Le Mari sans femme (MONTFLEURY)

Comédie en cinq actes, et en vers.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1663.

 

Personnages

 

DOM BRUSQUIN D’ALVARADE, gentilhomme Espagnol

JULIE, dame Espagnole

CARLOS, amant  de Julie

FATIMAN, gouverneur d’Alger

CÉLIME, dame Turque

ZAÏRE, naine esclave de Célime

MARINE, suivante de Julie

TOMIRE, valet de Carlos

GUSMAN, valet de Dom Brusquin

STAMORAT, Turc.

SUITE de Turcs

 

La scène est dans Alger.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

JULIE, CARLOS, ZAÏRE, MARINE, TOMIRE

 

ZAÏRE.

Entrez, je vais savoir, si Célime est visible ;

Elle est depuis huit jours dans un chagrin horrible.

Pour la bien divertir, et faire votre cour,

Préparez-vous, dans peu je serais de retour.

 

 

Scène II

 

JULIE, CARLOS, MARINE, TOMIRE

 

JULIE.

Ah, Carlos !

CARLOS.

Ah, Julie !

TOMIRE.

Ah, Marine !

MARINE.

Ah, Tomire !

JULIE.

Quels ennuis !

CARLOS.

Quels chagrins !

TOMIRE.

J’en crève.

MARINE.

J’en soupire !

CARLOS.

Hélas ! que notre sort.

JULIE.

Hélas ! que nos malheurs...

CARLOS.

Me va causer d’ennuis !

JULIE.

Me vont coûter de pleurs !

CARLOS.

Si vous pouviez savoir, Julie, à quoi m’expose

Le cruel désespoir d’en avoir été cause !

Car, enfin, c’est moi seul que j’en dois accuser,

C’est moi de qui l’orgueil crut pouvoir tout oser.

De vos ressentiments rien ne me peut défendre ;

Ma forte passion me fit tout entreprendre ;

C’est moi seul, c’est, enfin, ce trop sensible amant,

Que l’amour fit résoudre à votre enlèvement.

Pour finir mon malheur, j’ai seul causé le votre.

Mais, enfin, vous veniez d’en épouser un autre ;

On vous avait forcée à prendre cet époux ;

Vous m’aimiez tendrement, je n’adorais que vous ;

Malgré ce que l’Amour m’avait semblé promettre,

Dans son lit, dans ses bras, l’hymen vous allait mettre,

Je voyais vos chagrins, vous entendiez mes cris ;

Quel autre en cet état n’eût pas tout entrepris ?

JULIE.

Dans toutes ces raisons ne cherchez point d’excuse.

Ce n’est que mon malheur, Carlos, que j’en accuse :

Oui, c’est moi, qui depuis cette funeste  nuit,

Où (prémices cruels du malheur qui me suit !)

Sans égard pour mes pleurs, une mère inhumaine

Me venait de livrer à l’objet de ma haine :

Je sortais de l’autel troublée, et dans mon cœur

Cet hymen avait mis tant de crainte et d’horreur,

Que, sans considérer quelle en serait la suite,

Je crus que mon bonheur dépendait de ma fuite.

Marine m’en pressa, même elle me fit voir

Que fuir ses ennemis est le premier devoir ;

Et ses conseils...

MARINE.

Allons, mettons tout sur Marine.

Voyons. Qu’ai-je tant fait ? Çà, que je m’examine ;

Je vous voyais tous deux désespérés, mourants,

L’un enrageait dehors, l’autre pestait dedans ;

L’un souhaitait sa mort, l’autre jurait la sienne :

Vous me fîtes pitié, car je suis trop humaine.

Vous fûtes enlevée, il est vrai : je conviens

Que j’en facilitai, de ma part, les moyens ;

Que je vous conseillai d’aller pour cette affaire,

À Cadix, où Carlos disait avoir sa mère ;

Et que sans moi l’hymen allait se consommer ;

Mais, quoi ! savais-je, moi, que l’on irait par mer ?

À Tomire.

Et c’est ta faute, à toi, que le malheur engraisse,

Chien  de porte-guignon, tu n’eus jamais de cesse,

Que nous ne fussions tous embarquez, car enfin...

TOMIRE.

Hé ! devinais-je, moi, qu’au milieu du chemin,

Lorsque l’on se croyait le mieux dans ses affaires,

Le vaisseau serait pris par ces chiens de corsaires,

Et qu’ils nous mèneraient captifs au port d’Alger ?

Mais plutôt c’est sur toi qu’il s’en faudrait venger,

Duègne intéressée, intrigante courtière,

Il t’a toujours fallu quelqu’amoureux mystère,

Quelque intrigue, et pour toi c’est un faire il le faut :

Car, enfin, on le sait, on te pendrait plutôt

Que tu n’eusses toujours quelque intrigue en campagne.

Que ne me laissais-tu vivre en paix en Espagne ?

Je me vois sans amis, là j’en avais un cent ;

J’y mangeais tous les jours comme un convalescent,

J’y riais comme un fou, j’étais gras comme un moine,

J’y dormais en Abbé, j’y buvais en Chanoine :

Que ne m’y laissais-tu, traitresse ? Car c’est toi

Qui m’a mis en l’état fâcheux où je me voi.

CARLOS.

Laisse-nous en repos, et te tais, va Tomire.

TOMIRE.

Cela vous est facile à vous autres à dire,

Qui, par bonheur pour vous, instruits à bien chanter,

Savez dire des airs qu’on se plaît d’écouter ;

Notre Patron chez lui s’en divertit, et même

Tous les jours au lever de la Beauté qu’il aime,

Depuis que le destin sût nous assujettir,

Vous venez, par son ordre, ici le divertir.

Vous ne manquez de rien, vous vivez à votre aise ;

Mais pour moi qui ne sait rien faire qui leur plaise,

Dès qu’un léger sommeil fait place à ma douleur,

Un gros coquin de Turc dont le diable aurait peur,

Disant cent Carachou, se montrant à ma vue,

De dix coups de Gourdin sans façon me salue.

Moi, j’ouvre de grands yeux, n’entendant pas ces mots ;

Lui de vingt autres coups me chamarre le dos ;

Disant, sursa, cauvé, sursa, de son ton grave,

Comme si, devinant qu’on me ferait esclave,

J’avais dû, par avance, exprès avoir appris

À parler Turc, avant que le traître m’eût pris.

MARINE.

Pour moi je ne saurais perdre encor l’espérance

De revoir mon pays.

JULIE.

Et sur quelle assurance ?

Sur quoi ?

MARINE.

Je ne saurais croire que votre époux,

Ou votre mère n’ait quelque pitié de vous ;

Votre mère vous aime, et je me persuade

Que votre digne époux, D. Brusquin d’Alvarade,

Étant fort amoureux avec le bien qu’il a...

Enfin, le cœur me dit qu’il vous rachètera.

JULIE.

C’est se vouloir flatter d’un espoir chimérique.

Qui leur aurait appris que je suis en Afrique ?

MARINE.

Je ne puis plus vous rien cacher en cet état,

Lors que nous fûmes pris, un certain Renégat,

Touché de ma douleur, voulut bien me promettre

Que si je lui voulais donner un mot de lettre,

Il trouverait moyen de le faire tenir.

CARLOS.

L’as-tu fait !

MARINE.

La réponse en est prête à venir.

CARLOS.

Quel démon ennemi du bonheur de ma vie,

Pour me combler de maux, t’inspira cette envie ?

Tu te devais sur moi remettre du souci...

MARINE.

Ma foi, sauve qui peut ; que diantre faire ici ?

Et de plus, franchement, puisqu’il vous faut tout dire,

Je craignais qu’en perdant l’occasion d’écrire,

Quelques Turcs (comme on sait qu’ils n’en font pas façon)

Ne voulût à la fin, quelque jour... que sait-on

Ce qu’il aurait voulu ?

TOMIRE.

Elle a raison, je pense.

Tenez, ces chiens de Turcs n’ont point de conscience.

CARLOS.

Où ta fausse pitié nous va-t-elle engager ?

Fatiman, mon patron, est Gouverneur d’Alger.

Pour m’en faire estimer j’ai tout mis en usage ;

J’espérais, par mes soins, finir notre esclavage ;

Mon oncle...

MARINE.

Tout cela n’aurait rien fait pour nous,

Votre oncle tout au plus n’eût racheté que vous.

CARLOS.

Ah !

TOMIRE.

Zaïre paraît, cachez-lui votre peine.

 

 

Scène III

 

ZAÏRE, JULIE, CARLOS, MARINE, TOMIRE

 

ZAÏRE.

Célime va passer dans la chambre prochaine,

Vous l’y pouvez attendre, et vous y concerter.

Dépêchez. Écoutez, n’allez pas lui chanter

De ces airs indolents qui font dormir le monde :

Sa tristesse est déjà si grande et si profonde,

Que pour peu que votre air soit grave et langoureux,

Son chagrin se pourrait répandre sur vous deux.

Je vous en avertis.

JULIE.

Nous vous en rendons grâce.

ZAÏRE.

Elle est depuis huit jours d’un bourru qui me passe ;

Je ne la connais plus, tout lui déplaît ; enfin,

Je me vois tous les jours en butte à son chagrin.

Si j’ai de l’enjouement, elle m’appelle folle ;

Si je suis sérieuse, elle m’appelle idole ;

Si je la suis partout, je la mets en courroux ;

Si je ne la suis point, j’ai quelque rendez-vous ;

Si je la veux servir, je fais la nécessaire ;

Si je ne la sers pas, on ne me voit rien faire ;

Si je dis qu’elle est bien, je me plais à flatter ;

Si je dis qu’elle est mal, je cherche à contester ;

Prompte, j’ai trop de feu ; lente, mon froid la gèle ;

Enfin, je ne sais point comment vivre avec elle.

Son chagrin se répand jusques sur ses amours ;

Fatiman espérait l’épouser dans deux jours ;

Il avait son aveu, sa passion est grande :

Maintenant elle dit qu’elle veut qu’il attende,

Et que, pour bien juger de ses empressements,

Elle veut éprouver son amour quelque temps.

Dès qu’il la veut presser, son chagrin renouvelle.

Ah ! que si j’étais belle et bien faite comme elle,

Et qu’avec moi quelqu’un voulût se marier,

Je me garderais bien de me faire prier.

Mais à propos, entrez, elle pourrait attendre.

 

 

Scène IV

 

ZAÏRE seule

 

Fasse le juste Ciel qu’elle se puisse rendre

Aux feux de Fatiman ; si l’Hymen concerté

Se conclut, il me doit donner la liberté.

Quand il donne parole, il la tient sans réserve.

Qu’a-t’elle à différer ? Il faut que je l’observe,

Pour savoir... Elle vient, son chagrin me fait peur.

 

 

Scène V

 

CÉLIME, ZAÏRE

 

CÉLIME.

Ah ! qu’un nouvel amour met de trouble en un cœur,

Surtout lorsque l’on craint d’avoir une rivale !

ZAÏRE.

Vous alliez, disiez-vous, passer dans l’autre salle,

Ces gens vous attendaient pour vous y divertir ;

Mais puisque vous voilà, je vais les avertir.

CÉLIME.

Non ; demeure.

ZAÏRE.

Hé ! souffrez que je les avertisse,

De grâce, et trouvez bon que l’on vous divertisse,

Vous avez du chagrin, il ne sert qu’à laidir :

Tenez, un petit air vous va ragaillardir ;

Laissez-moi faire.

CÉLIME.

Non, avant qu’on les appelle,

Je veux t’entretenir, Zaïre.

ZAÏRE, à part.

Que veut-elle ?

CÉLIME.

Tu vois ici Julie, et Carlos tous les jours.

De quel air la voit-il, et quels sont leurs discours ?

ZAÏRE.

Leurs discours ? Jamais gens autres que des idoles

Ne se sont expliquez avec moins de paroles :

Tenez, voulez-vous voir, ce qui se passe entr’eux ?

De temps en temps Julie, un mouchoir sur les yeux,

Pleure en gesticulant, ensuite elle est rêveuse.

CÉLIME.

Elle pleure, gémit, rêve ? elle est amoureuse.

Hé ! que répond Carlos à cet ennui profond ?

ZAÏRE.

Lui ? Tenez. Ah !... voilà tout ce qu’il lui répond.

CÉLIME.

Sans doute, ils s’aiment. Mais quand leurs douleurs s’apaisent,

À quoi s’occupent-ils ? Que font-ils ?

ZAÏRE.

Ils se taisent,

Jusqu’à votre réveil ils sont en cet état.

Non, jamais entretien de gens ne fut si plat ;

Et je ne croirais point, sans le voir d’ordinaire,

Qu’une femme jamais pût si longtemps se taire.

Il faut les avertir, je vais prendre ce soin ;

Ils vous réjouiront, vous en avez besoin.

 

 

Scène VI

 

CÉLIME, seule

 

N’était ce pas assez du destin qui me brave,

D’avoir soumis mon cœur à l’amour d’un esclave,

Sans que par un malheur que je ne puis dompter,

La jalousie aidât à me persécuter ?

Si j’en crois leurs regards et ce qu’ils ont de tendre,

Carlos... Mais cependant j’ai pu les mal entendre.

Ma défiance peut avoir trompé mes yeux,

Et le temps et mes soins m’en éclairciront mieux.

Les voici. Pour savoir ce que je crains d’apprendre,

Avec des yeux perçants je m’en vais les entendre.

 

 

Scène VII

 

JULIE, CARLOS, CÉLIME, ZAÏRE

 

CÉLIME.

Approchez. Venez-vous, suivant mes volontés,

Sur les Européens me donner des clartés,

De ces peuples heureux révérez dans l’Afrique,

Dont on ne sait que trop la valeur héroïque ?

Allez-vous me chanter par des tons animés

Les diverses façons d’aimer et d’être aimés ?

CARLOS.

Nous allons vous tracer une légère image

De ce qu’en ces climats l’amour met en usage,

Madame.

CÉLIME.

Commencez, je vais vous écoutez.

À part.

De ce qu’ils vont chanter, tâchons de profiter.

JULIE et CARLOS.

Dans ce vaste univers, sur tout ce qui respire,

L’Amour étend son empire.

CARLOS.

Par des ardeurs toujours nouvelles

Le Français se laisse enflammer,

Il ne ménage point les Belles ;

Mais il sait s’en faire aimer.

JULIE.

Il signor Italien

Aime assez bien,

N’attrape rien.

Il cherche les exploits qui sont de longue haleine ;

Et quand sous la fenêtre il va chanter sa peine,

Le plus souvent la signor

Est ailleurs impedita.

CARLOS.

Pour tout secret de l’amoureux mystère

L’Allemand sait donner : c’est l’art de plaire,

Et de ne pas aimer en vain.

Il est constant toute sa vie,

Et traite une Silvie

Comme un muid de vin ;

Il en boit, il en boit jusqu’à la lie.

JULIE.

Aussi fidèle qu’amoureux,

Aussi tendre que l’Amour même,

L’Espagnol sait seul comme on aime,

Et mérite seul d’être heureux.

JULIE et CARLOS.

Dans ce vaste univers, sur tout ce qui respire,

L’Amour étend son empire.

CÉLIME.

Cette diversité de passions m’enchante.

Je suis de ce concert extrêmement contente.

Vous m’avez plu : rentrez dans votre appartement ;

Je veux demeurer seule en ces lieux un moment.

ZAÏRE.

À vouloir s’ennuyer c’est être industrieuse.

CÉLIME.

Revenez, je me sens aujourd’hui curieuse.

Ce que je veux apprendre importe à mon repos.

Que chacun se retire, il suffit de Carlos.

ZAÏRE.

Il suffit de Carlos ! que peut-elle prétendre ?

Au cabinet prochain cachons-nous pour l’entendre.

 

 

Scène VIII

 

CÉLIME, CARLOS

 

CÉLIME.

Carlos, vous nous venez apprendre par vos chants

Combien dans vos amours vos cœurs ont de penchants ;

Mais vous ne m’avez point exprimé ceux des femmes.

Vous êtes connaisseur, votre Espagne a des dames.

De grâce, apprenez-moi, quand quelqu’une à son tour

Abandonne son âme aux charmes de l’amour,

Comment à son vainqueur, dans son ardeur extrême,

Pour la première fois, elle dit, je vous aime.

CARLOS.

Madame, cet aveu, si charmant en effet,

Qui coûte tant à faire, et qui pourtant se fait,

Dans les occasions diversement s’exprime,

Selon la qualité de celle qu’il anime.

CÉLIME.

J’entends de ces Beautés illustres par le sang,

De mon âge à peu près, Carlos, et de mon rang.

CARLOS.

S’il se trouve en son choix plus ou moins de distances,

Il faut ou qu’elle attende ou fasse les avances,

Madame.

CÉLIME.

C’est à dire, en ces transports si doux,

Que si celui qu’elle aime est d’un rang au dessous

C’est elle qui se doit expliquer la première ?

CARLOS.

Oui.

CÉLIME.

Mais de s’énoncer comment est la manière ?

CARLOS.

D’abord par ses regards, truchements de son cœur,

Elle le fait savant de son prochain bonheur,

Invente des bienfaits, se plaît à les répandre.

CÉLIME.

Et si le cavalier ne veut pas les entendre ?

CARLOS.

Personne n’est aveugle à cette passion,

L’amour voit clair, et plus encor l’ambition ;

Si le respect oblige à quelque retenue,

La dame ouvre son cœur, parle ; elle est entendue.

CÉLIME.

Mais (car je prétends tout savoir) si, par malheur,

Le Cavalier ailleurs avait donné son cœur,

À son premier amour s’il veut être fidèle,

Que dit à ce mépris la dame, que fait-elle ?

CARLOS.

Malheur au Cavalier qui méprise ses vœux !

Et plus encor malheur à l’objet de ses feux !

Qu’en ce funeste état ces amants sont à plaindre !

Dans sa fureur, la dame offensée est à craindre ;

Pouvant tout dans sa haine, elle n’épargne rien.

CÉLIME.

Regardez-moi, Carlos, envisagez-moi bien.

Sur mon front, dans mes yeux, lisez votre avantage :

Je vous permets, Carlos, d’expliquer leur langage,

Et de prendre pour vous ce qu’ils ont de douceur :

Comptez sur mes bienfaits, comptez sur ma faveur.

Vivre en sa liberté, dans ce climat barbare,

Est le moindre des biens, que ma main vous prépare.

Portez donc jusqu’à moi vos regards et vos vœux,

Ma bouche vous l’ordonne ; aimez-moi, je le veux ;

Obéissez, craignez d’irriter ma tendresse :

Je puis tout en ces lieux, pensez-y, je vous laisse.

Songez que votre sort dépend de mon repos,

Vous me rendrez tantôt réponse. Adieu, Carlos.

ZAÏRE, cachée.

Elle aime cet esclave ! Ah ! quelle extravagance !

Mais il faut la rejoindre, et garder le silence.

 

 

Scène IX

 

CARLOS, seul

 

L’ai-je bien entendue, ou me suis-je abusé ?

À quel plus grand malheur pouvais-je être exposé ?

Puis-je jusqu’à l’aimer, sans horreur me contraindre ?

Et puis-je mépriser son ardeur, sans la craindre ?

Hélas ! mille dangers m’alarment tour à tour,

Je crains également sa haine et son amour.

Je me pers, et n’osant résister ni me rendre...

 

 

Scène X

 

TOMIRE, CARLOS

 

TOMIRE.

Monsieur après ceci vous n’avez qu’à vous pendre.

CARLOS.

Qu’est-ce encore, que viens-tu m’annoncer ?

TOMIRE.

Un malheur

À se désespérer, à mourir de douleur,

Et, comme je vous l’ai déjà dit, à se pendre ;

Et si vous m’en croyez, vous irez sans m’entendre...

CARLOS.

Julie est-elle morte, et le Destin jaloux...

TOMIRE.

Non.

CARLOS.

Que me dis-tu donc ?

TOMIRE.

Qu’elle est morte pour vous,

Qu’elle vit pour un autre, et que jamais œillade...

CARLOS.

Comment !

TOMIRE.

 Vous connaissez Dom Brusquin d’Alvarade,

Ce brave Dom Brusquin, cet obstacle à vos feux,

Fantasque comme un diable, et jaloux comme deux,

Maussade comme trois, avare comme quatre.

CARLOS.

Hé bien ?

TOMIRE.

Il est ici.

CARLOS.

Que d’ennuis à combattre ?

Ah, ciel ! il est ici, qui te l’a dit ?

TOMIRE.

Mes yeux.

CARLOS.

Ne t’ont-ils point trompé ?

TOMIRE.

Non ; je vous réponds d’eux.

CARLOS.

Il est ici ?

TOMIRE.

Lui-même.

CARLOS.

Où le ciel me destine !

Voilà ce qu’ont produit les lettres de Marine :

Mais où l’as-tu trouvé ? comment sur ton rapport ?...

TOMIRE.

Tout à l’heure, Monsieur, en allant vers le port,

Je l’ai vu d’assez loin descendre d’une barque ;

Et comme sa figure est assez de remarque,

Les Turcs railleurs, après l’avoir examiné,

En lui riant au nez, l’ont tous environné,

J’ai fait comme eux, voulant m’éclaircir davantage ;

Mais dès que de plus près j’ai pu voir son visage,

J’ai vu que c’était lui, (je ne puis vous flatter ;)

Surtout quand il a dit, qu’il venait racheter

Sa femme, qui depuis six mois en Barbarie

Était chez Fatiman sous le nom de Julie.

CARLOS.

Juste ciel !

TOMIRE.

Vous savez qu’il ne vous connaît point.

Venez vous éclaircir vous-même sur ce point.

Venez.

CARLOS.

Hé bien ! allons nous montrer à sa vue.

Il mourra de ma main si la chose est conclue ;

Ou si Julie, enfin, doit partir de ces lieux ;

Je ne le verrai point sans mourir à ses yeux.

TOMIRE.

Si vous voulez, Monsieur, faire quelque folie,

Ne m’allez pas mener avec vous, je vous prie,

On met à la raison les mutins en ces lieux,

Séparons-nous plutôt ; car enfin, j’aime mieux,

Quoique je sache bien qu’il faudra que je meure,

Être esclave cent ans, que pendu demi-heure.

Je vous en avertis, examinez-vous bien ;

Autrement...

CARLOS.

Viens, suis moi, Tomire, et ne crains rien.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

D. BRUSQUIN, GUSMAN

 

D. BRUSQUIN, lisant.

« Si Julie encore vous est chère,

« Ne pensez point à la chercher

« Autre part que dans Alger ;

« Son malheur en a fait le butin d’un corsaire... »

Ah, morbleu !... « Fatiman, Gouverneur dans ces lieux

« Nous tient esclaves toutes deux.

« En payant nos rançons, notre ennui  se termine :

« Ne perdez point de temps, secondez nos souhaits.

« Elle est plus belle que jamais,

« Et moi plus que jamais, et cætera, Marine. »

GUSMAN.

Quoi, Monsieur, sur le point de revoir en Julie,

Après six mois d’absence, une femme chérie,

Quand à terre à couvert de l’orage, et du vent,

Dont le bruit et la peur vous menaçaient souvent,

Je me flattais de voir Dom Brusquin d’Alvarade

Ne songer qu’à la joie et qu’à faire gambade,

Vous êtes tout chagrin ; et malgré tous mes soins,

Je vous vois...

D. BRUSQUIN.

Malepeste ! on le serait à moins.

Tant qu’avec toi sur mer a duré le voyage,

Je n’avais dans l’esprit que la peur du naufrage.

La crainte du péril me donnait des frissons,

Et maintenant tout plein de mes jaloux soupçons,

J’ai, quand je vois ces Turcs, leur port et leur allure,

Des frayeurs pour mon front de fort mauvais augure.

Oui, quand je me remets que presque entre mes bras,

Par un coup de démon que je ne comprends pas,

On m’a ravi Julie, et que je me rappelle,

Le chagrin qu’elle avait quand j’étais auprès d’elle,

La peine qu’eut sa mère, à la fléchir pour nous,

Les pleurs qu’elle versa ; que j’étais son époux,

Et que de bonne foi, tout de bon j’examine

Que j’ai l’humeur bourrue, et que je pêche en mine ;

Que chez un Turc la Belle est à discrétion ;

Que ce sont gens amis de la conclusion,

Contre qui, sans miracle, une belle captive,

Soutient malaisément six mois de négative,

Certain instinct, fondé sur beaucoup de raison,

Me dit que ce sera grand hasard, si mon nom,

Occupant d’un railleur le papier et la plume,

Des maris bafoués ne grossit le volume.

GUSMAN.

C’est d’un pareil scrupule être trop combattu,

Monsieur, Julie est sage, elle a de la vertu,

Et vous devez enfin mieux juger en votre âme.

D. BRUSQUIN.

Elle est sage, il est vrai ; mais enfin elle est femme,

Et cette qualité seule peut, là-dessus,

Servir de contrepoids à toutes les vertus.

GUSMAN.

Mais si pour votre honneur vous aviez tant d’alarmes,

Pourquoi venir si loin la chercher ? Par quels charmes,

Craignant pour votre sort le fruit de ses amours,

Hasarder sur la mer votre argent et vos jours ?

D. BRUSQUIN.

Ah ! j’ai pour mes péchés, pour elle un chien de tendre,

Qui n’a jamais voulu me rien laisser entendre :

Et mon penchant, plus fort que toute ma raison,

N’a pu faire avorter cette démangeaison.

À peine un matelot, que le ciel extermine,

M’eut confirmé l’avis que me donnait Marine,

Que le diable, ennemi juré de mon repos,

Me fit mettre ma vie à la merci des flots ;

Comme si pour ces flots, ou pour dame Fortune,

J’avais un sauf-conduit signé du Dieu Neptune.

GUSMAN.

Vous en repentez-vous ?

D. BRUSQUIN.

Je ne sais ; mais je crois

Que si j’étais chez moi, j’y songerais deux fois ;

Ce noir pressentiment, où ma raison s’obstine,

Me fait...

GUSMAN.

Mais il faut bien que ceci se termine.

Vous en avez trop fait, pour ne pas achever.

On sait à quel dessein vous venez d’arriver,

Et votre femme, enfin, ou coquette, ou fidèle,

En payant sa Rançon vous sera...

D. BRUSQUIN.

Bagatelle,

Si je puis découvrir que ce Turc pour début,

Se soit fait de son chef ici mon substitut,

Qu’il se soit par ses mains, enfin, de quelque sorte,

Payé de l’intérêt de l’argent que j’apporte,

Et que ma femme, enfin, avec ce Fatiman,

Ait mis son cœur à prix et mon front à l’encan ;

Je dis, nescio vos, et m’en vais sans réplique,

Et l’affaire entre nous est fort problématique.

GUSMAN.

Hé ! qui saura cela chez vous, quand par vos soins...

D. BRUSQUIN.

Pour n’être pas crû sot, un homme l’est-il moins ?

Dis, maraud !

GUSMAN.

Mais pourquoi jusques en sa demeure ?...

D. BRUSQUIN.

On me doit faire voir Marine tout à l’heure.

Un esclave, en entrant, me l’a promis ainsi,

Moyennant...

GUSMAN.

J’entends bien.

D. BRUSQUIN.

Et je l’attends ici.

Vois-tu ! je veux savoir, avant que de conclure,

Sur quoi, par qui, comment et par quelle aventure

Julie est en Alger. Car à te parler net,

Je crains fort dans ceci quelque complot secret ;

Je n’ai pu jusqu’ici pénétrer ce mystère,

Marine avecque moi n’est pas fille à se taire.

En la flattant un peu, je puis être éclairci

De tout ce que je crains d’apprendre. La voici.

 

 

Scène II

 

DOM BRUSQUIN, TOMIRE, GUSMAN, MARINE

 

TOMIRE.

Prends bien garde...

MARINE.

Suffit.

TOMIRE, à D. Brusquin.

Vous voyez, je m’acquitte.

D. BRUSQUIN.

Je vous suis obligé. Serviteur.

TOMIRE.

Je vous quitte.

 

 

Scène III

 

D. BRUSQUIN, MARINE

 

MARINE.

C’est lui-même, et d’abord je l’ai bien reconnu.

Ah ! Monsieur.

D. BRUSQUIN.

Dieu te gard’.

MARINE.

Soyez le bienvenu.

D. BRUSQUIN.

Bien ou mal, me voilà. Concluons.

MARINE.

Quoi ! vous-même

Venir jusques ici !

D. BRUSQUIN.

Que veux-tu ? Quand on aime,

On est sot, on est fou de mettre tous ses soins...

MARINE.

On serait bien fâché que vous le fussiez moins.

D. BRUSQUIN.

Passons.

MARINE.

Julie aura...

D. BRUSQUIN.

Comment se porte-t-elle ?

MARINE.

Bien.

D. BRUSQUIN.

Comme de tous temps j’ai reconnu ton zèle,

Et que jamais pour moi tu n’eus rien de caché,

Avant que de conclure ici notre marché,

J’ai voulu te parler un peu sur cette affaire ;

Sûr qu’avec ta franchise et ton zèle ordinaire,

Par amitié pour moi, mettant la feinte au croc,

Tu vas à cœur ouvert...

MARINE.

Oh ! cela vous est hoc.

Parlez, je suis pour vous tout cœur.

D. BRUSQUIN.

Ta récompense,

Au reste, passera de loin ton espérance ;

Et je t’ai préparé de quoi te voir un jour

Au dessus... Tu sauras le reste à mon retour.

MARINE.

Ah ! Monsieur, parlez donc.

D. BRUSQUIN.

Dis-moi, je te conjure,

Comment, à quel dessein, et par quelle aventure

Vous êtes toutes deux ici depuis ce soir...

MARINE.

L’aventure, Monsieur, est aisée à savoir.

On venait de souper, la soirée était belle,

Julie était chagrine, et je fus avec elle

Faire un tour de jardin, en attendant la nuit,

Tout d’un coup regardant que l’on faisait du bruit,

Je vis des gens masqués, qui d’abord qu’ils nous virent,

Sans être épouvantés de nos cris, nous saisirent ;

La porte du jardin s’ouvrit en même temps,

Un carrosse était là, l’on nous jeta dedans.

Touche, cocher, dit-on. L’embarras de la noce...

D. BRUSQUIN.

Et vous êtes venus sur la mer en carrosse ?

MARINE.

Sur la mer en carrosse ! Hé, qui vous dit cela ?

Écoutez jusqu’au bout.

D. BRUSQUIN.

Lorsqu’on vous enleva,

Vous criâtes bien fort ?

MARINE.

Bien fort, à pleine tête,

Au voleur, au secours, au meurtre, arrête, arrête !

Non, pour du bruit, jamais femme n’en a tant fait.

D. BRUSQUIN.

Il fallait que ces gens eussent quelque secret

Pour avoir rendu sourds, pendant tout ce ravage,

Tous les gens du logis, et tout le voisinage ;

Car dedans ni dehors pas un n’entendit rien.

MARINE.

Enfin, il est pourtant très assuré...

D. BRUSQUIN.

Fort bien.

Passons.

MARINE.

Nous arrivons au port, où cette troupe,

Du carrosse, nous mit dedans une chaloupe ;

De là dans un vaisseau, qui, n’attendant plus rien...

D. BRUSQUIN.

Et que se passa-t-il ? car enfin, l’on sait bien

Que quand pour s’exposer à diverses fortunes,

On enlève les gens, ce n’est pas pour des prunes.

MARINE.

À peine eût-on été quelques heures en mer

Qu’on vit avec le jour les corsaires d’Alger

Prêts à nous attaquer ; on voulut se défendre,

On se battit longtemps ; mais il fallut se rendre.

On nous prit, et pour nous le corsaire adouci,

Nous prit dans son vaisseau, pour nous conduire ici,

Où depuis...

D. BRUSQUIN.

Franchement, je trouve cette histoire

Peu possible, mais bien très difficile à croire.

Que devinrent ces gens masqués dont les efforts

Avaient...

MARINE.

Apparemment ils sont captifs, ou morts ;

Mais, comme pas-un d’eux ne montra son visage,

Je ne vous en puis pas apprendre davantage.

D. BRUSQUIN.

Fatiman était donc ce Corsaire d’Alger.

MARINE.

Il en est Gouverneur, et ne va guère en mer.

Ce fut un autre Turc.

D. BRUSQUIN.

Comment, en sa puissance ?...

MARINE.

C’est qu’il est Gouverneur.

D. BRUSQUIN.

Et quelle conséquence ?

MARINE.

En cette qualité, par un droit peu commun,

Des esclaves qu’on fait, de huit il en prend un.

Il nous vit, et d’abord nous prit pour son partage.

D. BRUSQUIN.

Sans doute que ce Turc, comme c’est leur usage,

Avait quelque sérail à meubler, sur ma foi ?...

MARINE.

Toujours prêt d’expliquer...

D. BRUSQUIN.

Tout doucement, dis-moi ;

Tu sais bien qu’il manquait, lorsque l’on prit Julie,

À notre Mariage une cérémonie.

MARINE.

Quelle cérémonie ?

D. BRUSQUIN.

Hé ! celle que l’amour

Ordonne à frais communs la nuit de ce grand jour ;

Celle qui fait, des gens que l’on marie ensemble,

Un beau nœud gordien du nœud qui les assemble ;

Qui, lorsque l’on nous eut l’un à l’autre conjoint,

Devait le soir... enfin, celle qu’on ne fit point.

MARINE.

Hé bien ?

D. BRUSQUIN.

Je voudrais bien, avant que de conclure,

Savoir si quelque Turc, épris de sa figure,

Ne s’est point...

MARINE.

Quoi ?

D. BRUSQUIN.

Chargé de la commission

De mettre notre hymen dans sa perfection.

MARINE.

Quels contes ! par ma foi, c’est grand dommage...

D. BRUSQUIN.

Écoute,

Tu crois donc qu’il ne s’est rien passé ?

MARINE.

Le beau doute !

D. BRUSQUIN.

Qu’auprès d’elle ce Turc n’a jamais entrepris

De mettre sur mon front les armes du pays,

Que de force ou de gré pas un n’a rien eu d’elle ?

MARINE.

Pas un.

D. BRUSQUIN.

Et qu’elle soit aussi sage que belle ?

MARINE.

Vous n’en sauriez douter, sans lui faire un affront.

D. BRUSQUIN.

Vivat ! je trouve ici sûreté pour mon front.

MARINE.

Croyez-en mon rapport, et vous mettez en tête

Qu’elle a toujours trouvé Fatiman fort honnête,

Fort civil, obligeant, même respectueux.

Outre que, quand pour elle il eût senti des feux,

Il eût perdu son temps, puis qu’enfin ma maîtresse,

Sur ce chapitre là, n’en doit rien à Lucrèce.

D. BRUSQUIN.

C’est-à-dire, entre nous, parlant de bonne foi,

Qu’à son défaut, ces Turcs se sont passez de toi.

MARINE.

Quels discours ! n’avez-vous rien de meilleur à dire ?

D. BRUSQUIN.

Va, je n’en dirai rien ; ceci me peut suffire.

MARINE.

Fatiman vient, je sors.

 

 

Scène IV

 

DOM BRUSQUIN, FATIMAN, STAMORAT, SUITE

 

D. BRUSQUIN, à part.

Peste ! quel égrillard !

À son air je crains bien d’être venu trop tard ;

Et que sur mon honneur, enfin, étant à même,

Comme sur la capture il n’ait pris le huitième.

STAMORAT, saluant Fatiman.

Voilà cet Espagnol dont on vous a parlé.

D. BRUSQUIN, salue Fatiman à sa mode, et les Turcs l’examinent.

Salut, suis-je venu pour être contrôlé ?

Messieurs, afin qu’ici personne ne l’ignore,

Je prétends avec vous traiter de Turc à Maure.

Vous avez pris sur mer ma femme sans façon,

Rendez-la moi de même, en payant sa rançon.

Çà, répondez-moi juste au discours que j’entame

J’ai de l’argent ; de plus, j’ai besoin de ma femme.

FATIMAN.

Ta femme ? Ce n’est pas Julie, apparemment ?

D. BRUSQUIN.

Comment ? Est-ce la votre ? Hem ? parlez franchement.

FATIMAN.

Non. Mais pour une femme aussi bien-faite qu’elle,

Franchement, je te trouve un mari sans modèle,

À ne te pas flatter ; car la beauté qu’elle a...

D. BRUSQUIN.

Il n’est pas à présent question de cela.

Pour ne pas chamarrer le dessus de ma lèvre,

Comme l’on fait ici, d’une barbe de chèvre ;

Sachez qu’étant un jour tête-à-tête au pays,

Nous ne manquerions pas... Bref, chacun vaut son prix.

Elle est pourtant ma femme, ou peu s’en faut... je n’ose...

FATIMAN.

C’est un malheur pour elle.

D. BRUSQUIN.

Ah ! parlons d’autre chose,

S’il vous plaît.

FATIMAN.

J’y consens, je vois bien que tes vœux

Vont à vous voir chez vous bien réunis tous deux.

Tu meurs de la revoir, car je lis dans ton âme,

Elle a de la beauté, tu l’aimes, c’est ta femme ;

C’est pourquoi je ne veux que six mille ducats,

Pour la mettre en tes mains.

D. BRUSQUIN.

Quoi ! vous n’y songez pas.

Comment, pour une femme ?

FATIMAN.

Oui.

D. BRUSQUIN.

Peste, quelle somme !

Combien faudrait-il donc vous donner pour un homme ?

FATIMAN.

À bien meilleur marché je vendrais leurs maris.

Ce beau sexe chez nous est un trésor sans prix :

Ainsi, nous ne pouvons trop exiger pour rendre.

D. BRUSQUIN.

Je vous conseille fort, pourtant, de n’en plus prendre.

FATIMAN.

De femmes ?

D. BRUSQUIN.

Oui, surtout des environs.

FATIMAN.

Pourquoi ?

D. BRUSQUIN.

C’est que pour vous parler franc et de bonne foi,

Je vois force maris qui passent pour très sages,

Qui vous les laisseraient sûrement pour les gages ;

Et je vous suis garant qu’ils en seraient ravis.

Faites-nous bon marché pour notre droit d’avis.

Contentez-vous du tiers pour elle et pour Marine :

C’est beaucoup. Il ne faut point tant faire la mine.

FATIMAN.

Tu les veux toutes deux ?

D. BRUSQUIN.

Oui, je l’avoue aussi.

Si l’on vendait chez nous les femmes, comme ici,

Pour moitié de l’argent que j’offre pour la mienne,

J’en aurais, à choisir, du moins une douzaine.

FATIMAN.

Finissons, je suis las d’un pareil entretien,

Tu perds ici ton temps, j’en veux cinq mille ou rien.

Règle-toi là-dessus, et prends bien tes mesures.

J’en demeure d’accord, ces lois sont un peu dures ;

Mais cependant il faut ne me voir désormais

Que l’argent à la main, et me laisser en paix.

Allez.

D. BRUSQUIN.

Quelle somme ! ah ! j’en ai la mort dans l’âme.

J’aimerais presqu’autant qu’ils gardassent ma femme.

Ils pourraient s’en dédire, il faut se dépêcher.

Ah, chien de Turc !

FATIMAN.

Plaît-il ?

D. BRUSQUIN.

Je m’en vais vous chercher

Les cinq mille ducats.

FATIMAN.

Cette affaire est conclue.

Allons voir si Célime est enfin résolue

À terminer l’Hymen qui me doit rendre heureux.

La voici.

 

 

Scène V

 

FATIMAN, CÉLIME, ZAÏRE

 

FATIMAN.

Quel bonheur vous présente à mes yeux ?

Qui vous amène ici ?

CÉLIME.

Vous-même.

FATIMAN.

Moi, Madame !

Ô ciel ! à quel dessein ?

CÉLIME.

De vous ouvrir mon âme.

FATIMAN.

Qui vous cause ce soin, Madame ? Est-ce l’amour ?

CÉLIME.

Je l’avoue, il me fait vous chercher à mon tour.

FATIMAN.

Et l’hymen suivra-t-il ce feu qui le devance ?

CÉLIME.

Oui, lui seul à présent fait mon impatience.

FATIMAN.

Ô trop heureux mortel ! ô fortuné moment !

À qui dois-je, Madame, un si grand changement ?

CÉLIME.

Je ne suis pas ingrate, et je vais vous l’apprendre.

Tout ce que dans mes yeux vous remarquez de tendre,

Ces feux qu’heureusement vous comprenez si bien,

Me viennent d’avoir vu cet esclave chrétien.

FATIMAN.

Quoi ! Madame...

CÉLIME.

Jamais, croyez, s’il est possible,

Vous ne me pouvez faire un plaisir plus sensible,

Que d’en avoir fait choix pour me désennuyer.

Dans ses chants, que jamais je ne veux oublier,

Il a tant fait sentir à mon âme charmée

L’agréable douceur d’aimer et d’être aimée,

Que mon cœur se dévoue à l’amour désormais,

Et d’un heureux hymen je fais tous mes souhaits.

FATIMAN.

Que ne lui dois-je point ? Que ma surprise est grande !

Ô ciel !

CÉLIME.

Puis-je pour lui vous faire une demande ?

C’est de sa liberté ; me l’accorderez-vous ?

FATIMAN.

Moi, Madame, je vais lui rendre un bien si doux.

J’y cours.

CÉLIME.

Non ; laissez-moi ce petit soin. Zaïre,

Vous l’entendez, Carlos est libre ; allez lui dire,

Et par votre discours faites-lui concevoir

Qu’après ce grand bienfait, il songe à son devoir.

ZAÏRE.

J’y vais, Madame.

FATIMAN.

Après ce que je viens de faire,

Je puis donc me flatter de l’hymen que j’espère ?

Je puis...

CÉLIME.

Si le destin favorise mes pas,

Vous verrez des transports que vous n’attendez pas.

Adieu.

 

 

Scène VI

 

FATIMAN, ZAÏRE

 

FATIMAN.

De mon amour la confiance fidèle

Enfin va remporter...

ZAÏRE.

Ô la fine femelle !

FATIMAN.

Qui ? Célime ?

ZAÏRE.

Oui.

FATIMAN.

Comment, au lieu de la louer...

ZAÏRE.

Quoi ! vous ne voyez pas qu’elle veut vous jouer ?

FATIMAN.

Elle ?

ZAÏRE.

Elle aime Carlos.

FATIMAN.

Ah ! quelle perfidie !

Ciel ! elle aime, dis-tu, Carlos ?

ZAÏRE.

À la folie.

FATIMAN.

D’où sais-tu cet amour dont elle brûle en vain ?

Dis-moi.

ZAÏRE.

Tantôt cachée au cabinet prochain,

J’ai de ses feux naissants, entendu le mystère,

Dans l’aveu qu’à Carlos, sa bouche en a su faire.

Elle lui promettait des biens en quantité,

Dont le moindre à ses yeux était la liberté,

Et c’est pour ce sujet qu’elle l’a demandée.

FATIMAN.

De quelle passion est-elle possédée !

Et Carlos qu’a t’il dit ? Tu l’as bien entendu ?

ZAÏRE.

Interdit et confus, il n’a rien répondu.

FATIMAN.

De ce complot maudit je veux savoir la suite,

Zaïre, j’en commets le soin à ta conduite.

Va trouver Dom Carlos, comme elle te l’a dit.

Achève exactement ce qu’elle t’a prescrit.

Observe adroitement ses yeux, sa contenance,

Ses gestes, ses discours, et même son silence.

De peur d’être surpris dans cet appartement,

Tu viendras dans le mien m’instruire promptement,

Vole, ta liberté que ma bouche a jurée,

Sera, par ce service, encor plus assurée.

ZAÏRE.

Pour redevenir libre, allons trouver Carlos.

 

 

Scène VII

 

JULIE, seule

 

Zaïre !... Elle me fuit, tout nuit à mon repos.

Je cherche en vain Carlos pour adoucir ma peine.

En vain... Mais le voici, mon bonheur me l’amène.

 

 

Scène VIII

 

JULIE, CARLOS

 

JULIE.

Carlos, me laissez-vous en proie à mes douleurs ?

Venez avecque moi détourner mes malheurs ;

Pour empêcher ma mort, allons trouver Célime.

CARLOS.

Ah ! quel empressement de la voir, vous anime,

Madame ?

JULIE.

Dom Brusquin est ici dès ce jour,

Avecque Fatiman il traite mon retour.

Par ce rachat cruel, livrée à ce barbare,

Demain notre malheur pour jamais nous sépare,

Et Célime pourrait auprès de Fatiman...

CARLOS.

Ah ! nous sommes perdus, s’il faut son agrément ;

Et plus que Dom Brusquin, elle est notre ennemie.

JULIE.

Comment ?

CARLOS.

Vous le dirai-je, hélas ! belle Julie ?

Pour cet infortuné, par un instinct jaloux,

Elle a le même cœur, les mêmes yeux que vous.

JULIE.

Elle vous aime ? Hélas !

CARLOS.

Elle a su me le dire.

JULIE.

L’aimez-vous ?

CARLOS.

Moi, Madame ! ah, plutôt que j’expire

À vos genoux...

 

 

Scène IX

 

D. BRUSQUIN, JULIE, CARLOS

 

D. BRUSQUIN.

Allons pour consommer cela...

Que vois-je ici ? Ma femme !

JULIE.

Ah !

D. BRUSQUIN.

Que faites-vous là ?

Parlez, travaillez-vous tous deux pour notre honte ?

CARLOS.

Je ne suis pas ici pour vous en rendre compte.

 

 

Scène X

 

D. BRUSQUIN, JULIE

 

D. BRUSQUIN.

Me voilà, quel accueil ! quoi ! sans savoir nager,

Quand de la mer pour vous je brave le danger,

Je ne vous vois pour moi remuer pied ni patte.

Vous ne pouvez, du moins, me dénier, ingrate !

Que vous voyez en moi votre libérateur.

JULIE, en s’en allant.

Je ne puis voir en vous, que mon persécuteur.

 

 

Scène XI

 

D. BRUSQUIN, seul

 

Suis-je pas un grand sot d’aimer cette traîtresse ?

Mais puisque rien ne peut guérir tant de faiblesse,

Et que le diable épargne enfin si peu de fronts,

Hasard à mon marché, concluons et partons.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

STAMORAT, FATIMAN, ZAÏRE

 

STAMORAT.

D’un air brusque, augmenté par sa mélancolie,

Le brave Dom Brusquin pour racheter Julie,

Vient de nous délivrer les cinq mille ducats.

Impatient de voir sa femme entre ses bras,

Pour partir promptement il demande audience,

Il est proche d’ici ; vous plaît-il qu’il avance ?

FATIMAN.

Non ; lors que je voudrai le voir, il entrera.

STAMORAT.

Lui dirai-je le temps, quand ?...

FATIMAN.

Quand il me plaira.

Stamorat sort.

En faveur de Carlos, je prétends, quoi qu’il die,

D’avec ce Dom bourru démarier Julie ;

La remettre, Zaïre, à cet heureux amant,

Pour prix d’avoir été sincère à Fatiman.

Oui, ce qu’il m’a fait voir pour moi contre Célime,

L’assure pour jamais de toute mon estime.

Quant à l’ingrate, enfin, je veux jusques au bout

La suivre, la surprendre, et la confondre en tout.

Par des airs concertez et chantés devant elle,

Insulter, irriter son ardeur criminelle.

Toi, comme je l’ai dit, agis de ton côté,

Sûre que mes bienfaits suivront ta liberté.

ZAÏRE, seule.

Pour me voir libre, allons trouver... Elle s’avance.

 

 

Scène II

 

CÉLIME, ZAÏRE

 

CÉLIME.

Je ne puis résister à mon impatience ;

J’ignore si Carlos a rempli son devoir,

Je brûle de l’apprendre, et crains de le savoir.

Zaïre est paresseuse, et... La voici. Zaïre,

De la part de Carlos que venez-vous me dire ?

A-t-il avec transport reçu sa liberté ?

De quels regards, Zaïre, a-t-il vu ma bonté ?

ZAÏRE.

Je voudrais, dans l’état où j’ai trouvé son âme,

Que de vos propres yeux vous l’eussiez vu, Madame,

Pour en être surprise autant que je le suis.

CÉLIME.

La joie est éclatante après de longs ennuis.

Il t’a, je m’imagine, avec peu de conduite,

Fait des remerciements par des discours sans suite,

Et qu’il viendrait bientôt redevable à mes soins,

Embrasser mes genoux.

ZAÏRE.

Lui, Madame ? rien moins.

À le voir interdit, rêveur, muet, stupide,

Le regard égaré, le visage insipide,

D’une froide sueur il a paru trempé,

Comme si du tonnerre il eût été frappé.

CÉLIME.

Un bien qu’on n’attend pas surprend et saisit l’âme.

Enfin il a parlé ?

ZAÏRE.

Rien moins encor, Madame :

De rompre le silence en vain je l’ai pressé,

Plus je montrais d’ardeur, plus il était glacé ;

Et sur son teint du rouge ayant perdu les charmes,

Grosses comme des pois, j’ai vu couler ses larmes.

CÉLIME.

On pâlit de surprise, et la joie a ses pleurs.

ZAÏRE.

Non ; si je m’en rapporte au langage des cœurs,

Les siennes à Julie exprimaient le contraire.

CÉLIME.

Quoi ! Julie !... Au récit que tu lui viens de faire,

Elle était donc présente ?

ZAÏRE.

Ils ne se quittent pas,

Madame.

CÉLIME.

Le crois-tu charmé de ses appas ?

Serait-il aimé d’elle, est-ce un plaisir qu’il goûte ?

ZAÏRE.

Il ne m’en a jamais parlé, mais je m’en doute.

CÉLIME.

Un désir curieux me porte à le savoir,

Et je veux... Mais quel homme ici viens-je de voir ?

ZAÏRE.

C’est Tomire, autrefois son valet.

CÉLIME.

Va lui dire

Que je veux lui parler, et qu’il vienne.

ZAÏRE.

Tomire,

Viens, on veut te parler.

 

 

Scène III

 

CÉLIME, TOMIRE, ZAÏRE

 

TOMIRE.

J’allais chez Fatiman,

Courir exécuter l’ordre et l’empressement

Du brave D. Brusquin, qui demande audience ;

Vous voyant, par respect, je retournais.

CÉLIME.

Avance,

Viens. Autrefois Carlos était servi par toi ?

Parle.

TOMIRE.

Il n’a jamais eu d’autre valet que moi.

CÉLIME.

Et tu l’aimes ?

TOMIRE.

Autant qu’un valet aime un maître.

CÉLIME.

Il est noble en Espagne ?

TOMIRE.

Oui, tout ce qu’on peut l’être.

CÉLIME.

Quelle honte ! j’admire étant de qualité.

Comment par sa famille il n’est pas racheté !

TOMIRE.

En Europe souvent, quoi qu’ils soient en estimes,

Madame, noble et gueux sont termes synonymes ;

Carlos aurait ces noms sans l’espoir singulier

D’un oncle riche et vieux dont il est héritier,

Dieu merci.

CÉLIME.

Mais ayant cet oncle, est-il croyable

Qu’il l’abandonne ?

TOMIRE.

Il est avare comme un diable,

Madame, et nous verrait plutôt crever tous deux,

Que de donner un sou...

CÉLIME.

Sa mort proche, étant vieux,

Enrichira Carlos d’une assez grande somme.

TOMIRE.

Il est vrai qu’il est vieux, mais comme c’est un homme

Qui, depuis le berceau, pour nous faire enrager,

Ne s’est fait, ni saigner, ni droguer, ni purger,

Et qu’il ne veut point voir de médecins, je doute

Qu’il meure encor.

CÉLIME.

Parlons d’autres choses. Écoute.

Carlos t’ouvrait son cœur, te connaissant prudent ?

TOMIRE.

J’ai toujours, quoiqu’indigne, été son confident.

CÉLIME.

Conte-moi ses amours.

TOMIRE.

Oh ! ces historiettes

De mystères galants, d’intrigues, d’amourettes,

Comme vous jugez bien, sont de petits secrets

Qu’un valet bien discret, ne révèle jamais.

Ainsi, vous voulez bien me dispenser, Madame,

De découvrir ici le secret de sa flamme.

Ce Dom Carlos dont j’ai ménagé les amours,

Fut mon maître, et je veux m’en souvenir toujours.

Tel que vous me voyez, j’ai pour lui tant de zèle,

Que je veux être un jour cité comme modèle,

D’un valet achevé, malheureux ; (mais hasard ;)

Et je ne hais rien tant qu’un valet babillard,

Qui veut à tous venants, même sans les connaître,

Conter de but en blanc les amours de son maître.

CÉLIME.

Carlos est bienheureux que sa condition

Lui conserve un tel zèle ; et ta discrétion

Me paraît à la fois si rare et si louable,

Que le plaisir que j’ai de t’en trouver capable,

Est payé de ce prix.

Elle lui donne une bague.

TOMIRE.

Oh ! c’est...

CÉLIME.

Prends, j’aime à voir

Que rien contre Carlos n’ébranle ton devoir.

Son intérêt m’est cher : qu’à l’avenir ton zèle,

Ne démente jamais une ardeur si fidèle,

Tu sais tous ses secrets, garde-toi d’en parler,

Et meurs plutôt cent fois que de les révéler.

TOMIRE.

Oh !

CÉLIME.

Quant à ses Amours qu’on aurait peine à croire,

Carlos m’en a conté tantôt toute l’histoire.

Ce n’est plus à présent un mystère pour moi,

Il m’a dit qu’il aimait Julie.

TOMIRE.

Ah ! je le croi :

Cela n’est pas nouveau.

CÉLIME.

Qu’une ardeur mutuelle

Rendait, malgré leurs fers, leur amour éternelle ;

Par quel hasard ils ont perdu la liberté,

Leurs traverses, leurs pleurs...

TOMIRE.

Il vous a donc conté

Comment il l’enleva du logis de sa mère ;

La rencontre qu’il fit de ce vaisseau corsaire ?

CÉLIME.

Oui, votre embarquement, et comment on vous prit,

Le désespoir qu’il eut.

TOMIRE.

Il vous aura donc dit,

Là... que la chose fut justement accomplie,

Dans le temps qu’on venait de marier Julie,

Qui haïssait à mort l’époux qu’on lui donnait,

Que deux heures plus tard l’hymen se consommait.

CÉLIME.

Il m’a dit tout cela de point en point, Tomire.

TOMIRE.

Il faut que sur son cœur vous ayez grand empire,

Pour s’être ouvert à vous ainsi ; j’en suis surpris.

CÉLIME.

J’estime fort Carlos.

TOMIRE.

Et vous a-t-il appris

Que ce vieux singe, à qui l’on maria Julie,

Est, pour la racheter, dès hier en Barbarie,

Et qu’avec Fatiman il a fait son marché ?

CÉLIME.

Je le sais, et Carlos m’en paraît si touché,

Que sensible à l’ennui qu’il m’en faisait paraître...

TOMIRE.

Hé bien ! Voyez un peu le caprice d’un maître,

Il l’a dit ? Il n’aurait point cessé de crier,

Si j’en avais ouvert la bouche le premier.

Le monde est ainsi fait.

CÉLIME.

Cette triste nouvelle

Me donne pour Carlos une douleur mortelle.

Car il perd sa maîtresse, et l’ennui qu’il en a...

TOMIRE.

Ne vous affligez point, si ce n’est que cela :

Depuis une heure ou deux tout a changé de face.

CÉLIME.

Quoi ! ne me cache rien, dis-moi ce qui se passe.

TOMIRE.

Je n’en suis pas encor tout-à-fait informé :

Mais je viens de laisser Carlos joyeux, charmé,

Parlant de se voir libre, et vous nommant, Madame,

Avecque des transports qui découvrent son âme.

CÉLIME.

Vous m’en aviez, Zaïre, informée autrement.

ZAÏRE.

J’ai dit ce que j’ai vu, Madame, assurément

Carlos était chagrin et triste en ma présence.

TOMIRE.

C’est donc qu’il a voulu vous cacher ce qu’il pense ?

Car c’est un fin matois, à le dire entre nous ;

Mais maintenant avec Julie, à ses genoux,

Sa bouche tendrement sur ses mains attachées,

Il les baise d’un air dont vous seriez touchée.

Je m’en vais leur conter, Madame, avec ardeur,

Combien vous témoignez de joie à leur bonheur.

CÉLIME.

Non, laisse-moi ce soin, et ne dis rien, Tomire.

TOMIRE.

Je me tairai, Madame, et vous n’avez qu’à dire.

 

 

Scène IV

 

CÉLIME, ZAÏRE

 

CÉLIME.

M’êtes-vous infidèle, et me tromperiez-vous,

Zaïre ?

ZAÏRE.

Moi, Madame ! ah !

CÉLIME.

Craignez mon courroux.

Vous savez qui je suis ; malheur à qui m’offense !

ZAÏRE.

Et quel serait le fruit de cette intelligence ?

Je retourne de près les examiner mieux.

CÉLIME.

Non : je n’en veux plus rien savoir que par mes yeux.

Demeurez. Mais qui vient me chagriner ?

 

 

Scène V

 

CÉLIME, STAMORAT, ZAÏRE

 

STAMORAT.

Madame,

Fatiman pénétré du bonheur de sa flamme,

Pour devancer l’hymen qui doit le rendre heureux,

Et répondre aux transports de son cœur amoureux,

Vous offre ce Coffret rempli de pierreries.

CÉLIME.

Je suis bien obligée à ses galanteries.

Tenez, Zaïre. Adieu.

STAMORAT.

Dans ce même moment

Il vous fait préparer pour divertissement,

Un opéra chanté par Carlos, et Julie ;

Mais il craint toutefois que ce chant vous ennuie.

CÉLIME.

Non, non ; j’ai des raisons pour m’y bien divertir

Sitôt qu’il sera prêt, qu’on me fasse avertir.

STAMORAT.

Elle n’est pas sensible à l’Amour légitime.

J’ai peur que Fatiman... Il vient.

 

 

Scène VI

 

FATIMAN, STAMORAT

 

FATIMAN.

Comment Célime

A-t-elle envisagé mon présent ?

STAMORAT.

Froidement.

FATIMAN.

Et que t’a-t-elle dit du divertissement ?

STAMORAT.

Avec beaucoup d’ardeur elle m’a fait connaître

Qu’il lui ferait plaisir, et qu’elle y voulait être ;

Qu’elle avait des raisons pour s’y bien divertir,

Et quand il sera prêt, qu’on la fasse avertir.

FATIMAN.

Elle y trouvera moins de plaisir qu’elle pense.

Fais venir Dom Brusquin, qu’il vienne à l’audience.

Je vais pour obliger Julie, et Dom Carlos,

Contraindre ce magot de signer leur repos.

 

 

Scène VII

 

DOM BRUSQUIN, FATIMAN, STAMORAT

 

D. BRUSQUIN.

Ça, Seigneur Fatiman, concluons, je vous prie,

Aussi bien je commence à voir que je m’ennuie.

J’ai demandé ma femme, et l’on m’a fait savoir

Que c’est de votre main, qu’il la faut recevoir.

Je veux partir, enfin. En un mot, comme en douze,

J’ai livré mon argent, livrez-moi mon épouse.

FATIMAN.

Elle est libre ; et de plus, contre notre traité,

Je prétends lui donner gratis la liberté,

La rendre sans argent, et qu’elle se retire...

D. BRUSQUIN, à part.

Quel excès de bonté ! sans argent, c’est à dire,

Que ce drôle, voyant qu’elle quittait ce lieu,

S’est payé par ses mains en lui disant adieu.

De ses bontés pour nous voilà la récompense,

Et je vais sur mon front en porter la quittance.

Que ferai-je à cela ? Passons.

Haut.

Apparemment

Nous pouvons donc partir ; trêve de compliment,

Puis que vous voulez bien sans argent me la rendre,

De peur de vous fâcher, je m’en vais la reprendre.

Si vous venez chez nous, vous me ferez honneur,

Reste à vous dire adieu but à but, serviteur.

FATIMAN.

Avant que de partir, il faut qu’avec Julie

Vous soyez le témoin d’une cérémonie,

Et que vous me donniez ici quelques moments.

D. BRUSQUIN.

C’est pour une autre fois, nous n’avons pas le temps ;

À nous faire partir votre honneur vous oblige.

FATIMAN.

Vous ne sauriez partir qu’après cela, vous dis-je ;

Il faut qu’absolument vous y soyez tous deux.

D. BRUSQUIN.

Vous raillez.

FATIMAN.

Il le faut, vous dis-je, et je le veux.

D. BRUSQUIN.

Dites-moi donc quelle est cette cérémonie ;

Qui veut et ma présence, et celle de Julie,

Sans indiscrétion peut-on vous en prier ?

FATIMAN.

C’est que je veux ce soir...

D. BRUSQUIN.

Hé bien ?

FATIMAN.

La marier.

D. BRUSQUIN.

Julie ?

FATIMAN.

Elle.

D. BRUSQUIN.

Expliquons, s’il vous plaît, ce langage.

Est-ce qu’on doute ici de notre mariage,

Et que, craignant en mer pour son honnêteté,

On veut nous marier pour plus de sûreté ?

FATIMAN.

Non.

D. BRUSQUIN.

Non ?

FATIMAN.

Non, je sais bien que tu l’as épousée ;

Que toujours à ta flamme elle s’est refusée ;

Que rien ne vous unit, enfin, que quelques mots

Qui n’ont point eu d’effet. Ainsi, pour son repos,

Et même pour le tien, il vaut mieux, ce me semble,

Vous séparer tous deux, que vous unir ensemble :

L’usage le permet ici comme chez vous,

Et je lui vais ce soir donner un autre époux.

D. BRUSQUIN.

À ma femme ?

FATIMAN.

À ta femme ! Et de plus...

D. BRUSQUIN.

Quel négoce.

FATIMAN.

Ton argent servira pour les frais de la noce.

D. BRUSQUIN.

Nous nous entendons mal assurément tous deux.

Vous prétendez ce soir marier à mes yeux,

Qui, dites-vous, Julie ?

FATIMAN.

Oui.

D. BRUSQUIN.

Ma femme ! ah ! j’enrage.

De quel droit, s’il vous plaît, rompre mon mariage ?

FATIMAN.

J’ai, de deux Marabouts, pouvoir pendant dix ans,

De démarier ceux qui ne sont pas contents.

D. BRUSQUIN.

Vous ? Si cela se sait, un jour il faut qu’il fonde

Des maris en ces lieux des quatre coins du monde :

Et si vous pouvez mettre à profit tout ce temps,

Cela vous vaudra mieux que vingt Gouvernements.

FATIMAN.

Sans doute, et pour ne pas différer davantage,

J’en fais ce soir l’essai par ton démariage.

Vous y serez présent, vous en verrez le fruit.

D. BRUSQUIN.

Moi ! ciel ! à quel malheur me vois-je ici réduit !

Qui l’eût dit, quand chez moi je partis plein de flamme,

Que c’était pour venir aux noces de ma femme ;

Et que me souhaitant des ailes aux talons,

Je viendrais de si loin payer les violons ?

Est-ce un arrêt pour moi sans appel ? Et ma bourse

Ne peut-elle adoucir ?...

FATIMAN.

L’affaire est sans ressource :

Je lui donne un époux malgré tous tes discours.

D. BRUSQUIN.

Sera-ce pour longtemps ?

FATIMAN.

Ce sera pour toujours.

D. BRUSQUIN.

L’a-t-on dit à Julie ?

FATIMAN.

Oui, je lui viens d’apprendre.

D. BRUSQUIN.

Que dit-elle à cela ?

FATIMAN.

Qu’elle est prête à se rendre,

Et qu’elle aimerait mieux, en te manquant de foi,

Être aux fers avec lui, que reine avecque toi.

D. BRUSQUIN.

Ah ! me voilà donc veuf du vivant de ma femme !

Et quel est ce beau fils qui cause tant de flamme ?

Est-ce un secret pour moi ? Ne le puis-je savoir ?

FATIMAN.

Tu le sauras tantôt, je te le ferai voir.

D. BRUSQUIN.

Scélérat ! est-ce ainsi que vous me percez l’âme ?

Vous me coupez la bourse, et me volez ma femme.

Vous pouviez l’avoir fait, sans m’avoir attendu,

Mais si j’y suis présent, je veux être pendu.

Je pars, et vais, pleurant des malheurs incroyables,

Donner, cent fois le jour, les Turcs à tous les diables.

FATIMAN.

Il a beau se hâter, il n’ira pas bien loin.

Suivez-le, Stamorat ; allez, prenez-en soin.

 

 

Scène VIII

 

FATIMAN, CÉLIME

 

CÉLIME.

Je ne vois rien encor préparé pour la fête ;

Qui retient le concert, qu’est-ce qui vous arrête ?

Je ne croyais jamais être assez tôt ici,

Et je ne vois encor personne.

FATIMAN.

Les voici,

Madame.

 

 

Scène IX

 

FATIMAN, CÉLIME, CARLOS, JULIE.

 

FATIMAN.

Qu’allez-vous, Carlos, nous faire entendre ?

CARLOS.

De deux amants heureux une scène assez tendre.

En vain l’on conspire

Pour séduire

Un cœur amoureux.

Tout ce qu’on fait pour le surprendre

Ne sert qu’à le rendre

Plus fidele et plus tendre,

Pour ses premiers feux.

JULIE.

Les présents, les faveurs

N’arrêtent pas toujours les cœurs.

En amour il faut se contraindre,

Quand on a su charmer ;

C’est un feu qu’il faut feindre,

Et ce qu’on fait pour l’allumer,

Sert bien souvent à l’éteindre.

CARLOS.

Les présents, les faveurs

N’arrêtent pas toujours les cœurs ;

Mais je crois que l’amour...

CÉLIME.

Taisez-vous, Dom Carlos, votre chant m’étourdit.

À part.

Mais que fais-je ? Où m’emporte un trop juste dépit ?

Ils s’aiment, je ne puis l’ignorer. Ô vengeance !

Prête-moi tous tes traits pour punir cette offense.

FATIMAN.

Il paraît que ces chants, qui me semblent si doux,

Madame, ne font pas le même effet sur vous.

CÉLIME.

Je ne sais par quel art leurs voix ont su vous plaire.

Je crains d’en pénétrer l’injurieux mystère :

Et si je m’en croyais... mais il vaut mieux sortir.

FATIMAN.

Et qui peut vous avoir causé ce déplaisir ?

Madame, expliquez-vous.

CÉLIME.

J’aurais peur d’en trop dire ;

Je ne suis pas assez à moi, je me retire.

FATIMAN.

Je ne souffrirai point que vous quittiez ces lieux,

Sans que votre courroux s’explique, et qu’à vos yeux

Un châtiment soudain n’étouffe votre haine.

CÉLIME.

Non : vous souffririez trop, je n’en vaux pas la peine ;

À l’affront qui m’est fait vous avez trop de part.

FATIMAN.

Je jure...

CÉLIME.

À ces serments prononcez au hasard,

Pour peu que vous vouliez que je donne croyance,

Il faut, pour satisfaire à ma juste vengeance,

Que vous chargiez de fers, sans aucune pitié,

Ces esclaves, objets de mon inimitié ;

Qu’en des lieux séparez, accablez de misère,

Ils sentent le malheur de m’avoir su déplaire.

FATIMAN.

Madame...

CÉLIME.

Obéissez, remplissez mes souhaits,

Ou bien résolvez-vous à ne me voir jamais.

 

 

Scène X

 

FATIMAN, JULIE, CARLOS, ZAÏRE

 

JULIE.

Seigneur de ses fureurs sauvez notre innocence.

FATIMAN.

Je veux voir jusqu’où peut aller son insolence,

Et lui dresser un piège adroit, ingénieux :

Mais allons-en parler ailleurs que dans ces lieux :

Et toi, cours la trouver, Zaïre ; va lui dire

Que je vais accomplir tout ce qu’elle désire.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CÉLIME, ZAÏRE

 

CÉLIME.

Zaïre, je vous ai confié mon secret :

J’ai cru ne le pouvoir dans un sein plus discret.

Si je vous vois répondre à cette confiance,

Zaïre, attendez tout de ma reconnaissance ;

Mais si de me trahir vous cherchez le moment,

Zaïre, craignez tout de mon ressentiment.

ZAÏRE.

J’entre dans vos secrets, Madame, sans contrainte,

Et de votre courroux je ne crains point l’atteinte.

Si la peur maintenant se renferme en mon sein,

Si je tremble, ce n’est que pour votre dessein.

CÉLIME.

L’amour qui l’entreprend guidera l’entreprise.

ZAÏRE.

Et c’est de cet amour, que mon âme est surprise,

Madame ; est-il bien vrai que vous aimiez Carlos ?

CÉLIME.

Si je l’aime, l’ingrat ! que trop pour mon repos !

ZAÏRE.

Emprisonné, Madame, et trahi par vous-même,

Vous le persécutez ; est-ce là comme on aime ?

CÉLIME.

As-tu vu ses tourments ; sais-tu son désespoir ?

ZAÏRE.

Dans l’abîme profond du cachot le plus noir,

Mains et pieds enchaînez, éloigné de Julie,

Il faut voir ses clameurs.

CÉLIME.

Que mon âme est ravie !

ZAÏRE.

Je ne vous comprends pas.

CÉLIME.

Dans ses cruels ennuis

Il reconnaît sa faute, il voit ce que je puis.

Plus de son noir cachot la rigueur est extrême,

Plus il sent qu’il n’en peut sortir que par moi-même,

Et, de sa liberté redevable à mes soins,

Il m’aimera, peut-être ; il le feindra du moins.

ZAÏRE.

Vous l’allez donc remettre en sa faveur première ?

CÉLIME.

Oui, Fatiman rompra ses fers à ma prière.

ZAÏRE.

Mais ne craignez-vous point, l’en pressant trop souvent,

Que Fatiman ne sorte enfin d’aveuglement ?

CÉLIME.

Fatiman veut ma main, il s’empresse à me plaire ;

Il m’aime, j’en ferai ce que j’en voudrai faire.

ZAÏRE.

Il vient.

 

 

Scène II

 

FATIMAN, CÉLIME, ZAÏRE, TURCS

 

FATIMAN.

Hé bien ? Madame, est-ce aujourd’hui le jour

Où je verrai l’hymen couronner mon amour ?

Mon cœur, impatient d’en célébrer la fête,

Remplit tous les devoirs dus à votre conquête.

Allons, Madame, aux yeux d’Alger et du Divan,

Joindre à jamais Célime à l’heureux Fatiman.

CÉLIME.

Avant que d’achever cette cérémonie,

Guérissez, s’il vous plaît, mes soupçons sur Julie.

Avez-vous accompli toutes mes volontés ?

FATIMAN.

Vos ordres sont déjà, Madame, exécutés.

Dans un cachot obscur gémissant sous la chaîne,

De vous avoir déplu, Carlos souffre la peine.

CÉLIME.

Et Julie, avez-vous par la même rigueur ?...

FATIMAN.

Non.

CÉLIME.

Non !

FATIMAN.

Je l’avouerai, touché de son malheur ;

Des grâces, des beautés, comme vous le modèle,

J’ai respecté les droits de votre sexe en elle :

Elle est libre.

CÉLIME.

Ah ! voilà mes soupçons confirmés ;

Votre cœur m’est connu, perfide, vous l’aimez.

FATIMAN.

Je l’aime !

CÉLIME.

Vous.

FATIMAN.

Moi !

CÉLIME.

Vous. Enfin ma jalousie,

Pour être modérée, est trop bien éclaircie.

De ces chants concertés je vois la vérité.

FATIMAN.

Hé ! quelle erreur, Madame, et quelle extrémité

À mon accusateur j’avais de quoi répondre ;

Mais mon cœur l’entreprend, et je veux vous confondre.

Pour gagner votre cœur, pour avoir votre main,

Pour remplir vos désirs, que faut-il faire, enfin ?

CÉLIME.

Non, non, je ne veux pas que pour moi l’on se gêne,

Et l’exécution vous ferait trop de peine.

FATIMAN.

Non, non, pour satisfaire à ce que vous voulez,

Je ne conçois plus rien d’impossible. Parlez.

CÉLIME.

Il faut à son époux que vous rendiez Julie,

La bannir de vos yeux pour toute votre vie.

FATIMAN.

Hé bien ! tantôt, Madame, à vos yeux, devant vous,

Je remettrai Julie aux mains de son époux,

Et je vais de ce pas répondre à votre attente.

CÉLIME.

Ce n’est pas tout, encor, pour me rendre contente,

Et me débarrasser d’un visage odieux,

Que pour jamais Carlos abandonne ces lieux ;

Et qu’à peine sorti des fers de l’esclavage,

Ce soir, avec la nuit, il quitte ce rivage.

FATIMAN.

Vous serez obéie.

CÉLIME.

Avant que de partir,

Que je lui parle ; il faut (et c’est tout mon désir)

Qu’il connaisse pour lui le fond de ma pensée.

Pour ne pas voir ma haine, il m’a trop offensée.

FATIMAN, aux Turcs.

Que l’on fasse venir l’esclave à ses genoux.

CÉLIME.

Demain vous connaîtrez ce que je sens pour vous.

FATIMAN, à part, en s’en allant.

Elle embrasse un dessein que je ne puis comprendre.

Observons-la de près, cachons-nous pour l’entendre.

 

 

Scène III

 

CÉLIME, ZAÏRE, FATIMAN, caché

 

CÉLIME.

L’ai-je amené, Zaïre, au point où j’ai voulu ?

Je me sers assez bien du pouvoir absolu.

Dans les rusez détours d’une œuvre mercenaire,

Fatiman est bon Turc, grand pilleur, franc corsaire :

Mais dans ces tours d’esprit aux amants destinés,

C’est un homme à ne voir pas plus loin que son nez.

ZAÏRE.

Il est vrai ; mais, Madame, ou j’ai peu de lumière,

Ou je ne comprends pas ce que vous voulez faire.

L’infortuné Carlos est aimable à vos yeux,

Et vous voulez, ce soir, qu’il parte de ces lieux !

CÉLIME.

Oui, mais de mes desseins achève de t’instruire ;

Toutes deux avec lui nous partirons, Zaïre.

ZAÏRE.

Nous !

CÉLIME.

J’ai tout préparé, pour ce prochain départ,

Un bâtiment Anglais est gagné de ma part ;

Mon bien est en argent comptant ; dans ma retraite

Je ne laisserai rien ici que je regrette.

Il fallait pour sortir facilement du port,

Du Seigneur Fatiman avoir un passeport,

Sa bonté me l’accorde, et par son entremise

Demain, de sa tendresse il verra la sottise.

Tu peux t’en assurer.

ZAÏRE.

Et malgré ces apprêts,

Si Carlos est toujours rebelle à vos souhaits ?

CÉLIME.

À me plaire, Zaïre, il mettra son attache ;

Il sait ce qu’il en coûte, alors que l’on me fâche ;

Et puis, quand seul à seul nous nous verrons sur mer,

Quand il se verra loin de qui l’a su charmer,

Faite comme je suis, il n’est pas impossible

Que son cœur à mes feux ne devienne sensible.

ZAÏRE.

Le voilà.

 

 

Scène IV

 

ZAÏRE, CÉLIME, CARLOS, amené par des esclaves, FATIMAN, caché

 

CÉLIME.

Je le plains des maux qu’il a soufferts.

Zaïre approchez-vous, que l’on ôte ses fers.

Aux esclaves.

Qu’on me laisse.

À Zaïre.

Restez, vous.

À Carlos.

Hé bien ! téméraire,

Tu vois quel est le fruit de m’avoir su déplaire ;

Je suis absolument maîtresse de ton sort ;

La plus aimable vie ou la plus dure mort

Sont à ton choix.

CARLOS.

Madame !...

CÉLIME.

En l’état déplorable

Où Julie a réduit ton destin misérable,

S’arracher d’un objet qu’on aime tendrement,

N’est pas, je le sais trop, l’ouvrage d’un moment ;

Aussi, je laisse au temps à faire cet office,

Mes soins te forceront à me rendre justice.

Pour gage d’un amour dont mon cœur est garant,

Accepte ces essais de ma tendresse, prend.

Prends, dis je. Je te laisse ; écoute, et crois Zaïre.

Elle connaît, pour toi, quel mouvement m’inspire.

Fais, voyant ce que peut mon courroux dangereux,

Ce qu’elle te dira, si tu veux vivre heureux.

Adieu.

 

 

Scène V

 

CARLOS, ZAÏRE, FATIMAN

 

CARLOS.

Ciel ! Je... Mais, vous à ce qu’elle souhaite

Prêteriez-vous les mains ?

ZAÏRE.

M’en garde le Prophète.

Allons chez Fatiman, lui...

FATIMAN.

J’ai tout entendu

Au cabinet prochain ; étonné, confondu,

De voir à quel excès elle poussait l’outrage,

Indigné de l’affront, inspiré par la rage,

Je me suis vu tenté de la perdre à vos yeux,

Et je n’ai différé que pour la punir mieux.

ZAÏRE.

Je crois que d’un amant la fureur est extrême,

Quand il se voit trahi par la dame qu’il aime.

FATIMAN.

Je l’aime ! environné de soins, sur mon retour,

Né dans le sein des flots, suis-je fait pour l’amour ?

Son bien, plus que ses yeux, me la rendent aimable ;

Et je bénis du ciel le moment favorable

Qui, me montrant l’abîme où j’allais me plonger,

Me fournit les moyens encor de me venger.

Voyons quel est l’essai de ses galanteries.

CARLOS.

Le voilà.

FATIMAN.

Ce coffret ! comment, mes pierreries !

L’usage qu’elle en fait m’inspire le dessein

D’inventer des tourments qui perceront son sein.

Va la trouver, Zaïre ; et, pour flatter son âme,

Feins-lui que son amant peut répondre à sa flamme ;

Qu’à la suivre déjà tu l’as vu balancer,

Le reste me regarde, et je vais y penser.

Nous... Qu’est-ce ?

 

 

Scène VI

 

TOMIRE, FATIMAN, ZAÏRE, CARLOS

 

TOMIRE.

Je venais, Seigneur, l’âme contente,

Raconter à mon maître une histoire plaisante :

Mais...

FATIMAN.

Dis-moi ce que c’est.

TOMIRE.

L’illustre D. Brusquin,

S’en allait vers le port, fort outré de chagrin,

Donnant les Turcs au diable, et résolu sur l’heure

De se remettre en mer pour changer de demeure ;

Lors que huit ou dix Turcs, lui coupant le chemin

Qu’il prenait pour se voir maître de son destin,

En se moquant de lui, le traitant d’Excellence,

Ont fait, en l’abordant, chacun la révérence ;

Puis après un d’entr’eux, faisant l’ambassadeur,

L’a salué fort bas, lui disant : Monseigneur,

Sachant que de Julie un bonheur très insigne

Vous a fait, ci-devant le mari très indigne,

Fatiman, préposé pour pourvoir aux abus

Que des gens mal sensés commettent là-dessus ;

Pour vous démarier de bonne intelligence,

Et la remarier, vous prie, avec instance,

De vouloir, terminant la chose avec éclat,

Assister à la noce, et signer le contrat.

Moi, signer au contrat, traître ! qu’il aille au diable,

A-t-il dit ; suis je ici pour lui servir de fable ?

Qu’on me laisse partir, et que ce suborneur

Se contente d’avoir... Mais enfin, Monseigneur,

A dit d’un ton soumis l’autre, votre Excellence

Sait que Fatiman prie, et qu’un refus l’offense ;

Et, si de ce plaisir vous allez le priver,

Il aura du regret... puisse-t-il en crever,

Le scélérat qu’il est ! a dit l’autre en colère.

Puisqu’il ne vous plaît pas, Monseigneur, d’en rien faire,

A dit le Turc, cherchant dessous son casaquin

Respectueusement trois quartiers de gourdin

Dont il s’était muni, voici d’une racine

Qui met à la raison l’âme la plus mutine ;

Vous en ferez l’essai, s’il vous plaît. À ces mots

Le drôle de vingt coups a chamarré son dos.

Ah ! quartier, a-t-il dit, voulez-vous que je meure ?

Je suis prêt d’aller voir Fatiman tout à l’heure,

Ne pouvant de vos coups me sauver qu’à ce prix.

Là-dessus ils ont pris le chemin du logis.

Il demandait venant, le désespoir dans l’âme,

Si l’on n’est pas content de lui voler sa femme,

D’où vient que, malgré lui, l’on le ramène ici,

Et si ce Fatiman veut l’épouser aussi.

On l’amène.

FATIMAN, à Carlos.

À ses yeux tu ne dois point paraître,

Que quand il sera temps de te faire connaître.

Laisse-moi.

TOMIRE.

Le voilà plaisamment consterné !

 

 

Scène VII

 

DOM BRUSQUIN, FATIMAN, STAMORAT, SUITE

 

D. BRUSQUIN.

Hé bien ! me trouvez-vous suffisamment berné ?

Ah, traîtres ! à quoi bon, avec vos Excellences,

En me rouant de coups, toutes ces révérences ?

Non, jamais un mortel, à parler franchement,

Ne s’est vu mieux battu, ni plus civilement.

STAMORAT.

Vous voyez Fatiman, vite, la révérence,

À son aspect. Bas, bas, plus bas.

D. BRUSQUIN.

Quelle arrogance !

Le traître de mes coups rit entre cuir et chair,

Et pour comble de maux je n’ose m’en fâcher.

STAMORAT.

Le brave Dom Brusquin, de civile manière,

Devant tes yeux, Seigneur, paraît à ta prière.

FATIMAN, à D. Brusquin.

Je vous suis obligé d’avoir eu tant d’égard

Pour les gens qui vous ont salué de ma part.

D. BRUSQUIN.

Brisons là, ce n’est pas le fruit de leur harangue ;

Et leurs coups de bâton ont plus fait que leur langue.

Ils m’ont roué de coups, et n’auraient pas cessé...

FATIMAN.

Ils ont tort. Mais, enfin, oublions le passé.

Cela n’est rien, il faut qu’une amitié sincère...

D. BRUSQUIN.

Quoi que malaisément tout ceci se digère,

Puis qu’on fait à mon dos une nécessité,

De vous rendre aujourd’hui le maître du traité,

Soyez-le, j’y consens : les beaux yeux de ma femme

Ont mis, je le vois bien, du désordre en votre âme ;

Vous voulez la garder, hé bien ! soit, gardez-la,

Faites-en... faites en tout ce qu’il vous plaira.

Vous n’y manquerez pas ; mais que l’on me renvoie,

Qu’on ne me rende point témoin de votre joie ;

Je n’aurai, sans mes yeux, que de trop bons témoins ;

Et, pour ne le pas voir, il n’en sera pas moins.

FATIMAN.

Hé bien ! puis que ton cœur a tant de répugnance

À souffrir que l’hymen se fasse en ta présence,

Je veux bien t’obliger, et t’accorder ce point ;

Je te ferai partir, tu ne le verras point,

Mais à condition...

D. BRUSQUIN.

Quel est ce nouveau pacte ?

FATIMAN.

Qu’avant que de partir, on mettra dans un acte,

Que te trouvant indigne, et n’étant pas le fait

De Julie, et voyant qu’un hymen sans effet

Te fit, contre son gré, l’époux de cette Belle,

Tu t’es démis du droit qu’on te donna sur elle ;

Que volontairement vous consentez tous deux

Que d’un pareil hymen quelqu’un brise les nœuds ;

Que Julie en ceci consentit la dernière ;

Que c’est pour t’obliger, et même à ta prière,

Qu’à cet effet pour toi sa bonté se résout ;

Que même à tes dépens...

D. BRUSQUIN.

Le papier souffre tout,

Que l’on y mette tout ce que l’on voudra mettre.

Pourrais-je l’empêcher ? Je veux bien m’en remettre

Sur les soins que je crois que vous-même en aurez.

FATIMAN.

Il faudra le signer, et puis vous partirez.

D. BRUSQUIN.

Moi, le signer ?

FATIMAN.

Oui, toi ; la chose étant écrite,

Il faudra bien signer.

D. BRUSQUIN.

Ah, le chien d’hypocrite !

Quoi ! vouloir qu’en signant un pareil concordat,

Je passe pour un sot sur mon certificat ;

Et que, pour ma moitié, par écrit je convienne

Que je consens qu’un Turc en fasse ici la sienne !

Dussé-je être témoin de tout ce qu’on voudra,

Je ne signerai rien de ce qu’on y mettra.

Oui, je vous mets au pis, vous avez beau me dire,

Pour signer contre moi je ne sais point écrire.

FATIMAN.

C’est t’emporter en vain, tu n’y veux pas signer ?

Hé bien, soit, je consens à ne te point gêner.

Mais, comme tout est prêt pour la cérémonie,

On ne laissera pas de marier Julie,

Tu verras pour cela ce qui s’est concerté.

Et comme je lui veux donner la liberté,

Il faudra te résoudre, en souffrant qu’il se fasse,

À demeurer esclave en échange à sa place ;

Jusqu’à ce que la mort, finissant tes regrets,

Ait pris l’un de vous d’eux pour laisser l’autre en paix,

Quiconque restera...

D. BRUSQUIN.

Moi, captif ! et le votre !

FATIMAN.

Ira porter chez lui les nouvelles de l’autre.

Tu feras, cependant, quelque voyage en mer,

Par divertissement, pour t’apprendre à ramer.

D. BRUSQUIN.

Qui ? moi, ramer !

FATIMAN.

Toi-même.

D. BRUSQUIN.

Ah, ciel ! quel coup de foudre !

FATIMAN.

Souviens-toi que tu n’as qu’une heure à te résoudre.

S’il est, passé ce temps, constant dans ses refus,

Qu’on le mette à la chaîne et qu’on n’en parle plus.

STAMORAT.

Nous irons l’embarquer forçat sur les galères,

Qui des côtes d’Alger partiront les premières.

FATIMAN.

Justement. J’en saurai tantôt le résultat.

 

 

Scène VIII

 

D. BRUSQUIN, STAMORAT, SUITE

 

D. BRUSQUIN.

Ah, canaille maudite ! ah traître ! moi forçat !

Quoi donc ! il faut finir mes jours en Barbarie,

Ou la rame à la main, ou noté d’infamie,

Aux dépens de mes bras m’épargner un affront,

Ou bien les soulager aux dépens de mon front !

Ah ! bourreaux, qui sur moi faites ces violences !

STAMORAT.

Il faut aller plus loin faire tes doléances.

D. BRUSQUIN.

Croyez-vous que mon cœur sans douleur souffrira ?

STAMORAT.

Va, songe à te résoudre, et l’on te répondra.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

TOMIRE, MARINE

 

TOMIRE.

Il faut attendre ici Célime à son passage.

De la bouche, des yeux, du geste, et du visage,

Songeons à suivre en tout l’ordre de Fatiman.

MARINE.

Que ne ferais-je point pour ce bon Musulman ?

Sur l’ardeur de mon zèle, il peut compter, Tomire ;

Mais de notre bonheur achève de m’instruire.

Le frère de Carlos vient d’arriver ici,

M’as-tu dit, et son oncle est mort ?

TOMIRE.

Oui, Dieu merci,

Le bonhomme est défunt, et pour longues années

Nous allons voir bientôt changer nos destinées.

Que diable ! pour mourir, qu’est-ce qu’il attendait ?

Que la peste le crève en quelqu’endroit qu’il soit,

Le vieux renard qu’il est.

MARINE.

Ton dépit me fait rire :

Pourquoi le maudis-tu ?

TOMIRE.

Je le puis bien maudire.

Si quelques mois plutôt ce singe eût trépassé,

Mon gros diable de Turc ne m’eût point tant rossé.

Il avait force argent, et le frère en apporte

De quoi payer trois fois la rançon la plus forte.

Carlos l’a de ces Turcs très amplement instruit,

Et puis chez Fatiman il l’a d’abord conduit ;

Et je ne doute point que cette conjoncture

Ne rende leur marché fort facile à conclure.

Ainsi, comme tu vois, il ne faut plus songer

Qu’à nous bien réjouir, et bientôt déloger.

MARINE.

Célime ne vient point, Tomire, qui l’arrête ?

TOMIRE.

Tant mieux ; nous en aurons un plus long tête-à-tête,

Il s’offre rarement, tâchons d’en profiter.

Vois-tu ! le cœur m’en dit, et je t’en veux conter.

MARINE.

Toi ? Quelle vision ! vraiment l’audace est belle,

M’en conter !

TOMIRE.

Oui, comment est-ce chose nouvelle ?

Avant que ta maîtresse eût eu son sot époux,

Est-ce que je manquais jamais au rendez-vous ?

Et tandis que mon maître entretenait Julie,

N’allais-je pas les soirs dedans la galerie,

Te faire bec à bec mille petits rébus,

Entrelacés de la... Tu ne t’en souviens plus ?

MARINE.

Il m’en souvient que trop ; mais depuis six mois, traître !

Que nous sommes ici, que m’as-tu fait paraître ?

Pour me faire la cour, qu’as-tu fait, qu’as-tu dit ?

Quelques mots en passant par manière d’acquit.

Quand on aime, on en parle.

TOMIRE.

En étais-je capable ?

J’avais pour directeur un Turc impitoyable,

Qui, depuis le matin jusqu’à minuit sonnant,

Querelle à lettre vue, et rosse argent comptant.

Il me rouait de coups, et pour ne te rien feindre,

Je n’avais que le temps qu’il fallait pour me plaindre ;

Et je ne sache rien, Marine, tout de bon,

Si contraire à l’amour, que les coups de bâton.

Mais, enfin, à présent qu’un rayon d’espérance

Nous flatte, et qu’on nous traite avec plus d’indulgence,

Comme jamais pour toi mon amour n’a cessé,

Je veux récompenser un peu le temps passé,

Et folâtrer un peu sur nouveaux frais. Je meure,

Si mon cœur...

MARINE.

Et demain, peut-être, ou dans une heure,

Si les coups de bâton surviennent là-dessus,

Tu ne me diras rien, ou ne m’aimeras plus.

Je prétends qu’un amant, en pareille aventure,

Conserve un cœur plus tendre en une peau plus dure ;

Et je me moque, moi, de cet amour poltron,

À qui la peur des coups fait faire le plongeon.

Entends-tu ?

TOMIRE.

Cependant (à regret je m’en vante)

Mon amour n’est point ladre et la peur l’épouvante :

J’en conviens, c’est pour moi, si tu veux, un malheur ;

Mais j’ai la peau fort tendre, aussi bien que le cœur.

Enfin, pour abréger un discours qui t’ennuie,

Et te faire ma cour, sais-tu bien que Julie

M’a tantôt promis...

MARINE.

Quoi ?

TOMIRE.

Que nous serions unis.

MARINE.

Il vaudrait mieux pour toi que je te l’eus promis.

TOMIRE.

Chut, Célime paraît.

MARINE.

Elle parle à Zaïre.

Écoutons, et songeons à ce qu’il nous faut dire.

 

 

Scène II

 

CÉLIME, ZAÏRE, TOMIRE, MARINE, dans le fond du théâtre

 

CÉLIME.

Pour le départ, Zaïre, hé bien ? tout est-il prêt ?

ZAÏRE.

Avant que de partir j’en ai vu tout l’apprêt.

CÉLIME.

As-tu de mes trésors chargé le Capitaine ?

ZAÏRE.

Ils sont en bonnes mains, n’en soyez point en peine.

CÉLIME.

Et Carlos ?

ZAÏRE.

Avec vous il s’apprête à partir.

CÉLIME.

Dis-moi, son cœur est-il touché de repentir ?

En lui parlant de moi, l’as-tu vu se confondre ?

ZAÏRE.

À vos désirs, Madame, il m’a paru répondre.

CÉLIME.

Je viens de sa promesse avertir Fatiman,

Qu’il est temps qu’il réponde à mon empressement,

Qu’avecque son époux je veux revoir Julie.

Pendant que se fera cette cérémonie,

Dans les cris, le tumulte, et l’ombre de la nuit,

Moi, Dom Carlos, et toi, nous partirons sans bruit.

Que voi-je ? Quelle fille ici s’offre à ma vue ?

ZAÏRE.

Elle est à Julie.

CÉLIME.

Ah ! m’aurait-elle entendue ?

ZAÏRE.

Je ne crois pas, Madame ; elle est trop loin.

CÉLIME.

Voilà

Le valet de Carlos aussi ! que fais-tu là ?

TOMIRE.

Sauf ce qui vous est dû, du meilleur de mon âme,

Je ris dans mon petit particulier, Madame.

CÉLIME.

Quoi !

TOMIRE.

Marine est en place à se désespérer,

Et mon petit esprit rit de la voir pleurer.

CÉLIME.

Elle pleure ?

MARINE.

Oui, Madame.

CÉLIME.

Hé ! pourquoi ? Qu’est-ce à dire ?

MARINE.

Je pleure de dépit que j’ai de le voir rire.

CÉLIME.

Ces contrariétés que vous me faites voir,

Ont d’autres fondements ; et je les veux savoir.

TOMIRE.

Madame, à dire vrai pour moi, c’est que mon maître,

Joyeux, charmé, ravi, tout ce qu’on saurait l’être,

M’a dit que nous étions tous deux en liberté,

Que rien n’était égal à sa félicité ;

Et, depuis ce moment je ris (ne vous déplaise)

À gorge déployée, et ne me sens pas d’aise.

CÉLIME, bas à Zaïre.

Zaïre, il est enfin sensible à mes ardeurs.

À Marine.

Et toi, parle, quelle est la source de tes pleurs ?

MARINE.

Un chagrin qui ne peut finir qu’avec ma vie,

Aux vœux de D. Brusquin, Fatiman rend Julie ;

Cet hymen renoué produit à nos regrets

Une source de pleurs à ne tarir jamais.

CÉLIME, bas à Zaïre.

Quel plaisir de pouvoir tourmenter sa rivale !

Zaïre, c’en est un pour moi, que rien n’égale.

Mais qui vous fait venir dans mon appartement

Donner chacun l’essor à son tempérament ?

TOMIRE.

Mon maître dans ces lieux m’ordonne de l’attendre,

Pour un fait d’importance il doit venir s’y rendre,

Il m’a recommandé que ceci fût secret.

Madame, vous savez comme je suis discret ;

Ma langue est morte, et j’ai cadenacé ma bouche.

CÉLIME, bas à Zaïre.

Carlos se rend, Zaïre, et mon amour le touche.

MARINE.

Et moi, je viens ici, Madame, à vos genoux,

Vous prier d’empêcher que ce vilain époux

À l’amour de Carlos n’arrache ma maîtresse ;

Elle mourrait ; ayez pitié de sa tendresse.

CÉLIME.

De cette impertinence osez-vous me prier ?

Moi ! que j’aide Julie à se démarier ?

Sortez, à mon courroux dérobez votre vie.

Zaïre, en ce moment, que mon âme est ravie !

ZAÏRE.

Tout va bien.

 

 

Scène III

 

CÉLIME, FATIMAN, ZAÏRE, TOMIRE, MARINE, TURCS

 

FATIMAN, montrant Tomire aux Turcs.

Le voilà, que l’on le mette aux fers.

CÉLIME.

Dans mon appartement ? Devant moi ?

ZAÏRE.

Quels revers !

 

 

Scène IV

 

FATIMAN, CÉLIME, ZAÏRE

 

CÉLIME, bas.

Hélas !

FATIMAN.

Par des ingrats je suis trahi, Madame ;

Malgré tous mes bienfaits, pleins d’une noirceur d’âme,

N’écoutant qu’un esprit au crime abandonné,

Pas un endroit sensible ils m’ont assassiné.

CÉLIME, bas.

Me voilà découverte ; ô rigueur inhumaine !

FATIMAN.

Mais Carlos le premier en va porter la peine,

Sous les tourments divers que j’ai fait préparer ;

Venez le voir, Madame, à vos yeux expirer.

Suivez-moi.

CÉLIME.

Juste ciel !

FATIMAN.

Vous semblez chancelante !

Venez le voir mourir.

CÉLIME.

De son crime ignorante,

Je cherche en mon esprit, confus, embarrassé,

Par quel endroit il peut vous avoir offensé.

FATIMAN.

Ce seul témoin suffit pour convaincre votre âme ;

On l’a trouvé saisi de ce coffret, Madame.

CÉLIME.

Hé bien ?

FATIMAN.

Ces diamants entre ses mains tombés,

Prouvent qu’il vous les a sûrement dérobés.

CÉLIME.

Lui, dérobés !

FATIMAN.

Comment puis-je ne le pas croire ?

Prendrais-je des soupçons honteux à votre gloire ?

Les aurait-il reçus de votre main ? Parlez.

CÉLIME.

Vous a-t-il confessé qu’il les avait volés ?

FATIMAN.

De frivoles raisons il voulait se défendre ;

Mais mon juste courroux n’a pas voulu l’entendre.

CÉLIME.

Zaïre, ce que c’est que d’être malheureux !

Un homme qui se trouve en cet état affreux,

Est soupçonné de tout, tout ce qu’il fait offense ;

On le croit criminel, même dans l’innocence.

FATIMAN.

Qu’entendez-vous par là ?

CÉLIME.

Dom Carlos en fait foi.

À Zaïre.

Tu sais que ces bijoux lui sont donnez par moi.

ZAÏRE.

Oui, Madame.

FATIMAN.

Il les tient de vous ? Qu’osez-vous dire ?

CÉLIME.

Et tu n’ignores pas à quel dessein Zaïre ?

ZAÏRE.

Non, Madame.

CÉLIME.

Et tu vois comment il est traité ?

FATIMAN.

Madame, où poussez-vous ma curiosité ?

De ce dessein, de grâce, expliquez la manœuvre.

CÉLIME.

Voyant ces diamants assez mal mis en œuvre,

Désirant les voir mieux, de Carlos j’ai fait choix

Pour les porter à ce lapidaire François ;

Qui de tout votre Alger s’est attiré l’estime.

Il est de ses amis, Seigneur : voilà son crime.

FATIMAN.

Mais pourquoi le vouloir charger de cet emploi ?

Vous pouvez vous servir de vos gens ou de moi.

CÉLIME.

Me servant de mes gens on aurait pu l’apprendre ;

Et je vous l’avouerai, je voulais vous surprendre.

FATIMAN.

Vous vouliez me surprendre, et vous m’avez surpris :

Mais bientôt vos bontés en recevront le prix.

Dans un moment Carlos allait cesser de vivre :

Mais, étant innocent ; courez, qu’on le délivre.

CÉLIME.

Ayant presque causé moi-même son trépas,

J’y veux moi-même aller, et reviens sur mes pas.

 

 

Scène V

 

FATIMAN, SUITE

 

FATIMAN.

Plus loin et plus longtemps peut-on pousser l’audace ?

Mais je serai vengé, tout va changer de face :

Elle va recevoir le prix de sa noirceur,

Et d’avance déjà j’en goûte la douceur.

Dom Brusquin vient, ses cris le font assez connaître.

Écoutons ses discours, avant que de paraître.

 

 

Scène VI

 

D. BRUSQUIN, STAMORAT, SUITE

 

D. BRUSQUIN.

Messieurs, que faites-vous ? je suis prêt à signer.

L’heure n’est pas sonnée.

STAMORAT.

Elle vient de sonner,

Et c’est ta faute, au lieu d’aller au nécessaire,

Tu veux moraliser, ou tu ne fais que braire.

Tu crois qu’on soit payé pour t’entendre crier ;

Je te l’ai déjà dit vingt fois, point de quartier.

D. BRUSQUIN.

Hé ! de grâce, Monsieur, en pareille matière,

Un moment plus ou moins ne fait rien à l’affaire.

Au nom de Belzébuth, votre digne patron,

Voyez Fatiman, vous, ou votre compagnon ;

Dites-lui que, soumis à la loi qu’il m’impose,

Je lui donne ma femme à bail emphytéose ;

Et que, s’il veut du sang, je signerai du mien,

Que de cent ans et plus je ne demande rien.

STAMORAT.

Il n’est plus temps, te dis-je, et l’heure est expirée,

Notre ordre est positif et ta prière usée.

Il ne revient jamais, quand il a décidé.

D. BRUSQUIN.

Ah ! chien d’honneur, pourquoi m’as-tu tant obsédé ?

N’importe ; par pitié des peines que j’endure,

Parlez à Fatiman, allez, je vous conjure,

Dites-lui que d’abord j’avais pris mon parti.

STAMORAT.

Ne verra-t-il pas bien que nous aurons menti ?

D. BRUSQUIN.

N’importe ; donnez-moi cette dernière joie.

STAMORAT.

Il va me renvoyer.

D. BRUSQUIN.

Hé bien, s’il vous renvoie,

Vous ferez lors de moi tout ce qu’il vous plaira.

À part.

Voyons de quel secours mon argent me sera.

Haut.

Tenez, prenez ceci pour vous donner courage.

STAMORAT.

Attendez, je vais voir ; mais, s’il vient, soyez sage.

 

 

Scène VII

 

D. BRUSQUIN, SUITE DE TURCS

 

D. BRUSQUIN.

Hélas ! à mes dépens je connais, mais trop tard,

Qu’un homme est un grand sot, quand un coup du hasard,

Le défait d’une femme un peu coquette et belle,

D’aller passer les mers pour courir après elle.

Ah ! que je vois partout de gens mal satisfaits,

Qui rendraient grâce au ciel d’en être ainsi défaits !

Quelqu’un vient, je crains fort, et je ne m’en puis taire,

Que mon retardement ne m’ait fait quelque affaire.

 

 

Scène VIII

 

D. BRUSQUIN, FATIMAN, STAMORAT, SUITE

 

STAMORAT, à Fatiman.

Il est prêt à signer tout ce que l’on voudra.

D. BRUSQUIN.

Me voilà. Je ferai tout ce qu’il vous plaira,

Et signerai, plutôt que vous mettre en colère,

Pour moi, pour mon aïeul, et pour défunt mon père,

Que nous avons été des sots de père en fils,

Et même, si l’on veut pour tous mes bons amis.

Je laisse le champ libre à qui voudra m’en croire.

FATIMAN.

C’est quelque chose. Mais si j’ai bonne mémoire,

Je ne t’avais donné, pour régler ton départ,

Qu’une heure, et ce choix vient, ce me semble, un peu tard.

D. BRUSQUIN.

C’est que j’ai quelque temps, parlant de votre flamme,

Entretenu vos gens du bonheur de ma femme,

Du plaisir que j’avais à vous trouver d’humeur

De vouloir consentir... de me faire l’honneur

D’en recevoir tantôt, sans qu’elle y soit forcée,

Ce qu’elle... Ils m’écoutaient, et l’heure s’est passée.

FATIMAN.

Ainsi, tu signeras ce qui t’est ordonné ?

D. BRUSQUIN.

Qu’on me fasse partir, je donne un blanc signé.

FATIMAN.

Outre ce blanc signé, ton amitié s’engage

À payer, sans chagrin, les frais du mariage.

D. BRUSQUIN.

Si j’en ai, je saurai ne le point faire voir.

FATIMAN.

Que tu seras présent à leurs noces ce soir,

Et qu’à table auprès d’eux tes discours ordinaires...

D. BRUSQUIN.

Pour cela décomptez.

FATIMAN.

Décomptez ! aux galères.

D. BRUSQUIN.

Quartier, Messieurs, s’il faut cela pour m’en sauver,

Je boirai leur santé, quand j’en devrais crever.

Je vous en laisserai possesseur fort tranquille.

FATIMAN.

Comme pour ton repos cet hymen est utile,

Et que l’époux, enfin, que je lui veux donner,

Peut avoir quelque peine à se déterminer,

À moins que ton aveu ne seconde sa flamme,

Il faudra le prier d’avoir soin de ta femme ;

Et de la recevoir de ta main, autrement...

D. BRUSQUIN.

Ah ! faites-moi crédit d’un si sot compliment.

De quel air voulez vous que, pour le satisfaire...

FATIMAN.

Quoi, cela te fait peine ?

D. BRUSQUIN.

Oui, sans doute.

FATIMAN.

En galère,

Allez, c’est trop vouloir marchander avec moi.

D. BRUSQUIN.

Je suis soumis à tout, et vous donne ma foi

De faire exactement sur chaque circonstance,

Ce qu’on exigera de mon obéissance.

FATIMAN.

Qu’on lui fasse signer tout ce qu’il me promet.

 

 

Scène IX

 

FATIMAN, JULIE, D. BRUSQUIN, STAMORAT, SUITE

 

FATIMAN.

Venez remercier Dom Brusquin, s’il vous plaît,

Belle Julie. Enfin, d’une indulgence extrême ;

Il renonce à ses droits, et vous rend à vous-même.

JULIE.

En faisant cet effort sur son cœur aujourd’hui,

Il fait beaucoup pour moi ; mais encor plus pour lui.

D. BRUSQUIN.

Oui, c’est beaucoup pour moi que d’abaisser mon âme

À signer le contrat du mari de ma femme :

Quel honteux personnage on me fait jouer là !

FATIMAN.

Je t’entends murmurer, que veut dire cela ?

D. BRUSQUIN.

Non : j’ai signé, tout est à vos ordres conforme,

Jamais homme ne fut sot en meilleure forme.

FATIMAN.

Maintenant qu’à mes vœux tu veux bien consentir,

Je vais, pour t’obliger, et te faire partir,

Te faire voir l’époux que je donne à ta femme.

D. BRUSQUIN.

Comment ! ce n’est pas vous ?

FATIMAN.

Non, sans doute ; et sa flamme

N’ayant pu se cacher, son cœur s’est déclaré

En faveur de celui qu’elle t’a préféré :

Et, touché d’une ardeur si tendre et si fidèle,

J’ai voulu les unir par amitié pour elle.

D. BRUSQUIN.

J’entends bien ; et, pour prix d’une telle faveur,

Vous ne vous réservez que le droit du Seigneur.

Mon front est à l’enchère, et ma femme au pillage.

 

 

Scène X

 

FATIMAN, D. BRUSQUIN, CÉLIME, CARLOS, JULIE, MARINE, TOMIRE, etc.

 

CÉLIME.

Il est temps désormais d’achever votre ouvrage,

Pour le voir accomplir, je ramène Carlos.

À tant d’infortunés assurez le repos,

Qu’il soit libre, rendez un époux à Julie,

Et qu’ils prennent congé tous de la compagnie.

FATIMAN.

Ainsi dit, ainsi fait. Julie, approchez-vous ;

Recevez de ma main Carlos pour votre époux.

CÉLIME.

Quoi, Carlos ! est-ce ainsi que mes ordres...

FATIMAN.

Perfide !

De l’odieux amour qui vous charme et vous guide

Grâce à mes bons destins, le projet m’est connu.

Mais de vous en punir le moment est venu,

Ingrate ! rougissez.

CÉLIME.

Ô Ciel ! je suis trahie.

FATIMAN.

Qui vous portait, cruelle ! à cette perfidie ?

CÉLIME.

Peux-tu le demander ? Je l’aimais, je te hais.

Après mon procédé contre tous mes souhaits,

D’être unie à Carlos je n’ai plus l’espérance ;

Mais ne crois pas me voir briguer ton alliance.

Je vais sortir d’Alger, pour ne te voir jamais.

FATIMAN.

Non : devant le Divan instruit de vos forfaits,

Il faut qu’auparavant, vous soyez confondue.

Qu’on l’ôte de ces lieux, elle blesse ma vue.

CÉLIME.

Ils blessent tous la mienne. Allons, sortons d’ici.

 

 

Scène XI

 

FATIMAN, JULIE, CARLOS, STAMORAT, MARINE, TOMIRE, D. BRUSQUIN, SUITE

 

CARLOS.

Seigneur en faveur...

FATIMAN.

Non ; n’ayez aucun souci.

Après tous les travaux d’une longue constance,

Venez de votre amour cueillir la récompense.

Vous êtes à Carlos, et Julie est à vous.

D. Brusquin y consent.

D. BRUSQUIN.

Quoi ! c’est-là cet époux ?

FATIMAN.

Oui, c’est lui qui, charmé des beaux yeux de Julie,

L’enleva de tes bras ; c’est lui qu’en Barbarie

L’amour, pour te l’ôter, fit esclave ; et c’est lui

Qu’on va faire à tes yeux son époux aujourd’hui.

D. BRUSQUIN.

Quoi ! c’est-là le Paris de cette belle Hélène ?

JULIE.

On me livra sans peine à l’objet de ma haine ;

Il vous plut de souffrir qu’on en usât ainsi ;

On vous force à me rendre, et je le souffre aussi.

On chante.

Ô Giornata

Fortunata !

Ringrazziar Mahometa,

Mi donnar la libertà

Di tonar in patria.

Allegria !

 

Hà, hà, hà, hà, hà, hà, hà, hà, hà,

Hà, hà, hà, hà, hà, hà, hà, hà, hà, hà,

Mi rompir catena,

Ti donar femina.

Allegria !

Hà, hà, etc. Libertà !

Voglio casciar d’amar vaga beltà.

L’amore fa penar,

E tropo sospirar.

La crudeltà.

Libertà, libertà ! etc.

Air pour les Turcs.

Ô le bon pays que la Turquie,

Si l’on y buvait du vin !

Sitôt qu’une femme ennuie,

Sans autre cérémonie,

On la donne à son voisin.

Ô le bon, etc.

 

S’il ne fallait que passer la mer,

Et se rendre en Alger,

Pour rompre un mariage ;

Plus de la moitié des maris

Qui sont aujourd’hui dans Paris,

Feraient dès demain le voyage.

D. BRUSQUIN, après qu’on a dansé.

Hélas, tous mes amis se moquant de ma flamme,

Ne m’appelleront plus que le mari sans femme ;

Mais que ferais-je, enfin ? il faut s’en consoler.

Bien des gens que je vois voudraient me ressembler.

On reprend ici le même divertissement. 

PDF