et c’est là un des épisodes curieux de sa vie littéraire, un épisode purement comique. Voltaire ne se pardonna jamais d’avoir refusé de faire le Préjugé à la mode, lorsqu’il le vit si bien réussir. Il ne pardonna surtout jamais à La Chaussée de l’avoir fait. Fidèle disciple de Boileau, il avait en horreur une comédie pathétique ; épigrammes, invectives, anathèmes contre le genre larmoyant et son inventeur, lamentations sur l’agonie de la vraie comédie, apostrophes et prosopopées à Molière, se rencontrent à chaque instant dans ses lettres[535]. Dans ses ouvrages publics, vers ou prose, la condamnation était plus mesurée, mais aussi formelle[536]. La Chaussée et Shakespeare sont les démons conjurés contre la comédie et la tragédie, contre les divins exemples de Molière et de Racine. Telle était sa haine des inventions bâtardes de son siècle, qu’il ne craignait pas de dauber à l’occasion le drame de frère Diderot, et qu’il mettait encore l’opéra-comique, objet de tout son mépris, au-dessus de la comédie larmoyante. Mais qu’y faire pourtant ? c’était le goût du public. Voltaire aimait trop le bruit et la popularité pour n’y pas céder m’attendons pas de lui qu’il sacrifie un succès à un principe. Il voulait être le premier dans tous les genres : on en inventait un, misérable à son goût, et qu’il maudissait ; mais, en dépit de tout, il fallait qu’il y primât, comme ailleurs. Ce n’en était pas moins pour lui une extrême amertume. J.-B. Rousseau la lui adoucit : il s’était prononcé dans l’Épître à Thalie contre la comédie sérieuse. Voltaire détestait encore plus celui-là que celle-ci. Il vit un mauvais tour à lui jouer, en faisant une bonne pièce dans le genre qu’il condamnait[537]. Cela le décida : il fit l’Enfant prodigue (1736). Il est vrai que les idées de Rousseau étaient les siennes, et qu’il se donnait sur les doigts avec la férule dont il le frappait. Pour masquer la contradiction, il imagina une distinction dont il ne voulut plus démordre. Il continua de lancer l’anathème contre la comédie purement larmoyante, mais il admit le mélange du tragique et du comique[538] : Boileau, je crois, eût fait le contraire. Il s’arma de cette distinction pour autoriser encore Nanine, Chariot[539], l’Écossaise, sans être obligé de faire grâce à La Chaussée et à ses imitateurs : même il l’oubliait parfois, quand il parlait d’eux, et les proscrivait en bloc, sans trop se soucier du comique qu’ils avaient pu mêler à leur pathétique. Il leur appliquait à la rigueur le code de Boileau : l’article nouveau qu’il avait adopté n’était au fond que pour lui. Le goût public était corrompu : il aurait voulu, ne pouvant guérir cette corruption, être le seul à l’exploiter.

Quelques-unes des comédies larmoyantes que l’exemple de La Chaussée fit éclore méritent un souvenir par leur valeur ou leur succès. Mme de Graffigny fit Cénie, qu’on porta aux nues : pièce analogue à la Gouvernante par le sujet, qui la fit oublier et qui ne la valait point. Gresset donna Sidney, œuvre sentimentale et déclamatoire, mais tentative originale et prématurée pour peindre le dégoût de la vie et la maladie du pessimisme. Marivaux même entra dans la voie tracée par La Chaussée, en composant la Mère confidente : mais, par bonheur, cette charmante pièce ressemble encore plus aux Fausses Confidences qu’à la Gouvernante, et Marivaux n’a marché qu’à son pas en suivant les traces d’un autre[540].

Le Jaloux ou Silvie, tragédie anonyme en un acte, en prose[541], ne fit guère de bruit, lorsqu’elle parut : on la joua deux fois ; elle tomba avec un mince scandale (1741). Diderot s’en réclama plus tard, et en reconnut l’auteur pour son précurseur, tandis qu’il n’avoue rien devoir à La Chaussée, et ne le nomme guère. Cependant on peut penser que, sans le Préjugé à la mode et l’École des amis, sans Mélanide peut-être, jamais Silvie n’aurait vu le jour : les exemples et les succès de La Chaussée donnèrent à l’auteur l’idée de l’écrire, aux comédiens le courage de la jouer. Peut-être Diderot se fût-il senti moins redevable à ce pauvre drame, s’il eût réussi : son oubli fit son mérite.

Quoiqu’il semble faire fi de La Chaussée, Diderot en relève pourtant. Son Fils naturel et son Père de famille sortent directement de la Gouvernante et de Mélanide. Il a été plus révolutionnaire que La Chaussée, en théorie surtout, lia jeté dans la circulation beaucoup d’idées neuves, téméraires ou profondes, discutables ou fécondes. Il a élargi à l’infini les conséquences de l’innovation de La Chaussée, et il en a tiré toute une refonte de notre système dramatique. Mais ses œuvres de théâtre sont infiniment moins scandaleuses que ses théories, et ont moins de portée : ce sont des pièces romanesques, sentimentales, déclamatoires ; peu de psychologie avec beaucoup de morale, par conséquent beaucoup de banalité et de convention : en un mot du La Chaussée, avec le sens dramatique en moins, et la prose en plus. L’emploi de la prose est peut-être ce qu’il y a de plus original, de plus logique, de plus judicieux et de plus grave dans les essais dramatiques de Diderot. Le chef-d’œuvre du genre de la comédie larmoyante qui était devenue le drame, le Philosophe sans le savoir de Sedaine, est une pièce faite selon la formule de La Chaussée, où Diderot n’a guère de part que pour la préférence donnée par l’auteur à la prose : car La Chaussée avait commencé à peindre les conditions, à réhabiliter le négoce et la finance.

L’influence de La Chaussée n’est pas sensible seulement sur les imitateurs qui le suivent ou sur les théoriciens qui le dépassent. Elle s’exerça sur tous les genres dramatiques ; elle fut universelle, et là où elle se réduisit, où elle agit sans bruit et sans scandale, elle dura et marqua le théâtre d’une empreinte qui n’est pas encore effacée aujourd’hui. Ces petites comédies en un acte, ces levers de rideau, œuvres sans prétention et souvent charmantes où perce l’émotion à travers le rire, où dans la gaieté légère la sensibilité s’épanouit soudain, cela vient de La Chaussée. Avant lui, ces petites pièces n’étaient qu’un badinage, grivois ou bouffon, à la façon de La Fontaine ou de Dancourt. Dans le tumulte que soulevèrent les audacieuses nouveautés de La Chaussée, on ne prit pas garde à ces œuvres frivoles, si peu théoriques, si peu révolutionnaires, qui bornaient leur ambition à plaire une semaine : et cependant leurs auteurs dépassaient les frontières de la comédie, occupaient sans bruit le terrain envahi par La Chaussée ; on ne songeait pas à les en déposséder, et, au milieu des plus ardentes polémiques, les plus acharnés adversaires du genre larmoyant ne songeaient point à se scandaliser que Rochon de Chabannes et tant d’autres mêlassent le rire et les larmes dans une douzaine de scènes. On se laissait charmer et l’on ne disputait pas.

Pareillement l’opéra-comique mettait à profit les révoltes de La Chaussée contre la tradition, et usurpait, lui aussi, sans qu’on y prit garde, le droit d’unir le comique et le pathétique. Il ne faisait que de naître ; il était méprisé : c’était une pièce de foire, que jouaient des farceurs sur des tréteaux. Qui eût songé à le rappeler aux règles ? il était au-dessous des règles. Il en profila pour se conformer librement au goût du public, et sa grande règle fut de lui donner ce qui lui plaisait. Or, on avait beau nier le droit : il n’y avait pas moyen de contester le fait du succès de La Chaussée. Aussi les faiseurs d’opéras-comiques s’empressèrent-ils de bonne heure de traiter des sujets qui amenassent par des scènes plaisantes une situation touchante qui se prolongeait et montait plus ou moins, et qui se dénouait plaisamment. Ainsi fit Favart, ainsi surtout fit Sedaine dans ses livrets. Tous les musiciens de la vieille école, ceux qu’on appelle aujourd’hui vraiment français, Grétry, Monsigny, Boïeldieu, ont travaillé sur cette formule. Et qui de nous songe que La Chaussée est pour quelque chose dans le Déserteur, dans Richard Cœur de Lion, ou dans la Dame Blanche ?

En un mot, dans la mesure où la restreignait Voltaire, l’innovation de La Chaussée réussit pleinement et universellement. Tout le monde, même les comédiens italiens qui raillaient, parodiaient ses pièces, accepta sans lutte le mélange de l’émotion et du rire : ce fut bien vite un point acquis. N’eût-il fait que mettre à l’aise les auteurs dramatiques resserrés dans une interprétation étroite de Molière, La Chaussée eût déjà rendu un grand service aux lettres et au théâtre.

Collé, qui disait : « Ce petit homme n’est pas fait pour aller à la postérité[542], » Collé convenait en enrageant qu’il « avait donné le ton à son siècle[543] ». Le témoignage d’un tel ennemi est bon à recueillir. « Il est une des causes que nous n’avons plus de gaieté sur nos théâtres, sur lesquels, à son imitation, en voulant tout ennoblir, on a tout gâté ; on n’y voit plus que la nature fardée ; la joie et l’épigramme en sont bannis ; le madrigal et l’ennui ont pris leur place. Il n’y a pas jusqu’à l’opéra-comique qui a la rage d’ennoblir toutes ses pièces ; actuellement on n’en compose plus d’autres, et les acteurs pour s’ennoblir aussi chantent le vaudeville comme Jeliotte chante un grand air[544]. » Je n’ai fait dans ce qui précède que traduire en langage impartial les déclarations de l’auteur de In vino veritas et autres pièces fort peu ennoblies.

L’influence de La Chaussée ne fut pas purement littéraire ; elle s’étendit à la société : j’ai déjà eu l’occasion de l’indiquer. Il forma un public pour Rousseau et prépara l’avènement des mœurs sentimentales de la fin du siècle. Il devina des instincts et des dispositions encore cachés au fond du cœur et en germe dans l’imagination des gens du monde : il y adapta sa poétique, il en lira sa psychologie. On l’applaudit, les femmes surtout. Mais ce qu’il devait au public, il le lui rendit : ces personnages, taillés au goût du jour, servirent à leur tour de modèles. Ce furent les patrons sur lesquels le monde façonna son costume, les mannequins qui exposèrent et imposèrent la mode pour de longues années. Cette partie, artificielle et caduque, de sou œuvre, lit son succès et fit passer le reste.

 

II

 

Ce reste, c’était une révolution dramatique. Comme toutes les révolutions, elle sortait fatalement de l’état de choses précédent ; elle en était au fond le développement régulier. Mais, comme toujours encore, ni les conservateurs ni les révolutionnaires ne le virent. Il y eut des résistances obstinées, des protestations indignées ; on cria au sacrilège, à la profanation, à la folie, à l’ignorance, à la barbarie. Les novateurs ne furent pas en reste d’injures. Ce fut une lutte bruyante, ardente, qui dura longtemps après la mort de La Chaussée, même encore après que la comédie larmoyante et le drame[545] eurent disparu.

À chaque pièce que donnait La Chaussée, à chaque succès surtout qu’il obtenait, les débats renaissaient plus vifs : les folliculaires, tous ces amateurs et demi-auteurs, plats louangeurs ou satiriques emportés, dont les brochures anonymes s’abattaient comme des corbeaux sur le succès du jour, les Duperron de Castera. les Janvier de Flainville et autres, ne manquaient pas l’occasion. La Fausse Antipathie, qui ne rompait pas encore violemment avec la tradition, Paméla et l’École de la jeunesse, qui eurent une vie trop courte, l’Homme de fortune, joué à huis clos chez la marquise de Pompadour, échappèrent seuls aux critiques, et n’inspirèrent ni Lettre de M. P...  à M. N..., ni Sentiments d’une jolie femme ou d’un mousquetaire, ni aucune sorte de jugement. J’ai signalé les principales pièces auxquelles les cinq autres comédies donnèrent lieu. Une de celles qui firent le plus de bruit fut une apologie de l’École des amis et du nouveau genre, écrite en italien par Riccoboni et que La Chaussée fit traduire en français par un avocat : louange sans mesure, qui tournait au procès de tout notre théâtre antérieur, et qui fit scandale[546].

Les journaux disputaient longuement sur le genre et produisaient tous les arguments pour et contre. Le Mercure, qui donne asile à toutes sortes de dissertations, de réflexions, d’odes et de vers sur la matière[547], l’abbé Prévost[548], du Sauzet[549], sont en somme favorables au comique larmoyant. Desfontaines[550], qui ne l’aime pas, reconnaît que La Chaussée lui a conquis le droit de cité au théâtre, et s’occupe de baptiser le nouveau-né. Fréron[551], au contraire de bien des gens, approuve le drame pur, et blâme le mélange du comique et du tragique. Les journalistes de Trévoux[552], avec toute la politesse de leur ordre, et en citant les paroles d’un illustre auteur, condamnent ce produit du libre examen et tiennent pour la tradition.

Puis il y a des disputeurs moins sérieux, qui voient dans la querelle surtout une occasion da rire et de railler : les faiseurs d’épigrammes, comme Piron, qui ne manque pas une occasion de dauber l’ami Nivelle, la comédie qu’il a inventée, et l’Académie qui l’a reçu ; les faiseurs de prologues et de parodies, fournisseurs des Italiens et de l’Opéra-Comique, Roy, Romagnesi et Riccoboni. Enfin c’est un déluge de vers, une grêle de traits piquants, dont l’éternelle et inépuisable matière est la contradiction essentielle du comique larmoyant, l’étrangeté de faire pleurer Thalie[553].

Rousseau attaque le larmoyant dans l’Épître à Thalie. Voltaire le défend, du moins pour la part qu’il y a, dans les Préfaces de l’Enfant prodigue et de Nanine. Il l’attaque dans le Pauvre Diable et dans des articles de journaux. J.-J. Rousseau même intervient un moment, et voit dans l’ennui que les adversaires du genre lui attribuent comme essentiel, la preuve que le théâtre est condamné, pour vivre, à l’immoralité. D’honnêtes inconnus, Yart, Lafont de Saint-Yenne, viennent dire leur mot dans le Mercure. Chevrier, avec plus de légèreté et d’agrément, donne quelques arguments de bon sens en faveur du comique larmoyant[554]. L’Académie ne pouvait se désintéresser de ce débat : Gresset, en recevant Boissy, recommandait la force comique ; Bougainville, en succédant à La Chaussée, exaltait le pathétique[555]. On se rappelle que l’archevêque de Sens, en recevant La Chaussée, l’avait fortement félicité d’avoir fait du théâtre un auxiliaire de la chaire.

Le vieux Fontenelle, toujours prêt à soutenir les vérités du lendemain, se déclara de bonne heure pour le genre nouveau, et prêcha d’exemple en composant avec plus de bonne volonté que de succès des pièces attendrissantes, qu’il laissait imprimer quelques années avant sa mort.

Les comédiens se divisent. Mlle Quinault, Roselli[556] sont pour la nouveauté. Mais les grands rôles tragiques, et les premiers comiques, Lekain[557], Préville[558], s’en accommodent moins : on le comprend.

Les souverains même se déclarent. Louis XV et Frédéric Il, natures si opposées, s’entendent pour ne pas aimer le genre larmoyant. Ils manifestent leur antipathie, chacun selon son tempérament. Frédéric II raille, argumente en bel esprit, en théoricien, dans ses lettres à Voltaire[559]. Louis XV, sans mot dire, d’un coup de crayon muet, biffait les drames inscrits sur la liste des gentilshommes de la Chambre pour être représentés à Versailles[560]. Heureusement La Chaussée a Mme de Pompadour pour lui : il a cette bonne fortune que le rôle de Constance, du Préjugé, soit un des meilleurs de la favorite.

La passion du théâtre était alors si universelle, qu’il n’est pas étonnant que le débat ait agité jusqu’à la province. On joua à Arles, à Nîmes, des comédies satiriques, où le comique larmoyant était maltraité[561]. Un des plus longs, plus sérieux, plus doctes, plus lourds ouvrages qui furent écrits sur la matière, un de ceux qui firent le plus de bruit, est dû à un académicien de la Rochelle, M. de Chassiron, et fut publié dans les Mémoires de cette compagnie[562]. Il prouva, non point compendieusement : 1° que la nouvelle manière de traiter le comique n’est pas autorisée par les anciens ; 2° qu’on n’a pas la liberté de changer sans cesse la nature de la comédie ; 3° que le nouveau genre apporte moins de plaisir que celui du siècle de Molière ; 4° qu’il n’est point destiné à passer à la postérité. Fréron, Voltaire, plusieurs autres[563] lui répondirent.

À la mort de La Chaussée le procès si chaudement disputé était encore pendant : Diderot, Beaumarchais, Sedaine, Marmontel, La Harpe, Grimm, intervenaient. La question passait à l’étranger : Lessing, dans ses œuvres de critique et de théâtre, se faisait l’avocat du drame, qui convenait à la sensibilité germanique. Le goût de l’exotisme, l’imitation de l’Angleterre et de l’Allemagne décidaient le triomphe du genre larmoyant et de la tragédie bourgeoise : triomphe éphémère, et que la Révolution devait emporter avec tout le reste.

 

III

 

Dans cette longue et ardente discussion, on échangea plus de mauvaises raisons que de bonnes, et bien peu, parmi les adversaires comme parmi les défenseurs de La Chaussée, touchèrent aux points essentiels du débat. Cela est arrivé dans plus d’une querelle fameuse.

Écartons d’abord les arguments sans valeur et sans intérêt, les affirmations qui se croisent, les preuves à deux tranchants que chaque parti tourne contre l’autre.

Il ne nous importe guère aujourd’hui que l’œuvre de La Chaussée ait eu ou non des précédents. On s’en préoccupait fort alors ; mais on savait toujours expliquer le fait en faveur de l’opinion qu’on professait. D’un côté, les uns repoussaient le comique larmoyant, parce que c’était nouveau[564] ; les autres le dédaignaient, parce que ce n’était pas neuf[565]. Et de l’autre côté, pareillement, les uns saluaient en La Chaussée un hardi novateur, croyant grandir sa gloire[566] ; les autres le disculpaient d’avoir rien innové, voulant assurer son succès[567].

Nous ne suivrons pas non plus ceux qui invectivaient ce genre bâtard, ces pièces hermaphrodites[568] : c’était prendre des épithètes pour des arguments. Il y en avait à qui des formules ou des antithèses donnaient l’illusion des raisons : Thalie doit rire ; une comédie où l’on pleure est contre la raison[569]. Renvoyons dos à dos ceux qui célébraient le plaisir des larmes[570] et ceux qui disaient : le beau plaisir que de pleurer[571] ! ceux qui condamnaient le genre comme ennuyeux[572] et ceux qui l’imposaient parce qu’il avait plu[573]. Beaucoup se renfermaient obstinément dans cette objection, que la comédie larmoyante n’était pas la comédie, et ne pouvait s’appeler ainsi[574]. Beaucoup croyaient triompher en disant que l’invention du nouveau genre trahissait l’impuissance de faire des tragédies et des comédies[575], comme si toutes les inventions n’étaient pas de quelque façon le résultat d’une impuissance sentie, l’impuissance d’atteindre le but rêvé par les moyens connus, et comme si le talent dans un art n’avait pas pour contrepartie naturelle l’impuissance dans un autre. Beaucoup croyaient faire merveille de soutenir qu’il ne fallait point de talent pour réussir dans le drame[576], et ils disaient en même temps que le drame et les drames étaient ennuyeux : ils devaient admettre au moins qu’il fallait le talent de ne pas ennuyer, ou se borner à dire que, pour faire de mauvais drames, il n’y avait pas besoin de talent.

En revanche, on alléguait aussi que la tragédie était ennuyeuse[577] ; que son utilité morale était nulle[578] ; que le respect dû aux grands oblige à traiter leurs vices sérieusement et pathétiquement, sans ridicule[579] ; que l’on avait sacrifié trop longtemps le peuple aux rois, et que les malheurs des particuliers devaient intéresser les âmes sensibles et philosophes[580], etc.

Dans cette confusion et cette contradiction parfois amusantes d’arguments faux, légers ou comiques, on rencontre de temps à autre des raisons et des observations sérieuses, bien qu’encore superficielles. Ainsi l’on écartait l’objection tirée de la définition de la comédie : si une pièce larmoyante n’est pas une comédie, et si la comédie doit faire rire et rien de plus, il ne s’agit que de chercher un nom ; et l’on approuvera sous l’étiquette de drame, ou de pièce dramatique, ou de romanédie[581], ce qu’on blâmait sous celle de comédie. On faisait remarquer que le public commençait à être las des tragédies antiques, toujours taillées sur le même patron[582], et des soubrettes et valets, débitant toujours le même esprit[583] : qu’il serait plus touché des infortunes des gens de condition moyenne, dont la vie refléterait sa vie[584]. On ajoutait que ces maux, étant dans la nature, avaient droit d’occuper l’art[585] ; et que le mélange même du pathétique et du comique était indiqué aux auteurs par la réalité[586]. Enfin on développait des considérations générales : l’art est infini ; si La Chaussée nous donne un plaisir de plus, pourquoi le repousser ? il ne faut pas diminuer le nombre de nos plaisirs[587].

Au fond tout se ramène à deux arguments essentiels, dont tous les autres ne sont que le complément ou le développement. Les adversaires de la comédie larmoyante disent que les genres sont fixés, qu’on ne peut ni les confondre ni y ajouter ; ses partisans disent qu’elle marque un progrès dans l’imitation de la nature. Nous nous moquons aujourd’hui de la division des genres, et nous ne croyons guère à la vérité de la tragédie ; ne nous hâtons pas pourtant de donner son passeport au comique larmoyant, et, si nous le faisons, que ce soit à bon escient.

Il faut d’abord nous arrêter à deux opinions qui ont été avancées l’une par Fréron et l’autre par Voltaire, et qui toutes les deux (que Voltaire me pardonne !) vont au cœur de la question.

Tandis que la plupart des auteurs et des apologistes de la comédie larmoyante plaidaient surtout le droit de mêler le sérieux au plaisant, et faisaient valoir des précédents qu’ils cherchaient jusque dans Molière, tandis qu’ils arrachaient peu à peu, par une chicane pareille à l’antique argument du tas de blé, le droit de réduire au minimum et enfin d’expulser le plaisant, tandis que des timides, comme Voltaire, se contentaient du mélange du rire et des larmes, et prétendaient fixer là l’esprit d’innovation, Fréron, hardiment, par une vue originale, repoussait le compromis des modérés et approuvait les novateurs absolus. Il repoussait l’Enfant prodigue et acceptait Mélanide. Il n’avait point assez de raillerie pour ces pièces, « où le cœur et l’esprit sont blessés à chaque acte de ce mélange de bouffonnerie et de pathétique, contre lequel le goût réclame depuis si longtemps ». Mais « il n’y a qu’à rompre ce mariage. Il n’y a qu’à faire des pièces purement attendrissantes, sans aucun mélange de comique. » En un mot, il maintenait obstinément la division des genres, mais il admettait un genre nouveau, qui n’empiéterait ni sur la comédie ni sur la tragédie, et se taillerait librement un vaste domaine dans la partie de la nature dont les anciens genres n’ont point pris possession. Pour être de maître Fréron[588], ce jugement n’est pas d’une bête.

Je sais bien qu’une si grande préoccupation de conserver les limites des anciens genres nous paraîtrait puérile aujourd’hui. Nous ne regardons que les œuvres : celle qui plaît, qui est belle, se justifie par là même ; elle a raison d’être ce qu’elle est, et on ne lui demande point de quel genre elle est. Il est vrai que, par contre, le genre ni les règles ne peuvent donner du crédit à une œuvre médiocre[589]. En un mot les types anciens sont détruits ; les barrières des genres sont abaissées, et l’auteur assemble les éléments qu’il veut, au gré de sa fantaisie et de son goût, mais aussi à ses risques et périls.

Avons-nous bien raison pourtant ? ou, si l’on veut, nos aïeux avaient-ils tort ? On peut se demander si leur respect des genres n’est pas fondé sur un sentiment en somme très juste des conditions de l’art. Les genres ne sont ni arbitraires ni artificiels[590] : ils sont conventionnels, et l’art tout entier n’est qu’une convention. La convention générale, qui est l’essence même de l’art, c’est tout simplement qu’il n’est pas la nature même, et quoi qu’on fasse, il ne la sera jamais : il est un signe, un symbole, un équivalent. Les conventions particulières, qui définissent les différents arts, et, dans chaque art, les différents genres, sont déterminées par la nécessité naturelle où se trouve l’esprit humain de limiter ses sensations pour qu’elles soient claires et fortes, d’isoler, d’abstraire les objets, pour en avoir une pleine perception. Au fond, la division des genres est aussi respectable, aussi légitime que la division des arts, et, de fait, quand l’une a été renversée, l’autre a été ébranlée, et ceux qui ont confondu la tragédie et la comédie, ont frayé la voie à ceux qui ont voulu produire avec des mots les effets spéciaux de la peinture et de la musique. Il manque aux apôtres de la nature telle qu’elle est, de se rappeler les deux Infinis de Pascal : si gros que soit le fragment de la réalité qu’ils tailleront, il ne sera pas tout, et il aura des rapports, des dépendances, des caractères qu’ils ne pourront expliquer ni noter ; ce sera toujours un membre détaché du grand corps de l’univers. Si petite que soit la matière qu’ils prendront, il y aura des infiniment petits qui échapperont à leur vue et lasseront leur description : ils ne pourront ni voir tout ce qu’il y a dans une cellule, ni dire tout ce qu’ils y pourront voir. Depuis les plus larges peintures de la complexité de la vie, jusqu’aux plus mesquines chroniques de l’insignifiant emploi des heures, l’art ne subsiste pas sans convention, et chaque pas que l’on fait pour toucher la réalité laisse un pas encore à faire.

On reconnaît à un écrivain le droit d’extraire de la réalité un homme ou un groupe d’hommes : en quoi celui qui en extraira un caractère ou un groupe de caractères, un rapport ou une série de rapports, attentera-l-il plus à la vérité ? Et puis, si l’art renonce à nous montrer de la nature plus que nous n’en voyons, s’il ne veut rien nous apprendre, ne renonce-t-il pas à ce qui lui donne droit d’exister ? L’artiste pourra donc se contenter de dire ce qu’il voit, mais sa valeur dépendra de ce qu’il voit de plus que les autres. Or cette vision est déterminée nécessairement par la personnalité, le tempérament, le talent de l’écrivain : s’il y en a qui voient surtout les faits psychologiques, comme Stendhal, les événements physiques, comme Flaubert, les accidents de la couleur et de la lumière, comme les Goncourt, pourquoi n’y en aurait-il pas aussi qui auraient et exprimeraient, aussi légitimement, la sensation du ridicule ou la sensation du pathétique ? Et quand les seuls philosophes, ou, pour leur donner un nom plus doux à leur oreille, les seuls écrivains vraiment scientifiques, seraient les photographes imperturbables, les méticuleux anatomistes de la réalité exacte et entière, ni gaie ni triste, ni belle ni laide, il faudrait encore accepter les autres, les poètes, les idéalistes, avec leurs œuvres qu’on dit fausses et de convention ; il faudrait les accepter comme une partie de cette réalité qu’on étudie : ils y ont même droit, je crois, que les maniaques, les hallucinés et les alcooliques, qui ne voient pas non plus le monde tel qu’il est, scientifiquement.

M. Taine a bien montré que, si l’art est l’imitation de la nature, il n’en reproduit que les rapports, les caractères ; qu’il ne les exprime pas tels qu’ils sont en réalité, mais les achève, les dégage, et les pousse : il n’y arrive que par le choix, par l’abstraction, en séparant ce qui est uni, en produisant ce qui est caché, en épanouissant dans l’isolement ce que la complexité étouffe.

Et enfin il y a la nature à qui l’on s’adresse, dont on doit tenir compte, comme de la nature que l’on représente. Et si celle-ci ne s’inquiète ni de la beauté, ni du plaisant, ni du pathétique, celle-là, la nature du public, cherche encore le beau et, selon les temps, veut qu’on la fasse rire ou qu’on la fasse pleurer : si l’une est infiniment complexe, l’autre est très bornée. Elle n’a qu’une puissance limitée de sensation. Elle ne peut embrasser surtout au théâtre que peu d’objets à la fois ; moins on lui en présente, plus sa perception est nette, plus son impression est forte.

Les genres subsisteront donc, comme les arts, nécessités par l’impossibilité de tout peindre et de tout sentir à la fois, et par l’obligation de choisir et d’abstraire. Et ainsi la division des genres subsistera : cela est si vrai que, si l’on rapproche violemment deux genres opposés, leur incompatibilité fait que l’un détruit et absorbe l’autre momentanément. L’unité renaît dans l’extrême diversité. Il est des cas où il n’y a rien de plus bouffon que le tragique ; il en est où le pur comique donne le frisson.

Mais il est évident que la division des genres, que l’on admet, n’a rien d’absolu. Il n’y a pas entre eux une ligne de démarcation infranchissable ; ils ne sont point isolés, indépendants, chacun sur son domaine, sans communication, sans contact avec les autres. Au lieu de les concevoir comme des formes que l’inflexible précision du contour enserre et isole, regardons-les comme des couleurs, distinctes à coup sûr et parfois opposées, mais reliées par une insensible dégradation des nuances, si bien que l’on ne peut dire où l’une finit, où l’autre commence. Entre les œuvres nettes, simples, pures, où se réalisent les genres dans leur intégrité essentielle, entre les Femmes savantes et Britannicus, il y a place pour une infinité d’œuvres mixtes et pour ainsi dire croisées, où s’associent les éléments de divers genres. C’est la nature de l’esprit qui fixe la mesure de ce mélange ; c’est au goût de l’auteur à la saisir. Il faudra que ce mélange, loin d’affaiblir l’impression, la renforce, et que du concours d’éléments différents ne résulte pas un conflit d’émotions contradictoires qui se détruiraient mutuellement.

Or, pour en revenir à Fréron et à ses idées, dans la comédie larmoyante, ce mélange existe. Pour que l’œuvre reste une et fasse son effet sur le public, il faut subordonner l’un des éléments à l’autre. Si le comique domine et donne à l’œuvre sa couleur, il n’y a pas à mener grand bruit ; l’invention est nulle, et Térence a montré depuis longtemps ce que la comédie pouvait souffrir d’attendrissement. Si le tragique l’emporte, il y a bien là un genre nouveau : mais pourquoi ne pas l’examiner dans sa pureté, sans mélange de comique ? qu’on l’étudié dons son essence, qui est d’être purement pathétique, et qu’on fasse des œuvres où il paraisse tout entier, tel qu’il est, et seul.

Quant à faire des œuvres où le comique et le tragique se balancent, où l’on est jeté et comme cahoté de l’un à l’autre, Fréron avait raison, cela ne vaut rien. Les effets contraires se nuisent, l’unité d’impression disparaît. On ne les rétablit qu’en diminuant à la fois l’éclat du rire et la flamme de l’émotion, en faisant une œuvre terne et plate.

Fréron a bien vu que l’intérêt des pièces de La Chaussée n’était point d’avoir cousu sur l’ancien fond comique des lambeaux plus vastes de pathétique : c’eût été une mesquine ambition, une chétive gloire. La Chaussée rompait les derniers liens qui attachaient la comédie sérieuse, la haute comédie du commencement du siècle à la comédie de Molière, à la comédie enfin ; et il entra sur un terrain nouveau. Regardons ses œuvres : Destouches mêlait le pathétique au plaisant ; lui, il mêle le plaisant au pathétique : ce n’est qu’une nuance, mais cette nuance est tout. En effet, dès lors, c’est l’élément comique qui est étranger, extérieur, épisodique, intrus : l’élément tragique est, chez lui, maître et seigneur de l’œuvre. Aussi aspire-t-il à être seul, à éliminer l’autre. Et le type pur et parfait du genre larmoyant se réalise dans Mélanide, dans la Gouvernante, qui réussissent, dans Paméla, dans l’École de la jeunesse, qui tombent. Presque réduit à rien dans la Fausse Antipathie et dans l’Homme de fortune, le comique est tout secondaire, tout accessoire dans le Préjugé à la mode, dans l’École des amis et même dans l’École des mères. L’œuvre de La Chaussée n’a de valeur que par là : l’insignifiance même des scènes plaisantes la rend plus significative ; leur absence totale lui donne sa vraie portée : c’est la tragédie bourgeoise, c’est le drame, qui naissent. Ce n’est pas une combinaison à doses nouvelles d’éléments depuis longtemps connus et associés : c’est l’introduction d’un élément nouveau, considérable, jusque-là inconnu ou négligé. Fréron a eu le mérite de le sentir.

De là une conséquence nettement déduite par Fréron : ce n’est point avec la comédie, mais avec la tragédie que le genre larmoyant a du rapport, et s’il menace l’existence de l’une des deux, c’est la seconde qui est en péril. « Nous aurons alors, au théâtre, un genre nouveau, dit Fréron[591], puisé dans le cœur humain et avoué par la raison... Les infortunes des rois et des héros auront-elles seules le privilège exclusif de nous émouvoir ?... Je dis plus : le genre larmoyant, puisqu’on l’appelle ainsi, me paraît plus naturel, plus conforme à nos mœurs que la tragédie... Les passions de Melpomène sont des passions violentes portées jusqu’à l’excès ; les nôtres sont réprimées par l’éducation et par l’usage du monde. Les vices qu’elle peint sont des crimes ; les nôtres sont des faiblesses. Ses héros sont des rois, et nous sommes des particuliers. Enfin les tableaux qu’elle offre à nos yeux n’ont aucune ressemblance avec ce qui nous touche et nous occupe dans le cours ordinaire de la vie... Le nouveau dramatique manié par une main habile et absolument dépouillé du masque de Thalie sympathise mieux avec nos caractères, nos usages et notre façon de penser... Mélanide me paraît un modèle dans ce genre. » Sans doute, ces idées-là sont le lieu commun des défenseurs de La Chaussée : mais, sauf Fréron, nul ne voyait ce qu’il y avait d’étrange dans l’idée d’une comédie qui supprimait la tragédie, et le mélange qu’ils persistaient à exiger leur cachait le fait essentiel, que de la comédie de Destouches, si l’on veut, La Chaussée avait tiré un genre qui n’était pas du tout la comédie, qui allait au contraire la limiter rigoureusement et la forcer à rentrer dans la pure tradition de Molière, mais qui prétendait à la succession de la tragédie, agonisante depuis longtemps, et désormais inutile.

Telle était, en effet, l’importance de la comédie larmoyante. De quelque nom qu’on la nommât (et on n’a pu en trouver un encore aujourd’hui qui la définit comme il faut ; s’attachant aux circonstances accidentelles plutôt qu’à l’essence du genre, l’on nomme comédies, drames, comédies-drames, pièces, tragédies même parfois, les œuvres qui lui appartiennent), elle prenait position entre la comédie et la tragédie. Elle écornait bien un peu la comédie : car elle absorbait le haut comique. Les sujets, sérieux par eux-mêmes, que Molière à force de génie avait tournés au plaisant, le Misanthrope, Tartufe, Don Juan, resteront désormais sérieux : ainsi, la liberté de la presse conquise, la peur de la Bastille supprimée ont rendu inutiles dans l’opposition au gouvernement la finesse, l’esprit, le tour ingénieux des sous-entendus. La comédie ne garde que le pur comique, les sujets manifestement et essentiellement plaisants, ou qui contiennent le ridicule sous une apparente gravité. De là vient, en faisant abstraction du génie individuel, que les meilleures comédies, au sens classique du mot, qu’on a écrites de nos jours, n’atteignent point à la hauteur des grandes œuvres de Molière : c’est qu’on traite en drame aujourd’hui les situations auxquelles la forme comique, artistement imposée, a donné une si exquise délicatesse ; c’est que l’héritage de Molière n’est arrivé que réduit aux grands rieurs de notre temps.

Pour la tragédie, c’est autre chose : il y allait de son existence même, et le comique larmoyant, en dépit des précautions et des protestations, taillait dans la même étoffe.

Sans doute, en théorie, les deux genres étaient distincts et subsistaient côte à côte : mais, pour le peuple, qui ne s’embarrasse point de distinctions subtiles et voit le gros des choses, ils se doublaient ; dans cette concurrence, qui lui offrait des deux côtés même plaisir, pareille utilité, il était fatal qu’il préférât la facilité à la délicatesse, la quantité à la qualité : le drame fournissant à ses besoins d’émotion et d’instruction morale, sans grande dépense d’effort et d’attention, il devait délaisser la tragédie, qui demeura sans emploi et sans clientèle.

Voltaire, obstiné à écraser La Chaussée du grand nom de Molière, acharné à doser le pathétique qu’on pourrait introduire dans le comique, ne s’avisa du véritable danger que plus tard, quand Diderot, Sedaine et Beaumarchais développèrent les vraies et nécessaires conséquences des nouveautés introduites par notre auteur. Il vit clair alors, et il fit quelques observations qui nous aideront à marquer nettement la légitimité et la valeur du genre dont Mélanide a donné le parfait modèle. Disciple fidèle et scrupuleux du XVIIe siècle, il n’aimait pas qu’un autre que lui médît de Despréaux, et qu’on brisât des cadres où Molière et Racine avaient enfermé leurs chefs-d’œuvre. Ce n’était pas seulement étroitesse et timidité de goût : s’il voulait qu’on se contentât des anciens genres, est qu’il en mesurait la véritable étendue mieux qu’on ne faisait autour de lui, mieux que ses propres œuvres ne le feraient croire. Il lui semblait que le tragique bourgeois n’aurait rien à dire qui ne pût être dit avec plus d’éclat et plus de force par la véritable tragédie, et que celle-ci était assez large pour enfermer l’homme tout entier. « On dit, écrit-il, que vous avez un drame qui s’appelle le Vindicatif (de Dudoyer) ; mais il n’y avait qu’à jouer Atrée. C’est le plus grand vindicatif qu’on ait jamais connu[592]. » Ce qui veut dire que toutes les passions, tous les sentiments dont la tragédie bourgeoise fait les ressorts de son action, ont un jeu plus libre et plus grand dans la tragédie classique ; que le pathétique et le terrible sont plus à l’aise et peuvent être poussés plus loin entre personnes royales qu’entre personnes du commun.

Mais alors il eût fallu secouer les scrupules et les préjugés dont Voltaire et ses contemporains étaient sans cesse embarrassés. Il fallait arracher le manteau de noblesse et de dignité dont on voilait la nature, et rendre à la tragédie la naïveté, la sincérité que Corneille et Racine lui avaient données. Il eût fallu faire vrai. Était-ce possible alors ? Les œuvres mêmes de Voltaire nous répondront.

J’ai montré comment la vérité et la vie avaient abandonné la tragédie dès le commencement du XVIIIe siècle. Voltaire, qui prétendait maintenir la royauté de ce cadavre, qui se flattait de le ressusciter, nous a laissé quelques aveux précieux d’impuissance dans sa chimérique entreprise. Il repousse, dans sa préface des Guèbres (1769), « les princes amoureux et les princesses passionnées. Les théâtres out assez retenti de ces aventures tragiques qui ne se passent qu’entre des souverains, et sont de peu d’utilité pour le reste des hommes. » Que faire alors, et comment éviter le drame ? Voltaire n’y réussit qu’en lui empruntant son principe, qu’il accommode tant mal que bien aux conventions tragiques. Il nous avertit que, dans les Guèbres, il a « choisi ses personnages dans l’ordre commun. On n’a pas craint de hasarder sur la scène un jardinier, une jeune fille qui a prêté la main aux travaux rustiques de son père, des officiers dont l’un commande une petite place frontière et dont l’autre est lieutenant dans la compagnie de son frère. Enfin un des acteurs est un simple soldat... De tels personnages qui se rapprochent plus de là nature, et la simplicité de style qui leur convient, ont paru devoir faire plus d’impression et mieux concourir au but proposé. »

Dans les Scythes, Voltaire se mettra lui-même en scène, avec ses amis et ses ennemis, et peindra sa vie et ses combats de Ferney.

Mais est-ce là la tragédie ? et ce que l’on en conserve, n’est-ce pas la pure convention, le mensonge, l’altération voulue et sans but de la vérité ? L’âme de cette fausse et hypocrite tragédie, qui n’a rien que le nom de commun avec celle de Corneille et de Racine, n’est-ce pas tout simplement la peur de la nature ? Quel qu’il soit, le drame vaut mieux que cette mascarade, et si l’on admet des paysans, des soldats et des marchands sur la scène, il n’y a pas à disputer sur leur nationalité et à laisser entrer toutes les races et tous les peuples, sauf les Français.

J’admets, comme Voltaire, la supériorité de la tragédie, mais de celle de Corneille et de ses contemporains, de Rotrou, de du Ryer, et de celle de Racine. Je crois qu’il y a là une forme exquise et supérieure de l’art, à quoi rien ne se peut égaler ni comparer. Il y a une puissance et une beauté inconcevables dans ce théâtre qui, renonçant par une règle ascétique à tout ce qui donne communément du plaisir et l’illusion de la vie, s’impose l’effort de rendre visibles et reconnaissables les forces les plus mystérieuses et les plus ignorées de notre être, et qui force les esprits distraits, légers, ignorants, asservis aux sens et absorbés par le monde extérieur, à sentir la vérité d’un portrait dont ils n’ont jamais su voir en eux l’original.

Mais plus cet art est haut, plus courte sera sa perfection, plus profonde sa décadence. Quel concours de circonstances et d’influences a-t-il fallu pour que la tragédie classique trouvât pendant un demi-siècle des écrivains pour la réaliser et un public pour la goûter ? Elle ne pouvait se développer que dans une société très aristocratique, ayant le sentiment du vrai avec le goût du grand, très raffinée d’habitudes et d’intelligence, assez haute d’esprit pour goûter des beautés purement intellectuelles, toute spiritualiste de croyance, quelle que fût sa moralité pratique. La monarchie de Louis XIII et la philosophie de Descartes lui faisaient vraiment l’atmosphère où elle pouvait vivre. Avec le cartésianisme, on avait alors tout naturellement « l’imagination psychologique » ; on concevait sans effort les phénomènes moraux, leur production, leur liaison : les plus profonds démonstrateurs du jeu des passions humaines étaient compris et suivis. Quand le cartésianisme fait place à d’autres doctrines, il y a forcément une diminution, presque une disparition de « l’imagination psychologique ». Même les doctrines qui répugnent au pur matérialisme, celles qui, au contraire, absorbent la matière dans l’esprit, ne le font aujourd’hui qu’en liant de telle façon le fait psychologique au phénomène organique et physiologique, que l’imagination, ne pouvant évoquer l’un sans l’autre, aura toujours peine à voir le premier dans l’ombre du second. Il n’y a plus de tragédie possible avec la philosophie contemporaine. Ajoutez les transformations de la société, la démocratie grandissant, et enfin souveraine, la perte de tant de délicatesses et d’élégances fatalement liées à des institutions, à des croyances condamnées, la diffusion des lumières correspondant à un abaissement du niveau supérieur, l’élite submergée dans le flot de la médiocrité, et l’on comprendra que la tragédie ne soit plus la forme de l’art appropriée à notre société. Faisons donc des drames : non pas que le drame en soi vaille mieux que la tragédie ; mais un bon drame vaut mieux qu’une mauvaise tragédie. Les hautes ambitions sont louables à condition de n’être pas tout à fait chimériques, et il y a une folle présomption à déserter l’humble besogne qu’on peut bien faire pour de grandioses entreprises auxquelles on est inférieur. Puisque la tragédie était morte, La Chaussée a bien fait d’inventer le drame.

Il n’est pas possible, au reste, que le drame, qui remplace la tragédie, la supplée en tout : cette identité de fonctions ne se peut rencontrer. Le drame fait à peu près ce que faisait la tragédie : cependant il ne fait pas tout ce qu’elle faisait – cela est évident – et il fait quelque chose qu’elle ne faisait pas : ceci demande explication.

La tragédie représentait les rois et les héros, mais elle les représentait en tant qu’hommes. Elle mettait en eux les caractères communs et les passions générales de l’humanité, et de là venait sa puissance sur le public. Quand elle s’est réduite à ne plus peindre qu’un monde tout conventionnel de princes et de princesses, et quand, d’autre part, le sens psychologique s’est affaibli dans le public, le drame a recueilli l’héritage de la tragédie : il a représenté les caractères communs et les passions générales de l’humanité dans des hommes de condition moyenne, pareils aux spectateurs par le costume, le langage, les intérêts, les accidents de la vie. Il a exprimé selon sa puissance les vérités d’ordre général que la tragédie exprimait à sa façon : il leur a donné une forme moins pure sans doute et moins complète, mais plus facilement accessible.

Mais ce n’est pas tout. La tragédie, par une nécessité de sa nature, ne pouvait guère rester vraie qu’en restant générale. Sauf un petit nombre de conditions sociales, rois, courtisans, généraux, prêtres, ministres, et sauf les situations qui appartiennent au cours ordinaire de la vie dans ces conditions, il lui était impossible d’étudier les formes multiples et curieuses que prennent les caractères et les passions sous la pression des circonstances, selon le rang, l’âge, la fortune, selon les habitudes et les devoirs qu’imposent les divers états. Même pour les personnages qu’elle admettait, comme ils étaient de conditions généralement bien supérieures à celle du public, il fallait les saisir dans leur humanité plutôt que dans les traits caractéristiques de leur qualité ou de leur profession. Cette peinture plus particulière, le drame la donnera, et, après les immortels chefs-d’œuvre qui semblent n’avoir rien laissé à dire sur les ressorts cachés de l’âme humaine, quand la matière peut sembler épuisée, et qu’on peut se demander si ce sont les auteurs qui manquent ou les sujets, une carrière nouvelle et immense s’ouvre pour le théâtre. Un genre paraît, qui, par sa constitution, pourra donner à la tragédie un curieux et vivant commentaire, et suivre les effets des vérités abstraites et générales qu’elle a énoncées dans les combinaisons les plus particulières de la réalité. Le vrai domaine du drame sera là : il ne répétera pas la tragédie, il ne sera pas la traduction en prose bourgeoise d’un idéal poétique. Il tiendra pour fait et bien fait le travail de la tragédie, et, s’appuyant sur ses principes et ses formules, il cherchera ce que telle passion devient chez tel homme, de tel caractère, de telle condition, ou tel âge, dans telle société et dans telle situation. En un mot, il fera ce que fait le mathématicien lorsqu’il substitue des quantités déterminées aux notations générales des formules algébriques, ce qu’il fait lorsque, dans un problème, il fait varier une donnée pour suivre tous les effets de ce changement sur les rapports précédemment établis.

Même si la tragédie avait quelque chance de vivre aujourd’hui, ce serait parce que l’esprit critique et le sens historique plus développés aujourd’hui que jamais permettraient au public de s’intéresser à une étude qui chercherait à dégager dans les rois non plus l’humanité, mais les déformations, particulières à leur rang, des passions générales. En un mot, la tragédie possible de nos jours serait, par exemple, celle qui peindrait les Rois en exil, en déterminant autant que possible son objet, comme fait le drame. Elle arriverait à la vérité et à l’intérêt par un procédé inverse de celui de l’ancienne tragédie, et par là, à proprement parler, elle relèverait du drame.

Ce que je viens de dire permet d’apprécier l’importance du genre que La Chaussée a le premier introduit. Et, dès ses premières œuvres, avec beaucoup de tâtonnements et une insuffisance certaine, il indique nettement les conditions d’existence du drame. Il met en scène dans le Préjugé un ménage du grand monde ; dans Mélanide, c’est le fils naturel ; dans la Gouvernante, un magistrat aux prises avec certains devoirs de sa profession ; dans l’Homme de fortune, un financier, un roturier se heurtant aux privilèges nobiliaires. De quelque façon qu’il ait traité ses sujets, il les a choisis pourtant, et en a déterminé la manière d’être. Il a vu ce qu’il y avait à faire, s’il n’a pas toujours su le faire.

Mais son exemple a montré aussi quel était recueil du nouveau genre. Dans la tragédie, le poète introduisant dans un lieu vague pondant un temps conventionnel des personnages qui n’ont souvent d’historique que le nom, des êtres abstraits et de raison, a-t-on dit, ne doit compter que sur lui-même, et son succès dépend de la connaissance intime qu’il aura de l’homme et de l’énergie intense avec laquelle il l’exprimera. Dans le drame il n’en est plus de même. Le décor qui représente un salon ou un jardin, un bal avec ses lumières et ses girandoles[593], un riche ameublement[594], le comédien vêtu en marquis, en bourgeois, en officier, en magistrat, viennent au secours de l’auteur. Le sujet même qui lui fournit des circonstances familières aux spectateurs, des incidents bien connus de la vie ordinaire, qui frappent par leur insignifiance même, – un régiment dont on traite la vente, un gouvernement dont on attend la survivance[595], une chasse, une comédie de société[596], un procès et ses usages, les extraits qu’un secrétaire fait des pièces pour le rapporteur[597], l’achat d’un guidon[598], le carrosse gris des bonnes fortunes et la petite maison du faubourg[599], – le sujet donne ainsi le moyen d’atteindre une vérité superficielle et de faire croire au public qu’on lui a peint la vie. J’ai dit comment la plupart des gens, n’en voyant pas plus long dans la réalité, se contentent aussi à peu de frais au théâtre et n’en demandent pas davantage à l’auteur en fait de psychologie. Mais cette facilité même qui résulte du décor, du costume, des menus détails de la vie quotidienne, cet air de réalité si aisé à attraper, font la faiblesse intime du drame. Il est d’autant plus difficile d’y être supérieur qu’il est facile d’y être suffisant. La tentation est trop forte de se contenter des apparences de la vie, de ne pas pousser plus avant, et de ne pas aller chercher au fond du cœur les ressorts secrets des passions et des actes. Les personnages sont si reconnaissables par le dehors qu’on néglige d’y mettre la vérité intérieure ; de la vie, on ne prend que la surface, dont on étudie curieusement les moindres accidents ; ce qu’il y a dessous, le mécanisme de la machine, on n’en a cure ; on rend merveilleusement l’épidémie de l’homme, on n’en fait pas l’anatomie. L’importance du comédien grandit d’autant : s’il a du talent ou du génie, le personnage lui appartient plus qu’à l’auteur ; il sait faire, par sa diction, par son jeu, d’une pâle esquisse, une saisissante peinture. Heureusement deux ou trois hommes ont su prouver de nos jours que cette insuffisance psychologique n’était pas essentielle au drame.

 

IV

 

Le malheur du drame fut d’être attaché à sa naissance à une forme passagère et fausse de psychologie, à la sensibilité. Il fut comme empoisonné de ce contact et ne put produire nettement au jour ses avantages ni faire clairement valoir ses droits.

Puis, bien d’autres circonstances s’opposèrent à son complet triomphe. La tragédie était morte, et bien morte : le drame avait raison de se présenter. Mais le public n’était pas encore assez persuadé qu’elle fût morte ; il subissait encore le joug d’un long attachement et d’un culte profond. Tout le XVIIIe siècle se passa en tentatives aussi intéressantes qu’inutiles pour le rappeler à la vie. Voltaire essaye de lui inoculer un peu du sang de Shakespeare ; Ducis force la dose, qui est encore insuffisante. Voltaire s’était aussi retourné d’un autre côté : il avait tenté la tragédie chevaleresque, française et moderne d’allures, dans Tancrède. Après lui, d’autres s’appliquèrent aussi aux sujets modernes, et de tentative en tentative on en arriva au Maillard de Sedaine et au Jean Hennuyer de Mercier : en voulant rajeunir la tragédie, on la défigure, et ce n’est plus elle. Au commencement de ce siècle, le drame romantique est une dernière tentative pour accommoder la tragédie aux nécessités du présent et pour lui rendre la vigueur et la sève : quoi qu’on en pense, et à part le style, ce qui ressemble le plus aux drames de Hugo c’est le théâtre, je ne dis pas de Corneille, mais celui de Voltaire ou de Crébillon. Tout le prétendu dramatique de Shakespeare et de Calderon, tout le clinquant du moyen âge, les éclatantes insultes aux unités et aux conventions extérieures de la tragédie, ne doivent pas nous faire illusion. La révolution est dans le style et les vers, là seulement ; au fond, ces drames hardis sont des tragédies de la décadence : ils font toujours paraître des abstractions, des caractères dressés selon des recettes de convention et des formules a priori ; il n’y a pas de retour à la nature, ni de façon nouvelle de la regarder ou de l’exprimer, qui sont les seules révolutions réelles de l’art. On fait du moyen âge comme Quinault avait fait de l’antiquité, avec des préjugés différents, mais avec un égal parti pris.

Pendant tous ces essais de restauration tragique, le drame avait avorté. Ni Diderot avec ses vastes théories, ni Sedaine avec son simple et louchant chef-d’œuvre ne le sauvèrent. On fit beaucoup de drames pendant tout le siècle, et de plus en plus pathétiques, de plus en plus larmoyants. Il y en eut grande abondance pendant la Révolution. Puis la production diminue rapidement et cesse. Quelques comédies de La Chaussée, que l’on avait continué de jouer, disparaissent vers le commencement du siècle, à peu près à la fin de l’empire : Geoffroy les avait vues encore à la scène et en rendait compte.

À vrai dire, le public du XVIIIe siècle n’était pas approprié au drame. Outre sa foi persistante à la tragédie, il était trop près encore du cartésianisme ; la société, ébranlée, en dissolution, ne s’était pas encore transformée ; la démocratie et son esprit étaient encore en germe. Il fallut la grande secousse de la Révolution, pour former le public qui devait goûter le drame. Il fallut l’échec du romantisme pour jeter les écrivains de talent dans le seul genre qui pût remplacer la tragédie et le drame romantique. Les Burgraves furent suivis de près par Gabrielle et par la Dame aux Camélias : dix ans ne s’étaient pas écoulés depuis que le drame romantique avait fait ses preuves d’insuffisance, et la comédie larmoyante renaissait et triomphait dans ces pièces. Cette renaissance et ce triomphe avaient été préparés par deux hommes bien différents, Alexandre Dumas et Scribe. Dumas, qui reste à quelques égards le plus grand inventeur dramatique du XIXe siècle, avait dans son théâtre recueilli le drame agonisant aussi bien que la tragédie exténuée, et il les avait un peu ranimés de son inépuisable souffle : Antony, Richard Darlington sont à coup sûr des drames fort romantiques ; mais, sous cette enveloppe, il y a des drames tout simplement, des drames sans épithète, de vigoureuses représentations de la vie par le moyen de personnages de condition moyenne. Quand à Scribe, il fabriquait une prodigieuse quantité de mannequins costumés à la moderne, et il habituait le public à voir des actions, des situations, des caractères tirés de la vie commune. Il préparait le terrain à de plus forts que lui, et qui auraient quelque chose à dire sur l’homme et sur la société.

La comédie-drame triomphe pleinement aujourd’hui. Et les nouvelles doctrines qui se font jour, loin de menacer son existence, l’amènent à se compléter et à se développer par degrés. Sa compréhension assure sa durée. Tout y peut tenir : qui donc songerait à l’abattre ?

En voilà assez pour faire comprendre l’importance du mouvement dont La Chaussée a donné le signal. Le Préjugé, Mélanide, la Gouvernante, ce n’était rien moins que la comédie moderne qui faisait son apparition sur la scène. Cette première tentative a pu échouer : elle n’en a pas moins porté ses fruits, et ceux qui ont cherché, après la fin du romantisme, quelle pouvait être la destinée du théâtre, n’ont fait que remettre le pied – sans s’en douter, je crois – dans le sentier frayé par La Chaussée : ils se sont trouvés sur un terrain solide et n’ont eu qu’à marcher.

Il était bon de rendre cette justice à un homme que Diderot et Sedaine ont injustement relégué dans l’ombre, et de lui laisser le mérite de la révolution qu’il a faite, une des plus considérables qui soient dans notre littérature. Mais, étrange destinée que celle d’un auteur qui, sans génie, sans chef-d’œuvre, produit de pareils effets ! Singulier choix de la fortune, qui donne l’honneur d’inaugurer la comédie moderne à un écrivain médiocre, et à des pièces à peu près illisibles[600] aujourd’hui !

 

 

APPENDICE - DEUX PIÈCES INÉDITES DE LA CHAUSSÉE

 

Parmi les manuscrits qui proviennent de la collection Soleinne, à la Bibliothèque nationale, j’ai rencontré trois pièces inédites dont l’une a été révisée et les deux autres composées par La Chaussée.

 

I. La famille infortunée ou la sœur supposée, en cinq actes et en prose (B. N., fonds français, 9290).

Cette pièce anonyme n’est pas de La Chaussée : « elle lui avait été donnée à examiner, dit une note du ms., et elle n’a point été réclamée ». Elle porte des corrections de sa main : en général, il coupe, abrège, simplifie le dialogue, il le rend plus vif et plus dramatique. Il hache certaines phrases, met les exclamations et les points suspensifs qui lui étaient chers ; il intercale de petites interruptions dans les longues tirades. Enfin, scrupule inattendu, il ôte des lieux communs et des maximes.

 

II. Palmire, reine d’Assyrie, tragédie en cinq actes (B. N., fonds français, 9290).

Le ms. est bien de l’écriture de La Chaussée, facile à reconnaître. J’ai déjà dit un mot de cette pièce (cf. p. 110) : en voici l’analyse, avec quelques extraits.

Acte I. La scène est dans le camp de la reine, au pied des murs de Ninive, où elle assiège l’usurpateur Adraspe.

Barsine, confidente de la reine, l’informe que le peuple épuisé veut la paix, et qu’Abesamis, député des États ! en est l’arbitre.

B.  Dans presque tous les cœurs la pitié s’est lassée.
P.  Dis plutôt qu’on me hait, je l’ai trop reconnu.
Hélas ! tel est l’effet d’un malheur continu.
Sitôt qu’il est durable, il paraît légitime,
Il répand à longs flots sur sa triste victime
L’infamie et l’opprobre attachés aux forfaits ;
Le crime et le malheur ont les mêmes effets.

S’étant soulagée par ces réflexions très philosophiques, elle revient sur le passé et raconte ses malheurs. Adraspe a tué son mari Zaméis, et il lui a fait tuer à elle-même, par erreur, son propre fils : elle veut les venger, d’autant que le tyran a eu l’adresse de lui mettre les deux crimes sur le dos. Elle se sait perdue, mais elle peut encore faire du mal à son ennemi. Barsine lui en offre un moyen très simple. Palmire a en sa puissance Zaméide, fille d’Adraspe, qu’on croit qu’elle a tuée jadis, et qui passe pour sa fille : elle n’a qu’à déclarer sa naissance et à la menacer de mort. Palmire doute que son ennemi ait la fibre paternelle bien sensible : il la laissera mourir. Barsine imagine autre chose : que l’on marie Zaméide à Laosthène, fils d’Adraspe, et qu’on le punisse par l’inceste de ses enfants. Ce n’est pas mal, au gré de Palmire, mais ce n’est pas encore ce qu’il lui faut :

...Cet opprobre éternel
Pour cet ambitieux n’a rien de personnel...
Suscitons un vengeur enfant de ma colère...
Pour mieux faire adopter ce fils de l’imposture,
Ma haine empruntera la voix de la nature.

Arrive Abesamis, avec Adraspe et son fils, et une foule de courtisans, de peuple et de soldats. Il engage la reine à renoncer à se venger d’un assassin inconnu, et il lui peint les misères du peuple dans une belle harangue à la façon du Conciones, et bourrée de souvenirs de Voltaire et de Corneille :

Depuis vingt ans entiers vous pleurez vos misères :
Eh ! n’avons-nous pas fait de pertes aussi chères ?
Qui de nous n’a pas vu ses foyers saccagés,
Son père ou ses enfants l’un pour l’autre égorgés ?
Son épouse ou sa fille entre ses bras ravie
Perdre au milieu des cris l’innocence et la vie ?
Il n’est point de famille exempte des malheurs
Qui vous ont à vous-même arraché tant de pleurs.
Ici tous les fléaux du ciel et de la terre
Ont volé sur les pas du démon de la guerre.
Voyez de toutes parts nos citoyens errants,
Transformés par la faim en spectres dévorants,
Arracher aux vautours un reste de pâture,
Et du sein de la mort tirer leur nourriture ; (Henriade)
Et pour comble d’horreur, dans nos champs humectés
Du sang contagieux dont ils sont infectés,
On ne respire plus que des ardeurs brûlantes ;
De tant de malheureux les dépouilles sanglantes,
En poussant jusqu’aux deux de mortelles vapeurs,
Empoisonnent les airs, et s’en font des vengeurs. (Pompée.)

Pour finir, Abesamis invite la reine et Adraspe à faire la paix, s’ils ne veulent que leurs partisans la fassent contre eux. Palmire le prend de haut, et offre une amnistie, si on reconnaît ses droits et ceux de son fils. Adraspe se sacrifie, offre d’aller en exil, de mourir, et promet que si le fils de Zaméis n’était pas mort, il le reconnaîtrait pour roi. Ici, je ne sais comment, Palmire s’attendrit et pleure ; Abesamis profilant de cette bonne disposition, lui offre de marier Zaméide à Laosthène, et d’épouser elle-même Adraspe, qui régnerait.

Acte II. Comme il est naturel, Zaméide et Laosthène, étant fils de deux mortels ennemis, s’aiment passionnément ; mais en princesse bien élevée, Zaméide n’en laisse rien voir. Palmire juge à propos de faire son apologie à sa fille. Elle lui conte comment jadis elle n’a pas voulu épouser Adraspe, et comment il a pour se venger, détaché d’elle Zaméis, qu’elle lui avait préféré.

Mon époux loin de moi cherchait d’autres plaisirs.

Mais ce n’est pas ce que l’on croit :

L’image de la guerre occupait ses loisirs,

et un beau jour il fut tué à la chasse. Adraspe lui a imputé le crime, et lui a pris son fils. Elle a voulu lui tuer le sien, mais par mégarde, comme Azucena du Trouvère, c’est son propre fils qu’elle a tué, Zaméide conclut raisonnablement qu’elle ne doit pas épouser le fils d’Adraspe : « Au contraire », dit Palmire, et elle lui propose une gloire immortelle : qu’elle épouse Laosthène, et qu’elle le tue. Zaméide, qui avait promis d’obéir à sa mère avant de savoir ce qu’elle voudrait, se décide à se tuer elle-même. Laosthène l’en empêche, et elle lui fait promettre d’empêcher leur mariage, de cette façon, elle n’aura pas de promesse à tenir. Elle lui en laisse entrevoir la raison. Laosthène s’étonne, et se reproche d’avoir toujours pensé du bien de Palmire :

Par un charme inconnu je me sentais moi-même
Réduit de plus en plus à ne pas la haïr.

On leur apprend alors que la paix est conclue.

Acte III. Zaméide médite sur l’opinion publique, ses incertitudes et ses égarements.

C’est ainsi que nous juge un peuple téméraire ;
À la sombre lueur du faux jour qui l’éclairé
Il croit toujours avoir surpris notre secret.
Insensé politique, interprète indiscret,
Trop distant de la sphère où le ciel nous fit naître,
Il prend ce qu’il croit voir pour tout ce qui dut être.
Et sans autre examen il nous prêle en effet
Ce qu’il pense lui-même et ce qu’il aurait fait.

Laosthène arrive furieux : il vient d’apprendre que Zaméide est fille d’Adraspe : elle se réjouit d’être sa sœur. Mais voici qu’il n’est plus sûr d’être fils d’Adraspe : et s’il était de bonne naissance, l’aimerait-elle ?

Votre cœur indigné détruira mon image :
Je perds tout : que va-t-il me rester ? – Z. Vos vertus[601].

Cependant Abesamis arrête Palmire et lui annonce qu’on l’exile : demain on couronnera Adraspe. Palmire se décide alors à hâter sa vengeance : elle va se supposer un fils, qui tuera le tyran, et celui qu’elle choisit, c’est Laosthène : le fils tuera le père, et il pourra épouser sa sœur, s’il lui plait. Ayant ainsi bien combiné son affaire, Palmire s’étonne : car enfin elle n’est pas née méchante :

Tant d’inhumanité ne m’est pas naturelle ;
Ce n’est plus là ce cœur que j’ai reçu des dieux :
L’infortune a détruit ce don si précieux,
Du tissu de ma vie elle a changé la trame.
Il ne faut qu’un revers pour altérer une âme
Et pour empoisonner un naturel heureux.

Elle fait donc venir Laosthène, qui d’abord ne voit qu’une chose dans la révélation qu’on lui fait : c’est qu’il pourra aimer Zaméide. Puis il hésite, il flaire un piège ; enfin il ne sait que penser et que faire.

Acte IV. Il est toujours dans le même embarras, d’autant que cette mère qui se découvre ne vaut guère mieux que le père qu’il avait. Il n’a rien à gagner au change :

Qui dois-je reconnaître ? Est-ce Adraspe ou Palmire ?...
Est-ce un lâche assassin ? est-ce une parricide ?

Ozarès vient lui apprendre ce dont Palmire ne se doute pas, qu’il est bien réellement son fils. Zaméide le plonge dans l’ivresse et le ravissement en lui offrant le trône et sa main de la part d’Adraspe. Son bonheur est court : dans ses transports, on vient l’arrêter. Pour remédier à ce malheur, Zaméide forme le dessein de se tuer. Elle supplie son père qui ne veut rien entendre. Du moment qu’il ne veut plus être son fils, qu’il soit traité en ennemi. Mais Laosthène est délivré, reconnu pour fils de Palmire et pour roi. Adraspe, ne pouvant mieux, se soumet, consent au mariage des jeunes gens, et se contente de garder Palmire prisonnière, pour l’empêcher de troubler la fête. C’est une ruse que cette soumission ; il nous l’apprend et fait son rôle de traître et de tyran jusqu’au bout avec conscience.

Ils périront tous deux, le fils avec la mère.
Que n’importe qu’il soit ou son fils ou le mien ?
Pour moi le trône est tout, et le reste n’est rien.

Acte V. Le mariage est fait. Adraspe n’est pas rassuré ; et Palmire le poursuit de sa haine. Cependant elle ne se trouve pas vengée, et tout en le regrettant, elle ne peut se défendre d’avoir des remords de tout ce qu’elle a fait : elle croit toujours que Laosthène n’est pas son fils. Elle le lui dit, quand il arrive après avoir tué, sans le vouloir, Adraspe qui essayait de l’assassiner. Ozarès la détrompe et elle laisse éclater sa joie. Mais Adraspe l’a empoisonnée, et elle meurt en instruisant la terre

Qu’il faut laisser au ciel le soin de nous venger.

III. Le véritable père de famille (B. N., fonds français, 9292).

Cette pièce qui m’avait jadis échappé est bien de La Chaussée. L’écriture du ms. le prouve. Le titre n’est pas de lui. Il a été écrit au crayon, d’une autre main, au-dessus d’un titre autographe barré que je n’ai pu déchiffrer. Et au-dessous :

COMÉDIE
en vers libres et en cinq actes
non encore intitulée.

Toutes ces indications sont autographes : au-dessous, la même main qui a mis un titre a ajouté : par La Chaussée (autogr.), et au bas de la page : fesait partie du grand recueil de pièces Mss ? à vérifier.

Voici l’analyse de la pièce.

PERSONNAGES : Géronte, riche négociant ; (Camille, fille : mots biffés) ; Sophie, fille de Géronte ; Clitandre, fils de Géronte ; Oronte, frère de Géronte, financier ; Valère, fils d’Oronte ; Camille, fille d’Oronte ; le comte de Kersanville, gentilhomme breton ; le marquis ; un valet.

La scène est à Paris, dans le jardin[602] de la maison où demeurent Géronte et Oronte.

Acte I, scène 1. Géronte fait un tour de jardin avec son fils et son neveu. Il les entretient de leurs projets d’avenir : son fils Clitandre veut être officier. Mais, lui dit-il, sans vouloir vous tyranniser ni vous contrarier, réfléchissez :

Mon fils, vous n’êtes qu’un bourgeois :
Les dignités et les emplois
Ont été de tout temps le lot de la noblesse ;
Les grands sont un obstacle à votre ambition :
Pour eux avec raison le prince s’intéresse...

Vous ramperez, et il vous faudra affronter l’envie, rendre bien des combats.

– Hé bien, répondit Clitandre avec feu,

Hé bien, je les rendrai ; vous verrez par vos yeux
Que la vertu ne peut dépendre
De ce nom de hasard qu’ont transmis des aïeux.
Je suis François : ce nom m’est commun avec eux.
Voilà mon titre : et me loi
Est de servir comme eux ma patrie et mon Roi.

Sur quoi le bon père ne fait plus d’objection. Valère, lui, continuera les affaires de son oncle dans le commerce de mer. Géronte, de plus, veut marier les jeunes gens, Clitandre à sa nièce Camille, Valère à sa fille Sophie. Clitandre redoute des objections de sa sœur :

Philosophe et même savante,
Ce mot d’hymen pourra l’épouvanter.

2. Géronte et Clitandre sortent, à l’entrée de Sophie.

3. Valère reproche à Sophie de trop haïr le monde. Elle en fait un tableau satirique.

Eh ! quel est l’entretien des femmes de ce temps ?
On fait et l’on reçoit de fades compliments :
On dit d’abord qu’on est malade :
Se porter bien serait et bourgeois et maussade.
Vient l’article étendu de nos ajustements :
C’est là que l’on se perd en beaux raisonnements.
Par nos soins, dieu merci, la langue est enrichie.
Mots nouveaux chaque jour[603] : nous avons sur ce point
Mis en défaut l’Académie.
Je ne dissimulerai point
Qu’un pareil entretien me fatigue et m’ennuie.

Elle se doute que son père veut lui proposer un mariage ; elle ne veut ni d’un cadet de vieille maison, ni d’un robin. Elle craint la richesse et le faste de la finance. Cependant elle voudrait bien savoir qui on lui propose. Au moment où son cousin, qui paraît bien timide devant elle, va la satisfaire, arrive Oronte avec Camille, qui la prie de se retirer[604]. On sent que La Chaussée a voulu empêcher Valère de se découvrir à sa cousine : c’est un artifice dont nous avons vu qu’il usait volontiers.

4. Oronte, après avoir tiré de Valère l’aveu de son amour pour Sophie, consent à leur mariage : mais il veut donner Camille au comte de Kersanville ; tant pis pour les projets de Géronte, qui est trop bourgeois : pour lui il ne manquera pas l’occasion d’illustrer sa famille.

5. Camille qui s’est révélée à la scène précédente comme rieuse, écervelée et légère, se propose de réfléchir pour la première fois de sa vie. Être comtesse la flatte, et son ancien amour pour son cousin paraît céder à la vanité.

6. Camille découvre à Sophie qui la sermonne, la tentation qu’elle a d’être comtesse, et lui révèle qu’on la destine à Valère : déclaration que Sophie reçoit avec une attitude énigmatique.

Acte II, scène 1. Le comte de Kersanville, « en redingote, et un grand bâton à la main », arrive avec le marquis. Un valet le prend d’abord pour un domestique.

2. Comme le comte se fâche de la méprise, le marquis lui explique qu’on ne fait pas de visites à Paris dans une pareille tenue. Comment ! dit le comte,

Parce que je suis de province,
J’emploierai pour voir un bourgeois
Le soin que je prendrais pour aller voir un prince ?
Il faut accoutumer dès la première fois
Ces messieurs à nous voir comme nous voulons être.
Au surplus, je descends de cheval...

Il a grand appétit de richesse, et assez cyniquement, il marque qu’il est disposé à se mésallier. « Tu vas l’encanailler », lui dit son ami ; il répond :

L’usage m’autorise et n’est plus ridicule.

« Je vais avoir un régiment, je n’ai pas un sou : que veux-tu que je fasse ? Mais toi, d’ailleurs, tu vis avec ces parvenus ? ils sont tes amis ? »

LE MARQUIS.

Amis ? Non, mais j’en fais usage.
L’un me donne son équipage ;
L’autre dans un besoin urgent.
Veut bien me prêter de l’argent :
En tout ceci, rien ne m’engage.

Enfin le comte est résolu à épouser « la petite Camille ». Il saura la cajoler, et il accepte d’avance le grand cousin qui en est amoureux.

3. Oronte presse le comte de loger chez lui. Il veut assister au souper du roi. Mais du moins il dinera. Oronte certifie qu’il a le meilleur cuisinier de Paris, engage le marquis à montrer au comte ses appartements, sa galerie de tableaux que des connaisseurs à ses gages ont choisie. Il avoue ne pas s’y connaître. Le comte riposte :

Nous autres gens de qualité
Avons un certain goût qui tient lieu de science.

4. 5. On laisse le comte avec Camille que son habit a d’abord surprise.

6. Le comte s’excuse galamment de mettre le mariage avant l’amour. Mais Camille est toute préoccupée de la redingote, éprise du titre. Quand le comte a dit :

Je vous mène à la cour, vous serez présentée,
Le roi signera le contrat,

elle est gagnée ; La Chaussée lui met dans la bouche une bien jolie réplique :

Vous m’aimez donc un peu ?

Mais elle fait ses conditions. Elle ne veut pas de jalousie, ni d’économie. Le comte lui promet qu’elle donnera des soupers, des bals. Il fait à son tour ses conditions : elle quittera l’air bourgeois, la compagnie bourgeoise. Elle aura un jargon pour parler à tous, n’arrivera pas aux spectacles bourgeoisement pour le lever du rideau, mais tout au milieu d’un acte.

Il ne s’agit pas d’écouter :
Il s’agit de se mettre en vue...
Au souper du Roi l’on dira :
Madame la Comtesse était à l’Opéra.

La jeune fille, [qui tout à l’heure avait un peu d’inquiétude, est ravie.

7. Clitandre arrive, apprend avec surprise et dépit que le comte doit épouser Camille. Le comte lui offre sa protection auprès du ministre, et la main de sa sœur.

8. Clitandre rappelle à Camille leurs serments d’amour.

Nous nous étions juré de nous aimer toujours.

Oui, dit Camille :

Oui, nous parlions de nos amours
Je crois m’en souvenir ; mais, Clitandre, peut-être
Qu’en l’âge où l’on commence à peine à se connaître,
Où l’on ne pense qu’à moitié
Nous avons confondu l’amour et l’amitié...

Ils décident donc d’en rester à l’amitié, et, comme dit le cousin,

Sans nous brouiller, nous rompons sans retour.

Acte III, scène 1. Sophie voudrait refuser Valère, et ne sait si elle osera.

2. Valère, en termes généreux, parle de son amour, fait un tableau délicieux du mariage qu’il rêve. Sophie, sans se découvrir est indécise.

3. Géronte, amicalement, décide sa fille. Scène de paternité indulgente et enjouée.

4. Géronte expose à Oronte son projet de double mariage. Oronte donne volontiers Valère à Sophie : il veut marier Camille au comte. On s’attend à voir se choquer les deux caractères. Mais sur l’espérance qu’on lui donne, que le comte servira Clitandre auprès du ministre, Géronte s’adoucit et se réserve.

5. Camille annonce le comte :

Son habit est d’un goût exquis.

Elle ne peut penser que bien d’un homme qui s’habille ainsi.

6. Le comte cajole tout le monde, et surtout Géronte de qui il veut tenir Camille, et à qui il offre sa sœur pour Clitandre. Il parle de mener Camille après le mariage à Quimper-Corentin : elle s’effarouche et ne se rassérène qu’à l’idée de recevoir l’hommage des vassaux. Le comte fait une description magnifique de son château, sur quoi le marquis pris à témoin garde un silence suspect. Mais, ces messieurs étant servis, on passe à la salle à manger.

Acte IV, scène 1. La sage Sophie et le bon Géronte raisonnent sur la Cour. Le fastueux Oronte tient table ouverte.

Nous croyons être huit, et c’était bien assez.
Quinze nouveaux venus viennent se mettre à table.
Alors il faut se voir l’un sur l’autre entassés.
Non, je ne connais rien de plus insupportable.

Géronte a grisé le comte pour connaître le fond de son cœur. Au travers de l’amabilité de commande perçait sans cesse la hauteur insolente de gentilhomme.

2. Ce dîner a suffi pour ramener Camille et son cousin au bon sens et à l’amour. Les voici désabusés du comte, confiants en Géronte : Camille est repentante, prête à raimer son cousin, pour la vie cette fois ; Clitandre fait quelques façons, puis se laisse aller, et tire la morale :

Il nous fallait un peu tâter de l’inconstance
Pour jouir du plaisir du raccommodement.

3. Oronte ordonne à Camille de retourner au salon, où elle a laissé le comte. Il ne veut pas entendre à la rupture du mariage projeté. Il parle d’un ton durci triste.

4. Valère s’étonne que son père presse tant ce mariage. Alors Oronte lui confie qu’il a hâte de finir : un banquier de Cadix qui a cent mille écus à lui est tout prêt à manquer, et l’entraînera dans sa ruine. Il veut du moins assurer le sort de ses enfants. La probité de Valère s’effarouche : tromper son oncle et le comte ! Oronte justifie sa conduite.

Valère, vous mettez la probité bien haut.
Du parti que je prends j’entrevois le défaut.
Mais mêlions un moment dans sa juste balance
(Puisqu’avec vous, mon fils, je viens me consulter)
Et le bien et le mal qui peut en résulter.
De ce cruel aveu voyez la conséquence.
Si je vais confier la perle de mes biens,
Ils se dégageront, ils rompront les liens
Qui faisaient ma ressource unique,
Et la raison bientôt en deviendra publique.
Mes créanciers alors se réveilleront tous.
Sur ma fortune chancelante
Ils viendront à la fois porter les derniers coups.
La conjoncture est trop pressante :
Un moyen s’offre à nous, saisissons ce moyen.
Vos hymens accomplis, dans mon frère et le comte
Je trouve une ressource et nécessaire et prompte.
Ils seront tous deux mon soutien,
L’un par tout son crédit, et l’autre par son bien.
Et l’éclipse après tout n’étant que passagère,
Je ne leur fais point tort en agissant ainsi
Je vois que vous trouvez à redire à ceci.
Mais si c’est un écart, il devient nécessaire.
Ainsi donc croyez-moi, calmez-vous désormais,
Ne perdez point de temps, allez trouver mon frère
Pour passer le contrat, de mon coté je vais
Finir avec le comte.

5. Valère se refuse à tromper Sophie et son père.

6. Cependant il n’ose déclarer la vérité à Sophie. Elle le voit rêveur, embarrassé, triste ; elle essaie en vain de le faire parler. Elle le croit infidèle : mais elle a un cœur qui ne sait pas changer. Elle s’est donnée pour la vie : elle ne peut que souffrir et mépriser.

7. Géronte arrache à Valère l’aveu de la vérité. Sophie, touchée, prie son père de ne pas l’abandonner. Le généreux négociant ne l’en trouve que plus digne d’être son gendre.

Acte V, scène 1. Oronte, dès qu’il voit son frère, lui avoue tout : il est désespéré.

J’ai le remords du crime et n’en ai pas le fruit :
Ainsi donc j’ai formé, j’ai projeté le crime
Il n’est point consommé, mais je perds votre estime.

Géronte le réconforte.

Et qui m’assurera que je suis vertueux ?
Je vois qu’aux premiers coups du sort qui nous traverse
La probité chancelle, un instant la renverse.
La différence, ami, qui peut être entre nous,
Est que l’occasion s’est présentée à vous.
Moi ! j’irais vous montrer une rigueur extrême ?
Eh ! pour blâmer autrui suis-je sûr de moi-même ?
Tel que l’occasion n’a point encor tenté
Se croit homme d’honneur, d’exacte probité,
Qui l’est moins que celui que le remords accable
Dès l’instant malheureux qu’il s’est senti coupable.
Et bien souvent encor tel qui s’est relevé
Est plus sûr que celui qu’on n’a point éprouvé.

Puis longuement, il lui met sous les yeux les conséquences de la faute qu’il allait faire. Oronte s’abandonne à son frère. Mais il ne veut pas reprendre sa parole au comte. Mais peut-être, dit Géronte, une fois instruit, il vous la rendra.

2. Camille et Clitandre viennent supplier Oronte qui les renvoie à Géronte. Celui-ci les effraye : il est trop tard.

3. L’acte est passé, dit le comte qui entre. On lui apprend la ruine d’Oronte. Sa mine devient sérieuse : mais il est gentilhomme

Ce revers, il est vrai, change ma destinée,
Mais, monsieur, en un mot, ma parole est donnée.

Il a besoin d’une femme riche pour soutenir son rang.

Mais enfin j’ai promis, et ma parole est une.

Cependant il est soulagé quand on lui offre de rompre le contrat, et il sort avec le marquis.

4. Géronte donne Camille à Clitandre. La jeune évaporée est tout à fait corrigée :

Je vous aimerai bien, mon cousin, je vous jure.

5. Valère et Sophie étant entrés, Géronte annonce qu’il a pour désabuser son frère, donné un faux avis. Oronte se dit corrigé.

Je sens de vos leçons toute la vérité,
Et pour mieux vous marquer mon repentir sincère
Je vais à l’instant me défaire
De ces frivolités qui m’avaient enivré.
Avant la fin du jour je serai délivré
De tout ce train qui m’environne.
Je me retirerai, je ne verrai personne.

Géronte le modère.

Toutes extrémités montrent de la faiblesse.

Il faut trouver le milieu entre la générosité et la prodigalité.

Et la pièce finit sur ce mot d’Oronte :

Ah vous êtes vraiment le père de famille.

Telle est cette comédie de La Chaussée qui paraît assez curieuse. Je la croirais faite pour la cour comme l’Homme de fortune et la Princesse de Sidon. L’absence de gros effets et de couplets massifs, les paroles de Clitandre sur le service du Roi au début du premier acte, conviennent assez à cette hypothèse. L’action est mince et simple, le ton aisé, le dialogue rapide : l’ensemble un peu terne. L’intrigue est calquée sur celle des Femmes savantes : un homme qui prétend à une fille riche flatte la manie du père, et se retire sur la fausse nouvelle de la ruine de la famille où il voulait entrer. Les deux pères qui sont frères sont opposés comme dans l’École des maris ou plutôt dans les Adelphes : car c’est à Déméa qu’Oronte, par ses exagérations de repentir, nous fait penser.

Par le choix du lieu de la scène, par un certain nombre de traits de la vie réelle, l’auteur a cherché à donner de la nouveauté et de la vie à sa pièce : on est dans le jardin d’un riche hôtel ; on entend annoncer que le dîner est servi ; on voit les convives au sortir de table, et on s’aperçoit bien qu’ils en sortent ; le costume de certains personnages est particularisé, etc. Nous retrouvons La Chaussée dans l’innocence de tous les personnages ; à peine donne-t-il à deux ou trois d’entre eux des velléités ou des ombres de vice : à Camille, un moment de légèreté, à Oronte une tentation d’improbité, au comte un souci trop fort de la dot. Mais, pour les deux hommes, l’auteur défendrait aisément la vérité de ses peintures. Oronte est le financier fastueux et imprudent qui n’a que fini probité où peuvent descendre fatalement les honnêtes gens qui sont dans les affaires. Le comte n’est ni un Tartuffe ni un Trissotin : c’est un homme positif, il lui faut de l’argent, il en cherche : du reste ayant souci de son honneur. Ce n’est pas une caricature : il est très réel, ce comte dont la conduite a pour elle l’usage et les maximes du monde.

Enfin cette comédie se rattache aux pièces larmoyantes de La Chaussée par des liens visibles : le sujet est pris dans la vie intime ; ce sont deux pères qui veulent établir leurs enfants, c’est pour la jeune fille sérieuse le moment grave où sa vie se décide, pour l’évaporée, la question non moins grave de choisir entre le titre de comtesse et l’amour. Les deux pères sont bons et tendres : l’un deux a toutes les générosités et toutes les indulgences.

Comme dans l’Homme de fortune, le négociant, le financier, la roture sont redressés en face de la noblesse, qui n’est pourtant pas avilie. Sans discussions philosophiques, sans faire la guerre aux privilèges, le bourgeois riche qui se tient à sa place est exalté. Comme dans l’Homme de fortune aussi et comme dans la Gouvernante, deux générations sont mises en présence : les fils plus vifs, plus fiers que les pères, plus ambitieux d’arriver ou plus intransigeants dans leur délicatesse.

Un cas de conscience est posé, qui se tire de la vie des affaires : le négociant, le banquier à la veille de manquer, peut-il dissimuler l’état de sa fortune ? Oronte faiblit, Valère a la probité plus chatouilleuse : comme dans Ceinture dorée, comme dans les Effrontés, c’est l’enfant qui trace au père le devoir.

En un mot, tableau de la vie de famille, peintures des conditions, le père de famille, le négociant, le financier, discussion des questions délicates et usuelles de la vie réelle, voilà ce qu’on trouve dans cette comédie inédite qui fournil un antécédent de plus aux théories et aux œuvres de Diderot et de Sedaine.


[1] Je ne sépare pas dans ce chapitre la comédie larmoyante du drame bourgeois. Il n’y a pas de différence essentielle entre l’un et l’autre. La comédie larmoyante est la première forme du drame bourgeois, qu’il faut soigneusement distinguer du drame historique : il en diffère par sa nature et par ses origines. On a donné un peu à l’aventure le nom de drame à tout ce qui s’éloignait ou paraissait s’éloigner des types classiques de la tragédie et de la comédie.

[2] Cf. Faguel, la Tragédie française au XVIe siècle, chap. XII, III-V.

[3] Ainsi dans la Frégonde de Hardy, et dans la Belle Invisible de Boisrobert.

[4] La Belle Invisible.

[5] Mélite, acte III.

[6] Suivante, IV, VIII ; Galerie du Palais, IV, V ; V, I ; Mélite, II, I et III, IV, VL.

[7] Galerie du Palais.

[8] Théante, à la fin de la Suivante.

[9] Galerie du Palais, le mercier, la lingère, le libraire.

[10] «   Une comédie qui fit rire sans personnages ridicules. » (Corneille, Examen de Mélite.)

[11] Épître à M. de Zuylichem, qui précède la comédie héroïque de Don Sanche.

[12] Le poète romantique d’Hervilly, dans l’Antony de Dumas, explique par cette raison pourquoi il aime mieux traiter des sujets du moyen Âge que des sujets contemporains. «   L’histoire nous lègue des faits : ils nous appartiennent par droit d’héritage ; ils sont incontestables, ils sont au poète : il exhume les hommes d’autrefois, les revêt de leurs costumes, les agite de leurs passions, qu’il augmente ou diminue selon le point ou il veut porter le dramatique. Mais, que nous essayions, nous, nu milieu de notre société moderne, sous notre frac gauche et écourté, de montrer à nu le cœur de l’homme, on ne le reconnaîtra pas. La ressemblance entre le héros et le parterre sera trop grande, l’analogie trop intime ; le spectateur qui suivra chez l’acteur le développement de la passion voudra l’arrêter là où elle se serait arrêtée chez lui ; si elle dépasse sa faculté de sentir ou d’exprimer à lui, il ne la comprendra plus, il dira : «   C’est faux... » (Antony, IV, VI.) Cette observation profonde et vraie est en faveur de la tragédie autant que du drame romantique.

[13] Les Grecs disaient : άργη òείξει άνòρχ.

[14] C’est ce qu’on a vu dans les Rantzau de MM. Erckmann-Chatrian.

[15] Lorsque Corneille dit qu’il ne faut pas faire parler dans la tragédie toute sorte de personnes selon toute l’étendue de leurs caractères (Préf. d’Attila), c’est une restriction qui n’a rapport qu’à la morale.

[16] Médée, Chimène, Cornélie, Pauline, Phocas, Galba, Antiochus et Séleucus.

[17] Othon, Pulchérie, Suréna.

[18] Je laisse de côte, bien entendu, les allusions plus ou moins réelles qu’on a cherchées dans Corneille : elles ne prouvent rien. Je veux dire seulement que celte tragédie même de Corneille, si héroïque et si romanesque, si bourrée de galanteries et de maximes d’État, reflétait exactement les mœurs du temps, et que le public s’y retrouvait sans effort d’esprit : les sentiments étaient les siens, et les actions même n’étaient pas pour l’étonner. Les mémoires du cardinal de Retz sont la meilleure préparation à la lecture de Corneille ; ils font comprendre combien cette tragédie était vivante. Qu’on se rappelle l’amour de Henri IV pour la princesse de Condé, qui faillit causer une guerre universelle, le plaisir qu’avait Anne d’Autriche à deviner dans les courtisans autre chose que du respect, sa passion d’arrière-saison pour Mazarin, la galanterie du vieux Bellegarde et plus tard du vieux maréchal de Grammont, l’abdication de Christine, les conjurations sous Louis XIII, et le rôle de Monsieur, qui livre tous ses amis à Richelieu, la Fronde et les rôles de Mmes de Longueville, de Turenne et de Condé, les disgrâces des sujets trop puissants, l’emprisonnement de Condé et plus tard celui de Fouquet, les amours de Marie de Gonzague avec Cinq-Mars, de Mademoiselle avec Lauzun, le mariage de Mlle de Rohan avec M. de Chabot, etc., etc., et l’on comprendra que dans Cinna, dans Nicomède, dans Pompée, etc., dans Pulchérie même et dans Suréna, événements, passions, langage, actions et conversations, cadre et tableau, tout était plus vivant et plus réel que nous ne supposons.

[19] Brunetière, la Tragédie de Racine, Hist. et Litt., t. II, p. 1.

[20] Phèdre et Hippolyte, épître dédicatoire.

[21] Pénélope, préface.

[22] Pradon, Regulus, II, I.

[23] Gavaut, Minard et Cie.

[24] Musset, Il ne faut jurer de rien, acte II.

[25] Pradon, Phèdre et Hippolyte, I, II.

[26] Pénélope, II, III.

[27] Ibid., V, II. Cf. I, I ; IV, I ; V, I et III.

[28] Ibid.

[29] Ibid. – La marquise de Presles, jalouse de son mari, lui dit un madrigal de même sorte qui enveloppe un reproche : «   Je trouve que votre seul défaut, c’est votre absence. » (Le Gendre de M. Poirier.)

[30] Pénélope, II, VIII.

[31] Le 4e acte, où Médée occupe la scène tout le temps, et presque seule, est admirable.

[32] Médée, I, I.

[33] Ibid., I, II.

[34] Ibid., I, III.

[35] Ibid., II, V.

[36] Ibid., III, I.

[37] Ibid., III, II.

[38] Ibid., III, III.

[39] Médée, III, III :

Jason à son destin cédant avec regret.

[40] Campistron, Andronic, I, VI.

[41] Ino et Mélicerte, I, I.

[42] Ino et Mélicerte, IV, VIII.

[43] Renon, la Mort d’Hercule, 1757.

[44] Grimm, I, II, 169.

[45] Ibid., I, II, 307.

[46] La main invisible qui écrit Mane, Thecel, Phares.

[47] Grimm, I, I, 317.

[48] «   Notre goût facile passe aujourd’hui les plus grandes absurdités en faveur de ce qu’on appelle beaux vers » (Grimm, I, II, 302). Voici un beau vers. Dans Sémiramis, Bélus dit (I, I) :

Le crime est avéré : pour lui livrer la guerre,
Ma vertu me suffit au défaut du tonnerre.

[49] Marmontel, Mémoires, I, III.

[50] Poinsinet, le Cercle, sc. II.

[51] Frères Parfaict, Hist. du Théâtre-Français, XII, 131.

[52] Dans la Mère coupable.

[53] La correspondance de Grimm, en 1188 (III, IV, 558), parle de la Béline du Malade imaginaire comme d’un caractère atroce : cependant elle fait rire.

[54] Grimm, I, I, 44.

[55] «   Si jamais je fais des comédies, tous mes omis y tiendront leur coin. » (Dallainval, École des bourgeois, Prologue, 1728).

[56] «   Qu’est-ce qu’une comédie sans satire où l’on ne reconnaît personne, où l’on ne peut faire l’application d’aucun trait. «   (Ibid.)

[57] Grimm, I, II, 32.

[58] Cf. l’étude de M. Larroumet. Je laisse de côté ici bien entendu les comédies fantaisistes, allégoriques, philosophiques de Marivaux, et la Mère confidente, comédie larmoyante.

[59] Destouches a indiqué le but où il visait dans son Prologue du Curieux impertinent :

L’auteur de notre pièce, en tout ce qu’il écrit,
Évite des auteurs les écarts ordinaires :
Il a pour objet principal
De prêcher la vertu, de décrier le vice.

[60] Glorieux, III, V.

[61] Ibid., II, V.

[62] Irrésolu, III, I. Cf. Boileau, Sat., II, sur la Rime.

[63] Phil. marié, I, I.

[64] L’Ambitieux et l’Indiscret, I, I.

[65] Le Glorieux, III, V.

[66] Acte I, sc. V.

[67] Acte V, sc. II.

[68] L’Ambitieux et l’Indiscret, II, V.

[69] Le Philosophe marié, I, VI.

[70] L’Ingrat, I, VI.

[71] Ibid., II, III.

[72] L’Ingrat, II, V, fin.

[73] La Force du naturel, Préface.

[74] Prologue de l’Ambitieux.

[75] Pasquin de l’Ingrat et du Dissipateur.

[76] Acte IV, sc. I.

[77] Cf. surtout acte II, sc. V.

[78] Il faut remarquer pourtant que la Force du naturel est de 1750, et que Babet est précédée des ingénues de La Chaussée, et de la Nanine de Voltaire. Cependant, dès ses premières comédies, Destouches avait indiqué ce caractère.

[79] Le Glorieux, III, IV.

[80] Destouches a même devancé Diderot. «   Un ridicule, ou un vice, quoique toujours le même, prend une forme particulière dans les différentes personnes selon les rangs qu’elles occupent dans la société. » La poétique de Diderot est là en germe, avec l’idée de peindre les conditions.

[81] Lettre sur la comédie de l’Amour usé.

[82] La Bibliothèque du Théâtre français (La Vallière) et les Anecdotes dramatiques donnent 1692, date généralement adoptée. Palissot (Mém. pour servir à l’Histoire de notre littérature) et de Mouhy font naître La Chaussée en 1691 et lui donnent soixante-trois ans à sa mort, comme le Mercure de juin 1754 et Léris. L’acte d’inhumation dit expressément qu’il avait soixante-deux ans à sa mort ; il était dans sa soixante-troisième année, et dut naître entre le 14 mars 1691 et le 14 mars 1692.

[83] Jal (Dict. crit.) cite, d’après les registres de Saint-Germain-l’Auxerrois, l’acte de décès de Pierre, fils de Charles Nivel de la Chaussée, mort le 3 avril 1628, rue Béthizy, à l’enseigne de l’Étoile. C’était la rue où selon Abr. Pradel, se vendaient les points et dentelles. – Y a-t-il un rapport entre les Nivelle de La Chaussée et deux autres familles parisiennes qui portèrent le nom de Nivelle ? Je ne sais. Les Nivelle imprimeurs, illustres dès le XVIe siècle, subsistent jusque dans le XVIIIe ; les Nivelle avocats fournissent deux bâtonniers de l’ordre et un avocat du prince de Conti, sans compter un abbé janséniste qui prit une part active aux querelles religieuses du temps.

[84] Les parents de La Chaussée sont mentionnés dans une lettre de

1704 ( ?), dont je parlerai plus loin. Sa mère est citée dans une lettre qu’il écrivit à Sablier en 1737, d’où il résulte qu’il demeurait avec elle ou non loin d’elle, et assurément qu’elle était veuve. La date de sa mort nous est révélée par les Registres de l’Académie (t. II, p. 465). «   Dans le cours du précédent trimestre (1er avril-30 juin 1740), Monsieur de La Chaussée et Monsieur l’abbé Alary, à qui l’Académie avait fait faire compliment sur la perle que chacun d’eux avait faite de sa mère, sont venus en remercier la compagnie. »

[85] Buval, Journal de la Régence, I, 216, 217, 219, septième râle contenant les taxes des gens d’affaires.

[86] Le trésorier-payeur des gages de chancellerie, François Nivelle de La Chaussée, est connu par son acte de décès, du 20 juillet 1738, qui existe aux archives de l’état civil. La Chaussée y est indiqué comme témoin. Il y avait un Louis-François-Simon de La Chaussée, en 1679, au collège des Jésuites en rhétorique (Boysse, le Théâtre des Jésuites, p. 177). C’est assurément notre trésorier. L’autre oncle est porté sur l’Almanach royal de 1701 à 1704 parmi les Fermiers agréés par Sa Majesté pour la vente des offices de Lieutenants de police dans tes principales villes du royaume, et depuis 1702 pour les taxes de confirmation, d’hérédité et de survivance ; de 1705 à 1712, il y figure comme fermier général. Le Dictionnaire de la Noblesse de La Chesnaye des Bois mentionne le mariage (en 1712) de Jacq. Ant. de Ricouart, marquis d’Hérouville (1682-1702), avec Marie-Gabrielle Nivelle de La Chaussée, fille de Pierre Nivelle de La Chaussée et d’Élisabeth De Launay, morte en 1714.

[87] Clément et Laporte, Anec. dram., III, 241

[88] Ibid.  – D’Alembert, Éloge de La Chaussée, Œuvres, éd. de 1821.

[89] L’Amateur d’autographes, n° 253, oct. 1874. • L. a. s. à M. de Caumartin au château de Boissy par Coulommiers. Paris, 11 août 1711, 3 p. pl. in-4°. Épître singulière, écrite par La Chaussée à l’âge de dix-huit ans (dix-neuf au moins). Elle est d’un style tourmenté et offre des corrections assez nombreuses. » Le départ de M. de Caumartin, dit-il, le laisse dans l’isolement ; il ne va que fort peu aux Tuileries, n’ayant plus l’espoir de l’y trouver, et il reste chez lut comme un reclus, s’occupant à faire de vieux almanachs ( ?). » Vient ensuite le passage que je cite plus bas.

[90] Sans doute Louis-François Le Fèvre de Caumartin, seigneur de Boissy-le-Châtel (1666-1722), conseiller au grand conseil (1686), maître des requêtes (1694), intendant du commerce (1708).

[91] Lettres de Madame la Marquise de L*** à tine de ses amies sur les Fables nouvelles, avec la réponse de M. D. servant d’apologie. Paris, Pépie, 1719, in-12.

[92] Ces lettres, et d’autres d’une époque postérieure, out été publiées par M. Taschereau en janvier 1838 (Revue rétrospective, t. XVIII, p. 17-40). Elles sont au nombre de 14 et proviennent de la bibliothèque de M. de Soleinne.

[93] Lettre II à Sablier.

[94] Ibid.

[95] L’Aventure du bois de Boulogne. Les attaques dirigées dans ce petit ouvrage contre les gens de finance sont à faire douter qu’il soit de La Chaussée, qui aurait frappé sur toute sa famille, et qui plus tard fit l’apologie du financier dans l’Homme de fortune.

[96] Lettre VIII.

[97] Lettre III, 26 sept. 1720.

[98] Il en est question dans deux lettres de M. de Bercy à La Chaussée (26 mai et 6 mars 1729), qui sont contenues dans le ms. 6689 de l’Arsenal, p. 21 et 25.

[99] Ms. 6689 de l’Arsenal, lettres de Boët, 22-37, 63-65, p. 79 et 228.

[100] La Chaussée demeura rue Geoffroy-l’Angevin jusqu’en 1738. Plusieurs lettres lui sont adressées rue Simon-le-Franc (ms. 6689, p. 63, lettre de 1737 ; p. 75, lettre de 1738 ; p. 159, lettre de 1737). Là demeurait un de ses amis, Blandin, procureur au Parlement. Cependant je croirais plutôt que la maison habitée par La Chaussée, dans l’îlot enfermé entre les rues Geoffroy-l’Angevin et Simon le-Franc, Beaubourg et du Temple, avait deux entrées sur les deux premières. À partir de 1738, La Chaussée logea rue des Quatre-Fils, au Marais, vis-à-vis le mur des Jardins de l’hôtel de Soubise (Lettre de l’abbé Leblanc, Corr. litt., 4e année, p. 51). Une lettre de femme lui est adressée aussi rue Bar-du-Bec, proche la rue de la Verrerie (ms. 6689, p. 205) ; c’était sans doute chez un ami, ou chez sa mère. La Chaussée lui-même n’y a jamais demeuré.

[101] Collé, Journal, I, 407.

[102] Lettre IV à Sablier.

[103] Outre ceux que je vais nommer, le ms. 6689 de l’Arsenal nous fait connaître, par leurs lettres, de Lagarde, fils d’un fermier général (p. 57), Dedelay, fils sans doute aussi d’un homme de finance (p. 61), Pèlerin, payeur de rentes, et Morabin, secrétaire du lieutenant de police et littérateur, deux amis de Collège de La Chaussée (p. 163), Renont, le secrétaire, je suppose, du duc de Gesvres (p. 150), le chevalier de Montazet (une lettre non comprise dans la pagination du volume), etc.

[104] Leblanc, Lettres sur l’Angleterre : «   Les grands parmi lesquels vous vivez... ».

[105] Ce fils était né en 1708 : il fut conseiller au Parlement (1729), maître des requêtes (1735), président au grand conseil (1740). Il parle à diverses reprises dans ses lettres de sa reconnaissance pour La Chaussée.

[106] Ms. 6689 de l’Arsenal, p. 9-57. Il y a 12 lettres de M. de Bercy, datées de 1725, 1726, 1729. Quelques-unes des lettres non datées doivent être postérieures au mariage de M. de Bercy, qui se fit en 1734.

[107] Ms. 6689, p. 17.

[108] Jacques-Antoine de Ricouart, marquis d’Hérouville (1682-1762), colonel du Régiment des Vosges Infanterie, brigadier en 1729, maréchal de camp en 1731, lieutenant général en 1738, gouverneur du fort Barraux en 1712, veuf en 1714 de Maric-Gabrielle Nivelle de La Chaussée, se remaria avec Jeanne Oursin. Le comte d’Hérouville de Claye, fils du marquis et de Mlle de La Chaussée, fut colonel du régiment de Bourgogne (1734), maréchal de camp (1745), lieutenant général (1748), commandant de la Guyenne, inspecteur général de l’infanterie. Il était, dit d’Argenson, «   pédant et de nulle considération » (VIII, 390). Sa femme était Louise Gaucher. Il écrivait à La Chaussée en 1737 pour lui donner rendez-vous afin d’aller ensemble au concert.

[109] Anne-Louise de Noailles, née en 1695, mariée au marquis de Mancini, petit-neveu du cardinal Mazarin et 3e fils du duc de Mazarin.

[110] Le chevalier d’Orléans, fils naturel du Régent (1702-1748), très aimable et très débauché, qui habitait au Temple.

[111] Fr. L. Le Tellier, marquis de Souvré (1704-1767), lieutenant général (1740) et chevalier de l’Ordre (1749). Il est question de lui et de sa 3e femme, Félicité de Sailly, dans la lettre dont je parle ci-après.

[112] Ce parent invite La Chaussée à venir à Louvois, où il arrivera le 12 octobre et où seront M. et Madame de Souvré. Il parle de l’Opéra de Royer (Zaïde, joué le 3 sept. 1739), et de la prochaine apparition de Dardanus (joué le 19 novembre 1739). Il demande à La Chaussée s’il a baptisé sa «   tragédie sans titre » (Palmire, que l’auteur lira en décembre aux comédiens). La lettre est datée de Phalsbourg, le 29 septembre. Qui l’a écrite ? On peut hésiter entre le chevalier de Louvois, Louis-Charles-César Le Tellier (1695-1771), connu plus tard sous les noms de comte et de maréchal d’Estrées, brigadier en 1734, maréchal de camp en 1738, et son neveu François-Maric-César Le Tellier, marquis de Courtenvaux (1718-1781), capitaine des Cent-Suisses. Mais le chevalier de Louvois s’était marié le 26 mai 1739, et même en ce siècle on a peine à supposer qu’une telle lettre ait pu être écrite par un homme après quelques mois de mariage. Le marquis de Courtenvaux avait vingt et un ans, et était veuf depuis 1737 de Louise-Antonine de Gontaut-Biron. Ce style convient mieux à son âge et à son veuvage.

[113] Cette lettre est curieuse par l’état de conscience qu’elle revêt. Ce seigneur a regret aux frais. Il attend que l’accouchée soit relevée pour rompre. Le ton est d’un goujat, et les sentiments sont dignes du ton. Cela aide à comprendre comment Rousseau a pu donner la sensualité passionnée de sa Julie et de son Saint-Preux comme un idéal où le beau monde français ferait bien de remonter.

[114] Théâtre des boulevards, éd. G. d’Heilly. Lettre de Gilles servant de Préface.

[115] Ibid., Introduction, p. XVI.

[116] Collé, Correspondance inédite et fragments, éd. H. Bonhomme, p. 383.

[117] Ibid. Voir aussi Voltaire, lettre à M. de Cideville, du 29 avril 1735.

[118] Ibid., p. 387.

[119] Théâtre des boulevards, p. XII.

[120] Collé, ibid., p. 386.

[121] Ibid., p. 382.

[122] Collé, ibid., p. 383.

[123] Collé, ibid., p. 368. – D’Alembert se trompe évidemment en disant (p. 436) que La Chaussée voulut «   répondre par ces facéties passagères à ceux qui l’accusaient de n’avoir qu’un génie froid et sec, uniquement concentré dans des sujets obscurs et tristes, incapable du vrai comique et antipode de la gaieté ». Les parades et les contes précédèrent les comédies larmoyantes.

[124] Le duc de La Vallière fit imprimer la pièce avec ce titre : Alphonse dit l’Impuissant, tragédie en un acte, à Origénie, chez Jean qui ne peut, au Grand Eunuque, MDCCXL.

[125] Louis-César Le Blanc de La Baume, 1708-1780, marquis de La Vallière, duc de Vaujours en 1732, et de La Vallière en 1739, chevalier de l’Ordre, gouverneur du Bourbonnais, capitaine des chasses de la capitainerie royale de Montrouge, et grand fauconnier de France, 1748. C’est le célèbre bibliophile et l’auteur (avec Mercier de Saint-Léger) de la Bibliothèque du Théâtre-Français depuis son Origine (1767, 3 vol. in-12). Le ms. 6689 de l’Arsenal contient une lettre du duc de Vaujours à La Chaussée (p. 167).

[126] Louis Sanguin, comte de Livry, né en 1679, maître d’hôtel du roi, lieutenant général, chevalier de l’Ordre. L’abbé de Livry, qui fut ambassadeur en Portugal, était son frère.

[127] Math. Marais, Journal, IV, 248.

[128] Piron, Œuvres complètes, VI, 67 et ailleurs.

[129] La Chaussée, lettre X à Sablier, 11 juillet 1735. Il dit qu’il ira au Raincy. Mais Mathieu Marais nous apprend que le comte, en achetant le Raincy, lui avait donné le nom de Livry.

[130] Ms. 6689 de l’Arsenal. La 47e lettre (p. 179) est une invitation adressée à La Chaussée de souper chez sa commère, rue d’Anjou, avec Danchet et celui qui écrit, qui ne peut être que le comte de Livry. La 49e lettre (p. 183), qui est du même, est une lettre de reproche, où l’on se plaint que La Chaussée fasse fi des vieilles amitiés.

[131] Jouée en 1739.

[132] Mémoires de Mme d’Épinay, éd. Boileau, I, 211-227.

[133] C’était la fille de l’académicien Duché. Elle était mariée à Lemarchant de la Mairie, receveur général des domaines et bois de la généralité de Soissons, et demeurait rue Saint-Thomas-du-Louvre à l’hôtel d’Uzès. Elle mourut vers 1754. Elle fit imprimer quatre Nouveaux contes de fées allégoriques (Paris, 1736, in-12, anonyme), dont le premier est de la présidente Drouillet.

[134] Voir, sur le prince-abbé, Sainte-Beuve, et l’ouvrage de M. J. Cousin, 2 v. in-12.

[135] Le Vieillard amoureux, et la Rancune officieuse, qui seule fut jouée.

[136] Chaussée parle de Voltaire assez ironiquement dans une lettre à Sablier (sept, ou oct. 1720) : «   À propos de mort, j’ai appris le sort de Verger (Vergier, assassiné le 23 août 1720 par la bande de Cartouche) et de Lagrange (Lagrange-Chancel, emprisonné pour ses Philippiques aux îles Sainte-Marguerite. Le bruit de sa mort avait couru). Il me paraît qu’ils sont morts fort innocents, et qu’on leur a fait bien de l’honneur de leur accorder la couronne du martyre. Arouet, pendant un temps si favorable, ne fait-il rien pour se l’attirer ? Voici des occasions bien tentantes que ce siècle offre aux poètes pour vivre à bon marché après leur mort. »

[137] Leblanc au président Bouhier, 7 déc. 1736. Corr. manuscrite du Pt Bouhier, à la Bibl., nationale, t. IV, p. 178.

[138] La Chaussée à d’Olivet, ibid., t. IV, p. 246.

[139] Cf. la lettre de l’abbé Leblanc, citée plus haut. La Chaussée manœuvre de telle sorte que l’abbé ne peut se dispenser de lui offrir un ouvrage nouveau du président de sa part, quoiqu’il n’en eût pas été chargé. On a quelques lettres de l’abbé Leblanc à La Chaussée (Cat. Soleinne, 3e partie, supplément, n° 161 ; Correspondance littéraire, 4e année, p. 51), sans parler des lettres 10, 22, 25, 29, 44, 55, 82, imprimées dans les Lettres d’un Français à Londres.

[140] Notes manuscrites du libraire Prault. Corr. litt., 45e année, p. 51.

[141] Ibid.

[142] On a des lettres adressées à La Chaussée par Danchet (Amateur d’autographes, 1er  octobre 1864, n° 68, p. 302 ; Cf. Cat. Soleinne, 3e partie, suppl., n° 106) ; La Noue (Am. d’aut., août-sept. 1878, n° 299-300 ; Cf. Cal. Soleinne, 3e partie, suppl., n° 150) ; Destouches (Am. d’aut., n° 29, p. 68).

[143] D’Alembert, p. 449.

[144] Ms. 6689, lettre 16, p. 175. On lui dit assez crûment : «   Je suis persuadé que vous ne regardez point votre pièce comme votre chef-d’œuvre le plus accompli. » Le naïf écrivain, qui paraît être un ami de l’auteur, ne se souvenait pas de Gil Blas et de l’archevêque de Grenade.

[145] D’Alembert, t. V, p. 420.

[146] Ibid., t. V p. 426.

[147] La Chaussée à Sablier, lettre XI.

[148] Ibid., lettre X.

[149] L’abbé Desfontaines.

[150] La Chaussée à Sablier, lettre XIV, fin mai 1737.

[151] La Chaussée à Sablier, lettre XII.

[152] Collé, Journal hist., I, 421.

[153] En énumérant les beaux esprits de son règne. Mémoires de Mme du Hausset, dans Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. II, p. 496).

[154] Duc de Luynes, Mémoires, VI, 151. Reg. de l’Acad., II, 558. Desfontaines disait méchamment à ce sujet : «   Toutes les personnes qui ont été charmées des vers de M. Crébillon ne devaient pas l’être moins de ceux de son ingénieux confrère. » (Jugements sur quelques ouvr. nouv., V, I86.)

Qui Bavium non odit, amet tua carmina, Mævi.

[155] Duc de Luynes, Mémoires, X, 190, 403. – Ad. Jullien, Histoire du théâtre dit des Petits-Cabinets.

[156] Jadis il s’était dit le disciple de Destouches, en lui écrivant il est vrai, et celui-ci l’avait aidé à entrer à l’Académie.

[157] L’Amateur d’autographes, n° 253. J’ai suivi d’assez près l’analyse donnée dans ce recueil, en conservant avec soin les expressions qui appartenaient à La Chaussée : elles sont faciles a reconnaître. La Revue rétrospective (t. V, p. 148) a publié une autre lettre de La Chaussée à l’abbé Leblanc, du 14 janv. 1758 : c’est un compte rendu très méchant, avec quelques polissonneries, de la première représentation de l’Oreste de Voltaire.

[158] Leblanc au Pr. Bouhier, le 19 février 1732, IV, 399.

[159] Palissot appelle La Chaussée un hypocrite de mœurs. Voisenon dit : «   La Chaussée était un sournois, il ne disait pas de méchancetés, il en faisait » (Ancc. litt., p. 66). Collé le traite de «   pieux orateur du Parnasse qui mit toujours la vertu dans ses drames et jamais dans les actions de sa vie privée » (Œuvres inédites, 368). Mais Palissot, Voisenon, Collé ont médit de tout le monde et calomnié bien des gens. Voisenon, certainement, le connaissait mal. Le seul fait qui donnât de l’apparence à ces méchants bruits (la perfidie à l’égard de Piron), ce fait est faux, nous le verrons plus loin.

[160] Arsenal, ms. 6689. Ce manuscrit contient, sans parler de la correspondance d’amitié et de civilité, les lettres de cinq femmes : 1° P. 1 et suiv. Trois lettres de Mlle de Valcharmont, fille d’un procureur au Châtelet. La petite personne donne des rendez-vous à M. de La Chaussée aux Barnabites, à Notre-Dame, «   du côté du Cloître » et aux Tuileries. Elle fait passer ses lettres par des amis de son amant, M. Fortier, M. Sablier. Elle envoie «   Babiche », une servante sans doute, chercher une réponse à l’église de Saint-Pierre des Arcs. Les obstacles viennent des parents : la mère de la demoiselle se fût laissé attendrir, mais les parents de M. de La Chaussée s’inquiétaient d’un attachement selon eux inégal. La troisième lettre a un joli mouvement de passion jeune et sincère : c’est un mélange de colère, d’affection, de reproches, d’avances, très incohérent et très vivant. J’aurais insisté davantage, et autrement qu’en une noie, sur les premières amours de La Chaussée, si j’étais tout à fait sûr qu’il s’agit réellement de lui. La première lettre est datée du 27 sept. 1701 : La Chaussée avait douze ans ! On pourrait supposer que l’idylle a traîné et mettre la 3e lettre cinq ou six ans plus tard : mais peut-on croire que le personnage qu’on appelle civilement » Monsieur » et à qui l’on envoie un commissionnaire, soit un gamin de douze ans ? Il se pourrait donc que le La Chaussée qui reçut ces trois lettres fût un oncle ou cousin du nôtre. Mais comment ces lettres seraient-elles venues dans cette liasse ? Serait-il possible que La Chaussée eût trompé tout le monde sur son âge, que l’acte de décès même contint une erreur, et qu’il eût eu quinze ou seize ans en 1704 ? Il reste là quelque chose d’obscur.  – 2° P. 71. Une lettre d’une anonyme (A) du 6 février 43. Lettre d’amour. On a reçu des lettres que «   M. Labbé » (ou l’abbé) a remises ; mais cela le gêne, et ce sera M. Loisel, chirurgien, qui dorénavant servira d’intermédiaire. Une phrase : «   Ne hâte pas ton voyage d’un quart d’heure ; ça pourrait déplaire à Madame ta mère », m’avait fait dire jadis que la mère de La Chaussée vivait encore en 1743. Mais les Registres de l’Académie (cf. p. 148) prouvent qu’elle mourut en 1740. Il en résulte que cette lettre certainement n’est pas adressée à La Chaussée. – 3° P. 182. Une lettre d’une anonyme (B) sans date. Virulents reproches. – 4° P. 191-204. Quatre lettres dont la première est signée, Surbeck de Bérenger (C). C’est Madeleine-Anne de Surbeck qui épousa en 1708 le comte Charles de Bérenger. La première est une lettre purement amicale, un remerciement d’une loge donnée par La Chaussée pour l’École des amis, où l’on ira avec la comtesse de Sandwich. Les trois autres lettres, qui ne sont pas signées, dénotent une grande intimité. – 5° P. 205 et suiv. Six lettres d’une anonyme (D), très éprise.

[161] Lettre IX à Sablier, 5 juillet 1735, de Saint-Germain.

[162] Arsenal, ms. 6689, p. 4e lettre de la série C.

[163] Ibid., p. 201 : 3e lettre de la série C.

[164] Ibid., C, p. 201.

[165] Ibid., D, p. 220.

[166] Ibid., D, p. 212.

[167] Ibid., la 3e lettre de Mlle de Valcharmont, si c’est bien de notre La Chaussée qu’il s’agit, C, p. 201 ; D, p. 216 : il l’a fait attendre «   toute une matinée ».

[168] Ibid., C, p. 198 ; D, p. 220.

[169] Ms. 6689 ; B, p. 186.

[170] M. de Bercy.

[171] Lettre au Pr. Bouhier, 19 févr. 1732, IV, 399.

[172] Ibid., 19 janv. 1732, IV, 397.

[173] Cf. Corr. du Pr. Bouhier, IV, 399 ; VI, 114.

[174] Lettre à Thiriot, 18 mars 1736.

[175] Geoffroy, dans son Cours de Litt. dram., a indiqué cette idée en l’exagérant.

[176] Cf. les lettres du 10 mars 1736 et du 3 février 1738.

[177] Marais au Pr. Bouhier (7 févr. 1732, VI, 118) : «   L’auteur de l’Épître de Clio est vraiment M. de la Chaussée, neveu d’un fermier général, et qui sera plus tôt sur une liste des Quarante que sur l’autre. »

[178] Leblanc au Pr. Bouhier, 15 avril 1731, IV, 435. On lit dans les Registres de l’Académie française publiés en 1895 (t. Il, p. 356 et 357) les notes suivantes : «   Du lundi quinzième mars (1733)... Monsieur Danchet demande au nom de Monsieur de La Chaussée, auteur d’une comédie en trois actes précédée d’un Prologue et qui est intitulée La Fausse Antipathie la permission de dédier à l’Académie cette pièce qui a eu beaucoup de succès. La Compagnie a agréé que l’auteur de cette comédie la lui dédiât. – Du lundi cinquième avril... Monsieur Danchet a mis sur la table plusieurs exemplaires de la Comédie intitulée la Fausse Antipathie, que son auteur avait demandé la permission de dédier à l’Académie, et il les a présentés à la Compagnie de la part de Monsieur de La Chaussée qui l’a faite ».

[179] La Chaussée à Sablier, lettre IX, 5 juillet 1735.

[180] L’abbé Gedoyn au Pt Bouhier, 22 nov. 1735, III, 249.

[181] D’Olivet au Pt Bouhier, 2 et 12déc. 1735, IX, p. 139 et 141. – Le scandale des élections de Sallier et de Moncrif n’est peut-être qu’une méchanceté de l’abbé.

[182] D’Olivet au Pt Bouhier, 1er janv. 1736, t. IX, p. 143. – Registres de l’Académie, t. II, p. 384-385.

[183] D’Olivet au Pt Bouhier, 17 janv. 1736, t. IX, p. 145.

[184] Les nouvelles de leur mort furent portées à l’Académie le 12 avril et le 20 mai (Registres de l’Académie, t. II, p. 389 et 390).

[185] Leblanc au Pt Bouhier, 16 mai 1736, t. IV, p. 462. – D’Olivet au même, 7 mai 1736, t. IX, p. 145.

[186] D’Olivet au Pt Bouhier, 3 juin 1736, IX, 159.

[187] On dit parfois improprement que Voltaire dédia Alzire à La Chaussée ; on dit aussi que Voltaire vint exprès de Paris pour donner sa voix à La Chaussée (biographies Michaud et Didot ; Uthoff, Nivelle de La Chaussée, Leben und Werke, p. 4 ; l’Amateur d’autographes, n° 29, p. 68). Le fait est faux. Voltaire, qui était à Paris dès le mois d’avril, pour son affaire des Lettres anglaises, et qui n’était pas académicien, ne se dérangea pas pour La Chaussée.

[188] Lettre du 2 mai 1736.

[189] «   Nos confrères », dit-il. Lettre du 20 may 1736, écrite de Fortoiseau. Citée dans l’Amateur d’autographes, n° 29, p. 68. – Cf. aussi nos 32 et 74.

[190] Danchet à La Chaussée, ce dimanche matin. L’Amateur d’autographes, n° 68, p. 312.

[191] Leblanc au Pt Bouhier, juin 1736, IV, 468. D’Olivet au même, 3 juin, IX, 159. Les Registres de l’Académie disent seulement la pluralité. «   Du samedi deux juin, M. l’archevêque de Sens, l’abbé du Bos, le cardinal de Polignac, l’abbé Bignon, De Boze, Danchet, l’évêque de Luçon, l’abbé Mongault, l’abbé Gédoyn, l’abbé d’Houtteville, l’abbé d’Olivet, Mirabaud, l’abbé Sallier, le président Hénault, l’abbé Alary, Hardoin, l’abbé de Rothelin, Amelot de Chaillou, De Crébillon, l’abbé Terrasson, Moncrift, Dupré de Saint-Maur, l’abbé Segui, le duc de Richelieu, le duc de Villars, De Fontenelle, de Montesquieu. Aujourd’hui la Compagnie convoquée par billets pour remplir la place de Monsieur Malet et celle de Monsieur Portail, s’est assemblée au Louvre au nombre de vingt-sept. Monsieur l’abbé Bignon et Monsieur l’abbé d’Olivet ont été faits Évangélistes. Monsieur Boyer, évêque de Mirepoix, précepteur de Monsieur le Dauphin, a eu la pluralité des suffrages pour la première place, et Monsieur de La Chaussée pour la seconde. Il en a été de même aux scrutins par boules blanches et noires. – Du lundi quatrième juin... Monsieur l’archevêque de Sens, directeur, a informé la compagnie que le Roy, auquel il avait rendu compte de la proposition de M. de Mirepoix et de celle de Monsieur de La Chaussée les avait agréés. – Du samedi neuvième juin, Mrs l’abbé de Bos, l’archevesque de Sens, Danchet, l’abbé d’Houtteville, l’abbé Gédoyn, De Boze, de Saint-Maur, l’abbé Sallier, l’abbé d’Olivet, Mirabaud, l’abbé Terrasson (17 présents). La compagnie convoquée par billets a procédé au second scrutin pour les deux places vacantes. Monsieur de Mirepoix et Monsieur de La Chaussée ont été élus par la pluralité des suffrages » (t. Il, p. 392). On voit que le 2 juin est le jour de la proposition, et le 9 celui de l’élection proprement dite. La vraie élection s’appelle proposition, pour sauver l’honneur de l’Académie dans le cas où le choix ne serait pas ratifié par le roi. – Piron fit sur l’élection de La Chaussée cette épigramme bien connue :

À L’ACADÉMIE FRANÇOISE.

Gens de tous estats, de tout âge,
Ou bien, ou mal, ou non lettrés,
De cour, de ville ou de village,
Castorisés, casqués, mitrés,
Messieurs les beaux esprits titrés,
Au diable soit la pétaudière,
Où l’on dit à Nivelle, entrez,
Et nescio vos à Molière.

[192] Registres de l’Acad., t. II, p. 393. «   Monsieur l’abbé d’Olivet a lu ensuite un chapitre de son Traité de la Prosodie. »

[193] Marais au Pt Bouhier, 13 juillet 1736, t. VI, p. 245.

[194] Desfontaines, Observ., t. V, p. 272.

[195] Il met l’Épître à Clio un an après la Fausse Antipathie.

[196] Desfontaines, l. l.

[197] Nouv. eccl., 4 août 1736, t. III, p. 121.

[198] Pourquoi ? Il faut le demander à Bossuet, qui a si bien indiqué dans ses Mémoires et Réflexions sur la comédie les effets de la représentation sur de jeunes imaginations, et qui ne trouvait sans doute Térence plus innocent que Corneille, que parce qu’il ne pouvait être question de le jouer.

[199] D’Alembert. t. V, p. 391.

[200] Voir Larroumet, Marivaux, sa vie et ses œuvres, p. 132-139.

[201] D’Olivet au Pt Bouhier, 3 juin 1736, IX, 159.

[202] Il fut chancelier d’octobre à décembre 1710, de janvier à avril 1743, de juillet à septembre 1748 ; directeur d’avril à juin 1741, et d’octobre à décembre 1752.

[203] Reg. de l’Acad., t. II et III, passim, et notamment t. II, p. 413, 419, 431, 441, 468, 484, 503, 608, 615, 616, 641, 672 ; l. III, 12, etc.

[204] T. II, p. 515, 561, 578, 602, 611, 626, 628, 651, 660 ; t. III, p. 13, 14, 21, 22.

[205] Je trouve encore dans les Registres de l’Académie les particularités suivantes : l’Académie en 1743 ayant voulu se défaire d’un certain nombre de ses livres, «   quelques-uns ont été ajugés à M. de La Chaussée pour le prix de 24 livres » (Du jeudi 24 nov., t. II, p. 541). Le 2 mars 1737, devant onze membres présents. La Chaussée lit son École des Amis (t. II, p. 405). Dans le premier trimestre de la même année, il présente à la compagnie «   un exemplaire de ses comédies » (t. II, p. 406). Le 2 janvier 1738, «   Monsieur de La Chaussée a présenté un exemplaire de sa Tragédie de Maximien, et il en a donné un à chaque académicien présent » (t. II, p. 420 ; cf. p. 425).

[206] Leblanc au Pt Bouhier, 17 déc. 1736 (IV, 478).

[207] Journal, oct. 1750 (1, 234, éd. II. Bonhomme).

[208] Mémoires littéraires, p. 116 (éd. de 1788).

[209] Œuvres complètes de Piron, I, 124 (1776, in-8°).

[210] Ibid., p. 126.

[211] Le roi le savait fort bien, mais il trouva piquant de se faire lire l’ode à Priape par un évêque. Piron affirme que Boyer lut la pièce ; Juvigny a pu donner ce tour à l’affaire par respect pour le caractère du prélat.

[212] Seulement il se trompe en supposant qu’il s’agissait de remplacer de Boze. Cet académicien fut dans cette affaire un des patrons de Piron, et ne mourut qu’en 1753. «   Du jeudi 19 novembre (1750). La compagnie, au nombre de 24 académiciens, s’est assemblée aujourd’hui pour remplir la place de M. l’abbé Terrasson ; et Mrs l’abbé d’Olivet et de La Chaussée ayant été faits Évangélistes. M. le comte de Bissy a eu la pluralité des voix, et le ballottage lui a été également favorable » (Reg. de l’Acad., t. II, p. 671).

[213] Épître au comte de Saint-Florentin, 1768. Œuvres inéd., éd. H. Bonhomme.

[214] Œuvres complètes, VII, 186, note de Piron sur une épigramme qu’il a faite contre Maupertuis. – Œuvres inéd., lettre du 17 août 1753.

[215] Juvigny se trompe en disant que l’élection fut cassée. Grimm (Corresp., II, I, 34) assure que ce fut deux jours avant l’élection que le roi manda Montesquieu. L’élection fut remise à dix jours. «   Du mercredi 13 Juin. L’Académie, assemblée aujourd’hui pour donner un successeur à M. l’arch. de Sens, a jugé à propos de remettre l’élection au 23 du présent mois. – En marge : Séance convoquée pour une élection qui n’eut pas lieu, par défense d’élire Piron » (Reg. de l’Acad., t. III, p. 38).

[216] Œuvres inéd., p. 368.

[217] H. Bonhomme (Œuvr. inéd. de Piron) dit qu’on l’a accusé, bien que presque toujours on attribue la dénonciation à La Chaussée.

[218] Une édition contrefaite et mutilée de son Commentaire sur Boileau. Brossette au président Bouhier, 21 mars 1737 (t. I, p. 404).

[219] Goujet au président Bouhier, 5 avril 1742, t. III, p. 252. – Titon du Tillet se plaint des brusques humeurs de l’abbé, 9 mai 1736 (t. XII, p. 223).

[220] Journal historique, juin 1749 (I, 80). Registres de l’Acad. t. II, p. 648.

[221] Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, IX, 251.

[222] Œuvres complètes, VII, 186.

[223] Ajoutons un dernier trait pour compléter le récit de cette affaire. Après la déclaration de la volonté du roi qui repoussait Piron, le maréchal de Richelieu proposa de reculer l’élection de dix jours. D’Olivet repoussa la proposition : il sembla vouloir éviter que l’Académie eût l’air d’avoir pensé jamais à Piron, et qualifia la manière de procéder qu’indiquait le maréchal d’insolite et indécente. Le maréchal se fâcha, se plaignit, et un vote de la Compagnie déclara que l’abbé (un grammairien !) «   n’avait pas connu la force des termes qu’ii avait employés ». (Grimm, I, 134.)

[224] Grimm, I, I, 34.

[225] Ibid., I, I, 35 ; cf. aussi 171.

[226] Grimm, I, I, 111. – Cf. Reg. de l’Acad. fr., t. III, p. 45.

[227] Antoine de Malvin, chev. de Montazet, né en 1715, lieutenant général en 1780. – Collé (Journal, I, 407) dit bien que La Chaussée suggéra au comte de Clermont l’idée d’être académicien ; mais il ne donne aucun détail. J’ai trouvé dans le ms. 6689 de l’Arsenal, à la fin, une lettre du chevalier de Montazet qui se rapporte à cette affaire. La voici : «   Paris, ce 6 oct. 1753. – J’ai reçu, Monsieur, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire et le mémoire qu’elle contenait. J’ai fait là-dessus quelques observations que je serais bien aise de vous communiquer avant que de rien décider sur nos démarches auprès de monsieur le comte. Il est à Berni depuis hier, j’y vais tout à l’heure et je désirerais fort que vous puissiez y venir incessamment : cela me paraît absolument nécessaire. J’ai l’honneur d’être très parfaitement, monsieur, v. t. h. e. t. o. s. Le chevalier de Montazet. – À Monsieur, Monsieur de La Chaussée, rue des Quatre Filles, au Marais. » Ce qui éclaire cette lettre, c’est que La Chaussée a écrit au dos le nom de 28 académiciens : «   Fontenelle, Mirabaud, Alary, le comte (de Bissy), moi (La Chaussée), Duclos, Marivaux, Sallier, Duresnel, Mairan, Buffon, Richelieu, l’abbé de la Ville, Crébillon, Dolivet, Dupré, Hainault, Saint-Aignan, Hardoin, Moncrif, Boyer, Foncemagne, Soubise, Saint-Cir, Nivernois, Luynes, Bignon, Paulmy ». Ce sont ceux sans doute dont il n’y a aucune objection à craindre.

[228] Deux fois, dans les deux élections de 1753. Ainsi dans la première, c’était Bougainville, et non Piron, que La Chaussée combattit. – D’Alembert, t. V, p. 440.

[229] Collé, Journal hist., I, 407. – Cf. Reg. de l’Acad., t. III, p. 51.

[230] Id., ibid., 1, 421. – Reg. de l’Acad., t. III, p. 53.

[231] Collé se trompe en disant le 7 mars, comme d’autres en disant le 14 mai, d’après un passage mal compris du Mercure de juin 1754. L’acte d’inhumation de La Chaussée, publié par Jal (Dict. critique), ne laisse aucun doute sur ce point : «   L’année 1754, le samedy 16e jour du mois de mars, Sr Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée, l’un des Quarante de l’Académie française, âgé de 62 ans, décédé le jeudi précédent, rue des Quatre-Fils, a été inhumé dans la cave de la chapelle de la communion » (St-Jean en Grève).

[232] «   Il était grand amateur de fleurs ; il n’en avait pourtant guère dans l’esprit. » (Voisenon, Anec. litt., éd. Jouaust, p. 67.)

[233] Collé, Journal hist., I, 407. – Certainement il fut peu de temps malade, car il vint encore à l’Académie le 4 mars (Reg. de l’Acad., t. III, p. 49).

[234] D’Alembert, t. V, p. 417.

[235] Le buste de La Chaussée est à la Comédie-Française. Le 16 juin 1782, Caffiéri proposa au comité de faire les bustes de Thomas Corneille et de La Chaussée en échange des entrées de sa femme et d’un de ses amis. L’offre fut acceptée (Jal, Dict. crit.). Caffiéri s’inspira du pastel de La Tour exposé au salon de 1753 (gravé par Ingouf junior), et lit une œuvre charmante. Peut-être a-t-il donné trop de grâce et de distinction à la physionomie de son personnage. La gravure d’Ingouf représente aussi un homme d’esprit, mais d’une nature plus vulgaire : elle est peut-être plus fidèle.

[236] Amsterdam, 1762, in-12.

[237] On a jugé à propos de réimprimer les Contes de La Chaussée dans la Collection des petits chefs-d’œuvre (Jouaust, 1880). Il y a de l’esprit sans doute dans ces coules, mais de cet esprit sec et glacé, qui caractérise tant de productions érotiques du XIIIe siècle. Le Visa de l’Amour a été écrit certainement au temps du Système, quand les porteurs d’actions furent remboursés à perte ; la pièce n’est qu’une longue et pédantesque application aux choses de l’amour du jargon spécial des opérations financières : ce sont les doléances d’un rentier d’amour remboursé de son cœur qu’il avait placé chez une bergère. C’est de la poésie digne de Turcaret. Deux contes, Ima et le roi Hugon, remontent au moyen fige par le sujet. Le premier contient la légende de la fille de Charlemagne portant sur son dos le secrétaire Eginhard (cf. Paris, Histoire poétique de Charlemagne). L’autre raconte un exploit qui n’a rien de chrétien, accompli par un compagnon de Charlemagne au retour de Terre sainte. Mais, par une plaisanterie libertine qui sent bien son XVIIIe siècle, La Chaussée a substitué l’archevêque Turpin à Olivier. – Les contes sont-ils tous de La Chaussée ? Il est difficile de l’affirmer. Un bon nombre de ces pièces figurent parmi les œuvres de Grécourt : ce sont, dans l’édition de 1780 (Londres, Cazin), la Linotte de Jean XXII, Ima, le Roi Hugon, la Clémentine, l’Origine de la barbe et le Visa de l’Amour. L’éditeur de 1802 (Luxembourg, 8 vol.), qui prétend n’avoir conservé que les pièces authentiques, maintient à Grécourt la Linotte de Jean XXII, la Clémentine, l’Origine de la barbe et le Visa de l’Amour. Il donne comme attribué faussement à Grécourt, mais sans nommer l’auteur véritable, le conte d’Ima : en revanche il met sous le nom de La Chaussée une pièce intitulée les Bonnets, que le Supplément de 1762 aux œuvres de La Chaussée ne contient pas, et que l’édition de Londres, citée plus haut, donnait à Grécourt. En somme, deux contes seulement n’ont pas été contestés à La Chaussée, le Cancre et la Fossette du menton : sur celui-ci aucun doute ne saurait s’élever : l’abbé Leblanc en parle dans une lettre au président Bouhier (19 février 1732, t. IV, p. 399), et ajoute qu’il a été imprimé dans les Mercures.

[238] Qu’on me permette de joindre ici deux traits à ceux que je cite ci-dessus. L’un est une vieille plaisanterie du peuple parisien :

Je ne vous vis jamais nulle part de ma vie,
À moins que ce ne soit ailleurs. – Et justement,
Car j’y vais quelquefois.

Cette plaisanterie s’est conservée par tradition dans les faubourgs, où l’ont recueillie sans doute les auteurs de Tricoche et Cacolet, après maint auteur de farces ou de vaudevilles.

L’autre trait est un proverbe bien populaire dans sa forme irrévérencieuse : un personnage dit, pour faire entendre qu’il a assez d’une chose :

Les cordeliers sont saouls : portez le reste aux carmes.

[239] Paris, Pépie, 1719, in-12. Réimprimé en 1746, dans les Amusements du cœur et de l’esprit, t. VI, p. 5-95. L’éditeur de ce recueil attribue la pièce au P. Buffier, jésuite. Desfontaines, Titon du Tillet, Moréri, d’Alembert, Hérissant (le Fablier français, 1771, in-12), la France littéraire de 1709 (II, 364), Quérard, Barbier, etc., la donnent à La Chaussée. Quérard (art. La Chaussée) ajoute : On pense que Sablier y eut part. On cite quelquefois l’ouvrage sous un titre inexact : Lettre à la marquise de L. (Quérard, art. Buffier. Il cite exactement à l’art. La Chaussée). Du Tillet (2e Suppl. au Parnasse français, in-fol., 1755), suivi par Moréri, pense que la marquise de L... est la marquise de Lambert. Cela est assurément faux. Je ne sais si La Chaussée connut Mme de Lambert, mais elle n’eût pas à coup sur laissé mettre sous son nom une critique si vive des Fables de son ami. Elle ne se fût pas laissé attribuer des mots d’une étrange verdeur, comme ceux-ci (p. 14) : «   Je voudrais que lé courtisan eût répondu : Ma foi, sire, vous vous saoulez comme un cochon » ; cf. aussi p. 36. Je doute que le P. Buffier eût écrit ces gaillardises ; je suis sûr que Mme de Lambert ne les eût pas signées. C’est bien au contraire le style des lettres de La Chaussée à Sablier. Ajoutons que la marquise de L... est supposée écrire de la campagne, où clic habite : ce n’est donc pas Mme de Lambert, qui vit à Paris.

[240] Discours à l’occasion de la tragédie d’Œdipe.

[241] Ibid.

[242] Ibid.

[243] Discours sur une préface de Voltaire.

[244] Discours sur la première scène de Mithridate.

[245] Ibid.

[246] La chose fut relevée par Mathieu Marais. Lettre au président Bouhier, 16 janvier 1732 (t. VI, p. 14).

[247] «   Tout est dit, et l’on vient trop tard, depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. »

«   Horace, ou Despréaux, l’a dit avant vous. – Je le crois sur votre parole, mais je l’ai dit comme mien : ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d’autres encore penseront après moi ? »

[248] Lettre XI à Sablier.

[249] Leblanc au Pt Bouhier, 19 avril 1738, t. IV, p. 505 ; lettre de La Chaussée à l’abbé Leblanc, du 23 mars 1738, reproduite en fac-similé dans l’Isographie des hommes célèbres, t. IV.

[250] Œuvres complètes, t. VII, p. 193.

[251] D’Olivet au Pt Bouhier, 12 mars 1738, t. IX, p. 201. – Caumont au même, 28 mars 1738, t. II, p. 160. – La pièce fut jouée 20 fois, du vendredi 28 février au 3 mai 1738. Les recettes furent considérables pour le temps : on dépassa 8 fois les 2000 francs, et l’on atteignit à près de 3000. Jamais on ne tomba à 1100 fr. Il y eut encore une représentation isolée le 4 février 1739.

[252] Représentations du 11 mars 1738,du 22 janvier au 22 février 1739. Cf. duc de Luynes, Mémoires, II, 62.

[253] Desfontaines, Observ., XII, 126.

[254] Le 23 mars 1733.

[255] Le 5 mars 173S. – Cf. Desboulmiers, IV, 317.

[256] Maximien, I, 5.

[257] Ibid., V, 8.

[258] Maximien disait :

Que m’apprends-tu, grands dieux !

Aurèle a des desseins qui vont sans doute colore. (II, II.)

[259] Cela même était un défaut, disait Desfontaines, Observ., t. XIII, p. 121.

[260] Je m’y perds : cependant il faut que je décide.

Grand Dieu, c’est à toi seul de me déterminer !

De tes rayons divins daigne m’illuminer. (I, V.)

[261] Cf. Desfontaines, Observ., t. XIII, p. 121, 127.

[262] Desfontaines, ibid., crut que la critique était de Marivaux. Voici le titre de cette brochure : Les sentiments de Marianne sur la tragédie en général et sur celle de Maximien en particulier avec le Triomphe de Terpsichore. Paris, Prault père, 1738, in-12, 27 p. La lettre est datée à la fin du 26avril 1738. Le Triomphe de Terpsichore, qui n’a rien à voir avec Maximien, est en l’honneur de la demoiselle Lolotte Cammasse, une toute jeune danseuse, qui avait débute à la Comédie-Française le 14 avril de la même année.

[263] «   Je fais tomber tout le fort sur Fausta, qui est le sujet de la catastrophe et dont le rôle sera intéressant. Maximien par sa conjuration en sera la cause. » (Lettre XI à Sablier.)

[264] On peut se rappeler combien parut monotone le Severo Torelli de M. Coppée, sans cesse occupé à délibérer s’il devait tuer un tyran, qui était son père, ou épargner son père, qui était un tyran.

[265] Leblanc au Pt Bouhier, 13 janv. 1740, t. IV, p. 838. Il est le seul à mentionner cette pièce. Le registre des assemblées de la Comédie-Française que M. Monval a eu l’obligeance de consulter pour moi (16e reg., 1739-1741, f° 41 v°) porte cette note : «   Ce mercredi 2 décembre 1739, la troupe s’est assemblée généralement pour entendre lecture d’une comédie intitulée Palmire, de M. de La Chaussée et les présents l’ont reçue pour être jouée à l’ouverture du théâtre l’année 1740, et les présents ont signé, etc. » – J’ai rencontré le ms. aut. de cette tragédie dans la collection de Soleinne, sur le titre de Palmire, reine d’Assyrie (Bibl. Nat., Fonds fr., n* 9290). La pièce est donnée comme anonyme.

[266] On le voit, c’est la contrepartie du conte de La Fontaine, les Oies du frère Philippe.

[267] Il ne déclara pas ce qu’il devait à Saint-Foix. Il affirme dans le prologue de sa pièce la nouveauté du genre qu’il traite. Au reste, l’Oracle comme Amour pour amour ont des analogies frappantes avec le conte de la Belle et la Bête, que Mme Le Prince de Beaumont publia en 1157, et que Marmontel devait mettre plus tard en opéra-comique sous le titre de Zémire et Azor en 1771. Je ne sais si ni comment Saint-Foix ni La Chaussée ont connu une version de ce conte.

[268] Amour pour amour, I, IX.

[269] L’Oiseau.

[270] École des femmes, V, 4.

[271] Voir la dédicace en tête de la comédie et le Mercure de mars 1742, p. 381. – La pièce fut jouée le vendredi 16 février 1742, avec un prologue en vers et un divertissement. Elle eut 13 représentations jusqu’au 4 avril. Elle demandait un certain spectacle, et la Comédie fit des frais pour la monter : on relira, pour les couvrir, 3000 francs sur les recettes de 6 représentations ; Grandval, père de l’acteur qui faisait Azor, fit la musique ; Dangeville régla le ballet : ils eurent chacun 100 livres (comptes du général pour l’année 1752 : on dépensa encore 100 livres pour le ballet). Les fleurs de Mlle Gaussin (I, VI) et celles du bouquet d’Azor (II, V) étaient naturelles (20 mai 1744, pour les fleurs de Mlle Gaussin, 3 livres ; – voyage à Versailles du 17 mars 1744, un bouquet de fleurs naturelles). La pièce fut reprise le 20 mai 1744, pour les débuts de Drouin dans le rôle d’Azor. On la joua à Versailles le 3 avril 1742 et le 17 mars 1744. En 1765, le 17 février, on en fit une brillante reprise avec Molé, Préville, Mlles Hus, Doligny et Fanier. – L’ambassadeur turc, Zaïd Effendi, vint voir la pièce dans sa nouveauté le 28 fév. 1742, comme a eu soin de le noter le comédien qui tenait le registre de la Comédie.

[272] Imprimées pour la 1re fois en 1738 sous le titre de Lettres d’une Turque.

[273] Lettre XII à Sablier.

[274] Elle fut jouée le mercredi 20 avril 1746, et eut huit représentations jusqu’au mardi 7 mai.

[275] Il n’aurait pas été joué, si l’on en croyait le chevalier de Mouhy, Journal ms. VII, f° 1063.

[276] Pour lequel on retira 500 francs sur la recette.

[277] Lettre XII à Sablier.

[278] Le 11 avril 1747.

[279] Anecdotes dramatiques, I, 59. – Desboulmiers, Hist. du Théâtre-Italien.

[280] II, III.

[281] II, VI.

[282] III, II.

[283] Anecdotes dramatiques, etc.

[284] On retrouve le travestissement d’une femme qui, sous des habits de cavalier, poursuit l’homme dont elle veut se faire aimer ou se venger dans un épisode de la Diane de Montemayor, où Hardy a pris sa Felismène, et dans le Don Gil de las Calzas verdes de Tirso de Molina ; dans Aimer sans savoir qui de d’Ouville, la Magie sans magie de Lambert, la Belle Invisible de Boisrobert, les Deux Pucelles de Rotrou, les Rivales de Quinault, le Dépit amoureux et Don Garcie de Navarre de Molière.

[285] Gil Blas, l. IV, ch. V et VI. Dans Gil Blas, Aurore de Guzman prend le nom de don Félix de Mendoce, son amant s’appelle don Luis Pacheco. La Chaussée garde le nom d’Aurore et celui de Mendoce, il transporte à don Luis celui de Guzman ; Gil Blas naturellement disparaît : il eût trahi l’emprunt ; la soubrette Béatille le remplace. Il est curieux que nul ne se soit avisé que l’Amour castillan venait de Gil Blas. – Au reste Lesage avait pris cette histoire dans une comédie espagnole, Todo es enredos amor de Diego de Figueroa : je trouve ce renseignement dans un article de M. Brunetière sur la Question de Gil Blas (Histoire et Littérature, t. II, p. 255).

[286] Le dernier vers du billet,

Vous ne méritez pas le dernier des humains (I, v),

est un emprunt direct à Lesage, qui disait plus vivement : «   Vous n’êtes propre qu’à faire l’amusement des derniers écoliers de l’Université ». – On trouve dans la comédie un souvenir de la préface de Gil Blas. Lazarille dit au filou qui lui extorque son argent :

Tenez, seigneur, voilà le reste de mon âme.

[287] Juillet 1756.

[288] II, 13.

[289] I, II.

[290] II, II.

[291] Cf. les Tirynthiens, II, VII. Ce passage fait allusion à l’affaire des danseurs de la Comédie-Française, qui eut lieu au milieu de 1753 (Grimm, Corr. litt., août 1753).

[292] La demoiselle Catinon a débuté à la Comédie-Italienne le 20 déc. 1753, dans Angélique de la Mère confidente (Mercure, févr. 1754, p. 195).

[293] Tirynth., I, IV.

[294] On joue dans les Tirynthiens, acte I, sc. IV et V, le cotillon des Fêtes de Thalie, données à l’Opéra en 1715.

[295] I, VIII.

[296] «   Les Tirynthiens, raconte Théophraste dans son traité de la Comédie, aimaient à rire au point d’en être devenus incapables d’affaires sérieuses. Ils eurent recours à l’oracle de Delphes pour se guérir de cette maladie. Le Dieu leur répondit qu’elle cesserait, s’ils pouvaient sans rire sacrifier un taureau à Neptune et le jeter à la mer. Donc, pour ne pas faillir à la condition posée par l’oracle, ils interdirent aux enfants d’assister au sacrifice. Il y en eut un pourtant qui, ayant connaissance de la cérémonie, s’y glissa. Puis comme on le chassait à grands cris : «   Quoi, dit-il, avez-vous «   peur que je vous culbute votre victime ? » On se mit à rire, et l’on comprit en effet que le dieu avait voulu leur montrer qu’une habitude invétérée est impossible à guérir. » (Athénée, VI, 79.)

[297] La satire littéraire tient une assez grande place dans la comédie des Tirynthiens. Chose étrange, Aristophane vient y dénoncer la Comédie larmoyante :

Il n’est qu’une Thalie,
Qui ne doit respirer que les ris et les jeux...
On a g&té son genre en la faisant pleurer. (I, VIII.)

Il y a au IIIe acte (sc. VII) une parodie assez irrévérencieuse d’Iphigénie.

[298] Et non à Berny, comme le dit Sablier, suivi par Uthoff.

[299] Collé, Journal, I, 439. Les acteurs étaient : M. de Montazet (Osman) ; Mlle Leduc cadette (Lucette) ; M. Mollin (d’Erval) ; Mlle Asvedo (Mme Argant) ; Mlle Gaussin (Élise).

[300] Ceci est peu juste. Lucidor ne se déguise pas : il présente son valet déguisé en homme du monde. La Rancune officieuse rappellerait plutôt dans Marivaux le Jeu de l’Amour et du Hasard, et surtout la Double Inconstance. Elle fait songer aussi à Jodelet ou le Maître valet de Scarron, au Barbier de Séville et à Le Roi s’amuse. – Le rôle de Mme Argant rappelle la Mère coquette.

[301] De Mouhy (Journal ms... VII, f° 1249) prétend que La Chaussée donna au Théâtre-Français, le 9 nov. 1743, une comédie en 3 actes en vers, intitulée les Vieillards amoureux ou les Vieillards rajeunis, qui ne fut jouée qu’une fois. «   L’auteur mourut, ajoute-t-il, dans le temps même qu’il travaillait à quelques corrections qu’il avait jugées nécessaires pour la remettre au théâtre sous le titre des Vieillards amoureux. » Tout ceci est invraisemblable. Paméla fut jouée le 6 déc. 1743. La Chaussée eût-il donné en un mois 2 pièces, l’une en 3, l’autre en 5 actes ? Les Anecdotes dramatiques et Leris donnent les Vieillards rajeunis pour une comédie anonyme, en un acte, avec un divertissement : la Vallière n’en parle pas, la pièce n’ayant pas été imprimée. Enfin de Mouhy dit que La Chaussée remettait sa pièce au théâtre sous le titre des Vieillards amoureux. Mais il n’y a pas d’autre vieillard amoureux que Mondor. Il faut s’en tenir à l’affirmation de Sablier que La Chaussée mourut tandis qu’il corrigeait sa pièce pour la mettre en étal de paraître à Berny.

[302] Comparer l’Été de la Saint-Martin, la charmante pièce de MM. Meilhac et Halévy, et le roman de G. Sand, les Beaux Messieurs de Bois-Doré.

[303] II, V.

[304] II, III.

[305] III, III.

[306] Il est curieux que ce soit précisément le sobriquet que l’on appliqua à La Chaussée lui-même pour son esprit dur et caustique. La Rancune, on s’en souvient, est un des héros du Roman comique de Scarron.

[307] Dans l’Aventurière, le père veut éloigner son fils et sa fille pour épouser Clorinde, comme Mondor veut se débarrasser de son neveu et de sa nièce pour épouser Lisette. – La jeune fille du Vieillard amoureux ignore qu’elle soit jolie : c’est l’amour qu’elle inspire qui le lui révèle. M. Augier a traité la même situation dans Philiberte. La Chaussée ne l’indique qu’en passant, et sans en tirer parti. Mais il a trouvé un joli vers : la chose est assez rare chez lui pour qu’on ne l’omette pas. Comme son oncle lui parle durement, lui dit qu’elle n’est pas belle, que sa figure est froide, sans physionomie, elle répond par ces mots charmants :

Je laisse aller mes traits comme ils peuvent aller.

[308] Le même sujet se retrouve dans Cymbeline de Shakespeare. Une histoire de femme condamnée par son mari, différente par les causes et les circonstances, se retrouve dans l‘Innocente Infidélité de Rotrou.

[309] Épître à Clio, t. V, p. 165.

[310] La Chaussée écrit quelques lignes de latin à Sablier (lettre XI) ; Voltaire, autre élève des jésuites, se plaît souvent à écrire en latin à d’Olivet et à ses anciens maîtres.

[311] Leblanc au président Bouhier, 17 déc. 1736.

[312] Voici quelques exemples des imitations de La Chaussée ; je laisse de côté le fond même des pièces, et je ne prends que le détail. Dans la Fausse Antipathie (II, II), Orphise et Léonore rappellent Arsinoé et Célimène. Dans le Préjugé (III, V, et passim), les deux marquis sont des copies de ceux du Misanthrope. Une partie du comique de l’École des mères (II, IV) vient de la 10e satire de Boileau. Argant, de la même comédie, est souvent un écho de Chrysale (notamment IV, IX). Dans l’École des mères (V, VIII) et dans l’Homme de fortune (IV, XII), il y a un ressouvenir lointain et saisissable de la scène d’Athalie et de Joas. Alceste a servi de modèle à Sainville, de la Gouvernante (I, III, II, VIII, etc.). Milord, dans Paméla (II, VII), emploie avec William la ruse qui sert à Mithridate avec Xipharès, à Harpagon avec Cléante. D’Erval, de la Rancune officieuse (sc. III), répète un mot de la Rochefoucauld :

Après trente ans passés, seriez-vous homme à croire
Au véritable amour ? Moi, je n’y crois non plus
Qu’aux esprits dont on parle, et qu’on n’a jamais vus.

Plusieurs vers des Tirynthiens sont parodiés d’Iphigénie. Dans l’Homme de fortune, les expressions invisible et présent (IV, XI), une tête si chère (IV, XII), viennent, l’une de Britannicus, l’autre d’Andromaque. Dans la Princesse de Sidon, les mots assuré de toute sa vertu (I, IV) viennent de Polyeucte. Ce vers de Mélanide (V, II) :

J’en deviens le dernier et le plus malheureux,
fait écho au vers de Phèdre :
Je péris la dernière et la plus misérable.
On pourrait grossir beaucoup cette liste.

[313] Lettre V à Sablier.

[314] Une plaisanterie obscène de la lettre I à Sablier peut le faire conjecturer.

[315] Congreve, The mourning bride, 1697 ; Southern, Oronoko, 1699.

[316] Préface du Prince Arthur, 1695.

[317] A short view of the immorality and profaneness of the englisch stage, together with the sense of Antiquity upon this argument, 1699. Complété en 1699 par The ancient and modem stage surveyed. – Cf. Macaulay, Essays comic dramatists of the Restoration. Il cite ces belles paroles de Dryden en Réponse à Collier : «   Je serai d’autant plus bref qu’en beaucoup de choses ses accusations sont justes ; j’ai plaidé moi-même la culpabilité de toutes mes pensées et paroles qu’on peut vraiment taxer d’obscénité, irréligion ou immoralité : je les relire. S’il est mon ennemi, qu’il triomphe ; s’il est mon ami, et je ne lui ai personnellement donné aucune raison de ne l’être pas, il se réjouira de mon repentir. Il ne me sied pas de mettre au service d’une mauvaise cause une plume si souvent employée à défendre le bien. » (Préface des Fables.)

[318] Préface de the lying lover (1705.)

[319] The conscious lovers.

[320] The Careless husband. Il s’explique sur ses intensions morales dans son Apology for his life.

[321] Lillo donna the London Merchant or the History of George Barnwell en 1731. Cette pièce, tirée d’une ancienne ballade, eut un immense succès. On prétend qu’elle retira du vice plusieurs jeunes gens qui la virent jouer. Pendant longtemps on la joua à Londres tous les ans à certaines dates, le lendemain de Noël et le lundi de Pâques, d’abord pour l’édification du peuple, puis purement par tradition. Ensuite vinrent the fatal Curiosity (1737), où deux vieillards assassinent un voyageur, leur hôte, pour le voler, et se trouvent avoir lue leur propre fils, qui revenait au pays après de longues années pour les enrichir ; et Arden of Feversham (1762), un sombre drame d’amour adultère, d’après une vieille légende. – Moore donna the Gamester en 1753. – Georges Barnwell et le Joueur curent un grand retentissement en France, et furent souvent cités, plusieurs fois traduits et adaptés à la scène. Ce sont les deux pièces du théâtre anglais qui, dans la seconde moitié du siècle, eurent une réelle influence sur le développement du drame en France.

[322] Lecture de P. Bouhier, 19 avril 1738, t. IV, p. 505.

[323] Leblanc au président Bouhier, 19 avril 1738, t. IV, p. 503.

[324] Dans Maximien.

[325] Leblanc au Pt Bouhier, ibid. – Il s’agit de la pièce de Cibber, the Careless husband.

[326] Cf. année 1715, p. 219.

[327] Bibliothèque anglaise, par M. de La Roche, Amsterdam, in-12, 1717, t. I, p. 376.

[328] Bibl. ancienne et moderne, par J. Le Clerc, Amsterdam, 1714-1727, in-12. Tome V, p. 88.

[329] Le Spectateur, de Steele, traduit en français. Amsterdam, 1714 et suiv., in-12. Une autre édition in-12 précéda celle-ci.

[330] La Chaussée écrit à Sablier le 5 juillet 1735 (lettre IX) qu’il lit le Spectateur anglais, et il en parle comme si c’était la première fois qu’il avait l’ouvrage entre les mains.

[331] «   Ce ne sont que rapsodies et billevesées hebdomadaires. » (Lettre IX à Sablier.)

[332] The Spectator, n°446. Addison’s Works, t. III, p. 451 (Bohn’s Brilish classics).

[333] Ibid., n° 10. t. Il, p. 255.

[334] Ibid., n° 181, III, 41.

[335] Ibid., n° 205, III, 73.

[336] Ibid., n° 16, II, 262 ; et n° 599, III, 310.

[337] Ibid., n° 16, et n° 261, III, 167.

[338] Ibid., n° 181, III, 43 ; Histoire d’Ima et d’Eginhard.

[339] Ibid., n° 2, p. 234 ; comparez Sir Andrew Freeport et l’Homme de fortune.

[340] Lettre IX à Sablier.

[341] Dict. philosophique, ART DRAMATIQUE.

[342] Œuvres, t. V, p. 431.

[343] D’Alembert, t. V, p. 426.

[344] Leblanc au Pt Bouhier, 26 juillet 1733 ; t. IV, p. 423. – Voltaire à Cideville, lettre du 2 octobre 1733.

[345] C’est la date inscrite au Registre de la Comédie-Française, qui donne raison à Voltaire (lettre citée à la note précédente), au Mercure, à Léris, à La Vallière. L’éditeur de 1762, et à sa suite Uthoff, qui portent le 12 octobre, se sont trompés. – La pièce ne fut jouée que quatre fois dans sa nouveauté, parce que les comédiens durent aller à Fontainebleau. Reprise le 27 février 1734, elle fut jouée quinze fois à Paris jusqu’au 28 mars, et une fois à Versailles, devant la cour, le 25 mars. Il y en eut une représentation le 18 déc. 1738, et une reprise le 26 déc. 1753. – Les rôles furent établis par Dufresne, Duchemin, Armand, Mlles Dufresne, Lamotte et Quinault. Mlle Gaussin prit le rôle de Silvie-Léonore le 27 février 1734.

[346] Mercure, octobre 1733, mars 1734. – Le Pour et le Contre, t. III, p. 143.

[347] Cf. le Mercure d’avril 1734. «   Vous avez été ravis, disait le comédien d’accorder votre approbation à un génie qui n’a point tâté de la contagion du style précieux et du brillant superficiel. Continuez, messieurs. Continuez d’encourager par vos applaudissements les poètes qui osent être naturels et judicieux ; ce n’est pas vous recommander tout le Parnasse. »

[348] Piron, Œuvres complètes, t. VI, p. 77. À M. de Livry, à Fontainebleau ; journal du mois d’octobre 1733.

Le second jour,
Le théâtre où parut Gustave...
Donna du comique* assez grave,
Et sans aller par deux chemins,
Disons qu’à cette comédie
Les rats de la folle Thalie
Grignotaient mal ses brodequins.

* La Fausse Antipathie, début du Révérend Père de La Chaussée.

[349] L’Éditeur de 1762 semble croire, à tort, que la Critique fut ajoutée à la pièce dès le 27 février.

[350] Démocrite II, VII ; IV, VII ; V, III et VII.

[351] 31 octobre 1738.

[352] Il avait deux ou trois ans de plus que Voltaire.

[353] Voltaire, Dict. phil., article ART DRAMATIQUE, COMÉDIE.

[354] Le Préjugé eut 20 représentations du 3 février au 23 mars ; celle du 16 mars fut au bénéfice de Mlle Gaussin, dont le mobilier avait été incendié (Dict. de Leris). Les rôles furent établis par Dufresne (Durval), Duchemin (Argant), Armand (Henri), Grandval (Damon), Mlles Quinault (FIorine), Dangeville la Jeune (Sophie) et Gaussin (Constance). La pièce, jouée encore une fois le 10 mai 1735, fut reprise le 17 décembre (non le 13, comme le dit l’éditeur de 1762) et donnée 4 fois. On en trouve des représentations plus ou moins nombreuses presque chaque année, en 1737, 1740, 1741, 1742 (reprise importante), 1743, 1745 (reprise), 1746, 1747, 1749, 1750, 1751, 1752. Elle n’est pas abandonnée après la mort de l’auteur. On l’avait reprise le 17 mai 1760 pour Dauberval dans le rôle de Durval. On voit Mlle Olivier, le Chérubin de Beaumarchais, y jouer Sophie après 1782. Devant la cour, le Préjugé fut joué à Versailles 3 fois en 1735, 2 fois en 1737, puis en 1738, 1742, 1749 et 1751. Mme de Pompadour avait une affection particulière pour cette pièce : elle jouait la comédie, et le rôle de Constance était un de ses meilleurs. Aussi y parut-elle 4 fois sur son théâtre à Versailles et à Bellevue : nulle tragédie ni comédie n’obtint ce nombre de représentations. (24 janvier, 18 mars 1747 ; 28 janvier 1750 ; 6 mai 1751 ; cf. Ad. Jullien, Histoire du théâtre des Petits-Cabinets, p. 13.) Le Préjugé se joua à Hambourg en 1767. (Lessing, Dramaturgie.) En 1750, le prince de Ligne, recevant le prince Charles de Lorraine à son château de Belœil, lui donna une représentation du Préjugé, joué par des acteurs de la société réunie au château. (Mercure, juin 1750.) En Espagne, don Ignacio de Luzan traduisit la pièce en 1752 sous le titre de la Razon contre la Moda. Est-ce du Préjugé, est-ce de Mélanide que parle Diderot, quand il nous dit que Mlle Gaussin trouvait moyen de causer en a parle avec un de ses amants «   dans une des [pièces les] plus touchantes de La Chaussée, où cette comédienne sanglotait et nous faisait pleurer à chaudes larmes ». (Paradoxe sur le Comédien, éd. Ernest Dupuy, p. 117.) Quinault, Dufresne, demande encore Diderot, «   était-il l’homme du Préjugé à la mode ? Cependant avec quelle vérité ne le jouait-il pas ? » (Ibid., p. 134.)

[355] Lettre à M. de La Chaussée sur sa comédie du Préjugé à la mode, Anvers, 1735. Il y a de l’esprit et du sens dans cette pièce. Il y eut aussi une Lettre de M. P. écrite à M. R. en province, au sujet de la comédie intitulée le Préjugé à la mode, Paris, 1735. L’auteur avoue ne pas avoir vu la pièce. – On loua le style de la pièce ; on admira le 2e, le 4e et le 5e acte. On trouva le 3e faible ; on condamna les 2 marquis, plates et grossières copies de ceux du Misanthrope, Argant, fade railleur, dont l’auteur semble avoir été lui-même embarrassé, père de Durval aux représentations, de Constance à l’impression. Durval fut critiqué par l’abbé Prévost (Pour et Contre, V, 357), par Romagnesi et Riccoboni (les Ennuis du carnaval, 15 février 1735), justifié par le critique d’Anvers. On blâma la conduite de la pièce, la faiblesse des incidents qui en sont les ressorts, l’abandon du vrai sujet au 4e acte pour celui du Jaloux désabusé (Mercure, avril 1735), et l’abbé Prévost jugea que l’invention était le faible de l’auteur.

[356] Romagnesi et Riccoboni, les Ennuis du carnaval. – Cf. Desboulmiers, Théâtre-Italien, IV, 128.

[357] Observ., I, 36.

[358] Cours de littérature, III, 203.

[359] L’École des bourgeois, de d’Allainval, I, 14. – Cf. Fontaine, le Théâtre et la Philosophie au XVIIIe siècle, p. 122.

[360] Chevrier, le Quart d’heure d’une jolie femme, ou les Amusements de la toilette, 1753. On trouve dans les Juvenilia de Sablier, III, 324, une pièce à une dame qui s’avisait d’être amoureuse de son mari.

[361] Duc de Luynes, Mémoires, X, 403.

[362] L’École des amis fut jouée le lundi 25 février (Registres de la Comédie), et non le 26, comme ont imprimé l’éditeur de 1762 et Uthoff : elle eut 12 représentations jusqu’au 6 avril. Léris dit que le succès en fut interrompu par l’indisposition d’un acteur. On la donna encore 2 fois en mai, 1 fois en décembre ; on la joua à Versailles le 4 avril et le 26 novembre. – Le prince royal de Prusse (Frédéric II) en trouvait le titre excellent, et les vers ordinaires, faibles, monotones et ennuyeux, (Lettre du 28 mars 1738, à Voltaire.)

[363] Du Sauzet, Bibl. française, XXIX, 181.

[364] Observations, VIII, 233.

[365] Ibid., VIII, 240.

[366] Cependant sa pièce est une sorte de variante du Trinummus. La lutte de générosité qui s’établit entre Monrose et Hortense rappelle celle des deux jeunes gens de Plaute.

[367] Cailhava (Causes de la décadence du Théâtre-Français) et de Mouhy (Journal ms., VII, f° 818) prétendent que les comédiens refusèrent Mélanide, soit qu’ils eussent perdu confiance dans un genre où l’auteur ne semblait se réduire que par impuissance, soit qu’il eût gardé l’incognito, et que son nom n’eût pas recommandé son ouvrage. « Quelque temps après, dit le chevalier de Mouhy, en ayant été faite une lecture publique chez M. le Grand Prieur (le chevalier d’Orléans), ils envoyèrent des députés à M. de La Chaussée pour lui faire des excuses et lui demandèrent sa pièce. » J’ai peur que l’imagination du chevalier de Mouhy ne fasse les frais de ce récit. Le Registre des feuilles d’assemblées (1739-42, fos 99 et 110) nous apprend que le 22 janvier 1741 les comédiens reçurent à correction une comédie en cinq actes en vers, qui paraît être Mélanide, et que le 20 avril ils reçurent Mélanide, de M. de La Chaussée, pour être jouée incessamment. La pièce a donc été apprise, répétée, montée en trois semaines, du 20 avril au 12 mai.

[368] Mélanide eut 16 représentations jusqu’au 17 juin. Elle fut jouée encore dans les derniers mois de 1741, et jusqu’à la mort de l’auteur, ne disparut jamais longtemps de l’affiche. Les comédiens vinrent la donner à la cour en décembre 1741, et plusieurs fois dans les années suivantes.

[369] Œuvres inédites, p. 249.

[370] Leblanc au président Bouhier, 15 mai 1741, t. IV, p. 549.

[371] Jugement sur Mélanide, comédie nouvelle, ou le Temple de la critique, chez Clément, quai de Gesvres, 1741, in-12, 28 p. – L’auteur y blâme les cris furieux et les emportements de Grandval, qui faisait le rôle de Darviane. Les autres rôles étaient tenus par Sarrazin (le marquis), Montménil (Théodon), Mlle Gaussin (Mélanide), Mme Grandval (Rosalie). Bellecourt, après 1750, Molé en 1700 prirent le rôle de Darviane. Mme Vestris, en 1768, Mlle Desrosiers, l’an XIV, jouèrent Mélanide. Mme de Genlis raconte qu’en société elle joua le rôle de Darviane.

[372] Juin 1741, p. 1209.

[373] Observations, t. XXV, p. 35.

[374] Ibid., p. 36.

[375] Ibid., p. 28.

[376] « Il l’a sacrifié en faveur de la politesse et du bon goût. La vérité et le naturel y ont gagné. » (Jugement sur Mélanide.)

[377] Leblanc au président Bouhier, l. I.

[378] Du Sauzet, Bibl. française, t. XXXIII, p. 354.

[379] Amsterdam, 1738. Gueulette affirme qu’il ne fait que raconter l’histoire d’une dame morte en 1726.

[380] Mademoiselle Bontemps, p. 262.

[381] Cf. les Fourchambault de M. Émile Augier.

[382] Cf. le Fils naturel de M. A. Dumas fils.

[383] Cf. le Registre de l’année 1743, au vendredi 6 décembre, et le Compte du général pour l’année 1743-1744,14e chap., dans ce même registre. (Archives de la Com.-Fr.)

[384] L’éditeur de 1762 et Uthoff disent en novembre, sans indiquer le jour. Le Registre de la Comédie donne raison à La Vallière et à Léris.

[385] D’Alembert, Œuvres, t. V, p. 432.

[386] Lettre d’un archer de la Comédie-Française à M. de La Chaussée, etc.

[387] Clément et Laporte, Anecdotes dramatiques.

[388] Le 4 mai 1743.

[389] Le 23 décembre 1743 ; l’auteur était Godard d’Aucour, qui fut fermier général. (Desboulmiers, Histoire du Théâtre-Italien, VII, 302.)

[390] Voltaire, Lettre du 24 juillet 1749.

[391] L’École des mères eut 13 représentations du 27 avril 1744 au 25 mai, et 14 autres du 9 décembre 1744 au 16 janvier 1745. On la reprit encore en janvier et mars 1746, en décembre 1747, et plus tard encore après la mort de l’auteur, notamment en 1765. Elle fut donnée à la cour le 12 janvier 1741, le 13 janvier et le 15 février 1746, le 19 décembre 1747.

[392] Lettre d’un archer de la Comédie-Française à M. de La Chaussée sur l’heureux succès de l’École des mères, par un bel esprit du café Procope, Paris, 1744, in-12. L’auteur est un avocat, Janvier de Flainville.

[393] Cours de littérature, III, 216.

[394] Sat. X.

[395] Piron, Œuvres, éd. Rigoley de Juvigny, t. VII, p. 345. – Quelques pages plus haut (p. 320), Piron faisait un tableau pittoresque de la sortie de la Comédie-Française après une première représentation : « Les spectacles finissaient : on était au mois de décembre, et l’on venait de donner au Théâtre-François la première représentation d’une comédie de M. de La Chaussée. L’auditoire éploré, s’écoulant à grands flots dans la rue, donnait du nez dans une averse qui tombait depuis un quart d’heure. L’obscurité était des plus épaisses : l’air retentissait du claquement des fouets de cent cochers, de leurs cris scandaleux, et du nom de toutes les provinces du royaume. Des torches sans nombre s’agitaient au milieu des airs, qu’elles empestaient, et ne représentaient pas mal celles qu’en ce moment les Furies du Parnasse semaient au fond du cœur palpitant de l’auteur encore incertain de son sort. Cependant les jeunes calotins, grands arbitres des réputations littéraires, la plupart en rabats et en manteaux courts, à travers les timons de cent carrosses ébranlés, à droite comme à gauche, franchissaient gaillardement le ruisseau devenu rivière pour voler aux opinions chez Procope et pour y prononcer souverainement ; bref, pour mettre fin à ce long préambule, qu’on ne voit que trop imité d’après celui du Roman comique, il était 8 ou 9 heures du soir et l’on sortait par une grande pluie, en hiver, de la Comédie-Française... »

[396] La Gouvernante fut jouée, comme l’a dit Piron, comme l’ont dit La Vallière et Léris, qui attestent le succès, le 18 janvier 1747 (Registre de la Comédie-Française). Uthoff donne le 18 février, d’après une erreur du t. I de l’édition de 1762, corrigée au t. III. La pièce eut 17 représentations (Léris dit 15 ; le Registre de la Comédie donne raison à l’édition de 1762) jusqu’au 1er mars. Puis elle fut retirée brusquement. J’ai déjà dit qu’il pouvait se faire que La Chaussée se fût brouillé avec la Comédie : à coup sûr, il y eut quelque chose ; car le jour même de la dernière représentation, la Comédie députa Roselly chez La Chaussée (Registre de la Comédie, 1er mars 1747 : « à M. Rosély pour un carrosse pour aller chez M. de La Chaussée, 2° 8d » écrit le semainier). Roselly était dans la Comédie un des défenseurs de La Chaussée et du genre larmoyant. On reprit la Gouvernante en février et en avril 1751. On la joua à la cour le 11 février 1747 et le 16 février 1751. – Les acteurs de 1747 étaient Sarrazin, Grandval, Poisson, Mlles Dumesnil, Gaussin et Dangeville.

[397] Lettre de M. P... à M. Nivelle de La Chaussée, de l’Académie française, sur sa Gouvernante, où il est parlé par occasion de son nouveau goût comique et de ses pièces de théâtre, 1747. – La lettre est datée, par une inadvertance de l’auteur ou de l’imprimeur, de Paris, 20 février 1746. – Il paraît que La Chaussée fil des changements à l’impression. On peut soupçonner que le rôle du valet subit des retranchements, si c’est à la Gouvernante que s’applique ce passage : « Souvent un de vos personnages fait venir son valet pour lui dire un beau vers, qui par hasard vous est venu dans l’imagination » (p. 11).

[398] Fontaine, le Théâtre et ta Philosophie au XVIIIe siècle, p. 151.

[399] Cf. l’édition de 1762 ; et les Lettres de la présidente Ferrand, éd. Eug. Asse, p. 295.

[400] Journal historique, I, 149. – Cf. Clément et Laporte, Anecd. dram., II, 279.

[401] La pièce fut jouée sept fois du 22 février au 7 mars 1749 : le Registre de la Comédie donne ici raison à Collé contre l’éditeur de 1762.

[402] Collé, Journal hist., I, 58.

[403] Cf. plus haut, la lettre écrite un an plus tard par La Chaussée à l’abbé Leblanc. – À propos de cette affaire, Piron fit l’épigramme suivante :

Ô temps ! ô mœurs ! s’écriait La Chaussée.
Siècle pervers, qui fuis ta guérison.
Quoi ! mon École est ainsi délaissée !
Quoi le carême est ma morte saison !
Et cependant, malgré rime et raison,
Deux sots objets (ah ! c’est ce qui m’assomme),
Deux monstres faits et bâtis Dieu sait comme,
Deux maudits riens attirent les badauds !
Méritent-ils seulement qu’on les nomme ?
Sémiramis et le rhinocéros !

L’éditeur de Piron (t. VII, p. 397) a cru à tort qu’il s’agissait de l’École des amis, antérieure de onze ans à Sémiramis.

[404] Collé, ibid., I, 53.

[405] Ad. Jullien, le Théâtre des petits cabinets, p. 74. Léris (p. 177) prétend que l’Homme de fortune fut joué deux fois.

[406] Clément et Laporte, Anecd. dram., I, 437.

[407] Collé, Journal hist., I, 277.

[408] Id., ibid., 1, 262.

[409] Il n’y a personne dans la pièce à qui ce vers, tel que Collé le cite, puisse convenir.

[410] Collé, Journal historique, janvier 1751. – Cf. Ad. Jullien, Histoire du théâtre de madame de Pompadour, p. 62.

[411] Ceci pouvait rappeler les aventures du père de Madame de Pompadour, Poisson. Cf. de Nolhan, dans la Revue de Paris, 15 oct. 1902

[412] L’École de la jeunesse. – G. Sand, le Marquis de Villemer, le rôle du duc d’Aléria ; É. Augier, la Contagion, rôle de Fernand.

[413] Paméla. – Le marquis de Villemer épousant la lectrice de sa mère ; A. Dumas et Corvin, les Danicheff.

[414] La Fausse Antipathie. – A. Dumas père, Un mariage sous Louis XV, les Demoiselles de Saint-Cyr ; A. Dumas fils, l’Ami des femmes ; dans la comédie pure, Sardou, Divorçons.

[415] Le Préjugé à la mode. – A. Dumas fils, Un mariage sous Louis XV ; le marquis de Presles, du Gendre de M. Poirier ; Sardou, Andréa.

[416] L’École des mères. – É. Augier, Philiberte.

[417] L’Homme de fortune. – J. Sandeau, Mademoiselle de la Seiglière ; Scribe, Bertrand et Raton ; É. Augier, Lions et Renards ; É. Legouvé, Par droit de conquête ; E. Bergerat, le Nom.

[418] L’École des amis. – V. Sardou, Nos Intimes.

[419] La Gouvernante. – O. Feuillet, le Roman parisien ; É. Augier, Ceinture dorée, le gendre remplaçant le fils.

[420] Mélanide. – A. Dumas fils, le Fils naturel ; Delpit, le Père de Martial, les Maucroix ; Jannet, la Bel Armand.

[421] Mélanide. – É. Augier, les Fourchambault. – Cf. les Corbeaux, de M. Becque : c’est le point de départ du sujet de Mélanide.

[422] L’abbé Prévost l’a dit à propos du Préjugé.

[423] Premier acte de la Fausse Antipathie.

[424] École des mères. – Cf. Lettre d’un archer de la Comédie-Française.

[425] Mélanide, la Gouvernante, l’Homme de fortune, où l’exposition s’achève au 3e acte ; la Fausse Antipathie.

[426] L’École des mères, acte II. – L’Homme de fortune, actes II et III.

[427] L’Homme de fortune

[428] La Gouvernante.

[429] L’École des mères.

[430] Mélanide.

[431] L’École de la jeunesse.

[432] Mélanide.

[433] L’École de la jeunesse.

[434] La Fausse Antipathie.

[435] Les Fourchambault.

[436] Le Fils naturel.

[437] Prologue du Fils naturel.

[438] L’Homme de fortune, III, 2.

[439] Scène VIII.

[440] La Gouvernante, III, II.

[441] Il faut bien qu’il en ait été ainsi pour que Sablier, tout ami qu’il était de La Chaussée, ose écrire : « Malgré la simplicité de ses canevas, il a réussi et réussit encore. (Variétés, III, 37.)

[442] Lettre d’un archer de la Comédie-Française, etc. « D’autres disent que c’est une histoire réelle ; que M. Argant est un M. L..., un pur gentilhomme ; le petit-maître est son fils, aujourd’hui marquis et surintendant des pompons du royaume ; que tout, suisse, coureur, maître d’hôtel, acquisition du marquisat, régiment, grande alliance, tout est tiré de l’histoire on question. » Il n’est pas question de Marianne et de la partie sérieuse de la pièce : ce qui permettrait de douter, et de ne voir dans ce propos qu’une de ces applications satiriques qu’on fait au prochain avec tant de facilité.

[443] La Fausse Antipathie.

[444] O. Feuillet, Montjoie.

[445] Dans Cinna.

[446] Dans le Marquis de Villemer de G. Sand.

[447] Dans la pièce de M. Vacquerie, Jean Baudry.

[448] Dans l’Ami des femmes.

[449] École de la jeunesse, I, 1.

[450] Voir surtout I, 7 ; III, 15 ; V.

[451] Voir surtout I, 2. J’ai dissipé beaucoup en luxe infructueux, etc.

[452] M. de Jalin, M. de Ryons, dans Dumas fils.

[453] Le Préjugé à la mode, II, 1, p. 148.

[454] Ibid., II ,4 ; p. 165.

[455] Préjugé, I, 2 ; 120.

[456] Mélanide, III, 6 ; p. 141.

[457] Le Président de la Gouvernante. Il en sera question plus loin.

[458] Mélanide, IV, 5 ; p. 162.

[459] La Gouvernante, IV, 1 ; p. 153.

[460] Paris, 1731, 2 vol. in-12.

[461] École des amis, II, 3 ; p. 263.

[462] Ceinture dorée.

[463] La Question d’argent.

[464] Comme dans le Roman parisien de M. O. Feuillet.

[465] Ceinture dorée. Les Effrontés.

[466] École des mères, II, 2 ; p. 305.

[467] Ibid., II, 3 ; p. 310.

[468] Ibid., IV, 2 ; p. 364.

[469] École des mères, II, 3 ; p. 308.

[470] Ibid., III, 3 ; p. 342.

[471] École des mères, IV, 2, 364.

[472] École des mères, III, 6 ; 347.

[473] Ém. Augier, Lions et Renards.

[474] Ibid.

[475] La Gouvernante, I, 3 ; p. 81. – Il y a quelque chose de ce renversement des rôles dans le Père prodigue de M. Dumas, et surtout dans un drame assez vulgaire, mais qui contient deux ou trois traits curieux, le Bâtard de Touroude.

[476] Mélanide, III, 6 ; 141.

[477] Le Fils naturel.

[478] École des mères, III, 3 ; 344.

[479] La Gouvernante, I, 3, 81 ; III, 5,131.

[480] Ibid., 1, 2, 80.

[481] L’Homme de fortune, II, 1 ; p. 213.

[482] L’homme de fortune, III, I ; p. 233.

[483] Cf. Taine, l’Ancien Régime, le Tiers État, éd. in-8, p. 441 sqq.

[484] L’Homme de fortune, I, 3 ; p. 208.

[485] L’Homme de fortune, IV. 4, p. 260.

[486] Il va sans dire qu’il ne s’agit que des comédies larmoyantes.

[487] Lettre de la présidente Ferrand, éd. Eug. Asse, lettre 34.

[488] Ibid., lettre 44.

[489] La présidente Ferrand, Histoire des amours de Cléante et de Bélise.

[490] Astrée, ode.

[491] Petit Carême, Sur l’Humanité des grands envers le peuple.

[492] Traité de l’amitié, publié en 1732.

[493] 1722.

[494] Manlius, 1698.

[495] Ésope à la cour, 1701.

[496] La comédie devient de plus en plus sentimentale à mesure quelle devient plus morale ; ce double progrès est simultané. – Cf. plus haut, 1re part., ch. II.

[497] Préjugé, I, 1.

[498] Paméla, V, 6.

[499] École des amis, IV, 1.

[500] Préjugé, II, 1.

[501] Mélanide, V, 1.

[502] École des amis, V, 4.

[503] École de la jeunesse, IV, 1.

[504] Mélanide, II, 5.

[505] L’Homme de fortune, V, 3.

[506] Paméla, V, 3.

[507] La Fausse Antipathie, III, 2 : il est question d’Orphise.

[508] Homme de fortune, IV, 12.

[509] Mélanide, I, 4.

[510] Paméla, II, 2.

[511] École de la jeunesse, IV, 8.

[512] Paméla, I, 2.

[513] Gouvernante, II, 2.

[514] Ibid., IV, 4.

[515] Gouvernante, IV, 1.

[516] Mélanide, I, 4.

[517] Mélanide, III, 2.

[518] Mélanide, V, 3.

[519] Homme de fortune, IV, 12.

[520] École des mères, III, 3.

[521] Paméla, IV, 9.

[522] Mélanide, IV, 5.

[523] Paméla, V, 3.

[524] Préjugé, III, 11.

[525] Mélanide, V, 2.

[526] Mélanide, IV, 6.

[527] Voyez la plainte du marquis d’Argenson, dans Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. XII, p. 127 et suiv.

[528] Variétés, III, 37.

[529] Préjugé à la mode, IV, 10-15.

[530] Le Préjugé à la mode, V, 3.

[531] Comparez les Fourchambault.

[532] Mélanide, IV, 5 et 6.

[533] Mélanide, V, 2.

[534] Les témoignages abondent là-dessus : ennemis et défenseurs de La Chaussée s’accordent sur ce qu’il a mis les femmes de son côté. – Cf. Lettre à M. de La Chaussée sur sa comédie du Préjugé, Anvers, 1733. – Pesselier, Mascarade du Parnasse, sc. IV. – Titon du Tillet, Parnasse français, 2e supplément. p. 324. – Janvier de Flainville, Lettre d’un archer de la Comédie-Française, etc., etc.

[535] « Une comédie où il n’y a rien de comique, n’est qu’un sot monstre. J’aime cent fois mieux un opéra-comique que toutes vos fades pièces de La Chaussée. J’étranglerais Mlle Dufresne pour avoir introduit ce misérable goût des tragédies bourgeoises, qui est le recours des auteurs sans génie. » (Lettre du 2 janvier 1762.) – Cf. Lettres du 23 février 1733, du 26 janvier 1762, du 28 avril 1769, du 5 septembre 1772.

[536] Cf. le l’autre Diable, les Deux Siècles, le Dict. philosophique (Art. Art dramatique), etc. Le jugement qu’il porte sur La Chaussée dans le Catalogue des écrivains du siècle de Louis XIV est un chef-d’œuvre de méchanceté : « Il a fait quelques comédies dans un genre nouveau et attendrissant, qui ont eu du succès. Il est vrai que, pour faire des comédies, il lui manquait le génie comique, beaucoup de personnes de goût ne peuvent souffrir des comédies où l’on ne trouve pas un trait de bonne plaisanterie ; mais il y a du mérite à savoir toucher, à bien traiter la morale, à faire des vers bien tournés et purement écrits : c’est le mérite de cet auteur. Il était né sous Louis XIV. On lui a reproché que ce qui approche du tragique dans ses pièces n’est pas toujours assez intéressant, et que ce qui est du ton de la comédie n’est pas plaisant. L’alliage des deux métaux est difficile à trouver. On croit que La Chaussée est un des premiers après ceux qui ont eu du génie. »

[537] Cf. Lettres du 15 octobre et du 8 décembre 1730.

[538] Les préfaces de l’Enfant prodigue et de Nanine témoignent d’un certain embarras. Voltaire plaide les circonstances atténuantes, et insiste fort sur sa fameuse distinction.

[539] Cependant il n’ose appeler Charlot une comédie, et il l’intitule pièce dramatique.

[540] Marivaux fit jouer aussi à Berny la Femme fidèle. – Cf. Larroumet, op. l., p. 298-323.

[541] L’auteur est un certain Landois, et la pièce est tirée du roman des Illustres Françaises.

[542] Journal historique, I, 55.

[543] Journal historique, I, 53 et 108.

[544] Ibid., I, 408.

[545] Je ne parle que de ce drame de La Chaussée, Diderot, Sedaine, Beaumarchais, qui n’a rien de commun avec le drame romantique, et qui disparut à la fin du XVIIIe siècle pour renaître après l’échec du romantisme.

[546] Lettera del signor Luigi Riccoboni al signpr Dottor Muratori. – Le traducteur français est l’avocat Floncel. Il y eut plusieurs réponses à Riccoboni : une de J.-A. Le Lurez, une de Duperron de Castera ; ce dernier ne combat pas La Chaussée, mais justifie seulement le théâtre de Racine et de Molière contre leur détracteur italien.

[547] Les rédacteurs, La Bruère, Fuselier, Rémond de Saint-Albine, sont particulièrement bienveillants pour La Chaussée. – Cf. Février 1737, juin 1741, janvier 1747.

[548] Dans le Pour et le contre. – Cf. t. V, p. 357.

[549] Bibl. française, XXXIII, p. 141 et 354.

[550] Observations, I, 25 ; XI, 16 et 297 ; XXV, 25.

[551] Lettres sur quelques écrits de ce temps, IV, 3 ; et Année littéraire.

[552] Journal de Trévoux, mai 1735, juin 1749.

[553] J’ai cité déjà plusieurs épigrammes de Piron. Les deux plus fameuses sont celles qu’il fit sur les Deux Thalies, et sur l’Académie. – Voici les principales pièces des Italiens ou de l’Opéra-Comique, où l’on parle de la comédie larmoyante : l’Art et la Nature, de Chollet, 1738 ; les Muses, de Morand, 1738 ; la Querelle du tragique et du comique, parodie en un acte de Mahomet, par Romagnesi et Riccoboni, où il y a un mot vraiment plaisant. Un personnage dit à l’autre :

...Les comiques en pleurs
Viennent se réjouir de vos nouveaux honneurs.

Les Compliments de clôture et de réouverture des Comédiens italiens en 1749, par Roy ; le Compliment d’ouverture de 1750, par le même ; le Parnasse moderne, opéra-comique (1753) ; la Revue des théâtres, de Chevrier (1753) ; le Compliment de clôture de l’Opéra-Comique en 1754, l’Heureux Accord. Ajoutons à cela la Mascarade du Parnasse, pièce non jouée de Pesselier (1737).

[554] Dans le Quart d’heure d’une jolie femme (Genève, 1753), et dans ses Observations sur le théâtre (Paris, 1755).

[555] Les deux réceptions se suivirent de près en 1754.

[556] Il a fait divers compliments de clôture, et n’a jamais manqué une occasion d’exalter La Chaussée.

[557] Mémoires, p. 238. Cependant on lui voit jouer à l’hôtel de Clermont-Tonnerre, en 1749 et 1750, Sidney, et le Mauvais Riche ; à la Comédie-Française, en 1751, Damon, du Préjugé. (Ibid., p. 420, 422 et 346.)

[558] Mémoires, p. 177. Il reconnaît que l’effet d’un rôle pathétique sur le public est sûr et puissant, mais il trouve que ces sortes de pièces demandent moins de talent des acteurs.

[559] Cf. notamment celle du 11 janvier 1750.

[560] Il biffe ainsi en 1769 le Philosophe sans le savoir, Eugénie, Beverley. (Bachaumont, Mémoires secrets, XIX, 91.) – Cela se passe quinze ans après la mort de La Chaussée, et pour les pièces d’autres auteurs. Mais rien ne prouve mieux le sentiment de Louis XV, que la persistance de son antipathie dans le plein triomphe du genre.

[561] À Arles, la Vengeance trompée, de Morand, 1743 ; à Nîmes, Thalie corrigée, de Lebeau de Schosne.

[562] L’ouvrage date de 1743.

[563] Du Boulley, très chaud défenseur de La Chaussée ; La Loupière, qui combat Chassiron et du Boulley à la fois, sans attaquer La Chaussée.

[564] Voltaire, en maint endroit ; au reste Voltaire a exprimé en divers temps les quatre opinions. – Chassiron, J.-B. Rousseau, etc.

[565] Lettre sur la Gouvernante, Voltaire, etc.

[566] Titan du Tillet, Riccoboni, de La Loupière, etc.

[567] Bougainville, en succédant à La Chaussée ; Yart, Fréron, le Mercure, etc.

[568] Voltaire, Collé, etc.

[569] Pesselier, Desfontaines.

[570] Yart et bien d’autres.

[571] Roy.

[572] Voltaire, J.-B. Rousseau, J.-J. Rousseau, la Harpe, Chevrier, Roy. – Cf. des réflexions très sensées de Grimm, I, 1, 144 ; avril 1754.

[573] Desfontaines, de La Loupière, etc.

[574] Voltaire, Desfontaines, Chassiron, Collé, les auteurs satiriques de la Comédie-Italienne.

[575] Voltaire, la Lettre sur la Gouvernante, Collé, etc.

[576] Voltaire, Frédéric II, Chassiron, La Harpe, Desfontaines.

[577] Yart, Riccoboni, Grimm, etc.

[578] Le Mercure, Riccoboni, Fréron, Voltaire, préface des Guèbres.

[579] Yart, et personne d’autre, par bonheur.

[580] La Chaussée, dans l’Éloge de d’Alembert. – Lessing attribue à la vanité française la préférence pour la tragédie, qui ne parle que des rois et des princes.

[581] Desfontaines, Observ. ; Chevrier, le Quart d’heure d’une jolie femme, et Observ. sur le théâtre.

[582] Yart, Grimm, le Mercure, Riccoboni, Voltaire, Fréron.

[583] Rémond de Saint-Albine, dans le Mercure ; Grimm.

[584] Riccoboni, de Castera, le Mercure, Bougainville, Fréron, de La Loupière.

[585] Bougainville, Duperron de Castera, Roselli, Fréron, de La Loupière.

[586] Voltaire, Yart, etc.

[587] Chevrier, le Mercure, Voltaire, Fréron.

[588] Fréron, Lettres sur quelques écrits de ce temps, IV, 1 ; Année littéraire ; Opuscules, I, 399 (Épître en vers à un jeune homme). – Grimm a condamné aussi le mélange ; Collé de même, mais par un préjugé favorable à la tradition classique.

[589] Cependant n’avons-nous pas aussi notre superstition des genres et des règles ? N’entre-t-elle pas pour beaucoup dans la fabrication et dans la vogue de certains romans naturalistes ? N’est-ce pas au fond un des traits ineffaçables de l’esprit français ? et, comme le fameux sous-préfet d’About, qui conservait toujours la même bienveillance à ses administrés, quoi qu’on l’eût changé plusieurs fois, l’art poétique ne garde-t-il pas toujours sur nous une despotique autorité, quoi qu’il ait changé souvent, de Boileau à Hugo, de Hugo à Flaubert et à Zola, et de ceux-ci aux plus forcenés naturalistes. Chacun a sa formule, seule vraie, seule éternelle. Et tous se vantent, comme s’en plaignait déjà le bon Régnier, qu’ils ont trouvé la pie au nid.

[590] Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la distinction des genres n’implique pas des règles qui contraignent la création de l’artiste et l’enferment dans des cadres fixes. Rentrer dans un genre est une nécessité pour l’œuvre, non un devoir pour l’écrivain.

[591] Lettres sur quelques écrits de ce temps, t. IV, p. 6.

[592] Voltaire, Lettre du 5 juillet 1774.

[593] Préjugé, acte V.

[594] École des mères.

[595] École des amis.

[596] Préjugé.

[597] Gouvernante.

[598] Homme de fortune.

[599] École des mères.

[600] Mélanide est la plus abordable. Et si l’on se gardait de toute restitution archaïque, si l’on coupait sans respect, comme s’il s’agissait d’une œuvre nouvelle, on pourrait dégager de la fade sensibilité où elle est noyée une pièce vigoureuse, nerveuse, comme nous les aimons aujourd’hui : à cette condition, peut-être serait-il possible de jouer Mélanide une fois.

[601] Ce faux sublime est le pendant du mot fameux de l’École des Amis : « Les remords ». (Acte V.)

[602] Cette indication est à ajouter à celles que j’ai relevées p. 171. Nous voici sortis du salon à volonté, où tant de comédies s’enfermaient.

[603] Voilà bien le puriste de l’Épître à Clio.

[604] Dans une scène de trois vers numérotée 3e par erreur, si bien qu’il, y a 2 scènes 3 dans le ms.

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