Monsieur Sensible (Gabriel DE LURIEU - Prosper DUVERGIER DE HAURANNE - Édouard-Joseph-Ennemond MAZÈRES)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 1er mars 1821.

 

Personnages

 

SENSIBLE, riche propriétaire

ADÈLE, sa fille

BLINVAL, cousin de Sensible

GRANDEUIL, autre cousin de Sensible

GERMAIN, valet de Blinval

THOMAS, fermier de Blinval

VILLAGEOIS de la terre de Blinval

DOMESTIQUES de Sensible

 

La scène se passe à la terre de Sensible, à quelques lieues de Paris.

 

Le Théâtre représente un salon.

 

 

Scène première

 

SENSIBLE, ADÈLE, LES DOMESTIQUES

 

SENSIBLE.

Le malheureux !... Il était digne de rester plus longtemps sur la terre. Ainsi, vous m’entendez, c’est demain que nous lui rendons les derniers devoirs.

ADÈLE.

Mais, mon père, il faut pourtant vous consoler !

SENSIBLE.

Je vous reconnais là !... Pas plus de sensibilité !... Puis-je oublier ses talents, sa bonté, son intelligence ? Et quel beau poil ! un véritable épagneul ! infortuné Zozo ! et son mausolée est-il terminé ?

ADÈLE.

Il ne manque plus que l’inscription.

SENSIBLE.

Je la veux simple, touchante... J’écrirai à Paris pour cela... Je n’ai pas besoin de vous recommander une profonde tristesse ! vous devez y être habitués... Au reste, le premier qui ne pleure pas, je le chasse : allez !

Air : Les revenants.

Que de Zozo
Nos larmes baignent la cendre !
Que de Zozo
Nos fleurs ornent le tombeau !
Puisque le ciel
À mes vœux ne peut te rendre,
Puisque le ciel
Te frappe du coup mortel !
Au noir séjour,
Fidèle ami, va m’attendre :
Au noir séjour
Nous nous reverrons un jour.

TOUS.

Que de Zozo, etc.

 

 

Scène II

 

SENSIBLE, ADÈLE

 

SENSIBLE.

À vous, Mademoiselle !... Dieu ! quelle toilette !... Des roses, toujours des roses ; mettez-moi de jolis petits soucis... Εt que lisez-vous ? Molière ! Il y a du bon ; mais il vaudrait encore mieux, s’il n’était pas si gai... Voulez-vous vous former le cœur et l’esprit ?... Lisez de bons romans allemands.

ADÈLE.

Mais, mon père, ils m’ennuient.

SENSIBLE.

Croyez-vous qu’ils m’amusent ?... Ils m’attendrissent, et cela suffit ! Mais vous ne connaissez pas encore le charme des pleurs... toujours rire... le beau plaisir...

ADÈLE.

Je cherche à vous égayer.

SENSIBLE.

À votre âge, j’étais comme vous ; car tel que vous m voyez, j’ai été extraordinairement gai. Eh bien ! six mois ménage, et je n’étais pas reconnaissable ; mais il faut désespérer de vous.

ADÈLE.

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Calmez, calmez votre colère,
Ainsi pourquoi vous irriter ?
L’amour que j’ai pour vous, mon père,
Sur mes goûts saura l’emporter.

Ma gaieté causa vos alarmes,
Eh bien ! tout peut se réparer !
Si l’hymen fait verser des larmes,
Je ne demande qu’à pleurer.

SENSIBLE.

Eh bien, vous pleurerez.

ADÈLE.

Ah ! que je suis contente ! On m’avait bien dit que mon Cousin Blinval était arrivé !

SENSIBLE.

Blinval ! c’est un charmant garçon que j’aime beaucoup ; mais, je vous l’ai déjà dit, il ne sera jamais mon gendre.

ADÈLE.

Avant son départ pour l’armée, vous lui aviez pourtant promis...

SENSIBLE.

J’avais tort ; un militaire ! cela seulement ! oh ! et un militaire millionnaire ! il doit être d’une gaieté, d’une gaîté désespérante...

ADÈLE.

Mais il me rendra heureuse.

SENSIBLE.

Heureuse oui, mais moi : quelle compagnie ! un homme qui rit toujours. Parlez-moi de l’époux que je vous destine ; un Bas-Breton, un homme d’esprit, d’une sensibilité exquise ! un médecin ! Il est aussi votre cousin, lui ; et de plus, il consacre sa vie à soulager l’humanité ! Ce bon Grandeuil, vous l’aimerez ; il est impossible que vous ne l’aimiez pas, quand il vous aura conté ses malheurs ; je ne les sais que très imparfaitement ; je ne l’ai jamais vu ; mais c’est égal ! rien que d’y penser ! Vous le verrez bientôt ; je l’attends.

ADÈLE.

Ainsi, vous voulez me sacrifier !

SENSIBLE.

Te sacrifier ! ma chère Adèle ! Me prends-tu pour un de ces pères barbares ! Te sacrifier ! ce mot me fait un mal ! Eh ! connais mieux mon cœur.

ADÈLE.

Vous n’exigez donc pas ?...

SENSIBLE.

Au contraire, j’exige que vous vous prépariez à bien recevoir l’époux que je vous ai choisi.

Tendrement.

Te sacrifier ! Songez-y bien ; je l’attends d’un moment à l’autre... Te sacrifier ! obéissez, Mademoiselle... Sacrifier ma fille !

Il sort.

ADÈLE, seule.

Obéir, obéir, c’est bien facile à dire ! J’aime mon cousin, st je sens bien que je ne puis pas en aimer un autre.

 

 

Scène III

 

ADÈLE, BLINVAL, GERMAIN

 

BLINVAL, dans la coulisse.

C’est bon, c’est bon ; je m’annoncerai bien moi-même ; les faquins ! ils ne savent pas qu’ils parlent à leur futur maître !...que vois-je ? Adèle !

ADÈLE.

Blinval !

Air de Picaros.

BLINVAL, ADÈLE, GERMAIN.

Ah ! quel beau jour !
Qu’il a pour moi de charmes,
          { me   }
Enfin { te      } voilà de retour.
          { nous }
Ah ! quel beau jour !
Plus d’ennuis, plus de larmes.
            { te }             { mon }
Le ciel { te } rend à { ton   } amour
            { la }             { son  }

BLINVAL.

De constance tendre modèle,
Mon cœur n’a brûlé que pour toi.

GERMAIN, à part.

C’est bien la dixième, ma foi,
À qui notre cœur fut fidèle.

TOUS.

Ah ! quel beau jour !

ADÈLE.

J’aurais pourtant des reproches à vous faire.

BLINVAL.

À moi, la fidélité même !... Germain peut vous dire si je pensais à vous.

GERMAIN.

C’est vrai...

À part.

mais nous n’en parlions jamais.

ADÈLE.

Une lettre au moins eût dû nous prévenir.

BLINVAL.

C’est cela, il fallait vous apprendre le jour, l’heure même de mon arrivée... J’aurais trouvé une fête préparée, toute la maison sur pied pour me recevoir, les domestiques sous les armes, les jeunes villageoises des bouquets à la main... c’est joli, mais c’est trop commun. À l’entrée du village, je laisse ma voiture et mes gens, je ne prends avec moi que ce maraud ; j’arrive, je force la porte, et la première personne que je rencontre, c’est mon Adèle, plus jolie que jamais... Parlez, chère cousine, je vous en fais juge, cela ne vaut-il pas bien le triomphe obligé ?

GERMAIN, à part.

Je ne m’en serais pas mieux tiré.

BLINVAL.

Et ce bon M. Sensible, votre père’, et bientôt le mien... je brûle de l’embrasser.

ADÈLE.

Ah ! mon cher Blinval, tout est bien changé !

BLINVAL.

Que voulez-vous dire ?

ADÈLE.

On ne veut plus que vous soyez mon mari.

BLINVAL.

On ne veut plus !... La jolie chose que l’absence !

GERMAIN, à part.

Il ne nous en restera pas une.

BLINVAL.

Mais enfin que peut-on me reprocher ?

ADÈLE.

D’abord, vous êtes trop riche.

BLINVAL.

Trop riche !

GERMAIN.

Le grand défaut !

ADÈLE.

Vous ne connaissez pas mon père.

Air du partage de la richesse.

L’aspect du bonheur l’importune,
Souvent même, dans ses douleurs,
Il regrette que la fortune
L’ait accablé de ses faveurs.
Quand tout ici devrait lui plaire,
À gémir il s’est condamné.
Enfin, des heureux de la terre
Il est le plus infortuné.

Il ne veut qu’un gendre digue de pleurer avec lui, un gendre éprouvé par le malheur, et non pas un jeune fou qui ne pense qu’à ses plaisirs, qu’on ne connaît dans Paris que par ses chevaux, ses duels, et les modes qu’il a l’honneur d’inventer ; c’est mon père qui parle.

BLINVAL.

À merveille ! il ne me manquerait plus que d’avoir un rival.

ADÈLE.

Justement. Un arrière-cousin, Bas-Breton, un médecin qu’il ne connaît pas encore, mais qu’il chérit déjà ; il ne rêve plus que ce mariage.

BLINVAL.

Un jeune sage, bien lourd, je le parie ; bien sentimental, bien ridicule ! Morbleu, M. le docteur !... Mais il ne sera pas dit que j’aurai cédé la victoire sans combattre. Je vais trouver Sensible, j’embrasse ses genoux, je fais un discours bien pathétique... Vous ne me connaissez pas ; quand je veux, j’ai du talent comme bien d’autres.

Air de Préville et Taconnet.

Vous me verrez, moderne Démosthène
Vaincre en ce jour nos légistes fameux
Ma voix séduit, mon éloquence entraîne,
Je sais gémir, je sais crier comme eux !
Dans mes discours la bonne foi respire,
À tout moment je vante mon honneur ;
Et pour parler deux heures sans rien dires
Je défierais... le plus grand orateur.

Avec ça, on va loin.

ADÈLE.

Je crains bien pour votre éloquence.

BLINVAL.

Et mon oncle que j’avais invité à ma noce !

GERMAIN.

Et nos bons villageois chez qui j’ai commandé des bouquets, des chansons et de la gaieté ; ils vont arriver...

BLINVAL.

Tout cela serait pour un autre ! Non, non ; voulez-vous me seconder ?

ADÈLE.

Qu’allez-vous faire ?

BLINVAL.

Je n’en sais rien encore... mais...

ADÈLE.

Je tremble que mon père ne nous trouve ensemble ; adieu, Blinval, soyez sûr que je consens à tout pour ne pas être madame Grandeuil.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

BLINVAL, GERMAIN

 

BLINVAL.

Eh bien, Germain ?

GERMAIN.

Eh bien, Monsieur, vit-on jamais un pareil original !

BLINVAL.

Toujours pleurer.

GERMAIN.

L’homme le plus heureux ! cinquante mille livres de rente !

BLINVAL.

Une fille charmante !

GERMAIN.

Pas de créanciers, pas de femme.

BLINVAL.

Que faire ?

GERMAIN.

Vous me le demandez, Monsieur, à moi... Ah ! continuez votre joyeuse vie de garçon. Pour bien aimer, faut-il donc aimer par-devant notaire ? Monsieur, imitez-moi ; ne vous mariez jamais. Le mariage...

BLINVAL.

Trêve de morale. Hier je t’aurais écouté peut-être ; mais j’ai vu Adèle, et je ne balance plus.

Air de la robe et les bottes.

Dans le temple de l’hyménée,
On voudrait m’empêcher d’entrer ;
Eh bien ! bravant la destinée,
Moi, je prétends y pénétrer.

GERMAIN.

Jaloux de suivre votre exemple,
Monsieur, vous m’y verriez courir,
Si dès qu’on est mal dans le temple,
Il était permis d’en sortir.

Mais non, il faut y rester enterré.

BLINVAL.

Vouloir un gendre ruiné, quelle folie ! Eh ! mais, Germain, mon parti est pris, je retourne à Paris.

GERMAIN.

Vivat !

BLINVAL.

Tu connais bien mes six amis intimes ?

GERMAIN.

Qui empruntent et qui ne rendent pas.

BLINVAL.

Je leur ouvre ma bourse, et leur permets d’y puiser tout à leur aise.

GERMAIN.

Grand Dieu !

BLINVAL.

Tu te rappelles cette femme charmante, cette jeune brune ?

GERMAIN.

Qui aime tant les petits soupers et les grands cachemires.

BLINVAL.

Je l’adore pendant... quinze jours ; tout ce qu’elle deșire, elle l’obtient.

GERMAIN.

Miséricorde ! vous êtes ruiné !

BLINVAL.

Je vais chez ce banquier fameux de la Chaussée-d’Antin.

GERMAIN.

Celui qui a eu quatre malheurs ?

BLINVAL.

Précisément. Je lui remets le reste de mes fonds ; il me fera bien l’amitié de manquer une cinquième fois.

GERMAIN.

Et ensuite ?

BLINVAL.

Ensuite, frais et dispos, pas un louis dans ma bourse, je me présente au beau-père ; j’invoque la nature, le malheur... le...

GERMAIN.

Oui ; mais, pendant votre absence, le cousin de Bretagne arrive, épouse, et vous vous trouvez sans femme, ce qui est un petit malheur ; et sans fortune, ce qui en est un grand.

BLINVAL.

Au diable les cousins ! Me préférer un médecin.

GERMAIN.

Écoutez donc, Monsieur, pour une âme sensible ! Ces messieurs les médecins arrachent les mortels au trépas, et vous autres militaires, vous les expédiez.

BLINVAL.

Air : Cabaret.

Conçoit-on un pareil délire ?
Oui, sur nos pas marche la mort.
Mais les docteurs... du sombre empire
Moins que nous peuplent-ils le bord ?
Sur ce débat, tu peux m’en croire,
Si Pluton était consulté,
Va, mon cher Germain, la victoire
Resterait à la faculté.

J’entends du bruit : c’est Sensible ! que lui dire ?... attends... Quelle idée !... Oui, c’est cela ; je suis ruiné...un incendie... un déluge... des créanciers...

GERMAIN.

Des créanciers ?... Monsieur, j’en ai quelques-uns, voulez-vous que je vous en prête ?

BLINVAL.

Tais-toi ; pleure ma ruine ! Les grandes douleurs sont muettes ; ainsi, du silence.

 

 

Scène V

 

BLINVAL, GERMAIN, SENSIBLE

 

BLINVAL, feignant de ne pas voir Sensible.

Non, Germain, non, je ne cacherai rien à mon vénérable ami... Puisque j’ai tout perdu, je renonce à la main de sa fille.

SENSIBLE.

Qu’entends-je ?

BLINVAL.

Air Espagnol.

Quoi ! j’oserais lui taire
Mes chagrins, mes douleurs ?
Non, non, point de mystère,
Il saura nos malheurs.
À cet affreux tableau.

SENSIBLE.

Oh !

BLINVAL.

Son cœur s’attendrira.

SENSIBLE.

Ah !

BLINVAL.

Ce cœur si grand, si beau.

SENSIBLE.

Oh !

BLINVAL.

Avec nous gémira.

SENSIBLE.

Ah !

BLINVAL.

C’en est fait, de ma belle
Si je n’obtiens la main ;
Je pars... je vais loin d’elle
Terminer mou destin.
De l’amour le flambeau.

SENSIBLE.

Oh !

BLINVAL.

Partout me guidera.

SENSIBLE.

Ah !

BLINVAL.

Et bientôt, au tombeau.

SENSIBLE.

Oh !

BLINVAL.

Avec moi s’éteindra !

SENSIBLE.

Ah !

GERMAIN.

Mon bon maître !

SENSIBLE.

Blinval, mon cher ami !

BLINVAL.

Ah ! Sensible ! je vous revois enfin.

SENSIBLE.

Mais qu’ai-je entendu ? La fortune...

BLINVAL.

Oh ! ne m’interrogez pas.

GERMAIN.

Ah ! ne nous interrogez pas ?

SENSIBLE.

Je t’en conjure, fais-moi le récit de tes malheurs.

BLINVAL.

Vous le voulez.

SENSIBLE.

Je l’exige ; et surtout n’omets aucun détail ; que je puisse m’attendrir article par article.

BLINVAL.

Je possédais un million ; vous le savez.

SENSIBLE.

Hélas ! oui.

BLINVAL.

Mais pourrez-vous entendre sans frémir ?

SENSIBLE.

Parle ; j’ai mon flacon. Germain, si je perds connaissance, ma pharmacie de campagne est là... Je commence par m’asseoir ; il faut toujours prendre ses précautions.

BLINVAL.

C’est cela, y êtes-vous ?

À part.

Je ne sais que lui dire.

Haut.

En arrivant de l’armée, je descends chez mon homme d’affaires ; il avait disparu, et avec lui mes bijoux, mes contrats...

SENSIBLE.

Et moi qui allais lui porter le dernier coup.

BLINVAL.

Êtes-vous remis un peu ? Je dois vous avouer mes torts. Désolé de la perte que j’avais faite, j’ai voulu la réparer... j’ai joué.

GERMAIN.

Et nous n’avons pas gagné !

SENSIBLE.

Malheureuse passion !

BLINVAL.

Que voulez-vous ? j’étais sans ressources.

SENSIBLE.

Ah ça, mais, et ton oncle Dubreuil ?

BLINVAL.

Mon oncle !

À part.

Diable, je n’y avais pas pensé.

À Germain.

Et mon oncle ?

GERMAIN.

Votre oncle !...

Bas à Blinval.

Ferme, Monsieur, les grands sentiments.

Haut.

Il est mort.

BLINVAL.

Oui, un accès de goutte.

SENSIBLE.

Mort ! ce pauvre M. Dubreuil !... L’enterrement était-il beau ?

GERMAIN.

Superbe.

SENSIBLE.

Et je n’y étais pas ! Mais la succession a dû remonter tes affaires.

BLINVAL.

La succession !... ah ! ne m’en parlez pas.

SENSIBLE.

Comment ?

BLINVAL.

Oui, mon ami, vous ne devinez pas ; il n’y a que moi pour ces malheurs-là. Vous savez combien mon oncle avait le cœur sensible.

SENSIBLE.

Ah ! oui... il était sensible !

BLINVAL.

Eh bien ! il paraît qu’il y a une vingtaine d’années, il a connu une dame qui l’était pour le moins autant que lui, et voilà...

SENSIBLE.

Que veux-tu dire ?

BLINVAL.

Il a paru un grand gaillard qui s’est dit le fils...

SENSIBLE.

Croyez donc à la vertu des hommes.

BLINVAL.

Mais ce n’est pas tout. Vous savez que j’avais un château, des dépendances...

SENSIBLE.

À deux lieues d’ici. Dieu ! quel château ! des tours ! des créneaux ! une tristesse délicieuse !

BLINVAL.

J’avais toujours eu le projet de visiter cette antique demeure de mes ancêtres ; fatigué du tourbillon du monde, je venais chercher le bonheur dans cette solitude champêtre.

SENSIBLE.

Le bonheur ! il n’est nulle part.

BLINVAL.

J’arrive. C’était vendredi dernier.

SENSIBLE.

Vendredi !

GERMAIN.

Oui, Monsieur, un jour de malheur !

BLINVAL, à part.

Allons, une description.

Haut.

Écoutez.

Air : Aux beaux Jours, hélas ! (du dimanche à Passy.)

Il était minuit,
Tout dormait en silence,
Soudain l’éclair luit ;
Le tonnerre le suit.
Sur les vieilles tours
Le feu tombe, s’élance :
On crie au secours !
Je me lève, je cours.
Suivi de Germain,
À travers la fumée,
Les pompes en main,
Je me fraye un chemin.
Bientôt sous mes pas
Une poutre enflammée
Se brise en éclats,
Et roule avec fracas.
Mais de toutes parts,
Errants dans les campagnes,
Mes valets épars
S’offrent à mes regards.
Parmi les débris,
Leurs enfants, leurs compagnes ;
Frappent de leurs cris
Les échos attendris !
Au bruit du tocsin,
Les fermiers du village
Accourent soudain,
Mais, hélas ! c’est en vain.
Se jouant des eaux,
La flamme au loin ravage
Bois, fermes, châteaux,
Vergers, moissons, troupeaux,
Le soleil vainqueur
Enfin perçant la nue,
Vient de mon malheur
Éclairer l’étendue.
Hélas ! de mon bien
Il ne reste rien.

TOUS.

Il ne reste rien.

BLINVAL.

Puisque, sans retour,
Le sort cruel m’exile
Du triste séjour
Où je reçus le jour ;
Si, contre ses coups,
Vous m’offrez un asile,
Il me sera doux
De pleurer avec vous !

SENSIBLE.

Mais, comment ai-je pu ignorer ?

BLINVAL.

Je craignais que le récit d’un tel événement...

GERMAIN.

Nous connaissions votre sensibilité.

SENSIBLE.

Il a du bon, ce garçon-là.

BLINVAL.

J’avais ordonné qu’on vous cachât avec soin...

GERMAIN.

Ah ! Monsieur, on ne vous a pas tout dit.

SENSIBLE.

Encore ! et moi qui avais déjà remis mon mouchoir.

GERMAIN.

Dans la bagarre, ma femme, mes quatre enfants...

BLINVAL, bas à Germain.

Vas-tu te taire !

SENSIBLE.

Mon pauvre garçon !

GERMAIN.

Ils ont été blessés ; je reste chargé d’une nombreuse famille.

SENSIBLE.

Mon ami.

Il lui donne une bourse.

Air : Jadis et aujourd’hui.

Tiens, va soulager leur misère.

GERMAIN.

Vraiment j’en mourrai de douleur,
Quand on possède un cœur de père...

BLINVAL, bas.

Tais-toi donc, effronté menteur.
Tu lui parles d’enfants, de femme ;
Maraud, depuis quand ce lien ?

GERMAIN, bas.

Monsieur, c’est depuis que la flamme
A dévoré tout votre bien.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

BLINVAL, SENSIBLE

 

BLINVAL.

Vous savez tout maintenant. Digne parent, tendre ami, j’espérais vous donner un nom plus doux ; mais j’étais riche alors.

SENSIBLE.

Tu ne l’es plus...

À part.

Il est ruiné ; il va être d’une tristesse ! quelle jolie société pour moi.

Haut.

Ta ruine te donne des droits à ma fortune, à la main d’Adèle.

BLINVAL.

Cher Sensible, une chaumière et son cœur.

SENSIBLE.

Bien, mon ami, très bien.

BLINVAL.

Désormais, loin d’un monde trompeur...

SENSIBLE.

Loin de Paris, surtout.

BLINVAL.

Paris ! Je l’ai en horreur. Qu’y trouve-t-on ? jeux, bals, spectacles, fêtes !... Les Parisiens rient de tout.

SENSIBLE.

Comment donc ! ils ont ri de moi quand j’y ai été.

BLINVAL.

Voyez-vous ça !

SENSIBLE.

C’est un séjour abominable.

Air : Vers le temple de l’hymen.

De la sensibilité
On n’y connaît pas les charmes.
Le pourras-tu croire ? aux larmes
On préfère la gaité.
On rit de nos grands génies,
On rit des académies,
Des romans, des tragédies,
Et même, cousin, j’ai vu,
J’ai vu, quel coup pour mon âme,
J’ai vu rire au mélodrame ;
Enfin, le siècle est perdu.

BLINVAL.

Nous ne sommes pas faits pour le siècle.

SENSIBLE.

C’est le siècle qui n’est pas fait pour nous ; c’est décidé, nous le renions à jamais.

BLINVAL.

Nous nous créons de nouveaux plaisirs ; nous faisons une étude de la sensibilité.

SENSIBLE.

Nous confondons nos douleurs ; tu me fais le récit de tes infortunes ; moi je te raconte les miennes.

BLINVAL.

Votre femme est morte !

SENSIBLE.

Oui, mon ami ; elle a bien souffert, mais elle ne souffre plus ! Te fais-tu une idée de notre bonheur ? Nous nous enfermons dans mon pavillon des soupirs ; nous n’entendons que le doux murmure de l’onde, que le chant plaintif des oiseaux. Nous lisons mon traité sur les larmes ; nous pleurons ensemble ; nous passons des soirées charmantes.

BLINVAL.

Comme nous nous amusons.

SENSIBLE.

Il y a des pauvres dans le canton ; toi, tu leur porteras de l’argent, moi je leur porterai des consolations.

BLINVAL.

Chacun son emploi.

SENSIBLE.

Tu aimes la chasse, sans doute ?

BLINVAL, vivement.

Si j’aime la chasse ! J’ai les meilleurs fusils, une meute superbe ; ou, pour mieux dire, j’avais...

SENSIBLE.

Eh bien ! tu ne chasseras pas, mon ami. Tu sens bien que cet amusement féroce...

BLINVAL.

Oh ! c’est trop juste.

SENSIBLE.

Le barbare qui oserait tirer sur mes terres... dans ma fureur...

Air du Jaloux malade.

Non, jamais un meurtre semblable
N’a pu trouver grâce à mes yeux.

BLINVAL.

Ainsi jamais sur votre table
Vous n’offrez ces mets odieux.

SENSIBLE.

Oh ! un moment.

Des chasseurs détestant l’engeance,
Mon cher, je mets de bonne foi
Le crime sur leur conscience,
Et je prends le reste sur moi.

BLINVAL.

C’est très bien. Ainsi voilà notre plan de vie tracé.

SENSIBLE.

Et nous le suivrons.

BLINVAL.

Jusqu’à notre dernier jour.

SENSIBLE.

Eh ! tu me rappelles... nouvelle jouissance ! Je bâtis mon tombeau dans le parc ; il sera magnifique, un véritable bijou ; mais il y a de la place pour deux, mon cher cousin.

BLINVAL.

Vous êtes trop bon, je serais désespéré de vous gêner.

SENSIBLE.

Oh ! tu y travailleras aussi. Tu ne sais pas combien c’est amusant !

Air : On culbute.

Par nos soins il s’élèvera,
Ce beau monument de famille !
La même pierre couvrira
Le père, le gendre et la fille.

BLINVAL.

Ah ! quel avenir enchanteur !
Si dans l’autre monde on s’ennuie,
Moi, du moins, j’aurai le bonheur
De m’ennuyer en compagnie.

BLINVAL.

En attendant l’avenir, occupons-nous du présent ; et notre union...

SENSIBLE.

Rien ne s’y oppose, mon ami. Grandeuil ne vient pas ; tu seras mon gendre. Ce cher Blinval ! viens que je t’embrasse. Je ne te croyais pas si sensible. Vraiment tu m’enchantes... Je prends mes papiers, je fais avertir le notaire ; je vais t’envoyer Adèle ; elle est folie, mais, mon cher, elle est trop gaie. Je compte sur toi pour l’attrister, tu m’entends ! Ce cher Blinval, mon ami, mon gendre !... On ne pleure pas mieux que lui.

 

 

Scène VII

 

BLINVAL

 

Son gendre ! Je ne le suis pas encore ; mais, morbleu, je veux l’être, je le serai... Adèle est vraiment charmante ! Ce maudit cousin ! tâchons de signer le contrat avant son arrivée.

 

 

Scène VIII

 

BLINVAL, GRANDEUIL

 

GRANDEUIL.

Eh bien ! personne pour me recevoir ; j’ai pourtant fait annoncer mon arrivée au beau-père. Ces campagnards ont si peu d’usage... Eh ! si c’était lui !... Est-ce au respectable M. Sensible ?...

BLINVAL.

Pas tout-à-fait ; je ne suis que le cousin.

GRANDEUIL.

Le cousin !... Eh ! mais oui, on m’a parlé, en effet... C’est à Monsieur qu’appartiennent ces belles propriétés que je viens de traverser.

BLINVAL.

À l’autre maintenant.

GRANDEUIL.

Ah ! Monsieur, le beau château !

BLINVAL.

Me voilà bien.

GRANDEUIL.

Que de bois, que de fermes ! Si je demandais le nom du propriétaire, on me répondait...

BLINVAL.

Ah ! oui, Monsieur, je suis le marquis de Carabas de cette province... Mais, de grâce, à qui ai-je l’honneur...

GRANDEUIL.

Vous voyez en moi Joachim Grandeuil.

BLINVAL, à part.

Qu’entends-je ?

Haut.

Ah ! Monsieur, je suis ravi ; vous êtes attendu avec impatience... la jeune personne surtout.

À part.

Pauvre Adèle !

GRANDEUIL.

Ah ! c’est bien naturel.

BLINVAL.

M. Sensible aime tous les médecins, d’ailleurs, votre réputation.

GRANDEUIL.

Monsieur, je n’ai fait que marcher avec mon siècle.

BLINVAL.

Comment, vous avez marché avec votre siècle ?

GRANDEUIL.

Vous ne connaissez donc pas mon nouveau système ?... Ah ! vous êtes en retard.

BLINVAL.

Votre nouveau système ? vous guérissez peut-être ?

GRANDEUIL.

Eh non mais quand on réforme toutes les anciennes méthodes, quand de tous côtés on veut à toute force du nouveau, la médecine ne devait pas rester en arrière.

Air : J’aime ce mot de gentillesse.

L’amour du nouveau les domine.
Eh bien, je réponds à leur voix,
Et de l’antique, médecine
Je change les antiques lois.

BLINVAL.

Oh ! mais c’est superbe.

Nous savons, le fait est notoire,
Vivre autrement que nos aïeux ;
Il ne manquait à notre gloire
Que de mourir autrement qu’eux.

GRANDEUIL.

Mes confrères commencent toujours par attrister leurs malades. Eh bien ! moi, c’est tout le contraire l’agitation, le mouvement, les bals, les spectacles, voilà mes ordonnances ; aussi personne ne veut bien se porter à Quimper ; je suis la Providence des ménages.

Air du ballet des Pierrots.

Deux époux vont-il rendre l’âme,
Par mes soins le couple est guéri.
Je valse au bal avec la femme.
Et je chasse avec le mari.
Aux sirops, aux tisanes fades
J’oppose les plaisirs, les jeux ;
Et le ciel guérit mes malades
Car je n’entends plus parler d’eux.

BLINVAL.

Et vous ne craignez pas.

GRANDEUIL.

Oh ! les accidents sont rares ; mais, après tout, la nature a ses droits ; nous sommes tous mortels.

BLINVAL.

En vérité, vous charmerez le beau-père.

À part.

Je commence à me rassurer.

GRANDEUIL.

Les femmes raffolent de moi. Elles sont toutes indisposées pour avoir la visite du galant docteur ; c’est mon nom à Quimper. Ajoutez à cela les vapeurs, les erreurs de date ; je suis d’une discrétion...

BLINVAL.

Vous devez avoir fait une fortune considérable ; et il me semble que vous êtes à pied.

GRANDEUIL.

Que voulez-vous ? ces jolies pratiques paient mal ; mais patience, après le mariage, je vole vers Paris, je fais mes visites en voiture, et...

BLINVAL, à part.

Ma foi, je puis tout risquer.

Haut.

Pauvre garçon ! de l’esprit, du talent ! il me fait de la peine.

GRANDEUIL.

Que voulez-vous dire ?

BLINVAL.

Jeune homme, vous m’intéressez vivement. Connaissez-vous votre cousin Sensible ?

GRANDEUIL.

Je ne l’ai jamais vu.

BLINVAL.

Mais son caractère, vous en a-t-on parlé ?

GRANDEUIL.

Jamais.

BLINVAL, à part.

À merveille.

Haut.

Ainsi, vous ne savez pas que pour lui le mérite à pied est un bien faible mérite ; qu’il aime dans ceux qui l’entourent, le faste, le luxe, la gaîté ; que malgré son respect pour la médecine, le plus mince barbier de village un peu à son aise lui paraîtrait préférable à Hippocrate sans le sou.

GRANDEUIL.

C’est pourtant lui qui m’a écrit.

BLINVAL.

Sur votre haute réputation, il vous croyait au moins millionnaire ; quand il vous verra... Avez-vous l’air d’un millionnaire ?

GRANDEUIL.

Grand Dieu ! et sa fille ?

BLINVAL.

Oh ne m’en parlez pas ! Il lui faut cent mille livres de rente ! C’est diabolique, une petite femme comme ça ! Vous êtes peut-être amoureux ?

GRANDEUIL.

Amoureux ! entendons-nous ; comme on l’est en Bretagne, philosophiquement. Nous avons des principes : cette petite avait besoin d’un mari, moi j’ai besoin d’une voiture. Tout cela s’arrangeait à merveille, et il faudrait renoncer...

BLINVAL, à part.

Ma foi, je n’hésite plus.

Haut.

Docteur, vos nobles sentiments me touchent ; je veux vous être utile. Vous êtes cousin de M. Sensible, et les cousins de nos cousins...

GRANDEUIL.

Ah ! mon généreux cousin, je vous estimais déjà avant de vous connaître ! Vous avez des parents en Bretagne, j’ai traité une de vos tantes.

BLINVAL.

Oui, celle dont j’ai hérité l’année dernière.

GRANDEUIL.

Enchanté d’avoir pu...

BLINVAL.

Je veux reconnaître un tel service ; vous êtes bien tourné, vous avez tout pour plaire ; que vous manque-t-il ? un peu d’or, je m’en charge.

GRANDEUIL.

Quoi, vous pourriez ?

BLINVAL.

Puis-je faire un plus bel usage de ma richesse, qu’en secourant un infortuné, un parent ! Ah ! vous ne me connaissez pas ; je suis un bon enfant ; d’ailleurs, j’aime les mariages, et je veux en terminer un aujourd’hui. On ne vous a pas encore vu ; j’ai votre affaire, une voiture à quatre chevaux.

GRANDEUIL.

C’est trop.

BLINVAL.

Si vous dites un mot, j’en mets six.

Appelant.

Germain !... trois piqueurs, un habit dans le dernier goût, beaucoup de fracas, un peu d’impertinence, je n’ai pas besoin de vous recommander ces choses-là !... Ah ! j’oubliais ; vous chassez ; c’est aussi la passion du beau-père. Vous arrivez un fusil à la main. En traversant le parc, vous tuez quelques perdrix, c’est une petite attention dont on vous saura gré. Germain !... voilà tout, je crois. Ne perdons pas de temps.

GRANDEUIL.

Mais puis-je accepter ? ma délicatesse...

BLINVAL.

Vous badinez ! briller aux dépens d’un autre ! Eh ! vous ne serez pas le premier.

À part

Ah ! maudit Breton.

Haut.

Germain, allons donc, maraud.

 

 

Scène IX

 

GRANDEUIL, BLINVAL, GERMAIN

 

GERMAIN.

Me voilà, Monsieur.

BLINVAL lui parle bas.

Tu m’entends.

GRANDEUIL.

Quelle générosité ! Ah ! cousin, si jamais vous êtes malade.

BLINVAL.

Vous êtes trop bon.

GRANDEUIL.

Croyez que je me ferai un plaisir...

BLINVAL.

J’en suis persuadé. Sortez par la grille du pare ; dix minutes de chemin tout au plus. Germain, songe à bien exécuter mes ordres. Les plus grands égards pour Monsieur !

Air des noces de Figaro.

Partez donc, et dans mon équipage
Revenez, par mes gens escorté ;
Qu’en tous lieux on vous rende l’hommage,
Les honneurs dus à la faculté.

GRANDEUIL.

Vous allez voir le beau-père.

BLINVAL.

Reposez-vous sur ma foi.
J’en réponds, dans cette affaire,
J’agirai comme pour moi.

TOUS, ensemble.

Partez donc    } et dans { mon  équipage,
Nous partons }               { votre
Revenez   }
Je reviens } par { mes gens escorté.
Il revient  }        { vos
Qu’en tous lieux, } on vous rende    }
                              } on me rende       } l’hommage,
En tous lieux        } nous lui rendons }
Les honneurs dus à la faculté.

 

 

Scène X

 

BLINVAL

 

Enfin le voilà parti ; il faut convenir qu’il n’a pas été trop difficile. Au fait, de quoi pourrait-il se plaindre ? Je me ruine en sa faveur : peut-on être plus généreux ?

Air de Julie.

Sincèrement, je le confesse,
En amour si j’eus des succès,
J’en dus beaucoup à ma richesse,
À mes chevaux, à mes valets.
Ennemi noble et magnanime,
De tous ces biens je pare mon rival ;
Mais comme avant le coup fatal
Jadis on parait la victime.

 

 

Scène XI

 

BLINVAL, ADÈLE

 

ADÈLE.

Ah ! mon cher Blinval, tout est perdu.

BLINVAL.

Tout est sauvé.

ADÈLE.

Le prétendu de Quimper...

BLINVAL.

Est arrivé ; je l’ai vu.

ADÈLE.

Et mon père...

BLINVAL.

Veut peut-être le prendre pour gendre.

ADÈLE.

Il le cherche partout ; il s’écrie : deux infortunés à la fois, quel embarras ! si j’avais deux filles... Il pleure en prononçant votre nom, mais il sanglote en prononçant celui de Grandeuil ; c’est ce qui me fait craindre.

BLINVAL.

Ne craignez rien, j’ai bien pris mes mesures.

Duo de Boieldieu (les Béarnais).

L’hymen, en ce beau jour, a pris pitié de nous,
Il va combler nos vœux, couronner ma tendresse ;
Il va, dans un moment, vaincu par mon adresse,
Nous unir à jamais par les nœuds les plus doux.
De ton père flattant l’erreur,
J’ai, modèle de bienfaisance,
Au cousin, au pauvre docteur,
Légué mes biens, mon opulence ;
Je suis réduit à l’indigence !
Ah ! quel bonheur !

L’hymen, etc.

C’en est fait, pour toujours
Mon cœur a ton cœur s’engage ;
Jamais le moindre nuage
Ne troublera nos fidèles amours.

 

 

Scène XII

 

BLINVAL, ADÈLE, GERMAIN, LES VILLAGEOIS

 

GERMAIN.

Je vous répète que vous n’entrerez pas.

BLINVAL.

Eh bien, qu’est-ce ?

GERMAIN.

Monsieur n’est pas visible.

LES VILLAGEOIS, entrant.

Air : Et gai, gai, etc.

Et gai, gai, qu’en leur honneur
La fête
Soit complète.
Chantons l’hymen et le bonheur
De notre bon seigneur.

BLINVAL.

Quelle joie importune.

GERMAIN.

Oui, tout vous est rendu,
Fermiers, château, fortune.

BLINVAL.

Hélas, je suis perdu.

LE CHŒUR.

Eh, gai, gai, etc.

BLINVAL.

Eh ! trêve de chansons.

GERMAIN.

Oui, mon pauvre maître, vos présents, vos diamants, vos corbeilles de noces, tout est là-bas, et nos bons villageois n’ont que trop bien exécuté vos ordres ; ils viennent pour vous féliciter.

BLINVAL.

Mes bons amis, plus de noces, plus de félicitations ; partez, je vous en conjure, et qu’on ne vous revoie plus.

ADÈLE.

J’aperçois mon père dans le jardin ; il va monter.

BLINVAL.

S’il les voit, mon rival triomphe ! que faire ?... Cette porte...

GERMAIN.

La salle à manger ; il y a de bons vins. Messieurs, vous chantez à ravir ; mais je suis sûr que vous buvez encore mieux.

BLINVAL.

Quelle idée !

GERMAIN.

Admirable, mon cher maître ! Allons, mes braves, des libations en l’honneur du mariage. Entrez vite, entrez.

BLINVAL.

Que vas-tu faire ?

GERMAIN.

Vous sauver. Du courage, Monsieur, de l’onction, du pathétique, un tableau, une scène déchirante. Ah ! Mademoiselle, daignez nous seconder : les cheveux épars, si vous voulez ; ça ne manque jamais son effet ; attention.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, SENSIBLE

 

Les villageois sont dans la coulisse.

SENSIBLE.

Où est-il, où est-il, ce cher Grandeuil ?

GERMAIN.

Ah ! Monsieur !

BLINVAL.

Ah ! cher cousin !

ADÈLE.

Ah ! mon père !

SENSIBLE.

Ah ! mes amis !

GERMAIN.

Si vous saviez.

CHŒUR des Villageois dans la coulisse.

Chœur de Pierrot.

Buvons, amis, buvons en leur honneur,
Fêtons Blinval, fêtons la jeune Adèle,
Par nos chansons, de ce couple fidèle
Célébrons tous, célébrons le bonheur.

SENSIBLE.

Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? des chants !

GERMAIN.

Quoi ! vous ne devinez pas ? Nos créanciers ont appris que nous nous étions réfugiés chez vous ; ils ont obtenu sentence, et veulent nous conduire en prison.

SENSIBLE.

En prison ! Mais ils chantent.

GERMAIN.

Oui, Monsieur, ils chantent, ils boivent ; on ne croirait pas que ce sont des huissiers, des recors, n’est-ce pas ?... Mais il nous restait quelques écus, et pour les apaiser.

BLINVAL.

Nous les leur avons donnés.

GERMAIN.

Ajoutez à cela quelques bouteilles de vin.

SENSIBLE.

Mais ils font un bruit, ils sont d’une joie !

GERMAIN.

Ah ! Monsieur, elle ne sera pas de longue durée ; elle cessera quand les bouteilles seront vides ; et alors leur rage renaîtra.

BLINVAL.

Il faut donc marcher en prison.

GERMAIN.

Non, mon bon maître, vous n’irez pas. Vous avez tout perdu, richesses, parents ; mais il vous reste un ami...

Il se jette aux genoux de Sensible.

que dis-je, deux amis ? M. Sensible, j’embrasse vos genoux que j’inonde de larmes Vous entendrez ma voix suppliante, vous unirez deux amans qui ne peuvent vivre l’un sans l’autre ; vous paierez nos dettes... Ah ! je n’ai pas parlé en vain ; votre cœur est ému, vous êtes attendri.

SENSIBLE.

Si je suis attendri !

GERMAIN.

Vous tirez votre bourse !

SENSIBLE.

Non, mon ami, c’est mon mouchoir.

On entend deux coups de fusil.

Qu’entends-je ? des coups de fusil ! quel est l’insolent ?

BLINVAL, à part.

Notre docteur fait des siennes ! courons vite chercher le notaire.

Haut.

Cousin, je vais voir ce que c’est.

SENSIBLE.

C’est un braconnier ! qu’on l’arrête, qu’on le saisisse qu’on l’assomme ! je suis si sensible ! il m’a fait un mal !

Encore un coup de fusil.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, GRANDEUIL

 

GRANDEUIL.

Air du Jeune Henri.

Franc buveur,
Chasseur
Plein d’ardeur,
Rien ici-bas ne m’inquiète,
Le fusil, le verre à la main,
Peut-on craindre le noir chagrin.

SENSIBLE.

Monsieur.

GRANDEUIL.

Malgré la faculté,
Voilà mon unique recette,
Les plaisirs, la gaieté,
Sont les soutiens de la santé.
Loin d’être un pédant ennuyeux,
Pour les malades que je traite,
Je ris, bois et chante avec eux,
Et tous ne s’en portent que mieux.

SENSIBLE.

Mais enfin puis-je savoir, Monsieur ?

GRANDEUIL.

Franc buveur,
Chasseur
Plein d’ardeur,
Rien ici-bas ne m’inquiète,
Le fusil, le verre à la main,
Peut-on craindre le noir chagrin ?

SENSIBLE.

Mais, de quel droit ?

GRANDEUIL.

Eh ! quoi, cher cousin, vous ne me reconnaissez pas ; il est vrai que vous ne m’avez jamais vu ; mais c’est égal, la force du sang... Vous m’attendiez ?

SENSIBLE.

Monsieur serait...

GRANDEUIL.

Précisément, de Quimper.

À Germain.

Il me semble que mon entrée a fait une impression...

GERMAIN.

Touchante, c’est le mot. Continuez.

SENSIBLE.

Je suis anéanti.

GRANDEUIL.

Pardon, j’ai quelques ordres à donner. John : qu’on ait soin de ma voiture et de mes chevaux. Ce n’est pas que j’y tienne beaucoup, j’en ai tant’ ; mais quand on a de l’ordre... N’oubliez pas de transporter mes malles, mes habits de bal.

SENSIBLE.

Des habits de bal !... Lui, que je croyais si raisonnable ! Ah ! Dieu !

ADÈLE, à part.

Le bon tour !

GRANDEUIL.

Ah çà ! ne comptez-vous pas faire quelque embellissement ici ; j’ai remarqué là-bas un pavillon bien triste ; il faut l’abattre.

SENSIBLE.

Abattre mon pavillon des soupirs !

GRANDEUIL.

Oui, je bâtis à sa place une salle de spectacle.

SENSIBLE.

Un théâtre chez moi !

GRANDEUIL.

Oui, beau-père, un théâtre ; c’est lui qui m’aidera à vous guérir quand vous serez malade ; aux grands maux les grands remèdes.

SENSIBLE.

Il est fou, Dieu me pardonne.

GRANDEUIL.

Savez-vous, beau-père, que votre parc est magnifique ; et du gibier, ah ! du gibier ! À chaque coup de fusil, six pièces à bas.

SENSIBLE.

Ah ! Monsieur, je le vois bien.

GRANDEUIL.

Seriez-vous jaloux de votre chasse ! Soyez tranquille, il y en a assez pour tout le monde ; mais j’oublie que l’amour me réclame ; belle cousine, je suis tout à vous.

SENSIBLE.

Mes pauvres perdrix !

Il en prend une.

GRANDEUIL.

Ma chère cousine.

Air du major Palmer.

D’honneur, vous êtes charmante.

SENSIBLE.

Devait-elle ainsi périr ?

GRANDEUIL.

Tout en vous séduit, enchante.

SENSIBLE.

Ah ! comme elle a dû souffrir !

GRANDEUIL.

Que d’attraits et que de grâce !

SENSIBLE.

Quel plumage, et qu’il est doux !
Hélas ! comme elle était grasse !

GRANDEUIL.

Ah ! nommez-moi son époux.

ADÈLE.

Monsieur, je dépends d’un père,
Lui seul fixera mon choix.

SENSIBLE.

Si la malheureuse est mère,
Que de meurtres à la fois !

GRANDEUIL.

Écoutez-moi, cher Sensible,
Unissez-nous sans retour.

SENSIBLE.

Serait-il donc impossible
De la rappeler au jour.

GRANDEUIL.

En tous lieux chacun me cite
Comme un fameux médecin ;
J’ai du talent, du mérite.

SENSIBLE.

Vous êtes un assassin.

GRANDEUIL.

Par l’amour, à son approche,
Mon cœur se sent dominer.

SENSIBLE.

Il faut la mettre à la broche
Et la servir à dîner.

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, BLINVAL, LE NOTAIRE

 

BLINVAL.

Par ici, Monsieur le notaire.

GRANDEUIL.

Le notaire ! le cousin est charmant !

SENSIBLE.

Quel embarras !

GRANDEUIL.

Écrivez, M. le notaire, Joachim Grandeuil.

SENSIBLE.

Un moment, M. Joachim ; vous êtes fort aimable ; avec votre tournure, votre esprit, et surtout votre fortune, Vous avez dû trouver plus de femmes que vous ne pourrez en épouser.

GRANDEUIL.

Il est vrai ; mais dès ce jour.

SENSIBLE.

Mon cher ami, vous en trouverez encore, je vous le souhaite... Blinval, tu auras ma fille.

GRANDEUIL.

Blinval !

SENSIBLE.

Trop heureux de réparer tes malheurs !

GRANDEUIL.

Ses malheurs !... oh le traître !... Sachez...

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, LES PAYSANS

 

Les Paysans sortant de la salle à manger.

CHŒUR.

Buvons, amis, buvons en leur honneur,
Fêtons Blinval, fêtons la jeune Adèle.
Par nos chansons, de ce couple fidèle,
Célébrons tous, célébrons le bonheur.

GERMAIN.

Les malheureux ! ils vont nous trahir.

SENSIBLE.

Infortunés créanciers !

THOMAS, ivre.

Ah çà ! nous voulons être de la noce, J’ai une lettre à donner à M. Sensible. dites-donc.

SENSIBLE, la prenant.

Une lettre !

THOMAS, à Blinval.

Oui, c’est d’ votre oncle, Monsieur.

BLINVAL.

De mon oncle ! il est fou ! Laissons cela, beau-père.

GERMAIN.

Signons.

SENSIBLE, lisant.

« Mon cher ami, la goutte me retient chez moi ; je ne pourrai pas assister... DUBREUIL. » Ah çà ! il n’est donc pas mort ?

THOMAS.

Lui mort !... Il est chez not’ maître, au château.

SENSIBLE.

Au château !... Comment, est-ce que le château ?...

THOMAS.

Est toujours sur ses pieds.

GRANDEUIL.

Je l’ai vu ce matin... vous ne voulez pas m’écouter !

SENSIBLE.

Il a encore son château, le malheureux !... il n’est donc pas ruiné ?... je suis joué.

THOMAS.

Not’ maître ruiné ! queu conte !

SENSIBLE.

Il n’est pas ruiné, le malheureux ! Et ces pauvres créanciers que voilà !

THOMAS.

C’est une mascarade.

SENSIBLE.

Une mascarade chez moi ; on m’a trompé !... Ah ! Blinval, c’est horrible ! se jouer de ma sensibilité !

GRANDEUIL.

Si Monsieur rentre dans ses biens, il ne me restera pas grand’ chose ; et à ce titre...

SENSIBLE.

Ainsi, j’ai été trompé par tout le monde ! Mademoiselle, je vous ordonne de renoncer à vos deux cousins Les traîtres ! l’un se moque de moi, et l’autre tue mon gibier... Venez consoler votre père.

Il va pleurer au fond du théâtre.

BLINVAL.

Eh bien ! mon cher Sensible, je suis coupable, j’en fais l’aveu ; oui, je vous ai trompé. Pour obtenir la main de votre fille, je me suis ruiné, je me serais tué ; et puisque vous me la refusez, c’en est fait, Docteur, votre fusil.

SENSIBLE.

Arrêtez, arrêtez... sauvez-le, je vous en supplie.

GRANDEUIL.

Il m’attendrit aussi ; je serais cause de sa mort... non.

TOUS.

Chœur des Mystères d’Isis.

Soyez sensible à leur martyre,
Apaisez votre courroux,
Unissez vos enfants par les nœuds les plus doux.
De son trépas, s’il expire,
Nous n’accuserons que vous.

SENSIBLE.

Il faudrait avoir un cœur de roche ; non, il ne périra pas. Ah ! Docteur, que votre conduite est belle !... Vite, M. le notaire, écrivez l’ordonnance du Docteur.

GERMAIN.

Un bon et légitime contrat.

SENSIBLE.

Nous allons tous la signer cette ordonnance. Allons, mon ami, oublie que tu as le défaut d’être riche, et sois heureux ; mais, crois moi, jamais trop de gaieté.

GERMAIN.

Ah Monsieur ! qu’il est beau de faire le bien ! Voyez, nous répandons tous des larmes de joie.

SENSIBLE.

Ce sont toujours des larmes.

GERMAIN.

Croyez-moi, Monsieur, pour être heureux, il vaut encore mieux rire, rire et toujours rire.

Vaudeville.

Air : Vaudeville du Dîner de garçons.

GERMAIN.

Aux boulevards j’étais un soir,
J’admirais un gai mélodrame,
Soudain l’amant au désespoir
S’immole pour prouver sa flamme.
Confident, niais et bourreau,
Princesse, tyran, tout expire.
Moi, les voyant tous au tombeau,
Touché d’un exemple si beau,
J’ai fini par mourir de rire.

GRANDEUIL.

Que vois-je, hélas, autour de nous ?
Les arts vaincus par la cabale,
Des femmes fuyant leurs époux,
Le Parnasse en proie au scandale ;
Des intrigants en phaéton,
L’honneur en butte à la satyre
Nos petits Mozarts de Salon
Les Vampires de lord Byron.
Comment faire pour ne pas rire !

BLINVAL.

Renaîtront-ils ces temps heureux
Ces temps de gaieté, de folie,
Où les Français, toujours joyeux,
Dans les plaisirs passaient leur vie !
D’un repos tant de fois juré
Ne fuyons plus le doux empire,
Que chaque tort soit abjuré,
Nous avons tous assez pleuré,
Soyons Français et sachons rire.

ADÈLE, au public.

Messieurs ; fidèle à ses douleurs,
Toujours sensible, mon bon père,
Veut, avant d’essuyer ses pleurs,
Consulter encor le parterre.
À votre ordre il obéira,
Abjurant un triste délire,
De goûts, d’humeur, il changera,
Et dès ce soir même il rira
Si ses larmes vous ont fait rire.

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