Newgate (Thomas SAUVAGE)

Drame en quatre actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 20 novembre 1829.

 

Personnages de l’Acte I

 

LE CHEVALIER WILFRID, fils naturel du Baron de Kilbrin, mauvais sujet, intrigant, mais les manières du beau monde, 30 ans, costume anglais de l’époque, élégant et riche

WALTON, sous le nom d’HOWART, son ami, 25 ans, simple, bon, confiant, mais faible, fils d’un artisan, il se laisse imposer par l’espèce de supériorité sociale de Wilfrid, costume anglais, de même que celui de Wilfrid, mais moins élégant

AUBREY, commis-voyageur, 32 ans, de la bonhommie, de la franchise, de la rondeur, une teinte de naïveté un peu comique, habit noir, culotte de peau, bottes à revers, coiffure sans poudre

JAMES, valet du feu baron de Kilbrin, 36 ans, impertinent, sournois, maussade, costume de jockey en grande tenue

MURDOCK, notaire, habit noir, manteau

UN CONSTABLE, habit, pantalon bleu, gilet rouge

UN BRIGADIER DE DRAGONS ANGLAIS

LA COMTESSE DE KILBRIN, 65 ans, fière, orgueilleuse toutes les fois qu’il s’agit de rang et de noblesse, bonne et affectueuse avec sa nièce, costume de 1785, coiffure sans poudre, avec un petit chapeau à l’anglaise

LUCY KILBRIN, nièce de la Comtesse, 20 ans, douce, sensible, mais annonçant déjà la résolution et la fermeté qu’elle montrera ensuite, costume élégant et jeune, de l’époque, coiffure en cheveux, sans poudre

UN CAPITAINE DES DRAGONS ANGLAIS, personnage muet

JEUNES GENS et OFFICIERS de Dublin, personnages muets

VALET, personnages muets

DRAGONS ANGLAIS, personnages muets

 

Cet acte se passe en 1799, au château de Kilbrin, à deux lieues de Dublin.

 

Personnage de l’Acte II

 

BULLDOG, guichetier de la prison de Newgate, 60 ans, jovial, malin, goguenard, intéressé, cheveux roux, sans poudre, grands favoris en collier, pantalon gris, grande veste brune, casquette ronde

WALTON, pâle, abattu, souffrant, mis pauvrement, mais avec propreté

WILFRID, détenu seulement depuis huit jours, il a encore des manières du monde le ton fier et impertinent d’un grand seigneur, cependant plus d’amertume et de dureté, en papillotes, et coiffé d’un foulard, veste blanche du matin, pantalon gris collant, à rubans, pantoufles vertes

JAMES, le frein de la domesticité est rompu, il est tout entier à ses inclinations perverses, il semble jouir de son indépendance, malgré les verrous et la prison, bonnet de soie noire, veste grise, culotte de panne verte, et grandes guêtres de cuir

MARLOW, scélérat renforcé, pilier de prison, l’insouciance et la gaieté d’un honnête homme, à son aise comme chez lui, le plaisant de la troupe, front chauve, cheveux roux, redingote, pantalon collant, trop court et trop étroit, le tout déguenillé

AUBREY, toujours simple, bon et sensible, costume de voyage, redingote de couleur claire à rotonde, culotte et grandes guêtres

FOSTER         }
SHEEPFORT  }
MACDUFF      }   Condamnés, tous l’apparence de voleurs endurcis, impénitents et incorrigibles, ils sont en guenilles
GROG            }               
ROBINSON    }
HUBERT         }
SHAFTON      }

DICK et AUTRES GUICHETIERS, costumes analogues à celui de Bulldog

 

L’action se passe dans la prison de Newgate, à Londres, un an après le premier Acte.

 

Personnages de l’Acte III

 

 WALTON, sous le nom de JACQUEMIN, marchand tailleur, plus de gravité que dans les actes précédents, une mélancolie douce pendant les premières scènes, du découragement, de l’accablement entre dans les dernières, costume anglais, d’un marchand aisé

MADADME WALTON (LUCY DE KILBRIN) sous le nom de mistress JACQUEMIN, ton bourgeois, sans aucune prétention, très affectueuse avec son mari, beaucoup d’âme et de sensibilité, petit chapeau de paille noire, forme anglaise, robe de soie brune, tablier de soie grise, brodequins

AUBREY, riche négociant de Londres, une rondeur plus brusque, il est riche, il a plus d’assurance et d’à-plomb, mise étoffée et cossue, costume anglais un peu chargé, augmentation d’embonpoint bien remarquable

WILFRID, condamné évadé, la corruption morale a imprimé ses traces sur son visage, ses manières sont brusques, heurtées, à travers des gestes ignobles, percent pourtant quelques restes d’éducation et de savoir-vivre, front pâle, yeux cavés, cheveux et barbe en désordre, linge malpropre, habit noir en queue de morue, culotte grise, guêtres de cuir, le tout plein de trous et de pièces mal assorties, souliers sales, mauvais claque à la Wellington

JAMES, condamné évadé, la dégradation n’ayant pas trouvé chez lui l’obstacle de l’éducation, est arrivée au dernier période, l’abrutissement, il n’a plus qu’une pensée, c’est le crime, sa parole est brève, sa voix caverneuse, son regard sombre et inquiet, veste grise, culotte et guêtres déguenillées, mauvais chapeau rond, cravate noire, des favoris noirs en collier

UN CONSTABLE, poli, un peu bavard, sans emphase, costume semblable à celui du premier Acte

SIX COMMIS, mise propre et décente de jeunes gens anglais

 

L’action de cet Acte se passe trois ans et demi après le précédent, à Londres, quartier et rue de Pall-Mall.

 

Personnages de l’Acte IV

 

TOUS LES PERSONNAGES de l’Acte précédent dans les costumes indiqués

MARLOW, chiffonnier, même caractère d’insouciance qu’au premier Acte, mauvais habit rouge de soldat, casquette de peau de chien avec le poil, sans visière, le crochet, la hotte, la lanterne

UNE MERCIÈRE, robe blanche, spencer, brodequins

UNE JEUNE COUTURIÈRE, robe de soie, canezou blanc, petit chapeau, à la Scène VII elle doit paraître à la fenêtre, en camisole blanche, et coiffée d’un foulard

UN DANSEUR DE L’OPÉRA, mise élégante

UN ÉPICIER

UN ALLUMEUR DE RÉVERBÈRES, bossu et boiteux

BOB, jockey de M. Aubrey, enfant de 10 ans

GARÇON DE LA TAVERNE

OUVRIERS DU PORT

SIX WACTCHMEN, longues capotes grises à rotondes, elles portent sur le dos les lettres initiales du quartier, larges chapeaux ronds, un long bâton, une crécelle, une lanterne, à la dernière scène, quelques-uns sont armés de pistolets

BOURGEOIS DE LONDRES

 

L’action de cet Acte suit immédiatement celle du précédent.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente un salon du château. Au fond des fenêtres, dont les rideaux sont fermés. Une table de jeu est au milieu. Les bougies qui éclairent la pièce doivent être presque consumées. Du punck brûle sur une console. Deux portes de chaque côté, une au fond. Au delà du salon un parc anglais...

 

 

Scène première

 

WILFRID, WALTON, AUBREY, JAMES, PLUSIEURS OFFICIERS IRLANDAIS et JEUNES GENS DE DUBLIN

 

Au lever du rideau Wilfrid est assis près de la table de jeu, des cartes à la main. Aubrey et Walton se lèvent. Quelques jeunes gens prennent leurs chapeaux, et se disposent à partir ; d’autres comptent le gain sur le tapis.

WILFRID.

Que diable ! Messieurs, un moment encore ! Les portes de Dublin ne sont pas ouvertes : vous avez le temps de rentrer en ville.

JAMES, ouvrant les rideaux.

Monsieur le Chevalier, il fait grand jour...

WILFRID.

Qui t’a dit d’ouvrir, butor ?

AUBREY, regardant à sa montre.

Il est cinq heures et demie ; je manquerai le paquebot d’Holyhead.

WILFRID.

Il s’agit bien du paquebot d’Holyhead ! Vous n’avez pas de quoi payer votre place, Monsieur le commis-voyageur ; ces Messieurs y ont mis bon ordre.

Aubrey regarde dans son portefeuille.

Mais, que vois-je ? Vous n’êtes pas si mal dans vos affaires. Que de billets de Banque ! Oh ! pour le coup vous allez en mettre quelques-uns sur le tapis.

Les joueurs entourent Aubrey.

AUBREY.

Halte-là ! Messieurs, ceci n’en est pas.

WILFRID.

Et vous n’aviez plus d’argent, Monsieur Aubrey ? 

AUBREY.

Celui-là n’est pas à moi. Il appartient à la maison de Manchester pour laquelle je voyage.

WILFRID.

Qu’est-ce que cela fait ?

AUBREY.

Hein ? Risquer son argent au jeu est d’un fou : je le suis, je l’ai été, tant pis pour moi ; j’en prends gaiement mon parti. Risquer l’argent des autres est d’un malhonnête homme ; et, Dieu merci, Messieurs, personne n’a le droit d’ajouter ce prénom à ceux que je tiens de mon parrain.

WILFRID.

Eh bien, ne vous fâchez pas ; on plaisante. Après tout, ces fonds vous ont été remis pour les faire valoir ; et si vous gagnez...

AUBREY.

Songez donc, M. Wilfrid, qu’il y va de ma réputation. Quel gain pourrait couvrir mon enjeu ? la partie ne serait pas égale.

WALTON.

Au moins un verre de punch ? 

AUBREY.

À la bonne heure : il y a moins de danger ; j’accepte. Sur toute autre route que celle de l’honneur, peu importe de ne pas marcher droit.

James présente le punch ; on boit, et les joueurs se disposent à partir.

WILFRID.

Eh bien, Messieurs, vous partez décidément ?

WALTON.

Eh ! laisse-les ; depuis minuit que tu es au jeu...

WILFRID.

Adieu donc, Messieurs, adieu.

À Walton.

Howard, mou cher, sois assez bon pour reconduire nos amis par le jardin, et leur indiquer le chemin qui passe derrière le village.

Walton sort avec les jeunes gens. Aubrey prend son chapeau. À part.

Le commis-voyageur aussi !... Ah ! un moment, j’ai besoin de lui.

À Aubrey.

Vous restez avec nous ?

AUBREY.

Bien obligé, M. le Chevalier ; je dois être à Dublin ce soir ; et quand j’y devrais aller à pied...

WILFRID.

À pied ! je ne le souffrirai pas : je vous ferai conduire par mon groom. Vous devez avoir besoin de quelques instants de repos ; d’ailleurs, je vous le dis en confidence, vous ferez peut être quelques affaires avec nos dames.

AUBREY.

Si je savais !... C’est que j’ai des broderies, des tulles de Manchester magnifiques, plus beaux que ceux de Lyon, plus fins que des dentelles de Flandres...

WILFRID.

Vous restez, c’est convenu. James, conduis Monsieur à la chambre verte.

À Aubrey.

Vous y trouverez un lit de repos ; dormez deux ou trois heures : nous nous reverrons à déjeuner. Je vais réparer un peu le désordre de ma toilette ; car nos dames sont matinales. James, je te recommande Monsieur.

Il entre dans sa chambre.

 

 

Scène II

 

AUBREY, JAMES

 

JAMES.

Je suis à vous, Monsieur ; permettez seulement que je range un peu ce salon. C’est fait dans un moment...

AUBREY, s’asseyant.

À ton aise, mon ami.

JAMES, apercevant quelques guinées sur la table.

Tiens, qu’est-ce que c’est donc que ça ? des guinées !

Il les met dans sa poche.

AUBREY.

Que fais-tu donc ?

JAMES.

Je range. 

AUBREY.

Tu as de l’ordre, à ce que je vois. Il est fort aimable, ce chevalier Wilfrid.

JAMES, en rangeant les chaises, et d’un air insouciant.

Oui, oui.

AUBREY.

On découvre en lui, sans peine, un homme de fort bon ton.

JAMES.

Monsieur ne le connaît donc pas ?

AUBREY.

Mon dieu non : nous nous sommes trouvés ensemble dans un café, à Dublin ; il m’a engagé à venir dîner à son château de Kilbrin : moi qui ne refuse jamais une partie de plaisir, j’ai accepté.

JAMES.

Et il vous a dit : mon château ?

AUBREY.

Est-ce qu’il ne serait pas à lui ?

JAMES.

Si fait, à-peu-près.

AUBREY.

Puisque mademoiselle de Kilbrin est sa sœur...

JAMES

Oui, à-peu-près aussi.

AUBREY.

Comment ? Mais en effet, je trouvais étonnant qu’il ne portât pas le même nom que sa sœur.

JAMES.

Ce n’est pas étonnant, puisque sa mère à lui ne portait pas le même nom que son père.

AUBREY.

Ah ! j’entends ! le côté droit et le côté gauche... Mais comment l’a-t-on reçu ici ? 

JAMES.

Tiens ! reçu ! Est-ce qu’on a reçu les dragons anglais dans nos pauvres villages d’Irlande, quand ils sont venus s’y loger, soi disant pour les protéger ? Cela ne les a pas empêchés de boire notre bière et de coucher dans nos lits. Que pouvaient faire deux femmes dans un château ? M. Wilfrid, et son cher ami, M. Howart, sont venus les distraire, les protéger ; car ce sont des héros.

AUBREY.

Diable ! qu’ont-ils donc fait ? 

JAMES.

Ils ont sauvé miss Lucy et sa vieille tante, la comtesse de Kilbrin de ce qu’elles appellent une émeute populaire. Depuis ce temps, M. Wilfrid commande dans le château, et M. Howart est l’ami du frère, l’amoureux de la nièce, et le cavalier de la tante ; de sorte qu’il mène de front le grave wist, la promenade sentimentale, et le punch.

Il boit un verre de punch qui reste.

À votre santé, M. Aubrey.

AUBREY.

Et qu’est donc, ce M. Howart ?

JAMES.

Les uns s’imaginent, et Milady, qui voit partout des nobles, croit que c’est un seigneur déguisé, persécuté comme partisan des Stuarts, ennemi de l’Union, et revenu en cachette pour ressaisir quelques titres ; d’autres prétendent que M. Howart n’est autre qu’un certain Walton, fils d’un artisan des environs de Londres.

AUBREY.

Et toi, qu’est-ce que tu en dis ?

JAMES.

Moi ?...

On entend une musique de cavalerie.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

 

Scène III

 

AUBREY, JAMES, WILFRID, sortant de sa chambre, WALTON arrivant par le fond

 

WILFRID.

Quel tintamarre ! Toujours des troubles dans ce coquin de pays !

WALTON, à part.

Je suis perdu !

AUBREY.

Des troubles ! Est-ce que l’insurrection recommence ? sont ce les révoltés ? les White Boys ? Et mes tulles ! M. le Chevalier, où faut-il cacher mes tulles ?

WILFRID.

Vos tulles ? Ah ! ah ! ah ! il est plaisant le commis-voyageur, avec sa figure bouleversée !

AUBREY.

Tiens ! figure bouleversée ! et M. Howart donc ?

WILFRID, à Walton.

Qu’est-ce donc ?

WALTON.

Le 11e de dragons.

Bas à Wilfrid.

Mon régiment...

Aubrey et James vont regarder par une fenêtre.

WILFRID, bas.

Diable !

WALTON, bas.

Je puis être reconnu, pris, fusillé sur-le-champ.

WILFRID, bas.

Qui te soupçonnerait ici ?

WALTON.

J’ai vu le capitaine qui m’a fait condamner comme déserteur.

 

 

Scène IV

 

AUBREY, JAMES, WILFRID, WALTON, UN CAPITAINE DE DRAGONS

 

Le capitaine s’arrête en dehors à la porte.  James lui parle.

JAMES, à Wilfrid.

Un capitaine du 11e de dragons se présente avec un ordre de logement pour l’état-major du régiment.

WALTON, à part.

Je ne pourrai leur échapper.

WILFRID, bas.

Sois donc tranquille.

Haut, allant vers le capitaine.

Ma tante est très flattée, M. le Capitaine, de l’honneur qu’on lui fait en logeant l’état-major dans son château ; mais, vous le voyez, les bienséances s’y opposent ; ces dames sont seules ; nous ne sommes ici qu’en visite : nous partons dans un moment. Au reste, vous n’y perdrez rien ; ma tante m’autorise à vous dire que vous serez logés et traités à ses frais. Son intention est de ne rien épargner pour vous empêcher de regretter un séjour plus digne de vous. Sans doute, c’est à M. l’Aldermann que nous devions le bonheur de vous posséder ; nous lui rendons sa politesse : vous trouverez chez lui bon accueil, bon gîte et bonne chère ; car c’est à la fois le premier magistrat et le meilleur aubergiste du canton. James, faites conduire Monsieur.

James fait sortir le capitaine et rentre.

 

 

Scène V

 

AUBREY, JAMES, WILFRID, WALTON

 

AUBREY.

Vous en voilà débarrassé, et lestement.

WILFRID, à Walton.

Ah ! ça, les événements se préparent, les circonstances nous pressent ; tu as besoin d’une forte tête pour diriger tes affaires ; repose-toi sur moi : tu comprends. M. Aubrey, défaites, vos paquets, choisissez deux voiles de tulles, de vingt-cinq à trente guinées chaque, et quelques jolies broderies. Vous ne comprenez pas, c’est égal.

Il pousse Aubrey jusque dans sa chambre.

 

 

Scène VI

 

WILFRID, WALTON, JAMES

 

WILFRID, à James.

À ton tour, maintenant, maraud !

JAMES, d’un ton maussade.

Me voici.

À part.

Maraud !

WILFRID, écrivant à une table.

Je crois que tu as de l’humeur ?

JAMES.

Je n’ai pas l’habitude d’endurer des injures d’autres que mes maîtres...

WILFRID.

Ne le suis-je pas, ton maître ?

JAMES.

Je n’ai jamais servi que des gens de qualité.

À part.

Un bâtard !

WILFRID.

Insolent ! je sais d’où vient ton mécontentement. Ayant mon arrivée au château, tout était ici au pillage, et M. James était, dit-on, le plus âpre à la curée.

JAMES.

Après votre départ, il sera difficile d’en faire autant ; vous n’y laisserez rien.

WILFRID.

Sais-tu bien que si je faisais examiner de près ta conduite, je pourrais bien te procurer un logement à la prison de Newgate.

JAMES.

J’irais donc y préparer le vôtre, car au train dont vous allez, vous ne serez pas longtemps...

WILFRID.

Allons, paix. À deux heures, la berline attelée, deux chevaux sellés. Toi, prends la petite jument, et galope jusqu’à Dublin ; remets cette lettre à M. Murdock, notaire dans Sackville-Street. 

Il la lui donne.

JAMES.

Galope ! galope ! Si l’on part, j’ai aussi des paquets à faire. 

WILFRID.

Allons, décampe ; et si M. Murdock n’est pas ici dans une heure, je te chasse !

JAMES.

Suffit.

À part.

Je te chasse, hum ! Il n’y a rien de plus insolent avec les domestiques, que les gens qui n’ont pas l’habitude d’en avoir.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

WILFRID, WALTON

 

WALTON.

Ah ! ça, me diras-tu bientôt où tu veux en venir ? et quel est le but des ordres singuliers que je viens d’entendre ?

WILFRID.

Le but ? ton mariage. Et, grâce au Ciel, les événements s’arrangent le plus heureusement du monde.

WALTON.

Voilà par exemple ce que je ne comprends pas.

WILFRID.

Je le crois bien, parbleu ! toi qui regarde toujours droit devant toi, tu ne vois que la grand’route : mais il est des chemins de traverse à l’usage de ceux qui battent le pays de l’intrigue.

WALTON.

Et la tante consentira à me donner sa nièce ?

WILFRID.

Elle est déjà toute disposée.

WALTON.

Et si l’on m’arrête !

WILFRID.

Les ordres ne seront sans doute pas donnés avant demain ; dans quelques heures tu seras uni à Lucy ; ce soir nous aurons passé la mer. 

WALTON.

Quel talisman doit opérer tous ces prodiges ? Est-ce la lampe merveilleuse, ou l’anneau de Salomon ?

WILFRID.

Plus simple que cela, monsieur le railleur ; un mot, un nom.

WALTON.

Quoi ! ce projet que tu avais imaginé ? me donner le nom du marquis de Clancare ! 

WILFRID.

C’est cela.

WALTON.

Allons, tu es fou.

WILFRID.

C’est toi qui es fou, avec tes scrupules. Des scrupules ! crois-moi, défais-toi de ce bagage incommode, si tu veux parvenir.

WALTON.

Mais enfin ce moyen serait-il donc le seul pour obtenir la main de Lucy ? Penses-tu que mon amour pour ta sœur, et les sentiments que, j’ose le dire, elle a pour moi, ne parviendraient pas à toucher ta tante ?

WILFRID.

Oui, va ingénument déclarer à la comtesse de Kilbrin que M. Walton, fils d’un pauvre artisan de Londres, fait à la fille du noble Baron, son frère, l’honneur de solliciter sa main... Et je veux être perdu de réputation, si dans une demi-heure on ne t’a pas mis à la porte du château.

WALTON.

Mais considère un peu la ruse que tu me proposes, et les conséquences qu’elle entraîne.

WILFRID.

Eh bien, la ruse, la voici ; elle est bien innocente : changer de nom. Qu’est-ce qu’un nom, quand il n’appartient à personne ? un assemblage de syllabes insignifiantes, une propriété nationale. Si je te disais : sois un Oxford, un Essex, un Mansfield, un grand homme, ce serait une folie ; mais non, je te fais marquis de Clancare, voilà tout ; le grand nom dans les fastes de la monarchie ! le dernier rejeton de cette famille, connue à peine dans un coin de l’Irlande, est mort en France ; le peu de biens qu’il possédait est changé de nature ; il n’en reste qu’une liasse de papiers et de titres que j’enrageais d’avoir sauvé des flammes, sans prévoir qu’un jour elle me serait aussi utile. Le château de Clancare est entièrement brûlé, à l’exception d’une tourelle qui sert de colombier au percepteur du canton. Qu’est-ce que tu voles en ramassant ce nom ? rien ; ou tout au plus, s’il t’arrivait d’aller à Clancare, le salut d’un vieux paysan qui se souviendrait de son seigneur.

WALTON.

Eh bien, ce salut me ferait rougir.

WILFRID.

Et pour prix de ta ruse, tu épouses une femme charmante, dont la dot est considérable.

WALTON.

Il s’agit bien de la dot !

WILFRID.

Tu acquiers une vieille tante qui va t’adorer, et te laisser son héritage.

WALTON.

Que m’importe ?

WILFRID.

Ce n’est pas là ce que tu ambitionnes, je le sais ; enfin, une dernière considération, à l’exception de Lucy, la famille de Kilbrin n’a pas d’héritiers.

WALTON.

Mais toi ?

WILFRID.

Moi !... Ah ! oui, sans doute, si nous avions vécu en Turquie, si mon père avait pu épouser deux femmes, je serais héritier de la Baronnie ; mais comme dans les royaumes unis de la Grande-Bretagne, tu le sais, la polygamie... je n’ai rien à prétendre. Dans mon intérêt donc, puisque tu m’en parles, il est important que le mari de ma sœur me veuille du bien, car je dépends entièrement d’elle et de lui ; c’est pour cela que je t’ai distingué au premier coup d’œil ; je me suis dit : nous avons servis ensemble ; Walton se souviendra de son ami ; il n’oubliera pas que surpris sans congé dans sa famille, poursuivi comme déserteur, coupable aux yeux de la loi, il doit à l’asile que, sous le nom de Howart, il a trouvé dans ce château la sûreté de sa personne, et le bonheur d’avoir su gagner le cœur de Lucy. Walton, songe à l’état de ma fortune : j’ai dissipé le peu que j’avais, il ne tient qu’à toi de réparer les désordres de ma jeunesse ; me refuseras-tu ton appui ?

WALTON.

Ce motif est le seul qui me ferait balancer encore...

WILFRID.

Eh bien, il n’est plus question d’hésiter : la Comtesse sait tout.

WALTON.

Quoi, tout ! Tu lui as dit que j’étais déserteur ?

WILFRID.

Non. Mais depuis huit jours tu es pour elle le marquis de Clancare, Jacobite rentré, et par conséquent en péril ; par conséquent une victime intéressante, dont elle se fait un devoir de réparer la noble infortune.

WALTON.

Tu as osé sans mon consentement...

WILFRID.

Faire ton bonheur : voyez le grand crime ! mais voici la Comtesse elle-même, elle va te confirmer ce que j’avance.

 

 

Scène VIII

 

WILFRID, WALTON, LA COMTESSE, LUCY

 

WILFRID.

Venez, Madame, venez rassurer mon ami ; il est si timide, si modeste, qu’il n’ose croire à mes paroles ; je ne puis lui persuader que vous exaucez ses vœux, que l’aimable Lucy, est à lui...

WALTON.

Lucy est à moi ! 

LA COMTESSE.

Un moment. Messieurs, un moment.

WILFRID.

Hein !

LA COMTESSE.

Vous ne m’aviez pas tout dit, Wilfrid.

WILFRID.

Comment, madame la Comtesse ? 

LA COMTESSE.

J’ai fait prendre des informations...

WALTON, bas à Wilfrid.

Eh bien, ta ruse...

WILFRID, bas à Walton.

Attends donc.

À la Comtesse.

Et vous avez appris ?...

LA COMTESSE.

Que la famille de Clancare était beaucoup plus connue que je ne pensais.

WILFRID.

Ah ! ah !

À part.

Peut-être plus que je ne voulais.

LA COMTESSE.

On m’assurait d’abord que le dernier marquis de Clancare était mort sans enfant.

WILFRID, riant.

Ah ! c’est plaisant...

À Walton

Dis donc, ton père qui est mort sans enfant.

WALTON, bas à Wilfrid.

Oui, applaudis-toi.

LA COMTESSE.

Mais d’autres personnes m’ont dit qu’il était possible...

WILFRID.

Comment, possible !... Ah ! j’y suis !

À Walton.

C’est ta campagne d’Amérique.

À la Comtesse.

Je vais vous expliquer cela, madame la Comtesse.

À Walton.

Écoute ton histoire.

À la Comtesse.

Le jeune Leslie de Clancare, je le dis devant lui, a eu des torts.

À Walton.

Tu as eu des torts.

À la Comtesse.

Une tête de vingt ans, un cœur ardent, les idées nouvelles, le prestige de la gloire, le nom de Washington... Il s’embarqua, se couvrit de lauriers ; mais son père, inflexible sur les principes, le déshérita, et ne voulut jamais qu’on prononçât en sa présence le nom de son fils. Voilà ce qui a pu faire dire... Mais vous le voyez aujourd’hui, désabusé de ces illusions, et absous de ses erreurs par la bénédiction d’un père dont il a fermé les yeux.

À Walton.

Ton mouchoir donc !...

LUCY.

Pauvre jeune homme !

WILFRID.

Ah ! oui, ma sœur, c’est là le seul héritage qu’il ait pu recueillir.

LA COMTESSE.

Nous réparerons ces injustices du sort. Dans ces temps malheureux, c’est un devoir pour nous autres de nous prêter un mutuel appui ; d’ailleurs je connais votre amour pour ma nièce ; je sais qu’elle n’y est pas insensible : plus franche que vous, Marquis, elle m’a ouvert son cœur. Je m’abstiendrai des reproches que mérite votre dissimulation avec nous ; votre position fait passer par-dessus bien des convenances, et, malgré la rigueur de l’étiquette, je crois devoir céder à la nécessité, et me décider sur-le-champ. Je consens à votre union avec ma nièce...

Elle lui présente la main de Lucy.

WALTON.

Vous consentez !...

WILFRID.

Prends donc, Marquis, prends donc cette main... Bien, couvre-là de baisers... Eh bien, tu n’as rien à dire à ta fiancée ? Qu’est devenu ton esprit ?

LA COMTESSE.

Voulez-vous qu’il s’abandonne à des transports bourgeois ? Quel bon ton ! quelle grâce dans ce désordre, dans ce silence !

WALTON.

Madame... Lucy... Je ne mérite pas...

WILFRID.

Laisse donc là ton mérité, et parlons raison.

 

 

Scène IX

 

WILFRID, WALTON, LA COMTESSE, LUCY, AUBREY, s’avançant avec embarras

 

WILFRID.

Entrez, M. Aubrey, entrez, vous n’êtes pas de trop ; nous avons besoin d’un témoin. M. Aubrey, homme discret, honnête, nous en servira.

AUBREY.

Pour un duel ?

WILFRID.

Non. Pour un mariage. 

AUBREY.

Très volontiers, Messieurs.

À part.

Un mariage ! il faudra des tulles et des broderies.

LA COMTESSE.

Est-ce que Monsieur serait aussi une des nobles victimes ?...

AUBREY.

Non, Madame, je n’ai pas cet honneur ; je suis tout bonnement Josias Aubrey, commis-voyageur de Manchester. 

WILFRID.

Le notaire va venir ; je lui ai remis les titres ; le contrat sera tout dressé,

À la Comtesse.

comme nous en étions convenus, il n’y manque que les noms et la dot.

WALTON, à Wilfrid, bas.

Wilfrid !

WILFRID.

Oui, la dot. Dame, mon cher, c’est une humiliation qu’il faut subir ; Mademoiselle subit bien celle de s’unir à plus noble qu’elle. Vous comprenez sans peine que, mariés ce matin, il faut avoir quitté l’Irlande ce soir même. La nécessité de mettre des valets dans la confidence nous expose, lui surtout, aux plus grands dangers. L’état-major d’un régiment anglais est logé dans le village. Bref, le mariage célébré, nous nous séparons...

LUCY.

Comment ?

WILFRID.

Pour trois ou quatre heures seulement. Le régisseur des propriétés Belges de madame la Comtesse a reçu des ordres ; il l’attend à sa terre, près d’Oudenarde. Madame de Kilbrin et madame la marquise de Clancare vont s’embarquer directement à Corck : des dames n’ont rien à craindre dans une capitale. Toi, qui as tout à redouter, tu prends avec moi par les chemins de traverse, et tu rejoins ces dames. En attendant, nous allons déjeuner ; et M. Aubrey nous montrera ses riches et légers tissus.

LA COMTESSE.

C’est juste ; il nous faut un voile. Wilfrid pense à tout...

À part.

Jeune homme charmant ! c’est dommage qu’il ne soit qu’à demi-noble.

WILFRID.

Et sans doute, je pense à tout.

Montrant Aubrey.

J’ai fait... venir Monsieur au château, précisément pour cela.

À part.

Et pour lui gagner quelques guinées.

WALTON, bas à Lucy.

Mademoiselle, il faut absolument que je vous parle.

LUCY, bas.

À moi ?

WALTON, bas.

Mais... seule. Daignez m’accorder cet entretien.

LUCY, bas.

Attendez-moi, je reviens.

WILFRID, pendant que Aubrey s’éloigne avec la comtesse, et Walton, avec Lucy, à part.

J’en suis venu à bout : j’avais bien raison de compter sur les préjugés de la tante, et sur la faiblesse du cher ami. Lui donner les biens de ma famille, c’est à coup sûr rentrer dans ma propriété.

Il court après Walton, qui donne la main à Lucy, et il dit en les séparant.

Ah ! tu n’es pas encore marié.

 

 

Scène X

 

WALTON, seul

 

Elle est à moi ! on me la donne ! respirons. Me voilà donc marquis de Clancare : il n’y a plus moyen de m’en dédire. Quel homme ! que d’aisance dans sa fourberie ! je suis encore tout étourdi de tant d’audace. Mais Lucy qui se montre si confiante ! puis-je devoir sa main à une intrigue... innocente, dans le fond ?... Non, il faut détruire son erreur. Elle m’aime... oh ! oui, j’en suis sûr : l’amour la rendra indulgente.

 

 

Scène XI

 

LUCY, WALTON

 

LUCY.

Me voici !

WALTON, à part.

Lucy ! je n’ai plus le courage de parler.

LUCY.

J’ai laissé ma tante et mon frère choisissant parmi les marchandises de ce Monsieur. Il y a de bien jolies choses ! des voiles si riches ! des robes de si bon goût ! mais je vous avais promis de revenir.

WALTON.

Combien je sais reconnaissant, Mademoiselle !

LUCY.

Autrefois, dans mon couvent, j’ai vu celles de nos compagnes qui allaient se marier, sembler moins s’occuper de l’époux qu’on leur destinait que des plaisirs que devait leur offrir le monde, que du rang qu’elles tiendraient à la Cour. On attendait les présents de noce pour apprécier le bonheur futur de la fiancée et l’on jugeait des vertus d’un mari sur la beauté de la corbeille. Aujourd’hui, je le sens bien, ce n’est pas dans ces futiles bagatelles qu’il faut placer sa félicité.

WALTON.

Que je suis heureux de trouver en vous de pareils sentiments ! car, il faut bien vous le dire, ces jouissances du luxe, dont vous parlez, cette satisfaction de la vanité, ce rang dans le monde, il faut y renoncer.

LUCY.

Ah ! je le sais ! et ces brillantes illusions ne m’ont jamais pu séduire. Vivre auprès d’un époux qu’on aime, s’occuper uniquement de son bonheur, partager ses plaisirs, adoucir ses chagrins, tel a toujours été le rêve de mon imagination. 

WALTON.

Et le pauvre, l’obscur Howart a pu toucher une âme si bonne, si généreuse !

LUCY.

Oui, je l’avoue à présent ; je fus sensible à vos soins : je voyais naître votre amour comme on reçoit un bien que l’on désire. Je voulais ne pas vous aimer ; et malgré moi je nourrissais un sentiment que me défendait la raison.

WALTON.

Ainsi quelle qu’eût été la condition où le sort m’eût placé, Lucy de Kilbrin eût consenti à m’accorder sa main ?

LUCY.

Oh ! non ; si vous n’aviez pas été ce que vous êtes.

WALTON.

Lucy, que dites-vous ?

LUCY.

Sans adopter les préjugés de ma tante, je les respecte, je m’y conforme ; ce sont de légères taches qui n’atteignent pas son cœur. Elle est si bonne pour moi ! Elle aurait ordonné notre séparation, sa voix eût été celle de la nécessité, du devoir... j’aurais obéi.

WALTON.

Ô Lucy ! combien cette noble façon de penser m’humilie, et me déchire ! Non, je n’aurai pas moins de force que vous. Il est encore temps de m’arrêter sur la pente fatale où l’on m’en traîne.

LUCY.

Grand dieu ! Qu’avez-vous ? Parlez.

WALTON.

Oui, je parlerai ; vous saurez tout.

LUCY.

Vous m’effrayez !

WALTON, à genoux.

Pardon, Miss, pardon : vous voyez à vos genoux.

 

 

Scène XII

 

LUCY, WALTON, WILFRID, puis LA COMTESSE, AUBREY, MURDOCK

 

WILFRID.

L’amant le plus épris, le plus passionné. Oh ! pour cela, je suis sa caution.

WALTON, se relevant.

Wilfrid !

WILFRID.

Bravo, mon cher !

À part.

Il allait faire quelque sottise, j’ai bien fait d’arriver.

LUCY, à part.

Quel mystère ! que voulait-il dire ? 

WILFRID, à la comtesse qui entre avec Aubrey. Celui-ci porte des cartons, et les dépose sur un fauteuil.

Quand je vous disais, Milady, que nous allions trouver nos amants ensemble, interrompre quelque doux entretien.

Au notaire, qui entre par le fond, précédé d’un valet.

M. Murdock, je vous présente le marquis de Clancare.

WALTON, bas à Wilfrid.

Wilfrid, je ne puis, je vais tout découvrir.

WILFRID, bas à Walton.

Garde-t-en bien, ou je te perds pour toujours.

Haut.

Tu n’aimes pas que l’on prononce ce nom ; c’est très bien partout ailleurs ; mais ici il n’y a point de danger. Il faut bien que M. Murdock te connaisse.

Au notaire.

Vous avez sans doute examiné les titres et papiers que je vous ai fait remettre ?

MURDOCK.

Oui, Monsieur ; le parti me paraît fort convenable : la noblesse...

LA COMTESSE.

Permettez, mon cher Monsieur ; que je sois seul juge dans cette matière.

AUBREY, à part.

C’est un article qu’elle paraît fort bien connaître.

LA COMTESSE.

Alexandre-François de Clancare, son aïeul, qui servait en France, dans la légion Irlandaise, avait bouche en Cour, et montait dans les carrosses du roi. Vous voyez que c’est une famille de qualité...

AUBREY.

Première qualité.

WILFRID.

C’est lui, je pense, qui fut tué à la bataille de Fontenoy, de Rosback, ou de Malplaquet ?

LA COMTESSE.

Fontenoy, mon cher : mon père était major sous lui.

WILFRID.

Vous avez une mémoire excellente, Madame, et je m’en rapporte totalement à vous. Maintenant, procédons à la signature, pour passer promptement à la cérémonie.

AUBREY.

Voilà ce qui s’appelle être expéditif et rond en affaires. J’aime cela, moi.

On s’assied. Le Notaire à la table, Walton, Wilfrid, la Comtesse, Lucy, Aubrey.

LUCY, à part.

Je ne sais quel affreux pressentiment... 

WALTON, bas à Wilfrid.

Je ne pourrai jamais...

WILFRID, à Walton, bas.

Songes-y bien : une femme que tu aimes, ou déserteur. Je te livre.

WALTON, bas.

Misérable !

MURDOCK.

Les noms du futur ?

Walton reste absorbé.

WILFRID, debout, passant au notaire.

Allons, tes noms, Marquis ? Il est tout à son bonheur. Les noms ? vous les avez dans les actes : Leslie-César.

Il vient s’asseoir.

LUCY, à part.

Oh ! non, c’est impossible ! il ne signerait pas.

MURDOCK, lisant le contrat.

« Par-devant nous, John Murdock et son confrère, notaires à la résidence de Dublin, soussignés,
« Sont comparus
« Lord Leslie-César, marquis de Clancare, et lady Lucy-Marie de Kilbrin, fille mineure, autorisée à l’effet des présentes, par sa tante et tutrice, madame Séraphine-Gertrude de Dunnore, veuve du feu comte de Kilbrin ;
« Lesquels, avant la célébration du mariage, ont stipulé les clauses suivantes :
« Art. 1er. Ledit marquis de Clancare déclare qu’il ne possède rien pour le moment, mais qu’il a l’espoir de rentrer ; dans de nombreuses propriétés et créances, évaluées à la somme de 25 000 livres sterling. »

WALTON, à part.

Quelle folie !

WILFRID, à la Comtesse.

Le parti n’est pas mauvais ! 

MURDOCK, continuant.

« Art. 2. Mademoiselle de Kilbrin déclare apporter dans la communauté une somme de 15 000 livres, qui constitue sa dot, laquelle somme le futur reconnaît avoir reçue en signant le présent acte.

Il dépose le portefeuille sur la table.

Dont acte fait et passé le 3 avril 1799... »

WALTON, se levant.

Permettez, Monsieur le notaire...

WILFRID, l’interrompant.

Le reste est inutile, n’est-ce pas ? Tout a été fait par les soins de madame la Comtesse et les miens ; les futurs s’en rapportent parfaitement à nous ; veuillez donc, mon cher Monsieur, conclure, et nous faire signer... Le temps nous presse.’

Tout le monde se lève.

MURDOCK.

Comme vous voudrez. Milord de Clancare, si vous voulez signer ? WALTON, à part.

Signer !

WILFRID, bas à Walton.

Décide-toi, déserteur ou marquis.

WALTON, bas.

La perdre ou la posséder !... Eh bien, à toi la honte et le crime.

LA COMTESSE.

Pauvre jeune homme, comme il est ému !

WILFRID.

Le trouble du bonheur.

À part.

Le poltron !

AUBREY.

Ne dirait-on pas qu’il va faire une mauvaise action !

Walton laisse échapper la plume, Wilfrid le regarde ; il la reprend.

WILFRID.

Ainsi est faite notre pauvre espèce humaine, elle n’a qu’une expression pour les sentiments les plus opposés ; l’émotion du plaisir, la crainte du danger, la colère, l’amour, font trembler et pâlir ; après cela, piquez-vous donc d’être physionomiste.

À part.

Il a signé !

LUCY, à part.

Il a signé, mes craintes étaient un outrage.

WILFRID.

À vous, mon aimable sœur.

Wilfrid et Walton conduisent Lucy à la table ; lorsque Lucy a signé, Wilfrid revient à la Comtesse. 

Ma respectable tante...

LA COMTESSE.

De tout mon cœur.

Elle signe, et revient vers sa nièce.

Que je suis contente de t’avoir donné un protecteur, ma Lucy ; bientôt peut-être tu aurais été seule.

LUCY.

Ah ! ma tante, vous resterez longtemps avec nous.

WILFRID.

M. Aubrey veut-il nous faire l’honneur de signer ?

AUBREY.

Comment donc ! c’est à moi tout l’honneur.

Wilfrid signe aussi, après Aubrey.

Voici maintenant dans ce portefeuille les 15 000 livres, dot de Mademoiselle, en billets.

 

 

Scène XIII

 

LUCY, WALTON, WILFRID, LA COMTESSE, AUBREY, MURDOCK, JAMES

 

JAMES, de la porte du fond.

Tout est disposé pour la cérémonie ; on n’attend plus que les ordres de Madame.

WILFRID.

À merveille.

Achevant de compter les billets avec Murdock.

Dix, douze, quinze mille... Le compte y est, M. Murdock.

Il met le portefeuille dans sa poche.

Mon cher beau-frère, en marche : la mariée et moi, je lui tiens lieu de père ; le futur avec la tante ; les deux témoins derrière... Superbe ! le grand chambellan d’une petite Cour d’Allemagne n’entend pas mieux...

Ils sortent.

 

 

Scène XIV

 

JAMES, seul

 

Il paraît que ça prend. Est-il heureux, celui-là ! car on ne j’ai joué autrefois sur les bords de la Tamise... Moi non plus, je ne serai pas toujours un pauvre diable ; j’ai fait, Dieu merci, quelques économies avec M. le baron de Kilbrin ; ces gens de qualité, c’était généreux : ça n’avait pas d’ordre ; ça laissait toujours traîner quelque chose ; et moi qui aime à ranger, je ramassais.

Voyant les cartons laissés par Aubrey. 

Qu’est-ce que c’est que ça ?... Ah ! ah ! des dentelles ! magnifiques, ma foi ! Que d’argent dans un petit volume ! Comme c’est portatif ! C’est à ce marchand... Est-il négligeant encore celui-là !... Tout le monde va partir, je suis libre...

Il met des dentelles dans toutes ses poches.

Ça lui donnera de l’ordre. 

Il va sortir.

 

 

Scène XV

 

JAMES, UN CONSTABLE, UN BRIGADIER, SIX DRAGONS

 

JAMES.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ? Un Constable ! des dragons !

LE CONSTABLE.

Un homme à cette porte.

À James.

Où va-t-on de ce salon ?

JAMES, tremblant.

Par ici, dans la chambre de madame de Kilbrin ; par là, dans la chambre verte, occupée par M. Aubrey, commis-voyageur.

LE CONSTABLE.

Et de ce côté ?

JAMES.

La galerie, et ensuite la chapelle.

À mesure qu’il nomme et désigne une pièce de l’appartement ; sur un geste du Constable, un dragon va s’y poster.

LE CONSTABLE, aux autres dragons.

Vous, entrez dans cette chambre, et tenez-vous tous prêts à paraître au premier ordre.

Les dragons sortent.

JAMES, à part.

Pour qui tous ces préparatifs ? Est-ce pour M. Wilfrid ? pour le Marquis, ou pour...

LE CONSTABLE.

Toi, pas le moindre geste, le moindre signe qui puisse avertir de notre présence.

JAMES.

Soyez bien tranquille, M. le Constable, je ne dirai rien ; si vous voulez même, de peur que mon trouble n’annonce quelque chose d’extraordinaire...

Il va pour sortir.

LE CONSTABLE.

Non : reste ; et pense que je suis là.

Le Constable se retire vers le fond.

JAMES.

Je crains bien que ma leçon au commis-voyageur ne me coûte cher.

Il veut remettre les dentelles. Le Constable, qui est resté au fond, le regarde avec attention.

 

 

Scène XVI

 

JAMES, WALTON, AUBREY, MURDOCK, LE CONSTABLE

 

WALTON, se jetant sur un fauteuil.

Elle est partie ! et je n’ai pas eu la force de la désabuser.

AUBREY.

Très jolie cérémonie ! Mon voile faisait un effet délicieux.

MURDOCK, à Walton.

Allons, Monsieur, supportez avec courage cette courte séparation ; elle était nécessaire pour votre sûreté commune.

WALTON.

Ah ! Monsieur, ce n’est pas seulement son départ qui m’afflige.

JAMES, à part.

Est-ce que la visite serait pour lui ?

 

 

Scène XVII

 

JAMES, WALTON, AUBREY, MURDOCK, LE CONSTABLE, LES DRAGONS, DOMESTIQUES

 

LE BRIGADIER, au Constable, au fond.

On ne s’était pas trompé... c’est bien ça.

Il fait avancer les dragons. Le Brigadier frappant sur l’épaule de Walton.

Bonjour, Walton !

WALTON.

Ô ciel !

TOUS.

Walton !

JAMES.

Quand je le disais !

LE BRIGADIER.

Hé oui ! Walton, dit Sans-Gêne au régiment... Tu dois me reconnaître : Turner, ton ancien camarade au 11e de dragons ?

WALTON.

Oui, sans doute, je te reconnais.

LE BRIGADIER.

À la bonne heure ; ce qui ne m’empêchera pas de te faire arrêter comme déserteur.

Le Constable se présente, et le touche de sa baguette.

WALTON.

Voilà ce que je redoutais.

MURDOCK.

À Walton ! Walton ! Ah ça, permettez, M. le Constable : c’est non-seulement un déserteur, mais encore un faussaire ; ce contrat de mariage, signé du nom de Clancare... Faux en écriture authentique et publique.

WALTON.

Malheureux ! qu’ai-je fait !

AUBREY.

Voilà qui se complique.

MURDOCK.

Et le portefeuille ! les 15 000 livrés sterlings ?

WALTON.

Vous savez bien que vous les avez remis à Wilfrid ; c’est lui qui a tout fait, tout conduit.

LE CONSTABLE.

N’est-ce pas un jeune homme brun ?... Il s’est enfui dès qu’il nous a vus nous diriger par ici. Je n’avais pas d’ordres contre lui.

MURDOCK.

Et il est parti !

AUBREY.

Et mon voile ! qui me le paiera ?

Il va vers son carton de dentelles.

MURDOCK.

M. le Constable, vite à cheval ! que l’on courre après Wilfrid.

LE CONSTABLE.

Nous allons commencer par conduire son camarade à Dublin.

AUBREY.

Ah ! mon Dieu ! je suis volé ! ruiné ! mes dentelles ! M. de Constable, arrêtez tout le monde ; elles étaient ici.

LE CONSTABLE, saisissant James.

Nous allons commencer par cet honnête garçon.

JAMES, se jetant à genoux.

Grâce ! grâce ! je rendrai tout.

AUBREY.

Donne, mon garçon, donne.

LE CONSTABLE.

Un moment, s’il vous plaît.

À James.

Garde tout, mon ami, nous t’avons trouvé nanti, il faut que tu restes tel.

À Aubrey.

Vos effets vous seront rendus après avoir passés par le greffe, s’il y a lieu. Messieurs, si vous voulez nous suivre à Dublin, vous ferez tout de suite vos dépositions.

WALTON.

Ah ! Lucy, combien je suis heureux que tu ne sois pas témoin de mon avilissement ! puisses-tu l’ignorer toujours !

AUBREY.

Mes dentelles pillées !... Une dot volée !... Un faussaire !... Un déserteur !... Mais c’est une caverne de brigands, ce château ! sortons-en bien vite.

LE CONSTABLE, aux dragons.

Allons, camarades, en route.

AUBREY, ramassant ses cartons, et courant après lui.

M. le Constable, j’ai avec moi des marchandises précieuses ; des valeurs considérables : je me mets sous la protection des lois, du Ciel, et des dragons.

Les dragons se sont emparés de James et de Walton. Le Constable étend vers eux sa baguette, et ordonne de les emmener. Aubrey va se ranger auprès de lui. Tous vont partir. 

 

 

ACTE II

 

Le Théâtre représente une salle voûtée en briques. Des bancs de bois de chaque côté. Au fond, un perron, conduisant à une porte garnie d’un guichet. Lorsque la porte ou le guichet s’ouvre, on voit en dehors un guichetier. Une porte à droite ; elle conduit à l’infirmerie. Une autre à gauche, conduisant à la chambre de Bulldog et à l’atelier. Une corde pour sonner la cloche.

 

 

Scène première

 

BULLDOG, WALTON, WILFRID, JAMES, MARLOW, SHAFTON, FOSTER, MACDUFF, SHEEPFORT, ROBINSON, GROG, HUBERT, PRISONNIERS

 

Pendant l’ouverture de l’acte, onze heures sonnent. Au lever du rideau, Bulldog est au pied du perron, sa liste à la main. Dick, en haut de l’escalier, répète les noms à mesure que Bulldog les appelle, Sept à huit prisonniers sont déjà entrés, et jouent à se pousser les uns sur les autres. Sur l’extrémité du banc, à droite, une grande redingote bleue, un chapeau, une canne, des gants.

BULLDOG.

Pensionnaires de Newgate, je continue l’appel. Respect et silence devant moi, Bulldog, guichetier en chef de cette prison.

Il appelle.

Foster !

FOSTER.

Présent !

Il entre et sera sur les précédents.

BULLDOG.

Macduff !...

MACDUFF.

Présent !

BULLDOG.

Marlow !

MARLOW, entrant.

Présent !

On rit à la vue de Marlow, qui va saluer Bulldog d’une façon grotesque.

BULLDOG.

Silence, voleurs ! on ne s’entend plus ; je ne sais plus à quelle lettre j’en suis resté.

MARLOW.

Le v’là emberlificoté dans son alphabet ; il y perd la coloquinte.

On rit plus fort.

BULLDOG.

Silence, canaille !

MARLOW, soulevant son bonnet.

Pardon, l’ancien ; quand on revient de la fatigue, on a un moment de récréation.

BULLDOG.

Après l’appel. Allons, silence ! ou je lâche mes chiens. Silence !

Il continue.

Grog !

GROG.

Présent !

BULLDOG.

Pourquoi ne viens-tu pas à ta lettre ?

GROG.

Je ne sais pas lire.

BULLDOG, continuant.

Wilfrid !

WILFRID, entre sans ôter son bonnet.

Présent !

BULLDOG, jetant par terre le foulard qui le coiffe.

Depuis huit jours que t’est-ici, tu n’as pas encore appris la politesse, vaurien ?

MARLOW.

Il a peur des coups d’air, le chevalier.

BULLDOG.

Qu’il prenne garde aux coups de bâton.

Continuant.

Robinson !

Robinson entre ; il a une figure hideuse et une longue barbe.

Pourquoi ne t’es-tu pas fait raser, toi ?

MARLOW.

Il n’a pas de quoi payer le racleur.

BULLDOG.

Tais-toi, l’avocat. Qu’il fasse comme les autres, qu’il travaille.

MARLOW.

Il n’sait pas de métier.

BULLDOG.

Qu’il balaie l’appartement, il aura des honoraires.

Continuant.

James !

JAMES.

Présent !

Il passe en ricanant devant Bulldog. 

BULLDOG.

Dis donc, roquet, si tu voulais bien ne pas mérite au nez en passant. La première fois que ça t’arrivera, je te ferai coucher avec la cravate.

JAMES.

Économie de toilette ! je me levrai tout colleté.

BULLDOG.

Hubert !

Hubert passe.

MARLOW.

Ce n’est pas son tour ; ça s’écrit par un H.

BULLDOG.

T’auras l’écume du pot dans ta soupe, toi, pour l’apprendre à raisonner.

Il appelle.

Schafton !

Il passe.

Sheepfort.

Il passe.

Et Walton !

Walton entre d’un air consterné.

TOUS, se rangeant.

Salut au marquis !

BULLDOG.

C’est tout : v’là le pensionnat rentré. Dick, ferme la cage, que les serins ne s’envolent pas.

On entend au dehors un bruit de verrous.

C’est bien, mes agneaux, je suis content de vous ; la récréation commence. Je vais voir si le consommé est prêt. Soyez bien sages, mes petits amours, songez que vous n’avez pas de bourrelets ; prenez garde de vous pousser contre les meubles. S’il n’y a pas d’égratignures, on aura le bœuf avec du persil, et les quatre mendiants au dessert : autrement, pas de sucre dans le café, et je ne bassine pas les lits.

Il sort.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, excepté BULLDOG

 

JAMES.

Il n’est pas Job, le vieux !

MARLOW.

Bah ! laisse donc, blanc-bec ! on s’aperçoit bien que tu n’as encore flairé qu’on gigot. Fallait voir celui de Bridewel, ou le capitaine du vaisseau de transport à Botany-Bay.

JAMES.

Tu as donc voyagé, toi ?

MARLOW.

Oui, j’ai fauché plus d’un pré, et plus d’une fois le lord-juge a suspendu pour moi l’habeas corpus.

WALTON, à part.

Ô dieu ! où m’a conduit un moment de faiblesse !

MARLOW.

Tiens ! Qu’est-ce qu’il a donc le marquis ? il fait la moue comme s’il souffrait. Dis donc, Courle-à-l’eau, verse à boire à milord, il trouve la soupe trop chaude.

JAMES.

Faut avouer que ça démoralise joliment, d’être enfermé dix heures par jour !

MARLOW.

C’est bien autre chose à Botany-Bay ; il n’y a pas tant d’agrément qu’à Newgate. C’est une chaleur ! ah !’une chaleur !... et puis, quand on dit : j’ai soif, il vous arrive une limonade de coups de fouets. Aussi j’ai résilié le bail dans ce coquin de logement, et, sans donner congé, j’ai décampé de belle. C’est dommage qu’on m’ait pincé, je commençais à ramasser du quibus ; mais, chut ! voilà le docteur qui sort de l’infirmerie. Camarades, en avant les douleurs !

Tous, excepté Walton, prennent différentes postures de maladies, propres à exciter la pitié.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LE DOCTEUR

 

Un concert de lamentations commence.

LE DOCTEUR, sans faire attention à leurs plaintes prend sa redingote, et fouille dans les poches.

On n’a touché à rien ?

JAMES.

Pour qui donc nous prenez-vous ?

MARLOW.

Depuis le temps que vous déposez vos effets ici, en allant à l’infirmerie, est-ce qu’on vous a jamais rien chippé ?

LE DOCTEUR.

Non, non, c’est vrai ; de te fâche pas.

À James, qui tousse très fort.

Tu es enrhumé aujourd’hui ?

JAMES.

Ah ! je deviens poitrinaire.

LE DOCTEUR.

On t’enverra aux Colonies, l’air du midi te convient.

À Wilfrid.

Et toi, qu’as-tu donc à te tortiller de la sorte ?

WILFRID.

Aye ! des crampes d’estomac !

LE DOCTEUR.

La diète.

MARLOW.

Oh ! mes reins, mon rhumatisme !

LE DOCTEUR.

Une friction de nerf de bœuf.

Allant à Walton, qui est resté dans un coin.

Et toi, qui ne dis rien, serais-tu vraiment malade ?

WALTON.

Non.

LE DOCTEUR, avec intérêt.

Tu as l’air souffrant. Veux-tu un billet d’hôpital ?

WALTON.

Non ; il n’y a qu’un remède à mes maux.

LE DOCTEUR.

La liberté, n’est-ce pas ? celui-là, il n’est pas en mon pouvoir de te le procurer. Pauvre diable ! c’est peut-être le moins coupable ; c’est le seul repentant. Allons, réjouissez-vous, il arrive ce matin un visiteur à la prison, vous aurez pour boire. Adieu !

Il va frapper à la porte du fond. Le guichet s’ouvre. Dick regarde, ouvre la porte, et le docteur sort.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, excepté LE DOCTEUR

 

MARLOW.

Un visiteur ! Quelque bon niais encore ! À l’ouvrage !

WALTON.

Encore un nouveau témoin de ma honte.

MARLOW, lui frappant sur l’épaule.

Marquis, veux-tu que je t’apprenne ?.

WILFRID, à Marlow.

Laisse-le donc tranquille.

MARLOW.

Ah ! ça, Milord, est-ce que tu vas toujours défendre ce sournois-là ? Sais-tu que ça commence à me chiffonner le jabot ?

JAMES, s’avançant sur Wilfrid.

C’est vrai aussi, mêle-toi de ce qui te regarde.

WILFRID.

Insolent ! tu oublies à qui ta parles.

JAMES, déclamant.

Milord, à vos vertus nous rendons tous hommage !

WILFRID.

Effronté valet !

TOUS, riant aux éclats.

Ah ! valet !

MARLOW.

Réponds-lui donc, la Dentelle.

JAMES.

Pas si bête, il me mettrait à la porte.

Rire général.

Allons, allons, tes airs de maître, c’est une mauvaise habitude dont il faut ť défaire. Le verdict du jury nous a mis d’niveau ; et as le jockey James, et le maître Wilfrid, quand ils se trouvent à Newgate, ne sont, au fait, que deux voleurs, deux condamnés, deux camarades...

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, BULLDOG, suivi de valets portant des gamelles

 

BULLDOG.

Il paraît que l’on s’amuse ici, en attendant le potage. Vous faites autant de bruit qu’au rout du lord-maire. Allons, Mes demoiselles, en rang.

Ils se rangent quatre par quatre. Les valets distribuent les gamelles.

Répondez par oui et par non. Voleurs, chacun est-il à sa place ?

TOUS.

Oui !

BULLDOG.

A-t-on la soupe ?

TOUS.

Oui !

BULLDOG.

A-t-on la viande ?

TOUS.

Oui !

BULLDOG.

Le bouillon est-il bon ? 

TOUS.

Non !

BULLDOG.

C’est égal. Veut-on du rhum ?

TOUS.

Oui !

BULLDOG.

Eh bien ! nous allons voir... Je vas vous amener une visite.

WALTON.

Pourquoi donc nous montrer à des étrangers, nous forcer à rougir encore ?

BULLDOG.

Et l’argent que ça rapporte, tu comptes ça pour rien ? Cache-toi, si tu ne veux pas être vu. Si l’on reçoit le bourgeois avec les convenances ordinaires, on sera content de moi. Je vous recommande le bon ton, la propreté, un maintien modeste, les yeux baissés et les pieds en dehors.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, AUBREY, conduit par un guichetier

 

BULLDOG, à Aubrey, qui se tient sur la porte.

Entrez, Monsieur, n’ayez pas peur.

Les prisonniers, sans quitter leurs places, se retournent pour regarder Aubrey.

AUBREY, à part.

Quelles horribles figures !... Nouvellement arrivé à Londres, j’ai voulu voir ce que cette ville renferme d’intéressant... Je me repens presque de ma curiosité.

WALTON, à part.

Dieu ! que vois-je ? Le témoin de mon mariage ! Aubrey ! Où mer cacher ? S’il allait me reconnaître !

Il enfonce son bonnet sur ses yeux, et se retire dans un coin.

WILFRID.

Eh ! je ne me trompe pas, c’est M. Aubrey.

AUBREY.

Comment, je suis connu ici ?...

WILFRID.

Touchez-là, mon cher ! Est-ce que vous ne vous rappelez pas...

AUBREY, reculant.

Non, en vérité... Pourtant... cette figure...

WILFRID.

L’année dernière, vous savez bien, au château de Kilbrin.

AUBREY.

Ô grand Dieu ! le chevalier Wilfrid ! 

WILFRID.

Enchanté de vous revoir, et tout : votre service ; faites comme chez vous, ne vous gênez pas... Voulez-vous déjeuner avec nous ?

AUBREY.

Mais comment se fait-il ?...

BULLDOG.

Ah ! si vous lui demandez son histoire, il n’en finira pas : fausses signatures, dot escamotée, fausses clés, vol chez un banquier, voilà son affaire, c’est tout simple. Tenez, en voilà un meilleur... Marlow !

MARLOW.

On y va !

BULLDOG.

Un fameux espiègle ! il s’est déjà évadé trois fois ; c’est ce qu’on appelle un cheval de retour.

AUBREY.

Malheureux Wilfrid !

BULLDOG.

Laissez donc là votre Wilfrid... Regardez-moi un peu cette mine.

Il lui montre Robinson à demi-couché.

Allons, houp ! debout, l’homme des bois ! Vous voyez bien ça, c’est un gentleman de grand chemin ; ça ne parle jamais plus que vous ne voyez. C’est pourtant ce malin-là qui a arrêté une diligence à lui tout seul.

À un autre qui tient encore son écuelle.

Et toi, Sheepfort, tu n’as pas encore fini ta soupe ? Voyez, Monsieur, comme on les nourrit ! quelle couleur ça vous a, ce bouillon ; comme c’est appétissant ! Vous plairait-il d’en goûter ? il est tout-à-fait confortable.

AUBREY.

Merci, mon brave homme !... Ô ciel ! voilà encore une figure que je connais.

JAMES, se levant.

Tulles de Manchester, première qualité.

AUBREY.

James ! pauvre garçon ; va, le plus grand malheur de ma vie c’est d’avoir été force de déposer contre toi.

JAMES.

Oh ! je sais bien, vous avez pleuré ; et moi donc...

Il fait semblant de pleurer, et tout-à-coup éclate de rire.

AUBREY.

Quelle horrible dépravation ! Envoyez donc un homme en prison pour un pareil délit.

BULLDOG.

Eh bien, où voulez-vous qu’on l’envoie ?

AUBREY.

Voilà un pauvre diable corrompu pour la vie ; il n’est peut-être coupable que d’avoir suivi  l’exemple de son maître.

BULLDOG.

Son maitre ! ah ! laissez faire, il lui en remontrera bientôt.

AUBREY.

Que de victimes pour un seul forfait ! Et ce malheureux Walton, qu’est-il devenu ? 

JAMES et BULLDOG.

Walton, il est...

WILFRID.

Taisez-vous ! taisez-vous !...

James, Bulldog et les prisonniers s’éloignent un peu d’Aubrey, et le laissent isolé avec Wilfrid sur l’avant-scène.

M. Aubrey, savez-vous des nouvelles de lady Kilbrin ?

AUBREY.

Elle est morte, accablée de chagrins.

WILFRID.

Et Lucy ? 

AUBREY.

Je ne sais où elle s’est retirée, mais je la crois à Londres.

Walton, derrière eux, prête une oreille attentive.

WILFRID.

A-t-elle quelques ressources ?

AUBREY.

On assure que les biens de sa tante ont été confisqués, et qu’il ne lui reste rien.

WALTON, à part.

Infortunée Lucy !

JAMES.

Voilà le jobard qui s’attendrit... le nuage sur les yeux ! les gouttes de pluie ! c’est le bon vent.

À Aubrey d’un air piteux.

Mon gentleman, n’oubliez pas les prisonniers, on boira à votre santé...

AUBREY, à Bulldog.

Est-ce qu’on peut ?...

BULLDOG.

Oui, ça leur procure quelques douceurs.

AUBREY.

Dame, mes enfants, je ne suis pas riche ; je ne suis encore que commis-voyageur ; il faut aller doucement pour réussir honnêtement...

À part.

Allons, que je suis bête ; voilà que je les humilie.

BULLDOG.

Oh ! n’y a pas de danger...

AUBREY, aux prisonniers qui se pressent autour de lui.

Tenez, tenez...

À part.

Il faut réparer cela.

Haut.

Je suis fâché de n’avoir pas davantage. 

Il leur distribue de l’argent.

BULLDOG, à part.

Çà me reviendra.

WILFRID, à Aubrey.

M. Aubrey, je vous recommande ma pauvre sœur.

AUBREY, attendri.

Soyez tranquille, je ferai mon possible... Allons, du courage.

À part.

Sortons, sortons ; ces gens-là me font pitié... Je crois en vérité...

Il essuie une larme. Haut.

Monsieur le guichetier, reconduisez-moi...

LES PRISONNIERS, l’entourant.

Vivent les bons commis-voyageurs !

AUBREY.

C’est bien, c’est bien... Guichetier...

Bulldog et Aubrey sortent.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, exceptés BULLDOG et AUBREY

 

Éclat de rire général. Wilfrid est encore ému, mais il regarde  James, et rit comme lui.

MARLOW.

Est-il solide, le John Bull ?

JAMES.

Il y aura une fière averse sur son visage.

MARLOW.

Oui ; mais rien pour la sécher, voyez-vous ?

Il fait voir le mouchoir d’Aubrey, qu’il a escamoté. Tous se rassemblent autour de Marlow et de James.

JAMES.

Il manquera l’heure du dîner : il m’a prêté sa montre.

Il fait voir la montre qu’il lui a enlevée.

MARLOW, remarquant la chaine.

Il a une belle chaine tout de même, le coucou.

JAMES, à Wilfrid.

Ça te fait honte, ça, chevalier si tu n’avais pas fait le langoureux, tu l’avais belle.

WILFRID.

Que veux-tu, la Dentelle, il faut se consoler.

Il tire de sa poche la tabatière d’or d’Aubrey.

Qui est-ce qui en use ?

Tous les prisonniers se mettent à rire. 

WALTON, à part.

Scélérats !

On entend tirer les verrous.

MARLOW.

Ah ! v’là le négociant, il va nous mettre tout cela au creuset ; un moment, ne faisons pas tout voir. En avant la tabatière.

Il prend la tabatière, et l’on cache le reste.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, BULLDOG

 

MARLOW.

Tiens, sir Bulldog, voilà de quoi payer la goutte.

BULLDOG.

Quoi ! tu te défais de tes bijoux, toi ?

MARLOW.

Il faut bien faire quelques sacrifices pour s’arroser le gosier ; mais il nous faut du chenu aujourd’hui. Je paie pour tout le monde. Du Porto, du Madère...

BULLDOG.

C’est bon ; allez m’attendre à l’atelier.

Bulldog et les prisonniers sortent.

 

 

Scène IX

 

WILFRID, WALTON

 

WILFRID.

Dis donc, ce pauvre Aubrey, avec sa probité, son honneur, il n’est encore que commis.

WALTON.

Oui, mais il jouit de l’estime ; de la considération... 

WILFRID.

On fait une jolie figure avec ça, quand on n’a pas un shellings ; va demander à nos fashionables.

WALTON.

La vue de cet homme, ses discours m’ont mis au désespoir.

WILFRID.

Il m’a fait de la peine ! Te ne suis pourtant pas fâché, d’avoir retrouvé un ancien ami. Ici la société est très mêlée, on se rouille, on perd les belles manières ; et si l’on n’avait de temps en temps quelques visites, on finirait par prendre un mauvais ton, n’être plus présentable dans un club décent ou admissible au Vauxhall.

WALTON.

Et c’est là tout ce qu’a produit sur toi le souvenir de ton existence passée ! Tant de malheurs dont tu es la cause, la mort de ta tante, le déshonneur de ta sœur, laissée en proie au chagrin et à la misère, mon supplice et ma douleur, tout cela te trouve sans regret et sans pitié ! Dupe que j’étais de croire que son amitié pour moi le faisait agir, qu’il voulait assurer le bonheur de Lucy en servant notre amour ! l’égoïste ne songeait qu’à satisfaire sa cupidité. L’amitié, l’amour sont des sentiments trop généreux pour être connus d’un cœur flétri par les vices les plus bas.

WILFRID.

De quoi te plains-tu ? Tu es à Newgate, c’est vrai ; mais j’y suis aussi.

WALTON.

Tu es à ta place, misérable ! Tes habitudes infâmes devaient t’amener sur ces bancs ; mais moi ! moi, jusqu’alors honnête, sans tes funestes conseils, je serai libre, tranquille, heureux...

WILFRID.

Libre, tranquille, heureux ! Laisse donc ! Qu’est-ce que le monde pour un pauvre diable sans fortune et sans nom ? une, véritable galère. Obligé de travailler sans relâche, exposé au mépris du premier fat titré ou enrichi, foulé aux pieds, avili, il doit encore dévorer en silence son humiliation !... Dieu me damne ! à Newgate, du moins, il n’y a pas d’objet de comparaison.

WALTON.

Oui, tel est le langage de tes pareils : ambitieux sans talents, avides sans courage, ils calomnient le inonde pour excuser leur fautes envers lui. Mais je te connais, à présent, je sais apprécier tes mensonges. Va, le bonheur est pour toutes les conditions. Dans la nôtre, la modération, le travail, une probité persévérante, tôt ou tard le procurent. Moi aussi, j’y avais droit ! Dans un temps qui a renversé tant de préjugés, je pouvais, à force de vertus, conquérir un rang et des richesses ; je pouvais même espérer de mériter Lucy... ton souffle empoisonné a tout détruit ; j’ai préféré la tromper lâchement.

Il pleure.

WILFRID.

Ah ! si tu vas faire du Shakespeare, je n’en suis plus, moi ; le tragique n’est pas mon genre.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, JAMES

 

JAMES.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc là, vous autres ?

WILFRID.

C’est Walton qui se désole.

JAMES.

Tiens, je le croyais tout-à-fait affranchi.

WILFRID.

Je conçois qu’il souffre d’avoir laissé à l’abandon une pauvre petite femme ; moi-même, qui suis plus philosophe, si je m’écoutais, j’aurais des remords.

JAMES.

Toi ! des remords ! le plus souvent.

WILFRID.

Dans la classe, avec ton éducation, tu ne peux pas concevoir...

JAMES.

C’t’olibrius ! dans ma classe ! avec mon éducation ! J’ai volé, j’en conviens ; mais je n’ai pas perdu ma sœur et mon ami ; et si je l’avais fait, vois-tu, je n’aurais ni paix, ni trêve que je n’aie réparer mes torts, et je ne dirais pas que j’ai des remords, en me tenant les bras croisés comme une idole dans sa niche.

WILFRID.

Enfermé comme lui, en quoi puis-je lui être utile ?

WALTON, pleurant.

Pauvre Lucy ! elle me maudit, m’accuse de tous ses maux, et je ne puis la secourir !

JAMES, à demi-voix, et toute la scène de même.

Écoute, Walton, quoiqu’en dise Wilfrid, j’ai un bon cœur aussi. Écoute : tu ne peux pas plus longtemps manger le pain du roi Georges ; le chagrin ta pris, la prison n’a plus de charmes, tu te périrais, il faut t’évader.

WALTON.

Déjà, depuis longtemps, j’y songeais.

WILFRID.

Quel est celui d’entre nous qui ne s’en occupe pas ? L’évasion est le rêve de toutes nos nuits, la pensée de tous nos instants. Les détenus les plus résolus, les plus endurcis, en apparence, sont quelquefois ceux qui rongent leur frein avec le moins de patience.

JAMES.

Aussi chacun de nous a son plan, ses projets, ses préparatifs, qui n’attendent que l’occasion. Voyons, entendons-nous, exposons nos idées, réunissons ce que nous avons pu méditer en particulier, et faisons en un tout qui soit utile à un ami.

WILFRID.

Voici un plan que j’avais arrangé... pour moi ; mais je lui en fais le sacrifice, pourvu qu’il ne me garde pas rancune.

WALTON.

Va, quoi qu’il arrive, je te pardonne.

WILFRID.

Vous avez remarqué comme moi qu’en allant à l’infirmerie, le docteur dépose ici sa redingote, sa canne et son chapeau.

JAMES.

J’y suis ; pas mal ! mais il faudrait déguiser sa coloquinte à ces rhinocéros de guichetiers.

WILFRID.

Sans doute ; j’ai une perruque grise et des favoris faux.

JAMES.

Très bien ! il est plus petit, je lui donnerai des bottes.

WALTON.

Mais le docteur ne vient que le matin, et tout le monde est rassemblé lorsqu’il passe dans cette salle.

JAMES.

Il faut le faire venir dans le milieu du jour.

WILFRID.

Aujourd’hui, c’est facile ; une querelle entre nous, on y est habitué, une bataille...

JAMES.

Il tombe ; on sait que je boxe mieux, et puis... Chut ! on vient !

WILFRID.

Suffit ! À notre affaire...

Ils se serrent tous trois la main.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, BULDDOG, MARLOW, TOUS LES PRISONNIERS

 

BULLDOG.

Honorables gentlemen, voici les combustibles.

MARLOW.

Bravo ! père Bulldog !

On distribue des verres et des bouteilles.

BULLDOG.

Ah ! ça, mes enfants, vous voyez que je suis complaisant, j’espère que vous ne m’en ferez pas repentir ; vous serez sobres et modérés.

JAMES.

C’te question ! Est-ce que nous ne le sommes pas toujours ?

WILFRID.

Vous allez trinquer avec nous, M. Bulldog. Un toast à M. Bulldog !

TOUS.

Un toast à M. Bulldog !

BULLDOG.

Volontiers, volontiers ! je ne suis pas fier, moi ; je bois avec tout le monde, pourvu qu’on paie.

MARLOW, trinquant.

M. Bulldog, j’ai bien l’honneur...

BULLDOG.

Merci, fripon !

WILFRID.

À votre santé, M. Bulldog !

BULLDOG.

À la tienne, aimable escroc !

À James.

Et toi, petit filou ?

JAMES.

À la vôtre, papa ! 

Bas à Walton.

Ne perds pas de temps, fais tes affaires pendant qu’il est occupé, nous commencerons quand tu voudras.

Walton se retire vers le fond. Les autres prisonniers le masquent.

BULLDOG.

Convenez, mes gentlemen, qu’on se fait dans le monde des idées bien fausses sur l’établissement royal de Newgate ! ce n’est pas aussi terrible qu’on le pense ; vrai, il gagne à être connu. Vous vivez ici sans soucis du lendemain, sans embarras d’affaires, sans tracas de famille, ni femmes, ni petits-enfants ; logés, chauffés, nourris aux dépens de la nation Britannique. S’il se présente quelques riflards, je me fais un plaisir de vous l’amener, ça vous procure de la pécune, et vous rend la vie douce ; aussi je suis sûr que, quand son temps sera fini, chacun de vous me regrettera et se dépêchera de travailler pour revenir.

Il rit bêtement.

Hé ! hé ! hé !...

WILFRID.

Il est jovial, le père Bulldog ! Faites tourner la bouteille, que je boive un verre de Porto avec lui.

BULLDOG.

Je suis en train de rire, aujourd’hui, et pour vous le prouver, je vais vous chanter la ronde des plaisirs de Newgate. Allons, attention : chorus général avec les entrechats et les ailes de pigeon.

Ronde.

Y a pus d’plaisir que d’peine,
La briquedondaine,
À s’voir mis sous l’scellé,
La briquedonde !

TOUS LES PRISONNIERS, en dansant.

Y a pus d’plaisir, etc.

On danse sur chaque refrain.

BULLDOG.

Accourez à Newgate,
Pour donner à vos maux
Du r’pos ;
On n’y port’ pas d’manchette,
Mais on y fait jabots.

CHŒUR.

Y a plus d’plaisir, etc.

BULLDOG.

On vous donn’ d’la bonn’ soupe,
Et des bons z’haricots
Tout chauds ;
Vot’ viande on vous la coupe,
D’peur d’user vos couteaux.

CHŒUR.

Y a pus d’plaisir, etc.

BULLDOG.

V’nez voir leux bell’s ouvrages,
De paille et de cocos,
Badauds ;
C’ qu’y a d’mieux dans l’s’étalages, 
C’et qu’ils n’pai’nt pas d’impôts.

CHŒUR.

Y a pus d’plaisir, etc.

BULLDOG.

Ainsi qu’ces vins qu’on vante,
Et qu’on tient rassemblés
Sous clés,
Pour qu’aucun d’vous n’ s’évente,
On vous a tous fic’lés.

CHŒUR.

Y a pus d’plaisir, etc.

JAMES, à Walton.

Tu es prêt ? j’ vas commencer... Attention, Wilfrid.

Haut.

Allons, encore une tournée.

BULLDOG.

Tu en veux encore, cadet ?

JAMES.

J’en veux toujours.

BULLDOG.

Paie, et je suis à tes ordres.

JAMES.

Je n’ai pas le sous.

BULLDOG.

Ni jaune ni blanc ? Donne des nippes.

JAMES.

Avec ce que nous avons donné, y avait de quoi boire pendant quinze jours. D’ailleurs, qu’il montre le budget, et s’il y a le compte, on votera un bill d’indemnité.

BULLDOG.

Voyez-vous ça ?

WILFRID.

Qu’est-ce qu’il veut donc dire celui-là ? Puisque M. Bulldog n’a donné qu’ ça, c’est qu’il n’y avait pas pour plus.

JAMES.

Ou qu’il a mis le reste dans sa poche, quoi !

BULLDOG.

Est-il insolent, ce petit drôle-là !

QUELQUES PRISONNIERS.

Écoutez ! écoutez ! 

WILFRID.

Laissez-le dire, M. Bulldog, tout le monde connaît votre probité. Moi, qui suis aussi délicat qu’un autre, j’en répondrais.

JAMES.

Le beau répondant, que M. le Chevalier ! un escroc !

D’AUTRES PRISONNIERS.

À l’ordre ! à l’ordre !

BULLDOG.

Je te rappelle à l’ordre, James.

WILFRID.

Veux-tu te taire, méchant voleur !

JAMES.

Pourquoi que tu prends son parti ? parce qu’il a l’ pouvoir et qu’il te passe des douceurs.

LES PREMIERS.

Bravo ! bravo !

WILFRID.

Pourquoi que tu l’accuses ?

JAMES.

Parce qu’il nous vole, et que je vois clair. Et il n’y a pas de verre de rhum ou de tranches de roast-beef qui puisse me séduire.

BULLDOG.

Sois tranquille, tu iras demain au cachot.

JAMES.

Le cachot n’répond pas aux bonnes raisons. Eh bien ! je me plaindrai au lord-commissaire.

WILFRID.

Et moi, je dirai que tu mens.

JAMES.

Ah ! je mens ! ah ! je mens ! Attends, attends, nous allons voir si tu lui diras demain, au commissaire.

Il ôte sa veste et se met en posture pour boxer.

BULLDOG.

Gentlemen, il est défendu de boxer.

Aux autres.

Séparez-les donc, séparez-les donc !

MARLOW.

C’est leur affaire, faut les laisser. Les paris sont ouverts. Dix shellings pour James !

SHEEPFORT.

Dix pour Wilfrid !

Ils boxent. Wilfrid tombe. 

JAMES.

As-tu ton compte ? 

WILFRID.

Ah ! je suis blessé ! ah ! que je souffre !

BULLDOG.

Ce pauvre garçon !

À James.

Tu me le paieras, toi.

WILFRID.

J’ai la jambe cassée, je ne puis me relever. Ah ! de grâce, le docteur !

BULLDOG.

Ça ne sera rien, va, je te ferai soigner. Mettez-le dans l’atelier.

On l’emporte.

Petit vaurien !

Allant au guichet du fond.

Dick ! qu’on cherche le Docteur, il est sans doute chez lui.

WALTON, à James.

Diable ! ce n’est pas mon compte ; fais sortir Bulldog.

JAMES.

Au fait, je suis fâché maintenant d’avoir blessé ce pauvre chevalier... Eh ! mais, j’y pense, le Docteur n’est pas chez lui, je l’ai vu passer ; il est peut-être chez le commissaire ou à l’infirmerie.

BULLDOG.

Je vais le chercher moi-même... Je vais voir d’abord à l’infirmerie.

Il sort par la droite.

JAMES.

Eh bien, qu’en dis-tu ?

WALTON.

Très bien jusqu’ici, pourvu que le Docteur vienne promptement.

JAMES.

Ah ! le voici.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, LE DOCTEUR, il entre par le fond

 

LE DOCTEUR.

Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce qu’il y a encore de nouveau ? une bataille ! une blessure !

JAMES.

Oui, M. le docteur, c’est ce pauvre diable de Wilfrid.

LE DOCTEUR.

Malheureux ! n’avez-vous donc pas assez des maux que vous endurez ici, sans vous mutiler de vos propres mains ?

WALTON.

Un moment d’humeur... Il a, je crois, la jambe cassée... Il est dans cette chambre.

LE DOCTEUR.

Il y a fracture ! diable ! c’est grave... J’y cours.

Il se dirige vers la chambre, dépose sa redingote, ses gants, sa canne et son chapeau.

Maintenant je pourrais opérer toute la prison.

Il entre.

 

 

Scène XIII

 

JAMES, WALTON

 

JAMES.

Vite la perruque, les favoris...

Tout ce dialogue est coupé par l’action nécessaire au travestissement de Walton.

WALTON.

Je n’oublierai jamais ce service... La redingote...

JAMES.

Nous verrons ça... Quelque jour j’irai peut-être te le rappeler... Les gants... la canne... le chapeau. 

WALTON.

Tu peux compter...

JAMES.

C’est bon, pas tant de discours... Très bien... Un peu voûté... Méconnaissable... Marche... Parfait !... Tu es sauvé !

WALTON.

Adieu !

Ils s’embrassent.

JAMES.

File vite au large... par les petites rues... Une fois dans Londres... perdu dans la foule...

Walton va sortir.

 

 

Scène XIV

 

WALTON, déguisé, JAMES, BULLDOG

 

BULLDOG.

Ah ! c’est vous, M. le Docteur ?

WALTON, à part.

Bulldog !

JAMES.

Tiens ferme !

BULLDOG.

Je viens de vous chercher à l’infirmerie. C’est Wilfrid qui est blessé.

JAMES, passant entre Bulldog et Walton, de manière à cacher ce dernier.

Bah !... une foulure, un rien...

BULLDOG.

Il avait l’air si souffrant.

WALTON, se dirigeant vers la porte.

Soyez moins prompt à me déranger.

BULLDOG.

Dites donc, M. le Docteur...

Walton frappe avec sa canne à la porte. Le guichet s’ouvre. Dick regarde, puis ouvre la porte. Walton sort.

 

 

Scène XV

 

JAMES, BULLDOG

 

James saute de joie, en voyant la porte se refermer sur Walton.

BULLDOG.

Je ne le reconnais plus, le Docteur.

JAMES, à part.

Je crois bien...

BULLDOG.

Ce n’est plus le même.

JAMES.

C’est vrai.

BULLDOG.

Comme les hommes changent ! Lui, si bon, si obligeant ! mais c’est qu’il n’a pas eu seulement le temps d’ôter et de remettre sa redingote.

JAMES, à part.

Oh ! pour ça, si fait.

BULLDOG, à James.

Au reste, t’es bien heureux, chenapan, que le pauvre Wilfrid ne soit pas plus malade ; car ton dos aurait payé la casse.

Il va pour sortir.

Je vas le voir, ce brave garçon.

JAMES, à part.

C’est trop tôt.

Haut, et se jetant à genoux devant Bulldog.

Ah ! mon bon M. Bulldog...

BULLDOG.

Eh bien ! qu’est-ce qui te prend ?

JAMES, à part.

Hardi la blague.

Haut.

Mon bon M. Bulldog, pardonnez moi les injures que je vous ai dites, et ma dispute avec Wilfrid.

BULLDOG.

J’ te pardonnerai quand t’auras été puni.

JAMES.

Eh bien, punissez-moi ; mais dites-moi que vous ne m’en voulez plus.

BULLDOG.

Si, je t’en veux ; parce que t’as attaqué ma probité, et que ça, c’est sacré... Mais veux-tu bien me lâcher, ou je joue du nerf de bœuf.

JAMES.

Je me laisserai plutôt assommer, que de vous voir partir... sur votre colère.

BULLDOG.

Qu’est-ce qu’il a donc, ce sapajou-là, avec ses jérémiades ?

On entend un grand bruit, et des éclats de rire dans l’atelier.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est que ce bruit-là ?

On rit encore.

On rit là-dedans.

JAMES.

La mèche est éventée, il n’y a plus besoin de frime.

Il se relève.

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, LE DOCTEUR, MARLOW, WILFRID, LES PRISONNIERS

 

LE DOCTEUR.

Au diable ! vaurien ! je m’en plaindrai au : lord-commissaire.

BULLDOG, voyant le Docteur.

Ah ! mon Dieu !

LE DOCTEUR.

Et vous, qui m’envoyez chercher...

BULLDOG, le regardant en face.

C’est le Docteur !

LE DOCTEUR.

Oui, c’es moi.

BULLDOG.

Vous étiez là ?

LE DOCTEUR.

Oui, puisque vous m’avez fait venir.

Il cherche sa redingote.

BULLDOG.

Ah ça ! qui donc ai-je vu ?

LE DOCTEUR.

Ma redingote !

BULLDOG.

C’est ça !

LE DOCTEUR.

Quoi ?

BULLDOG.

Je l’ai vu sortir.

LE DOCTEUR.

Ma redingote ?

BULLDOG.

Et votre chapeau, votre canne.

TOUS LES PRISONNIERS.

Ah ! ah ! ah !

WILFRID, s’avançant.

Il est parti ?

JAMES.

Et il est loin, s’il court toujours.

LE DOCTEUR.

Qui ? qui donc ?

JAMES.

Votre redingote, et celui qui est dedans. 

BULLDOG.

Ah ! imbécile ! moi qui lui ai parlé... Misérable ! je suis perdu !

Il sonne la cloche. Roulement de tambours au-dehors, et qui se répète.

Mais qui ? qui donc ? Rangez-vous... Eh ! c’est ce sournois de Walton.

JAMES.

Eh oui, c’est lui ; il n’a pas voulu moisir, il s’est donné de l’air, quoi !

TOUS LES PRISONNIERS.

Huzza ! Hazza !

BULLDOG.

Et toi, sois tranquille ; je ne te dis que ça... Heureusement qu’il n’a pas beaucoup d’avance ; il n’ira pas loin.

LE DOCTEUR.

Puisse ma redingote le sauver, et je ne la regretterai pas.

Les prisonniers poussent des cris de joie, sautent et jettent leurs bonnets en l’air. Les guichetiers, qui sont entrés au son de la cloche, les menacent avec des bâtons.

 

 

ACTE III

 

Le Théâtre représente l’arrière-boutique d’un marchand de draps tailleur. Au fond, une porte vitrée, avec des rideaux de mousseline ; au-delà la boutique. À droite et à gauche, des portes. En scène, à droite, une pile de pièces de draps. À gauche, un bureau avec des cartons, et des livres de commerce. Une pièce de draps sur un rouleau, pour être vérifiée. Des habits sur des portemanteaux. Des ballots.

 

 

Scène première

 

WALTON, LUCY, COMMIS

 

Les Commis plient des draps, ou font des paquets dans des mouchoirs de soie. Lucy est assise près du bureau, et travaille à l’aiguille.

WALTON, aux Commis.

Georges, vous passerez dans la Cité, chez M. Hoby ; vous prendrez deux pièces de drap bleu. Tomy, vous avez les habits de M. Arthur ? Vous, les uniformes de ce jeune lieutenant aux gardes. Voilà vos occupations et vos courses pour la fin de la journée ; tâchez d’être exacts et diligents

Les Commis sortent.

 

 

Scène II

 

WALTON, LUCY

 

LUCY, en travaillant chante.

Ballade.

Le watchmann est un homme utile,
Du danger sa voix nous instruit ;
Il se promène par la ville,
En répétant pendant la nuit
Toutes les heures !
Dormez en paix
Dans vos demeures,
Bourgeois anglais,
Le bon Watchmann ne dort jamais.

WALTON, rangeant des papiers.

Que chantes-tu donc là ?

LUCY.

Une balade, qui depuis quelque temps court les rues de Londres ; les paroles en sont bien simples, mais l’air me plaît beaucoup.

WALTON.

Écris ces six pièces sur le livre d’entrée, voici la facture... Tu les porteras ensuite au compte de Scott et Mosset de Liverpool.

LUCY, écrivant sur le livre.

Encore de nouveaux achats, mon ami ?

WALTON.

Il le faut bien ; je ne puis suffire aux commandes.

LUCY, se levant.

Combien tu dois t’applaudir de ton succès ! c’est à ta probité, ton activité, ton intelligence, que tu le dois.

WALTON.

Il fallait bien réussir ; il s’agissait d’assurer l’existence d’une femme que j’avais indignement trompées.

LUCY.

Mon ami, as-tu donc oublié nos conventions ? Quand tu vins me retrouver à Londres, essuyer mes larmes ; quand tu me dis que tu avais échappé, par une année d’exil, à une condamnation, hélas ! trop rigoureuse pour une faute que l’amour t’avait fait commettre, tu me promis de ne plus jamais parler de ces ! funestes événements.

WALTON.

N’en plus parler, soit ! mais m’en souvenir, toujours !... toujours pour admirer ta résignation dans notre affreuse position. Toi, élevée dans le luxe, négligeant ces arts d’agrément qui te charmaient, pour te donner aux soins journaliers du ménages apprenant cette sévère économie, source de toute prospérité ; m’aidant de tes conseils, partageant mes travaux ; et tu n’avais à expier d’autre faute que celle de m’avoir aimé !

LUCY.

Encore ! Mon amour n’explique-t-il pas tous mes sacrifices ? Mais pourquoi te complaire dans ces idées affligeantes, quand tout se réunit pour te les faire oublier !... Chaque jour tes opérations s’étendent, ton crédit s’accroît ; tu jouis de l’estime et de la confiance générales.

WALTON.

Oui, sans doute...

À part.

Mais si l’on savait !...

 

 

Scène III

 

WALTON, LUCY, AUBREY

 

AUBREY, du fond.

Bonjour, mes amis !

WALTON.

Bonjour, M. Aubrey.

LUCY.

Venez à mon secours, Monsieur.

AUBREY.

Est-ce qu’il y aurait de la brouille dans le ménage ?

LUCY.

Oh ! non ; quand on s’aime bien, on est toujours d’accord.

AUBREY.

Le commerce ne va-t-il pas ?

WALTON.

Chaque jour notre clientèle augmente.

AUBREY.

Eh bien ! qu’est-ce donc qui vous tourmente ?

WALTON.

Le souvenir d’une faute...

AUBREY, gravement.

Mon ami, vous la rappeler pour vous encourager à persévérer dans la bonne voie, pour être plus indulgent envers les autres, et plus sévère envers vous-même, c’est bien !... mais ? vous en faire un sujet de chagrin perpétuel, c’est une faiblesse... Allez dans le monde, et demandez : « Qui de vous n’a pas éprouvé une tentation fatale ? n’a pas chancelé sur la route de l’honneur ? » S’ils sont vrais, presque tous avoueront qu’un jour, un instant, sans un événement, sans la voix d’un ami, ils auraient succombés !... Loin de vous affliger d’être tombé, réjouissez-vous d’avoir eu la force de remonter si haut ! Quels torts n’effacerait pas une conduite aussi honorable que la vôtre depuis trois ans ?

WALTON.

Ah ! Monsieur, c’est à vous que je dois d’avoir pu sortir de l’abîme où j’étais.

AUBREY.

Ma foi, quand je vous ai retrouvé à Londres, sans ressources, réduit au désespoir, avec cette pauvre petite femme, qui aimait mieux partager votre misère, que d’implorer la pitié de ses orgueilleux parents, j’ai été touché de votre sort ! Que diable, je vous aimais tous deux, moi ; j’avais été témoin de votre mariage, et quoiqu’il m’en eût coûté quelques dentelles, ce souvenir-là vivait dans mon cœur... Vous aviez été faible plutôt que coupable ; d’ailleurs, plus heureux que les misérables qui vous avaient entraîné, vous aviez échappé au châtiment que je leur ai vu subir sans honte et sans repentir... Tout était encore réparable, et j’aurais refusé de vous servir, de vous sauver quand je le pouvais ! j’aurais été un méchant... 

LUCY.

Et vous l’avez fait avec tant de noblesse !

AUBREY.

Le beau mérite ! Les choses se sont arrangées tout naturelle ment : un de mes amis, Français d’origine, mais d’une famille expatriée depuis la révocation de l’édit de Nantes, venait de mourir entre mes bras ; il n’avait point de parents ; ses papiers étaient à ma disposition, je vous les ai donnés ; et le proscrit Walton est devenu le négociant Jacquemin.

WALTON.

Vous ne parlez pas de l’argent que vous m’avez prêté sans aucune garantie.

AUBREY, avec un peu d’impatience.

Ne fallait-il pas que vous pussiez vivre ? Un fonds de marchand tailleur se trouvait à vendre... Achetez ça, vous ai-je dit. Vous ne savez pas l’état ? vous aurez de bons ouvriers... Voici douze cents livres sterlings... Vous avez suivîmes conseils ; accepté mon argent, et aujourd’hui vous prospérez. J’ai cru à votre probité, moi ! vous voyez bien que je n’ai pas eu tort, puisqu’au bout de trois ans vous m’avez remboursé ma somme, intérêt et capital, jusqu’au dernier shellings ; car c’est aujourd’hui la dernière échéance, n’est-ce pas ?

LUCY.

Oui, M. Aubrey.

AUBREY.

Ça ne vous gène pas ?

WALTON.

Votre argent est tout prêt.

AUBREY.

Tant mieux ! tant mieux ! l’ordre est la première vertu d’un négociant ; c’est la sauvegarde de la probité !... Mais c’est assez parler d’affaires... Je vous dirai une nouvelle : j’ai acheté une maison de campagne.

AUBREY.

Dame ! je suis riche, vous m’avez porté bonheur, tout m’a réussi ; je m’arrondis tous les jours. Je veux que vous veniez demain dîner à Richmond, pour voir mon acquisition... C’est dit, mistress Jacquemin ?

LUCY.

Volontiers.

AUBREY.

Moi, je pars ce soir, après mes affaires, pour préparer votre réception.

WALTON.

Des apprêts pour nous ! J’espère que vous ne ferez pas de cérémonie.

AUBREY.

Pour vous ! je vous aime bien trop pour cela. Jacquemin ! mon argent, que j’aille à la Bourse. 

WALTON.

Cent livres sterlings. Voilà votre somme : quatre-vingt livres en billets, le reste en argent.

AUBREY.

Je ne prends que les billets ; je viendrai chercher le reste ce soir, en partant. Sans adieu... Au revoir, Mistress.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

WALTON, LUCY

 

LUCY.

Eh bien ! mon ami, les consolations franches de cet honnête homme ont-elles ramené le calme dans ton âme ?

WALTON.

Oui, chère Lucy ; je ne veux plus m’occuper que du soin de te rendre heureuse.

LUCY.

Cesse de t’inquiéter, sois content, et je n’ai plus rien à désirer.

WALTON.

Bientôt peut-être je pourrai bannir tout souci ; je ne demande au Ciel que deux années encore de succès... Alors, maître d’une petite fortune...

LUCY, vivement.

Nous quitterons Londres ! nous irons vivre dans quelque Comté éloigné.

WALTON.

Nous jouirons du fruit de notre travail.

LUCY.

Nous oublierons sans regrets un monde qui ne pardonne pas.

WALTON.

Nous serons nous-mêmes oubliés... cet espoir, me rend tout mon courage... Oui, je ne t’attristerai plus de mes chagrins... Le but se rapproche chaque jour, et j’ose espérer que nous l’atteindrons !... Adieu, Lucy, je vais dans la Cité, chez mes marchands, voir des étoffes nouvelles.

LUCY.

Tu reviendras bientôt ?

WALTON, l’embrassant.

Oui, bientôt.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LUCY, seule

 

Il sort, et me laisse plus tourmentée encore de son absence... Aussitôt qu’il s’éloigne, l’idée des dangers auxquels il est exposé vient m’assaillir... Je le vois reconnu... poursuivi... livré... Il croit toujours que je n’ai pas appris sa condamnation... J’ai dû lui laisser cette erreur. Pourquoi augmenter ses chagrins ? il se trouverait humilié devant moi. Jamais il ne saura que j’ai pénétré ce mystère.

 

 

Scène VI

 

LUCY, WALTON

 

Il entre précipitamment.

LUCY.

Te voilà ! Que t’est-il arrivé ?

WALTON.

Rien ; j’avais oublié de prendre quelque chose... des échantillons.

LUCY.

Aurais-tu quelques craintes ?

WALTON.

Aucunes. Va au comptoir.

LUCY.

Le commis y est.

WALTON, vivement.

Va, te dis-je... il peut venir du monde... va.

LUCY, étonnée.

Oui, mon ami.

À part.

Quel trouble ! quelle agitation !

Elle sort. Walton va vivement fermer la porte du fond, tirer les verrous. Il ouvre ensuite la porte à droite.

 

 

Scène VII

 

WALTON, JAMES, WILFRID

 

Tous deux ont un aspect effrayant.

WALTON.

Entrez.

WILFRID.

C’est ici ?

JAMES.

Elle n’est pas mal ; ta cassine.

WILFRID.

Oui, c’est gentil. Je suis fâché seulement que tu te sois fait marchand. Mademoiselle Lucy de Kilbrin n’était pas faite pour un boutiquier.

JAMES.

C’te bêtise ! Si le boutiquer a des espèces, ça ne vaut-il pas mieux qu’un chevalier comme toi, gueux et voleur maladroit ?

WILFRID, d’un ton de maître.

James !

JAMES.

Allons, tais-toi ; le maître de la maison veut parler.

WALTON.

Que me voulez-vous ? qui vous amène ici ?

JAMES.

C’est juste, faut lui dire... Parle, Wilfrid.

WILFRID.

Nous avons suivi ton exemple, mon cher beau-frère, nous avons rompu notre ban. Bref, nous sommes libres ; mais sans argent et sans domicile ; il serait difficile d’en trouver sur notre physique. Par bonheur, en battant le pavé, nous sommes passés dans Pall-Mall, nous l’avons aperçu dans cette boutique, nous avons appris que tu en étais le bourgeois, et ça nous a fait plaisir, parce que nous savons bien que tu n’abandonneras pas des amis dans la débine.

JAMES.

Voilà !

WALTON.

Pourquoi êtes-vous venus jusqu’ici ? Il fallait envoyer ; j’aurais été vous trouver.

JAMES.

Où ?... dans la rue ? c’était-là notre hôtel, nous sommes bien mieux ici.

Il s’assied.

WALTON.

Je tremble qu’on ne vous ait vu entrer.

WILFRID.

Au fait, il nous faut de l’argent ; tu en as, donnes-en.

WALTON.

Je suis prêt à faire pour vous tout ce que je pourrai... mais mes moyens sont bornés... Vous n’espérez pas sans doute rester chez moi dans l’oisiveté ?

JAMES.

Oh ! non ; nous allons nous orienter, et puis nous nous mettrons à la besogne.

WALTON.

Est-ce donc pour cela que vous avez brisé vos fers, et vous inspirent-ils si peu de craintes que vous cherchiez sitôt à les reprendre ? Croyez-moi, faites-vous oublier, en vous livrant à quelque travail honnête qui assure votre existence.

JAMES.

Pas mal, le sermon, pas mal ! mais, vois-tu, comme dit c’t’ autre, nous avons plus besoin d’argent que d’avis. 

WILFRID.

Et puis tu-nous parles d’un état, d’un métier, ça ne nous convient pas, ça. Toi, à la bonne heure, ta as été élevé pour le travail ; mais moi... 

JAMES.

C’est juste, ça dépend des habitudes. Moi, qui était laquais, je ne sais rien faire ; et lui, qui était mon maître, il n’en sait pas plus.

WALTON.

Songez-y, l’on doit être sur vos traces. Si vous recommencez votre honteux métier, vous serez bientôt découverts ; et moi même, moi qui, depuis trois ans, ai su échapper à toutes les recherches, vous me perdez avec vous, vous ruinez cet établissement qui me met à même de vous être utile.

JAMES.

Eh bien, tu viendras voler avec nous.

WALTON, à part.

Les misérables !

Haut.

J’espère que, réfléchissant mieux à vos intérêts, vous changerez d’avis. Dans tous les cas, je ne puis vous garder ici.

WILFRID.

Comment ? tu nous refuses ?... 

WALTON.

Écoutez-moi : Voici quarante shellings...

JAMES, les prenant.

Ce n’est pas trop.

WALTON.

Je vais vous donner des vêtements.

WILFRID.

Ça ne fera pas mal ; notre négligé n’est pas trop décent. On nous prendrait difficilement pour des dandys.

WALTON.

Enfin, je vais vous louer une chambre garnie dans le voisinage.

WILFRID.

À la bonne heure ! voilà parler, ça !

WALTON.

J’irai vous voir, m’informer de vos besoins ; mais j’exige que vous vous absteniez de paraître ici.

WILFRID.

Eh bien, c’est dit, on s’en abstiendra.

JAMES.

Oui, l’on s’en abstiendra, puisque ça déplaît à milord.

WILFRID, qui regarde au fond.

Eh ! mais... Regarde donc, Walton.

WALTON.

Ne prononce jamais ce nom ; on m’appelle Jacquemin.

WILFRID.

Walton ou Jacquemin, regarde.

WALTON.

Ciel ! un constable ! Malheureux, vous m’avez perdu !

JAMES.

Diable ! ce serait vexant de retourner si vite en cage.

WALTON.

Rentrez dans cette chambre, elle donne sur l’allée. Si vous entendez, à la conversation, qu’il y ait le moindre danger, fuyez... Ah ! prenez ces habits, ils serviront à vous déguiser.

Ils entrent dans la chambre.

Pour moi, j’aime mieux être pris ici, que de me sauver en pareille compagnie. On frappe, ouvrons.

 

 

Scène VIII

 

WALTON, LUCY, UN CONSTABLE

 

LUCY.

Mon ami, c’est un constable.

WALTON.

Que veut-il ?

LE CONSTABLE.

M. Jacquemin, c’est une sommation du Shérif...

WALTON.

Pour moi ?

LE CONSTABLE.

Oui, M. Jacquemin ; vous êtes juré le mois prochain, aux Assises de Westminster.

WALTON, à part.

Juré, moi !

Haut.

Je vous remercie.

LE CONSTABLE.

Vous allez me signer le reçu.

Tandis que Walton signe.

On dit que les Assises seront bien intéressantes ! Il y a de fameux criminels, des voleurs, des condamnés évadés. Et puis, ce qui est le plus drôle, le guichetier de Newgate, M. Bulldog...

LUCY.

Et pourquoi donc ?

LE CONSTABLE.

Un brave homme, dans le fond ; mais au fait, c’est juste : depuis quatre ans, voilà trois prisonniers qu’il laisse échapper.

WALTON, à part.

Le malheureux !

LE CONSTABLE.

D’abord, le nommé Walton...

Walton regarde sa femme, qui baisse les yeux.

On n’avait rien dit ; mais, il y a un mois, James et Wilfrid, deux autres coquins de la même bande, c’était trop fort ! Aussi, vous allez le juger.

Prenant le reçu signé par Walton.

Merci, M. Jacquemin. Votre serviteur, ainsi qu’à Mistress.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

WALTON, LUCY

 

WALTON.

Moi, juré... ! Lucy, tu l’as entendu ?...

LUCY.

Mon ami, calme-toi.

WALTON.

Il faut que tu connaisses enfin le fatal secret qui m’oppresse ; il faut que tu saches...

LUCY.

Silence, mon ami, silence !

WALTON.

Tu vas me maudire, me détester...

LUCY.

Je t’en supplie !...

WALTON.

Si tu l’ordonnes, je te fuirai ; mais je n’aurai pas à me reprocher de te tromper plus longtemps.

Il se jette à ses pieds.

Chère Lucy !...

LUCY, lui mettant la main sur la bouche.

Tais-toi, tais-toi ! je sais tout, oui, tout ! et ta Lucy t’aime toujours ; tes fautes ou tes malheurs n’ont jamais altéré sa tendresse.

WALTON.

Tu avais appris ?...

LUCY.

Avant que tu ne vinsses me rejoindre à Londres.

WALTON.

Et tu n’as pas repoussé l’homme flétri ?...

LUCY.

Je t’aimais, le Ciel avait béni notre union, j’étais ton épouse ! partager ton sort quel qu’il fût était mon devoir et mon bonheur.

WALTON.

Tant de générosité m’accable ! Me suivre sans reproches, sans murmurer, moi qui t’avais entraîné dans l’abime ! Et aujourd’hui que vas-tu devenir ? car ces maux auxquels nous croyons avoir échappés, ils ne sont pas finis. Ces efforts pour effacer ma conduite passée, ne me seront pas comptés... Ce repos que j’ambitionnais m’est refusé ; je vais voir de nouveau mon existence menacée partout et toujours, jusqu’à ce que j’aie repris ces fers honteux que j’ai brisés avec tant de joie.

LUCY.

Ah ! mon ami, est-il possible que de si grands malheurs nous attendent ?

WALTON.

Et pourtant je veux être honnête homme, je le veux du fond de mon cour. Depuis trois ans, toutes les actions, toutes les pensées de ma vie sont-là pour l’attester, et je ne le puis, je ne le pourrai jamais !

LUCY.

Mais non ; tu t’exagères le danger.

WALTON.

Écouté : mon secret ne m’appartient plus.

LUCY.

Serais-tu découvert ?

WALTON.

J’ai entendu retentir à mon oreille celte langue horrible des prisons que je m’étais efforcé d’oublier. J’ai reçu des compagnons de mon supplice, ceux à qui nous devons déjà tous nos malheurs.

LUCY.

Wilfrid.

WALTON.

Et son valet James... ils sont ici... échappés de Newgate... En échange des fers qu’ils y ont laissés, ils ont rapporté tous les vices dont on se fait gloire dans ce hideux séjour. Maintenant, ma liberté, ma fortune, mon crédit, l’estime du monde, tout ce que j’ai amassé avec tant d’efforts, leur appartient : je suis à eux corps et biens. Si je les vois, ils m’entraînent dans leur ruine ; si je les fuis, ils me trahissent.

LUCY.

Peut-être, mon ami, trouveras-tu moyen de les éloigner... Ils n’ont, sans doute, pas été vus... Je leur parlerai, moi.

WALTON.

T’exposer à leurs regards effrontés, peut-être à leurs outrages ! Non, je ne le souffrirai pas.

LUCY.

Wilfrid est mon frère.

WALTON.

Est-il donc encore quelque nom, quelque sentiment sacré pour lui ?

LUCY.

Ma voix, je l’espère, aura plus d’empire que la tienne... Laisse-moi tenter cette démarche,

Walton paraît résister.

je t’en prie !

WALTON, après un moment d’hésitation.

Eh bien donc, vois-les. Ils sont-là.

LUCY, avec effroi.

Dans cette chambre ?

WALTON.

J’ai promis de louer un logement pour eux ; je vais ici près, dans la rue voisine. Pendant ce temps, tâche de leur persuader de quitter Londres ; s’ils y consentent, aucun sacrifice ne me coûtera.

LUCY.

Sois tranquille ; j’emploierai tout, larmes, prières...

WALTON.

Puisses-tu réussir !

Il sort.

 

 

Scène X

 

LUCY, seule

 

Hélas ! je veux lui donner un espoir que je n’ai pas moi-même. Wilfrid sera sourd à mes prières, s’il trouve le moindre intérêt dans sa résistance. N’importe, voyons-les... Ils sont là. Me trouver seule avec ces êtres dégradés, leur parler sans mépris, leur cacher mon effroi... Le pourrai-je ? Il faut sauver mon mari. Voyons...

Elle ouvre la porte de la chambre.

Eh bien ! personne !... non, personne ! Que sont-ils devenus ?

Elle referme la porte.

Je respire ! je suis soulagée d’un poids énorme.

 

 

Scène XI

 

LUCY, WALTON

 

WALTON.

J’ai trouvé ce qu’il me fallait dans la maison garnie, à côté. Grâce à la considération dont je jouis, on n’a fait aucunes difficultés ; mais recommander de pareilles gens ! à quoi ne suis-je pas exposé ?

LUCY.

Console-toi, ils sont partis.

WALTON.

Partis !

LUCY.

Oui, lorsque j’ai ouvert la chambre, ils n’y étaient plus.

WALTON.

Tu ne les a pas vas ?

LUCY.

Non.

WALTON.

Que veut dire cette prompte retraite ?

LUCY.

Peut-être la vue de ce constable les a-t-elle mis en fuite.

WALTON.

Maintenant, je crains presqu’autant leur absence que leur présence.

La porte s’ouvre.

 

 

Scène XII

 

WALTON, LUCY, WILFRID, JAMES

 

James et Wilfrid ont endossé les vêtements que leur a donnés Walton, à la Scène VII. Wilfrid porte une très longue redingote ; James un habit de chasse très court.

JAMES.

Entre, Chevalier ; n’y a pas de danger.

WALTON.

Les voici !

LUCY, se serrant près de Walton.

Ah ! je tremble !

WILFRID.

Eh ! nous sommes en famille, c’est miss Kilbrin, si je ne me trompe. Dieu me damne ! je suis charmé de vous revoir, mon aimable amie.

Il lui baise la main.

D’honneur, vous êtes encore embellie ; le petit chapeau vous sied à ravir ; c’est pour tant dommage d’ensevelir tant d’attraits dans un comptoir de Pall-Mall. Vous étiez faite pour orner un palais, ou tout au moins un hôtel. Au reste, je voulais vous donner un marquis, moi ; ce n’est pas ma faute si ce pauvre Walton n’est qu’un industriel.

WALTON, à part.

L’infâme ! comme il se rit de nos douleurs.

WILFRID.

Quant à moi, vous devez me trouver un peu changé, pas vrai ? Que voulez-vous ; les chagrins, les soucis, les travaux...

JAMES.

Forcés !...

WILFRID.

J’étais comme le Maure de Venise :

Versant des larmes plus que les palmiers d’Asie,
De leurs flancs parfumés ne versent d’ambroisie !

Parole d’honneur !

JAMES.

Allons, allons, laisse-là ton bagout d’homme comme il faut, ça jure avec ton visage... Occupons-nous de choses plus substantielles.

À Lucy.

La petite mère !

LUCY, se reculant.

Monsieur...

JAMES.

Vous m’avez l’air d’une bonne femme de ménage ; il doit y avoir quelque chose dans votre garde-manger ; allez nous chercher ça... parce que depuis hier soir nous n’avons rien pris.

WILFRID, ricanant.

Oh ! rien pris !

JAMES.

Tais-toi, mauvais plaisant !... C’est dit, pas vrai, mon ange ; vous allez nous chercher ça. Un beefsteak, un pudding, et quelques pots d’ale ou de porter, la moindre chose ; et pour vous payer de votre peine, avec la permission du bourgeois, je vais vous embrasser.

LUCY, jette un cri.

Ah !

WALTON, arrêtant James.

James !

JAMES.

Eh bien ! quoi ? Vous avez l’air bien dédaigneux, parce que nous sortons de prison... N’y a pas d’affront... faut pas tant faire la mijaurée ; vot’ mari est logé à la même enseigne.

Lucy sort par la porte à gauche.

 

 

Scène XIII

 

WALTON, JAMES, WILFRID

 

WILFRID.

Maintenant parlons sérieusement.

James et Wilfrid vident leurs poches sur le bureau, et tirent deux montres avec des chaînes et de l’argenterie.

JAMES.

Vingt guinées tout ça ! c’est pas cher.

WALTON, avec effroi.

D’où viennent ces bijoux ? cette argenterie ?

JAMES.

D’ chez le voisin.

WILFRID.

Tu nous avais plantés là ; nous nous ennuyions ; nous sommes montés dans la maison à l’hasard ; au deuxième, la clé était sur la porte...

JAMES.

Et voilà ! 

WALTON.

Dans cette maison ? 

JAMES.

Vingt guinées les deux coucous, les chaînes et l’argenterie.

WALTON.

Malheureux ! ce que je craignais est donc arrivé ; me voilà perdu, perdu à jamais.

WILFRID.

Du tout ! tu ne comprends pas la chose : c’est tout-à-fait dans ton intérêt que nous avons agi ; tu ne paraissais pas te soucier beaucoup de notre connaissance, et, s’il faut te l’avouer, j’ai été un peu choqué de ton accueil, après le service que nous t’avons rendu... Mais passons... au moyen de ces vingt gui nées, nous te débarrassons de nous, nous quittons Londres, nous allons à Liverpool ; nous nous embarquons, et vogue la galère...

JAMES.

Oui ; nous exercerons sur le Continent.

WALTON.

Mais pourquoi voler ? Si vous m’aviez communiqué ce projet, je vous aurais donné cette somme dans quelques jours.

WILFRID.

Fi donc ! je suis trop délicat pour accepter... Allons, vingt guinées.

WALTON.

Mais je ne les ai pas à présent... L’argent que j’ai doit être employé à solder un billet.

WILFRID.

Fais attendre les autres.

WALTON.

Je ne puis.

JAMES.

Va fondre la cloche.

WALTON.

Moi, vendre ces objets !

WILFRID.

Et si l’on veut savoir... tu leur battras un quart. Au reste, ce n’est pas notre affaire, vingt guinées à l’instant, ou nous t’envoyons des chalands de la police.

WALTON.

Vous iriez me dénoncer ?

JAMES.

Pourquoi pas ? nous ne risquons rien.

WILFRID.

Tu entends ce que parler veut dire. Allons, vite, et qu’il n’en soit plus question.

WALTON, va à son bureau, serres les bijoux, et donne l’argent.

Voilà vingt guinées... je suis recéleur !... Je rendrai ces objets ; mais par quels moyens, sans me compromettre ?

Il revient à James, qui compte l’argent.

JAMES.

Le compte y est.

WILFRID.

Veux-tu un reçu ?

WALTON.

Vous partirez, vous me le promettez ? 

WILFRID.

Après le dîner, nous verrons ça... Tiens, justement ta femme vient nous annoncer qu’il est prêt.

 

 

Scène XIV

 

WALTON, JAMES, WILFRID, LUCY

 

LUCY, leur indiquant la chambre à gauche.

Si vous voulez entrer, vous trouverez ce que vous avez demandé.

JAMES, en entrant, à Walton.

Ah ! ça, pas d’indiscrétion, surtout ; ne vas pas jaser.

WILFRID, de même.

Nous sommes-là, nous t’entendrons ; songes-y.

À Lucy.

Mille remerciements de votre aimable attention.

Ils entrent.

 

 

Scène XV

 

LUCY, WALTON

 

LUCY.

Eh bien ! espères-tu les décider à partir ?

WALTON.

Oui, j’en ai obtenu la promesse.

LUCY.

Tu dois être plus tranquille... M. Aubrey est dans la boutique, je vais le faire entrer.

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, AUBREY

 

AUBREY.

Toujours occupé, toujours à ses affaires ! je suis sûr que vous venez encore d’en terminer quelque bonne... hein ?... Ah ! pardon, c’est peut-être un secret...

WALTON.

Non, mon ami ; excusez si je parais préoccupé...

AUBREY.

Si j’excuse !... On n’a pas toujours le temps de rire, dans le commerce... Ah ça ! pour vous débarrasser de moi, donnez-moi mon appoint, et je m’en vais.

LUCY, allant au bureau.

Il est dans ce tiroir.

WALTON, retirant vivement la clé.

Non !

LUCY, étonnée.

Comment ?

WALTON.

M. Aubrey, vous ne m’en voudrez pas ; j’ai été obligé d’en disposer.

AUBREY.

Vous en vouloir ! ma foi non... Quelqu’acquisition au comptant ? une bonne occasion ? vous avez bien fait de la saisir.

LUCY.

Qu’est-ce donc ?

WALTON.

Tu le sauras.

AUBREY.

Je suis contrarié seulement de n’avoir pas été prévenu ; comptant là-dessus, je n’ai pas pris assez d’argent, il faut que je retourne chez moi, que j’envoie chercher mon caissier...

WALTON.

Combien je suis fâché de vous causer ce dérangement. 

AUBREY.

Ah ! il n’est pas grand... Et, tenez, en y réfléchissant bien, ce n’est pas un mal... Ma maison est seule ; on peut savoir que j’ai reçu un remboursement considérable, qu’il est dans ma caisse ; ce n’est pas prudent... Maintenant je ne partirai que tard, sur les dix heures... Adieu, mes amis... Je compte toujours sur vous pour demain.

LUCY.

Adieu, M. Aubrey.

AUBREY, en sortant, bas à Lucy.

Qu’est-ce qu’il a donc aujourd’hui ?

LUCY.

Vous le savez, toujours ces souvenirs...

AUBREY.

Demain, nous le distrairons... Venez de bonne heure.

Il sort ; Lucy le reconduit.

 

 

Scène XVII

 

WALTON, JAMES, WILFRID

 

Ils sortent aussitôt après le départ d’Aubrey. La nuit a commencé à la fin de la scène précédente.

JAMES.

C’est-il heureux que nous soyons entrés là !

WILFRID.

C’est un coup du ciel !

WALTON.

Voilà la nuit, êtes-vous décidés à partir ?

WILFRID.

Du tout ; nous ne partons plus.

WALTON.

Mais vous m’aviez promis...

JAMES.

Qui, nous t’avions promis ; mais il retourne d’une autre couleur, et notre jeu est changé.

WILFRID.

Il est riche, le bourgeois qui sort d’ici ?

WALTON.

Mais oui... M. Aubrey...

WILFRID.

Tiens, c’est Aubrey ? Comme ça se rencontre, une ancienne connaissance.

JAMES.

Une pratique !...

À Walton.

Tu connais sa maison ?

WALTON, les regardant.

Mais... je ne sais...

WILFRID.

Allons, tu la connais ; tu vas nous y conduire.

WALTON.

Ô ciel ! je crains de vous comprendre. 

JAMES.

C’est ça... Nous voulons visiter sa caisse.

WALTON.

Et vous comptez sur moi ?

WILFRID.

Sur mon âme, tu devrais nous remercier de t’avoir admis en tiers.

WALTON.

Ne l’espérez pas ; jamais, non jamais !

WILFRID.

Ne le prononce donc pas comme ça.

WALTON.

Mon bienfaiteur, mon ami...

JAMES.

N’y a pas d’amis... en affaires comme en affaires.

WILFRID.

Penses-y bien : nous avons besoin de toi pour réussir ; nous sommes bien armés, bien décidés à ne rien ménager ; moi surtout, pour ne pas manquer une occasion qui peut me mettre à même de me retirer des affaires, et de vivre suivant mon rang et ma naissance.

WALTON.

Je vous en supplie, renoncez à ce dessein ; tout ce que j’ai, tout ce que je possède au monde est à vous, prenez.

WILFRID.

Laisse donc ; belle drogue : des marchandises, des effets...

JAMES.

Tandis que là-bas, de l’argent...

WILFRID.

De l’or ; des billets pour quelques cent mille livres... Tu n’es pas raisonnable.

WALTON.

Mais il vous sera impossible...

JAMES.

Nous avons des outils.

WALTON.

Wilfrid, oublies-tu que c’est à toi que je dois tous mes malheurs ; veux-tu y mettre le comble, achever de me rendre infâme ?... Je ne puis vous donner d’argent à présent ; mais ! voulez-vous des billets ? je vais m’engager pour telle somme, que vous voudrez : mille... quinze cents guinées... c’est tout son mon avoir... mais renoncez à ce crime.

WILFRID.

James, qu’en dis-tu ?

WALTON, à genoux.

Ah ! James, je te le demande à genoux.

JAMES, après un moment de silence.

Non ; tu ne peux nous donner assez ; et puis des billets... ce n’est pas sûr... tu n’as qu’a faire banqueroute ; je n’aime pas au les opérations hasardeuses... Non, marchons...

WALTON, se relevant.

Je ne vous conduirai pas.

WILFRID.

Eh bien ! c’est au homme que tout Londres doit connaître, cet Aubrey ; le premier venu nous indiquera sa demeure.

Ils font quelques pas vers la porte, Walton court vers eux comme pour les retenir ; Wilfrid le ramène en scène.

Mais prends-y garde, un mot de nous, et tu es perdu.

Montrant le bureau.

Là sont des objets volés... Déjà condamné, évadé, recéleur, récidive !...

WALTON.

Ah ! ma tête s’égare ! Ma femme, ma pauvre Lucy.

WILFRID.

Du courage, de la résolution ; et tu reviendras à ton ménage, à tes affaires, tranquille, riche, considéré.

JAMES.

Partons !

Ils vont l’entrainer, Lucy paraît.

 

 

Scène XVIII

 

WALTON, JAMES, WILFRID, LUCY

 

LUCY.

Où allez-vous ?

JAMES, à Walton.

Silence !

Haut.

Il nous conduit à la chambre qu’il a loué pour nous.

LUCY.

Ah !

WILFRID.

Bonsoir, belle dame !

LUCY.

Et tu sors sans me dire adieu ?

JAMES.

Dis-lui donc adieu, à cette pauvre petite femme ; embrasse-là.

Bas.

Pas un mot !

WALTON, embrassant Lucy, bas.

Un vol ! Suis-nous.

Haut.

Adieu !

JAMES.

Allons, as-tu fini ? Ta auras le temps ce soir. Adieu !

Ils l’entrainent par la chambre à droite.

LUCY, reste un moment stupéfaite, en les regardant sortir. Peu-à-peu elle revient à elle.

L’ai-je bien compris ?... Ô ciel ! un vol !... Ah ! quelle horreur !

Elle tombe évanouie sur un fauteuil.

 

 

ACTE IV

 

Le Théâtre représente un carrefour dans le quartier de Cheapside, à Londres. Au fond, les murs d’un jardin, s’avançant en angle tronqué ; ils se prolongent à droite et à gauche de manière à laisser voir une grande étendue des rues qu’ils bordent. Vers le milieu du mur de droite, une grande porte cochère. Le long du mur de gauche, un banc de pierre. Au travers des arbres qui s’élèvent de l’intérieur, on aperçoit une belle maison. Sur l’angle tronqué, gai fait face au public, des affiches de spectacles. Elles portent : Roméo, Macbeth, Hamlet, Othello, le Roi Lear. Aux deux premiers plans, à gauche, une taverne portant cette inscription : Taverne des Bons Enfants. C’est un pavillon élevé de quelques marches, et qui s’avance en saillie sur la rue. Une fenêtre au rez-de-chaussée, de niveau avec la porte d’entrée ; mais en face du public. Sous cette fenêtre, un soupirail. Au premier étage, large fenêtre en face du public ; une autre, en retour, au-dessus de la porte d’entrée. Aux autres plans, maisons bourgeoises, qui bordent la rue du côté opposé au mur. À droite, une boutique de mercière ; une montre, dans laquelle on doit voir des objets de mode ; puis la porte d’entrée. À côté, une porte d’allée. Au premier étage, trois fenêtres.   Plus loin, une rue, qui vient aboutir à celle formée par le coin du mur de droite. Ensuite la boutique d’un épicier, sa montre et ses attributs, des tonneaux, des caisses, etc. Au-dessus, des fenêtres. Cette maison doit se trouver vis-à-vis de la porte cochère. Des bornes, supportant des réverbères sont de distance en distance dans les rues. Il doit s’en trouver une près de la mercière. Il fait nuit.

 

 

Scène première

 

MARLOW, UN WATCHMANN

 

Au lever du rideau, Marlow est couché par terre, la tête appuyée sur son mannequin, sous la fenêtre de la taverne. Il dort.

UN WATCHMANN, paraît au bout de la rue de droite et crie.

Il est huit heures !

Le Watchmann continue sa ronde et disparaît. Le cri se répète au loin.

MARLOW, s’éveillant.

Maudits Watchmen !... Quel beau rêve je faisais ! J’étais pourtant propriétaire de cette maison... assis sur un bon sofa, devant moi un souper délicieux. Ah ! et au lieu de ça... Maudits Watchmen ! La botte, le crochet, le pavé ! Qu’a-t-il fait plus que moi, ce M. Aubrey, pour avoir ce que je rêve ? Il a marché, marché, marché... et puis il a vendu, il a acheté, c’est-à-dire qu’il a volé tout doucement, bien peu à la fois ; tandis que moi, hardi coureur, hardi spéculateur... Ah ! baste ! arrive qui plante ! j’aurai mon tour. Courage, Marlow ! un mot seulement à la caisse du voisin, et puis, voile au vent ! En attendant, voilà la journée des autres qui finit, et la mienne qui commence. Comme il est tranquille, ce quartier de Cheapside ! Voilà les ouvriers des chantiers et du port qui vont souper à la taverne.

Des ouvriers traversent la rue pour se rendre à la taverne.

Ces malins-là vont me gêner dans mon opération. Je ferai peut-être bien, pendant qu’ils vont bouffarder, de pousser une reconnaissance jusqu’à Saint-Paul, ou au pont de Soathwarck... Non, toute réflexion faite, il vaut mieux rester là. On ouvre la grande porte. Le cabriolet de M. Aubrey s’avance.

On voit la porte cochère s’ouvrir. La tête du cheval paraît dans la rue. Le Jockey s’occupe d’ajuster le harnais.

Il va partir, observons et ne bougeons pas. Qui est-ce qui vient encore ? Ah ! c’est la petite couturière de là haut.

Une jeune fille entre chez la mercière, et en sort, peu après, pour passer dans l’allée.

Pourvu que son particulier vienne de bonne heure ; qu’il n’aille pas faire comme hier, arriver après minuit.

L’allumeur paraît et allume les réverbères. 

Bonsoir, compère, paies-tu le gin aujourd’hui ? Eh bien ! t’es bien fier, Bec à-Mèches ! Depuis le gaz, tu n’crains plus que les tâches d’huiles gâtent ton beau frac. Est-il moulé, ce coco-là ? dirait on pas l’Apollon du Réverbère ? C’est dommage qu’il ait le torse dans la jambe.

L’allumeur s’éloigne.

Dis donc, hé ! tu ne peux plus faire d’économies pour ta salade. Ne me parlez pas de ces lumignons : ça n’est que d’hier, et ça méprise la hotte. On ne sait donc pas d’où ça vient, un chiffon, et où ça va ? on ne sait donc pas ce que c’est qu’un chiffonnier ? À présent que tout le monde s’affiche, un coup d’crochet déchire une réputation. Et la littérature donc, les spectacles !... À propos, je n’ai pas fait ma recette aujourd’hui.

Il s’approche des affiches.

Pas de représentation à bénéfice... C’est dommage, j’aime ça, moi, des affiches d’une longueur... c’est de la marchandise avantageuse.

Il déchire

Eh ! allez donc, allez-y donc tous en semble, comme dit la chanson du Chiffonnier.

Ronde.

Air : Quand Margoton va seulette.

Premier couplet.

J’ai solid’ment d’la pratique ;
J’ai pour fournisseurs
D’grands auteurs.
Le romantiqu’, le classique
S’embrass’nt dans ma boutique,
On n’y voit qu’ouvrag’s nouveaux
En lambeaux...
Des journaux,
Des romans,
Des mémoires,
Des vaudevilles,
Des comédies,
Des mélodrames,
Des épîtres,
Des discours
De réception
À l’Académie...
Y a là d’quoi fair’, je m’en pique,
Un fort joli fonds
De chiffons.

Deuxième couplet.

Mais par un s’cret tout magique
On r’nouvell’ tout ça ;
Et voilà
Plus d’un ouvrag’ magnifique,
Sorti de ma boutique,
Que l’public applaudira
Et lira :
C’est Macbeth,
C’est Hamlet,
Othello,
Roméo
Rajeunis,
Raccourcis,
Rafraîchis,
Reblanchis...
Tous ces chefs-d’œuvr’, je m’en pique,
Étaient dans mon fonds 
De chiffons.

 

 

Scène II

 

MARLOW, WALTON, WILFRID, JAMES

 

Ceux-ci s’arrêtent quelque temps au fond, et considèrent la maison d’Aubrey.

WILFRID, à Walton.

Queen’s-Street, dans Cheapside ! ce doit être cette maison, n’est-ce pas ?

WALTON.

Oui.

WILFRID.

Comme c’est mesquin, pour un homme aussi riche ! Ces bourgeois ont peu de goût ! et puis ça craint la dépense. Vivent nous autres, jeunes seigneurs, pour nous faire honneur de notre fortune, quand nous en avons.

MARLOW, à part.

Voilà trois lurons qui m’ont l’air bien observateur. Est-ce qu’ils voudraient m’enlever le morceau de la bouche ? Attention, Marlow, défends ton écuelle.

WALTON, à part, pendant que Wilfrid et James examinent la maison d’Aubrey.

Malheureux ! où suis-je entraîné ? Quelle sera l’issue de cette entreprise ? Si Lucy ne m’avait pas suivi ? si elle ne pouvait me rejoindre ? Que faire ? Aubrey n’est pas encore sorti, voilà son cabriolet. Peut-être un avis secret... Mais par quel moyen ?... Ils ont les yeux sur moi... Je ne serai pas libre un moment.

Apercevant Marlow.

Dieu ! si cet homme pouvait me servir ! s’il pouvait me comprendre !

MARLOW, à part.

Voilà une figure que j’ai vu quelque part.

WALTON, à part.

Il me regarde, il m’examine ! Ô ciel ! ces traits... Fatale imagination, quand cesseras-tu de me poursuivre de ces horribles souvenirs ? La clarté de ce réverbère m’est odieuse... Je voudrais parler à ce malheureux, mais dans l’ombre.

MARLOW, à part.

On dirait que cet individu veut me parler... Demi-tour, je n’aime pas les reconnaissances.

Il s’écarte, et fait semblant de travailler au coin de la borne.

WILFRID, à Walton.

Eh bien, beau-frère, qu’est-ce que tu rumines donc-là ?

WALTON.

Je regardais l’enseigne de cette taverne ; c’est-là que nous allons souper ?

WILFRID.

Oui, c’est convenu, c’est toi qui régale. Eh bien ! rien de plus facile que l’escalade. James vient de faire le plan d’attaque, il est admirable !

JAMES, s’avançant.

Il paraît que le riflard va partir. Dans une heure ou deux nous pourrons nous présenter à sa caisse.

MARLOW, à part.

Hein ? il y a des ouvriers ici, garde à nous !

WILFRID.

N’as-tu pas dit dans deux heures ? Pourquoi pas plus tôt ?

JAMES.

Imbécile ! ne faut-il pas attendre que tout le quartier soit endormi ?

WALTON, à part.

Deux heures ! Tâchons de prolonger encore.

Haut.

Nous ferons bien d’attendre plus longtemps.

JAMES, apercevant Marlow.

Dites donc, les amis, voyez-vous ce sournois-là, dans l’ombre, près du mercier ?

WILFRID.

Laisse-le ; c’est un chiffonnier.

JAMES.

Chiffonnier tant que tu voudras ; je parie qu’il a un œil dans la poche.

Marlow fredonne son refrain.

WALTON.

James a raison, il faut nous débarrasser de cet homme ; laissez-moi l’éloigner.

Il va pour rejoindre Marlow.

JAMES, l’arrêtant.

Halte-là, marquis, pense à ton souper, va faire mettre las table.

Bas à Wilfrid.

Suis-le, ne le perd pas de vue : qu’il ne parle à personne, qu’en ta présence.

À Walton.

 Je me charge d’embêter le camarade, moi, et de le faire décamper sans trompette.

Walton entre à la taverne, Wilfrid le suit.

 

 

Scène III

 

JAMES, MARLOW

 

JAMES.

Dis donc, Traîne-la-Hotte, il paraît que la borne est plantureuse ?

MARLOW.

Ce n’est pas étonnant, entre un épicier et un mercier.

JAMES.

Voilà l’heure de fermer les magasins. Est-ce que tu ne vas pas bientôt détaler ?

MARLOW.

Qu’appelles-tu détaler ? c’est l’heure de mon négoce.

JAMES.

En effet, les affaires n’iraient pas dans le jour avec un devant de boutique comme le tien.

MARLOW.

Est-ce que tu veux m’insulter ?

JAMES.

Je n’aime pas les chiffonniers.

MARLOW.

Ni moi les voleurs.

JAMES.

Si j’étais lord-maire de Londres, je ferais numéroter les chiffonniers.

MARLOW.

Et moi les voleurs.

JAMES, s’avançant sur lui.

Hein !

MARLOW, de même, et lui présentant sa lanterne.

Hein !

JAMES, le reconnaissant.

Marlow !

MARLOW.

La Dentelle !

JAMES.

Toi à Londres ?

Ils descendent la scène, et parlent plus bas.

MARLOW.

C’est ma place, et non la tienne ; j’ai fini mon temps, moi.

JAMES.

Est-ce que tu travailles pour le recommencer ?

MARLOW.

Oui ; et tes camarades, c’est y des ouvriers ?

JAMES.

Certes, et des amis : Wilfrid, Walton.

MARLOW.

Bah ! le chevalier ! Est-ce que tu lui as donné le truque ?

JAMES.

Un peu. Quant à l’autre, c’est un capon. Nous le tenons pour l’enfoncer dans l’ouvrage, sans quoi il irait jaser. Mais toi, qu’est-ce que tu fais par ici ?

MARLOW.

J’ai affaire à la caisse du bonhomme Aubrey. 

JAMES.

Nous aussi. Veux-tu être des nôtres ? Quand il y en a pour trois, il y en a pour quatre.

MARLOW.

Je ne dis pas non ; faut voir... Qui est-ce qui paie à souper ?

JAMES.

Le marquis.

MARLOW.

A-t-il du jaune ?

JAMES.

Je t’en réponds. Il nous a lâché ce matin vingt guinées.

MARLOW.

Qui da ! j’en suis. Avec lui ce soir, contre lui demain, n’est-ce pas ?

JAMES.

C’est juste. Viens, que je te présente à la société. Les voici justement.

 

 

Scène IV

 

JAMES, MARLOW, WILFRID, WALTON, sur la porte de la taverne

 

WILFRID.

Allons donc, la Dentelle, on t’attend.

JAMES.

Écoutez, écoutez !

Ils s’approchent.

Les amis sont des amis : Voilà Marlow.

WALTON et WILFRID.

Marlow !

MARLOW.

Présent !

Il leur secoue la main.

WALTON, à part.

Quel supplice ! Et ma femme qui n’arrive pas.

JAMES.

Il est des nôtres : il doit connaître la maison ; il est aussi négociant dans le quartier.

WILFRID.

Bravo ! bravo !

La mercière paraît un instant à sa porte, regarde les voleurs, puis ferme son magasin, en plaçant des volets. Quelques instants après, l’épicier range ses caisses, ses tonneaux, et ferme aussi sa boutique.

MARLOW.

Écoutez : ne vous montrez pas dans la rue comme ça. Voilà la mercière qui ferme et qui nous regarde. Rentrez : je vous conseille d’attendre que l’épicier ait fermé aussi. Je vais rester à épier le départ d’Aubrey. Ce ne sera pas long. Vite, vite, à la gamelle ! Je vous rejoins dans l’instant.

Il les pousse dans la taverne, et reste en fredonnant son refrain.

 

 

Scène V

 

AUBREY, LUCY, couverte d’un plaid brun, chapeau de feutre, voile vert, MARLOW, sur le devant, puis WALTON, WILFRID et JAMES, dans la taverne, autour d’une table

 

AUBREY, dans l’intérieur, appelant.

Bob !

LUCY, arrivant par le fond à gauche.

J’ai tâché de les suivre de loin, mais je les ai perdu de vue. Où suis-je ? dans Cheapside ; voici la maison de M. Aubrey. Quelle affreuse idée ! Si c’était chez lui ?... Ils étaient-là quand il a parlé d’un remboursement... de son départ... Plus de doute... Où sont-ils maintenant ?

Les voleurs se montrent à la fenêtre.

Ah ! ce sont eux ! Sous ce déguisement Walton me reconnaîtra-t-il ? Avant d’agir, je voudrais pourtant savoir quel est son dessein. Comment lui apprendre que je suis-là ?... Ah ! cette ballade que je chantais tantôt.

AUBREY, sur la porte de sa maison, à son jockey.

Que vous êtes étourdi ! vous avez oubliez le panier d’argenterie ; vous savez bien que j’ai demain du monde à Richmond.

LUCY.

M. Aubrey ! je vais lui parler.

Elle fait quelques pas vers lui.

AUBREY.

Allez, je garderai le cabriolet.

MARLOW, s’avançant.

Not’ maître, voulez-vous que je tienne le cheval ?

AUBREY.

Volontiers.

LUCY, s’arrêtant.

Mais si cet homme était du complot ? Et Walton, comment l’arracher de leurs mains ? Essayons de les avertir tous les deux.

Elle va se placer près de la porte du mercier, et, son voile baissé, chante.

Ballade.

Deuxième couplet[1].

Éteignez de feu, les lumières,
L’incendie est un grand fléau ;
Il détruit des villes entières ;
C’est un effroyable tableau.
Il est dix heures ! 
Dormez en paix ;
Dans vos demeures,
Marchands anglais !
Le bon watchmann ne dort jamais.

AUBREY, s’approchant.

Diable ! voilà une artiste qui commence un peu tard sa recette ! Au fait, il y a du monde à la taverne, les ouvriers sont généreux le samedi.

WALTON, mettant la tête en dehors.

C’est elle !

En dedans.

Garçon, de quoi écrire ?

LUCY.

Il m’a reconnue !

JAMES.

Qu’est-ce que tu veux faire ?

WALTON.

La carte.

WILFRID.

Il a raison ; à lui l’honneur, puisque c’est lui qui paie, et fais bien les choses. Un dîner d’éligible !

Ritournelle du troisième couplet.

JAMES.

Paix donc, bavard, écoute la musique. 

WILFRID.

Ah ! la musique ! je l’aime à la fureur ! je suis un dilettante.

Ils se tiennent tous deux à la fenêtre ; pendant ce temps on voit Walton qui écrit. Aubrey s’est rapproché de Lucy, et fouille dans sa bourse pour lui donner une pièce de monnaie. En chantant le troisième couplet, Lucy cherche, par quelques signes, à attirer son attention sur la fenêtre.

Troisième couplet.

LUCY, mystérieusement.

Vois dans cette taverne sombre
Ces voleurs qui guettent ton or ;
Ils sont armés, ils sont en nombre,
N’abandonne pas ton trésor...

Plus haut.

Bientôt onze heures !
Dormez en paix
Dans vos demeures,
Banquiers anglais,
Le bon watchmann ne dort jamais.

AUBREY, à part.

Que signifie ?...

Il s’approche de la taverne, et aperçoit les deux voleurs, qui se retirent à l’instant.

Quelles figures atroces ! La chanteuse a raison, prenons garde ! Il y a quelque projet ici ; ne nous éloignons pas : un tour dans le quartier, et rentrons.par l’autre rue.

Son domestique revient.

Allons, en route, il est plus de dix heures.

Tous deux se dirigent vers la porte cochère. On voit s’éloigner le cabriolet, et Marlow rentre.

 

 

Scène VI

 

LUCY, MARLOW, WALTON, WILFRID, JAMES

 

MARLOW, apercevant Lucy.

Il est parti ! Qu’est-ce que cette femme ?

Lucy va commencer un autre couplet. Marlow l’interrompt.

Vous vous enr’humez, ma petite mère, et pour rien. Vous voyez bien que personne ne vous écoute.

LUCY, montrant la taverne.

On m’a entendu-là.

MARLOW.

Eh bien, alors...

Il lui fait signe de partir.

LUCY.

On ne m’a encore rien donné ; et j’attends...

MARLOW, se dirigeant vers la taverne.

Voyons, qu’on lui donne, et qu’elle se taise.

Il entre.

JAMES, dans le cabinet, à Walton, qui chiffonne un papier et le met dans sa poche.

Qu’est-ce que tu fais donc-là ?

WALTON.

J’ai embrouillé mon compte ; je recommence.

LUCY.

M. Aubrey s’éloigne, et cependant il avait para me comprendre ! J’aurais peut-être dû lui parler ; mais sous leurs yeux... Ah ! dans le trouble où je suis, je ne sais plus ce que je dois faire.

MARLOW, entrant dans le cabinet au premier.

Aubrey est parti. Dites-moi, il y a là une femme qui gazouille, ça me chiffonne.

JAMES.

Est-ce que tu ne la connais pas ? 

MARLOW.

Je ne l’ai jamais vue dans le quartier. Faut se méfier de ça.

WILFRID, se levant.

Attends, je vais la chasser.

WALTON.

Allons donc, un galant chevalier comme toi ! Je vais lui donner la pièce, c’est le plus sûr moyen.

WILFRID.

Est-il callé, ce gaillard-là !

JAMES.

Ne lui donne pas trop, elle soupçonnerait...

WALTON.

Une demi-couronne ; tiens, un demi-shellings pour avoir chanté, et deux pour qu’elle s’en aille.

Lucy s’est approchée.

Attends, il faut mettre cela dans du papier.

Il enveloppe rapidement les pièces dans le papier qu’il vient de mettre dans sa poche, et le jette à Lucy.

Tenez, la belle, et décampez vite ; nous n’aimons pas la musique...

Lucy saisit le papier, s’approche vivement du réverbère, pendant que les autres personnages sont attentifs à l’explication que Walton semble donner au garçon, en lui remettant la note du souper. 

LUCY, après avoir lu.

Je puis le sauver !

Elle sort en courant.

 

 

Scène VII

 

MARLOW, WALTON, WILFRID, JAMES

 

Pendant cette scène, les ouvriers, qui étaient entrés pour souper, sortent, et se retirent de différents côtés. On voit quelques bourgeois rentrant chez eux.

WALTON, la tête à la fenêtre.

Elle est partie ! Puisse-t-elle arriver à temps !

MARLOW, aux autres.

Ah ! ça, puisque nous voilà associés, il faut nous entendre, et nous partager les rôles. Vous croyez, vous autres, que pour avoir les jaunets, il n y a qu’à se baisser et à prendre. On voit bien que vous ne connaissez pas les lieux.

JAMES.

Tiens, l’enfonceur ! ne dirait-on pas qu’il connaît la maison comme sa hotte !

MARLOW.

Mieux que toi, Criquet ! Un déluré comme moi, est-ce que tu crois que ça ne sait pas faire jaser les gens d’un logis ? 

JAMES.

Et le général Walton, pour qui le prends-tu ? lui qui fait des affaires ici, lui qui, toutes les semaines, vient dîner chez Aubrey ?

MARLOW.

Ah ! c’est différent.

À Walton.

Pardon, mon capitaine.

WALTON.

D’abord, la caisse est en lieu bien caché.

WILFRID.

Tu nous y conduiras.

WALTON.

Il y a sans doute un secret à cette caisse ?

WILFRID, montrant un outil.

Voilà de quoi le faire danser.

MARLOW, en tirant un autre de sa poche.

Et voilà pour jouer du violon.

JAMES, levant son verre.

Un toast au succès, camarades !

WILFRID, de même.

À l’union des bons enfants !

MARLOW, trinquant avec Walton.

À notre général !

WALTON.

Mais ce n’est pas tout : et le chien de garde qui va aboyer.

WILFRID.

C’est vrai, il y a un chiffonnier.

MARLOW.

Oui ; mais quand il y a un chiffonnier, il y a une boulette.

WALTON.

Et la cuisinière ?

JAMES.

Comment ? Il y a une cuisinière !

MARLOW.

Oui ! et une fameuse langue, encore.

JAMES, montrant un pistolet.

Eh bien, pour la cuisinière nous avons le pied de cochon.

WALTON.

Quoi, malheureux ! tu voudrais ?...

JAMES.

Lui faire peur, seulement.

MARLOW.

Est-ce qu’il est truffé ?

WILFRID.

Oui ; mais on ne le servira pas ; nous ne faisons pas le crime.

Un petit jeune homme traverse le carrefour, et vient frapper trois coups à la porte de l’allée du mercier.

WALTON.

Quel est ce bruit ?

MARLOW, regardant.

Je sais ce que c’est : c’est un petit jeune homme de l’O Diable ! déjà le spectacle fini ! il est tard.

On voit la couturière mettre la tête à la fenêtre ; elle descend et ouvre au jeune homme, qui laisse en entrant l’allée entr’ouverte.

JAMES.

En ce cas, il est prudent de sortir d’ici ; ne nous laissons pas renvoyer par une patrouille de watchmen, parce que ça donnerait des soupçons.

WILFRID.

Allons, beau-frère, voilà le moment. Il coûte cher, le souper, n’est-ce pas ?

WALTON.

Oh ! oui, bien cher ! garçon !

WILFRID.

Bon dieu ! quel soupir, console-toi ; va, demain nous te régalerons à notre tour.

Un garçon vient, Walton le paie. Tous se lèvent. Pendant qu’ils s’apprêtent à descendre, quelques ouvriers, qui étaient encore dans la taverne, en sortent, et après s’être dit adieu, se dispersent. Walton, Wilfrid, James et Marlow entrent en scène. Les trois voleurs remontent le théâtre, et observent les rues voisines. Le garçon ferme les fenêtres de la taverne.

WALTON, à part.

L’heure avance, et personne encore !... Si j’étais pris en flagrant délit avec de pareilles gens ; moi, déjà condamné, échappé ! quel moyen de faire entendre mes intentions ? Aux yeux de mes juges, je ne serais qu’un criminel hypocrite ; aux yeux du monde, qu’un vil dénonciateur ! Ô Lucy ! Lucy ! es-tu parvenue à te faire entendre ? croit-on à tes paroles ? Si j’osais fuir ?

JAMES, lui frappant sur l’épaule.

Général ! c’est toi qui monteras le premier å l’assaut. Marlow et moi exécuterons sous les ordres ; Wilfrid fera le guet en dehors.

WILFRID.

Tout est tranquille dans les environs.

MARLOW, regardant les maisons du haut en bas.

Les lumières sont éteintes dans le voisinage ; tout le monde est rentré, tout le monde dort... excepté peut-être la petite voisine de la haut... mais elle ne s’occupe guère de ce qui se passé au-dehors.

WALTON, qui est allé regarder au fond avec inquiétude.

Nous sommes perdus ! Une patrouille ! 

MARLOW, allant au fond.

Deux patrouilles !... Vite entrons dans l’allée de la mercière, le petit jeune homme ne la ferme jamais entièrement.

Ils se jettent tous dans l’allée.

 

 

Scène VIII

 

DEUX PATROUILLES DE WACTCHMEN

 

Elles débouchent par deux côtés opposés ; elles vont se reconnaître en silence.

UN WACTCHMAN crie.

Il est minuit !

Les patrouilles font le tour du théâtre ; observent et écoutent avec soin le long des maisons.

 

 

Scène IX

 

WALTON, WILFRID, JAMES, MARLOW

 

Ils sortent de l’allée avec précaution.

WALTON, à part.

Voici l’instant fatal ! plus à délibérer... et personne ; ô Dieu ! personne !

JAMES, courant au fond, et revenant.

Ils s’éloignent, nous somme sauvés !

MARLOW.

Il y avait deux patrouilles ; nous n’en avons pas d’autres à craindre d’ici à une heure au moins. Vite à l’ouvrage !

WILFRID.

Allons, général, à l’assaut.

WALTON.

C’est trop fort aussi ! c’est déjà bien assez qu’on m’amène ici malgré moi... Monte si tu veux, je ne suis pas prêt.

JAMES.

Malédiction ! tu abuses de la situation où nous sommes.

WALTON.

Vous avez bien abusé de la mienne.

MARLOW.

Qu’est-ce que vous faites donc ? le temps passe... Allons, puisqu’il ne veut pas monter le premier, qu’il me suive.

Il grimpe le long du mur, et s’assied sur le chaperon.

JAMES, prenant Walton au collet.

En avant ! marche !

WALTON.

Après toi !

JAMES.

Tu veux décamper ?

WILFRID.

Oui, qu’il l’essaie ; je suis là, moi !

JAMES.

Eh bien, nous allons voir. Chevalier, changeons de rôle ; tiens, voici les ustensiles, monte à ma place, et je réponds que ce coquin-là te suivra.

Wilfrid grimpe après le mur.

JAMES, menaçant Walton d’un pistolet.

À nous deux, maintenant.

WALTON.

Allons !

Il marche lentement.

MARLOW, sur le mur.

Y êtes-vous ?

JAMES.

Oui, tout est en marche.

MARLOW.

Le saut périlleux !

Il saute dans le jardin.

WILFRID, sur le mur.

Tu ne t’es pas fait de mal ?

MARLOW, en dedans.

Non ! il n’y a pas de danger.

WILFRID, sautant aussi.

Au petit bonheur !

WALTON, près du mur.

Ô Lucy !

JAMES.

Allons, saute Marquis !

Au même moment plusieurs coups de feu se font entendre dans le jardin. Wilfrid et Marlow poussent un cri. Les crécelles des Watchmen donnent l’alarme au loin.

WALTON.

Je suis sauvé !

JAMES.

Nous sommes perdus !

Walton s’enfuit dans l’allée du mercier. James va pour sortir à droite, des Watchmen lui barrent le passage ; il court à gauche, d’autres se présentent.

Je suis pris !

Il jette adroitement son pistolet dans un soupirail.

sans armes, du moins.

 

 

Scène X

 

JAMES, WALTON, AUBREY, WILFRID, MARLOW, LUCY, UN CONSTABLE, WACTCHMEN, HABITANTS DU QUARTIER, DOMESTIQUES

 

Des Watchmen débouchent de toutes les rues, et arrêtent James.-Marlow tente de s’échapper par-dessus le mur de gauche ; aussitôt deux Watchmen lui saisissent la jambe, et le tiennent en respect avec leurs pistolets. Dans le même instant la porte cochère s’ouvre, Aubrey et Lucy en sortent. Toutes les fenêtres, toutes les issues des rues sont garnies des habitants du quartier et de peuple.

LUCY, précédant Aubrey.

Venez, Monsieur, venez ; il doit être ici.

Walton sort de l’allée, et se jette dans ses bras.

Ah ! mon ami !

WALTON.

Lucy ! Ah ! M. Aubrey !...

AUBREY, lui serrant la main.

Vous sauvez ma fortune ; ma vie, peut-être.

Des Watchmen, précédés d’un Constable, amènent Wilfrid, blessé et garrotté.

MARLOW, sur le mur, à Wilfrid, en le voyant passer.

Tu as gobé la pilule, toi !

WILFRID.

Ce pauvre Marquis, c’est pourtant moi qui l’ai amené là.

LE CONSTABLE, à Aubrey.

Tous les renseignements étaient exacts.

WILFRID, fait un mouvement en avant, et aperçoit le groupe que forment Aubrey, Walton et Lucy.

Tiens ! il n’est pas de la fête ? eh bien, tant mieux... quoique je soupçonne... 

AUBREY, à Walton.

Voici non portefeuille... partez, quittez l’Angleterre... je me charge du reste.

WALTON.

Oui, nous partirons... Mais l’honneur, sauvez-moi l’honneur !

WILFRID.

S’il n’y avait que ça de compromis chez nous, nous serions tranquilles... mais c’est notre va-tout.

On se met en devoir de les emmener.

LUCY, jette un regard sur Wilfrid, puis se retournant avec effroi et douleur vers son mari.

Ah !... c’est mon frère !


[1] Le premier couplet se chante au troisième Acte.

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